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LES
METAMORPHOSES
DOVIDE
Traduites en Proſe Françoiſe, et de
nouueau soigneuſement reueuës,
corrigees en infinis endroits, et enri=
chies de figures à chacune Fable.
AYEC
XV. DISCOVRS
Contenans lExplication Morale
et Hiſtorique.
DE PLVS
Outre le Jugement de PARIS, aug=
mentees de la MEJAMORPHOSE.
DES ABEJLLES, traduite de VIRGILE,
de quelques EPGSTRES dOVIDE, et
autres diuers traitez.
Pleiland. L1619. An. chhcxxxxl.Pour lAutheur
A PARIS
Chez la veufue LANGELJER
au premier pilier de la grande.
Salle du Palais
Auec priuilege du Roy
|| [ID00008]
|| [ID00009]
AV ROY.
SIRE,
Pluſieurs ſiecles deſ-ja vaincus
Par le deſtin de ceſt Ouurage, en promettent il y a
long-temps leternité: mais il nen peut eſtre aſſeuré, ſi
voſtre Maiesté ne daigne le deffendre de liniure des
ſiecles à venir. Lingenieuſe hardieſſe d Ovide, qui oza
porter lEmpereur Auguſte dans le Ciel, recerche lIm-
mortalité en limmortelle Gloire de voſtre auguſte Nom,
offrant comme trophée à vos heroïques Vertus ce Ta-
bleau des feintes Merueilles de lantiquité. Pour le faire
viure malgré la jalouſie des années, il ſuffit, Sire, que
la Poſterité ſçache quil aura quelque fois eſté le diuertiſ-
ſement du Monarque, par qui les Cieux ont fait voir
à la France mille veritables miracles. Vueille ſon bon-
heur en cela fauoriſer ſon eſperance: Et puiſſe la Ivstice,
triomphante au milieu des Fleurs-de-Lys ainſi que dans
ſon Temple, bien-heurer voſtre regne des proſperitez,
quen ſes voeux plus ardans & plus fidelles ſouhaitte à
Voſtre Maiesté,SIRE,Voſtre tres-humble & tres-obeïſſant
ſubject & ſeruiteur,
N. Renovard.
|| [ID00010]
Cest le viſage que dans Ro
̅
me
Apollon autrefois porta
Lors que vestu du corps dvn homme
Le nom dOuide il emprunta
Jaspar Isaac Incidit
|| [ID00011]
A MONSIEVR,
MONSIEVR DE
LVYNES, CONSEILLER DV
ROY EN SES CONSEILS DESTAT ET PRIVE,
Premier Gentil-homme de ſa Chambre, Grand Faul-
connier, Gouuerneur & Lieutenant General pour ſa
Majeſté en lIſle de France.MONSIEVR,
Le pouuoir que vos courtoiſies vous
acquierent ſur les coeurs & les volon-
tez, la candeur de voſtre ame purement
Françoiſe, le zele de voſtre paßion ſans egale au ſeruice du
Roy, & linſigne fidelité qui tenoit ces iours paſſez voſtre
vie attachée au piteux deſtin dvn naufrage comme ineuitable,
dont lEſtat eſtoit menacé, minuiterent durant le peril de lo-
rage à conceuoir & vous faire le voeu, que iaccomply main-
tenant dans les agreables eſperances de la durée du calme.
Lambition dOuide, qui ſeſt de long temps donné à la Fran-
ce, eſt de paroiſtre en fin aux yeux du Monarque restaura-
teur de lauctorité de ſon Sceptre, & de la liberté de ſes peuples;
de Lovys miracle des Roys, dont la Vertu deuançant les
années eſt auiourdhuy lamour & leffroy de lEurope. Fl croit
que ce genereux Perſee, à qui la France, ſa chere Andromede,
doit la deliurance en laquelle elle reſpire aprés tant de miſeres
& dhorribles apprehenſions, ne pourra voir icy les heroïques
[ID00012]
proüeſſes des plus celebres Princes de lAntiquité, foibles pour-
traicts de la grandeur de ſon courage, ſans remarquer auec
contentement combien les trophées de ces feinctes images de la
Vaillance ſont au deſſous des lauriers que le Ciel reſerue à ſon
Eſpée. Pour eſtre conduit à laſpect dvn ſi grand Roy, ſeul
Aſtre qui nous marque le Pole de la Felicité, voſtre illuſtre
Nom eſt lAymant, quOuide emprunte de lhonneur quil ſe
promet de voſtre protection. Ayez agreable, Monsievr, quil
vous doiue la grace dvn ſi ſouhaittable bon-heur; Il en pu-
bliera bien loin dans le monde la iuſte recognoiſſance, & van-
tera iuſques aux ſiecles à-venir vos courageuſes reſolutions aux
rencontres où le danger ſembloit deuoir eſbranler la meſme
Conſtance; les inimitables merueilles de voſtre Modeſtie au
milieu des heureux ſuccés; & les diuins conſeils de voſtre Pru-
dence en limportant & honorable reſtablıſſement des anciens
& ſacrez Oracles du Conſeil de ſa Majeſté, qui ne pouuoient
auoir ceſſé que pour noſtre ruine, puis que iamais ils nont par-
lé, ſinon pour la gloire des Fleurs-de-lys, & pour noſtre repos.
Et ces rares merites, publiez comme teſmoignages irreprocha-
bles de lintegrité de vos actions, obligeront toutes les voix de
la France à vos loüanges & aux meſmes voeux que ſeront
touſiours ceux que faict pour voſtre proſperité,MONSIEVR,Voſtre tres-humble ſeruiteur,
N. Renovard.
|| [ID00013]
ALA FRANCE.
MEre des courtoiſies, chere Terre, laſyle
des eſtrangers affligez: Ce Poëte banny de
ſon pays oublie ſon affliction au ſouuenir
de laccueil que vous luy auez faict, & ne
ſçauroit maintenant auoir que des actions
de graces en bouche. Vos careſſes lont trop
obligé pour les taire, il confeſſe naïfue-
ment quelles vont au delà de tous les com-
plimens que lingenieuſe facilité de ſon eſ-
prit peut fournir à ſa plume: car encore
quà peine il fuſt Ouide, vous lauez receu comme Ouide meſme,
& lauez chery comme voſtre, bien que veſtu daſſez mauuais ha-
bits à la Françoiſe. En cela vos faueurs ont ſurmonté ſes eſperan-
ces, & lont inuité deſſayer à polir encore ſa langue, pour ſe ren-
dre plus digne de vos courtoiſies. Il ſemble que ſon deſir ſoit de-
ſtre naturaliſé François; vous lauez tant eſtimé, que deſia preſ-
ques il ſen oze promettre la grace. Si vous voulez auparauant
ſçauoir quel il fut autrefois, ie luy ſeruiray de truchement pour
vous dire: Que Rome ſous lEmpire dAuguſte, le veid au rang
des Cheualiers, aſſez accommodé des biens hereditaires de ſon
pere, yſſu dvne noble & ancienne famille. Il porta les armes ſous
Varron en Aſie, & parut depuis au barreau, doù lamour de la
Poëſie le retira pour le conduire dans le repos, auquel nous de-
uons la meilleure partie des ouurages quil a laiſſez. La beauté de
ſon ame luy donna part aux bonnes graces de la fille de lEmpe-
reur, mais ce luy fut vn funeſte bon-heur qui cauſa ſa ruine. Soit
quAuguſte en euſt de la ialouſie, ſoit que ſans y penſer il ſe fuſt
rencontré à la veuë de quelques honteuſes actions du meſme Au-
guſte, il fut chaſſé de Rome en lâge de cinquante ans, & ſes li-
ures de lArt dAymer, ſeruirent de pretexte pour authoriſer ſon
banniſſement. Les glaces de la Scythie, où il fut confiné, luy ſont
en horreur, & ſon ingrate Rome luy eſt meſme odieuſe: lair de
[ID00014]
vos Prouinces eſt plus doux, lhumeur de vos peuples plus agrea-
ble, & les vertus de noſtre inuincible Henry ſont à ſon iuge-
ment plus dignes dvn autel, que celles de ſon impiteux Auguſte
ne furent de lEmpire. Il ſaccuſe ſoy-meſme de flatterie, & neſt
pas honteux daduoüer, quil fut autant ingenieux à feindre les
vaines loüanges de ſon Prince, comme il ſeroit defectueux à re-
preſenter le diſcours veritable des triomphes du noſtre. La renom-
mée dvn ſi grand Monarque luy faict negliger les Aigles Romai-
nes, pour ſe ranger à lombre de vos Fleurs de Lys; fauoriſez ſes
ſouhaits à légal de ſon merite, & cheriſſez en ſa faueur ſon In-
terprete,N. RENOVARD.
|| [ID00015]
ELEGIE
POVR OVIDE.
OVide, ceſt à tort que tu veux mettre Auguſte Au rang des immortels; Ton exil nous apprend quil eſtoit trop iniuſte Pour auoir des autels.
Außi tayant banny ſans cauſe legitime Il ta deſaduoüé, Et les Dieux lont ſouffert, pour te punir du crime De lauoir trop loüé.
Et vrayment il falloit que ce fuſt vn barbare De raiſon dépourueu, Pour priuer ſon pays de leſprit le plus rare Que Rome ait iamais veu.
Et bien que la rondeur de la terre & de londe Obeïſt à ſa Loy, Si deuoit-il iuger quil nauoit rien au monde Qui fuſt ſi grand que toy.
Mais ny ton nom fameux iuſquaux bords doù lAurore Se leue pour nous voir, Ny tes iuſtes regrets, ny tes beaux vers encore Ne peurent lémouuoir.
O combien ſaffligea la Deeſſe dEryce Des plaintes que tu fis, Et de voir vn Tyran faire tant diniuſtıce Au maiſtre de ſon fils!
On tient quà ton depart les filles de Memoire Se veſtirent de dueil, Croyans que ce malheur alloit mettre leur gloire Dans le fonds dvn cercueil.
|| [ID00016]
Le Tybre de regret quittant ſa robe verte, Publia ſur ſes bords, Quil nauoit iamais faict vne ſi grande perte Quil en faiſoit alors.
Et quil eut moins dennuy lors quen la Theſſalie La fureur des Romains Verſa le meilleur ſang de toute lItalie Auec ſes propres mains.
Ses Nymphes qui ſouloient ſaſſembler à la Lune Pour chanter tes beaux vers, Le laiſſerent tout ſeul, pour ſuiure ta fortune Au bout de lvniuers.
Et ie croy quaußi toſt quen laiſſant ſon riuage Tu te mis deſſus leau, Toy-meſme tu les veis durant tout ce voyage Autour de ton vaiſſeau.
Tu ne les veis pas ſeul, les Scythes qui les veirent En furent eſbahis, Et nous ont teſmoigné comme elles te ſuiuirent Iuſques dans leurs pays.
Eux qui nont rien dhumain que la forme de lhomme Les voyans en ces lieux, Croyoient auec raiſon quon euſt banny de Rome Les hommes & les Dieux.
Ce fut lors que leur ame autrefois impaßible Et ſans nulle amitié, Apprit en leur eſcole à deuenir ſenſible Aux traits de la pitié.
Et que leurs yeux nourris de ſang & de carnage En ſe rendans plus dous Se ſentirent moüillez, & trouuerent lvſage De pleurer comme nous.
Meſme on veid quen ce temps leurs rochers ſe fendirent, En toyant ſouſpirer, Et quen ſamolliſſant leurs glaces ſe fondirent Afin de te pleurer.
|| [ID00017]
Mais lors que la pitié veid les roches contraintes De prendre vn coeur de chair, Tu ſceus quvn ſeul Auguste inſenſible à tes plaintes En prit vn de rocher.
Hé! comment veux-tu donc quoubliant des exemples Si pleins de cruautez, Nous vantions ſa clemence, & luy donnions des temples Quil na point meritez?
Romps pluſtoſt les autels éleuez à ſa gloire, Et les employant mieux, Oſte-luy le Nectar que tu luy faiſois boire A la table des Dieux.
Et nattens plus de luy, ny de ton innocence Ce que tu ten promets: Außi bien le climat où tu pris ta naiſſance Ta perdu pour iamais.
Car les Dieux irritez, ne ſe peuuent reſoudre De rendre ce bon-heur A ce pays ingrat, plus digne de la foudre Que dauoir ceſt honneur.
On dit que lAmour meſme en fut cauſe en partie, Tant il eut de pouuoir, Et quil vint tout exprés au fonds de la Scythie Te le faire ſçauoir.
O! quil eſtoit alors bien changé de viſage, Et de ce quil eſtoit, Quand tu prenois le ſoing de luy monſtrer lvſage Des fleſches quil portoit.
Il nauoit plus ſes traits, il nauoit plus ſes armes, Son arc, ny ſon flambeau: Heureux ſi ſeulement pour eſſuyer ſes larmes Fl euſt eu ſon bandeau.
Tel le veid-on iadis quand ſortant de Cythere Ayant les yeux ternis, Et le poil tout poudreux, il vint trouuer ſa mere Qui pleuroit Adonis.
|| [ID00018]
Celuy qui ſans pitié leuſt peu voir de la ſorte. Que tu le veis alors, Pourroit voir dvn oeil ſec le cercueil où lon porte Son pere entre les morts.
Mais outre ſa douleur en ſa face depeinte Quil ne pouuoit celer, Il paroiſſoit encor quvne ſecrette crainte Lempeſchoit de parler.
Car ſe voyant nommer lautheur de ta miſere, Fl noſoit tapprocher, Et craignoit iuſtement tout ce que ta colere Luy pouuoit reprocher.
Tu recognus ſa crainte, & luy faiſant careſſe Pour chaſſer ſon ennuy, La pitié tempeſcha daugmenter ſa triſteſſe En te plaignant de luy.
Außi ce doux accueil luy rendant le courage Il reprit ſes eſprits, Pour te conter ainſi le ſujet du voyage Quil auoit entrepris.
Mon Maiſtre, te dit-il, ſçachant combien ie tayme Par zele & par deuoir, Tu peux iuger de laiſe, & du plaiſir extreme Que iay de te reuoir.
Mais ſi ie viens ſi tard en ceſte ſolitude Où lon ta confiné, Ceſt la peur ſeulement, & non lingratitude Qui men a detourné.
Car depuis ton exil tu mas touſiours faict craindre De mapprocher de toy: Le ciel meſtant teſmoin quil ne toit iam ais plaindre Sans te plaindre de moy.
Comme ſi recerchant par vne plainte iniuſte Dauoir du reconfort, Tu pouuou excuſer la cruauté dAuguſte Pour men donner le tort.
|| [ID00019]
Toutefois ſi tu crois la vengeance capable Dadoucir ton ennuy, Ie ne refuſe point de me dire coulpable De la faute dautruy.
Mais las! ſi ſans courroux tu vois dans mon viſage Combien ie ſuis changé, Quel tourment me peux-tu deſirer dauantage Pour eſtre mieux vengé?
Ne te ſuffit-il pas de ſçauoir que ma gloire Mourant de iour en iour, Eſt reduite à tel poinct, que ie noſe plus croire Deſtre encore lAmour?
Et quayant negligé durant ta longue abſence Les traits que ie portois, Voyant ce que ie ſuis, ie perds la ſouuenance Deſtre ce que ieſtois?
Tu vois que iay perdu les marques immortelles Que ie ſoulois auoir, Et que ie ne me ſuis reſerué mes deux aiſles Que pour te venir voir.
Ne penſe pas pourtant que ces ruiſſeaux de larmes Qui coulent de mes yeux, Te vueillent coniurer de me donner des armes Pour reuoler aux Cieux.
Car ie vien ſeulement en ce pays ſauuage Pour eſtre plus content, Et toſter le deſir de reuoir le riuaege Où le Tybre tattent.
Mais Rome en te chaſſant ſeſt tant monſtrée ingrate Que les loix du Deſtin Te lairroient pluſtoſt voir, ou le Gange ou lEuphrate, Que le fleuue Latin.
Fay donc ce quil ordonne, & puis que ceſt la France Quil ta voulu choiſir, Permets que la raiſon toſte la ſouuenance De ton premier deſir.
|| [ID00020]
Et de faict quauiourdhuy la France eſt embellie De tant de doux esprits, Que ſelon ton merite elle rend lItalie Digne de ton mespris.
Ceſt là que le Soleil ne void point naiſtre dhomme Que lon puiſſe blaſmer Dignorer ce bel art que tu monſtrois à Rome Pour ſçauoir bien aymer.
Leur coeur eſt ſi ſenſible, & leur ame ſi prompte A receuoir ma loy, Quils me font deſdaigner les autels quAmathonte A veu faire pour moy.
Les Dames dautre part y ſont ſi bien pourueuës De graces & dappas, Que meſme allant au Ciel aprés les auoir veuës Le Ciel ne me plaiſt pas.
Mais entre ces beautez tu verras apparoiſtre Ce bel Aſtre Lorrain Que la France adora quand elle le veid naiſtre Sur les riues du Clain.
Toy-meſme en regardant ceſte belle RENEE Qui na rien de mortel, Tu pourras aduoüer que la ville dEnée Neut iamais rien de tel.
Telle eſtoit ta Daphné quand tu la fis ſi belle Que ſon oeil me rauit, Et força le Soleil de courir aprés elle Außi toſt quil la veid.
Außi quand ie la voy ſon bel oeil me conſume, Et me ſemble ſi beau, Que pour le voir touſiours iay perdu la couſtume De porter mon bandeau.
Cest elle qui répand deſſus les bords de Seine Ceſte douce poiſon Qui ſe coule dans lame, & luy fait prendre en haine Les Loix de la raiſon.
|| [ID00021]
Mais la rare beautè dont elle eſt ſi vantée Par tout ceſt Vniuers, Ne ſe verra iamais bien dignement chantée Si ce neſt par tes vers.
Quitte donc tes Romains, que ton ame charmée Ne faict que ſouſpirer, Pour voir ceſte Princeſſe à qui ta renommée Te faict tant deſirer.
Va trouuer les François où le deſtin tappelle Pour finir ton malheur, Et quitte de bon coeur ta langue maternelle Pour apprendre la leur.
Ce pendant Renovard toffrant vne retraite En ce lieu bien-heureux, Te promet ſa faueur, & deſtre linterprete De tes vers amoureux.
Cest celuy dont la plume auiourdhuy me faict croire Quil euſt eu ſoing de moy, Si le Ciel qui tauoit reſerué ceſte gloire Leuſt faict naiſtre auant toy.
Et que pourras-tu craindre ayant la cognoiſſance Dvn Eſprit ſi parfaict, Et pour qui les neuf Soeurs ſe plaiſent plus en France Quelles nont iamais faict?
Ainſi diſoit lAmour, quand tu luy fis reſponce Que nayant plus de chois Tu ſuiuois le Deſtin, & la douce ſemonce Dvn peuple ſi courtois.
Vien donc heureuſement acquitter ta promeſſe, Où la France tattend, Et ne differe plus de veoir vne Princeſſe QuAmour te loüa tant.
Vien voir tant de beautez dont le Ciel qui ladore A voulu la doüer, Pour les loüer toy-meſme, & pour mapprendre encore Comme il les faut loüer.
|| [ID00022]
A
MONSIEVR RENOVARD.
Sur la traduction des Metamorphoſes dOuide.
SVperbe & vain deſir de ſçauoir toutes choſes, Qui penetres par tout, & iamais ne repoſes, Icare audacieux, Qui voles ſur la nue, & terre que nous ſommes Nous veux perſuader que les eſprits des hommes Comprennent tous les Cieux.
Demeure dans lenclos du ſejour qui tenſerre, Appren ſi cest lAimant qui balance la terre, Si lair cauſe nos maux, Et doù vient le reflus de la mer appellée Leternelle ſueur de la terre foulée Du pied des animaux.
Mais de tant de ſecrets, la diuine puiſſance Ta bien donné lenuie, & non la cognoiſſance, Sçauoir les paßions, Ceſt le plus digne ſoin dvne ame curieuſe, Comme de les regler, ceſt la plus glorieuſe De nos ambitions.
Ceux außi que la Muſe en la fureur in ſpire Parlent de paßions, & monſtrent leur empire, Non pas pour laduancer: Mais bien pour affoiblir leurs forces trop hardies, Comme les Medecins parlent des maladies, Afin de les chaſſer.
|| [ID00023]
Ainſi le doux Ouide a faict voir par ſes fables, Que des affections nos Circes dommageables Linfidele poiſon A la brutalité ſans iugement nous meine: Et feint que leur pouuoir oſte la forme humaine, En oſtant la raiſon.
Cependant à lamour il ſe trouue ſenſible, Mais ſi ceſt vne erreur elle eſt bien remißible, Nous en ſommes tous faicts: Amour par qui la vie en delices abonde, Et dont les animaux, les hommes, & le monde Ne ſont que les effects.
Doux & ſubtil Ouide, Ame la plus polie Qui iamais apparut dans lingrate Italie, Ouıde mal-heureux, Te voila, pour lamour, loing du bel air de Rome, Banny par vn Tyran, qui ſon aage conſome De ſa fille amoureux.
Aux champs deſerts où lIſtre eſtend ſon froid riuage, Ne parle plus, Ouide, en Sarmate ſauuage, Puis que ſi doctement Leloquent Renovard, cher ſoucy de Mercure, De ta Metamorphoſe en ſes fables obſcure Se faict le truchement.
Il a ſi bien ſuiuy tes graces nompareilles, Et faict voir aux François tes Romaines merueilles, Delices de Cypris: Quil ſemble en imitant ta douceur infinie, Quil ait ſceu ta penſée, ou quvn meſme Genie Ait conduit vos eſprits.
Vien donc auec ce guide en nos terres heureuſes Souſpirer doucement tes plaintes amoureuſes, Cerche vn ſi beau ſejour, Comme entre les François, Ames franches & braues Par la loy du pays on ne voit point deſclaues. Tous le ſont de lAmour.
|| [ID00024]
STANCES.
Sur les Metamorphoſes dOuide, traduictes par
Monſieur Renouard.
SI iamais vn ouurage où lhonneur eſt compris, Se rendit admirable aux plus diuins esprits, On voit à ceſtui-cy ceſte gloire arriuée: Car ce rare labeur dvn air qui vole aux cieux Comme du tout parfaict eſmerueille les Dieux, Tant auec la vertu ſa palme eſt releuée.
Toutesfois bien quOuide en ſes eſcrits ſi dous Ait parfaict vn ouurage admirable ſur tous, Chantant des Siecles vieux tant de formes changées: Neantmoins Renovard par vn plus beau deſtin, Aux douceurs du François changeant lair du Latin, Rend de plus de beauté ces merueilles chargées.
Ainſi parmy ce liure auec tant de clairté Le ſçauoir dApollon faict luire ſa beauté, Afin que deſormais elle ſoit mieux aimée: Et quvn ſi beau diſcours par ſa bouche exprimé En ces termes ſi doux de gloire ranımé, Vole mieux que deuant auec la renommée.
Mais ſi les beaux esprits marians leur pouuoir Admirent ce chef-doeuure, & ſont ſoigneux de voir Tant de changes diuers, en tant de belles choſes: Fls iugeront en fin par vn droict iugement Que ces traductions ſont le beau changement, Qui paroiſt ſur tout autre en ces Metamorphoſes.D. DM.
PRIVILEGE DV ROY.
LOvys par la grace de Dieu Roy de France & de Nauarre. A nos amez & feaux Conſeillers, les
gens tenans nos Cours de Parlemens de Paris, Tholoſe, Roüen, Bourdeaux, Dijon, Aix, Greno-
ble, & Rennes. Au Preuoſt de Paris, Bailly de Roüen, Seneſchaux de Lyon, Tholoſe, Bourdeaux,
& Poictou, & à tous autres Officiers & Iuſticiers quil appartiendra, Salut. Noſtre cher & bien amé
McNicolas Renovard Aduocat en noſtre Conſeil Priné, Nous a faict remonſtrer, quayant
trauaillé à la traduction des Metamorphoses dOvide, & explication de la moralité des fables, auec
noſtre permiſſion, Leſdites Metamorphoses par luy traduictes en proſe Françoiſe & moraliſées,
ont eſté imprimées, & ſi fauorablement receuës, que le ſuccés de ſon trauail lauroit inuité à reuoir
de nouueau, tant ſadicte traduction, que les diſcours Moraux, pour les purger de pluſieurs fautes, repolir
[ID00025]
le langage & repreſenter auec plus de ſoin & de naïfueté les conceptions du Poëte: Enſemble augmenter
leſdits diſcours Moraux, & y ioindre quelques autres Traictez, tant de ſon inuention, que traduits du meſme
Poëte, à deſſein de faire reimprimer le tout en volume plus commode, & auec lenrichiſſement dvn grand
nombre de figures en taille douce: Ce quil ne peut executer & faire entrer aucun Libraire ou Imprimeur en
la deſpence quil conuient faire pour vn tel ouurage, ſil neſt deffendu à tous autres Libraires & Impri-
meurs que ceux qui auront pouuoir dudit expoſant, dimprimer leſdictes Metamorphoses. Et pour
ceſt effect, Nous a tres-humblement ſupplié luy vouloir ſur ce accorder nos lettres neceſſaires: à quoy in-
clinans volontiers, Aces cavses, & autres à ce Nous mouuans, Auons permis & permettons audict
Renovard, de faire reimprimer, mettre en lumiere, & diſtribuer par tels Libraires & Imprimeurs que
bon luy ſemblera leſdictes Metamorphoses dOvide, traduictes en François, auec les figures en
taille douce. Et ce pour & durant ie temps de dix ans prochains & conſecutifs, à commencer du iour que
le liure ſera paracheué de reimprimer. Pendant lequel temps, Novs faisons tres-expreſſes inhibi-
tions & deffences à tous autres que ceux qui auront pouuoir dudit expoſant, dimprimer ou faire impri-
mer, vendre ou diſtribuer leſdictes Metamorphoses dOvide; traduictes en proſe Françoiſe, ny les
Diſcours contenans les Moralitez dicelles, ſoit ſur les precedentes Impreßıons, ou ſur la coppie reueuë & augmentée,
en tout ou partie, ſeparément ou auec autres oeuures, ſoubs autre nom, tiltre, volume ou autrement, en
quelque façon & maniere que ce ſoit, à peine à lencontre de ceux qui les imprimeront ſaus ſon conſen-
tement, & les expoſeront en vente, de confiſcation des volumes dont ils ſe trouueront ſaiſis, & de mil li-
ures damende, appliquable le tiers à nous, lautre tiers audit expoſant, & lautre tiers aux denonciateurs.
Vovlons & nous plaiſt, le contenu en ces preſentes eſtre entierement executé, nonobſtant oppoſi-
tion ou appellation quelconque, pour leſquelles & ſans preiudice dicelles, ne voulons eſtre differé. Et
afin que nul ne pretende cauſe dignorance du contenu en ces preſentes, Nous voulons quelles ſoient in-
ſerées au commencement ou à la fin dudit liure, & moyennant ce, quelles ſoient tenue
̅
s ainſi que nous
les tenons, pour bien & deuëment publiées & ſignifiées à tous quil appartiendra. Si vovs mandons
& à chacun de vous endroit ſoy, tres-expreſſément enjoignons, que le contenu cy deſſus vous faictes gar-
der & executer, ſans permetrre y eſtre contreuenu. Contraignant à ce faire & ſouffrir tous ceux quil
appartiendra, & pour ce ſeront à contraindre, par les voyes en tel cas accouſtumées. Car tel eſt noſtre
plaiſir. Donné à Paris le 25. iour de May, lan de grace 1615. Et de noſtre regne le ſixieſine. Signé, Lovys.
Et plus bas, Par le Roy, Delomenie, & ſeellées du grand ſeau en cire iaulne.
Extraict des regiſtres de Parlement.
VEV par la Cour les lettres patentes du Roy données à Paris le 25. May dernier, Signées, Lovys, Par le
Roy. Delomenie, & ſeellées du grand ſeel de cire iaulne, par leſquelles pour les cauſes y contenue
̅
s,
Ledıt Seigneur permet à Maiſtre Nicolas Renovard, Aduocat en ſon priué Conſeil, de faire
reimprimer, mettre en lumiere, & diſtrıbuer par tels Libraires & Imprimeurs que bon luy ſemblera, les Metamor-
phoses dOvide, traduictes en François, auec les figures en taille douce, & cepour le temps & eſpace de dıx ans,
prochains & conſecutifs, à commencer du iour que le liure ſera paracheué de reimprimer, ainſi & comme plus au long le
contiennent leſdıtes lettres. Requeſte preſentée à ladite Cour par ledit Renovard, tendante afin dentherinement
dicelles, Concluſions du Procureur General du Roy, tout conſideré. Ladite Cour entherinant leſdites lettres a ordonné
& ordonne que limpetrant ioüyra de leffect & contenu en icelles. Faict au Parlement le 30. Iuin, 1615.Signé, Dv Tillet.Ledit Priuilege a eſté de meſme verifié au Parlement de Roüen, le 9. Iuillet 1615.
PRIVILEGE DV ROr.
LOVYS PAR LA GRACE DE DIEV ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE.
A nos amez & feaux Conſeillers, tenans nos Cours de Parlement, Baillifs, Seneſchaux, Preuoſts,
leurs Lieutenans, & à tous nos autres Iuſticiers & Officiers quil appartiendra, Salut. Noſtre
amée Françoise de Lovvain, veufue de feu Abel lAngelier Libraire iuré en lVniuerſité de Paris.
Nous a fait remonſtrer quil eſt tombé en ſes mains vn petit liure intitulé, Les Abeilles, Metamorphoſe traduitte
du IIII. lıure des Georgiques de Virgile. Lequel elle deſireroit faire imprimer: mais craignant que quelque au-
tre ne le vouluſt faire à ſon preiudice, apres en auoir fait les frais: Elle nous a tres-humblement ſup-
plié luy accorder nos lettres de permiſſion neceſſaires. A quoy inclinans, luy auons permis & octroyé,
& de nos graces ſpeciales permettons & octroyons par ces preſentes, dimprimer ou faire impri-
mer, vendre & diſtribuer ledıt liure par tout noſtre Royaume ſoubs telle forme quelle voudra: Faiſans
tres-expreſſes deffences à toutes perſonnes dimprimer ou faire imprimer, vendre ny diſtribuer ledit petit
liure, ſeparément ou auec autres oeuures, ſoubs quelque pretexte ou deguiſement que ce ſoit, durant
le temps de dix ans, à commencer du iour quil ſera paracheué dimprimer, à peine de mll liures da-
men de, applicable moitiéà nous, & lautre moitié à ladite veufue lAngelier, à laquelle nous auons ac-
quis & confiſquez tous les exemplaires & liures imprimez par autres que ceux qui auront pouuoir delle:
Leſquels elle fera ſaiſir en quelques lieux quils ſoient, nonob ſtant quelconques oppoſitions ou appella-
tions. Si vovs mandons & tres-expreſſèment enioignons que du contenu en ces preſentes vous faites,
ſouffriez & laiſſiez ioüir, & vſer ladite veufue lAngelier, ſans luy faire mettre ny donner, ny permettre
Iuy eſtre donnè aucun empeſchement au contraire. Car tel eſt noſtre plaiſir. Voulons ces preſentes
eſtre tenues pour deüement ſignifièes, en mettant au commencement ou fin dudit liure vn extraict di-
celles. Donné à ſainct Germain en Laye le deuxieſme iour dAouſt, lan de grace mil ſix cens dix,
huict, & de noſtre regne le neufieſme. Signè, Par le Roy en ſon Conſeil, Renovard.
Et ſeellées du grand ſeau en cire iaune.
|| [ID00026]
|| [1]
LE
PREMIER LIVRE
DES METAMORPHOSES
DOVIDE.
IE vevx repreſenter les diuerſes formes deſ-
quelles pluſieurs corps, comme changeans leur
eſtre envn eſtre nouueau, ont eſté reueſtus: mais
ie ne le puis faire ſans voſtre ayde, Celeſtes puiſ-
ſances, qui les auez changez. Fauoriſez donc
mon deſſein, & minſpirez pour me faire attein-(Le changement
de Ceſar en
Aſtre, eſt la
derniere Meta-
morphoſe de
ceſt oeuure.)
dre où iaſpire. Faictes que mon diſcours naiſ-
ſant, pour ſon premier ſubjet prenne la naiſ-
ſance du monde, & de là tiré dvn fil continu
iuſquà noſtre âge, finiſſe par la fin de ce grand Cesar qui luit main-
tenant clair Aſtre parmy vous.
|| [2]
LE SVIET DE LA I. FABLE.
(I. Fable expli-
quée au 1. Chap.
du 1. Diſcours.) Le Chaos, comme dit Heſiode en ſa genealogie des Dieux, eſtoit le meſlange de toutes
choſes, quı furent à la naiſſance du monde diſtinguées en leurs eſpeces, & logées en cer-
tains lieux conuenables à leur naturel. Le feu & lair, comme plus legers & moins eſpais
prirent le deſſus, afin quà trauers leurs corps nous fußions eſclairez des rays du Soleil &
de la Lune: au contraire la terre & les eaux demeurerent embas, y eſtans contrainctes par
leur peſanteur.DEvant que la Mer & la Terre fuſſent, & quil y euſt
vn Ciel, lumineuſe couuerture du monde, qui enuelo-
paſt ce grand-Tout, la face de la Nature par tout ſem-
blable ne pouuoit faire voir vne ſeule de ſes parties qui
fuſt differente de lautre. Ce neſtoit quvne maſſe groſſiere ſans or-
dre & ſans mouuement, que lAntiquité ſurnomma Chaos, vn meſ-
lange de tout, qui nauoit rien daccomply, mais ſeulement les ſemen-
ces confuſes de tant de diuers corps que nous voyons, maintenant
ſeparez, en leur eſtre parfaict. Le monde neſtoit pas encore monde,
car il ny auoit point de Soleil qui chaſſaſt les tenebres auec ſes beaux
rays de lumiere, ny de Lune qui nous renouuellaſt les Mois renou-
uellant les cornes de ſon Croiſſant. La terre, balancée dedans ſon
propre poids, neſtoit pas lors penduë en lair, ny la mer eſtenduë en
tant de plaines azurées nallongeoit pas, comme elle faict, ſes bras
humides pour lembraſſer. Lair, la terre & les eaux eſtoient tous peſle-
meſle, la terre ſans fermeté, les eaux ſans flux, & lair broüillé de telle
façon quil ne pouuoit faire iour à nos yeux parmy ſon eſpaiſſeur. Il
ny auoit rien qui fuſt embelly dvne forme, pour ce que lvn nuiſoit
à lautre. En meſme endroit ſe trouuoient à toute heure le chaud & le
froid combattans, dedans vn meſme corps lhumidité iointe à la ſei-
chereſſe taſchoit touſiours à la vaincre, les choſes molles attaquoient
les plus dures, & les peſantes debattoient ſans ceſſe auec les legeres.
Ceſtoit vn corps confus, trauaillé dvne guerre ciuile, que Dieu, au-
theur de la Nature, en fin pacifia, ſeparant les cieux de la terre, & la
terre des eaux, tirant le feu du plus pur element de lair, & purifiant lair
afin que lon veiſt au trauers. Quand il eut tout deſbroüillé, & que de
ceſt amas de confuſion, furent ſorties les principales parties, qui de-
uoient former lVniuers, il donna la place à chacune, pour en bannir
le diſcord, puis vnit ces corps aſſis en diuers lieux du lien de la paix qui
les conſerue. Ce fut lors que le feu, comme le plus vif element, ſe lo-
gea le plus haut, eſtabliſſant ſon ſiege dedans le dernier cercle des
voûtes celeſtes. Lair qui approche de ſa legereté le ſuiuit & voulut
eſtre ſon voiſin, pour ce quil eſt aucunement ſon ſemblable. La terre
plus eſpaiſſe que les autres fut forcée par ſa peſanteur de demeurer
embas, permettant aux eaux qui furent les dernieres à placer, de ſe-
ſtendre autour delle, pour affermir les fondemens du monde.
|| [3]
LE SVIET DE LA II. FABLE.
La terre ancienne mere de tant denfans quelle porte ſur ſoy, ayant eſté ſeparée des(II. Fable
expliquée au
2. Chap.)
autres elemens, il ne reſtoit que lHomme qui en deuoit eſtre ſeigneur: pour ce Promethée
fils de I apet, ainſi que le meſme Heſiode feint, forma vn homme de terre détrempée auec
de leau, auquel Minerue ſouffla vn eſprit qui lanima ſi bien, que de la terre ainſi meta-
morphosée ſortit lHomme, abregé de tout ce qui ſe void.SI toſt que les elemens demeſlez eurent eſté rangez par ordre,
chacun au lieu où ſon naturel le portoit, ce Dieu grand maiſtre
de la nature, qui les auoit ainſi diſpoſez, voulut que la Terre, afin que
de toutes parts elle fuſt égalle, ſe rendiſt comme vne boule ronde.
Sur ſes coſtez il eſpandit les mers, & leur commanda de lentourer en
certains endroits limitez dvn riuage, non pas de lenuelopper toute,
meſmes en la plus grande fureur des vents & de lorage, qui pourroient
enfler leur courroux. Outre ce, il deſcouurit des ſources, doù jaillirent
les viues eaux des Fontaines, & dautres doù ſourdirent les mortes
humeurs des eſtangs. Il fit couler les ruiſſeaux, qui comme branches
des veines de la terre par des voyes obliques ſe vont rendre dans les
gros Fleuues qui les engloutiſſent, pour ſaller puis apres tous enſem-
ble ietter dedans les vagues de la Mer. Il commanda à certains en-
droits de la terre de ſeſtendre & ſvnir, pour faire des plaines, à dau-
tres de ſabbaiſſer pour former les vallées, & aux plus pierreuſes parties
de ſe dreſſer pour eſleuer des montaignes. Et tout ainſi que le Ciel di-
uiſé en cinq demeures, quon appelle Zones, en a vne ſur le milieu
[4]
plus chaude que les autres, il ordonna que ceſte maſſe terreſtre qui
faict le centre des ſpheres des Cieux, ſe remarqueroit diuiſée en cinq
eſtenduës pareilles: dont celle du milieu, toute roſtie des ardeurs du
Soleil, nauroit que des plaines inhabitables; les deux qui tiennent les
extremitez du globe, toutes glacées ſeroient touſiours couuertes de
neiges: mais pour celles dentre-deux il modera le chaud & le froid,
afin den rendre la demeure agreable. Depuis conſiderant le corps de
lair, voiſin de ces diuerſes faces de la terre, beaucoup moins peſant
quelle, & plus ſubtil auſſi que leau, mais plus groſſier que le feu, il re-
ſolut quen ſa moyenne region ſarreſteroient des vapeurs, pour y for-
mer les nuées, les neiges, les greſles, les eſclairs meſſagers du tonnerre, le
tonnerre effroy des hommes, & les foudres vengeurs des impietez. Les
vents auſſi eurent là leur retraicte; mais non pas auec telle liberté quil
fuſt permis à chacun deux de courir indifferemment par tout lair: ils
euſſent faict naiſtre des orages, capables de ramener la confuſion du
Chaos: car à peine pouuons-nous reſiſter à leur violence, bien que
leur ſouffle reiglé ſoit limité dans le quartier quils doiuent courir; &
le monde à peine ſe peut maintenir contre leurs furies, qui les rendent
ennemis lvn de lautre, encore quils ſoient freres. Pour conſeruer
doncques ſon oeuure touſiours entier, ce grand Architecte du monde
(Eurus, Zephy-
rus, Boreas,
Auſter.) fit vn departement des terres quils eſuenteroient. Lvn ſe retira du co-
ſté de lAurore, pour regner ſur les Arabes, les Perſes, & ſur toutes les
montaignes, que les premiers rayons de Phoebus eſclairent au matin.
Lautre, prenant vn chemin contraire, ſalla loger prés de la couche du
Soleil. Les fiers & froids Aquilons ſe ſaiſirent du Septentrion: & le
Midy fut enuahy par vn vent pluuieux qui aſſemble les nuages, & les
faict fondre en eau. Au deſſus des elemens ainſi diſpoſez fut logé le
Ciel, compoſé dvne matiere ſi ſubtile quelle na point de poids,
pour ce quelle eſt ſans meſlange des bouës de la terre. Et ſi toſt que ſes
grandes rouës eurent eſté appuyées ſur les poles, les eſtoilles, petits
feux qui auoient touſiours auparauant demeuré eſtouffez dans le
broüillis de ceſte maſſe obſcure, commencerent à eſclatter dans les
lambris celeſtes: puis chacune region du monde fut affectée à certains
animaux, afin que pas-vne ne demeuraſt ſans eſtre habitée. Les aſtres
auec les Dieux eſtablirent leur ſiege dans les Cieux, la mer receut les
poiſſons pour habitans, la terre ſouffrit volontiers que les beſtes la
foulaſſent aux pieds, & lair fut bien content deſtre battu des aiſles des
oyſeaux. Que reſtoit-il dauantage? vn plus ſainct & parfaict animal,
capable dvn eſprit plus eſleué pour ſçauoir commander aux autres,
(Le Poëte igno-
rant la Creatio
̅
,
parle en doute
de la naiſſance
de lHomme.) qui neſtoient que pour obeïr. On manquoit icy bas dvn gouuer-
neur, & pour gouuerner, lHomme naſquit; ſoit que de la main meſme
de ce grand Ouurier de lVniuers, il ait eſté extraict de quelque ſe-
mence diuine; ſoit que la terre toute nouuelle, & fraiſchement tirée
du meſlange où elle eſtoit auec les Cieux, encore pleine des ſubtiles
[5]
influences du ciel ſon allié, ait eu le pouuoir de produire le Roy qui
la domine: car on tient que Promethée en détrempa quelque peu
auec de leau, & du limon quil en fit, forma vn corps figuré ſur le pour-
traict des Dieux. Ce fut le corps de lhomme, chef-doeuure abbregé
de ce grand Tout, auquel il donna vn eſtre plus noble & vne nature
plus accomplie quà tout ce qui ſe void au reſte du monde. Les autres
animaux auec vn oeil panchant embas nont iamais la veuë quen ter-
re: luy ſeul de tous a le viſage releué, & ſa face porte les marques du
commandement quil receut de jetter touſiours les yeux en haut, pour
ſe rauir en la contemplation des merueilles des Cieux. Ainſi la terre
ſans forme, qui neſtoit quvn vil & poudreux element, changée en
corps humain, ſe veid en fin couuerte de diuers viſages dhommes,
qui nauoient point encore paru.
LE SVIET DE LA III. FABLE.
Depuis la reſolution du Chaos en ces corps elementaires que nous voyons, le cours du(III. Fable
expliquée au
3. Chap.)
Monde changeant a eſté diuisé en quatre ſiecles, lhumeur deſquels eſt figurée par les noms
quon leur a donnez. Le premier fut lâge dOr, qui ſous Saturne iouiſſoıt de tout à ſouhait,
mais declinant en fin fut conuerty en celuy dArgent, auquel les hommes moins ſimples ſe
rendirent indignes que la terre delle-meſme portaſt fruit pour leur nourriture, ſans eſtre
cultiuée. Le troiſieſme encore pire ſucceda à ce ſecond, & fut ſurnommé lâge dAirain, pour
ce que plus diſſolu que lautre il ſe laiſſoit aller à vne infinité dhorribles crimes, cauſez par
lauarice. Le quatrieſme du tout desbordé ne pouuant paſſer à vne dureté plus dure, a eſté
appellé de Fer, dautant que preſque à toutes heures le fer y eſt en vſage pour les meurtres.
|| [6]
(Age dOr.) LE premier âge du monde fut par honneur ſurnommé lâge dOr,
pour ce que ceſtoit vn ſiecle heureux, auquel le peuple ſans eſtre
forcé par les loix, fidelle cheriſſoit ſa foy autant comme ſa vie, & de
ſon propre mouuement embraſſoit lequité pour reigle de ſes actions.
La crainte & les tourmens ordonnez pour punition neffrayoient
point alors, car on ne voyoit ny ſupplice, ny criminel puny, dautant
que les hommes viuoient ſans crime. On napprehendoit ny priſon,
ny chaiſne, ny torture; il ny auoit ny eſclaues ny priſonniers; & les
peuples exempts du trauail des procés neſtoient point obligez de pa-
roiſtre tremblans deuant la face dvn Iuge: car chacun, iuge de ſoy-
meſme, ſe gardant doffencer neſtoit point offencé. On nauoit pas
encore veu les pins coupez & deſcendus de leurs montaignes, flotter
ſur linconſtance des eaux, & ſaller rendre au bord dvn païs eſtran-
ger, pour ce que les hommes à lheure ne ſçauoient pas ſeulement quil
y euſt dautres terres au de là de la mer, dont leur riuage eſtoit borné.
Ils nauoient point de villes cloſes; ſans murailles & ſans foſſez, ils vi-
uoient en toute aſſeurance: auſſi iamais trompette, ny tambour ne
leur auoit donné lallarme. Ny les caſques, ny les eſpées neſtoient en
vſage; car on ne faiſoit point la guerre, & les peuples paiſibles, ſans
auancer leur mort, accompliſſoient le terme de leurs iours dans la
douceur dvne vie tranquille. La terre lors neſtoit ny labourée, ny
ſeulement touchée du rateau; mais vierge fourniſſoit ſes largeſſes aux
hommes, contens de ce quelle leur donnoit liberallement ſans quils
la cultiuaſſent. Ils ne meſpriſoient point les fruicts ſauuages, les frai-
zes, les cormes; ces meures rouges, qui naiſſent aux buiſſons, & le gland
qui tombe des cheſnes, eſtoient les delices de leurs repas. Lesans, con-
tinuez en la gayeté dvn air touſiours ſerein, ſembloient vn Prin-
temps eternel, entretenu par les Zephyrs, qui de leurs tiedes haleines
careſſoient les fleurs nées ſans auoir eſté ſemées. Pour ſe charger de
bleds la Terre nattendoit point le trauail du laboureur, car vne iaune
& riche moiſſon couuroit çà & là les plaines, ſur leſquelles iamais la
charruë nauoit paſſé. Les ſources deau eſtoient alors preſques toutes
ſources de laict, & quelques-vnes meſmes iettans le Nectar, ſous la
verdure de quelque arbre, duquel le miel couloit, faiſoient dans leurs
ruiſſeaux deſalterer les hommes du breuuage des Dieux.
LE SVIET DE LA IV. FABLE.
(IV. Fable
expliquée au
4. Chap.) Ceſt heureux ſiecle dOr fut ſous le regne de Saturne, lequel ayant eſté chaßé de ſon
throſne, & meſme du Ciel par ſon fils Iupiter, lEmpire du monde demeura à ceſt ingrat
enfant, qui ne voulut pas continuer les ans au meſme eſtre que ſon Pere auoit fait; maıs les
diuiſa en quatre ſaiſons, dont le Printemps qui eſtoit eternel auparauant, fit la premiere,
lEſté chaleureux la ſeconde, lAutomne temperé la troiſieſme, & lHyuer tout glacé la
derniere.
|| [7]
MAis depuis que Saturne eut eſté deboutté de ſon ſiege par la re-(Age dAr-
gent.)
bellion de ſon fils, & que le monde fut ſous lEmpire de Iupiter,
Ihumeur du ſiecle toute dor, tirant peu à peu au declin laiſſa pallir
ſon iaune doré, & de là naſquit vn âge dArgent, moins bon que le
premier, mais beaucoup meilleur que celuy dAirain qui deuoit venir
en ſuitte. Iupiter, dont le regne fut la naiſſance de ce ſiecle moins ri-
che de bon-heur, pour varier les temps retrancha leternel Printemps
qui eſgayoit le monde, & faiſant naiſtre tantoſt des ardeurs exceſſiues,
puis de tiedes chaleurs, & en fin des glaces, interrompit lancien &
agreable cours des ans quil partit en quatre ſaiſons. Lair commença(Quatre ſaiſons.)
lors à eſtre bruſlé des rays violens du Soleil: ce fut lors que premiere-
ment les eaux gelées par la froideur des vents firent comme vn corps
de cryſtal. Deuant ce temps-là les hommes nauoient eu autre couuert
que le ciel, mais lors ils recercherent les antres pour retraicte; les caues
des rochers furent leurs premieres maiſons, ou quelques bois touf-
fus, ou quelque cabane de fueillée çà & là ramaſſée. Las! vous fuſtes
lors violée, Terre grand-mere de nos corps; lors voſtre ſein ouuert
par le coultre tranchant apprit à receuoir le grain, quil nous rend
auec tant dvſures; lors les taureaux parauant indomptez, furent mis
ſoubs le ioug pour eſcorcher vos plaines.
|| [8]
LE SVIET DE LA V. FABLE.
(V. Fable ex-
pliquée au 3.
Chap.) Lauare conuoitiſe des hommes allant touſiours croiſſant, fit naiſtre les derniers âges,
ſurnommez d Airain & de Fer, à proportion de la difference remarquable dentre les
precedens, & des violences qui commencerent à sy commettre par le fer.(Age d Ai-
rain.) AVare inuention des hommes, qui donna place peu à peu à vn
plus cruel âge; âge qui prompt aux armes fut ſurnommé dAi-
rain, encore quil ne fuſt pas autrement meſchant. Ca eſté le dernier,
lequel ſe chargeant des vices des ſiecles paſſez, ſen eſt rendu lamas;
(Age de Fer.) ſiecle qui forgé dvn fer aigre a plus dhorreur en ſoy que ſon nom de
Fer neſt horrible; car embraſſant toute ſorte dimpieté, il a chaſſé la
honte, la verité, & la foy, pour cherir en leur place leffronterie, les ru-
ſes, les trahiſons, la violence, & lexecrable deſir dauoir, dont la ſoif
ne ſe peut eſteindre. Il a bien oſé ſe fier à la mer & aux vents, deuant
quauoir recognu leur inconſtance. Il a bien eſté ſi outrecuidé que de
mettre des vaiſſeaux à la mercy des vagues, & nauoit pas encore ap-
pris lart qui nous guide à les conduire. La terre commune mere dont
chacun ſe ſeruoit parauant en commun, & auſſi librement que tout le
monde vſe encore auiourdhuy de la lumiere du Soleil, & de lair que
nous reſpirons, comme nouuellement conquiſe par ceſt âge nouueau
le plus cruel de tous, fut diuiſée tout ainſi quvn butin, duquel chacun
apres pouuoit monſtrer ſa piece. Mais encore eſtoit-ce peu ſi les hom [9] mes contens dvn tel partage, neuſſent point importuné ceſte meſ-
me terre qui les nourrit, dautre choſe que de ce quelle produit
pour lentretien de leur vie, ſans porter parricides le fer dedans ſon
ſein, foüiller au fonds de ſes entrailles, & piller là-dedans les threſors
quelle y a cachez comme plus dangereux que le fer meſme. Ceſt
de là quauec les richeſſes on a tiré la ſemence de tous nos maux; ri-
cheſſes ſeules ſources doù nos miſeres ſont ſorties; richeſſes, qui fi-
rent incontinent naiſtre le diſcord par le monde, & le diſcord la
guerre, laquelle née pour largent eſt par largent entretenuë, &
ſouſtenuë par les armes. Richeſſes ſeules pierres qui ont eſquiſé le
fer pour les meurtres; car depuis que le luſtre de leurs metaux eſ-
bloüiſſant la veuë a peu charmer les coeurs, lon na veu que ſang eſ-
pandu. Depuis la mort des hommes na eſté quvn jeu tout commun,
& vn moyen pour rauir le bien de ceux-là deſquels on ne pouuoit la-
uoir ſans leur rauir la vie. Depuis les venerables droicts de lhoſpita-
lité, autresfois tant inuiolables, nont peu rendre aſſeuré vn eſtran-
ger dedans le logis de ſon hoſte. Et ceſt bien pis, vn beau-pere au-
iourdhuy ne ſe peut fier à ſon gendre, les freres meſmes que le ſang
a vnis ſont peu vnis en leurs affections, le mary bien ſouuent a de-
quoy craindre du coſté de ſa femme, & la femme ſujet de redouter
la perfidie & la main violente de ſon propre mary. Lesbelles-meres
pouſſées dvne maraſtre cruauté nont point en horreur le poiſon
pour ſe deffaire des enfans dvn premier lict. Les fils deſnaturez ſen-
nuyent des longs iours de leurs peres, & nont pas honte de ſouhait-
ter la mort à ceux dont ils ont eu la vie. En fin la pieté enſemble & la
pitié couchées par terre ſont maintenant dans le meſpris comme
foulées aux pieds, & la Iuſtice, diuine Aſtrée, qui ſeule des celeſtes
vertus a plus long temps icy bas reſiſté contre la violence des vices, a
eſté forcée dabandonner la terre, où elle eſtoit abandonnée, pour
ſen aller au Cielauec les Dieux.
LE SVIET DE LA VI. FABLE.
Les Geans, hommes dvne grandeur exceßiue, ſe laiſſerent bien par leur outre-(VI. Fable
expliquée au
5. Chap.)
cuidance porter iuſques à tel excés, quils oſerent faire la guerre aux Dieux, &
pour eſcheller le Ciel entaſſerent pluſieurs montaignes lvne ſur lautre, du haut deſ-
quelles ils furent renuerſez à coups de foudre, & de leur ſang beu par la terre naſqui-
rent des hommes en impieté, en grandeur & en preſomption preſques égaux à leurs
peres.
|| [10]
OVoy? limpieté deſlors ſans bornes ſe deſborda ſi outrageuſe-
ment, quil ne luy ſuffit pas de ſeſtre acquis la ſouueraineté du
bas monde, elle ſuſcita des Geans, leſquels bouffis de preſomption
voulurent planter ſon enſeigne dans le Ciel. Pour chaſſer les Dieux
de leur throſne & enfans de la terre ſaller ſeoir aux ſieges des habi-
tans des Cieux, ils firent vn amas de montaignes quils eſleuerent, dit-
on, iuſques au cercle de la Lune; mais leur deſſein fut renuerſé auec les
monts de leur outrecuidance. Car Iupiter dvn foudre, que le cour-
roux & la crainte luy mirent en main, bouleuerſa les coſtes quils
auoient entaſſées lvne ſur lautre, & les enſeuelit ſous ces orgueilleuſes
eſchelles, dreſſées pour enuahir ſon Empire. La terre abbreuuée des
chauds ruiſſeaux de leur ſang boüillonnant, afin de ne demeurer
point ſans enfans, ranima (à ce que lon dit) ce ſang eſpandu, & en fit
renaiſtré vne autre race dhommes: Race cruelle toutesfois, race im-
pie & toute pleine dvn deſdaigneux meſpris des Dieux, race qui ſor-
tie du ſang nabbreuuoit que de ſang humain ſon inhumaine ſoif, &
naſſouuiſſoit ſa brutale faim que de la chair des hommes plus que
brutalement maſſacrez.
|| [11]
LE SVIET DE LA VII. FABLE.
Pour preuue de la cruauté de ceſte deteſtable lignée ſortie du ſang des Geans, le Poëte(VII. Fable
expliquée au
6. & 7. Chap.)
apporte lexemple de Lycaon, tyran dArcadie, qui par vne infinité de meurtres, commis
ſur ceux quil receuoit en ſon logis, irrita tellement Iupiter, quil ſe veſtit de la forme dvn
homme, pour auoir plus iuſte occaſion de le punir, & ſe rendit chez Lycaon, duquel ilco-
gneut le deſſein, qui eſtoit, croyant que ce fuſt vn homme, de le faire mourir comme les
autres, apres lauoir banqueté de chair humaine. Dequoy Iupiter plus courroucé quau-
parauant, pour auoir luy-meſme couru fortune deſtre traicté ainſi que les autres hoſtes, fit
que dhomme il deuint loup, ne luy changeant rien que la face, car deſia il portoit le nom de
ce furieux animal, & en auoit le coeur & lhumeur enragée.LE puiſſant fils de Saturne veid du haut de ſon Palais celeſte les
ſanglans deportemens de ces hommes ſans humanité: il en fut
affligé en ſoy-meſme, & ſe repreſentant à lheure le cruel repas que
Lycaon luy auoit preparé, ſi peu de iours auparauant que la nouuelle
nen eſtoit pas encore eſuentée, fut eſmeu dvne colere digne de Iupi-
ter. Pour entrer en Conſeil ſur le ſubjet de ſon courroux, il conuoque
laſſemblée generale des Dieux, leſquels ne manquent point dobeïr
tous auſſi toſt à ſon mandement. On void paroiſtre dans le Ciel, lors
que lair eſt ſerein, vn grand chemin fort haut & remarquable pour(Ce chemin eſt
la religion qui
nous conduit à
Dieu.)
ſa blancheur, quon nomme le Chemin de laict, ceſt par là que les
Dieux paſſent pour ſe rendre dans la Royalle maiſon du maiſtre des
foudres. Les plus puiſſans dentreux firent voir alors dvn coſté &
[12]
dautre les portes de leurs logis ouuertes: car il ny a que les moindres
diuinitez qui logent çà & là en diuers endroits. Les douze plus hono-
rées puiſſances de là haut, ont chacun leur Palais vis à vis de ce beau
paué blanc: les plus ſuperbes hoſtels y ſont, qui rendent le lieu ſi fre-
quenté, quauec vn peu de hardieſſe on le pourroit nommer, la Cour
du Ciel. Quand donc tous aſſemblez furent aſſis en leurs ſieges de
marbre, & que ce ſouuerain des habitans des Cieux en ſon throſne
plus eſleué de quelques degrez que les autres, eut appuyé ſa main ſur
ſon ſceptre dyuoire, il ſecoüa trois ou quatre fois la teſte, & de telles
ſecouſſes, ſignes de ſon courroux, eſbranla la terre, la mer & les Cieux,
puis en ouurant la bouche ouurit la bonde de ſa muette colere, pour
parler ainſi. Iay veu autresfois des montaignes leuées iuſquaux pieds
de mon ſiege pour le ruiner, iay veu des monſtres dhommes, chacun
auec cent mains armées contre moy pour me rauir mon ſceptre, iay
veu le Ciel preſques rendu eſclaue de larrogance des Geans: mais ia-
mais ie ne me veids en telle peine que ie ſuis maintenant, iamais pour
le gouuernement de lEmpire du monde mon coeur na eſté agité de
tant de troubles. Car lors que ces grands enfans de la terre oſerent
auec leurs pieds de ſerpens grimper ſi haut pour mattaquer, bien
quen eux ieuſſe vn fier & fort ennemy en teſte, ſi nauois-ie affaire
quà vne certaine famille; ie nauois quà foudroyer vne ſeule troupe
dhommes, & auiourdhuy il faut que ie perde tous ceux qui rampent
ſur la terre depuis vne mer iuſquà lautre. Il ny a que des vices parmy
les hommes; il faut que ie les ruine tous pour ruiner le vice. Il le faut,
ie le iure par les fleuues dEnfer, qui coulent couuerts de tenebres au
trauers du ſombre Royaume de mon frere Pluton. Toutesfois il neſt
pas beſoin de recourir à ce remede extréme, ſans auoir tenté la cure de
tout autre plus doux: mais auſſi faut-il retrancher les playes incura-
bles auec les membres corrompus, de crainte quils gaſtent ceux qui
ſont encore ſains. Iay des baſſes diuinitez là bas, des Nymphes cham-
peſtres, & des Nymphes des eaux, des Faunes dans les bois, des Satyres
& des Siluains ſur les montaignes. Ce ſont puiſſances que nous ne vou-
lons pas ſi toſt honorer de la demeure des Cieux; il eſt donc bien rai-
ſonnable de les conſeruer ſur terre, où nous auons voulu quils habi-
taſſent. Hé! en quelle aſſeurance, diuinitez compagnes de ma ſupre-
me diuinité, penſez-vous que les demy-dieux puiſſent viure parmy
les hommes, puis que moy-meſme qui ay le foudre en main, qui puis
eſtre à toute heure aſſiſté de voſtre aide, qui ſuis ſouuerain dans les
Cieux, & vous commande à tous, moy dis-ie, me ſuis veu en danger
chez ceſt enragé Lycaon, duquel la cruauté a rendu le nom ſi celebre?A ces paroles, laſſemblée fremit dhorreur, & dvne commune voix
demandant vengeance fit entendre tout haut, auec vn bruit qui ſeſle-
ua, quelle ne deſiroit rien plus que de voir punir la ſacrilege audace de
celuy qui auoit tant osé attenter. Ainſi lors que la nouuelle courut,
[13]
que quelques deſeſperez, pouſſez dvne infernale furie, auoient eſté
ſi outrecuidez de leuer la main pour eſtouffer la grandeur de lEmpire
de Rome dedans le ſang de lEmpereur, tout le monde eſtonné def-(Le Poëte parle
de quelque at-
tentat ſur la vie
dAuguſte.)
froy, demeura ſans parler en leſmotion dvn confus murmure, par
lequel il teſmoignoit plus ouuertement quauec vn diſcours ouuert,
les viues apprehenſions quil a des malheurs que nous cauſeroit lhor-
rible effect dvn ſi execrable deſſein. Ca eſté pour vous, grand Prince
de ce rond vniuers, que lvniuers a eu tant de crainte: Et ceſte crainte,
comme gage de lamour de vos ſubiects, (paiſible Monarque, qui par
voſtre bonté vous eſtes acquis lauguſte nom dAuguſte,) ne vous a pas
eſté moins agreable, que fut alors celle des Dieux à Iupiter leur ſou-
uerain, lequel ayant recognu par le trouble quils eſmeurent, laffe-
ction quils luy portoient, leur commanda de ſe taire. Ils neurent pas
ſi toſt oüy ſa voix, & apperceu le ſigne de ſa main, que leur murmure
ceſſant, ils demeurerent dans le ſilence, pour preſter vne calme au-
dience à la ſuitte de ſa harangue quil continua ainſi: Ie lay puny com-
me il falloit, ne vous en affligez pas dauantage. Son audace a ſouffert
le iuſte chaſtiment quelle meritoit: mais ie veux vous apprendre quel
fut ſon crime, & quelle ma vengeance.Ie nauois eu encore cognoiſſance de la meſchanceté des hommes
de ce temps, ſinon par oüy-dire, quand pour en ſçauoir la verité, ie
deſcendis du Ciel, il ny a pas long-temps, & ayant voilé ma diuinité
de la mortelle couuerture dvn corps humain, ie feis vne reueuë ſur la
terre. Il me faudroit vous faire icy vn monde de diſcours, ſi ie voulois
vous repreſenter toutes les impietez du monde. Ie ſouhaittois que
le bruit fuſt plus grand que le vice, mais contre mon deſir, & auec
mon regret, ie trouuay quen effect il y a plus dhorreurs en terre que
la renommée ne men auoit faict entendre. Faiſant la ronde par là bas,
apres auoir paſſé les eſpouuentables montaignes de Maenale, pleines
de grottes de beſtes farouches, le Cyllene, & les pins du froid Lycée; ie
me veids en Arcadie, & me rendis au dangereux logis du cruel tyran
de ce pais-là. Le Soleil deſia dans les eaux ſen alloit permettre à la
nuict deſtendre ſon grand voile noir, lors que ientray chez ceſt im-
pie & impitoyable hoſte. A mon arriuée par ſignes euidens ie rendis
quelque preuue de ma diuinité, que ceux de la maiſon commençoient
à recognoiſtre en maddreſſant leurs prieres, quand Lycaon riant des
voeux quils me faiſoient, leur diſt, quil eſprouueroit bien ſi ieſtois
Dieu ou non, & à leſſay ſe rendroit aſſeuré ſi ma nature alloit au delà
de lhumanité. Il reſout de me ſurprendre aſſoupy dvn profond ſom-
meil, & me maſſacrer dans le lict; il ne veut point dautre preuue de
mon pouuoir, il tient que ceſt la plus certaine. Il ſe plaiſt en ce dete-
ſtable deſſein, & ſi ſa cruauté ne ſe borne pas encore là. Les Moloſſes
vaincus pour gages de lobeïſſance quils promettoient luy rendre à
laduenir, luy auoient quelques iours auparauant enuoyé des oſtages:
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il faict couper la gorge à lvn deux, mettre le corps en pieces, & des
pieces à demy viues les vnes en la broche pour roſtir, les autres dans
leau chaude pour boüillir. Ce furent les viandes dont il me traicta:
mais il ne les eut pas faict ſeruir ſur table, que pour punir le crime du
maiſtre, ie fis bruſler le logis, & dvne flamme vengereſſe rauageay ce-
ſte ſanglante maiſon digne du foudre de ma colere, pour auoir recellé
tant dinhumanitez. Luy que le feu chaſſa, en fuyant par les champs
fut tout eſtonné dentendre ſes plaintes, qui neſtoient plus plaintes
dhomme, mais hurlemens effroyables dvn loup, qui voulut parler,
& ne peut former vne ſeule parole. Ses dents ſarmerent de la rage
dont ſon coeur eſtoit plein, pour continuer ſur les beſtes les meſmes
cruautez quil auoit accouſtumé dexercer ſur ſes hoſtes: car encore
auiourdhuy il ne ſe repaiſt que de ſang. Ses habits attachez à ſa chair
ſe muerent en vn poil rude, ſes bras furent les deux iambes de deuant;
bref ſon ame enragée ſe trouua dans vn corps de loup, qui garde en-
core apres ſon change, la meſme couleur du poil griſon quil portoit,
la meſme horreur en face, les meſmes eſclairs de feu dans les yeux, &
tous les meſmes traicts qui faiſoient parauant lire ſur ſon viſage ſon
humeur ſanguinaire.
LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
(VIII. Fable
expliquée au 8.
& 9. Chap.) Le courroux de Iupiter fut tel, que ne ſe voulant point contenter de la punition exem-
plaire de Lycaon, pour eſtonner le monde, il reſolut de noyer tous les hommes par vn deluge,
puiſque tous lauoient offencé par lhorreur de leurs crimes.
|| [15]
ET bien, Lycaon a eſté puny, ſa maiſon bruſlée a ſenty la ven-
geance des crimes quelle receloit: mais ce neſt pas aſſez dvne
maiſon ruinée, puiſque les furies denfer regnent par toute la ronde
eſtenduë de la terre, & que les hommes ſemblent auoir iuré de ne ſui-
ure que liniuſtice. Tous ennemis de la vertu ont conſpiré pour le vi-
ce ſon ennemy; il les faut donc tous punir, & dvn chaſtiment gene-
ral corriger ce general deſordre. Il le faut, il eſt reſolu, puis que tous
ont failly, quils portent tous la peine de leur faute.Ceſte reſolution de Iupiter eſt aigrie par quelques-vns des Dieux
qui la loüent, & ſimplement approuuée par les autres moins paſſion-
nez, qui ſe contentent de ny point contredire; & toutesfois il ny en
a pas vn que la ruine du genre humain nafflige. Ils ſenquierent que
ce ſera de la terre, lors que deſerte ils la verront orpheline de tant
denfans quelle porte. Ils ſe demandent lvn à lautre qui parfumera
dencens leurs autels, & ſi doreſnauant ce bas monde ne ſera plus quv-
ne grande foreſt expoſée aux rauages des beſtes ſauuages. A quoy leur
grand Roy reſpond, quil y mettra ordre, & pour les oſter de la peine
quvne telle apprehenſion leur donne, promet de faire ſortir des rui-
nes de ce peuple maudit, vn peuple dhumeur toute contraire, dont
on admirera la naiſſance. Deſia ſa main armée de foudres eſtoit preſte
dembraſer la terre dvn feu vengeur pour la reduire en cendre, deſia
il alloit darder les premiers eſclats: mais il fut retenu par la crainte
quil eut, que dvn ſi grand braſier les flammes montaſſent iuſques
au Ciel, & ſe prinſſent à leſſieu qui faict tourner les rouës des planet-
tes. Et ſa crainte ſaugmenta dautant plus, quil ſe reſſouuint à lheu-
re dauoir autresfois leu dans les ſecrets regiſtres du deſtin du monde,
que la terre & la mer vn iour, & meſmes ſon Palais eſtoillé ſeroient
conſumez par le feu. Pour ce reſpect il quitta les armes ordinaires,
dont ſe ſert ſon courroux, armes forgées de la main des Cyclopes, &
ſaduiſa dvn autre fleau, qui fut denſeuelir les hommes dans les eaux,
& de tous les coſtez du Ciel faire couler des torrens de pluyes ſur la
terre pour la noyer. A linſtant meſme il fit ſerrer les froids Aquilons
dans les antres dAEole, & tous les autres vents, leſquels ennemis de
lhumidité diſſipent les nuées. Il ne laiſſa la campagne libre quà ce-
luy qui venant du Midy ne laiſſe iamais la terre alterée. Ce vent hu-
mide porté ſur ſes ailes moites parut auſſi toſt en lair, couuert dvne
ſombre obſcurité qui ſoppoſoit aux clartez du Soleil. De ſa barbe
chargée deau, & de ſon poil moüillé couloient mille liquides va-
peurs; ſon front neſtoit quvn nuage eſpais, ſon ſein le canal dvn
ruiſſeau, & ny auoit plume ſur luy qui ſans ceſſe ne degoutaſt. Apres
quil eut ramaſſé en courant les broüillars eſpars çà & là, & quil les eut
preſſez en ſa main, vn bruit ſouït en lair qui deuança les ruiſſeaux de
pluſieurs grands fleuues de pluye: pour leſquels entretenir Iris meſſa-
gere de Iunon, veſtuë de ſon manteau de diuerſes couleurs, alla puiſer
[16]
tant deau de tous coſtez, que le flux en ſembla deuoir eſtre eternel.
Les laboureurs voyent en moins dvn iour ruiner le labeur de toute
leur année. Les meſmes eaux qui battent les bleds & les couchent par
terre, rendent vains leurs deſirs, & abbattent leurs eſperances. Quoy?
ceſt orage du Ciel ne ſuffit pas à Iupiter, ſa colere ne ſe contente point
de tempeſter en lair; il prie ſon frere Neptune de ſeſmouuoir auec
luy, & ioindre ſes forces liquides aux ſiennes, pour deffaire limpieté
qui regnoit ſur la terre. A ſa requeſte, ce puiſſant Roy des inconſtan-
tes plaines de la mer, manda les fleuues ſes ſubiects, & les ayant aſſem-
blez chez ſoy, ſans les retenir dvne longue ſuitte de diſcours, leur
commanda daller promptement ouurir toutes les bondes de leurs
ſources, & ne ſarreſter plus dedans les bords de leur couche ancienne,
mais eſtendre leurs riues auſſi loing que pourroient courir leurs va-
gues & leurs ondes. Le commandement faict, eux incontinent lexe-
cutent, & deſbordez dvn cours furieux ſe vont tous rendre dans la
mer, qui void ſes plus profonds abyſmes remplis en vn inſtant: de
façon que Neptune ne pouuant loger tant deaux en ſon lict, eſt con-
trainct de ſe ietter ſur terre, & la frappant trois fois de ſon trident,
rompre les ports & les leuées, qui bornent les riuages: & les riuieres
alors ſeſtendans, ſont dvne largeur effroyable. La violence de leur
flux traiſne auec ſoy les plantes, les arbriſſeaux, les beſtes, les hommes,
les maiſons & les temples ſacrez auecques leurs idoles. Sil y a quelque
baſtiment mieux fondé qui reſiſte, & ne ſe laiſſe point emporter à lo-
rage; il ne ſçauroit pourtant ſauuer ſes hoſtes, les ondes couurent auſ-
ſi toſt le plus haut de ſa couuerture: car les tours meſmes les plus eſle-
uées, enſeuelies dans le gouffre, ne paroiſſent non plus que les plaines
de la campagne. Ainſi les eaux cachent la face de la terre engloutie, ce
grand-Tout neſt quvne grande mer, dont on ne trouue point la ri-
ue. Les vns ſen vont languir ſur les ſommets dvne montaigne; les au-
tres heureux, ce leur ſemble, dauoir rencontré vn batteau, cerchans
le port, voguent en meſme endroit où peu auparauant ils auoient la-
bouré. Lvn nage ſur ſes bleds; lautre rame au deſſus de ſa maiſon, &
de la rame bien ſouuent frappe les plus hauts toicts de ſon village ſub-
mergé. Sils iettent lancre, elle mord ou dedans la terre molle dvn
pré verd, ou peut-eſtre, dans vne vigne. Les poiſſons paroiſſent au
feſt des plus hautes branches des ormes; & les monſtres marins eſten-
dent leurs grands corps où les cheures & les moutons auoient accou-
ſtumé de paiſtre. Les vertes Nereides ſeſmerueillent de voir des bois,
des maiſons & des villes dedans lenclos de leur humide demeure. Les
Dauphins parmy les foreſts ſe trouuent à la rencontre des arbres, dont
ils heurtent les branches & eſbranlent les troncs. Les loups peſle-meſle
auec les moutons, portez par les vagues perdent lenuie doffencer les
brebis, & les brebis dans leffroy des eaux ſont ſans le tourment ordi-
naire, que leur donne la crainte du loup. Rien ne reſiſte au rauage, le
[17]
coeur des lyons eſt forcé de ceder à la violence des flots, la cruauté des
tigres, la force des ſangliers ne ſen peut deffendre, & la viſteſſe des
cerfs inutile ne les en peut ſauuer. Les oyſeaux eſperdus ne font que
voltiger çà & là, cerchans, ou quelque peu de terre, ou quelque bran-
che darbre, & ne trouuans où ſe repoſer, tombent laſſez en leau, dont
les vagues couurent iuſques au ſommet des montaignes. En fin la plus
grande partie de ce qui viuoit icy bas perit en ce naufrage general, &
ceux qui peurent eſchapper des eaux furent contraincts de mourir
plus cruellement, peu à peu domptez par la faim.
LE SVIET DE LA IX. FABLE.
Deucalion fils de Promethée, & Pyrrha ſa femme enſemble & ſa ſoeur eſtans ſeuls eſ-(IX. Fable
expliquée au
9. Chap.)
chappez de ce general naufrage, quand ils veirent les eaux abbaißées, eurent recours à la
Deeſſe Themıs, & par ſon inſpiration ietterent des pierres en arriere, deſquelles naſquirent
miraculeuſement des hommes & des femmes, nouueaux habitans de la terre deſerte.ENtre la Beoce & lAttique, au milieu de la Phocide, terre
fertile (qui neſtoit point lors terre, mais vn quartier de mer,
ou vn champ deaux ramaſſées en peu de iours) le mont Parnaſſe,
mont que la renommée a touſiours infiniment honoré, iette deux
coupeaux dans le Ciel, & faict paſſer ſes ſommets iuſquau delà des
nuées. Ses pointes iumelles, au plus haut vn peu deſcouuertes,
eſtoient le ſeul port qui fuſt alors au monde, & Deucalion vif dans
[18]
vne barque auec ſa femme eſtoit le ſeul homme viuant reſté du delu-
ge: toutesfois il neſtoit pas encore eſchappé, il le fut ſeulement lors
quil rencontra ce bout de terre, où il arreſta ſon petit vaiſſeau. Iamais
homme ne veſquit auec plus dintegrité que Deucalion, ny femme
auec plus de zele au ſeruice des Dieux, que ſa femme Pyrrha. Tous
deux à leur arriuée ſaluërent les Nymphes de la montaigne qui leur
ſeruoit daſyle, firent hommage aux Muſes hoſteſſes de ceſte double
crouppe, & adorerent la Deeſſe Themis qui preſidoit lors aux Oracles.Iupiter qui denhaut les veid, & les veid ſeuls de tant de milliers
dhommes & de femmes ſauuez dvn general naufrage, touché de leur
pieté enuers les Dieux toute egalle en lvn & en lautre, & de leur pa-
reille innocence, ſe reſolut de reparer par leur moyen les ruines du
genre humain. Il fit ſortir des vents qui diſſiperent les nuées; & ren-
dans lair ſerein rendirent aux Cieux la veuë de la terre, & à la terre
celle des Cieux. La mer auſſi appaiſa ſon courroux, & pour calmer les
flots irritez, Neptune poſant ſon trident fit commandement à Triton
de ſonner la retraicte. Ce bleu courrier de lOcean, couuert dvn azur
naturel qui luy naiſt deſſus les eſpaules, obeïſſant à Neptune prend
ſon cornet que pluſieurs tours recourbent, & vont eſlargiſſant iuſ-
quau bout, cornet dont le ſon eſlancé du milieu de la mer ſe faict en-
tendre à toutes les deux riues, à celle où le Soleil laſſé va plonger au
ſoir ſes treſſes dorées, & à celle doù le matin il ſe leue pour nous don-
ner le iour. Il neut pas enflé ſes ioües humides, quà louïe du ſignal
quil donna, les ondes de la mer, & les ondes des fleuues, toutes cal-
mées en vn inſtant, commencerent à ſe retirer: les mers firent voir la-
rene de leur greue, & les riuieres retreſſies ſe veirent dvn & dautre
coſté bornées de ſablons. Les fleuues ſabbaiſſerent, & les montaignes
parurent ſeſleuer, lors que la terre en ſe deſcouurant ſembla croiſtre
à meſure que les eaux décroiſſoient. Auec le temps les foreſts firent
paroiſtre le feſt de leurs arbres, tous boüeux du limon que les eaux
leur auoient laiſſé: & en fin la terre des-enſeuelie monſtra de tous co-
ſtez ſa face deſolée à Deucalion deſolé, qui ne voyant rien en vie que
ſa femme Pyrrha le ſeul ſecours de ſa vie, taſcha ainſi de ſe conſoler
auec elle, luy diſant la larme à loeil.Helas! ma ſoeur, vraye ſoeur de mon affliction, chere femme, vraye
femme de mon mal, & ſeule femme que la terre porte auiourdhuy vi-
uante, femme que la nature premierement rendit mon alliée par le
ſang de nos peres, puis noſtre chaſte lict par le ſainct noeud du maria-
ge, & quauiourdhuy tant de mal-heurs communs dvn tiers lien ont
encore ioincte auec moy. Nous deux ſommes tout le monde de ce
bas monde, nous ſommes tout le peuple qui lhabite, le reſte a eſté en-
glouty par les eaux. Nous deux ſeuls ſauuez du naufrage auons trou-
ué vn port, port toutesfois où nous ne pouuons pas tenir noſtre vie.
aſſeurée, veu que lair encore troublé na point rompu entierement
[19]
leſpaiſſe horreur des nuages qui nous menacent. Las! pauurette, ſi ie
fuſſe pery, queuſſes-tu faict maintenant priuée de toute compagnie?
Comment ſeulette euſſes-tu peu reſiſter à la crainte & à leffroy qui
nous tranſit? Qui teuſt conſolée au milieu de tant dinfortunes, dans
ce muet deſert, où ton oreille neuſt pas oüy vne ſeule parole, qui euſt
addoucy laigre pointe de tes douleurs? Car pour moy ie taſſeure que
ſi lorage teuſt rauie, ie ne fuſſe pas demeuré; le meſme gouffre qui
teuſt abyſmée meuſt auſſi abyſmé tout à lheure. Ha! pleuſt aux
Dieux, que ieuſſe le ſecret duquel mon pere ſe ſeruit pour faire mou-
uoir & donner vne ame dhomme à la terre quil mania. Son ſçauoir
admirable me ſeroit bien neceſſaire pour reparer les ruines du genre
humain, qui na maintenant eſtre quen nous deux. Miſerables! nous
ſommes reſtez ſeuls, & ça eſté la volonté des puiſſances du Ciel, afin
que nous ſeruions de patron pour former & le corps & la vie des hom-
mes qui naiſtront.Voila les diſcours quil luy tint, puis en pleurant eſmouuoit ſa fem-
me à pleurer. La rigueur de leurs douleurs leur y ſerrant la bouche, ils
demeurerent quelque temps ſans parler, ſe plaignans des yeux lvn à
lautre: mais en fin pouſſez dvn eſprit diuin, ils ſe reſolurent dauoir
recours aux Dieux, & recercher laide des Oracles ſacrez, pour eſtre in-
ſpirez de ce quils auoient à faire. La reſolution priſe ſans tarder da-
uantage, ils deſcendirent enſemble ſur la riue du fleuue, qui battoit
le pied de la montaigne, où ils ne firent que ſe moüiller les leures de
leau encore trouble & eſpaiſſe, puis ſen eſtans ietté quelque peu ſur
la teſte & ſur leurs habits, allerent droict au temple de Themis, dont
les murailles iuſques au plus haut eſtoient toutes couuertes de mouſ-
ſe, & les autels ſans feu pollus dvne relante humidité. Si toſt quils
eurent touché du pied le premier degré de lOratoire, ils ſe ietterent
lvn & lautre par terre, tirerent de leurs leures, auec autant de reſpect
que de crainte, la froideur du paué quils baiſerent, puis eſleuerent
ainſi lardeur de leurs prieres:Deeſſe Royne des Oracles, ſi les Dieux vaincus par nos voeux, dai-
gnent fleſchir leurs coeurs aux requeſtes des hommes, & ſi leur cour-
roux eſchauffé peut eſtre appaiſé par nos oraiſons, iuſte Deeſſe, per-
mettez à celles que ie vous fay, deſtre ouïes dvne oreille propice. Ce
neſt pas pour moy que ie vous prie, ceſt pour le monde que vous
voyez deſert. Inſpirez-moy comment ie pourray repeupler ces plai-
nes deſolées, & maydez, fauorable, de voſtre ſecours pour reſtablir ce
que le rauage des ondes a deſtruict.Themis qui les entendit, & en les entendant laiſſa tirer ſon coeur à
la compaſſion, pour reſponce de ſa deuinereſſe bouche, leur dit: Que-
ſtans ſortis du Temple, ils deuoient ſe voiler la face, deſlier leurs cein-
tures, & ietter en arriere les os de leur grand-mere. Voila laduis quils
receurent, & quils neurent pas ſi toſt oüy, que tous confus en eux [20] meſmes, deſtonnement ils perdirent la parole, iuſquà ce que Pyrrha
la premiere, rompant le ſilence, mais non pas lincertitude en laquelle
ils eſtoient, diſt, Quelle ne pouuoit obeïr au commandement de la
Deeſſe. Auec vne voix tremblante elle la prie de lexcuſer dvn tel
acte, qui ſeroit vn horrible crime ſelon ſon opinion; car elle penſe-
roit, dit-elle, outrageuſement offencer les ombres de ſa mere, ſi dvne
main prophane elle touchoit ſes os pour les ietter. Ceſt vn conſcien-
tieux ſcrupule, qui les affligeant leur fait pluſieurs fois ruminer lob-
ſcure reſponſe de la Deeſſe: mais en fin Deucalion aprés auoir bien
penſé, reſioüit extrémement Pyrrha, quand il luy dit: Non mamie,
ne vous trauaillez point dauantage, lOracle (ou ie me trompe) ne nous
commande rien dimpie, nous ne pouuons bleſſer noſtre conſcience
en faiſant ce quil nous conſeille. Noſtre grand-mere, ceſt la terre; &
les os de ſon corps, pour moy ie croy que ce ſont les pierres, leſquelles
il nous faut ietter apres nous. Ainſi Deucalion deſcouurit le vray ſe-
cret de lOracle, dont ſa femme conceut quelque eſperance, mais le-
gere toutesfois & fort douteuſe, tant ils ſe deffient tous deux de lad-
uis que les Cieux leur ont donné par la bouche de Themis. Mais aprés
auoir bien conſulté, Que nous peut nuire (diſent-ils) den faire leſſay?
Ceſt vne folie de craindre où il ny a point de danger. Leſpreuue nous
rendra certains de ce qui nous tient en ſuſpend. Du pas meſme ils
vont au milieu dvne plaine, où ils ſe couurent le viſage dvn linge,
deſlient leurs ceintures & ramaſſent des pierres quils iettent en arrie-
re. Ces cailloux iettez de leurs mains (qui le croiroit ſi nous nen auions
lautentique teſmoignage de la venerable antiquité?) deſpoüillans
peu à peu leur dureté naturelle, commencerent à ſamollir, puis prin-
drent vne forme, laquelle croiſſant plus ils ſamolliſſoient, à ſon prin-
cipe repreſentoit bien quelque choſe de lhomme, mais ſi groſſiere-
ment quon ny pouuoit quà peine recognoiſtre vn membre dauec
lautre. Ceſtoit tout ainſi comme vn marbre qui na encore ſenty que
les premiers coups du ciſeau, ou vne image de laquelle le peintre na
tiré que les plus gros traicts. Ce que la derniere main de louurier ap-
porte à vn pourtraict auec vn long trauail, fut miraculeuſement ap-
porté denhaut à ces pierres en vn inſtant. Leurs parties humides &
terreſtres tournées en chair formerent le plus mol du corps: & ce qui
eſtoit de ſolide fourniſſant aux dures parties de lhomme, fit les os &
les dents. Les veines ſeules, ſans changer de nom, demeurerent veines,
mais elles ſe trouuerent pleines de ſang, lors que des eſprits dhom-
mes par le vouloir des Dieux, firent mouuoir les pierres que Deuca-
lion auoit iettées, & des ames de femmes animerent celles qui eſtoient
parties de la main de Pyrrha. Ainſi chacun deux repara la perte de ſon
ſexe, ainſi dvn rocher ſortirent nos corps, qui teſmoignent en la dure-
té de nos coeurs, & par les trauaux quils endurent, combien leur dur
naturel a eu vne dure naiſſance.
|| [21]
LE SVIET DE LA X. FABLE.
Apres la retraicte des eaux naſquit des boües de la terre lhorrible ſerpent Python,(X. Fable
expliquée au
10. Chap.)
qù Apollon fit mourir tout percé de ſes fleſches. Et afin que la memoire dvne ſi belle vi-
ctoire fuſt eternelle, en lhonneur dApollon qui fut pour ce reſpect ſurnommé Pythien, on
inſtitua des jeux & des combats quon appella außi Pythiens, pour rafraiſchir aux hommes
lobligation quils auoient à ce Dieu vainqueur dvn ſi eſpouuentable monſtre.AInsi lhomme naſquit, puis les autres animaux que la terre,
eſchauffée des rays du Soleil, engendra de ſoy-meſme ſans au-
tre aide: car de ſon limon, qui couuoit dedans ſoy les ſemences de
toutes choſes, enflé par la chaleur du feu celeſte, ſortirent toutes ſor-
tes de beſtes qui eurent auec le temps vne forme auſſi parfaicte com-
me ſi elles euſſent eſté conceües dedans le ventre de leur mere. Ce fut
de meſme quen Egypte, lors que le Nil ayant retiré ſes ſept bras de-
dans leur couche couſtumiere, laiſſe les plaines boüeuſes, ſur leſquelles
le Soleil na pas ſi toſt donné, que les laboureurs en ouurant les mot-
tes de terre y trouuent des animaux, dont les vns ſont quelquesfois
encore au premier poinct de leur naiſſance, les autres imparfaicts
manquent de quelques membres, & bien ſouuent nont quvne demie
vie, eſtans animez dvn coſté & de lautre neſtans que terre. La cha-
leur & lhumidité temperées ſont les cauſes de tels effects; car bien que
comme qualitez ennemies elles ſe combattent touſiours, vnies pour [22] tant par vne diſcordante concorde, elles font naiſtre tout ce qui ſe
void icy bas. Les boües doncques que le deluge auoit laiſſées, ayans
eſté animées du Soleil, qui donne vie à tout auec ſa lumiere, la terre
engendra vn nombre infiny de beſtes, la pluſpart qui auoient deſia
eſté auparauant, & dautres auſſi quon nauoit iamais veuës. Delle
contre ſa volonté ſortirent des monſtres, du nombre deſquels fut
Python, furieux ſerpent, dont la forme incogneuë aux hommes nou-
ueaux nez, & la monſtrueuſe grandeur, qui couuroit preſques vne
montaigne entiere, fut leffroy de lVniuers renaiſſant. Pour deliurer
la terre de lhorreur de ceſte eſpouuentable maſſe, Apollon ne ſe ſer-
uit point dautres fleſches, que de celles qui nauoient auparauant ac-
couſtumé deſtre employées, quau meurtre des Daims & des Che-
ureulx. Il en tira bien mille ſur ceſte hideuſe beſte, & ſe veid preſque
en crainte deſpuiſer ſon carquois ſans rien faire, mais en fin les ruiſ-
ſeaux du venin dont le monſtre eſtoit remply, ſeſcoulans par tant de
bleſſures laiſſerent ſon corps ſans mouuement & ſans vie. Et de peur
que lingrate oubliance auec le temps ne fiſt perdre le ſouuenir dvn
(Inſtitution des
Ieux Pythiens.) acte ſi digne de memoire, furent deſlors inſtituez ces Ieux ſacrez, &
ces tant celebres exercices, qui tirerent leur nom du nom de ce ſer-
pent vaincu par le fils de Latone, eſquels les ieunes hommes victo-
rieux, fuſt à la luitte ou à la courſe, à pied ou ſur des chariots, eſtoient
par honneur couronnez de fueilles de cheſne. Il ny auoit point alors
de lauriers, leurs branches verdoyantes nauoient pas encore ſeruy de
marques de gloire ſur le front des vain queurs, Phoebus en ce temps-là
neſtoit pas en ſoucy de quel arbre fuſt ceinte ſa longue cheuelure;
toutes ſortes de fueilles luy eſtoient indifferentes, il nauoit point
daffection plus pour les vnes que pour les autres, auſſi nauoit-il point
encore eu damour.
LE SVIET DE LA XI. FABLE.
(XI. Fable
expliquée au
11. Chap.) Apollon amoureux de Daphné fille du fleuue Penée, & la plus belle qui fut lors en
Theſſalie, voyant que ny par prieres ny par promeſſes il ne pouuoit tirer delle le conten-
tement quil deſiroit, ſe reſolut demporter par force ce que la douceur ne luy pouuoit ac-
querir, & en la pourſuyuant la contraignit de recourir à ſon pere, qui pour conſeruer ſa
virginité, comme il luy auoit promis, la tranſmua en vn laurier, arbre qui chez les
Grecs porte le nom de Daphné. Voila lorigine des lauriers que donne le Poëte, & la cauſe
pourquoy le Soleil les cherit.
|| [23]
LEs premieres flames qui bruſlerent le coeur du beau fils de Lato-
ne furent celles des yeux de la belle Daphné, ce fut elle qui fit nai-
ſtre le premier braſier quil ſentit en ſon ſein, braſier que le hazard ny
alluma point, mais le courroux & la vengeance du petit Amour, quil
auoit offencé. Quelque temps apres la deffaicte du ſerpent, Apollon
tout bouffy de la gloire quvne telle victoire luy auoit acquiſe, ren-
contra dauanture Cupidon auec vn arc en main quil bendoit, pour
en deſcocher quelque fleſche amoureuſe: Pauure enfant, luy dit-il,
laſche enfant qui nas que les foibles forces de ta molle delicateſſe, eſt-
ce à toy de toucher les puiſſantes armes que tu manies? Quitte-les
moy, elles te viennent mal en main, ton bras neſt pas pour ſen ſer-
uir, ceſt pour moy quelles ont eſté faictes, pour moy qui en ſçay ſans
faillir frapper les beſtes où ie veux, & dvne main aſſeurée les teindre
du ſang de mes ennemis. Pour moy, dis-ie, qui en vſay ſi à propos
contre ce monſtrueux ſerpent, qui de ſon ventre empoiſonné cou-
uroit tant darpens de la terre, le renuerſant tout percé de mes traits.
Contente-toy, petit Dieu, dauoir en main vn brandon, duquel tu
peux faire naiſtre ie ne ſçay quel feu dans les coeurs, & nentrepren
plus daccroiſtre ta puiſſance auec les outils de ma gloire. Amour pic-
qué de linſolence de Phoebus repartit en colere; Tu te vantes que tes
fleſches peuuent bleſſer les beſtes, ie ne leur en enuie point le triom-
phe, mais ſçaches que toy-meſmes ne te ſçaurois garder des miennes,
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& recognoiſſant que ton coeur eſt ſubjet à leurs douces-aigres pointu-
res, auouë que lhonneur de mon carquois va plus haut que le tien, en
ce quil a pouuoir ſur les Dieux, & le tien ne peut rien que ſur les ani-
maux. Il ne fit pas plus longue repartie, ſes aiſles auſſi toſt pouſſées
du deſir de la vengeance qui lanimoit, le porterent dvn vol leger ſur
les ſommets de Parnaſſe, où il ſortit de ſa trouſſe deux traits qui ne-
ſtoient pas ſemblables, auſſi ſen vouloit-il ſeruir à deux effects di-
uers. Lvn doré & armé par le bout dvne pointe luiſante, eſt celuy
dont la bleſſure engendre lamour dedans les coeurs naurez. Lautre
doüé dvne vertu contraire qui porte auec ſoy la haine de lamour, eſt
émouſſé, & na ſon bois armé que de plomb. De ceſtuy-cy il toucha
Daphné, Nymphe dont la beauté eſtoit tant enuiée; & du premier il
en bleſſa outrageuſement le coeur de ce Dieu qui lauoit offencé de
meſpris. Les coups ne ſont pas donnez dvn coſté & dautre, quauſſi
toſt lvn reſſent les feux de la chaude paſſion qui nous faict aimer; &
lautre eſt ſaiſie dvne froide humeur qui luy fait auoir le ſeul nom
damour en horreur. A pollon bruſle, & Daphné neſt que glace, elle
ſe plaiſt à vne vie champeſtre, ſes delices ſont de chaſſer, & faict tro-
phée des deſpoüilles des beſtes quelle prend, non pas des coeurs que
ſes beautez captiuent. Ses exercices ſont les meſmes exercices de la
chaſte Diane; elle court par les bois auec vn arc en main, & na pour
coiffure quvne ſimple bandelette, qui ſerre ſon poil mal-peigné.
Pluſieurs la recerchent pour femme, quelle fuit dauoir pour maris.
Elle ne ſçait que ceſt de mariage, auſſi ne le veut-elle pas ſçauoir, car
elle abhorre lamour & la compagnie des hommes. Son pere luy dit
ſouuent: Ma fille, vous me deuez vn gendre, quand me voulez-vous
ſatisfaire? Ie deurois deſia eſtre appellé grand-pere par vos enfans, ne
penſez-vous point encore à eſtre mere? Mais elle qui deteſte lallian-
ce dvn homme comme quelque honteux forfaict, à loüye de telles
paroles, colorant ſon beau teint de lis dvne rouge pudeur, ſe iette au
col de ſon pere, lembraſſe eſtroittement, & auec les plus douces prie-
res que ſon chaſte coeur luy peut mettre en bouche, le ſupplie quil luy
ſoit permis de viure touſiours fille, & conſeruer entiere la fleur de ſa
virginité, comme Iupiter autresfois le permit à Diane. Elle len prie
& len coniure de telle ardeur, que le pere vaincu de ſon pudique zele,
eſt contrainct de luy accorder. Quelles requeſtes ſont-ce là, belle
Nymphe? quels ſouhaits eſt-ce que vous faictes? Vos beautez enne-
mies de vos voeux ne ſont pas daccord auec vos deſirs. Vous meſmes
vous vous trahirez, car voſtre grace & voſtre âge ſeront les volleurs
qui ſans ceſſe attenteront ſur la fleur que vous voulez garder. Mais
quoy! luy parler, ceſt perdre inutilement des paroles. Elle na rien ſi
cher que la vierge reſolution de ſon coeur puceau, & la promeſſe dont
ſon pere a daigné authoriſer ſon chaſte deſſein. Cependant Phoebus
laime, il bruſle de deſirs pour elle, & ſes deſirs luy font naiſtre des
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eſperances: mais ceſt pour-neant quil eſpere, il ſabuſe ſoy-meſ-
me en ſes oracles, qui trompeurs, luy promettent vn bien, dont ia-
mais il ne iouïra. Tout ainſi quen vn champ, où lon met le feu aprés
la moiſſon, ſe faict tout à coup vn grand embraſement dans les
chaumes qui y ſont demeurez: de meſme que lon voit les hayes
quelquefois ſallumer à la torche de paille du voyageur, qui en mar-
chant de nuict ou lapproche trop prés, ou bien quand le matin
ouure le iour, la iette ſans leſteindre au pied du buiſſon: Ainſi ce
Dieu, pere de la lumiere, en vn rien tout eſpris du feu des beaux
yeux de Daphné, ſe bruſle & ſe conſomme dvne ardeur quil ne
peut & ne veut eſteindre. Il cherit ſon braſier & ſe plaiſt à nour-
rir dvn vain eſpoir ſes inutiles flames. Il void ſes cheueux qui tous
meſlez font eſclatter vn luſtre dor: Las! que ſeroit-ce, dit-il en
ſoy-meſme, ſils eſtoient bien peignez? Il void la brillante lumie-
re de ſes yeux, pareille à celle des aſtres, & du feu qui en ſort ſent
croiſtre ſon braſier. Il void les roſes de ſes ioües & le corail de ſa
bouche, mais telle veuë ne ſçait engendrer en luy quvn regret de
nen auoir que la veuë. Il admire ſes mains & ſes bras que ſa man-
che retrouſſée laiſſe preſque tous deſcouuerts. Il ne ſe peut laſſer
de loüer tant de traits de beauté quil remarque, & ne ſe peut rien
imaginer daſſez beau, pour repreſenter aux yeux de ſon ame le me-
rite de ce que la robe cache. Il bruſle de lapprocher, mais elle
court de telle viſteſſe, quon diroit que les legeres aiſles dvn vent
lemportent, elle ne veut point ouïr les cris de celuy qui la ſuit; ou
ſi elle les entend en courant, elle ne veut pas ſarreſter pour reſpon-
dre. Il a beau luy crier: Demeurez, belle Nymphe, demeurez, ie vous
prie: Quoy, me tenez-vous pour voſtre ennemy! Ainſi la craintiue
brebis fuit les dents ſanglantes du loup: ainſi le cerf timide auec ſes
pieds animez du vent, euite la fureur du lion: ainſi la peureuſe co-
lombe dvne aiſle tremblotante taſche à ſe ſauuer des griffes de lAi-
gle: ainſi tous animaux fuyent ceux que la hayne pouſſe à les ſuiure.
Mais demeurez, ma belle, ce neſt pas vne telle furie qui guide mes
pas, ceſt lamour qui me tranſporte & me force de courir aprés vous.
Miſerable ie porte vn braſier dans le ſein, & pour maffliger mille
glaces viennent maintenant ſy gliſſer. Ie bruſle & ie friſſonne à cha-
que pas, de crainte que iay quen courant par meſgarde vous ne heur-
tiez quelque branche qui vous bleſſe, ie meurs dapprehenſion que
mon feu ne vous ſoit cauſe du mal que vous ne meritez pas ſouffrir.
Le chemin que vous tenez eſt faſcheux, ne courez pas ſi viſte, ie vous
ſupplie; ſi vous allez plus doucement, ie me haſteray moins auſſi, &
ne vous tiendray pas de ſi prés. Mais eſtes-vous ſi peu curieuſe quil ne
vous ſoucie point de ſçauoir qui vous ayme? deſdaignez-vous dap-
prendre le nom de celuy de qui vous eſtes les delices? Ce neſt pas vn
païſan, ny vn bucheron de ceſte montaigne; ce neſt point vn berger,
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non ma chere vie, iamais ie ne fis paiſtre troupeau dedans ce bois.
Vous fuyez ſans ſçauoir qui vous ſuit, ha fille trop peu aduiſée!
vous fuyez voſtre bien en me fuyant, deuant que mauoir recognu,
car vous ne fuyriez pas, ie maſſeure, ſi vous me cognoiſſiez. Ie ſuis
celuy quon recognoiſt pour ſouuerain à Delphes, à Claros, à Te-
nede, & dans le Palais de Patare. Ce grand Dieu qui de ſa main ef-
froyable darde les foudres ſur la terre, maduoüe pour ſon fils. Sans
moy le monde enueloppé dvn manteau de tenebres, ne verroit
rien de tout ce quil contient. Ceſt moy qui ay le premier marié les
vers aux cordes & aux accords du luth. Iay larc fort bien en main,
iay des traits qui ne manquent point datteindre où ie viſe, ils ſont
tres-aſſeurez de leur coup, mais non pas ſi certains que la fleſche dont
mon coeur a receu le coup qui me tuë. Tous les remedes de la me-
decine ſont eſclos de mon inuention: auſſi pour les rares cures que
ie fay, ſuis-ie tenu par le monde pour le Dieu de tous le plus fauora-
ble. La terre ne produit point dherbes qui ne ſoient en ma puiſſance,
ie cognoy leur vertu, & ſçay comme il en faut tirer le ſuc. Ha! mal-
heur pour moy, que les herbes ne peuuent alleger le mal damour:
malheur que iay vne ſcience dont chacun tire quelque commodi-
té, & pour moy ſeul elle ſe trouue vaine. Les ſecrets de mon art peu-
uent fermer les bleſſures dautruy, & ne peuuent rien pour la gueriſon
de la mienne.Il euſt bien encore continué ſes plaintes, mais Daphné que la crain-
te talonnoit, ayant repris haleine reprit vne courſe ſi viſte quelle le
deuança fort, & le laiſſant loing aprés elle, luy fit laiſſer ſes diſcours
imparfaicts. Il ceſſe de parler, mais il ne ceſſe pas de pourſuiure; il
cognoiſt ſa Nymphe ennemie de ſes deſirs, mais il ne la recognoiſt
pas moins belle: au contraire ſentant croiſtre le chaud de ſon ar-
deur, il ſe perſuade de voir croiſtre les beautez qui le fuyent. Le vent
qui iette en arriere les treſſes vagabondes de ceſte fuyarde, leue par
fois ſa robe, & faict paroiſtre ſa cuiſſe dalbaſtre, dont ce ieune Dieu
tout rauy ſe laiſſe plus furieuſement tranſporter à ſa paſſion, qui ani-
me ſes pieds dvne viſteſſe incroyable, pour faire demeurer par for-
ce celle que ſes douces paroles nont peu arreſter. Tout ainſi que
quand vn leurier faict leuer le lieure en raze campagne, tous deux
ſéchauffent à la courſe, lvn pour la proye, & lautre pour ſa vie. Le
chien comme panché ſur le lieure penſe à tous coups auoir deſia la
dent dedans, & ne le touche pas, il allonge le col & luy donne quel-
quefois des atteintes, eſquelles il ne gaigne que de la bourre: Le
lieure dautre coſté ſe trouue bien ſouuent ſi eſperdu, quil doute ſil
eſt pris ou non, il ſeſlance dvn ſault à droict ou à gauche, faict dvne
ſecouſſe perdre la priſe au leurier, & ſarme de nouuelle legereté
aprés auoir receu pluſieurs bourraſques. De meſmes en font ce Dieu
& ceſte Nymphe. Ils courent, luy porté du vent de ſes eſperances, elle
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pouſſée de lapprehenſion quelle a deſtre priſe: tous deux courent
eſperduëment; mais luy qui eſt aidé des aiſles de lamour continuë
plus legerement ſa courſe, il ne donne point de repos à la belle, il
touche preſque ſa robe par derriere, & la tient de ſi prés, que ſon ha-
leine en reſpirant humecte ſes cheueux où les Zephyrs ſe ioüent. Bref
il la preſſe de telle façon quelle nen peut plus, la couleur luy change,
ſigne aſſeuré que la force luy manque. Elle ſe ſent vaincuë par le tra-
uail & la longueur dvne courſe ſi precipitée, & ne veut pas pourtant
laiſſer vaincre ſa chaſteté. De tant loing quelle apperçoit les eaux de
ſon pere Penée, elle ſeſcrie à luy, & le ſomme de ſa promeſſe, afin de
deffendre ſon pucelage contre la violence dApollon. Si voſtre humi-
de puiſſance (dit-elle en courant) eſt aſſez forte pour me conſeruer,
ſecourez-moy mon pere, oppoſez-vous au rauiſſeur qui va fleſtrir la
chere fleur de ma virginité. Rompez les riues de vos eaux, & coulez
iuſquicy pour menuelopper dans les ondes, ou bien faictes fendre la
terre pour mengloutir, ou ruinez au moins par quelque change ceſte
charmereſſe beauté, qui me rend trop aimable pour le bien de ma
chaſteté. Elle neut pas finy ſa priere, quen meſme inſtant ſa courſe
prit fin, elle demeura droicte ſur la place, ſans poulx & ſans mouue-
ment. Son corps ſe reueſtit dvne tendre eſcorce, ſes cheueux furent
des fueilles, ſes bras ſe fendirent en pluſieurs rameaux, & ſes pieds per-
dans leur viſteſſe furent les immobiles racines quelle ietta dans terre.
Son viſage fut le feſt de larbre où ſa beauté demeure encore peinte,
quApollon cherit touſiours: car deſlors la voyant changée en arbre
il ne laiſſa pas dembraſſer le tronc, & luy ſentit battre le coeur deſſous
ceſte nouuelle eſcorce. Il fit mille regrets autour, & baiſa mille fois le
bois en ſe plaignant: mais quoy? le bois, comme ſil euſt eſté pollu de
la chaleur de tels baiſers, ſembloit les auoir en horreur. Si elle euſt
peu, elle ſe fuſt encore retirée pour fuir ce Dieu, à qui ſon change-
ment ne peut faire changer daffection. Il demeura long temps à la ca-
reſſer, & en fin luy diſt: Puis que vous ne pouuez plus eſtre ma fem-
me, au moins ſerez-vous mon arbre: oüy belle, vous porterez des
branches qui me ſeront conſacrées, & mon amour vous fera poſſeder
tant dhonneur, que les vainqueurs ſans vous ne pourront eſtre di-
gnement honorez. Vos fueilles couronneront leurs chefs, elles ſe-
ront poſées pour ornement autour des luths, & ſeruiront de glorieu-
ſes ceintures aux trouſſes des chaſſeurs. Sera vous, beau laurier, qui
ſerez teſmoin de la gloire des Empereurs, lors que victorieux ils ſe-
ront conduits en triomphe dedans le Capitole, auec vne infinité de
voix dallegreſſe. Comme fidelle gardien de leur Palais on vous poſera
deuant leur porte, autour dvn cheſne qui tiendra le milieu. Et comme
moy ſans vieillir ie porte touſiours ma cheuelure blonde toute entie-
re, auſſi la voſtre ne ſe fleſtrira iamais; vos fueilles touſiours vertes
vaincront la rigueur de lhyuer, & vous conſerueront ceſte verte
[28]
beauté, en eſchange de celle que vous auez perduë. A ces promeſſes
dApollon le laurier panchant vn peu ſes rameaux, ſembla faire ſi-
gne de la teſte quil en eſtoit daccord, & quil auoit bien agreables les
faueurs dApollon.
LE SVIET DE LA XII. XIII. XIIII. XV.
ET XVI. FABLE.
(XII. XIII.
XIIII. XV. &
XVI. Fable ex-
pliquées au 12.
Chap.) Iupiter amoureux dIo fille du fleuue Inache, layant gaignée par belles paroles, afin
den iouïr paiſiblement, ſans eſtre importuné des ialouſies de ſa femme, la changea en
vache. Mais Iunon ne laiſſa pas de deſcouurir ſes amours, du fruict deſquels elle le
priua en luy demandant ceſte vache, qui paroiſſoit en beauté ſur tout le beſtail du Pelo-
poneſe: car luy ne peut refuſer ſi peu de choſe à ſa femme, ou il ſe fuſt entierement de-
celé. Or Iunon layant en ſa puıſſànce, pour nen auoir plus de martel, & empeſcher que
Iupiter ne lapprochaſt, elle la donna en garde à Argus fils dAriſtor, qui auec cent yeux
quil auoit ne la perdoit iamais de veuë. Mercure par le commandement de ſon pere tua
eeſt Argus, apres lauoir endormy de ſa fluſte, & Iunon voyant le gardien de ſa vache
mort, le changea en vn Paon, oyſeau qui eſt en ſa protection, dans la queuë duquel elle
poſa les yeux qui luy auoient eſté creuez. Or le conte que Mercure faiſoït à Argus,
lors quil lendormit, eſtoit de linuention de ſa fluſte. Il diſoit que Syrinx, la plus belle
des Naïades, qui fuſt autrefois dans toute lArcadie, eſtant aymée du Dieu Pan, fut par
luy vne fois pourſuiuie iuſquau fleuue Ladon, où de peur deſtre violée, auec laide de ſes
ſoeurs elle ſe conuertit en roſeau, duquel depuis les fluſtes ont eſté faictes, qui chez les
Grecs portent encore ſon nom. Et depuis, Io furieuſe, apres auoir couru vne incroyable
eſtenduë de terres, sarreſta en Egypte, où Iupiter touché de pitié la fit retourner en ſon
premier eſtre ſous le nom dIſis, Deeſſe adorée par les Egyptiens.
|| [29]
DAns lEmonie au milieu des bois qui ombragent la valée de
Tempé, par laquelle le fleuue Penée deſcendant du Pinde roule
ſes eaux eſcumeuſes, qui de leur cheute violente faiſans ſortir vne fu-
mée de pluye, dont le ſommet des arbres de la foreſt eſt arroſé, y
entretiennent des vapeurs continuelles, & rendent vn bruit impor-
tun à ceux meſme qui en ſont aſſez eſloignez; il y a vn antre taillé
dans la roche, qui ſert de palais au pere de Daphné. Ceſt là ſa demeu-
re ordinaire, ceſt le ſiege où il rend ſes iugemens aux eaux de ſon do-
maine, & aux Nymphes qui les habitent. Ceſt là quil faict ſes aſ-
ſemblées: auſſi fut-ce là que toutes les riuieres du païs, ayans oüy le-
ſtrange auanture de ſa fille, le vindrent trouuer, ou pour sen reſ-
iouïr auec luy, ou pour le conſoler: car ils ne ſçauoient ſi ceſtoit
choſe qui leuſt affligé, ou que luy meſme euſt deſirée. Sperchie auec
les peupliers dont il eſt entouré ſy trouua, linconſtant Enipée, le
vieillard Apidane, le doux Amphryſe, & AEas ne manquerent point
dy venir; bref tous les fleuues de la prouince ſy rendirent, tant ceux
qui dvne courſe lente, que ceux leſquels dvn flux precipité vont
engloutir dans la mer leurs eaux laſſées de leurs longs deſtours. Il ny
eut quInache ſeul, qui ne fut point de la compagnie, ſa douleur le
retint dans ſon antre, où croiſſant ſes eaux par ſes larmes, il pleuroit
ſa fille Io comme perduë. Il ne ſçait ſi elle reſpire encore le doux air
de ceſte vie, ou ſi Charon la deſia paſſée au ſombre Royaume de
Pluton; ne la trouuant point il croit quelle neſt plus, & nen enten-
dant point de nouuelles lapprehenſion luy faict imaginer quelle eſt
tombée en des accidens pires que la mort. Elle neſtoit pas morte
pourtant, mais vn Dieu lauoit faict eſgarer du riuage, où tous les
iours elle auoit accouſtumé de paſſer ſon temps.Iupiter par hazard layant rencontrée vn peu à leſcart, non pas
loing toutefois des eaux de ſon pere, fut ſi eſpris des douces merueil-
les quil veid peintes ſur ſon viſage, que ſa veuë mere de ſon amour
ſit quil laccoſta tout à lheure, & luy diſt comme rauy: O diuine
beauté digne des embraſſemens du grand Iupiter, belle fleur, que ie
ne ſçay quel homme du monde aura le bon-heur de cueillir! com-
ment laiſſez-vous gaſter ce teint de neige aux bruſlans rayons du So-
leil? Que ne vous retirez-vous à lombre dvn coſté ou dautre, cepen-
dant que ſon feu au milieu de ſa courſe altere ainſi la terre? Si lap-
prehenſion de rencontrer quelque beſte ſauuage, vous faict crain-
dre dentrer ſeule dans la foreſt, vous trouuerez en moy vn Dieu,
qui vous y fera compagnie, & vous conduira en aſſeurance dans la
fraiſcheur des plus eſpaiſſes ombres qui y ſoient. Entrez-y hardi-
ment, vous ſerez en la ſauuegarde, non de quelque baſſe diuinité,
mais du grand Iupiter, de moy qui ſouuerain des Cieux en ay le ſce-
ptre en main, de moy qui eſtonne le monde au bruit des foudres
que ieſlance. Quoy? vous fuyez: non, non, arreſtez-vous, ma
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douce, ie ne vous veux pas offencer. Car effrayée aux premieres
paroles de Iupiter, elle auoit commencé à doubler le pas, & lors
ſe haſta encore dauantage, ſi bien quelle paſſa les marets de Lerne,
& trauerſa tout le plan que les Arcades ont dedans leurs terres,
touſiours ſuiuie de ce Dieu, lequel en fin laſſé de la pourſuiure en
vain, lenueloppa dvne nuée, dans laquelle il larreſta, & tira del-
le, auec ſon pucelage, tout le contentement quil ſouhaittoit. Ainſi
quau milieu de lombrage de ces broüillars eſpais il ſe combloit
de delices, Iunon eſmerueillée de voir le nuage, qui faiſoit vne
nuict en plein iour, ſeſtonna dautant plus quelle recognut quil na-
uoit point eſté ramaſſé des vapeurs que le Soleil attire, ou des eaux,
ou de lhumidité de la terre. Elle entra en deffiance que ce ne fuſt vn
traict de ſon mary, car elle le ſoupçonne volontiers, dautant quelle
la ſurpris pluſieurs fois en pareils larcins amoureux. Elle le cerche
dvn coſté & dautre, & ne le trouuant point dans le Ciel, dit en ſoy-
meſme, quelle eſt bien trompée, ou quil fait quelque coup qui lof-
fence. Pour en eſtre eſclaircie à linſtant meſme, elle deſcend en terre,
diſſipe la nuée, & void au deſſous ſon mary, mais ne deſcouure rien
autour de luy quvne vache: car Iupiter ſeſtant apperceu de la venuë
de ceſte ialouſe Deeſſe, auoit desfiguré les agreables traits du viſage
dIo, poſant des cornes ſur ſa teſte, & la veſtant dvn cuir groſſier cou-
uert de poil; bref dvne fille en auoit faict vne ieune geniſſe, qui ſous
ceſte peau & ce poil faiſoit encore eſclatter ie ne ſçay quoy de ſes pre-
mieres beautez. A ſon arriuée Iunon ladmire, contre ſon coeur elle
force ſa bouche à dire quelle ſe plaiſt de voir vne beſte ſi polie; com-
me ignorante de la verité, elle ſen quiert qui la amenée là, & de quel
troupeau elle a eſté tirée. Iupiter pour faire ceſſer tant denqueſtes
reſpond, que fraiſchement elle eſt née de la terre. Iunon lors conti-
nuë encore à la loüer, & feignant den auoir enuie ſupplie ſon mary
de luy en faire vn preſent. Importune demande! Que peut-il faire? il
ne ſçait à quoy ſe reſoudre. Dengager ſes amours entre les mains dv-
ne femme ialouſe, ceſt vne cruauté trop inſupportable. De ſexcu-
ſer auſſi, il ne peut, car en tel cas toutes excuſes ſont ſuſpectes. La hon-
te dvn coſté veut quil face le don, dautre coſté lamour luy deffend
de le faire: toutesfois lAmour ſon vainqueur euſt facilement vaincu
la honte, ſi ce neuſt eſté le ſoupçon que le refus euſt engendré: mais
pour ſi peu eſconduire vne ſoeur, à vne femme refuſer vne vache,
ceuſt eſté aſſez pour faire croire que ceſtoit bien autre choſe quvne
vache. Il la donne donc, Iunon la reçoit, & bien quelle layt en ſa
puiſſance, ne ſe deſpoüille pas pourtant de ſes ialouſes apprehenſions:
elle craint touſiours que Iupiter à la deſrobée nen ioüiſſe, iuſquà
ce quelle lait miſe ſous la garde dArgus. Ceſt Argus vigilant con-
cierge, auoit la teſte enuironnée de cent yeux, deux deſquels tour à
tour ſe fermoient pour prendre repos, tandis que les autres ouuerts
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faiſoient la ſentinelle. En quelque lieu quil fuſt, il ne perdoit iamais
la vache de veuë, touſiours Io eſtoit deuant ſes yeux, & meſmes lors
quil luy tournoit le dos. De iour il luy laiſſe bien le champ libre pour
paiſtre, mais de nuict il la ſerre, & le col de la belle, ſans lauoir me-
rité demeure priſonnier dvn licol. Pauurette! ſes viandes ſont des
fueilles darbres & des herbes ameres, elle na autre couche que la terre,
le plus ſouuent ſans litiere, & ne boit que de leau boüeuſe de quelque
bourbier. Elle regrette en elle meſme ſa miſere, & veut par fois ten-
dre la main pour demander quelque choſe à Argus qui la garde, mais
toute eſtonnée elle trouue quelle na point de main. Si ſon affliction
linſpire de ſe plaindre, au lieu de parler elle mugit, & de ſa voix pro-
pre ſeffraye, tremblottant à louïe de ſes rudes accens. Il aduint vne
fois quen ſe pourmenant elle ſe trouua ſur la riue de ſon pere Inache,
où elle ſeſtoit ſouuent ioüée, & ſapprochant du bord ſe veid dans le
cryſtal des eaux, qui auoient accouſtumé de luy ſeruir de miroir: elle
ſe veid & veid ſon front cornu, qui luy fit tant de peur quelle en prit
la fuitte, comme ſi fuyant elle euſt peu ſeſloigner de ſoy-meſme. Les
vertes Nymphes des eaux la voyent courir par les plaines voiſines,
Inache la voit auſſi, mais Inache ny les Naïades ne ſçauent qui elle eſt.
Elle ſuit pourtant ſon pere; elle ſuit les Nymphes ſes ſoeurs, permet
quils la touchent, & prend plaiſir à demeurer deuant eux, lors quils
admirent ſes beautez. Le bon Inache tout griſon ne ſe peut laſſer de
la careſſer, à cauſe quelle le careſſe; il luy donne des herbes, elle luy
leche & luy baiſe la main; il la flatte, il la mignarde, & elle à ſa façon,
en luy faiſant de meſme, laſche des larmes que le regret quelle a de
ne ſe pouuoir deſcouurir, luy faict tomber des yeux. Elle ſe deſpite
en ſoy-meſme ſentant que la parole luy manque pour parler à ſon
pere, luy demander ſon ſecours en luy diſant ſon nom, & luy racon-
ter ſa fortune: mais en fin elle trace du pied ſur terre ce quelle ne peut
dire de bouche, & monſtre à ſon pere ſon nom eſcrit dans la pouſſie-
re, qui laſſeure du triſte changement de ſon corps. Ha! miſerable,
(ſeſcria lors Inache, ſe panchant ſur les cornes de ceſte blanche ge-
niſſe, qui pleuroit) miſerable, redoubla il, & trois fois miſerable
pere: Eſt-ce toy, ma fille, que iay cerchée auec tant de ſoucy par toute
leſtenduë de la terre? Ie te rencontre icy, & ne te trouue pas pourtant;
non, ma fille, ie ne te trouue pas, car tu nes plus celle que ie cerchois.
Las! mon regret eſtoit bien moindre, quand ie tauois entierement
perduë, quil neſt ores que ie te recouure de la façon. Pourquoy te
tais-tu? que ne reſpons-tu à mes plaintes? Teſt-il impoſſible de faire
ſortir autre choſe de ton ſein que ces profonds ſouſpirs? Ne peux-tu
donc pour des paroles rendre que des mugiſſemens? Helas triſte pere!
Ie traittois de ton mariage, ieſtois aux appreſts de ta nopce; ie te pen-
ſois voir bien-toſt mere, & poſois deſia mes eſperances ſur lappuy
dvn gendre & de tes enfans. Maintenant il faut (cruel creue-coeur)
[32]
que ie te voye accouplée auec vn mary, que tu choiſiras au milieu de
ces troupeaux cornus, & que de toy pour petit-fils ie ne voye naiſtre
quvn veau. Mais encore ſi la mort pouuoit finir lamertume des dou-
leurs que ien ay! Elle nen a pas le pouuoir, ma diuinité len empeſ-
che; diuinité nuiſible qui me ferme la porte du treſpas, pour allon-
ger mes pleurs, & donnant à ma vie vne durée eternelle, continuer
mon mal iuſquà leternité.Tandis que ſes regrets luy mettoient ces piteuſes paroles en bou-
che, Argus ennuyé de ſes larmes retira ſa fille de deuant luy, & leſloi-
gnant des eaux du fleuue la mit au milieu dvn grand paſturage, puis
ſen alla ſeoir ſur le coupeau dvne montaigne, doù il deſcouuroit
toutes les plaines des enuirons.Que faictes-vous, grand Iupiter, comment laiſſez-vous ſi long
temps ramper miſerable ceſte beauté, qui vous a eſté ſi chere? com-
ment laiſſez-vous captiue celle qui a captiué voſtre coeur? De vray le
mal dIo lafflige outre meſure, il ne peut la voir ainſi traictée, il ne
peut plus patienter, faut quil la deliure du cruel ioug ſous lequel Iu-
non la retient. Il appelle ſon fils Mercure, fils engendré des embraſſe-
mens dvne des Pleïades, & luy commande de mettre à mort Argus,
trop eſueillé concierge de ſes delices. Mercure prompt à obeïr, ſans
tarder prend ſon chapeau aiſlé, arme de plume ſes talons, & ayant en
main la baguette qui endort tout ce quelle touche, deſcend du Ciel
en terre, où il oſte les aiſles quil porte à la teſte & aux pieds, ne ſe re-
ſerue que ſa verge, & ſen va par les champs comme vn Berger, tou-
chant deuant luy quelques chevres. Quand il ſe veid proche dArgus,
il tira ſa fluſte, en ioüa, & rauit tellement ce gardien eſtoillé, quil le
pria de ſaſſeoir prés de luy: Braue Berger, diſt-il à Mercure, qui char-
mez les coeurs par loreille auec les doux accens de voſtre flageol, ſi
vous auez enuie de vous repoſer, vous ne pouuez trouuer lieu plus
commode ny plus frais, que ſous lombrage qui couure ceſte roche;
venez-vous ſeoir icy, vos beſtes ne manqueront pas dherbe pour pai-
ſtre, ſans ſe beaucoup eſcarter de nous. Ce petit fils dAtlas ne deſ-
daigna point de ſarreſter là, y eſtant inuité; veu que ceſtoit ſon deſ-
ſein quand lautre ne len euſt pas prié. Il ſaſſit, entretint Argus de
pluſieurs diſcours, puis taſcha auec ſes chanſons de clorre tant dyeux,
qui neſtoient ouuerts que pour empeſcher leffect de ſon entrepriſe:
mais Argus, que la crainte deſtre ſurpris tenoit touſiours en ceruelle,
reſiſta autant quil luy fut poſſible. Sentant gliſſer le ſommeil il ſop-
poſe à ſa douce langueur, & ſil ſe rencontre que dvn coſté toutes ſes
ſentinelles ſoient preſques endormies, elles demeurent toutesfois
bien eſueillées de lautre. Il combat contre le ſommeil & contre les
charmes de ceſt inſtrument nouueau, du quel en combattant il deſire
ſçauoir lautheur; il ſenquiert de Mercure, qui ceſt qui le premier
ioignant enſemble ces roſeaux a inuenté vn exercice ſi plaiſant. Lors
[33]
Mercure qui ne cerchoit quvn tel ſubjet dàllonger ſes diſcours, luy
en fit ainſi le conte. Autour des montaignes chenuës de lArcadie
(diſt-il) il y auoit autresfois vne Nymphe, que ſes compagnes appel-
loient Syrinx, renommée ſur toutes les autres pour auoir ſagement
reſiſté aux chaudes furies des Satyres ſes amoureux, & ſceu accorte-
ment ſe deffaire de tous les Dieux champeſtres qui lauoient recer-
chée. Imitant Diane en ſes exercices, elle limitoit auſſi en chaſteté:
elle portoit vne robe ceinte & retrouſſée tout ainſi que ceſte Deeſſe
chaſſereſſe, bref on leuſt priſe pour Diane meſme, ſi ce neuſt eſté
que les bouts de ſon arc eſtoient de corne, & ceux de Diane ſont do-
rez: mais pluſieurs ne laiſſoient pas de ſy tromper, ſi naïfuement elle
repreſentoit la chaſte fille de Latone. Vn iour Pan la rencontra quel-
le deſcendoit du mont Lycée: il ne leut pasap perceuë, quil ſentit que
ſa grace prit place dans ſon coeur, il treſſaillit en ſoy-meſme & fut
bien ſi eſmeu, que les branches du pin, dont il eſt coronné, en furent
eſbranlées. Il ne ſe peut tenir de courir apres elle, & laccoſtant luy di-
re: Quoy belle Nymphe, eſt-ce ainſi que vous deſrobez les coeurs en
paſſant, & en apparence nen faites point de conte? Ie nay pas eu ſi
toſt ma veuë ſur vous, quà linſtant tout à vous, ie nay plus eſté à
moy-meſme. Vous mauez par les yeux rauy ma liberté, vous mauez
enleué mon ame; permettez-donc que ie vous donne auſſi mon
corps, afin que ioinct au voſtre dvn ſacré lien, nous puiſſions viure
enſemble deſſous les loix dvn heureux mariage. Ie le ſouhaitte, diſoit-
il, cedez aux voeux dvn Dieu qui vous deſire. Voila ce quil luy diſt:
mais elle au lieu den faire eſtat prit la fuite, & ne fit de là quvne cour-
ſe iuſques aux ſablons du fleuue Ladon, où ſe voyant arreſtée par les
eaux, & preſſée du Dieu qui la ſuiuoit, ſon recours fut aux Naïades
ſes ſoeurs, quelle eſmeut à pitié par ſes prieres, & fit auec leur ayde que
ſon corps transformé ne ſe trouua quvn amas de roſeaux. Lors que
Pan la penſa embraſſer il fut tout eſtonné de ne voir entre ſes bras que
ces freſles herbes des marets au lieu du corps de ſa Nymphe. Helas que
de regrets! il croyoit dauoir atteint au comble de ſa felicité, & il ne
ſen trouue pas ſeulement fruſtré, mais encore de toutes ſes eſperances.
Il ſe plaint, il ſouſpire, & de ſes ſouſpirs anime le vuide des cannes quil
embraſſe; il les remplit du vent de ſes triſtes haleines, & aprés les auoir
remplies, il entend comme vne voix plaintiue qui en ſort. Ce petit
ſon, qui reſpond à ſon affliction, luy ſemble ſi doux, quil ſe reſoult
de continuer à leſmouuoir, afin dalleger ſa douleur par le moyen de
celle meſme qui cauſe ſa peine. Pour ceſt effect il ioignit enſemble
auec de la cire, quelques tuyaux du roſeau, dont il fit linſtrument
qui porte encore en certains lieux le nom de ſa maiſtreſſe.Mercure eſtoit en reſolution de diſcourir ainſi au long toute lhi-
ſtoire, mais il nen eut pas le loiſir; car ayant dés le commencement
du conte veu les yeux dArgus gaignez du ſommeil, il laiſſa ſon
[34]
diſcours pour executer ſon deſſein, & le touchant de ſa verge laſſou-
pit dans vn profond dormir, puis mit leſpée au poing, luy trancha
la teſte, & ietta le corps du haut du precipice embas, qui roulant le
long de la coſte enſanglanta toute la roche. Te voila terracé, pauure
Argus, te voila mort: tes yeux ont perdu la clarté du grand Oeil qui
eſclaire tout, tes cent lumieres ſont eſteintes, elles ſont vaincuës, &
vne ſeule nuict les tient enueloppées de tenebres. La Deeſſe que tu
ſeruois en luy gardant ſi fidellement la vache-Nymphe, qui eſmou-
uoit ſes ialouſes humeurs, ne te ſçait pas garder des mains de Mercure;
elle poſe bien les images de tes yeux dans la queuë du Paon, quelle
cherit entre tous les oyſeaux, elle y range bien des couleurs qui nont
ny veuë ny vie, mais elle ny poſe pas tes yeux meſmes, ils demeu-
rent clos malgré elle, Mercure pour-iamais en a eſteint la viue
clarté.Toutesfois Iunon le regrette extremement, & pour ſa mort entre
en telle colere, quelle ſe reſoult de faire mourir Io furieuſe. Elle
luy met deuant les yeux toutes les horreurs de lenfer auec les viſages
eſpouuentables des filles de la Nuict, & leſpoinçonne au dedans des
ſecrettes pointes dvne rage qui lagite & la trouble de telle façon
quelle court tout le monde, ſans ſçauoir où ſa fougue la porte. Ceſte
pauure vache, pouſſée dvne errante fureur, faict preſque le tour de
la terre, & laſſée en fin ſe vient rendre au bord du Nil, où ſes genoux
affoiblis de ſa courſe flechiſſent ſur larene. Elle demeure ſans force &
ſans haleine, & verſant ſa teſte en arriere leue deuers le Ciel ſes yeux
fondus en larmes. Ses pleurs teſmoignent ſes douleurs, dont elle de-
mande allegement à celuy qui les a cauſées, & ſon triſte mugiſſement
fait recognoiſtre quelle ſe plaint à Iupiter de tant de martyres ſouf-
ferts à ſon occaſion. Luy touché de pitié recourt à ſa ialouſe Iunon
pour lappaiſer, il lembraſſe, il la flatte, & la priant de faire ceſſer
les fleaux dont elle afflige ceſte Nymphe, luy promet que les gra-
ces dIo ne luy donneront iamais dennuy, il iure que iamais Io ne
violera ſon lict, & appelle à teſmoins de ſon ſerment les ſombres ma-
rets des enfers. Le courroux de Iunon ne fut pas appaiſé, quauſſi toſt
la Nymphe reprenant ſes premieres beautez, fut toute telle quelle
auoit eſté auparauant. Ce rude poil de vache luy tombe, ſes cornes ne
paroiſſent plus ſur ſon front, le cercle de ſes yeux ſe retreſſit, & lou-
uerture de ſa bouche auſſi ſe reſſerre. Les pommes de ſon ſein ſe re-
font, les mains luy reuiennent, & la corne, quelle a aux pieds, ſe
change en ongles & ſe diuiſe en cinq. Pour marcher elle ne ſe ſert plus
que de deux pieds, ſon corps ſe redreſſe & luy faict voir le Ciel, bref
elle ne tient plus rien de ſon eſtre de vache, ſinon quelle demeure
touſiours blanche. Elle ſe void dedans ſon corps de Nymphe, & tou-
tesfois noſe parler, elle craint de mugir encore, & ne laſche que peu
à peu des paroles entrecoupées pour recognoiſtre quelle ſera ſa voix.
[35]
En fin Iupiter, pour ne laiſſer point ſans honneur celle quil auoit ho-
norée de ſes affections, la fit adorer en Egypte, & rendit ſa renommée
fort celebre en ce païs-là ſous le nom de la Deeſſe Iſis.On tient que de ces amours de Iupiter & dIo en ſortit Epaphe, au-
quel pour ce reſpect, par toutes les villes dEgypte, on a dreſſé des
Temples ioignant ceux de ſa mere. Ceſt Epaphe en ſes ieunes ans fut
compagnon du petit Phaëton, car ils eſtoient tous deux dvn meſme
âge, & nauoient pas moins de courage lvn que lautre. Si la preſom-
ption enfloit le coeur de lvn, lautre nen eſtoit que trop chatoüillé,
& de ſi ambitieuſes humeurs, naiſſoient entreux bien ſouuent des
querelles. Lvn comme fils de Iupiter, vouloit par tout prendre le deſ-
ſus; lautre orgueilleux dauoir Apollon pour ſon pere, ne penſoit
pas quil fuſt obligé de ceder à ſon compagnon: tellement quvne-
fois ſeſtans eſchauffez ſur ce differend, Epaphe offencé des inſolen-
ces de Phaëton, ne ſe peut tenir de luy dire, quil auoit trop bonne
opinion de ſoy, & que ceſtoit à luy vne grande ſimpleſſe dadiouſter
foy aux contes de ſa mere, qui labuſoit des vains diſcours dvn pere
qui iamais ne lauoit touchée. Phaëton confus en rougit, & laiſſant
vaincre ſa colere à la honte quil eut dentendre tels reproches, ſans
rien repartir, ſen alla droict à Clymene ſe plaindre de liniure quon
luy auoit faicte. Il faict mille regrets deuant elle, & pour leſmouuoir
dauantage, confeſſe quil a enduré laffront ſans repartie. Il eſt vray
(dit-il) mes levres ne ſe ſont peu ouurir pour parer de la langue le
cuiſant coup de langue quil ma donné. Ses paroles mont touché ſi
viuement au coeur, quelles mont oſté la parole. Quelle honte à moy
quon tient pour vn brauache, & dvne humeur qui ne ſçait rien patir,
deſtre demeuré comme inſenſible eſtant ainſi offencé? iay peu ſouf-
frir vn tel outrage, iay peu de mes oreilles louïr, & ma bouche na
peu repartir pour ma deffence. Hé! comment me fuſſé-ie deffendu?
Ie nauois point de preuue pour le conuaincre. Donnez-men donc
quelquvne ſil vous plaiſt, ma mere; ſi ainſi eſt que ie ſois ſorty de la
ſemence dvn Dieu, rendez-moy teſmoignage aſſeuré de la diuinité
de ce ſang, qui me doit vn iour faire place dans les Cieux. Le deſir
quil a den eſtre eſclaircy faict quil ſe iette au col de ſa mere, la con-
iure par elle-meſme, par la chere vie de ſon mary Merops, & par
lheureux flambeau qui doit eſclairer aux nopces de ſes ſoeurs, de luy
faire ſçauoir qui eſt ſon vray pere, & luy en laiſſer des aſſeurances
pour loſter du doute qui lafflige. Clymene lors, ſoit que pouſſée de
colere, elle ſe vouluſt purger du crime quon luy reprochoit, ſoit
quelle deſiraſt ſeulement ſatisfaire au ſouhait de ſon fils, tendit auec
la veuë ſes bras au Ciel, & dvn oeil fixe regardant le grand Oeil du
monde, diſt à Phaëton: Ie te iure, mon fils, par ceſte viue clarté, en-
tourée de tant de rays eſclatans, par ce Dieu de lumiere qui nous oyt
& nous void, que tu nas autre pere que luy; que luy, dis-ie, quon
[36]
recognoiſt pere du iour & pere des ſaiſons. Si ce que ie te dis neſt vne
verité tres-veritable, ſi ie tabuſe de la vanité dvn menſonge, pour
tenfler le coeur dvne folle preſomption, quil me cache maintenant
ſa face lumineuſe, que ces beaux rayons que tu voy, ſobſcurciſſent
pour moy, & que ce iour me ſoit le dernier de mes iours. Mais ſa re-
traicte neſt pas loing dicy, la terre doù il ſort le matin pour eſclairer
le monde, eſt proche de la noſtre; ſi tu as enuie que ſa bouche meſme
ten rende certain, va le trouuer, mon fils, tu le ſçauras de luy. Ces
paroles de la mere, chatoüilleuſes à loreille de Phaëton, le firent treſ-
ſaillir de ioye. Il part à linſtant, & va voir ſi Phoebus le recognoiſtra
pour ſon fils. Il marche ſur terre, mais ſon eſprit en eſt bien eſcarté,
il a des deſſeins ſur les aſtres, & ſes conceptions hautaines leſleuent
deſia dans les Cieux. Ayant paſſé la Morée, il paſſe les chaudes Pro-
uinces des Indiens, & pouſſé dvn deſir qui luy donne des aiſles, ſe va
rendre au lieu doù ſon pere ſe leue tous les iours.
|| [37]
LE SVIET DE LA I. FABLE.
Clymene fille de lOcean & de Tethys, fut mere de Phaëton quelle eut du Soleil, au-(I. Fable ex-
pliquée au 1.
Chap. du 2. Diſ-
cours.)
quel elle lenuoya quand il fut grand, afin que le pere recognuſt ſon fils, & que le fils fuſt
aſſeuré de ſon pere. Ce voyage fatal au fils, fut cauſe de ſa mort, car ayant demandé pour
preuue dvne affection paternelle, le gouuernement du grand Char qui eſclaire le monde,
il ne ſceut pas gouuerner les cheuaux qui le tirent, tellement queſgaré du chemin ordi-
naire que le Soleil a accouſtumé de faire, au lieu deſclairer la terre il sen alloit la re-
duire en cendre, ſi Iupiter dvn coup de foudre ne leuſt ietté du chariot embas, & mis
les courſiers en liberté, qui deliurez de ceſt indiſcret gouuerneur ſe remirent deux-meſ-
mes à leur route ancienne.
|| [38]
LE Palais du Soleil eſleué ſur de hautes col-
lomnes eſtoit comme vn grand brillant,
dans lequel lor eſclattoit de tous coſtez, &
les eſcarboucles iettoient vne lueur pareille
à celle du feu. Le faiſte eſtoit couuert dvn
yuoire poly, & lentrée eſclairée de deux
grandes portes de fin argent, ſur leſquelles
louurier auoit ſi heureuſement rencontré,
que les traits de ſon ouurage ſe faiſoient plus
admirer que la richeſſe de la matiere. Car
Vulcain y auoit graué les mers qui ceignent le milieu de la terre. La
boule terreſtre y eſtoit, & lair qui entoure la boule. Sur la mer paroiſ-
ſent les bleües diuinitez des eaux, comme Triton qui a touſiours en
main ſon cornet, Prothée qui ne ſçauroit demeurer en vn eſtre,
le grand Egeon qui embraſſe les corps monſtrueux des baleines, & la
Nymphe Doris auec ſes filles: dont les vnes ſemblent nager, ou ſei-
cher leurs cheueux verds deſſus la croupe de quelque rocher; les autres
ſe faireporter ſur le dos des poiſſons. Elles ne ſont pas toutes tirées ſur
vn meſme patron, leurs viſages ſont differens, mais elles ont ie ne ſçay
quels traits ſemblables, qui monſtrent bien quelles ſont ſoeurs. La
terre autour de ſon corps arrondy faict voir des villes pleines de peu-
ple, des foreſts peuplées de beſtes, des Nymphes par les champs, des
Faunes, des Satyres; bref pas vn ny eſt oublié de tous les dieux cham-
peſtres qui lhabitent. Au deſſus reluit la brillante image du Ciel, eſ-
clairée des planetes, & ceinte en trauers dvne bande diuiſée en douze
parts, remarquables par autant danimaux qui y ſont figurez. Le fils
de Clymene, ayant eſgallement admiré la richeſſe & lartifice dvne ſi
ſuperbe entrée, paſſa outre & ſauançant au dedans du Palais alla droit
au throſne de ſon pere, ſans ſen approcher toutesfois, car ſes yeux
neuſſent peu endurer de prés les eſclairs de la lumiere qui en ſortoit.
Phoebus veſtu dvne robe de pourpre eſtoit aſſis en ſon ſiege eſclat-
tant, tout chargé deſmeraudes, & autour eſtoient poſées les Heures,
eſloignées dvne egale diſtance les vnes des autres, les Iours, les Mois,
les Ans, & les Siecles. LAn y auoit auec luy ſes quatre ſaiſons, le Prin-
temps coronné de fleurs, lEſté nud qui portoit des eſpics en ſa main,
lAutomne ſoüillé de vendange, & lHyuer dont le poil griſon eſtoit
tout heriſſé de froid. Du milieu deux le Soleil iettant le meſme oeil
dont il eſclaire lVniuers, ſur ce ieune homme qui demeuroit rauy à
laſpect de tant de merueilles, recognut que ceſtoit ſon fils; il lap-
pella par ſon nom, & luy demanda qui lauoit meu de le venir voir.
Claire ame de la terre, qui donnez vie à tout en donnant la lumiere
(diſt lors Phaëton,) Aſtre pere du iour que ioſerois nommer mon
pere, ſi le doute où ie ſuis, ne men oſtoit la hardieſſe, croiray-ie que
ie ſois de voſtre ſang? Tiendray-ie ce que ma mere men a touſiours
[39]
perſuadé pour vne verité, ou pour couuerture eſcloſe de ſon inuen-
tion, afin de pallier ſa faute? La deffiance que iay delle ma ameiné
icy pour en eſtre eſclaircy. Ne me laiſſez donc plus en ſuſpend, mon
pere; ſi ie ſuis voſtre fils, donnez-men de telles aſſeurances, & de tels
gages de voſtre affection paternelle, quon ne moſe iamais reprocher
deſtre ſorty dautre que de vous. Voila le diſcours quil tint à Phoe-
bus, lequel poſa incontinent les rayons qui brilloient autour de ſa
face, & luy commanda de ſapprocher, puis en lembraſſant luy diſt:
Et quoy, mon fils, pouuiez-vous vous perſuader que ie vous deuſſe
meſcognoiſtre? Il meſt impoſſible; quand ie le voudrois faire, voſtre
viſage me dementiroit. Vous ne portez pas la façon dvn fils indigne
deſtre aduoüé de ſon pere. Non, non, Clymene ne vous a point abu-
ſé; comme elle eſt voſtre vraye mere, auſſi ſuis-ie voſtre vray pere.
Et afin que vous nen doutiez plus, mon enfant, demandez moy tout
ce que vous voudrez, & vous eſprouuerez quil ny a rien en ma puiſ-
ſance dont mon affection vous puiſſe refuſer. Quelque preſent que
vous ſouhaittiez, vous eſtes aſſeuré de lauoir, ie vous le promets, &
veux que le marets qui reçoit le ſerment des Dieux, vous ſoit teſmoin
de ma promeſſe. Il neut pas laſché la parole, que Phaëton luy de-
manda ſon char lumineux, & le gouuernement de ſes courſiers pour
vn iour ſeulement.O folle requeſte, demande infortunée, quvne promeſſe trop
precipitée a faict naiſtre! Mais encore ſil ny auoit quvne ſim-
ple promeſſe; il y a vn ſerment qui trauaille cruellement le pere.
Dvn branſlement de teſte il teſmoigne le repentir qui le ſaiſit pour
auoir iuré trop à la legere. Las! mon fils (dit-il) loffre indiſcrette que
ie tay faicte, teſt cauſe dvn peu diſcret ſouhait; pleuſt aux Dieux
quil me fuſt permis de ne te donner point ce que ie tay promis! Il
ny a que cela ſeul au monde, faut que ie le confeſſe, dont ie te vou-
luſſe eſconduire, ſi ceſt teſconduire de ne donner point ce qui te
doit ruiner. Ie ne puis pourtant men deſdire; mais ie pourray bien
peut-eſtre, te deſtourner dvn deſir qui ſera ta mort, ſi tu ne le chan-
ges. Tu attentes trop haut, Phaëton, tes forces ne ſont pas baſtantes
pour ce que tu ſouhaittes, ny ton âge capable dvn ſi perilleux deſſein.
Penſe que tu es homme, & quil ny a rien dhumain où ton foible
coeur aſpire. Pauure enfant, ton ignorance te fait affecter vne choſe
que les Dieux meſmes noſeroient entreprendre. Chacun doit meſu-
rer ſes deſſeins auec ſon pouuoir, afin de ne ſe laiſſer point, par vne
vaine preſomption, porter à ſa ruine, apres auoir eſté porté au delà
de ſa puiſſance. Il ny a que moy ſeul qui ſe puiſſe tenir ſur ce chariot
flamboyant. Iupiter ſouuerain des Cieux, qui de ſa main eſpouuen-
table iette là-bas le feu de ſes foudres, ſe trouueroit en peine ſil fal-
loit quil ſaſſiſt à ma place, & toutesfois il ny a point de puiſſance
égale à la ſienne. Le chemin que ie tiens du commencement, a vne ſi
[50]
roide montée, que les cheuaux tout frais, ſortans le matin de leur eſ-
curie, y ſont infiniment trauaillez. Sur le milieu du iour ie me trou-
ue ſi haut, que iay horreur de voir embas les eaux & la terre; ie ny
puis ietter la veuë que mon coeur ſaiſi de frayeur ne me face trembler.
Le ſoir iay vne dangereuſe deſcente, où il eſt bien beſoin quauec
diſcretion ie laſche & retienne la bride à mes courſiers; autrement
dvne cheute precipitée ie myrois noyer dans le ſein de Tethys (qui
en a peur bien ſouuent) au lieu daller doucement cacher ma lumiere
deſſous ſes eaux. Dautre coſté le Ciel en tournoyant ſans ceſſe traiſne
les Aſtres auec ſoy, & les force par ſa viſteſſe de ſuiure ſon tour; il faut
que mes cheuaux reſiſtent à ſa violence, & que tenant vne route con-
traire à la ſienne, ie monte & deſcende ſans que ſa courſe legere mem-
porte comme les autres planettes. Si iy trauaille fort tous les iours;
imagine-toy mon fils, combien tu ty trouueras empeſché, & ſi tu
pourras bien retenir les cheuaux dans leur route ancienne. Peut-eſtre
te figures-tu des villes le long de ton chemin, des Temples & des Ora-
toires riches doffrandes preſentées aux Dieux: mais tu te trompes, il
te faut trauerſer les embuſches de certaines beſtes farouches, dont les
formes horribles teffrayeront: car ſi tu ne teſgares point, tu verras
vn Taureau qui ſemblera dreſſer ſes cornes contre toy, tu verras vn Ar-
cher auec ſa fleche en main, vn Lion, vn Scorpion, & vne Eſcreuiſſe.
Et ne penſe pas quil te ſoit facile de manier auec la bride, ainſi que tu
voudras, les furieux courſiers de mon chariot, qui iettent le feu par
la bouche & par les narines: leur fougue ſemble indomptable lors
quils ſont vne fois eſchauffez, à peine veulent-ils recognoiſtre ma
main, & obeïr aux reſnes. Iamais, mon fils, ils ne te ſouffriront pour
gouuerneur: change donc de deſir deuant que ta fortune change, &
natten pas à ten repentir lors que tu ſeras monté, car autrement ie
crain que ma faueur ne te ſoit plus funeſte que fauorable. Tu me de-
mandes des preuues qui facent croire que tu es vrayement ſorty de
moy: ce que ie crain pour toy eſt la preuue la plus aſſeurée que tu en
ſçaurois retirer, ie montre par ma crainte paternelle que ſans doute
ie ſuis ton pere. Ne voy-tu pas peintes ſur mon viſage les glaces de la
peur qui mafflige? Mais ceſt peu que de voir la face, pleuſt aux Dieux
que tes yeux peuſſent percer au dedans de mon ſein, pour y deſcou-
urir les viues apprehenſions que ton mortel ſouhait me donne. Le
monde tout remply dvne infinité de threſors poſſede tant de diuer-
ſes richeſſes; regarde ce qui te plaiſt au Ciel, ou ſur la mer, ou ſur la
terre, & me le demande, tu es aſſeuré de neſtre point refuſé. Il ny a
que mon ſeul chariot auquel ie te prie de ne penſer point; ce te ſeroit
vn fleau, non pas vn honneur; ceſt ton mal-heur Phaëton, que tu
veux auoir pour faueur. Helas! pourquoy en membraſſant ſi eſtroit-
tement me preſſes-tu de vouloir plaire à ton fol deſir? Non, non, ne
te deffie point de ma promeſſe; ce que tu ſouhaitteras, tu lauras, ie lay
[41]
par les noires ondes du Styx: mais fay de plus ſages ſouhaits. Ainſi finit
Phoebus ſes remonſtrances, ſans que Phaëton mette fin à ſon impor-
tune requeſte: il ne faict point eſtat de tout ce que ſon pere luy dit, il
veut auoir ce quil deſire, & ne veut point deſirer autre choſe; bref ſon
coeur bruſle de le faire bruſler, & ſa vanité napprehende point deſtre
reduitte en cendre, pourueu que ce ſoit le feu du Ciel, qui en allume
le braſier.Le Pere voyant donc quil ne pouuoit autrement contenter ſon fils,
aprés auoir vſé de toutes les longueurs quil luy fut poſſible, le mena
en fin voir ſon chariot elabouré de la main du Vulcain, leſſieu duquel
eſtoit dor, le tymon dor, le tour de la rouë doré, & les rayons dargent.
Ce neſtoit deſſus que pierreries, leſquelles frappées des rays du Soleil,
le refrappoient des eſclats de la lumiere quelles iettoient. Plus Phaë-
ton y void de merueilles, plus ſon courage hautain ſenflame de deſirs;
& cependant quil admire lartifice de ce char quil ſouhaitte, voila
lAurore eſueillée qui ouure les rougeaſtres portes du iour; ſes allées
couuertes de roſes ſe deſcouurent, les eſtoilles ne paroiſſent plus, la
portiere du iour les chaſſe toutes deuant ſoy, & ſe retire la derniere(Heſperus ou
Lucifer, ceſt le-
ſtoille qui pa-
roiſt le matin la
dernïere, & le
ſoir la premie-
re.)
du milieu des plaines du Ciel. Ainſi la terre commence à rougir, &
les cornes de la Lune à ſeſuanouïr peu à peu, qui eſt cauſe que Phoe-
bus commande aux Heures datteller ſes cheuaux. Ces haſtiues filles
du Temps obeïſſent promptement, elles brident les courſiers du
Soleil, & les ſortent de leſcurie, bien pleins du ſuc de lambroſie
dont ils ſont nourris. Le pere auparauant quil donnaſt ſa lumiere,
eſtendit vn onguent ſacré ſur la face de ſon fils, pour empeſcher que
le feu duquel il alloit le reueſtir, ne loffençaſt; puis luy entoura le
viſage dvne couronne de rayons, & tirant du profond de ſon coeur,
trauaillé de crainte, pluſieurs ſouſpirs meſſagers de ſon affliction,
diſt à ce trop courageux enfant: Las! mon fils, ſi tu peux recognoi-
ſtre au moins ce dernier aduis de ton pere pour aduis ſalutaire, gar-
de-toy bien de picquer les cheuaux; ils ne courent que trop deux-
meſmes. Tien-leur la bride courte; autrement tu nen pourras iouïr,
quand ils ſeront vne fois eſchauffez. Et ne penſe pas que ton chemin
ſoit daller coupper droict ces cinq cercles, qui diuiſent le Ciel; il y a
vne large carriere qui ſeſtend en trauers ſur les trois zones du milieu,
ſans entrer dedans celles qui ſont autour de lvn & de lautre pole;
ceſt par là quil te faut paſſer, & ſuiure touſiours la piſte des rouës
que tu y verras aſſez apparente. Mais afin quégalement le Ciel & la
terre reçoiuent la chaleur auec la lumiere, ne va pas trop bas, & ne
monte pas auſſi trop haut: car lvn feroit que tu bruſlerois le Ciel, &
lautre que tu embraſerois la face de la terre. Pour aller ſeurement tien
touſiours le milieu. Et de crainte que tu ne ſois emporté, ou trop à
la main droicte du coſté du Dragon, voiſin du pole Arctique, ou à
la gauche vers lAutel, qui eſt à lAntarctique, ton vray chemin, eſt
[42]
celuy dentre-deux, ſuy-le mon fils, ie ne te puis rien dire dauantage.
Ie laiſſe le ſuccés de ton deſſein à la fortune, & la prie quen te fauori-
ſant, elle ait plus de ſoing de ta vie que tu nen as toy meſme. Il ne nous
eſt pas permis den conſulter plus long temps, lheure nous preſſe, la
nuict a deſia acheué ſon humide courſe, la terre demande le iour, du-
quel lAurore a ouuert la porte, & chaſſé les tenebres. Pren les reſnes
en main, ou ſi tu ſens que ton coeur ſe puiſſe deſdire de ce quil a tant
ſouhaitté, embraſſe le conſeil que ie te donne au lieu dembraſſer le
gouuernement de mon chariot. Aduiſes-y, mon fils, ce-pendant que
tu es encore en lieu de ſeureté. Repens-toy de ton fol deſir, tandis quil
teſt loiſible de le faire ſans en ſouffrir dommage. Permets-moy que
ie donne la lumiere au monde, & naffecte point ta ruine en affectant
de la donner pour moy. Tout cela ne peut rien contre lambition de
ſon trop genereux courage, il ſaute legerement ſur ce leger chariot, &
apres ſy eſtre aſſis, poſſedé dvn contentement incroyable, prend la
bride, & remercie ſon pere, qui ne le void là quà regret.Cependant les quatre courſiers du Soleil, Pyroïs, Eoüs, Ethon &
Phlegon, henniſſans aux portes du iour jettoient le feu par les narines,
& dimpatience de ſortir frappoient du pied leur barriere. Quand ils
furent ſortis de chez Tethys (qui les euſt retenus, helas! ſi elle euſt ſceu
la fortune qualloit courir ſon petit fils) ils ſe ietterent dans le Ciel, &
fendans les nuées, commencerent leur courſe dvne telle viſteſſe, quen
vn rien enleuez ſur la plume de leurs aiſles, ils deuancerent les vents
qui eſtoient partis auec eux du coſté du Leuant. En courant ils ſe-
ſtonnent de ſentir ce quils traiſnent plus leger que de couſtume, car
le char nauoit pas ſon poids ordinaire. Tout ainſi quvn nauire qui
na pas la charge quil doit, pouſſé tantoſt dvn coſté, tantoſt de lau-
tre, eſt agité de continuelles ſecouſſes à faute dauoir ſon iuſte poids
qui reſiſte: de meſme le chariot, comme ſil ny euſt eu perſonne deſ-
ſus, branſlant touſiours ne faict que des ſauts parmy lair: qui eſt cauſe
que les cheuaux, ainſi que ſans chartier, courent ſelon que leur fureur
les pouſſe, & ne tiennent ny le chemin, ny ne reiglent leurs pas à lor-
dinaire. Le cocher eſpouuenté demeure tout eſperdu, il a les reſnes
en main, mais il ne ſçait de quel coſté tourner, il ne ſçait quel chemin
tenir, & quand il le ſçauroit il ne pourroit y mettre ſes cheuaux. Les
ſept eſtoilles qui ſont touſiours gelées auprés du Pole Arctique, ſen-
tirent lors la chaleur du Soleil, & pour la fuyr taſcherent en vain de
ſe plonger dans le ſein de Tethys, qui iamais ne les y receut. Le Dra-
gon gardien de lautre colomne du monde, que le froid retenoit
comme engourdy en ſa pareſſe contre ſon Pole, ſeſchauffa de colere,
& ſe rendit effroyable à Phaëton, qui leſchauffoit lapprochant de
trop prés. Et le Bouuier tout troublé, bien quil ſoit fort peſant,
& aſſez empeſché à la conduitte de ſa charette, picqua lors ſes boeufs
plus viſte que de couſtume, pour ſenfuir, de peur deſtre bruſlé.
[43]
Las! quel effroy ſaiſit le pauure Phaëton, il void du Ciel entre luy &
la terre, vn abyſme infiny qui le glace dhorreur. Il pallit, le coeur &
les genoux luy tremblent, quand il iette les yeux ſi bas, & pour en deſ-
tourner ſa veuë, ſil regarde autour de ſoy, il ne void que du feu qui
leſbloüit, & laueuglement luy faict deteſter ſes deſirs aueuglez. Il
voudroit nauoir iamais veu ſon pere, & moins encore ſes cheuaux, il
recognoiſt quil a eſté trop importun pour obtenir ſon mal, il ſe dé-
pite contre ſa trop outrecuidée temerité, & regrette dauoir à ſon
dam trouué vn pere trop facile à fleſchir à ſes voeux. Il deſireroit eſtre
en terre, & neſtre iamais tenu que pour fils de Merops: ſon coeur luy
preſage combien luy doit couſter la curieuſe recerche de ſon ſang, il
ſe trouue agité des flots dvne cruelle tempeſte; & tout ainſi quvn
vaiſſeau battu des vagues & des vents, que le Patron deſeſperé laiſſe à
la mercy des eaux, ſe ſeruant pour tout art des prieres quil faict aux
Dieux, il na autre recours quaux voeux: car de reſolution pour ſe ſau-
uer, il nen ſçauroit prendre. Que pourroit-il reſoudre? Helas! que
pourroit-il faire? Il eſt bien auant dans le Ciel, il a deſia fait vne gran-
de partie de ſa courſe, & en a encore vne plus grande à faire. Il tourne
la veuë du coſté du Leuant, puis ſe retourne du coſté du Couchant,
& void quil luy eſt impoſſible de ſe rendre à lvn ny à lautre. Il ne
ſçait à quel conſeil ſarreſter, il ſeffraye, il ſe perd en ſes apprehen-
ſions. De laſcher entierement la bride aux cheuaux, il noſe; de les ar-
reſter, il ne peut, il ne ſçait pas leurs noms, & eux nentendent point
ſa voix. Puis les formes effroyables des animaux quil rencontre le
font preſques mourir de peur. Il y a vn endroit où le Scorpion eſten-
du auec ſes bras en arc, & ſa queuë recourbée, faict comme deux ſi-
gnes; ce ieune Soleil, eſgaré de ſon chemin, & de ſoy-meſme, venant
là, neut pas ſi toſt apperceu ceſte fiere beſte, couuerte dvne veni-
meuſe ſueur noire, que dhorreur & de crainte, il laſcha les reſnes qui
luy eſchapperent de la main. Les cheuaux lors ayans la bride ſur le
dos, coururent ſans guide tout le Ciel, ils furent iuſquau firmament,
& galopperent au deſſus des eſtoilles fixes: tantoſt ils montoient, &
tantoſt deſcendans dvne courſe precipitée ſen alloient ſur les cercles
plus proches de la terre. La Lune ſeſtonna de voir le chariot de ſon
frere au deſſous du ſien, elle ſeſmerueilla de ſentir ſon humidité di-
minuer, & ſe faſcha de la fumée dont lair tout embraſé ſembloit la
vouloir eſtouffer. La face de la terre ſentit incontinent le dommage
du feu, la ſeichereſſe fit quelle ſe fendit par tout, les paſturages tous
bruſlez changerent leur verdure en couleur de cendre, les fueilles &
les arbres enſemble furent conſumez, & les bleds ſeichez deſia preſts
à moiſſonner ſe trouuerent trop preſts à bruſler. Mais quelle per-
te eſt-ce que ie plains? ce furent-là les moindres ruines, le feu de-
uora de grandes villes; des Prouinces entieres, auec les peuples qui
les habitoient, furent enſeuelies ſous la cendre; les foreſts em [44] braſées ne perdirent pas ſeulement leurs vertes cheuelures, leurs
troncs bruſlerent, & les montaignes meſmes quelles couuroient.
Athos fut tout en feu, le mont Taurus, Cilix, Tmole, & celuy qui
ſeruit de tombeau à Hercule. Les celebres fontaines dIda tarirent,
lHelicon fut roſty, & la montaigne où depuis les Menades deſchire-
rent Orphée. Les braſiers dAEtna ſaccreurent infiniment, les dou-
bles croupes du Parnaſſe, les ſommets dEryx, de Cynthe, dOthrys,
de Mimes, du Dindyme & de Mycale furent en flame. Les hautes nei-
ges de Rhodope ſe fondirent, le feu ſe prit au ſacré Citheron, au
mont Caucaſe, à lOſſe, au Pinde, & à lOlympe. Le froid ne peut
preſeruer la Scythie, ny les Alpes, ny le tenebreux Apennin. Phaëton
void tout lVniuers en vn braſier, qui iette tant de flames, quil nen
peut ſupporter lardeur. Il eſt ainſi comme ſur louuerture de quel-
que grande fournaiſe, lair quil reſpire neſt que feu, il ſent que ſon
ſiege le bruſle, la cendre & la fumée leſtouffent, il ne ſcait où ſe reti-
rer pour trouuer de la fraiſcheur, & ne ſçait pas meſme ou il eſt, car
il eſt entouré dvne ſi eſpaiſſe fumée quil ne void rien, mais il ſent
bien que ſes cheuaux le traiſnent touſiours, tantoſt bas, tantoſt haut,
ſelon que leur fougue les pouſſe. On tient que ce fut alors que les
Mores deuindrent ainſi noirs comme ils ſont par la force de la cha-
leur qui attira le ſang au dehors, & que les ſeichereſſes de la Lybie
ſont venuës auſſi de ceſt embraſement, qui rauit lhumeur de ſes ter-
res. Mais quoy? la Terre ne ſouffrit pas ſeule, leau n en ſentit pas
moins, les Naïades eſplorées ſaffligerent extremement de voir tarir
leurs fontaines, & leurs eſtangs. La Beotie perdit les eaux de Dirce,
les Argiens trouuerent les ſources dAmymon toutes ſeiches, & les
Corinthiens ſeſmerueillerent de nauoir plus leur fontaine Pirene.
Les plus grands fleuues meſmes neurent pas aſſez dhumidite dans
leurs corps liquides pour reſiſter à la violence du feu, Tanaïs en
Scythie, le vieil Penée en Theſſalie, le Cayque en Myſie, Iſmene en
Beotie, Erymanthe en la Phocide, & le iaune Lycormas en Etolie,
ſentirent bien tant de chaleur que leurs eaux furent preſoues reduites
en fumée. Le Xanthe fut lors bien plus eſchauffé que durant le ſiege
de Troye, quand Hector fit bruſler les galeres des Grecs. Les riues
recourbées de Meandre ſe retreſſirent fort, & les licts alterez de Me-
las & dEurotas ne furent preſques que des ſablons arides. La ville de
Babylone veid boüillir ſon fleuue Euphrate; Oronte, Thermodoon,
le Gange, le Phaſe, & le Danube boüillirent auſſi. Le riuage dAl-
phée & de Sperchie neſtoit que braize, & le Tage nauoit point dor
ſur ſa greue qui ne fuſt tout fondu. Les cygnes qui de le??? chant fu-
nebre font retentir lair voiſin du Cayſtre bruſlerent preſque au mi-
lieu des eaux. Le Nil de crainte ſe retira aux extremitez du monde, où
il ſe cacha ſi bien quon na peu depuis deſcouurir ſa ſource; il quitta
ſes ſept emboucheures, qui ne furent lors que ſept poudreuſes vallées,
[45]
où ny auoit point deau. En Thrace lHebre & Strymon furent ſei-
chez de meſme, en Allemagne le Rhin, le Rhoſne en France, & en
Italie le Pau & le Tybre, auquel la ſouueraineté du monde auoit eſté
promiſe. La terre ſentrouutit, & à trauers ſes fentes donna du iour
aux Enfers, dont Pluton & ſa fenime ſe trouuerent en peine. La mer
à demy conſumée ſe reſſerra, & ne laiſſa quvn ſablon deſſeiché, où
parauant elle eſtendoit ſes bras. Il ſurgit des montaignes és endroits
que lOcean auoit couuerts, & ce qui eſtoit mer en peu de iours ac-
creut le nombre de tant dlſles que les eaux enuironnent. Les Dau-
phins noſoient paroiſtre, to??? poiſſons ſe retirerent au fonds de
leau, où les veaux marins eſt??? la renuerſe preſque morts. On
tient que Nerée meſme; la ???ymphe Doris ny ſes filles nen oſerent
ſortir. Par trois fois Neptune controucé de ſentir ſes ondes plus que
tiedes, vou???ut niettre la teſte dehors, & par trois fois lAir tout rouge
de feu le contraignit de rentrer. Toutesfois la Terre, entourée com-
me elle eſtoit de lOcean, & de tant de ſources, de tous coſtez cachées
dans ſon ſein, ainſi quau giro???e leur mere, ſe reſolut de paroiſtre
au milieu de lembraſement de ???ir pour faire ſa plainte. Elle eſleua
ſa face aride, enuiron iuſques au col, & mettant la main au deuant de
ſon front, pour empeſcher que la clarté du feu ne leſbloüiſt, ſeſmeut
de telle façon que de ſon mouuement elle eſbranla tout le monde,
puis abbaiſſa la maſſe deſon corps vn peu plus bas quelle na accou-
ſtumé deſtre, & ſe plaingnit ainfi à Iupiter: Las! ſouuerain des Dieux,
ſi ceſt voſtre volonté que ie periſſe par le feu, ſi iay merité deſtre
bruſlée, pourquoy neſt-ce du feu de voſtre foudre? Sil faut que ie
ſois donnée en proye aux flames, faictes quelles partent de voſtre
main, & que lAutheur de ma ruine ſerue au moins à me conſoler. A
peine puis-ie ouurir la bouche pour vous parler, les vapeurs de lem-
braſement meſtouffent, iay le viſage tout couuert de cendres & de
bluettes de feu; voyez comme mes cheueux ſont grillez, & mes yeux
rouges de fumée! Sont-ce les fruicts du trauail que tous les ans ien-
dure, fouffrant que le fer des charuës & des raſteaux eſcorche le dos
de mes plaines? Eſt-ce lhonneur quon me rend pour tant de biens
que ie produis? Eſt-ce le loyer de labondance dont ientretiens le
monde, donnant des herbes aux beſtes, des bleds aux hommes, & de
lencens pour honorer vos autels? Mais quand bien par ma faute iau-
rois merité deſtre ainſi punie; à quel propos eſt-ce que la mer eſt auſ-
ſi bien affligée que moy? En quoy vous peut auoir offencé voſtre fre-
re Neptune, pour luy retrancher ſon domaine, faiſant preſque tarir
les eaux qui luy ſont eſcheuës en partage? Que ſi ny luy ny moy ne
pouuons trouuer faueur prés de vous, ſi noſtre mal ne vous peut tou-
cher pour nous ſecourir, ayez au moins pitié du Ciel où vous auez
voſtre palais, voyez comme les poles fument, & penſez que ſi le feu
ſy prend, vos maiſons ne ſcauroient eſtre conſeruées. Atlas eſt ſi
[46]
cruellement trauaillé, quil ne peut plus ſouſtenir leſſieu du monde;
qui luy bruſle les eſpaules tant il eſt eſchauffé. Si les eaux ſen vont en
fumée, & la terre & les Cieux en cendre, voila tout confus, nous
voila dans lhorreur de lancien Chaos. Preſeruez donc ce peu
qui reſte encore entier, grand Monarque, rauiſſez aux flames lV-
niuers, quelles vous veulent rauir, & ayez ſoing de conſeruer ce
grand-Tout, auquel vous auez donné leſtre. La fumée ne per-
mit pas à la Terre den dire dauantage; elle fut contrainte de finir ſa
harangue, ne pouuant plus ſupporter les chaudes vapeurs qui leſ-
touffoient. Elle retira ſa face dans ſoy-meſme: & ſalla rafraiſchir
dans les plus profonds antres quelle ayt autour des Palais de Plu-
ton.Iupiter ayant remonſtré aux autres Dieux, & à Phoebus meſme, qui
auoit faict la faute, le danger auquel le monde eſtoit, ſil ny mettoit
ordre, monta au plus haut du Ciel, doù il a accouſtumé deſpandre
les nuages, eſmouuoir les tonnerres, & darder les foudres icy bas: Il
recercha des humides vapeurs pour temperer lardeur qui conſumoit
le monde, mais il ne trouua ny vapeurs, ny pluyes quil peuſt faire
fondre ſur terre; il ne ſe peut ſeruir que de ſon foudre, dvn coup du-
quel il renuerſa le cocher, qui en meſme inſtant perdit ſon chariot &
la vie. Ainſi ce dangereux feu fut eſteint par vn autre feu. Le char du
Soleil fut briſé, dont les pieces demeurerent eſparſes çà & là. Dvn
coſté on void le mords des cheuaux qui ſen eſtoient deffaicts en
tombant, & aprés ſeſtre releuez auoient pris la fuitte ſans collier, ſans
frein & ſans bride: de lautre eſt le tymon, de lautre leſſieu, & de
lautre la moitié dvne rouë rompuë. Où es-tu cependant, Phaëton?
où eſt ton courage? où ſont tes genereux ſouhaits? ta preſomption te
ruine, & tes deſſeins ambitieux te ſont cauſe dvne honteuſe cheute.
Les temeraires flames de ta peu diſcrette ieuneſſe font tomber ſur toy
des flames qui gaſtent ton beau teint, rauiſſent lhonneur de ton poil
doré, & te rauiſſent enſemble la vie. Comme vne eſtoille qui tombe,
ou pour le moins ſemble tomber, quand le Ciel eſt ſerein, on te void
cheoir du Ciel à trauers lair dedans les eaux du Pau, fleuue fort eſ-
loigné du lieu de ta naiſſance, qui regrette pourtant ton deſaſtre, &
laue ton corps noirci de fumée. Les Nymphes voiſines de ce fleuue
enterrerent le corps foudroyé de ce courageux fils dApollon, & fi-
rent grauer ces vers ſur le marbre qui le couurit:Icy giſt Phaëton, que la temerité Fit cheoir, ieune cocher, du grand char de ſon pere: Sıl ne peut le conduire, au moins la-il tenté, La gloire du deſſein conſole ſa miſere.
|| [47]
LE SVIET DE LA II. III. ET IIII. FABLE.
Les ſoeurs de Phaëton, Phaëteuſe, Lampetie & Lampeteuſe, saffligerent tellement pour(II. III. & IIII.
Fable expliquée
au Chap. 2.)
la mort de leur frere, que les Dieux prenans pitié delles les changerent en peupliers, &
leurs larmes en Ambre, qui eſt vne gomme quon dit ſortir de ces arbres-là, puis saffer-
mit aux rays du Soleil. Ala rencontre deſquelles Cygne Roy de Ligurie, leur parent, fut
tant eſmeu de leur piteux deſtin, & de la cheute enſemble de leur frere, quıl ſe rendit
compagnon de leur dueil, & fut comme elles changé, non en peuplier, maıs en loyſeau,
duquel il portoit le nom, qui eſt le Cygne.APollon, miſerable pere, que la perte de ſon fils affligeoit ou-
tre-meſure, voulut que la terre auſſi bien que luy en portaſt le
deüil. On dict quil tint vn iour entier ſa face lumineuſe couuerte,
pour couurir lVniuers dvn manteau de tenebres: mais il ne manqua
pas de lumiere pourtant; car le feu faiſoit iour par-tout, les flames rui-
neuſes de ce grand braſier ſuppléerent au defaut de ſes rayons, ſi bien
que le mal arriué apporta encore pour lors quelque commodité. Mais
voyons que faict Clymene, & quels ſont ſes regrets à louïe de ceſte
funeſte nouuelle. Elle laſche premierement toutes les piteuſes paro-
les, que ſa douleur & les cruels reſſentimens dvn tel mal-heur luy
peuuent mettre en bouche: puis ſon tourment la rendant furieuſe,
elle crie, elle ſarrache les cheueux, ſe deſchire le ſein, & court tout le
monde pour trouuer le corps mort, ou les reſtes au moins, de ſon fils
foudroyé. Elle en rencontre en fin les os enterrez ſur la riue dvn
[48]
fleuue eſtranger, où le nom graué ſur le marbre du tombeau, luy ap-
prend ce qui eſt deſſous, & ly fait arreſter eſtenduë ſur ceſte froide
pierre, fondant peu à peu en eau par les yeux. Ses filles ne ſaffligent
pas moins, elles noyent auſſi de pleurs le ſepulchre de leur frere, pour
luy elles ſacrifient en vain des torrens de larmes à la mort, & en ſe
frappant leſtomach appellent dvne voix plaintiue nuict & iour
Phaëton, qui ne leur peut reſpondre. La Lune par quatre fois ac-
complit le rond de ſa courſe, tandis quelles demeurerent preſques
touſiours couchées ſur la pierre qui couuroit le corps de leur frere.
Elles nauoient contentement quen leurs plaintes, les ſanglots leur
ſeruoient de nourriture, & leur affliction leur fournit vn flux de lar-
mes ſi continu, quelles ſacquirent lhabitude de touſiours pleurer.
Phaëteuſe laiſnée, voulant ſaſſeoir contre terre, ſentit que ſes iambes
roidies ne ſe pouuoient plier. La belle Lampetie penſant aller ſecou-
rir ſa ſoeur, ne peut tirer ſes pieds, qui auoient deſia ietté des racines
en terre. Et la troiſieſme en ſe tourmentant, au lieu de ſe tirer le poil
de la teſte, fut tout eſtonnée quelle ne tiroit que des fueilles. Lvne
ſe faſche que ſes cuiſſes ſoient formées en tronc darbre; lautre que
ſes bras ſoient deuenus des branches: & ce-pendant quelles ſeſton-
nent, toutes eſmerueillées dvn ſi ſubit changement, leſcorce leur
montant du ventre à Ieſtomac, aux eſpaules & iuſques au bout des
doigts, ne leur laiſſe rien que la face deſcouuerte, & la bouche ou-
uerte pour appeller leur mere à leur ſecours. Mais quel ſecours leur
peut-elle apporter? Elle ne ſçait que courir tantoſt à laiſnée, tan-
toſt à la puiſnée, tantoſt à la cadette, & les baiſer lvne aprés lautre,
tandis que leurs viſages ſont encore viſages. Elle ſefforce bien en eſ-
branlant le tronc de tirer leurs corps hors de terre, mais elle na pas la
force de les arracher, & ne le pouuant faire, elle ſattaque aux plus
foibles branches. Elle les rompt facilement, car elles ſont encore
tendres, & regrette apres de les auoir rompuës, voyant couler le ſang
qui en ſort, tout ainſi que dvne bleſſure. Las! gardez-vous, ma mere,
(ſeſcrie la premiere bleſſée) gardez-vous, ie vous prie, de toucher à
nos branches; vous démembrez nos corps en penſant eſbrancher ces
arbres. Receuez de nous le dernier Adieu; Adieu, ma mere, nous
allons neſtre plus que bois; nous ſentons que leſcorce nous va cou-
urir la bouche, mais nous ne perdrons pas toutefois le reſſentiment
de nos douleurs, nous les teſmoignerons touſiours par nos larmes,
qui tombans goutte à goutte ſendurciront au Soleil, & ſe forme-
ront en grains dAmbre, que le Pau traiſnera par lItalie pour ſeruir
dornement aux Dames.Cygne Roy de Ligurie, autrefois Seigneur de pluſieurs grandes
villes, & ton parent du coſté de ta mere, Phaëton, mais plus eſtroi-
tement ton allié damitié, quil neſtoit de nature, fut preſent à ce
triſte changement: car il ſeſtoit eſloigné de ſon Royaume, pour ſe
[49]
rendre compagnon des douleurs de tes ſoeurs. Il plaignoit parauant
auec elles ta deplorable fortune, & depuis le lamentable ſort delles-
meſmes, qui auoient pleuré auec luy, fut le ſujet de ſes larmes. Il fit
long-temps retentir de ſes cris le riuage du Pau, & les foreſts voiſines;
mais en fin ſa voix ſaffoiblit, & deuint plus claire quelle neſtoit, ſon
poil ſe changea en plumes blanches, ſon col ſallongea, ſes doigts tous
ioincts enſemble prindrent vne couleur rougeaſtre, ſes flancs ſe reue-
ſtirent de plume auſſi bien que la teſte, vn bec mouſſe & ſans pointe
ſe forma ſur ſa bouche; bref dhomme il deuint Cygne, & ſi ne perdit
pas pour changer de nature, le ſouuenir du deſaſtre de Phaëton, car
ce ſouuenir le tient encore en crainte de Iupiter qui traicta ſi cruelle-
ment ſon parent. Il ne ſeſleue iamais dedans lair de peur du feu cele-
ſte, ſa demeure eſt ſur les eſtangs, ou ſur les herbes humides dvn ma-
reſt. Sa haine du feu quil deteſte luy a faict faire election dvn ele-
ment contraire, & choiſir les eaux pour retraicte.
LE SVIET DE LA V. ET VI. FABLE.
Iupiter viſitant le monde pour eſteindre le feu sil sen trouuoit encore en quelques(V. & VI. Fable
expliquées au 3.
Chap.)
endroits; lors quil paſſa par l Arcadie, fut ſi rauy des beautez de Caliſton, fille de Lycaon,
que pour iouir delle il ſe reueſtit de la forme de Diane, & ainſi lapprocha facilement,
& en tira ce quil deſiroit: dequoy Iunon offencée, pour oſter à Caliſton ce qui la rendoit
aymable, la changea en Ourſe. Depuis Iupiter la mit au Ciel en ceſte forme dOurſe
auec ſon fils Arcas, quelle auoit eu de luy.
|| [50]
CEpendant le Soleil, pour ſe voir priué de ſon fils, demeure
comme priué de ſon ordinaire beauté; ſes clartez languiſſent &
ſont paſles, tout ainſi que lors quil ſe couche. Il a ſa lumiere en hor-
reur, il hait le iour, & ſe veut mal à ſoy-meſme, il ſabandonne aux
plaintes & aux pleurs; ſon coeur neſt animé que de regrets, auec leſ-
quels il meſle laigreur dvne iuſte colere, qui fait quil ſe depite contre
le monde, & ne veut plus leſclairer: Iay aſſez trauailié (dit-il) depuis la
naiſſance de lVniuers, ie nay que trop peiné ſans me repoſer, ie men
repens; & iay bien ſujet de men repentir, voyant mon trauail ſi mal
recogneu. Que quelque autre entreprenne de conduire ce chariot qui
ſert de flambeau à la terre. Que ſi perſonne ne le veut faire, ſi tous les
Dieux confeſſent leur pouuoir neſtre pas capable dvne ſi penible
couruée, que Iupiter meſme en pre
̅
ne la charge; aya
̅
t en main les reſnes
de mes cheuaux, il ny pourra au moins auoir ſes foudres, dont il faict
eſtat de meurtrir le coeur des peres par le meurtre de leurs enfans. Lors
il eſprouuera la fougue & la viſteſſe des courſiers qui tire
̅
t mon char, &
leſprouuant recognoiſtra quon ne merite pas la mort, pour manquer
à les bien co
̅
duire. Ainſi quil vomiſſoit auec telles paroles laigreur de
ſon courroux; tous les Dieux eſtoient autour de luy, qui le prioient de
ne ſopiniaſtrer pas ſi fort en ſes regrets, quils luy fiſſent laiſſer le mon-
de dedans les horreurs dvne nuict continuelle. Iupiter meſme ſexcu-
ſe du coup de foudre dont il a tué ſon fils; il le prie doublier vne telle
perte, & auec les prieres meſle imperieuſeme
̅
t quelques menaces, pour
le faire plus promptement reſoudre. En fin Apollon, vaincu de tant de
remonſtrances, raſſemble ſes cheuaux encore furieux, & tous eſperdus
de la peur qui les auoit ſaiſis, il les attelle, & deſchargeant ſur eux ſa co-
lere auec ſon foüet & ſon aiguillon, ſemble ſalleger en les tourme
̅
tant.
Il leur reproche la mort de ſon fils, & les en punit comme coulpables.Cependant Iupiter ſen alla faire la ronde des Cieux, pour recognoi-
ſtre les dommages du feu, & ayant veu tout en bon eſtat, deſcendit
en terre pour viſiter de meſme les ruines des flames. Il courut toutes
les Prouinces du monde; mais celle où il ſarreſta le plus fut lArca-
die, à cauſe quelle a eſté honorée de ſa naiſſance. Il fut là plus curieux
quautre part de recercher iuſquaux moindres incommoditez du feu;
il y fit paroiſtre leau des fontaines qui noſoient ſortir de leur ſource,
fit couler les riuieres, rendit à la terre ſes tapis verds, couurit les arbres
de fueilles, & reſtablit le degaſt des foreſts. Ainſi quil va & vient, tour-
ne & retourne pluſieurs fois dvn coſté & dautre, lAmour ſempa-
re de ſon coeur, & larreſte aux regards dvne Nymphe qui le captiue.
Il demeure rauy à la veuë de Caliſton, & tandis quil repare les rauages
du feu, ſent vn feu ſecret ſe gliſſer en ſon ſein, qui rauage ſes moüelles,
& le rend amoureux des graces de ceſte ieune beauté. La profeſſion
de ceſte fille neſtoit pas de manier & filer de la laine, elle ne ſe plai-
ſoit point à friſotter mignardement ſes cheueux de diuerſes façons,
[51]
elle les auoit touſiours aſſez mal peignez, & ne les ſerroit ſimplement
que dvne bandelette blanche. Son exercice eſtoit de chaſſer, elle mar-
choit touſiours ſa robe retrouſſée, auec vn iauelot, ou vn arc en main;
bref ceſtoit vne des compagnes de Diane, & la plus belle qui fuſt à ſa
ſuitte. Son front tyranniſoit cruellement les coeurs, on ne la pouuoit
voir ſans ladorer, tant ſes yeux auoient de puiſſance: mais las! ceſte
violente puiſſance ne fut pas de durée.Le Soleil auoit deſia faict plus de la moitié de ſa courſe, lors que laſ-
ſée du trauail du matin, pour ſe repoſer elle ſe retira dedans lombre
dvne eſpaiſſe foreſt, où on nauoit iamais porté la coignée pour abat-
tre vn ſeul arbre. Là elle deſtendit ſon arc, & oſtant ſa trouſſe de deſ-
ſus ſes eſpaules, la mit deſſous ſa teſte en ſe couchant ſur lherbe. Iu-
piter qui la veilloit, fut ioyeux de la voir ſans compagnie, & penſa
que ce luy eſtoit vne belle occaſion pour accomplir ſon deſir. Qui me
peut deſcouurir icy? (diſt-il en ſoy-meſme) ie ne croy pas que ma
femme puiſſe rien ſçauoir de ce que ie feray: mais quand bien elle
le ſçauroit, doy-ie faire tant deſtat de ſes crieries, que la crainte de-
ſtre querellé me priue de mes delices? A linſtant meſme il changea
de face, & reueſtu de lhabit auſſi bien que du viſage de Diane, diſt à
Caliſton: Doù venez-vous, ma compagne, où auez-vous chaſſé ce
matin? Caliſton ſe leue, & ſaluant ceſte diuinité quelle tient pour ſa
maiſtreſſe, par ſes loüanges la prefere à la puiſſance de Iupiter meſ-
me, qui lentend, & ſe rit douïr ſa diuinité deſguiſée plus careſſée &
plus cherie que ſa veritable grandeur. Il la baiſe comme pour teſ-
moignage damitié; mais ſes baiſers, ne ſont pas baiſers de fille, ils ne
tiennent rien de la modeſtie quil porte en face. Elle luy veut con-
ter le ſuccés de ſa chaſſe, mais il interrompt ſon diſcours par vn laſcif
embraſſement, qui le deſcouure entierement, & le faict recognoiſtre
pour autre que Diane. Il ſefforce datteindre au poinct quil deſire, el-
le ſe roidit au contraire autant que ſa foibleſſe le permet. Elle reſiſte
tant quelle peut (las! Iunon, ſi vous euſſiez pris garde à ſa reſiſtance,
vous neuſſiez pas auec tant de rigueur puny ſur elle le crime de voſtre
mary!) elle combat & ſe debat tout ce quil eſt poſſible; mais ſes def-
fences ſont vaines: qui eſt-ce qui pourroit laſſer Iupiter? Il demeure
victorieux, & ſe retire aprés dans le Ciel auec vn contentement in-
croyable, demporter les delicieuſes deſpoüilles dvne ſi belle proye.
Il laiſſe ceſte pauure Caliſton ſi deſpite, quelle ne ſçait preſques quel-
le faict; elle a en horreur la foreſt qui de ſes ombres a fauoriſé le rapt
de ſon pucelage. Elle en ſort ſi eſperduë, que peu ſen faut quelle
noublie ſa trouſſe ſur lherbe, & ſon arc pendu à vn arbre.Quand elle fut le long des coſtes du mont Menale, Diane glorieuſe
des deſpoüilles de quelques beſtes quelle venoit de tuer, lapperceut,
& lappella: mais la deffiance quelle auoit, que ce ne fuſt encore Iupi-
ter deſguiſé, fit quelle ſenfuit au lieu de ſe rendre auprés de la Deeſſe
[52]
qui luy faiſoit ſigne. Toutesfois voyant les Nymphes ſes compagnes
à ſa ſuitte, elle creut que ce neſtoit point la fauſſe Diane qui lauoit
violée, & ne craignit plus de laller trouuer. Las! quil eſt difficile,
quand nous auons failly, dempeſcher que noſtre viſage ne decele
noſtrè faute. Il ſemble que ſa honte la vueille trahir, elle noſe pas
leuer la teſte, ſes yeux ſont abbaiſſez contre terre, elle ne va pas à coſté
de la Deeſſe comme elle auoit accouſtumé, & ne paroiſt point en la
troupe ainſi quautrefois. Sa bouche eſt muette, & ſon viſage couuert
dvne rouge pudeur parle aux yeux qui la voyent, par ſignes quil
leur donne de ſa chaſteté violée. Si Diane neuſt eſté fille, il y auoit
mille marques, qui luy pouuoient deſlors deſcouurir, auſſi bien que
aux Nymphes qui ſen apperceurent, ce quelle ne peut recognoiſtre
quenuiron neuf mois apres, lors quelle voulut la faire mettre nuë
dedans leau. Ceſtoit en Eſté que ceſte Deeſſe laſſée du trauail de la
chaſſe, & importunée de la chaleur du Midy, fut contrainte de cer-
cher le frais dvn bois, quvn petit ruiſſeau trauerſoit. Le cryſtal dvne
eau claire, qui couloit ſur le ſable menu, luy fit premierement loüer
lagreable commodité du lieu, elle moüilla le bout du pied ſur la ri-
ue; puis diſt aux Nymphes ſes ſuiuantes: Qui nous peut voir icy?
Perſonne ne ſçauroit nous deſrober la liberté de nous lauer: quittons
nos robes, & ioüiſſons du contentement quvn bain ſi delicieux
nous offre. Diane neut pas laſché la parole, que toutes ſe deſpoüil-
lent à ſon exemple; Caliſton ſeule deuient rouge, & noſe deueſtir ſon
habit, la honte la retient dans des longueurs quelle recerche pour
excuſes, & ſes longueurs importunes à ſes ſoeurs, font que par force
elles luy oſtent ſon accouſtrement. Elles la rendirent toute nuë, &
lors ſon ventre deſcouurit ce quelle deſiroit tenir couuert; lenflu-
re fit paroiſtre quelle eſtoit enceinte, & la conuainquit dvn faict
dont Iupiter eſtoit coulpable. Toute eſtonnée elle porte les mains
ſur le ſujet de ſa honte, mais ſes mains ne la peuuent cacher, ny ſon
eſtonnement lexcuſer de ſon crime. Helas! elle eſt ſi confuſe en ſoy-
meſme, que ſa bouche ne ſe peut ouurir pour ſa deffence: & tandis
que ſa langue eſt muette, le courroux anime celle de Diane, qui luy
commande de ſe retirer, & luy deffend dapprocher du baing, dont
les eaux ſeroient polluës, & la ſaincteté prophanée, ſi ſon impudicité
ſy lauoit. Ainſi Caliſton miſerable, noſe plus paroiſtre auec les Nym-
phes par les bois, elle eſt bannie de leur troupe, & a deux puiſſantes
Deeſſes ennemies, car ſa groſſeſſe en meſme temps luy a ſuſcité la hai-
ne de Diane & de Iunon.Toutesfois il y auoit long-temps que Iunon ſçauoit ce qui ſeſtoit
paſſé entrelle & ſon mary, & ſe promettoit bien de la punir, mais
elle attendoit que loccaſion luy offriſt quelque vengeance ſignalée.
La naiſſance dArcas fut le coup qui luy fit perdre la patience datten-
dre. Elle ne peut le voir naiſtre que dvn oeil armé de courroux; le ia [53] loux reſſentiment quelle en eut laigrit plus que iamais: Quoy, diſt-
elle, falloit-il que pour comble de mes ennuys, ie veiſſe ſortir vn en-
fant des impudicitez de mon mary? Falloit-il, adultere Caliſton, que
ton accouchement augmentaſt ton offence? Falloit-il quen deue-
nant mere, toy-meſme publiaſſes liniure que tu mas faicte, & les ſa-
les affections de mon Iupiter? Tu nas eſté que trop feconde pour
mon contentement, & pour ton bien; ton enfantement croiſtra ton
malheur, & la rigueur de ma vengeance.Ie toſteray ces beautez qui font que ſuperbe tu te plais à toy-meſ-
me, & prens bien en gré de plaire à celuy qui ne doit rien auoir agrea-
ble que moy. La colere qui luy mettoit telles paroles en bouche; la-
nima de tant de furie, quà linſtant meſme elle ſe ietta ſur Caliſton,
& la prenant par les cheueux la renuerſa par terre, ſans eſtre touchée
des prieres quelle luy faiſoit pour leſmouuoir à pitié. La pauurette
tendoit les bras en demandant pardon, & ainſi quelle les leuoit ils
commencerent à ſheriſſer dvn poil noir; ſes doigts deuindrent de
grands ongles crochus, ſes mains ſe courberent, & luy ſeruirent de
pieds; & ceſt agreable viſage qui auoit autresfois tant charmé Iupiter,
horriblement fendu ne fut pas moins difforme quil auoit eſté beau.
De crainte que ſes douces paroles fleſchiſſent les coeurs, elle perdit le
parler, Iunon ne luy laiſſa quvne voix rude, voix pleine de menace,
& ſi eſ pouuentable, quelle ſemble ne ſortir que pour effrayer. En fin
ſa forme difformée prend leſtre dvne Ourſe, & rien ne luy reſte de
ſa premiere nature ſinon leſprit, qui faict quelle a quelque reſſenti-
ment de ſes douleurs, comme ſes pleurs le teſmoignent, & ſes mains
telles quelles quon luy void bien ſouuent leuer deuers le Ciel à Iupi-
ter, pour eſtre ſecouruë. Elle le voudroit bien appeller ingrat, mais
elle ne peut; faut quelle ſe contente de le iuger tel en ſon coeur, ſans
luy en pouuoir faire les iuſtes reproches. Las! combien de fois ſe def-
fiant de luy eſt-elle ſortie le ſoir de la foreſt, & noſant y demeurer
ſeule, ſen eſt allée coucher à la porte du logis où elle demeuroit eſtant
fille? Las! combien de fois les chiens & les chaſſeurs lont-ils faict fuïr?
elle qui chaſſereſſe auoit tant faict eſtat de ſuyure les beſtes à la piſte?
Elle ſe cachoit bien ſouuent, à faute de ſe reſſouuenir de ſon ſau-
uage naturel, lors quelle apperceuoit quelque beſte farouche. Tou-
te Ourſe quelle eſtoit, elle prenoit leffroy quand elle voyoit des
ours, & les loups meſmes luy faiſoient peur, bien quelle neuſt pas
occaſion de les redouter, veu que ſon pere eſtoit loup.Le Soleil tournoyant le monde auoit trois fois cinq fois paſſé ſur le
poinct qui nous marque les nouuelles années, depuis le changement
de Caliſton, lors que ſon fils âgé de quinze ans couroit, grand chaſ-
ſeur, çà & là à la ſuitte de quelque beſte, dedans la foreſt dEryman-
the, ou peut eſtre cerchoit les endroits plus commodes à tendre ſes
toiles, & en chaſſant la rencontra. Il ne la cognoiſſoit point (las! euſt-il
[54]
peu penſer quvne Ourſe fuſt ſa mere?) mais elle ne le peut meſco-
gnoiſtre. Le recognoiſſant elle ſarreſta, & Arcas eſtonné, que ceſte
furieuſe beſte demeuraſt les yeux fichez ſur luy, en prit leſpouuente.
Leffroy luy fit faire vn pas en arriere, & la crainte deſia luy auoit faict
prendre vne fleſche, pour ſe garantir de la mort; deſia il alloit percer
le flanc à ſa mere quil ne cognoiſſoit pas, ſi Iupiter ne len euſt empeſ-
ché, gauchiſſant vn tel malheur, pour les enleuer tous deux dans le
Ciel, où transformez en eſtoilles il les fit aſtres voiſins lvn de lautre.Tous les furieux reſſentimens que le mal de la ialouſie donne, ſaiſi-
rent Iunon, lors quelle veid la maiſtreſſe de ſon mary eſclatter dans le
firmament. Elle deſcendit du Ciel, & pour deſcharger ſa colere, en
contant ſes regrets, alla trouuer Tethys & le vieil Ocean, qui ont
touſiours eſté fort reſpectez des Dieux. A ſon entrée ils ſapperceu-
rent bien quelle auoit de laffliction, auſſi luy demanderent-ils in-
continent, qui lauoit meuë de les venir voir. Vous enquerez-vous,
leur dit-elle, à quelle occaſion, moy qui ſuis Royne de là haut, ay
quitté mon throſne celeſte? Quoy? vous eſtonnez-vous de me voir
icy bas, puis que maintenant dans le Ciel vne autre tient ma place? Il
eſt vray, croyez-le ainſi que ie le dis; ie veux que vous nadiouſtiez
iamais foy à ma parole, non plus quà la plus menſongere du monde,
ſi lors que la nuict aura voilé la terre de ſon noir bandeau, vous ne
voyez de nouuelles eſtoilles autour du pole, eſtoilles dont la lumiere
moffence ſi outrageuſement, que ie nay peu demeurer dans les Cieux
depuis quelles y ont eſté poſées. Ceſt trop deſdaigner mon pouuoir.
Qui eſt-ce qui doreſnauant me redoutera? qui craindra de me faſcher,
puis que ie ne me ſçay pas venger? Les ſupplices que iordonne ſe
trouuent en fin des honneurs, & mon malheur eſt tel, que de ceux
que ie veux punir, ien auance la gloire. Quay-ie faict pour mon con-
tentement de changer Caliſton? (helas! ma puiſſance eſt bien vaine,)
iay voulu lempeſcher deſtre femme, Iupiter la faicte Deeſſe. Voila
les belles vengeances que ie pren, voila lauctorité que iay. Que ne la
deſpoüille-il de ce rude poil dont elle eſt couuerte? Que ne luy re-
donne-il ſa premiere beauté, comme il fit ny a pas long temps à la
fille dInache? Il deuroit me chaſſer pour leſpouſer, la faire coucher
(* Lycaon pere
de Caliſton, cy-
deuant changé
en loup.) à ma place, & en la prenant pour femme prendre vn loup * pour
beau-pere. Ie vous coniure donc, mere Tethys, chere gouuernante
de ma foible ieuneſſe, & vous pere Ocean, qui receuez dans voſtre
ſein les aſtres de la nuict, durant la lumiere du iour, ſi vous maimez,
& ſi liniure qui meſt faicte touche voſtre venerable vieilleſſe, ne per-
mettre point que ces eſtoilles, receuës dans le Ciel pour loyer de leur
honte, trouuent iamais place dans vos ondes dazur: repouſſez-les
touſiours, & nendurez pas que ceſte paillarde ſe plonge dans vos
eaux.
|| [55]
LE SVIET DE LA VII. FABLE.
Le Corbeau parauant blanc fut faict noir par Apollon, pour auoir deſcouuert que(VII. Fable
expliquée au 4.
Chap.)
Coronis aimoit vn autre que luy; car à la chaude Apollon la tua dvn coup de fleſche,
dont il ſe repentit apres, & punit de la façon celuy qui auoit decelé laffaire. Et ceſte pu-
nition fut deuant leffect preſagée au Corbeau par la Corneille, lors quelle luy conta ce
quelle auoit ſouffert pour auoir decelé la curioſité des filles de Cecrops en louuerture de
la corbeille dEricthon.LEs Dieux de la mer accorderent à Iunon ce quelle leur deman-
da, & elle ſe retira dans le Ciel, montée ſur ſon chariot traiſné par
des Paons, dont la queuë auoit eſté nouuelleme
̅
t peinte à la mort dAr-
gus, comme nouuellement auſſi la plume blanche du Corbeau auoit
eſté teinte en noir: car autrefois ceſt oyſeau ne cedoit pas en blancheur
aux Pigeons, ny aux Oyes gardiens du Capitole, ny meſmes aux Cy-
gnes qui ſe plaiſent autour des eaux; mais ſa langue fut cauſe de ſon
changement, ſa langue babillarde fit que de blanc il deuint noir.Il ne ſe voyoit point en Theſſalie de fille qui eſgallaſt en beauté
Coronis, elle paſſoit en grace toutes celles de ſon âge, & ſes graces
charmereſſes la rendoient plus aimable que pas vne autre. Phoebus
fut vaincu de ſes yeux, & la cherit vniquement, tant quelle ſe main-
tint chaſte, ou que ſon impudicité ne fut point deſcouuerte: mais le
Corbeau trop fidelle à ſon maiſtre, ſeſtant apperceu quvn autre que
[56]
Apollon iouïſſoit de ſes embraſſemens, ne ſe peut tenir de le deceler.
Ainſi quil eſtoit en chemin pour aller faire à Phoebus le conte de ce
quıl auoit veu, la Corneille le rencontrant fut curieuſe de ſçauoir ce
quil auoit en teſte: Il luy raconta ſon deſſein, & elle aprés lauoir oüy,
luy remonſtra quil neſtoit pas trop aduiſé de porter de telles nouuel-
les. Vous entreprenez, luy diſt-elle, vn mauuais voyage; ſi vous men
croyez, vous nirez point faire à voſtre maiſtre ces rapports qui le faſ-
cheront. Voſtre fidelité en cela ne luy ſera pas agreable, ne meſpriſez
point ce que ie vous en preſage; ie ſçay que ceſt de telles affaires, iay
eſté autre que ie ne ſuis, & ce neſt que ma foy trop entiere, qui ma re-
duite à leſtre quon me void maintenant. Pallas auoit mis Ericthon,
enfant né de Vulcain ſans mere, dans vne corbeille dozier quelle don-
na en garde aux trois filles de Cecrops, & ne leur monſtra point ce qui
eſtoit dedans; mais leur deffendit deſtre ſi curieuſes que dentrouurir
la corbeille, pour ſçauoir ce quelle y auoit enfermé. Ientendis com-
bien elle leur recommanda de tenir ſecret ce quelle leur laiſſoit; car ie-
ſtois derriere vn cheſne proche de là, quand elle leur parloit, & y de-
meuray pour eſpier ce quelles feroient lors quelle ſe fut retirée. Pan-
droſe & Herſe ne penſoient point à outre-paſſer le commandement
de Pallas; mais Aglaure chatoüillée dvne folle curioſité ne ſe peut
co
̅
tenir. Elle diſt à ſes ſoeurs, que ce leur eſtoit vne ſottiſe de demeurer
là auec tant de ſoing, ſans ſçauoir dequoy elles eſtoient ſi ſoigneuſes:
elle meſme deffit la premiere quelques noeuds, qui tenoient la corbeil-
le fermée, & fit voir dedans aux deux autres vn enfant porté ſur des
pieds de ſerpent, quon euſt iugé eſtre vn ſerpent à part, nourry auec
ce monſtrueux fils de Vulcain. Moy qui penſois re
̅
dre en cela quelque
ſeruice agreable à Minerue ma maiſtreſſe, luy fus auſſi toſt dire ce qui
ſeſtoit paſſé contre ſa volonté; ie luy contay la deſobeïſſance des filles
de Cecrops, dont ie nay retiré pour recompenſe que la perte de la fa-
ueur que iauois auprés delle. leſtois en ſa protectio
̅
; elle mhonoroit
de ſes bonnes graces, & maintenant en mon lieu elle cherit le hybou, le
plus odieux animal qui porte plume. Ie vous laiſſe à penſer ſi ce meſt
du regret, quvn tel oyſeau preferé à moy tie
̅
ne auiourdhuy ma place.
Voila le malheur où ma langue me porta, voila lindigne loyer que re-
ceut ma fidelité; loyer qui doit, ce me ſemble, faire taire mes se
̅
blables,
& leur apprendre le danger quil y a de porter de faſcheuſes nouuelles.
Si vous me dema
̅
dez quelle entrée??? auois auprés de Minerue, pour tant
regretter den eſtre reculée; ie vous diray quelle mauoit priſe en telle
affection, & ie ne ſçay pourquoy, que touſiours elle me vouloit auoir
auprés delle. Ie maſſeure quelle ne le deſauoüera pas, encore quelle
ſoit faſchée co
̅
tre moy, & en recognoiſtra la verité, ſi vous vous en en-
querez. Auſſi neſtoit-elle pas ignorante de ma qualité, elle eſtoit bien
informée que Coronée Roy de la Phocide me recognoiſſoit pour ſa
fille. Car de vray, & ne me pe
̅
ſez pas meſpriſer, iay eſté autresfois dans
[57]
vn Palais Royal careſſée de pluſieurs grands Princes, & deux recer-
chée pour femme; mais ma beauté, cauſe de mon deſaſtre, ma re-
duitte en lenſtat où ie ſuis.
LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
Vne autre Coronıs, fille de Coronée Roy de la Phocide, fut changée en Corneille pour vn(VIII. Fable
expliquée au
5. Chap.)
rapport ſemblable à celuy du Corbeau; qui eſt pourquoy, elle laduertit icy de ne rien dire des
amours par luy deſcouuertes, & luy preſage quelque mauuais ſuccés de ſon babil, par le
recit de ſon changement.VNe fois ainſi que ie me promenois ſur le bord de la mer, Neptu-
ne ſe pleut à me voir, & me voyant ſentit vn tel braſier luy eſ-
chauffer le ſein, que ſes flames nouuellement conceües le contraigni-
rent de maccoſter pour tirer de moy, ſil pouuoit, lallegement quil
ſouhaittoit. Il mvſa premierement de prieres, & apres auoir perdu ſon
temps & ſes belles paroles, voulut venir par force à leffect. Ie le laiſſe, il
me ſuit, ie me deſtourne en fuyant aſſez loing du riuage; il ne ceſſe pas
de me pourſuiure, tant que laſſée ie ſuis contrainte de crier au ſecours.
Iinuoque les Dieux, iappelle les hommes à mon aide; mais des hom-
mes pas vn ſeul ne me ſecourut, vne vierge Deeſſe ſeule prit la def-
fence de ma virginité. Pallas ſeule fauorable à mes cris, ouït auec pitié
les pitoyables accens de ma voix. Ie tendois les bras au Ciel, & mes bras
tendus ſe conuertirent en aiſles; ie taſchois de deueſtir ma robe pour
courir plus legerement, mais ie ne trouuay rien autour de moy que des
[58]
plumes qui auoient deſia pris racine dans ma chair. Penſant frapper
de la main ma poictrine, ie ne me ſentis plus de mains. Ie courois fort
viſte, & ne me laſſois point comme auparauant, mes pieds ne ſenfon-
çoient point dans larene, car mes aiſles leur faiſoient perdre terre. En
fin ie fus eſleuée en lair, & toute vierge fus faicte compagne de la vier-
ge Minerue. Mais quel auantage men demeure-il? quay-ie gaigné de
conſeruer ma chaſteté contre la violence de Neptune, puis que Nycti-
mene, qui pour ſon impudicité fut eſchangée en oyſeau le plus o-
dieux de tous, a peu ſucceder à lhonneur que Pallas me faiſoit?
LE SVIET DE LA IX. FABLE.
(IX. Fable
expliquée au
4. Chap.) Nyctimene fille du Roy Nyctée, amoureuſe de ſon pere ſe gliſſa vne nuict dans ſon lict,
& pour punition de ſon inceſte elle fut changée en Hybou. Ceſt vne Fable que la Corneille
meſle en ce diſcours, ſuiui de linfortune de Coronis, tuée par Apollon en colere, des funerailles
de laquelle Eſculape fut tiré, & le Corbeau puni de ſon babil par vn changement de plumage.OVoy, nauez-vous iamais oüy parler de linceſte de ceſte impu-
dique Nyctimene? Il ny a ſi petit en lIſle de Leſbos, qui ne ſça-
che quelle fut ſi effrontée que doſer ſoüiller le lict de ſon pere, & laſ-
ciue paillarde de celuy qui luy auoit donné la vie, prendre la place de
ſa mere. Elle eſt maintenant oyſeau à la verité, mais ceſt vn oyſeau qui
noſeroit paroiſtre à la veuë des autres, qui luy donnent touſiours la
chaſſe, & lont autant en haine comme il a le iour en horreur, car il
naime que les tenebres, dans leſpaiſſeur deſquelles il penſe couurir
ſon vice & ſa honte.
|| [59]
Le Corbeau eut bien la patience douïr le diſcours de la Corneille,
mais il fit peu deſtat de ſes remonſtrances. Facent les Dieux, (luy diſt-
il) que le mal que ta langue me predit, tarriue à toy qui veux deſbau-
cher ma fidelité. Ce ſont reſueries que tu me contes, ie me ris de tes
vains preſages. Et continuant ſon voyage ſen alla dire à ſon maiſtre
quil auoit veu Coronis entre les bras dvn ieune homme de Theſſalie.
Ha! quelle nouuelle? Apollon ne leut pas ouïe, quil ſe ſentit frapper
au coeur comme dvn coup mortel, & fut ſi eſmeu, que ſa couronne de
laurier luy tomba de la teſte, & ſa lyre des mains. La couleur luy chan-
gea, il pallit dextreme colere, & à la chaude tout boüillant de cour-
roux prit ſes armes ordinaires pour ſaller indiſcrettement venger de
ſon coeur, en ſe vengeant de celle quil naimoit pas moins que ſoy-
meſme. De tant loing quil lapperceut il banda ſon arc, puis lappro-
chant peu à peu deſcocha ſur elle vne fleſche, & trauerſa ce blanc eſto-
mac, auquel Amour auoit tant de fois attaché le ſien. Coronis frappée
à mort, fit vn ſi piteux cry, que ſa voix mourante meurtrit encore le
coeur dApollon qui lauoit bleſſée. Elle meſme tira le traict de ſon
ſein, & le tirant veid ruiſſeller le pourpre de ſon ſang ſur ſes membres
dalbaſtre. Helas! diſt-elle, ſi ie vous auois offencé, beau Soleil, ſi iauois
merité la mort fleſchiſſant aux chaudes affections dvne autre que
vous, ne pouuiez-vous pas retarder ceſte iuſte vengeance iuſques à la
naiſſance de lenfant que ie vous porte dans le flanc? Faut-il que luy
ſouffre la peine du crime dont il neſt point coulpable? Faut-il quil
meure auec moy, puiſque ceſt moy ſeule qui ay commis loffence?
Faut-il que deux meurent pour vne? La mort ne permit pas quelle
fiſt de plus longues plaintes, elle finit là, & finiſſant perdit enſemble
la vie auec la voix, ſon ame ſenuola en lair, & ſon corps froid de-
meura eſtendu ſans mouuement.Quand Apollon la veid morte, il fut (trop tard helas!) ſaiſi du repen-(Naiſſance
dAEſculape
expl. au
Chap. 5.)
tir, de ſeſtre laiſſé porter à vne ſi cruelle vengeance. Il ſe deſpite con-
tre ſoy-meſme dauoir preſté loreille à ceſt indiſcret meſſager dvne ſi
funeſte nouuelle; il ſe veut mal dauoir creu ſa colere, veut mal à loy-
ſeau qui luy a deſcouuert la faute de ſa maiſtreſſe, faute quil voudroit
nauoir iamais ſceuë, il hait à mort, & ſon arc & ſa main, & ne peut voir
ſes fleſches, deſquelles il a faict vn coup ſi à la legere; il entre preſque en
humeur de les rompre toutes. Las! que na-il le pouuoir de vaincre le
couſteau des Parques? Pourquoy ſon art, domptant les forces du de-
ſtin, ne peut-il rendre la vie à celle que ſon courroux a meurtrie? Il
ſeſtend ſur ſa Coronis, & lembraſſant taſche de reſchauffer les gla-
ces mortelles, qui ont roidy ſes membres; il eſprouue ſur elle tous
les ſecrets de la medecine, mais ceſt en vain, car le fil fatal de nos
iours ne ſe peut renoüer, lors quil eſt vne fois rompu. Ceſt faict del-
le, tous les tardifs remedes quil recerche ſont inutils; il faut quil
voye ſon tombeau que deſia lon prepare. Il en void les appreſts, void
[60]
le bucher où elle doit eſtre bruſlée; mais ceſt auec tant de ſouſpirs
(car de pleurer, ceuſt eſté trop de laſcheté à vn Dieu) quil ſemble
que ſon ame doiue ſortir auec ſes ſanglots. Il eſlance des cris ſembla-
bles à ceux dvne vache, qui void à ſes yeux aſſommer ſon ieune veau
de laict. Il ſe tourmente, il ſafflige, & toutesfois ſe reſoult en fin de
ne laiſſer pas perdre lenfant auec la mere. Apres auoir embauſmé le
corps de parfums, dont lodeur eſtoit odieuſe à lombre de Coronis,
apres lauoir de ſon bras homicide pluſieurs fois embraſſé, & lauoir
honoré de toutes les funebres ceremonies, que ſon iniuſte dueil vou-
lut rendre aux reſtes de ſes amours, afin de ne voir point dans vn meſ-
me feu reduire en cendre ſon fils auec ſa maiſtreſſe, il tira du ventre le
petit AEſculape ſon enfant, quil porta dans lantre de Chiron, pour y
eſtre nourry & inſtruit à la medecine. Le Corbeau receut vn loyer
tout autre quil ne ſeſtoit promis, pour ſon trop indiſcret, bien que
veritable, rapport: car il ne fut recompenſé, que de la haine dApol-
lon, qui changea ſon plumage blanc en noir, pour luy faire à iamais
porter le dueil de Coronis, à qui ſon babil auoit oſté la vie.
LE SVIET DE LA X. FABLE.
(X. Fable ex-
pliquée au 6. &
7. Chap.) Ocyroé fille de Chiron ne ſe contentant pas des ſecrets de la medecine que ſon pere luy
auoit appris, voulut ſe meſler de prophetiſer les choſes à venir, dont Iupiter ſe faſcha,
& pour punition de ſon outrecuidance la transforma en iument. Le Poëte met dans le
texte quelques-vnes de ſes propheties, tant pour AEſculape, que pour ſon pere, qui ſont
faciles à entendre.
|| [61]
CEpendant Chiron demy homme & demy cheual ſe rendoit
infiniment curieux de bien nourrir le petit AEſculape fils du So-
leil; la peine quil prenoit à linſtruire luy eſtoit ſi agreable, quil en
retiroit vn extreme contentement, & ſe iugeoit fort honoré de la-
uoir en ſa charge. Sa fille Ocyroë, fille quvne Nymphe luy enfanta
ſur la riue du fleuue Cayque, nen eſtoit pas moins ſoigneuſe. Elle
nignoroit rien qui ſeruiſt à la gueriſon des corps languiſſans; ſon pe-
re lauoit renduë parfaicte en ſon art, mais ſon eſprit ne ſe peut con-
tenter dvne telle ſcience. Trop curieuſe de ſçauoir les choſes à venir,
que les Dieux ſe ſont reſeruées; elle voulut ſe rendre preſent, ce qui
neſtoit point encore, & penetrant dans les ſecrets du Ciel, predire
aux hommes leurs bonnes & mauuaiſes deſtinées. Or vne fois que ſes
deuinereſſes fureurs lauoient miſe comme hors de ſoy, ayant ſon poil
roux eſpandu ſur ſes eſpaules, & toute eſmeuë du Demon qui la poſ-
ſedoit, elle ietta la veuë ſur le nourriçon de ſon pere, & luy preſagea
ainſi ſes heureuſes & malheureuſes aduantures: Croiſſez petit, luy
diſt-elle, croiſſez heureux enfant, qui deuez à lauenir eſtre le plus
celebre medecin du monde. Pluſieurs hommes vn iour vous vante-
ront pere de leur ſanté. Quoy! vous aurez bien tant de pouuoir que
vous ferez rentrer les ames dans les corps quelles auront quitté: mais
ayant vne fois oſé faire de telles merueilles, les Dieux courroucez
contre vous ne ſouffriront pas, que vous rendiez ainſi lhumanité eſ-
gale à leur diuinité: car Iupiter voſtre grand-pere dvn coup de fou-
dre vous oſtera la vie, pour vous empeſcher de la donner aux autres.
De Dieu vous ſerez fait vne maſſe de chair ſans vie, puis dvn corps
mort vous deuiendrez encore Dieu, renouuellant vos iours pour re-
uoir la lumiere. Et vous, cher pere (diſt-elle en ſe tournant du coſté
du Centaure) qui de voſtre naiſſance auez tiré limmortalité, pour ne
finir iamais vos iours quauec la fin des ſiecles, verrez vn temps que
vous meſmes deſirerez voſtre mort. Fauorable à la valeur du grand
Hercule vous le receurez dans voſtre maiſon; il vous permettra de
toucher ſes fleſches teinctes du ſang venimeux de ceſte monſtrueuſe
beſte à ſept teſtes quil aura aſſommée, & vous en maniant ſes traicts
en laiſſerez cheoir vn dans voſtre pied, dont vous ſerez tellement
tourmenté, que vous ſouhaitterez la fin de voſtre vie pour finir vos
douleurs. Lors les Dieux pitoyables, touchez de voſtre mal, autho-
riſeront vos ſouhaits, & dimmortel vous rendront ſubiect à la mort,
permettans aux Parques de trancher le fil de vos ans, quelles neuſſent
autrement oſé toucher. Elle auoit encore quelque fatalle auanture à
deſcouurir, mais ſon diſcours fut rompu par des ſouſpirs, qui tout à
coup ſortirent du plus profond de ſon ſein, & luy mirent ces plaintes
en bouche: Las! diſt-elle en pleurant, ie ſens que les Dieux nont pas
agreable que ie parle dauantage, ma langue ſe rend muette, & mes le-
ures ne peuuent quà peine former ma parole. Ha! maudite ſcience
[62]
qui mas faict encourir la haine des Cieux; de quel bien mas-tu iamais
faict iouïr qui ſoit à comparer au mal que tu mapportes? Ha! pleuſt
aux Dieux que folle deuinereſſe ie neuſſe iamais ſceu les ſecrets du de-
ſtin; ma curieuſe temerité ma preparé vn trop cruel ſupplice. Quoy?
ie???e ſuis deſia plus fille, ma belle face ſe perd & ſeſchange en forme
de beſte, deſia lherbe me plaiſt pour nourriture, & deſia lenuie me
prend daller paiſtre parmy les champs, & courir dvn coſté & dautre.
Ie deuien iument, & vay tantoſt preſques du tout reſſembler à mon
pere: mais pourquoy la moitié de mon corps ne demeure-elle encore
en ſon eſtre, veu que mon pere neſt cheual quà demy? Ces regrets
quelle faiſoit ſentendoient bien au commencement, mais ſur la fin
on ne peut diſcerner vne ſeule parole, ſes plaintes neſtoient quvne
voix confuſe, qui neſtoit pas pour-tant encore proprement vne voix
de iument, mais comme dvne perſonne qui la voudroit imiter. Peu de
temps aprés elle ſceut auſſi naïfuement hennir que les cheuaux; elle ſe
ſeruit des mains auſſi bien que des pieds pour courir ſur lherbe, & ſes
pieds & ſes mains ſarmerent, au lieu dongles, dvne corne qui ioignit
tous les doigts enſemble. Son col groſſit & ſallongea, ſa bouche ſou-
urit plus quelle neſtoit, le derriere de ſa robbe ſe conuertit en vne
queuë, ſes cheueux panchans tous du coſté droit furent ſon crin; bref
elle ne changea pas ſeulement de voix, mais deſtre, de nom, & de
forme.
|| [63]
LE SVIET DE LA XI. FABLE.
Apollon conduiſant les troupeaux du Roy Admet, samuſa tant à ioüer de ſa fluſte(XI. Fable
expliquée an
7. Chap.)
pour ſe deſ-ennuyer, quil laiſſa eſcarter ſon beſtail fort loing de ſoy: ce que Mercure ayant
deſcouuert, il les emmena, & les mit paiſtre dans vne foreſt, où perſonne ne les veiden-
trer que Batte, auquel il donna vne vache pour luy faire promettre de nen dire mot: mais
ce Batte fauſſant ſa promeſſe deſcouurit au meſme Mercure (qui pour leſprouuer paſſa
par là vn peu aprés en forme deſguiſée.) le bois où eſtoit le troupeau des beſtes à corne,
dont le Dieu irrité punit ceſt infidelle, le changeant en pierre de touche.CHiron voyant ſa fille ainſi changée, tappella pluſieurs fois
à ſon aide, grand Prince de Delphe, mais ſes cris furent vains,
car tu ne pouuois oppoſer ta puiſſance aux volontez de Iupiter, &
quand tu euſſes peu reſiſter à ſes ordonnances, tu neſtois pas prés de
là pour le faire. Ceſtoit au temps quen Theſſalie couuert dvne peau
de cheureau, tu touchois les trouppeaux dAdmet, auec vn baſton
doliuier ſauuage. Ceſtoit lors que lAmour te faiſoit la guerre, &
que pour addoucir la rigueur de ſes traits en ioüant de ta fluſte à ſept
tuyaux, tu ne pris pas garde à tes boeufs, qui ſen allerent, dit-on, ſans
que tu ten apperceuſſes, iuſques aux terres ſablonneuſes de Pyle, où
Mercure te les deſroba. Perſonne nauoit veu ſon larcin, ſinon Batte
vieil païſan de ce quartier-là, qui auoit ſoin des foreſts, des paſtura-
ges, & des haras du Roy Nelée. Ce ruſé meſſager des Dieux, craignant
quil ne decelaſt la proye quil venoit de mettre dans vn bois à leſcart,
laccoſta fort accortement, le pria de ne rien deſcouurir de ce quil
auoit veu, ſi dauenture quelquvn luy demandoit nouuelle de ce
troupeau eſgaré, & pour ſe mieux aſſeurer de luy, luy fit preſent dvne
des plus belles vaches du troupeau. Batte la receut, & apres en auoir
remercié Mercure, luy diſt quil ſe tint aſſeuré & ne craigniſt rien, que
par ſon moyen le larcin ne ſeroit non plus decelé, que par le moyen
dvne pierre qui eſtoit deuant eux, & il montra la pierre de la main en
faiſant le ſerment. Mercure ne ſe voulut pas fier à ſa promeſſe, il ſe
retira pour vn peu de temps, puis reuint auſſi toſt en habit diſſimulé,
& dvne façon toute autre quil neſtoit auparauant. Il changea meſ-
me ſa voix pour luy parler: Dictes-moy, bon-homme, fit-il, nauez-
vous point veu du beſtail eſgaré paſſer par icy? ie vous prie ne me ca-
cher point ſi quelquvn la emmené, ie vous donneray la couple dvn
des boeufs auec ſa vache. Quand le vieillard ouït parler dvne double
recompenſe, il fut auſſi-toſt gaigné, & ne fit difficulté de dire, Allez
vous-en le long de ceſte montaigne, vos beſtes y ſont. Et de vray el-
les y eſtoient, ceſtoit là meſme que Mercure les auoit laiſſées, lequel
ne ſe peut tenir de rire du païſan, qui par ſon infidelité penſoit auoir
faict quelque grand butin: mais ſon ris eſtant paſſé, il ſe mit en colere.
Comment, diſt-il, tu me trahis, villain, tu me trahis, ou pluſtoſt tu
te trahis toy-meſme? Iamais ta langue pariure ne fauſſera tes ſermens.
[64]
Tout à linſtant il le fit demeurer roide ſur la place, & le conuertit en
vne pierre dure, qui ne ſçauroit celer la fauſſeté des metaux en les tou-
chant, non plus que le païſan ne peut tenir ſecret le larcin de Mercu-
(Pierre de
touche.) re. Ceſt vn vice qui en eſt demeuré au rocher, & qui luy dure encore
ſans quil y ait de ſa faute.
LE SVIET DE LA XII. FABLE.
(XII. Fable
expliquée au
3. Chap.) Mercure ſe trouuant à vne ſolennité faite en lhonneur de Pallas à Athenes, y veid
Herſe fille de Cecrops, de laquelle il ſe rendit extremement amoureux, & pour iouïr de
ſes amours prattiqua Aglaure ſoeur de Herſe, laquelle luy promit de faire pour luy enuers
ſa ſoeur tout ce quil deſiroit, moyennant quelque ſomme dargent, dont ils saccorderent.
Pallas qui deſia dautre coſté vouloit mal aux trois ſoeurs, à cauſe de la corbeille quelles
auoient ouuerte contre ſon commandement (comme nous auons dit cy-deſſus) saigrit en-
core dauantage ayant ſceu ce honteux marché.DE là Mercure ſe ietta en lair ſur deux aiſles pareilles, & dvn vol
leger ſe rendit au deſſus du terroir dAthenes, où il eut le con-
tentement de voir denhaut le plan du païs, que Minerue cherit le
plus, & la verte cheuelure des arbres qui ombrage le mont Lycée.
Ceſtoit dauanture le iour dvne ſolemnité, que les filles faiſoient en
lhonneur de leur Deeſſe, portans à ſon Temple, ſelon leur couſtu-
me, quelques offrandes ſur leurs teſtes dans des paniers couronnez de
fleurs. Elles retournoient du chaſteau, lors que ce Dieu aiſlé les ap-
perceut, & pour les mieux voir ne vola pas droict vers elles, mais
[65]
mais voltigea pluſieurs fois en rond autour de leur troupe. Tout
ainſi que lauide Milan voyant les entrailles des beſtes quon ſacrifie,
entre les mains des miniſtres du Temple, ne ſoſe pas ietter deſſus,
mais auſſi ne ſen peut-il retirer; il fait mille tours à lentour, & fai-
ſant ſes rondes volées aux enuirons de ce quil deſire, le deuore par
eſperance mille fois auant que lauoir: de meſmes ce leger meſſager
des Dieux, dvn bas vol va cent fois tournoyant le long des tours
dAthenes où ces filles paſſent, deſquelles vne entre autres le rauit eſ-
perduëment. Leſtoille matiniere, qui ouure les portes du iour, ne
ſurmonte pas dauantage en clarté les autres petits feux du Ciel, & la
Lune toutes les humides lumieres de la nuict, comme Herſe au gré
de Mercure ſurpaſſe toutes ſes compagnes; auſſi de vray eſtoit-ce
lhonneur de ceſte aſſemblée. Mercure en la voyant ſeſchauffe de-
dans lair comme vn plomb eſlancé dvn bras roide auec vne fonde,
lequel emprunte la chaleur de ſa viſteſſe, & peu à peu ſembraſe en
ſauançant, bien quil fuſt froid en ſortant de la fonde. En fin ce Dieu
ſent de ſi viues allumettes damour, quil rebrouſſe chemin (car il al-
loit au Ciel) pour prendre la briſée du logis de Cecrops. Il ſe met en
terre ſans ſe deſguiſer, auſſi neuſt-il ſceu ſe preſenter dvne façon plus
agreable quen ſon habit ordinaire; mais il a bien ſoin pourtant de ſe
polir & nettoyer ſes habits, pour faire dauantage paroiſtre ſa beauté
naturelle. Il peigne ſes cheueux, poſe ſa robe de telle façon quelle ne
pende point plus dvn coſté que dautre, faict paroiſtre tant quil peut
lor qui eſt deſſus ſes accouſtremens, prend garde de tenir ſon Cadu-
cée de bonne grace, & oſte la poudre de ſes ſouliers aiſlez. Eſtant
ainſi entré dans le palais de Cecrops, il trouua au plus profond de la
maiſon trois chambrettes voûtées & toutes enrichies dyuoire, deſ-
quelles celle de la main droicte eſtoit à Pandroſe, à gauche eſtoit cel-
le dAglaure, & au milieu celle de Herſe. Aglaure fut la premiere
qui apperceut entrer Mercure, & qui ſauança de luy demander ſon
nom, à laquelle il reſpondit quil eſtoit petit fils dAtlas & de Pleione,
fils du grand Iupiter, & ſon fidelle ambaſſadeur, puis luy diſt: Ie ne
vous diſſimuleray point mon deſir, les aiſles de lamour mont icy
porté, ceſt Herſe voſtre ſoeur qui ma forcé de venir, Herſe lidole
de mon coeur, & le ſeul object de mon contentement. Soyez-luy fi-
delle, ie vous en prie, & fauoriſez mes flames, ſi vous deſirez ſon
bon-heur & le voſtre. Faictes quelle recognoiſſe mon feu dvn bra-
ſier tout pareil, & que ſes affections egalles aux miennes, nous vniſ-
ſent enſemble dvn lien, qui vous rende tante de mes enfans. Aglaure
layant oüy, le regarda du meſme oeil, quelle auoit veu depuis peu de
iours les ſecrets de la rouſſe Minerue, & pour luy faire vn tel ſeruice,
effrontément luy demanda vne grande ſomme dargent. Elle receut
la ſomme, & le fit ſortir du logis, auec aſſeurance de pratiquer ſi ac-
cortement ſa ſoeur, quelle le feroit iouïr du contentement où il aſpi [66] roit. La guerriere Pallas ſceut les conditions de ce ſale marché, & en
eut bien tant de regret, quelle ne peut voir depuis Aglaure, que dvn
oeil trauerſé de courroux. Lhorreur dvne ſi laſche trahiſon leſmeut
tellement, que le plaſtron quelle porte ſur leſtomac, & le caſque
quelle a en teſte en tremblerent. Sa colere animée contre Aglaure la
fit reſſouuenir du peu de reſpect quelle-meſme auoit autrefois ren-
du à ſes commandemens, deſcouurant dvne main prophane la cor-
beille où eſtoit le ſecret depoſt, dont ſa fidelité & celle de ſes ſoeurs
eſtoit chargée. Elle ſe repreſente leffronterie de ceſte malicieuſe fille,
qui fit voir au iour les membres monſtrueux du fils de Vulcain, &
augmente en ſon coeur la haine dvn tel acte, la voyant encore fraiſ-
chement ſi ingrate à Mercure, ſi perfide à ſa ſoeur, & ſi auare que de
receuoir de largent pour loyer de ſa perfidie.
LE SVIET DE LA XIII. FABLE.
(XIII. Fable
expliquée au 8.
Chap.) Pallas pour punir Aglaure, va commander à lEnuie de luy inſpirer la ialouſie de ſa
ſoeur, & ceſte ialouſie la faiſant oppoſer au deſir de Mercure, elle fut par luy changée en
ro her.POvr la punir, du pas meſme elle va trouuer lEnuie en ſa ſom-
bre retraicte, de tous coſtez polluë dvn ſang noir tout caillé,
que ſon ialoux creue-coeur luy faict ietter, quand elle entend parler
du bon-heur dautruy. Ceſte maiſon de lEnuie eſt dans le fonds dvn
[67]
antre obſcur où iamais le Soleil ne donne, le vent ny entre point, & ſi
touſiours il y faict vn froid extreme, il ny a iamais de feu, mais tout y
eſt plein dvn broüillas eſpais. La Deeſſe eſtant arriuée à la porte dvn
ſi triſte logis, ne voulut point entrer dedans, elle frappa du bout de
ſa picque, & lhuys ſouurit, qui luy fit voir la morne maiſtreſſe de la
maiſon dans vn coing mangeant des viperes, delicieuſe viande pour
lentretien de ſes vicieuſes humeurs. Ses yeux ne ſarreſterent pas ſur
les horreurs, dont ceſte funeſte maiſon eſtoit remplie, elle tourna
incontinent la veuë de lautre coſté; & cependant lEnuie ſe leua len-
tement, laiſſa les corps de ſes ſerpens à demy-mangez, & ſauança
vers Pallas, quelle ne peut voir ſans ſouſpirer: ſa grace, ſa beauté, &
la richeſſe de ſes armes laffligerent, car ſon naturel eſt de ſattriſter de
tout ce qui contente les autres. Auſſi du tourment quelle ſe donne
na-elle que les os, ſa face horriblement deffaicte teſmoigne le venim
quelle a touſiours au coeur; iamais elle ne regarde que de trauers, ſes
dents iaunaſtres ſont comme roüillées, & ſa langue picquante eſt cou-
uerte dvne humeur venimeuſe, dont elle ſoüille la renommée de
tous ceux de qui elle parle. Iamais elle ne rit, ſi ce neſt pour quelque
deſaſtre; les triſtes auantures qui font que chacun pleure, ſont ſes de-
lices & les agreables ſubjets de ſes funeſtes feux de ioye. Le ſommeil
ne ferme point ſes yeux, touſiours vn ſoing rongeard leſueille, qui
tient ſes paupieres ouuertes, & luy faict voir auec regret les conten-
temens dautruy, car les heureux ſuccés des hommes ſont les fleaux de
ſon coeur. Si elle fait du mal, elle nen reſſent pas moins; elle ſe ſert
de geſne à ſoy-meſme, & dans ſon ſein elle porte touſiours le ſup-
plice de ſa meſchanceté. Encor que ſa face horrible fuſt infiniment
deſagreable à Minerue; elle luy parla pourtant, mais elle ne la luy fit
pas longue: Il faut, dit-elle, que vous infectiez de voſtre poiſon le
coeur dvne des filles de Cecrops; ceſt Aglaure, ne manquez pas de
laller trouuer maintenant, & la rendre ialouſe. Voila le diſcours
quelle luy tint, puis ſe retirant entendit que lEnuie, qui la regardoit
de coſté, murmuroit entre ſes dents ie ne ſçay quelles ialouſes paro-
les. Elle ſe faſchoit deſtre forcée à recognoiſtre la grandeur de Mi-
nerue, à laquelle il falloit quelle obeïſt. Le voyage luy eſtoit bien
agreable, mais elle leuſt voulu faire ſans commandement, ialouſe de
lauctorité de celle qui auoit le pouuoir de luy commander. Elle noſa
pas pourtant tarder, elle prit ſon baſton entouré deſpines, & couuerte
dvne nuée ſen alla du coſté dAthenes gaſtant tout où elle paſſoit. El-
le foule & rauage les bleds, bruſle les herbes, ſe plaiſt à couper le bou-
ton des fleurs quelle void eſclore, & de ſon haleine puante infecte au-
tant de villes, de bourgs, de maiſons quelle void. Quand elle fut dans
ceſte floriſſante ville de Minerue, riche deſprits, & de toutes commo-
ditez, où chacun paſſoit ſon temps à cauſe de la feſte, à peine ſe peut-
elle tenir de pleurer, pour ce quelle ny voyoit rien de deplorable.
[68]
Elle entra chez Cecrops, fut trouuer Aglaure dans ſa chambre, & la
mania ſi bien de ſes mains ſaffranées, quelle luy perça le coeur de mil-
le ialouſes pointes, luy fit gliſſer ſon venim dans le ſein, & luy rem-
plit le poulmon & toutes les veines du poiſon dont elle ſe nourrit. Et
de peur que les enuieuſes humeurs de la pauure Aglaure ne ſarreſtaſ-
ſent generalement à tout ce quelle verroit; elle luy mit pour objet ſa
ſoeur deuant les yeux, & limage des contentemens quelle pouuoit
receuoir auec Mercure, luy repreſentant ce ieune Dieu accompagné
de toutes les vertus, par leſquelles on ſe peut rendre aymable. Cela
faict elle laiſſa Aglaure, qui rongée dvn mal ſecret ne fit depuis que
ſe plaindre nuict & iour, fondant peu à peu, tout ainſi que la glace
aux foibles rayons du Soleil qui luit en Hyuer. Penſant au bien dont
ſa ſoeur Herſe, trop heureuſe à ſon gré, doit iouïr, elle ſe conſume
de meſme que les herbes auſquelles on a mis le feu, & qui ſans faire
flame ſe bruſlent lentement. Elle ſouhaitte bien ſouuent de mourir,
tant elle a peur de voir ce quelle ne deſire pas: dautres-fois il luy
prend enuie de deſcouurir, comme vn rapt attenté ſur la chaſteté de
ſa ſoeur, lamour de Mercure à ſon pere; & en fin ſe reſoult au moins
dempeſcher ce Dieu amoureux de paruenir où il aſpire.Le voyant venir elle ſen va ſeoir ſur le ſueil de la porte de leur logis
pour le garder dentrer. Luy croit quelle lattende pour effectuer ſa
promeſſe, il laccoſte auec toutes les douces paroles que ſes deſirs luy
inſpirent, la ſomme de luy faire voir ce quelle luy a faict eſperer, la
flatte, la prie, len coniure: mais ſes prieres ſont vaines, lingrate
Aglaure ne les veut pas ouïr, elle repouſſe ce Dieu amoureux, & dit
quelle ne partira point doù elle eſt aſſiſe, quil ne ſen ſoit allé. Mer-
cure la prend à ſa parole, dit quil eſt bien daccord quelle demeure
là, & pour entrer il touche la porte de ſon Caducée, & louure en la
touchant. Aglaure qui void la porte ouuerte, ſe veut leuer pour la re-
fermer, mais toutes les ioinctures qui ſe plient lors que nous ſommes
aſſis, retreſſies en elle ne permirent pas quelle ſe peuſt dreſſer ſur ſes
pieds. Elle ſefforce en vain, de plus en plus ſes genoux ſendurciſſent,
le froid ſaiſit les extremitez de ſes doigts, le ſang tarit en ſes veines qui
demeurent ſeiches: & tout ainſi que la gangrene, ayant pris racine en
vn corps, gaigne peu à peu les membres ſains, pour corrompre tout
à la fin; de meſme vne glace mortelle ſe gliſſe dans ſon ſein, qui luy
oſte enſemble le reſpir & la vie. Elle ne ſe peina point pour parler,
mais quand elle ſy fuſt peinée, elle neuſt ſceu laſcher vne ſeule paro-
le, car elle auoit le canal de la voix bouſché; deſia ſon col & ſon viſa-
ge neſtoient que roche, bref elle neſtoit plus quvne ſtatuë ſans ſen-
timent, dont la pierre ne demeura pas blanche, mais fut tachée de la
meſme humeur qui palliſſoit auparauant ſa face enuieuſe.
|| [69]
LE SVIET DE LA XIIII. FABLE.
Iupiter ayant veu Europe, fille dAgenor Roy de Phenicie, seſgayer auec dautres(XIIII. Fable
expliquée au 8.
Chap.)
filles ſur le bord de la mer, autour de quelque beſtail qui y eſtoit, ſe changea en taureau,
& ſe meſlant parmy le troupeau ſceut ſi bien attirer Europe quen ſe ioüant elle monta
ſur ſon dos, & lors luy ſe ietta dans la mer, la trauerſa à nage, & porta ceſte ieune fille
dans lIſle de Crete, où il eſteignit ſon ardeur auec elle, cueillant le fruict de ſes agrea-
bles beautez.MErcvre vengé des ſottes paroles, & de la perfidie dAglaure,
quitta dvn vol leger la ville dAthenes, & ſen alla dans le Ciel,
où Iupiter layant retiré à part, ſans luy rien deſcouurir de ſon amour,
luy commanda daller en Phenicie, toucher deuers la mer les trou-
peaux du Roy Agenor, qui paiſſoient le long de la coſte dvne mon-
taigne quil luy monſtra. Le fils fidelle aux commandemens de ſon
pere, rendit incontinent lobeïſſance quil deuoit; le beſtail dAge-
nor chaſſé de la montaigne fut auſſi toſt ſur le riuage, où Europe
auoit accouſtumé de paſſer ſon temps auec les autres filles de Tyr. La-
mour & la majeſté dvn grand Roy ne furent iamais bien daccord, il
leur eſt impoſſible de demeurer enſemble, car leurs mouuemens ſont
contraires, & lvn veut touſiours deroger au merite de lautre. Ce
grand Iupiter pere & maiſtre des Dieux qui a les foudres en ſa main, &
qui dvn branſlement de teſte eſbranſle tout le monde, neut pas veu
la commodité dapprocher ceſte belle fille dAgenor, de laquelle il
[70]
eſtoit picqué, quil quitta ſon ſceptre, & deſpoüillant la grauité digne
de la place quil tient, ſe reueſtit de la forme cornuë dvn taureau, ſen
alla mugir parmy les autres, & ſe pleut, en ſe pourmenant ſur lherbe,
à faire admirer ſa brutale beauté. Et de vray la neige neſt pas plus
blanche queſtoit ſon poil, car iamais la pluye ne lauoit gaſté, ny
iamais païſan en le montant ne lauoit ſoüillé de ſes pieds. Il portoit
ſon col droit & fort eſleué, au deſſous duquel pendoient de grandes
peaux blanches comme le reſte. Ses cornes eſtoient petites, mais ſi
bien faites & ſi eſgalles, quon les euſt iugées pluſtoſt artificielles que
naturelles, tant elles eſtoient polies & luiſantes. Il ne releuoit point
ſes ſourcils pour ſe faire craindre: ſon oeil neſtoit pas furieux, mais
pour ſe rendre aimable il portoit lamour ſur le front, ainſi que dans
le coeur. Europe admire ſa douceur & ſon paiſible naturel, en admi-
rant ſa beauté; elle laime ſur tous, à cauſe quil ne fait point la guerre
aux autres, & ſe laiſſe facilement approcher: toutefois elle noſe pas
le toucher de premier abord, mais ſe hazarde peu à peu à le manier,
en luy donnant des herbes & des fleurs. Ie vous laiſſe à penſer ſi luy,
que le feu damour cuiſoit au dedans de ce poil blanc, auoit ces careſ-
ſes agreables; de ioye le coeur luy treſſailloit, & en attendant le com-
ble des delices quil eſperoit, il baiſoit les mains de ſa maiſtreſſe.
Quil auoit de peine à ſe retenir! En luy lechant la main il ne ſe
peut preſques commander; peu ſen faut quil nattente au reſte.
Tantoſt il ſaute deſſus lherbe verte, tantoſt il ſe couche ſur le gra-
uier, & moins Europe ſeffraye de luy, plus il ſappriuoiſe auec el-
le, permettant quelle luy frappe le ventre de ſa main delicate, &
quelle pare ſes cornes de bouquets. En fin il ſe rendit ſi mania-
ble quelle ne craignit point de le monter, mais las! elle ne ſçauoit
pas que Iupiter fuſt ſa monture. Quand il la ſentit ſur ſon dos, ſeſ-
loignant peu à peu de la terre, il ne ſe moüilla premierement que
le bout des pieds le long du riuage, comme ſil neuſt voulu que ſe ra-
fraiſchir; puis tout dvn coup ſe mit ſi auant dedans leau, quEurope
qui eſtoit ſa proye, ſeſtonna dauoir perdu le bord preſques ſans ſen
apperceuoir. Elle eut crainte de ſe trouuer au milieu de la mer, im-
portunée dvn vent qui ſe plaiſoit à faire voler ſa robe, elle ne pouuoit
voir ſans trembler la riue doù elle eſtoit partie, & toutesfois leffroy
neut point tant de pouuoir quil luy fiſt laſcher la corne quelle te-
noit de la main droicte, ou affoiblir le bras gauche, duquel elle ſap-
puyoit ſur la croupe du taureau, qui la paſſa dvn riuage à lautre.
|| [71]
LE SVIET DE LA I. FABLE.
Le Roy Agenor ayant perdu ſa fille, commanda à Cadmus ſon fils de laller chercher,(I. Fable expli-
quée au 1. Chap.
du 3. Diſcours.)
& luy deffendit de reuenir ſans la luy amener; tellement que le fils apres auoir preſques
couru tout le monde ſans trouuer ſa ſoeur, noſa retourner vers ſon pere, mais reſolut de
ſe retirer où les Dieux luy conſeilleroient. Il conſulta lOracle dApollon, duquel ıl eut
aduis de sarreſter où la premiere vache quil rencontreroit le conduiroit. Au ſortir du
Temple il ne manqua point de trouuer vne vache, quil laſſa en la pourſuiuant, & en
fin laßée quelle fut, elle demeura couchée en vn lieu quıl iugea eſtre la place, que les
deſtins luy auoient reſeruée pour baſtir vne ville. Deuant que de rien entreprendre, il
enuoya ſes compagnons puiſer de leau à la prochaine fontaine, pour faire vn ſacrifice à
[72]
Iupiter, mais ſes compagnons deuorez par vn Dragon qui y eſtoit, ne retournerent point,
il fut contraint dy aller luy meſme. Il aſſomma ceſte horrible beſte, & luy ayant arraché
toutes les dents, les ſema, ainſi que Pallas luy auoıt commandé. De ces dents miſes en
terre, ſortirent des hommes armez, qui sentretuerent ſur le camp les vns les autres,
ſinon cinq qui reſterent de leur guerre ciuile. Et ceſt la Metamorphoſe que le Poëte ſçait
fort à propos tirer de la derniere du liure precedent, pour ioindre le commencement de
ceſtuy-cy à la fin de lautre.DEsia Iupiter auoit trauerſé la mer, deſia il
eſtoit arriué en Crete, & deſia il ſeſtoit deſ-
couuert à Europe, retirant delle le fruict
des amoureuſes couruées quil auoit faictes
pour elle, quand ſon pere tout eſperdu de
lauoir perduë, fit commandement à Cad-
mus de laller cercher. Il ne luy ordonna pas
ſeulement de la cercher, mais le condam-
nant à ne voir iamais ſon païs, ſil ne la ra-
meuoit, parut en vne meſme action charitable pere à ſa fille, cruel &
trop ennemy de ſon fils, quil banniſſoit ſans raiſon à faute de trou-
uer ſa ſoeur. Où la pouuoit-il rencontrer, puis que Iupiter qui la te-
noit cachée, ne vouloit pas quelle ſe trouuaſt? Pouuoit-il eſtre ſi
ſubtil que de vaincre les ſecrettes ſubtilitez dvn grand Dieu? Il neſt
pas poſſible aux hommes de deſcouurir les larcins amoureux du mai-
ſtre des foudres. Auſſi Cadmus ne ſçauroit-il le faire, il court en vain
preſque tout le monde, & en fin banny de ſon païs par le courroux de
ſon pere, quil noſe aller reuoir ſans y mener ſa ſoeur, va conſulter
lOracle dApollon, pour ſçauoir en quelle partie de la terre il ſe doit
retirer. Tu rencontreras, luy reſpond lOracle, dans des plaines de-
ſertes où tu paſſeras bien toſt, vne vache qui iamais ne porta le ioug
pour eſcorcher la terre en traiſnant la charruë. Depuis que tu lauras
apperceuë, ne la perds point de veuë, & la ſuiuant touſiours marque
bien le champ où elle ſe repoſera; ceſt là quil faut que tu baſtiſſes vne
ville, nommant le païs dautour Boëtie, à cauſe de la vache qui ty
aura conduit.Il neſt pas ſorty de lantre où Phoebus luy auoit parlé, quil void
vne vache eſgarée ſans marque ſur le col, qui montraſt quelle euſt ia-
mais ſeruy au labourage; il la ſuit de prés, & en ſon coeur rend graces
au fils de Latone, qui na point manqué de luy donner vne guide ſe-
lon ſa veritable reſponſe. Lors que la vache eut paſſé le fleuue Cephiſe
& les terres de Panopie, ſarreſtant au milieu dvn champ, elle leua ſa
teſte cornuë en haut, fit retentir lair voiſin du bruit de ſon mugiſſe-
ment, & ſe retournant du coſté de ceux qui la ſuiuoient, ſe coucha
ſur lherbe. Cadmus alors recognoiſſant combien les Dieux luy
eſtoient fauorables, leur fit ouïr de ſa bouche le reſſentiment que ſon
coeur en auoit; il baiſa la terre eſtrangere quils luy donnoient pour
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retraicte, ſalüa les plaines du païs, & honora les montaignes, deſ-
quelles il ne ſçauoit pas les noms. Pour faire vn ſacrifice à Iupiter,
il commanda à ſes compagnons daller puiſer de leau à la premie-
re fontaine quils trouueroient. Ils ne furent pas loing quils entre-
rent dans vne grande foreſt que lantiquité auoit touſiours tant re-
ſpectée, quelle nen auoit iamais oſé eſbrancher vn ſeul arbre. Sur le
milieu de la foreſt ils trouuerent vn antre, remply de petit bois,
quvne baſſe voûte de pierre couuroit, & vne viue ſource deaux
larrouſoit. Ceſtoit la retraicte dvn horrible ſerpent, ſerpent dv-
ne grandeur eſpouuentable, lequel heriſſé de creſtes dorées, portoit
du feu dans les yeux, auoit le ventre tout enflé de venim, & au trauers
de trois rangs de dents, faiſoit eſclatter le rouge de trois langues.
Les Tyriens compagnons de Cadmus, à leur malheur arriuez là, neu-
rent pas faict bruire leau en plongeant leur cruche dedans, que ceſte
furieuſe beſte ſortit la teſte de lobſcurité de ſon antre, & les eſtonna
tellement dvn ſifflet effroyable, que leau & la cruche enſemble leur
tomba des mains. Ils demeurerent comme hors deux-meſmes, ſans
autre mouuement que celuy que la peur leur cauſoit en les faiſant
trembler. Cependant le Dragon, tout ſemblable à celuy, lequel po-
ſé entre les deux Ourſes eſt comme gardien du pole, ſe roule en re-
courbant ſa queuë couuerte deſcailles; puis tout dvn coup fait vn
tel ſaut quil ſe iette ſur ces Pheniciens à demy-morts de crainte,
deuant quil les euſt mis à mort. Soit que les vns euſſent encore le
coeur de mettre la main aux armes pour ſe deffendre, ſoit quils priſ-
ſent la fuitte, ou ſoit que leffroy les fiſt demeurer ſans reſiſtance; ils
ſeruirent tous de victime à ce monſtre; les vns mordus de ſes dents
venimeuſes, les autres eſtouffez ſous luy; & les autres empoiſonnez,
ou de ſon haleine puante, ou de leſcume venimeuſe quil iettoit.Le Soleil monté au plus haut du Ciel ne faiſoit paroiſtre ſur ter-
re que des ombres fort courtes, quand le fils dAgenor eſmerueillé
que ſes compagnons ne retournoient point, ſarma pour les aller cer-
cher. Il ſe couurit de la peau dvn lion, prit en main vne picque, auec
vn dard pour ietter de premier abord à quiconque lattaqueroit, &
ſen alla ainſi armé dvn courage indompté qui le rendoit plus fort
que toutes les armes du monde. Quand il fut entré dans le bois, &
quil eut veu ſes compagnons eſtendus ſur la place, auec leur vain-
queur ennemy deſſus, lequel alloit dvne langue ſanglante lechant
leurs triſtes & funeſtes bleſſeures: Helas! dit-il, fidelles compagnons
de mon banniſſement; vous nauez donc pas ſeulement meſpriſé
pour moy la perte de voſtre païs, mais celle meſme de la vie: vous
vous eſtes ſacrifiez pour moy, mais ie iure à voſtre fidelité, quelle ne
demeurera point ſans eſtre vengée. Ou ie ſeray vengeur de voſtre
mort, ou la victime qui appaiſera vos ombres, & les ſuiura bien toſt
aux Enfers. Cela dit, il leua vne pierre, groſſe comme vne meule,
[74]
& auec vn effort incroyable ietta contre le ſerpent ceſte maſſe de ro-
cher qui eſtoit dvne incroyable peſanteur. Du coup quil donna il y
auoit aſſez pour eſbranler la muraille dvne tour, & toutesfois la beſte
nen fut pas bleſſée; ſes eſcailles ainſi quvne cuiraſſe, & le cuir endur-
cy de ſa peau noire la deffendirent de telle façon quelle ne ſen ſentit
point. Sa dureté vainquit la dureté de la pierre; mais elle ne peut pas
rebouſcher la pointe du jauelot quil luy mit depuis dans les reins, car
eſtant entré au droit de leſpine (quelle auoit foible pour ſe plier
plus aiſément) il paſſa iuſquau ventre, & luy perça les boyaux. Lors
que ceſte furieuſe beſte ſe ſentit bleſſée, la douleur animant ſa rage,
elle ŕecourba ſa teſte ſur ſon dos, pour voir ſa playe, & mordre mille
fois le dard quelle arracha en fin, non pas entier pourtant, car le fer
demeura dans le corps. Ce luy fut vn nouueau ſubject deſchauffer ſes
fureurs plus que de couſtume. Les veines de ſa gorge ſenflerent, &
tout autour de la contagieuſe couuerture de ſa grande gueule beante
coula vne eſcume blanchaſtre, & ſortit vne haleine noire, ainſi que
dvn fourneau dEnfer, qui infectoit & gaſtoit meſmes les herbes.
Tantoſt elle ſe courboit & faiſoit de ſon corps vn cercle grand à mer-
ueilles, tantoſt ſeſtendant elle paroiſſoit longue & droicte comme
vne poutre, & tantoſt ſeſmouuoit auec tant de violence quelle eſ-
branloit les arbres contre leſquels elle heurtoit. Cependant quelle ſe
tourmente de la façon Cadmus ſarreſte vn peu, les deſpoüilles de lion
quil porte le couurent contre les aſſaults quelle luy donne, il luy pre-
ſente ſa picque qui larreſte quand elle penſe ſauancer. Elle enrage
quelle ne le peut offencer, & ſon deſpit lanime de tant de furie quelle
donne en vain mille coups de dent au fer de la picque, qui lempeſche
dapprocher ſon ennemy. Elle teignoit bien deſia lherbe de ſon ſang
empoiſonné; elle eſtoit bien bleſſée, mais ceſtoit dvne legere bleſ-
ſeure, pour ce quelle ſe retiroit des coups, & ſe retirant en arriere em-
peſchoit que le fer nentraſt aſſez auant, & rendoit ainſi ſes playes
moins profondes: quand Cadmus la ſuiuit de ſi prés, quil larreſta
contre vn cheſne, & du jauelot quil luy porta dans la gorge, luy at-
tacha la teſte au tronc du cheſne. La peſanteur du corps du ſerpent
courba larbre, & peu ſen fallut quil ne fuſt mis par terre, tant il fut
battu de la queuë de ceſte beſte mourante. Ainſi Cadmus demeura
vainqueur; mais ayant les yeux arreſtez ſur la grandeur de ſon en-
nemy vaincu, il entendit vne voix, qui le troubla & lempeſcha
de ſauourer le doux contentement de ſa victoire. Il ne ſceut pas
recognoiſtre qui ceſtoit qui parloit, mais il ouït bien quon luy diſt:
Que fais-tu là, braue fils dAgenor? A quoy te plais-tu, à voir vn
ſerpent meurtry de ta main? Tu prens vn plaiſir de luy, que dau-
tres auec le temps auront de toy, car vn iour tu ſeras ſerpent. Louïe
dvne telle voix luy fit perdre la voix & la parole, dhorreur les
cheueux luy dreſſerent à la teſte, & demeura ſans couleur, iuſquà ce
[75]
que Pallas, qui lauoit touſiours fauoriſé, deſcendant du Ciel luy
fit reprendre coeur, laſſeurant quil verroit auec le temps vn grand
peuple ſous ſon obeïſſance, & pour en faire naiſtre le commence-
ment, luy commanda de labourer la terre, & ſemer dans les ſillons
quil feroit, les dents du ſerpent quil auoit tué. Obeïſſant au com-
mandement de la Deeſſe ſa tutrice, il mena la charruë au milieu dv-
ne plaine, y ſema le grain quon luy auoit enjoinct, & de telle ſe-
mence (merueille au delà de toute creance) ſortirent des eſpics ani-
mez & armez, ayans tous forme dhommes. La pointe des eſpieux
quils portoient, fut ce qui ſortit le premier hors de terre, puis leurs
caſques auec les plumes de diuerſes couleurs, les eſpaules, leſtomach,
& les bras auec les armes quils auoient en main, & en fin tous les au-
tres membres parurent, ſe deſcouurans peu à peu comme font les
perſonnages peints en vne piece de tapiſſerie, lors quon la deplie
pour leſtendre ſur vn theatre: car leuant le tapis en haut, premiere-
ment les faces ſe deſcouurent, & le reſte paroiſt de ſuitte iuſquaux
pieds qui demeurent embas. Cadmus les ayant veu naiſtre ſe perſuada
quautant dennemis luy eſtoient nez, & pource penſoit-il deſia à
ſarmer contreux; mais vn de ces nouueaux ſoldats laduertit de ne ſe
meſler point dans leur troupe. Garde-toy bien, ſeſcria-il, de pren-
dre party parmy nous, atten le ſuccés de nos armes, & ne te ſoüille
point au ſang de noſtre guerre ciuile. Ceſt enfant de la terre en laſ-
chant la parole, delaſcha vn coup de ſon eſpée ſur la teſte à lvn de
ſes freres, & auſſi toſt luy meſme fut couché par terre dvn jauelot qui
le trauerſa: Celuy qui lauoit tiré ne veſquit guere plus long-temps,
vn autre en meſme inſtant luy fit perdre la vie, quil ne venoit que de
receuoir, & tous ceux de la troupe de meſme, pouſſez dvne furie ſan-
guinaire, ſe deffirent les vns les autres, rentrans par la mort aux tene-
bres, deuant quauoir preſques veu la clarté du Soleil. Ainſi ils arrou-
ſerent de leur ſang leur mere, qui ne venoit que de les enfanter, &
tous tomberent morts ſur elle, ſinon cinq qui reſterent, deſquels
Echion le premier, par le commandement de Minerue, mit les armes
bas, & faiſant paix auec ſes freres fut cauſe quils la firent entreux.
Ces cinq reſtez dvn ſi ſanglant combat, furent ceux qui aiderent au
fils d Agenor à baſtir la ville, qui luy eſtoit promiſe par lOracle dA-
pollon, ceſte ville où il deuoit commander, ceſte puiſſante ville de
Thebes quil veid toſt aprés ceinte de murailles, & pleine dvn grand
peuple qui luy obeïſſoit. Que te reſtoit-il lors, Cadmus, pour lac-
compliſſement de tes deſirs? Que pouuois-tu ſouhaitter dauantage?
Ton exil ſembloit eſtre ton bon-heur; on pouuoit iuger lheure de
ton banniſſement pour la premiere qui auoit cauſé ta felicité. Eſpou-
ſant Hermione, tu eus Mars pour beau-pere, & Venus fut ta belle-
mere. Tous les Dieux par ceſte alliance te furent alliez; tu en eus plu-
ſieurs enfans, tant fils que filles, & des petits fils des vns & des autres,
[76]
que tu veids tous en âge floriſſant. Mais las! qui ſe peut dire heureux
deuant ſon dernier iour? Tant de malheurs trauerſent le foible heur
de ce monde, quils ne permettent pas que nous ioüiſſions icy bas dv-
ne felicité aſſeurée; pour ſe pouuoir vanter dy eſtre paruenu, il faut
attendre la mort qui borne nos miſeres.
LE SVIET DE LA II. FABLE.
(II. Fable
expliquée au
2. Chap.) Pour la premiere atteinte donnée à lheureuſe fortune de Cadmus, le Poëte rappǒrte le
malheur d Acteon ſon petit-fils, fils dAriſtée & dAutonoë, lequel ayant veu par hazard
Diane nuë qui ſe baignoit, de peur quil ne sen ventaſt, fut par elle tranſmué en Cerf,
& deſchiré par ſes chiens.LE premier malheur, qui trauerſa le cours des heureuſes deſti-
nées de Cadmus, fut linfortune de ſon petit-fils Acteon; ce fu-
rent ces cornes de Cerf qui luy ſortirent de la teſte, ce furent vous,
chiens ingrats, qui deuoraſtes voſtre maiſtre, & vous repeuſtes de ſon
ſang. Sil eſt permis de recercher loffence quil auoit faicte, pour eſtre
ſi cruellement puny, on trouuera quil ny eut point doffence, & que
ce ne fut quvne fortune ennemie de ſon bien qui le porta là: car qui
voudroit aduoüer pour offence vne rencontre par hazard? Il auoit
chaſſé tout le matin, & tué pluſieurs beſtes, quand la chaleur du So-
leil, & les ombres racourcies, luy ayans faict recognoiſtre, que Phoe-
bus ſur le milieu de ſa carriere auoit deſia marqué la moitié du iour, il
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appella ſes compagnons, & leur diſt: Nos armes ſont toutes teintes, &
nos filets trempez du ſang des beſtes que nous auons arreſtées; ce ma-
tin nous a eſté ſi fauorable, que nous nous deuons contenter. Demain
ſi toſt que lAurore eſueillée aura monté ſon chariot rougeaſtre, pour
ſemer par le Ciel ſes roſes, meſſageres du iour, nous retournerons
voir ſi noſtre chaſſe ſera auſſi heureuſe quauiourdhuy; mais pour
maintenant que le Soleil en ſon midy altere la terre de ſes ſeiches ar-
deurs, deſtendez les filets, & nous en-allons rafraiſchir. Les ſiens luy
obeïrent & quitterent à linſtant la chaſſe.Au pied de la montaigne, quil auoit couruë, eſtoit la vallée de
Gargaphie, vallée où les pins & les cyprés rendoient vn ombre ſi
agreable à Diane quelle ſy plaiſoit plus quen lieu du monde. Dans le
fond il y auoit vn antre, auquel ny linduſtrie, ny la main des ma-
çonsnauoient iamais eſté employées pour le rendre & commode &
plaiſant: mais la nature imitant lart, auoit vaincu en ſa naïfueté tout
lartifice quon y euſt peu apporter. Elle y auoit formé vne voûte de
viue pierre ponce & de tufeau, qui naturellement liez enſemble con-
ſeruoient ceſte arcade naturelle ſans ſe demolir, & à main droicte
couloit le cryſtal dvne eau de fontaine, qui de ſon doux murmure
inuitoit ceux qui lapprochoient, à ſe repoſer ſur les tapis verds dont
ſa riue eſtoit reueſtuë. Vn peu deuant quActeon quittaſt la chaſſe,
Diane laſſée du meſme exercice eſtoit entrée ſous ces delicieuſes om-
bres, pour ſy baigner ſelon ſa couſtume. Elle auoit donné ſon jaue-
lot, ſon arc, & ſon carquois à la Nymphe ſon eſcuyere, vne autre luy
auoit deſpoüillé ſa robe, & deux des plus petites deſchauſſé ſes bro-
dequins, tandis que Crocale fille du fleuue Iſmene, qui eſtoit des
plus habiles, luy retrouſſoit ſon poil flottant ſur ſon col, de crainte
quil ſe moüillaſt. Niphé, Hyale, Rhanis, Pſecas & Phiale, auec
leurs grandes cruches puiſoient deſia de leau, & la verſoient ſur leur
chaſte Maiſtreſſe; bref ceſte Deeſſe chaſſereſſe ſe lauoit, quand A-
cteon, apres auoir remis la partie au lendemain, ſeſgara dans le bois,
& ſe rendit, guidé par le demon de ſa ruine, droit dedans lantre ar-
roſé de ces viues eaux qui ſeruoient de baing à Diane. Les Nymphes
nuës, comme elles eſtoient toutes, ne leurent pas apperceu, quen ſe
frappant le ſein elles firent vn cry de peur & de honte, dont toute la
foreſt retentit, & ſe ietterent promptement autour de la Deeſſe pour
couurir ſon corps de leur corps: toutesfois elle ne laiſſoit pas de pa-
roiſtre encore au deſſus delles, elle les paſſoit toutes de la teſte, & la
richeſſe de ſa taille fit que ſe voyant nuë à la veuë dvn homme, elle
eut vne partie de la honte. Lalbaſtre de ſon viſage prit la meſme cou-
leur que prend vn nuage peu eſpais, lors quil eſt par derriere eſclairé
des rayons du Soleil, ou pareille au beau pourpre dont ſe pare lAu-
rore. Bien que ſes compagnes ſe ſerrent autour delle, pour empeſ-
cher quon ne la voye, elle noſe pourtant tourner ſinon le viſage du
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du coſté dActeon, contre lequel elle entre en telle colere, que ſi elle
auoit ſon arc & ſes fleſches en main, il mourroit ſur la place, mais elle
na que de leau, quelle luy iette au viſage, & luy moüille toute la teſte,
adiouſtant à ſon eau vengereſſe ces paroles prophetes du malheur qui
le talonna: Va te vanter maintenant, diſt-elle, de mauoir veuë ſans
robe, il teſt permis den diſcourir, ſi tu le peux faire. Elle nvſa point
dautres menaces, & tout à lheure il tomba ſur ſes mains qui ſe chan-
gerent en pieds, de ſa teſte moüillée ſortirent des cornes de cerf, ſon
col ſallongea, ſes oreilles ſe dreſſerent en pointe, ſes bras furent ſes
cuiſſes, & ſon habit fut vn poil roux marqueté de diuerſes couleurs.
La crainte ſempara de ſon coeur genereux, & la viſteſſe ſe gliſſa dans
ſes iambes, ſi bien quen fuyant luy meſme ſeſmerueilla deſtre de-
uenu ſi viſte. Mais las! quand il ſe veid auec ſes cornes dans leau où
il beut aprés auoir couru, & quil penſa ſeſcrier; Ha! miſerable que
ie ſuis; & quil ne peut parler, lors il recogneut quauec ſa premiere
forme il auoit perdu la parole. Ce quil ſceut faire, fut de pleurer &
ſe plaindre ſans dire mot, car rien ne luy reſtoit que leſprit, qui le
trauailloit par la cognoiſſance de ſon changement. Il eſt en peine de
ſe reſoudre ſil doit retourner chez ſoy, & ſen aller paroiſtre auec
des cornes dans le Palais Royal de ſon grand-pere, ou ſil doit de-
meurer par les bois. La crainte luy diſſuade lvn, & la honte lempeſ-
che de lautre: mais cependant quil eſt en ceſte irreſolution ſes chiens
viennent autour de luy qui len oſtent. Melampe & Ichnobate ab-
bayent les premiers contre luy, puis tous les autres enſemble ſe met-
tent à courir aprés. Pamphage, Dorcée, Oribaſe, chiens dArca-
die, le courageux Nebrophon, Lelaps le furieux, Theron le leger,
Pterelas, le bon Agre, le farouche Hylée quvn ſanglier auoit bleſſé
peu auparauant, Napé dont la mere fut couuerte dvn loup, Poeme-
nis qui auoit autresfois gardé les brebis, Harpye auec ſes deux petits,
Ladon qui auoit les iambes courtes & ramaſſées, Dromas, Canache,
Sticte, Tigris & Alce. Le fort Lacon, le blanc Leucon, le noir Aſ-
bole, & Aëllon, chien de la plus longue haleine quil y en euſt à la
troupe. Thoüs auſſi le court, Cypriot & Lyciſque qui eſtoient de meſ-
me ventrée, Harpalos qui auoit vne marque blanche à la teſte, Me-
lanaee, la barbette Lachné, Labros, & Agriodos, qui eſtoient ſortis
dvn chien de Crete, & dvne chienne de Laconie, auec le criard Hy-
lactor, & tous les autres qui ſeroient ennuyeux à nommer le ſui uent
par les bois, par les rochers, au trauers des hayes, par des chemins ru-
des à merueilles, & par des lieux meſmes où il ny auoit point de
chemin. Luy fuit comme cerf ſur les meſmes briſées où il auoit ſou-
uent couru les cerfs. Il fuit helas! & il auoit accouſtumé de ſuiure,
& qui pis eſt, il fuit ſes chiens auſquels il ſouloit commander. Sil
pouuoit parler il leur diroit, Ie ſuis Acteon, pourquoy me chaſſez-
vous? Ie ſuis voſtre maiſtre, ne me recognoiſſez-vous point? Mais il
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ne peut dire mot, & encore quil peuſt former quelque parole, ils ne
lentendroient pas, tant ils abbayent, & ſi fort tout autour lair re-
tentit de leurs voix eſclatantes. Melanchete ieune leurette premie-
re le mordit à la feſſe; puis Theridamas preſque en meſme endroit,
& Oreſitrophe mit, ſans laſcher la priſe, les dents dans ſon eſpaule.
Ces trois chiens eſtoient partis les derniers, mais ils couperent che-
min par le plus rude de la montaigne, & atteignirent les premiers
leur maiſtre, quils arreſterent, tandis que les autres accoururent pour
le mettre en pieces. Ils ſe ietterent tous deſſus luy, & le couurirent
de tant de playes, quils ne laiſſerent point de place entiere, où il
peuſt eſtre dauantage bleſſé: cependant il gemiſſoit ſous eux, & dv-
ne voix plaintiue, qui neſtoit pas vrayement voix dhomme, mais
telle quvn autre cerf auſſi nen euſt pas peu ietter vne ſemblable, eſ-
mouuoit meſmes les rochers à pitié. Il demeure à genoux, comme
ſil vouloit faire quelque priere, & tourne la teſte dvn coſté & dau-
tre, à faute de pouuoir leuer les bras. Ses compagnons, ignorans ſon
deſaſtre, arriuent prés de luy ſans le recognoiſtre, ils animent de leurs
cris ordinaires les chiens contre luy, & cependant ils le cerchent. Ils
iettent la veuë de tous coſtez pour voir ſil ne vient point, ils ſe faſ-
chent en eux-meſmes quil na le plaiſir dvne ſi belle priſe, & pour
le faire haſter appellent tant quils peuuent Acteon, comme ſil ne-
ſtoit pas deuant eux. Las! il voudroit bien ny eſtre point, il leue la
teſte lors quil ſentend nommer, & ſe deſire auſſi loing quon le pen-
ſe: il voudroit bien auoir la veuë de ſes chiens acharnez ſur vn cerf,
mais il ne voudroit pas leſtre; il ſouhaitteroit de les voir ſans reſſen-
tir les pointes de leurs dents, qui le mettent en pieces ſous ceſte fauſſe
peau. Ainſi Diane ſe vengea de luy, & ſa colere ne ſe ſaoula point
de ſon ſang, que par la perte de ſa vie, quelle veid eſcouler par autant
de playes quil auoit de membres capables de bleſſure.
LE SVIET DE LA III. ET IIII. FABLE.
La ſeconde affliction que Cadmus eut à ſouffrir, fut pour le reſpect de Semele ſa fille,(III. & IIII. Fa-
ble expliquée au
3. Chap.)
laquelle eſtant aimée de Iupiter, Iunon ialouſe ſe deſguiſa en vieille pour la tromper, &
ſe venger delle meſme par elle meſme. Sous ceſte forme menſongere elle la fut trouuer,
& luy perſuada de prier Iupiter, quil ne la vint point voir que de la meſme façon quil
alloit voir ſa femme Iunon. La requeſte preſentée par Semele, luy fut außi toſt accordée
par Iupiter, lequel entra depuis dans ſa chambre auec les tonnerres, & les foudres en
main, du feu deſquels elle & ſa maiſon fut bruſlée. Iupiter voyant que tout sen alloit
reduire en cendre, tira du ventre de Semele Bacchus quelle auoit conceu de luy, & le
porta couſu dedans ſa cuiſſe autant de mois quil auoit encore à demeurer dedans le ven-
tre de ſa mere, puis le donna aux Nymphes dvne montaigne dindie pour le nourrir.
Depuis Iupiter gauſſant auec Iunon, ſuruint entre eux vne difficulté; ſçauoir, qui a
plus de plaiſir en lexercice de Venus, ou lhomme, ou la femme, & pour en eſtre reſolus
prindrent pour Iuge Tireſias qui auoit eu en diuers temps les deux ſexes. Il prononça
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pour Iupiter, qui diſoit lhomme auoir moins de plaiſir, dont Iunon offencée, aueugla
le Iuge: mais Iupiter en recompenſe luy inſpira la ſcience des choſes à venir, pour les
predire veritablement aux hommes.CE fut vne vengeance de laquelle on ne ſe teut pas, le peuple
en parla fort diuerſement. Aux vns la Deeſſe ſemble auoir eſté
plus rude quelle ne deuoit; & ceux-là laccuſent de cruauté: dautres
la loüent, diſans que la virginité ne peut ſe conſeruer auec trop de
ſeuerité; & les vns & les autres ne manquent point de raiſons pour
donner poids au iugement quils en font. Chacun en dit ce quil en
penſe; il ny a que Iunon, qui ne ſarreſte pas tant à diſcourir, ſi ceſt
vn acte digne de Diane, ou non, comme elle ſe reſiouït en ſoy-
meſme, de voir vn tel deſaſtre tombé ſur ceux de la maiſon dA-
genor, car à cauſe dEurope, elle a iuré vne haine mortelle contre
toute la race. Ceſt vne offence de laquelle ſon coeur ne luy laiſſe
point perdre le ſouuenir, & quand elle lauroit perdu, Semele fille
de la meſme maiſon, que Iupiter a tout de nouueau engroſſée, re-
nouuelleroit bien la playe, comme de faict elle augmenta fort le
mal ialoux de Iunon, qui plus que iamais courroucée diſt à par ſoy:
Quay-ie auancé par mes crieries? Dequoy mont ſeruy tant de re-
proches que iay faicts à mon mary, puis quil continuë touſiours
à careſſer dautres que moy? Ie ne men veux plus prendre à luy,
iattaqueray celle qui lattire, & la puniray auec tant de rigueur que
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ſon exemple effrayera les autres. Ie la ruineray, ou ie manqueray de
pouuoir; mais en puis-je manquer? ſuis-je pas Reyne du Ciel,
femme de Iupiter, ou ſa ſoeur au moins ſi ie ne ſuis ſa femme? Per-
mettray-je quvne autre paſſe ainſi ſon temps auec mon mary? Quvne
autre porte au ventre vn enfant du plus grand des Dieux, choſe qui ne
meſt aduenuë à moy quvne ſeule fois? Se preſume-elle bien tant de ſa
beauté, quelle ſe iuge digne dvn tel honneur? Ie luy apprendray que
ce neſt pas à elle dapprocher Iupiter; ie feray que luy meſme ſera cau-
ſe de ſa ruine, ie feray que luy meſme la mettra entre les bras de la mort,
ie le feray; ſi ie nen vien à bout, quon ne me tienne plus pour fille de
Saturne. La reſolution priſe elle ſe leue de ſon ſiege, ſe couure dvne
nuë, & ſen va chez Semele. Deuant que ſortir hors du nuage qui len-
touroit, elle ſe deſguiſa de telle façon quelle ſembloit naïfuement la
vieille Beroë, mere nourrice de Semele: elle fit naiſtre du poil blanc
autour de ſes temples, retreſſit par tout ſa peau pour paroiſtre ridée,
& ſen alla dvn pas mal-aſſeuré auec vne voix caſſée accoſter Seme-
le, quelle entretint premierement de diuers diſcours, puis la fit
tomber ſur celuy des affections de Iupiter, & lors à louïe du nom
de ce grand Dieu, interrompit dvn feint ſouſpir, ce que Semele
luy en racontoit, pour dire; Helas! vueillent les Dieux que ce ſoit
Iupiter qui vous aime, mais ie crain que vous ne ſoyez abuſée; il
y en a pluſieurs qui ont eſté trompées par des hommes ſous le faux
nom de quelque Dieu. Ne vous fiez pas entierement à ſa parole;
pour gage du feu dont il ſe dit bruſſer à voſtre occaſion, faictes
quil vous face paroiſtre que ceſt luy qui commande dans les Cieux,
priez-le quil vous approche tout tel, & de la ſorte quil ſe ioinct à Iu-
non: & pour ne vous laiſſer point en doute quel il eſt, deuant que
vous embraſſer, quil prenne en main ſes armes ordinaires, marques
de ſa grandeur.Semele creut ce ruineux conſeil, ſans ſçauoir qui la conſeilloit; el-
le pria Iupiter de luy faire vne faueur, & ne luy nomma pas pour la
premiere fois la faueur quelle deſiroit; luy meſme la rendit har-
die pour demander ſon mal, quand il luy diſt, quelle ne pouuoit
rien ſouhaitter, dont elle couruſt fortune deſtre refuſée, quoy quel-
le deſiraſt, quil contenteroit ſes deſirs; & pour len aſſeurer luy iura
par les tenebreuſes puiſſances qui ſont autour des noires eaux du Styx,
puiſſances infernales craintes & reuerées des puiſſances celeſtes, quel-
le auroit tout ce quelle demanderoit. Seſiouïſſant en ſon deſaſtre
(car ce luy eſtoit vn malheur de trouuer ce Dieu amoureux ſi prompt
à la fauoriſer) Ie nay autre ſouhait, diſt-elle, que de vous baiſer tout
ainſi que faict Iunon, & eſtre careſſée du meſme Iupiter qui la careſſe:
ioignez-vous auec moy de la meſme façon que vous vous ioignez
auec elle, lors que vous recerchez enſemble les plaiſirs de Venus, & ie
ſeray contente. Ha! quil euſt bien voulu retenir ſa promeſſe, lors
[82]
quil entendit la requeſte, ou que Semele euſt retenu ſa parole; mais
comme il auoit faict le ſerment, auſſi auoit-elle faict le ſouhait: ils
ne ſe peuuent deſdire ny lvn ny lautre, faut quil en paſſe ainſi.
Il monta donc tout triſte dans le Ciel, ramaſſa les nuées dont ſon vi-
ſage ſeſtoit chargé, & y meſla les pluyes, les vents, les eſclairs, les
tonnerres, & les foudres effroyables, deſquels il ne faut point de frap-
per où il veut. Toutefois il modera leur ardeur tant quil peut, & ne
ſarma pas de celuy du feu duquel il auoit autresfois bruſlé & terracé le
Geant à cent mains, ceſt vn trop cruel foudre. Il en a vn autre plus
doux, où les Cyclopes ont meſlé moins de rigueur & de flame, & de-
dans la trempe duquel il ny a pas tant de colere. Les Dieux appellent
cela ſes moindres armes. Ce ſont celles quil prit & porta chez Seme-
le, quil neut pas ſi toſt approchée, ainſi armé de feux, quelle ſe con-
ſuma entre ſes bras, mortelle ne pouuant ſupporter lardeur des fla-
mes immortelles dont il eſtoit couuert. Iupiter la voyant embraſée
tira de ſon ventre lenfant quelle portoit, & pour ſeruir de mere à ce
petit Bacchus, formé ſeulement à demy, duquel il eſtoit pere, le mit
dedans ſa cuiſſe, où lenfant (ſi ceſt choſe croyable) accomplit le
reſte des neuf mois. Ino ſa tante fut celle qui en eut ſoin les premiers
iours, & les Niſeïdes aprés le tindrent caché dans les antres de Cythe-
ron, où elles le nourrirent de laict.La nourriture de Bacchus deux fois né fut tenuë ſi ſecrette que
perſonne nen deſcouurit rien: Iunon ne ſen apperceut point, &
neut point pour luy de diſpute auec ſon mary; mais durant ce
temps-là meſme ils eurent bien quelque autre different pour vn
plaiſant ſubjet. Iupiter vn iour, à ce quon dit, peut-eſtre plus
plein de Nectar que de couſtume, pour prendre quelque relaſche
de tant de ſoin que luy donnent les affaires du monde, ſamuſa à
rire auec Iunon; & en gauſſant luy diſt, quelle & toutes celles de ſon
ſexe eſtoient heureuſes en ce quelles auoient beaucoup plus de plai-
ſir en la compagnie des hommes, que les hommes nen auoient
auec elles. Iunon ne fut pas daccord auec luy en ce poinct-là,
mais ſouſtenant le contraire, fut cauſe que pour en eſtre eſclair-
cis ils eurent recours au docte Tireſias, qui auoit ioüy autresfois
des delices de lvne & de lautre Venus. Car ayant frappé deux ſer-
pents qui eſtoient lvn ſur lautre au milieu dvne foreſt, miracu-
leuſement par leur attouchement, il deuint femme, & demeura
ſept ans en ce foible ſexe; puis au huictieſme ayant rencontré les
meſmes ſerpens en la meſme poſture, il les frappa encore de ſon
baſton pour eſprouuer ſils auroient la vertu de changer ſon ſexe,
comme autresfois ils auoient faict. Son baſton ne les eut pas at-
teint, que reueſtu de ſa premiere forme, il ſe trouua quil auoit le
ſexe auec lequel il auoit eu ſon premier eſtre. Eſtant donc eſleu
arbitre dvne ſi plaiſante diſpute, il confirma lopinion de Iupiter;
[83]
dont Iunon ne fut pas moins courroucée, que ſi le ſubjet euſt merité
de ſen offencer. On dit quelle ſen picqua plus quelle nen auoit
doccaſion, & pour ſe venger du Iuge, luy oſta la lumiere des yeux,
& fit que depuis il ne veſquit quen tenebres. Iupiter ne luy rendit
point la veuë, car il neſt pas permis à vn Dieu de deffaire ce quvne
autre diuinité a faict; mais au lieu des yeux du corps, dont il auoit
eſté priué, luy ouurit tellement les yeux de lame, que ſon eſprit eſ-
clairé dvne celeſte lumiere, veid deſlors tout ce qui deuoit arriuer
durant les ſiecles à venir. Ainſi le mal de ſa perte fut allegé par lhon-
neur quil receut.
LE SVIET DE LA V. ET VI. FABLE.
Tireſias predit à Narciſſe, fils de Liriope & du fleuue Cephiſe, quil ſeroit fort heu-(V. & VI. Fable
expliquée au
4. Chap.)
reux, & iouïroit dvne longue vie, pourueu quil neuſt point cognoiſſance de ſa beauté:
en quoy il luy preſagea ſon malheur; car ce ieune Narciſſe merueilleuſement beau seſtant
veu dans vne fontaine, samouracha tellement de ſoy-meſme, quil ſeicha ſur les pieds,
& mourut de lamour quil ſe portoit. Son corps mort fut changé en vne fleur qui porte
ſon nom. Or pluſieurs Nymphes lauoient aimé, leſquelles il meſpriſoit toutes, & entr-
autres Echo, de qui le Poëte raconte icy loccaſion pourquoy elle ne dit pour le plus que trois
ou quatre mots, & encore eſt-ce apres les auoir ouïs: & dit que ſa parole luy fut ainſi li-
mitée par Iunon, pour auoir arreſté dvn long diſcours ceſte Deeſſe, & empeſché quelle
ne ſurprıſt Iupiter qui eſtoit dans les bois auec quelque Nymphe.
|| [84]
IL ſe rendit en peu de temps fort celebre par ſes reſponces, que
le peuple dAonie tenoit pour Oracles, ayant recognu en plu-
ſieurs quelles neſtoient point menſongeres. Liriope la premiere en
eſprouua la verité, lors que forcée par le fleuue Cephiſe, qui lembraſſa
de ſes bras humides, elle enfanta de luy le petit Narciſſe, patron des
beautez de ſon âge: car ſe deffiant quvn ſi bel enfant peuſt long-
temps viure, elle demanda au deuin Tireſias, ſi ſon fils atteindroit
heureux iuſquà lâge caduc dvne venerable vieilleſſe; & luy reſpon-
dit, que ſans doute il accompliroit, auec beaucoup de contentement,
le cours de ceſte vie, pourueu quil neuſt point cognoiſſance de ſa
beauté. La mere ſe perſuada long-temps telle reſponce neſtre que
vaines paroles, deſquelles il ne falloit point attendre de ſuccés aſſeu-
ré; mais à la fin leffect luy fit voir quil ny auoit point eu de vanité.
Leſtrange fureur de ſon fils, & la mortelle langueur qui eſteignit
peu à peu le feu de ſa vie, furent les trop veritables malheurs dont Ti-
reſias lauoit aduertie. Ceſt enfant nauoit pour le plus que ſeize ans,
& deſia il eſtoit recerché dvne infinité de ieunes hommes: pluſieurs
filles le cheriſſoient, mais ſa beauté luy auoit bien tant enflé le coura-
ge quil ne faiſoit eſtat ny des vns ny des autres. Chacun le careſſoit,
& luy ne vouloit careſſer perſonne; il ſe plaiſoit à rendre autant de
meſpris comme on luy faiſoit paroiſtre damour. Vne fois quil chaſ-
ſoit vn cerf, & taſchoit de le jetter dans ſes toiles, Echo le veid, Echo
Nymphe babillarde, qui ne ſçait ny ſe taire lors quon parle à elle, ny
parler ſi on ne luy parle. Elle auoit encore pour lheure vn corps de
Nymphe, ce neſtoit pas vne ſimple voix comme elle eſt auiourdhuy,
& toutefois ne parloit pas autrement quelle faict, elle ne ſçauoit non
plus deſlors que redire les dernieres paroles. Car Iunon quelle auoit
pluſieurs fois retenuë par ſon babil, lauoit deſia punie de ceſte cour-
te haleine. Lors que ceſte ialouſe Deeſſe cerchoit ſon mary dans les
bois, où il eſtoit ſouuent auec quelque Nymphe, Echo pour donner
loiſir à Iupiter, & à la Nymphe quil tenoit embraſſée, de ſe retirer
deuant que Iunon les deſcouuriſt, larreſtoit ordinairement en luy
faiſant quelque conte; dont Iunon ſapperceut en fin, & ſe vengeant
de la langue dEcho, qui lauoit tant de fois abuſée, fit que ceſte
Nymphe ne pourroit iamais parler que peu de mots de ſuitte, & re-
doubler en lair la fin de ce quelle auroit oüy dire.Elle auoit donc deſia la langue raccourcie lors quelle veid Narciſ-
ſe courant par les bois, qui luy toucha ſi viuement le coeur des attraits
de ſa beauté, quelle fut contrainte de le ſuiure, & le ſuiuant ſe bruſler
au feu de ſes regards; tout ainſi quvn flambeau au feu qui le conſume.
Las! combien de fois eut-elle enuie de le ſalüer, & lattaquer de quel-
que douce parole! Combien de fois ſouhaitta-elle de luy óffrir ſon
coeur, & ſes affections! Elle en auoit la volonté à chaſque pas quelle
faiſoit, mais non pas le pouuoir; car ſa nature contraire à ſon deſir ne
[85]
permettoit pas quelle commençaſt: il fallut quelle attendiſt que luy
parlaſt le premier, pour luy redire aprés ce quil auoit dit. Par hazard
il ſe trouua aſſez loing de ſes compagnons, & nen voyant pas-vn prés
de ſoy, pour les faire auancer, diſt fort haut: Hola, qui vient auec
moy? Lors Echo reſpondit, Moy. Luy tout eſtonné iette la veuë
dvn coſté & dautre, & dvne voix eſclattante dit: Venez-çà. Elle
lappellant, comme il lappelloit, redit auſſi: Venez-çà. Luy ſe re-
tourne vne autrefois, & dit encore: Quoy, ie penſe que vous me
fuyez? Elle repete ces mots meſmes, Vous me fuyez. Narciſſe ainſi
abuſé par ceſte double voix continuë encore, diſant: Aſſemblons-
nous. Elle qui ne deſiroit rien plus que deſtre aſſemblée auec luy, le
prend au mot, ſans ſe ſeruir dautre parole que de la ſienne qui eſt,
Aſſemblons-nous: & pour ioindre les effects aux paroles ſe iette hors
du bois, penſant ſaller ietter au col de ce deſdaigneux Narciſſe, qui la
fuit, ne veut pas permettre quelle le baiſe, & par meſpris luy dit:
Pauure abuſée, te perſuades-tu que ie deſire que tu membraſſes? A
quoy elle ne reſpondit rien ſinon, Ie deſire que tu membraſſes. Honteu-
ſe dauoir receu vn tel affront, elle ſe retira dans le plus eſpais de la
foreſt, ſe couurit la face de fueilles, & na point eu depuis autre de-
meure que les antres & les rochers, autour deſquels elle ſe plaint touſ-
iours du meſpris de Narciſſe. Car lAmour ne la quitta point alors,
mais la rigueur du deſdain fit gliſſer plus auant le feu dans ſes moüel-
les, qui redoubla ſa fieure amoureuſe, dont la ſeiche ardeur deſſei-
cha tellement ſon corps quil ne luy reſta que la voix & les os; encore
dit-on que les os ſe changerent en pierres, & que la voix ſeule demeu-
ra, pour ſe faire entendre par les bois ſans eſtre veuë, & reſpondre
aux piteux accens des amans deſolez comme elle. Ce deſdaigneux
Narciſſe en fit de meſme à pluſieurs autres Nymphes hoſteſſes, ou des
montaignes, ou des eaux, deſquelles il faut croire que quelquvne
outrageuſement offencée de ſes meſpris, leuant les mains au Ciel, fit
des voeux, afin quvn iour il fuſt autant tourmenté damour comme
elle, ſans iouïr de ce quil aimeroit, & que Rhamnuſie, Deeſſe ven-
gereſſe des ingrates amours, ne fut point ſourde à vne ſi iuſte
priere.Laſſé des exercices de Diane, & du chaud qui alteroit la terre, il ſe
retira depuis ſur le bord dvne fontaine dont le cryſtal argentin na-
uoit iamais eſté troublé par les bergers en y beuuant, ny par les che-
ures montaigneres, ny par les oyſeaux, ny par les beſtes ſauuages, &
non pas meſmes par la cheute des branches ſeiches des arbres. La viue
humeur de leau claire qui en ſortoit, nourriſſoit vne herbe verte tout
autour, que le Soleil ne fletriſſoit iamais, ſi eſpaiſſe eſtoit la foreſt
qui faiſoit naiſtre lombrage, aux delices duquel Narciſſe fut attiré
pour ſe rafraiſchir. Il eſtoit alteré, & en penſant eſtancher là ſa ſoif,
il fut affligé dvne ſoif plus cruelle. Il ſe panche ſur leau pour boire,
[86]
& panché void dans leau ſon viſage qui le rauit; il ſe tranſporte da-
mour pour vn vain pourtrait de ſoy-meſme; il eſt charmé de leſpoir
dvne feinte, & tout eſpris de ce quil void, penſe que ce ſoit quelque
corps, & ce neſt que ſon ombre. Il ſadmire ſoy-meſme, & a telle-
ment ſa face attachée ſur ſa face quil perd le mouuement, & ſem-
ble vne idole de marbre courbée ſur ceſte fontaine. Il iette les yeux
ſur ſes yeux quil tient pour deux eſtoilles; il ne peut ſe laſſer de
voir ſon poil doré, digne du beau chef dApollon, ny ſes mains
potelées, qui ſont les naïfues images de celles de Bacchus. Ses ioües
polies qui ne cottonnent point encore, ſon col dyuoire, & ſon teint
meſlé de roſes & de laict le rauiſſent; bref ſa grace, & tout ce quil a
dagreable luy eſt plus quagreable. Il bruſle de deſirs, & ne ſçait pas
quil ſoit lobjet de ſes deſirs; luy meſme eſt ce quil aime, il eſt ce
quil affecte; bref il ſent vn braſier dont luy-meſme eſt le feu, & luy
meſme le bois qui en eſt conſumé. Helas! combien de fois en vain
baiſe-il leau? combien de fois plonge-il ſes bras dedans pour em-
braſſer le col quil y void, & ne recognoiſt pas que ce ſoit le ſien? Il
ne ſçait que ceſt quil a deuant les yeux; mais quoy que ce ſoit, ceſt
ce qui le charme, ceſt ce qui lafflige, ceſt ce qui le martyre. Ce qui
lattire, ceſt ce qui le deçoit; ce qui leſmeut, ceſt ce qui le trompe.
Abuſé que tu es, pourquoy taſches-tu en vain de prendre vne image
qui te fuit? Ce que tu careſſes neſt rien; deſtourne-toy de là, & ce
que tu aimes ſe perdra, car il na autre eſtre que celuy que ta preſence
luy donne. Ceſte beauté que tu vois neſt que lombre de la tienne,
ombre qui te ſuit & demeure touſiours auec toy, ombre qui ſen ira
ſi tu peux ten aller. Mais comment ſen aller? Il eſt ſi charmé là, quil
ne penſe point den partir, ny pour manger, ny pour dormir: il de-
meure eſtendu ſur lherbe, & a touſiours la veuë ſur ce viſage trom-
peur, ſigne de ſon viſage, quil deuore des yeux ſans ſen raſſaſier.
Yeux cruels meurtriers de ſon coeur, qui ſe plaiſent à receuoir les
traicts qui le tuent. Par fois il ſe releue, & tendant les bras aux ar-
bres qui lenuironnent: Foreſts, agreable retraicte des amans (leur
dit-il) las! pouuez-vous me nommer quelquvn quAmour ait plus
cruellement traicté? Pouuez-vous vous repreſenter vn autre, au ſein
duquel Amour ait porté plus deſpines quil en a planté dans le mien?
Vous eſtes fidelles teſmoins des delices, & fidelles teſmoins du mar-
tyre de pluſieurs; vous reſſouuenez-vous den auoir iamais veu depuis
tant de ſiecles quil y a que vous eſtes icy, vn ſeul qui égalaſt en ſes
tourments la rigueur de mes peines? Ie voy tout ce que ie deſire, ce
qui membraſe ne meſt point caché, ie lay deuant moy, & ſuis ſi eſ-
bloüy que ie ne le ſçaurois trouuer. Mais regret trop cruel! ce neſt
point la large eſtenduë dvne mer qui nous ſepare, ce neſt point
vne longue plaine, vne montaigne, ou vne ville; ce neſt quvn peu
deau qui mempeſche de lapprocher, & lempeſche quil ne mem [87] braſſe, car luy le deſire auſſi bien que moy. Tant de fois quauançant
mon viſage ſur leau ie me ſuis eſſayé de le baiſer, autant de fois de
ſon coſté il ſeſt auancé: mais lors que ie penſe toucher ſes levres de
mes levres, il ſe trouue encore quelque choſe entre-deux, qui eſt ſi
peu, quà peine pourroit-on croire que cela nous priuaſt des baiſers
que nous ſouhaittons. Ha! qui que tu ſois, ſors de là, ſors de là, mes
delices, pourquoy te plais-tu à me deceuoir? pourquoy te perds-tu,
lors que ie te veux careſſer? Ma beauté ny mon âge, ne ſont pas tant
à meſpriſer que tu doiues ainſi me fuir; ie ne ſuis point ſi peu aima-
ble que pluſieurs Nymphes ne mayent recerché. Tes actions me
promettent ie ne ſçay quoy, ton viſage me repaiſt de quelque eſpe-
rance; ſi ie te tends les bras, tu me les tends auſſi; ſi ie te ris, tu me
ris; & ſi ie pleure, ie me ſuis ſouuent apperceu que tu pleures de meſ-
me. Tu me fais ſigne de la teſte, & à ce que ie puis iuger par le mou-
uement de ce beau corail qui colore ta bouche, tu nes pas muet, tu
me reſponds lors que ie parle, toutesfois tes paroles ne viennent pas
iuſquà mon oreille. Mais à qui eſt-ce que ie parle? Ceſt à moy meſ-
me, ie me recognoy maintenant, ceſt le pourtrait de mes beautez
que ie voy. Ie bruſle damour, & ne ſuis point bruſlé par autre que
par moy; ceſt moy qui reçoy dans mon ſein les flames, & ien ſuis
lallumette; ceſt moy qui les y iette, ien ſuis le boutte-feu. Que fe-
ray-je donc miſerable? auray-je recours aux prieres, ou ſi ie me feray
prier? A qui maddreſſeray-je? Et que pourray-je demander? Iay ce
que ie ſouhaitte, & pour lauoir ien ſuis priué; ce que ie lay, fait que
ie nen puis iouïr. Las! que mon corps ne peut-il ſortir de mon corps?
pourquoy nay-je le pouuoir de meſloigner de moy? Mes deſirs ſont
contraires aux deſirs des autres amans; ie voudrois eſtre loing de ce
que iaime, ie voudrois eſtre ſeparé de ce qui meſt ſi agreable. Deſia
la rigueur de mon martyre ma rauy ma ieune vigueur, mes forces af-
foiblies ne permettront pas que ie traiſne gueres plus long-temps ce-
ſte vie languiſſante, le cruel hyuer de la mort va fleſtrir le printemps
de mon âge; toutefois la mort ne meſt point importune, puis quen
me rauiſſant la vie, elle me doit enſemble rauir mes douleurs. Ie deſi-
rerois bien que celuy que iaime veſquiſt plus long-temps, mais nous
ne pouuons eſtre ſeparez; le meſme coup mortel qui me frappera,
ſera ſa mort, & de nous deux il ne fera ſortir quvne ame. Il neut pas
acheué ces plaintes, que trop follement eſpris de ſoy-meſme, il re-
tourna encore à ſon ombre, & fondit tant de larmes deſſus, que leau
troublée de ſes pleurs, troublant les viues eaux de la fontaine, ternit
largent qui brilloit dedans, & fit comme diſparoiſtre limage. Ne la
voyant plus ſi à clair quauparauant, il ſe perſuadoit à tout propos
quelle deuoit ſeſuanouïr, & pour la retenir ſeſcrioit: Où fuyez-
vous ſi toſt? Demeurez encore, beau pourtraict de moy-meſme, ne
ſoyez pas ſi cruel que de mabandonner. Sil ne meſt pas permis de
[88]
vous toucher, quil me ſoit au moins permis de vous voir, & dvne ſi
miſerable veuë entretenir ma douce fureur. Cependant quil ſe tour-
mentoit ainſi, il ouurit ſa robe par le deuant, & ſe frappa tant de
fois leſtomac nud auec ſes mains dalbaſtre, que le marbre de ſon
ſein battu de ſes poings deuint rouge, & meſla auec ſa blancheur
vne couleur vermeille, toute ſemblable à celle des pommes qui ne
ſont colorécs que dvn coſté, ou des raiſins qui ne commencent quà
meurir, & ne ſont encore teints de pourpre quen quelques endroits.
Il ſentoit bien quil ſe bleſſoit, mais il neuſt pas ceſſé pourtant de ſe
frapper, ſil neuſt veu dedans leau leſtomac de ſon ombre offencé:
car alors ſeulement il ſarreſta, & ſe laiſſant tomber à la renuerſe ſur
lherbe, ſe conſuma là peu à peu, tout ainſi que la cire ſe fond auprés
dvn petit feu, & la roſée du matin aux foibles rays du Soleil qui ſe
Ieue. Les ſecrettes flames quil couuoit en ſon coeur le rongerent
de telle façon, quelles luy firent perdre la couleur & la force; il ne
luy reſta que les os couuerts dvne peau ſeiche. Ce ne fut plus Narciſ-
ſe, ce ne fut plus ce beau corps, quautrefois Echo auoit ſi eſperduë-
ment aimé; & toutefois quand elle le veid, bien quelle neuſt pas
perdu le ſouuenir de laffront quil luy auoit faict, elle changea ſon
courroux en compaſſion, & ſe laiſſa toucher de ſa miſere, auec tant
de pitié, quen ſe plaignant il ne diſoit iamais, helas! quelle auſſi-toſt
aprés ne fiſt entendre ce piteux, helas! Sil faiſoit bruit en ſe frappant,
elle auec vne voix plaintiue battoit lair dvn ſon imitant le bruit des
mains de Narciſſe. Ses dernieres paroles, iettant encore la veuë ſur ce
viſage enchanteur qui paroiſſoit dans la fontaine, furent; Ha! que ie
tay trop à mon dam chery; & lors Echo en diſt autant, & quand il
diſt, Adieu, elle de meſme diſt, Adieu. A linſtant les tapis verds ſur
leſquels il eſtoit couché receurent, auec le reſte de ſon corps, ſa teſte
quvn eternel ſommeil aſſoupit, & la mort luy ferma les yeux, yeux
bourreaux de leur maiſtre, qui lauoient ſi bien accouſtumé à cherir
ſa beauté, quen paſſant meſme, pour aller aux Enfers, ſur les eaux
tenebreuſes du Styx, il ne ſe peut tenir de regarder dedans pour ſy
voir. Les Naïades ſes ſoeurs, ayans ſceu ſa mort, en porterent vn dueil
extreme, de regret elles couperent leurs cheueux quelles eſtendirent
ſur ſon corps, & prierent les Dryades de les accompagner aux fune-
railles, où Echo meſme les ſuiuit, pour imiter leur affliction auec les
accens de ſa voix deſolée. Le bucher eſtoit deſia preparé auec les tor-
ches & la biere, mais il ny auoit point de corps, au lieu du corps on
ne trouua quvne fleur iaune, meſlée de quelques fueilles blanches ſur
le milieu.
|| [89]
LE SVIET DE LA VII. FABLE.
Penthée fils dEchion & d Agaue, aprés seſtre mocqué des Propheties de Tireſias ſe(VII. Fable
expliquée au
5. & 6. Chap.)
mocqua encore de Bacchus, & ne voulut pas que ſes gens allaſſent au deuant de luy le
iour de la ſolemnité quon luy fit, mais commanda à ſes ſeruiteurs de prendre ce petit
Bacchus, & lamener lié deuant luy, à cauſe, dıſoit-il, quà faux il ſe vantoit fils de
Semele. Bacchus en eſtant aduerty ſe changea en Acete, qui eſtoit vn de ſes compa-
gnons, & ſous ceſte forme-là permit quon le menaſt lié à ce Roy impie, qui le retint
priſonnier.LA mort infortunée de ce fol amoureux des ombres acquit
vne merueilleuſe creance aux oracles de Tireſias, & rendit ſon
nom fort fameux par toutes les villes dAchaïe. Penthée ſeul, hom-
me impie, qui tenoit pour folie tout lhonneur quon rendoit aux
Dieux, ſe mocqua de ce veritable Deuin, & reprocha par meſpris à
ce bon vieillard ſon aueuglement, & la miſere de ſes yeux ſans clar-
té. Dequoy Tireſias offencé, luy diſt vne fois, en branſlant ſa teſte
chenuë: Que tu ſerois heureux, ſi comme moy tu perdois les yeux
deuant que voir la feſte de Bacchus! car vn iour viendra, & mes pre-
ſages me le font iuger bien proche, que le nouueau fils de Semele en-
trera en ce païs pour y eſtablir ſa puiſſance. Si tu ne fais baſtir des
Temples à ſa diuinité, & ne lhonores autant comme tu dois, ie tan-
nonce ta mort, & que ton corps deſcoupé en mille morceaux & ſemé
çà & là, naura autre tombeau que la noire & vaſte eſtenduë dvne
[90]
ſombre foreſt, qui ſera polluë de ton ſang par les mains furieuſes de ta
mere, & de ſes ſoeurs. Ce que ie te dis aduiendra ſans doute, carie ſçay
que ton impieté ne te permettra pas dhonorer la puiſſance du Dieu
Liber, tu reſſentiras la vengeance que ie te predis, & ton malheur te
fera aduoüer que iay trop veu pour toy, au milieu des tenebres où ie
ſuis. Ces diſcours-là ne pleurent point à Penthée, auſſi les interrom-
pit-il; mais il ne laiſſa pas den eſprouuer, malgré ſoy, les miſerables
effects. Bacchus vint dans Thebes, & à ſon arriuée eſmeut & la ville &
les champs. Vne troupe infinie dhommes & de femmes, tant du bas
peuple, que de ceux qui tenoient rang aux plus honorables charges
de la ville, fut au deuant de ce nouueau Dieu, & pour feſtoyer ſa ve-
nuë, ils firent ouïr iuſques dedans les airs les plus loingtains les horri-
bles accens de leurs hurlemens. Quelle manie vous poſſede? (leur oſa
dire Penthée en les reprenant) quelle ſotte rage vous tranſporte, ô
belliqueuſe race de Mars? quelles furies agitent vos eſprits, valeureux
fils dvn Dragon inuincible? Quoy? vn tintamarre de baſſins battus
auec des baſtons de fer, vn ſon de fluſtes, & vn chant de vers enchan-
teurs ont-ils bien le pouuoir devous rendre inſenſez? Comment, vous,
que le fer tranchant de vos ennemis, ny le furieux ſon de leurs trom-
pettes, ny la fiere reſolution de leurs troupes armées, nont iamais peu
vaincre; vous rendez vaincus à des voix de femmes enragées, à des
clochettes qui bruyent à vos oreilles, & au vin, ſeul Demon qui vous
inſpire ceſte honte? Ie ne ſçay deſquels dauantage meſmerueiller, ou
de vous autres vieillards, qui bannis de Tyr, courans la fortune de
Cadmus, auez dompté mille dangers ſur mer, deuant que trouuer ce-
ſte heureuſe retraicte, & maintenant vous y laiſſez dompter ſans faire
reſiſtance: ou ſi ie me dois eſtonner quvne boüillante ieuneſſe, ſor-
tie dvn ſi genereux tige, au lieu dauoir le caſque en teſte, ny ait que
des fueilles, & pour armes ne porte en main quvn ſep de vigne. Re-
preſentez-vous la valeur de celuy duquel vous auez tiré voſtre naiſ-
ſance. Armez-vous du meſme courage dont ce Serpent eſtoit enflé,
qui terraça pluſieurs hommes. Il mourut à la deffence des eaux quil
auoit en garde; ne mourez pas, mais vainquez pour accroiſtre voſtre
renom. Il ſurmonta de braues ſoldats, & ſe rendit vain queur de leur
valeur: ſurmontez donc au moins la laſche foibleſſe de ces troupes
pleines de vin, & ne laiſſez point perdre lhonneur que vous ont ac-
quis vos anceſtres. Si ceſt vn arreſt du deſtin que la ville de Thebes ne
doiue pas eſtre long-temps floriſſante, que le fer ou le feu dvn braue
ennemy ruine nos murailles; ſil nous faut eſtre miſerables, quil ny ait
point de crime attaché à noſtre miſere; ſil nous arriue des infortunes,
que ce ſoit ſans les attirer ſur nous par nos fautes: pour le moins il
nous ſera permis alors de les plaindre en public; nous naurons point
ſubjet de les taire, ny ayant point de honte meſlée parmy les larmes
que nous en ietterons. Mais quoy? voila maintenant vn petit garçon
[91]
ſans armes qui ſe ſaiſit de Thebes, Thebes deshonorée ſeva rendre ſous
le ioug dvn enfant, dvn enfant qui iamais ne parut aux armées, iamais
ne mit la main à leſpée, & iamais ne picqua cheual. Dvn enfant de
qui la valeur neſt quen lyurongnerie, & en la molleſſe de ſes delices;
dont ſon poil parfumé, ſa laſciue couronne, & ſa robe de pourpre
brochée dor ſont les marques. Il vous vient abuſer dvne vaine opi-
nion de ſa diuinité; mais ſi vous labandonnez, ie le contraindray
bien de confeſſer luy-meſme ſes impoſtures, quà faux il ſe vante yſſu
de Iupiter & de Semele, & que lhonneur quil ſe fait faire neſt que
pour vous ſurprendre. Acriſe la-il recognu? Quoy? na-il pas bien
eu le courage de reſiſter à ce Dieu trompeur? Il luy a bien oſé fermer
les portes dArgos, & nous luy ouurirons celles de Thebes? Nous ſe-
rons ſi laſches que de nous eſpouuenter à la veuë de ceſt impoſteur
eſtranger? nous redouterons ſa vaine puiſſance, & nous rendrons à
luy? Que les Thebains le craignent, quil ſe face honorer par toute
la ville; il naura iamais de pouuoir ſur Penthée. Allez toſt (dit-il à
ſes ſeruiteurs) & mamenez le Chef de ceſte furieuſe ceremonie. A-
uancez-vous, & ne manquez point, ſil reſiſte, de le traiſner par for-
ce iuſquicy. Cadmus ſon grand pere, Athamas & tous ſes plus pro-
ches qui ſont autour de luy, le reprennent de ſon impieté, & ſef-
forcent en vain de le retenir, car les remonſtrances quon luy faict,
lirritent, & les lenitifs quils veulent apporter à ſon chaud mal leſ-
chauffent dauantage. Tout ainſi quvn torrent, où rien ne ſoppoſe à
ſon flux, coule plus doucement; mais ſi quelque piece de bois, ou
quelques pierres le trauerſent, il boüillonne, il eſcume, & nanime
ſon cours de tant de violence, qués endroits où il trouue des obſta-
cles qui luy font reſiſtance: de meſme Penthée nentend ce quon
luy dit, que pour croiſtre ſa rage; plus on luy parle, plus il ſaigrit,
& tout ce qui ſoppoſe à ſa fureur ne ſert quà le rendre plus furieux.
Cependant ſes valets retournent tous ſanglans; il leur demande où
eſt Bacchus, eux diſent quils ne lont ſceu voir, mais quils luy ont
amené vn de ſa ſuitte, vn qui ſert à ſes ſuperſtitieuſes ceremonies, &
qui la touſiours ſuiuy depuis la Toſcane.
LE SVIET DE LA VIII. IX. ET X. FABLE.
Bacchus ſous le viſage dAcete raconte ce quil eſt à Penthée, luy diſcourt des merueil-(VIII. IX. & X.
Fable expliquée
au 5. & 6. Chap.)
les faites par Bacchus, changeant les mariniers qui lauoient trompé en Dauphins, &
aprés auoir long temps diſcouru on le met en priſon, doù il ſort ſans quon sen apper-
çoiue, & ſe retire au mont Cithéron. Là pour ſe venger de Penthée, il troubla tellement
ſa mere Agaué & ſes tantes, Ino & Autonoë, que furieuſes elles mirent en pieces ceſt
impie Penthée qui meſpriſoit ſes ſacrifices.
|| [92]
ILs luy preſentent Acete, quil regarde dvn oeil animé de tant de
courroux, quà peine ſe tient-il de le faire à linſtant mourir,
pour eſtonner les autres: toutefois deuant que le punir il eſt curieux
de ſçauoir doù il eſt, il luy demande ſon nom, & celuy de ſon pere; de
quel païs il eſt ſorty, & pourquoy il ſarreſte à la folle ceremonie de
ces nouueaux ſacrifices. Acete, ſans ſeffrayer, luy dit ſon nom, & luy
apprend que la Lydie eſt ſon païs, laquelle la veu naiſtre de bas lieu.
Ie ne ſuis point, dit-il, yſſu dvn pere qui riche mait laiſſé des terres à
labourer, ie nay eu de luy ny moutons, ny beſtes à corne. Comme il
eſtoit pauure, nayant reuenu que celuy de ſa ligne & de ſon hameçon,
auec lequel il prenoit du poiſſon, ſa mort ne me fit heritier, que de ſa
pauureté & de ſon induſtrie à peſcher quil mauoit appriſe. Tout
lheritage que ieus de luy, furent les eaux qui lauoient nourry; les
eaux ſont le ſeul patrimoine quil me laiſſa, autour deſquelles ie men-
tretins quelque temps comme il auoit fait, & depuis pour ne demeu-
rer touſiours engourdi, & comme attaché ſur les meſmes rochers, iap-
pris à conduire vn batteau. Peu à peu ie maccouſtumay à recognoi-
ſtre laſtre pluuieux de la chevre Amalthée; ie remarquay les Pleïades,
les Hyades, lOurſe, les quartiers doù partent les vents, & les ports fa-
ciles à aborder: & quand ieus par lexperience acquis lart qui dompte
linconſtance des eaux, ie commençay à voyager ſur mer. Vne fois te-
nant la route de Delos, ie me trouuay ſur le ſoir prés lIſle de Chios, où
[93]
ie pris reſolution de paſſer la nuict: ie fis ramer à droicte; mon nauire
bondiſſant ſur leau fut porté dans le port, où nous nous repoſaſmes.
Le matin ſi toſt que lAurore commença de rougir, meſtant leué le
premier, ie commanday à mes gens quils allaſſent puiſer de leau fraiſ-
che pour porter dans le vaiſſeau, & moy meſme leur y monſtray
le chemin de la fontaine. Cependant ie monte ſur vne motte aſſez
eſleuée doù ie preuoy le temps que les vents nous promettent; de là
ie retourne au nauire, iappelle mes compagnons, deſquels Ophelte
ſauance le premier, & ſe rend prés de moy, auec vn ieune enfant, mer-
ueilleuſement beau, quil meine par la main, & le tient comme proye
que le hazard luy a fait rencontrer dans vne terre deſerte. Ceſt enfant,
ainſi que ſil euſt eſté plein de vin, & tout aſſoupy de ſommeil, alloit
balançant ſon corps çà & là, & ſembloit ne pouuoir marcher. Ie le re-
garday au viſage, ie conſideray ſa façon, ſon habit & ſon pas, & map-
perceus que ceſtoit de luy autre choſe que ce quil faiſoit paroiſtre.
Ie dis à mes compagnons que ie ne ſçauois pas quelle diuinité il y
auoit en luy, mais quaſſeurément ie croyois que ceſtoit vn Dieu; &
dés lheure meſme en le ſalüant le ſuppliay, quel quil fuſt, de fauoriſer
nos trauaux, nous ſecourir de ſon aide parmy les dangers, & pardon-
ner à ceux qui lauoient oſé prendre, non point en qualité de Dieu,
mais pluſtoſt dvn eſclaue. Dictys, le plus habile que ieuſſe dans mon
vaiſſeau, pour monter promptement au haut du maſt, & deſcendre de
là en ſe gliſſant le long de la corde, entendant les prieres que ie faiſois
à leur priſonnier, ſen faſcha, & me diſt effrontément, quil neſtoit pas
beſoin que ie fiſſe des excuſes pour eux, qui nauoient point commis
doffence. Autant en dirent Libys, le rouſſeau Melanthe qui eſtoit ſur
la prouë, Alcimedon, Epopée gouuerneur de ceux qui ramoient, &
tous les autres qui auoient part à la priſe; ſi fort le gain dvne telle
proye les aueugloit. Si ne permettray-je pas pourtant, dis-je alors, que
mon vaiſſeau ſoit pollu de voſtre ſacrilege; iay le principal intereſt à
prendre garde quvn meſchant coup ne cauſe noſtre ruine à tous; ie
ne veux point quon lemmene. Et pour empeſcher quils ne le iettaſ-
ſent dans le batteau, ie me mis à lentrée: Dequoy Lycabas, le plus deſ-
eſperé de toute la troupe, Lycabas quvn horrible meurtre auoit ban-
ny de la Toſcane, entra en telle colere contre moy, que pour me faire
retirer il me porta vn coup de poing au deſſous du menton, duquel il
meuſt faict cheoir dans leau, ſi ie ne me fuſſe bien tenu à vne corde.
Pas-vn de la troupe ne len reprit, mais tous dvne commune voix
loüerent ſon outrecuidance; & lors Bacchus (car ceſtoit Bacchus qu-
ils auoient pris) comme eſueillé par leurs crieries, ainſi que ſil fuſt
ſorty dvn eſblouïſſement cauſé par le vin: Que faictes-vous? (leur
diſt-il) quel bruit eſt-ce que ientends? Hé! dictes-moy ie vous prie,
qui ma ameiné icy? où eſt-ce que vous me voulez porter? Ne craignez
rien, luy reſpondit Prorée, vous eſtes en ſeureté auec nous, faites-nous
[94]
ſçauoir ſeulement où vous deſirez quon vous laiſſe, & nous vous met-
trons dans le port que vous nous direz. Ie voudrois, diſt Bacchus, eſtre
à Naxos: car iay là ma maiſon, où iaurois moyen de vous receuoir,
& vous y traicter tous enſemble. Perfides ils luy iurerent par les ondes
eſcumeuſes du griſon Ocean, & par toutes les bleües puiſſances qui
commandent deſſus les eaux, quils le rendroient ſur le bord quil ſou-
haittoit, & auſſi toſt me dirent que ie fiſſe voile. Nous auions lIſle de
Naxos à coſté droict; ie tendis les voiles pour aller à main droicte,
mais Ophelte incontinent ſen offença. Que faictes-vous miſerable?
me diſt-il, quelle furie vous pouſſe à cercher de ce coſté-là voſtre mal-
heur & le noſtre? Chacun deux eſt en crainte que ie ne le face abor-
der au riuage de Naxos: les vns me font ſigne de tourner à gauche, les
autres me le viennent dire à loreille, & mimportunent de telle fa-
çon, que ie quitte le gouuernail du nauire, & ne veux plus le guider,
pour ne ſeruir point de guide à leur meſchanceté. Ils me querellent
tous, ils murmurent tous enſemble contre moy ſeul, & durant leur
ſeditieux murmure Ethalion ſe leue pour me dire, Penſes-tu que nos
biens & nos vies ſoient en ta ſeule main? Tu te trompes, ſi tu te per-
ſuades que nous ne puiſſions voguer ſans ton aide: il ſe trouuera icy
dautres Patrons que toy. Et laſchant la parole prit le gouuernail en
main, ſe mit à ma place, & nous deſtourna de Naxos. Bacchus auoit
iuſques-là diſſimulé de recognoiſtre leur perfidie, & à lheure comme
ſil neuſt faict que de ſen apperceuoir, en regardant leau de deſſus la
pouppe, commença à ſe plaindre deux. Il feignit de pleurer premie-
rement ſans dire mot, puis dvne voix façonnée au ton de laffliction
quil vouloit repreſenter, leur diſt: Helas! ce neſt pas là où vous ma-
uiez promis de me faire aborder, ce neſt pas là la terre où ie vous auois
prié de me conduire. En quoy vous ay-je offencez pour me traicter de
la façon? Helas! ce vous ſera bien peu de gloire de me tromper. Vous
eſtes hommes, & ie ſuis vn enfant; vous eſtes pluſieurs, & ie ſuis ſeul; ie
vous laiſſe à penſer quelle loüange ce vous ſera de mauoir abuſé.
Pour moy entendant ſes regrets, ie ne me pouuoy tenir de pleurer: &
ce qui faiſoit croiſtre la ſource des eaux de mes yeux, eſtoit queux en
voguant touſiours, ſe mocquoient de ſes plaintes & de mes larmes:
mais ils furent punis par vne merueille, qui arriua comme ie vous la
diray ſans mentir, & le Dieu meſme qui en fut autheur men ſoit teſ-
moin. Tout à coup le vaiſſeau ſarreſta en pleine mer, comme ſil euſt
eſté ſur le ſable, dont les mariniers eſtonnez firent en vain mille ef-
forts pour ſe deſgager: mais ny le vent entonné dans les voiles, ny la
force des rames ne les peurent ſortir de là. Ils demeurerent ſans pou-
uoir auancer dvn coſté ny dautre, il leur ſembla que les auirons
eſtoient liez de lierre, & leſtoient en effect. Bacchus alors leur faiſant
voir ſur ſa teſte vne coronne de raiſins, pour les effrayer encore da-
uantage, branſla ſa picque entourée de fueilles de vigne, & fit naiſtre
[95]
autour de ſoy des tygres, des lynx, des leopards, & des pantheres. La
vaine image de ces beſtes furieuſes (car il ny en eut quen apparence)
donna telle eſpouuente aux matelots, qui pariures ſe ſentoient coul-
pables de trahiſon, que de crainte, ou de rage ils ſe ietterent tous dans
leau; où Medon le premier commença à noircir, & courberſon corps
en forme de Dauphin. Lycabas eſtonné dvne telle merueille, luy vou-
lut dire: Quel eſtrange changement eſt-ce qui vous arriue? Et en par-
lant, ſa bouche plus fenduë que de couſtume, ſes narines eſlargies, &
ſon dos endurcy qui ſe chargeoit deſcailles, le firent apperceuoir que
luy meſme eſtoit auſſi changé. Libys mettoit la main ſur des rames
pour les deſtourner; & il trouua ſes mains racourcies, qui deſia ne-
ſtoient plus mains, mais aiſlerons dont les poiſſons battent leau quand
ils nagent. Vn autre penſant ſe prendre aux cordages du vaiſſeau, à fau-
te de bras pour ſy arreſter tomba dedans la mer, non pas eſtendu en
corps dhomme, mais tout courbé auec vne queuë qui prit la forme
du Croiſſant de la Lune. Ils ſautent de tous coſtez du nauire, & font
naiſtre comme vne pluye qui rejaillit en haut par leurs ſauts: tantoſt
ils ſe plongent deſſous les ondes, tantoſt ils paroiſſent au deſſus, ils ſe
ioüent enſemble de telle façon quon diroit quils danſent; ils font
mille laſcifs mouuemens, & rejettent ſans ceſſe par la large ouuerture
de leurs narines leau quils reçoiuent par la bouche. Ainſi de vingt
hommes que nous eſtions auparauant dans le vaiſſeau; ie demeuray
ſeul, & ſi effrayé de tant deſpouuentables viſions, quà peine Bacchus
qui me parla lors fort doucement pour me conſoler, peut maſſeurer
contre les glaces de la crainte. Nayez point de peur, me diſt-il, prenez
la route de Chios, & napprehendez pas deſtre puny comme vos
compagnons. Iobeïs à ſon commandement, & quand nous fuſmes à
bord, pour honorer ſa puiſſance dont iauois veu de ſi merueilleux ef-
fects, iaſſiſtay à ſes ſacrifices, que depuis iay touſiours frequentez.Penthée ennuyé dvn ſi long diſcours, diſt alors: Ceſt trop patienté,
& trop oüy de reſueries, qui nont faict que meſchauffer dauantage, au
lieu dappaiſer ma colere, comme ie me perſuadois: Quon loſte de
deuant moy, diſt-il à ſes ſeruiteurs; quil ny ait ſorte de tourment quil
nendure, & que ſon ſupplice ne finiſſe que par la mort. Auſſi toſt il
fut enleué, & reſſerré dans vne eſtroitte priſon: mais cependant que
les valets ſarmoient & de fer & de flames, cruels inſtrumens de la mort
quon luy preparoit, la porte de la priſon (à ce quon dit) ſouurit del-
le meſme, les chaiſnes luy tomberent des mains & des pieds, & firent
que libre il ſe guarantit des cruautez de Penthée, qui de regret ſenai-
grit dauantage, & reſolut de ſe trouuer luy meſme à la premiere feſte
quon feroit à Bacchus, pour ſe ſaiſir du Dieu ſil pouuoit. Depuis
ayant ſceu que ces furieuſes ſolennitez ſe faiſoient ſur le mont Cithé-
ron; il y fut en perſonne, & à louïe de tant dhorribles cris, dont le
peuple faiſoit retentir la foreſt, ne fut pas moins eſmeu queſt vn
[96]
cheual de guerre, lors quil entend la trompette ſonner qui lanime à
la charge. Les hurlemens qui battoient ſon oreille, embraſoient ſon
coeur de tant de courroux, quà peine ſe pouuoit-il tenir de ſe ietter
leſpée au poing au trauers de ce peuple inſenſé, quanà ſa mere, qui
eſtoit du nombre, lapperceut dans vne plaine ſans arbres, qui eſt ſur
le milieu de la montaigne, doù ſes prophanes yeux regardoient la
ceremonie. Elle lapperceut la premiere, & la premiere comme enra-
gée ſe ietta ſur luy, elle la premiere le bleſſa de ſa picque fueilluë,
criant à ſes ſoeurs: Voicy le ſanglier qui rauage nos terres, venez mai-
der, mes ſoeurs, venez auec moy le deffaire. Lors toute ceſte troupe
animée de fureur & de rage lentoura, & par leffroy quelle luy donna
luy fit moderer ſa colere: Il tremble & ſe paſme de crainte; il na plus
en bouche ſes brauaches paroles, il ſaccuſe ſoy-meſme, & confeſſe
auoir offencé Bacchus. Il recognoiſt ſa tante Autonoë entre celles
qui le pourſuiuent à mort; & la coniure par les ombres dActeon da-
uoir pitié de luy: mais elle qui a les yeux & leſprit eſbloüys de ces fu-
reurs Bacchiques, neſt non plus eſmeuë du nom dActeon que de
luy; elle ſemble ne les auoir iamais cognus, ny lvn ny lautre; & ſuy-
uant le mouuement de ſa chaude manie, emporte auec les dents la
main que Penthée luy tendoit en la priant de le recognoiſtre pour
ſon neueu. Ino ſon autre tante à linſtant meſme luy rompt lautre
bras; tellement que le miſerable nayant plus de mains pour tendre à
ſa mere, il luy tendit les reſtes de ſes bras deſchirez, & luy monſtra ſes
playes pour leſmouuoir: à la veuë deſquelles Agaue hurla plus fu-
rieuſement quauparauant, ſeſmeut de rage, fit pluſieurs fois ondoyer
ſes cheueux en lair; & le ſaiſiſſant au col tandis que dautres le tiroient
par les pieds, fit tant quelle luy arracha la teſte; puis dvne main ſan-
glante la leua, pour la monſtrer à ſes compaignes, & les reſiouïr dvne
ſi horrible victoire. Lorage dvn vent ne deſpoüille pas ſi viſte vn ar-
bre de ſes fueilles ſeiches, comme elles ſont en Automne, & preſtes à
tomber, que les mains parricides de ces femmes inſenſées deſchire-
rent le corps de ceſt impie Penthée, lequel ſi iuſtement puny de ſon
outrecuidance par Bacchus quil auoit offencé, fut cauſe que les
Dames Thebaines celebrerent plus ſolemnellement les feſtes de ce
nouueau Dieu, & auec plus de deuotion parfumerent dencens ſes
autels.
|| [97]
LE SVIET DE LA I. II. ET III. FABLE.
Alcithoë fille de Minée, quoy quelle euſt ſceu lexemplaire punition de Penthée, ne(I. II. & III.
Fable expliquée
au 1. & 2. Chap.
du 3. Diſcours.)
laiſſa pas de meſpriſer encore Bacchus trauaillant auec ſes ſoeurs vn iour quon luy fai-
ſoit feſte. Or pour entretien parmy leur trauail, qui eſtoit de filer du lin & de la laine,
elles sadui ſent de conter chacune vne fable. Celle qui commence eſt en doute ſi elle doit
raconter celle de Dercete, qui fut changée en poiſſon, ou de Semiramis qui deuint pigeon,
ou de Naïs qui fut außi poiſſon comme Dercete, puis sarreſte à celle de Pyrame & Thiſ-
bée. En fin apres leurs contes, pour punition, elles furent changées en chauues-ſouris, leurs
toiles & ouurages en lierre & fueilles de vigne.
|| [98]
ALcithoe fille de Minée ne veut pourtant
recognoiſtre Bacchus, elle ne ſçauroit ſe per-
ſuader quon doiue receuoir dans Thebes la
folle ceremonie de ſes Orgies. Sa temerité ne
le peut aduoüer pour fils de Iupiter, elle de-
meure opiniaſtre en ceſt erreur, & entretient
ſes ſoeurs compagnes de ſon impieté en la
creance quelle a, quil ne le fut iamais. Vn
iour que les Preſtres auoient commandé de
faire feſte par toute la ville, aux maiſtreſſes enſemble & aux ſeruanres
de quitter leur trauail, ſe veſtir de peaux, deſlier les bandelettes de leurs
cheueux, attacher des bouquets à leurs teſtes, & prendre en main des
picques entourées de fueilles de vigne, ou quautrement leur Dieu les
menaçoit de leur faire voir quelques ſanglans effects de ſon courroux:
Les femmes & ieunes & âgées, obeïſſantes aux commandemens des
Preſtres, laiſſerent leurs paniers & leurs toiles pour aller donner de
lencens aux autels de Bacchus, & lappeller dvne voix effroyable, tan-
toſt Bromie, Lyaee, fils du feu; puis Nyſée, Thyonée, deux-fois-né,
enfant de deux meres, Lenée pere des raiſins, Nyctilie, Elelée, Iacche,
Euan; bref le nommer de mille autres noms que la Grece luy a don-
nez, & chanter deuant luy ceſte Hymne de loüanges:Beau fils duquel lagreable ieuneſſe ne fleſtrira iamais, enfant qui en
beauté ſurpaſſes tous les autres habitans des Cieux; car ta face at-
trayante, lors que tu as poſé tes cornes, porte les meſmes charmes & les
meſmes attraits que celle dvne fille. Ceſt toy qui as dompté la terre
depuis le coing où ſon oeil ſe reſueille, iuſques aux noires regions des
Indiens que le Gange abbreuue. Ceſt toy, venerable Enfant, qui as
vaincu Penthée & le porte-hache Lycurgue, ennemy des vignes: tu
les as punis tous deux de leur ſacrilege audace: ceſt toy qui fis ietter
dans leau les mariniers de Tyr, toy dis-je, que les lynx (domptez de ta
main) traiſnent aſſis dans vn chariot, ſuiuy de femmes en furie, de
Satyres & du vieil Silene qui touſiours plein de vin, à peine ſe peut te-
nir ſur le dos courbé de ſon aſne. En quelque lieu que tu ſois, la ioye &
lallegreſſe taccompagnent, on y entend les cris des ieunes hommes,
les voix eſclattantes des femmes, le bruit des baſſins quon frappe des
mains, & le ſon des trompettes & des fluſtes.Ainſi, pere Liber, les Dames de Thebes celebroient ton nom, & te
coniuroient de leur eſtre fauorable, ainſi toutes vaquoient à ton hon-
neur, horſmis les filles de Minée, leſquelles trop mal à propos meſna-
geres profanoient la ſolennité de ta feſte, lvne filant de la laine, lau-
tre du lin; & lautre plus ardante à ſa toile, quelle nauoit iamais eſté,
preſſoit ſes ſeruantes de trauailler autant ou plus que les autres iours.Celle qui filoit du lin, ennuyée de leur triſte ſilence, fit ouuerture la
premiere dvn moyen par lequel elles tromperoient le temps, & len [99] nuy qui ſengendre auec vn muet trauail: Tandis que les autres Dames
de la ville (diſt-elle à ſes ſoeurs) oiſiues font vne feſte inuentée en lhon-
neur de ie ne ſçay quel Dieu, nous qui ſommes icy occupées aux exer-
cices de Pallas, Deeſſe dont la puiſſance eſt trop mieux par tout reco-
gnuë, pour faire couler plus doucement la peine que nous prenons à
nos profitables ouurages, faiſons chacune à ſon tour quelque conte;
les heures ne nous ſeront pas ſi longues, nous les tromperons. Son ad-
uis fut loüé des autres, qui la prierent de commencer. Elle leur accor-
de, & penſant en ſoy-meſme quel conte elle feroit le premier (pour ce
quelle en ſçauoit pluſieurs) eſt en doute ſi elle doit commencer par
celuy de Dercete, qui changée en poiſſon, & couuerte deſcailles, fut
faicte hoſteſſe des eſtangs de la Paleſtine: ou ſi elle dira le changement
de Semiramis ſa fille, qui ſur la fin de ſes iours reueſtuë de plumes de
pigeon, ſen alla viure au haut des plus eſleuez baſtimens de Babylone.
Elle fut vne fois preſques en reſolution de les entretenir de Naïs, qui
par la vertu de ſon chant, & la ſecrette puiſſance de ſes herbes, fit que
pluſieurs ieunes hommes deuindrent poiſſons, & le deuint elle-meſ-
me auſſi en fin: mais ſe reſſouuenant du meurier qui portoit ancienne-
ment vn fruict blanc, lequel fut depuis faict rouge par la teinture du
ſang de deux amans, elle creut que ceſte derniere fable ſeroit plus a-
greable à ſes ſoeurs, pour ce quelle eſtoit moins commune que les au-
tres. Elle la commença donc ainſi, faiſant ſuiure à ſon fil de lin le fil de
ſon diſcours.
|| [100]
LE SVIET DE LA IIII. FABLE.
(IIII. Fable
expliquée au 3.
Chap.) Pyrame & Thisbée eſtans voiſins & de meſme âge deuindrent amoureux lvn de lau-
tre, & entretindrent long-temps leurs ſecrettes flames ſans auoir moyen de ſe voir quà
trauers vn trou quils firent à la muraille de leurs logis qui eſtoient proches; mais en fin
pour accomplir leurs chauds deſirs, ils saßignerent vn lieu hors la ville de Babylone,
où Thisbée ſe trouua la premiere, & saßit deſſous le meurier, qui eſtoit le rendez-vous
à tous deux. Elle ne fut pas là quvne Lionne ſortant du bois luy donna tellement leſ-
pouuante, quelle senfuit de peur, & laiſſa ſon eſcharpe au pied de larbre, que la Lionne
deſchira & enſanglanta toute; puis alterée, sen alla boire à vne fontaine qui neſtoit
pas loing de là. Pyrame y arriua außi toſt, & trouua leſcharpe de ſa maiſtreſſe ſanglan-
te, qui luy fit croire que quelque beſte furieuſe lauoit deuorée, & de regret ſe tua ſur la
place: puis Thisbée vn peu raſſeurée y reuint, & voyant ſon ſeruiteur mort souurit le
ſein du meſme poignard. Ainſi tous deux par vn tragique malheur arrouſerent de leur
ſang le meurier, qui à ceſte occaſion a touſiours produit depuis des fruicts rouges au lieu
des blancs quil portoit auparauant.PYrame & Thiſbée eſtoient tous deux enfans de ceſte ſuperbe
Babylone, que Semiramis entoura de murailles de brique: lvn
reputé du nombre des plus accomplis ieunes hommes qui fuſſent en
ce quartier-là; lautre en beauté tenuë pour la plus agreable perle qui
enrichiſt les terres dOrient. Ce qui fit ouuerture à la cognoiſſance
quils eurent lvn de lautre, fut le voiſinage de leurs maiſons qui ſe
touchoient. Les premieres bluettes de leur feu prindrent là leur naiſ-
ſance, & ſaccreurent tellement peu à peu quils ne furent en fin quvn
coeur, & vne ame contrainte dhabiter en deux corps, auſſi bien que
leurs corps dedans deux logis ſeparez. Ils ne deſiroient rien tant que
deſtre ioincts enſemble par les liens dvn legitime mariage: mais leurs
peres ennemis de leur contentement, ne furent iamais daccord auec
leur amour; ils leur defendoient de ſe voir, & leur defendoient en
vain de ſaimer, en vain dis-je, car telles defences eſtoient les allu-
mettes de leurs flames. Sils ne ſe pouuoient parler de bouche, ils ſe
parloient par ſignes, & par geſtes entretenoient leur braſier qui ſaug-
mentoit touſiours, moins il oſoit paroiſtre. Le mur commun, ſur le-
quel eſtoient appuyez leurs logis, auoit dancienneté vne fente à la-
quelle perſonne nauoit iamais pris garde; mais dequoy eſt-ce que
lAmour ne ſapperçoit? Y a-il rien qui puiſſe demeurer caché à la
lueur de ſon feu? Ce fut vous, Amans clair-voyans, qui premiers re-
cognuſtes en la muraille ce vice, quelle receloit il y auoit long temps,
& qui vous en ſeruiſtes comme dvn conduit qui portoit ſecrettement
vos amoureuſes paroles à loreille lvn de lautre. Ils ſe rendoient à
toute heure, Pyrame deçà, Thiſbée delà, & diſcourans au trauers de
la fente, ſe combloient, ce leur ſembloit, de felicité par louïe: & tou-
tefois en fin ennuyez de la parole, à laquelle ils ne pouuoient ioindre
lattouchement, ils ſe deſpitoient bien ſouuent contre la muraille,
qui ne les pouuoit fauoriſer que dvne ſi froide faueur. Maintefois
[101]
aprés que leurs bouches ſeſtoient enuoyez lvn à lautre mille reci-
proques ſouſpirs: Ialouſe muraille (diſoient-ils) pourquoy fauorable
ennemie en nous faiſant du bien, toppoſes-tu à nos contentemens?
Puiſque tu nous permets de parler, las! que ne nous permets-tu de
nous embraſſer? Ou ſi tu ne nous puis faire vne ſi grande ouuerture,
que nous nous ioignions corps à corps, ouure-toy au moins de telle
façon quen auançant la teſte, vn doux baiſer puiſſe coller nos levres
enſemble. Mais ceſt trop timportuner de te demander plus quil ne
teſt poſſible, nous tauons de lobligation, agreable muraille; enco-
re eſt-ce beaucoup, & nous nen ſommes point ingrats, que tu fais
ouuerture à nos bruſlans diſcours. Ainſi tous deux ſe plaignoient or-
dinairement, puis ſe diſoient Adieu, lors que la nuict eſtoit venuë,
& deuant que ſe retirer baiſoient chacun de ſon coſté la muraille, qui
ne pouuoit (helas!) porter tels baiſers à leurs bouches, comme elle
portoit la parole à leurs oreilles.LAurore nauoit pas le lendemain chaſſé les humides lumieres de
la nuict, & le Soleil du chaud de ſes rayons ſeiché les herbes couuertes
de roſée, quauſſi toſt ils eſtoient le long de leur muraille à lentre-
tien de leur feu par les flames quils reſpiroient: mais auec le temps
lair de leurs ſimples paroles leur fut ennuyeux. Vn iour aprés auoir
faict mille plaintes, & remply pluſieurs fois la fente, complice de
leurs affections, des regrets qui les affligeoient; ils reſolurent enſem-
ble de ſortir la nuict de la maiſon, & ſe rendre tous deux hors la ville
au ſepulchre de Ninus, où il y auoit prés dvne fontaine vn grand ar-
bre chargé de meures blanches. Ce meurier fut leur rendez-vous, ils
reſolurent de ſy trouuer tous deux, & leur reſolution fut ſuiuie de
tant dimpatience, que la courſe du Soleil ce iour-là leur ſembla durer
vn ſiecle, en attendant la nuict, quils penſoient deuoir eſtre mere de
leurs delices, & le fut de leur dernier malheur. Le Soleil neut pas plon-
gé ſes rayons dans les eaux, & les tenebres eſten du leur noir manteau
deſſus la terre, que Thiſbée la premiere ſortit de ſon logis, ſans que
perſonne de la maiſon ſen apperceuſt, & ſe rendit le viſage couuert
dvn voile, deſſous larbre aſſigné, où elle ſaſſit en attendant Pyrame.
Elle ſembloit ne craindre rien, ſi hardie lamour la rendoit, auſſi de
vray craignoit-elle fort peu; mais qui pourroit demeurer aſſeuré de-
uant vne beſte farouche? Elle ne fut pas aſſiſe quelle veid vne Lion-
ne, teinte du ſang de quelques boeufs fraiſchement deuorez, qui ſe
venoit deſalterer dans la fontaine voiſine. De tant loin que Thyſbée
lapperceut aux rayons de la Lune qui eſclairoit, elle courut dvn pied
craintif ſe cacher dans les plus ſombres endroits de la foreſt, & en cou-
rant laiſſa cheoir ſon eſcharpe. La Lionne, qui ne cerchoit que leau,
appaiſa ſa ſoif, & ſe retirant aprés dans les bois, rencontra par hazard
non la maiſtreſſe, mais leſcharpe, quelle deſchira de ſes dents encore
ſanglantes. Cependant Pyrame, qui eſtoit party le dernier de chez
[102]
ſoy, arriue, & à ſon arriuée remarque dans la poudre les pas de quel-
que beſte ſauuage. Il pallit dapprehenſion, & la crainte de premier
abord luy preſagea quelque infortune: mais quand il eut trouué leſ-
charpe ſoüillée de ſang, ce fut lors que tout eſperdu il ſeſcria: Ha!
nuict infortunée, perfide nuict, qui deſſous lappas dvn bon-heur as
conduit deux Amans à la mort; tu eſtois donc deſtinée à nous perdre?
Mais ſil me falloit eſtre offert victime à ta ſombre lumiere, pour-
quoy eſt-ce que dans mon malheur ſe trouuent enueloppez les de-
ſtins de Thiſbée, dont la beauté meritoit de fleurir vne eternité? Mal-
heureux que ie ſuis, de lauoir faict venir icy; ceſt moy qui lay per-
duë, ceſt moy qui lay meurtrie. Oüy Thiſbée, mon indiſcretion eſt
coulpable de voſtre ſang, ceſt moy qui vous ay conduite à la mort,
vous perſuadant de vous rendre de nuict en vn lieu plein deffroy, où
traiſtre iay man qué de me trouuer le premier. Armez-vous de rage
contre moy, lions qui habitez les antres de ces roches, plongez vos
dents dedans mon coeur, deſchirez mes entrailles criminelles, & ven-
gez par mon meurtre le meurtre de Thiſbée, que iay faicte la proye
de voſtre cruauté. Mais ceſt à faire à vn courage laſche de ſarreſter
long-temps à ſouhaitter la mort, qui ne peut ſeſloigner alors quon
la deſire. Il leua leſcharpe à linſtant, & ſen alla deſſous larbre fatal
quils auoient deſtiné teſmoing de leurs delices. Il y baiſa mille fois ce
voile de Thiſbée, le moüilla de ſes larmes, puis diſt: Cher voile qui
couurois le Soleil de mon ame, voile empourpré du beau ſang de
Thiſbée, reçoy auſſi la teinture du mien que ie luy ſacrifie. Cela dit,
il ſe plonge ſon poignard dans le ſein, que dvne main mourante il
retire auſſi toſt de la playe toute chaude, & tombe à la renuerſe. Son
ſang boüillonnant ſeſlança en haut, tout ainſi comme lors quvn vieil
canal de plomb ſe creue, le petit trou qui ſeſt faict, fremiſſant darde
vne longue picque deau, qui jallit en lair, & le fend dvne extreme
violence. Les fruicts de larbre en furent par ce moyen arroſez; ils en
changerent leur blancheur en couleur rouge-noire, & la racine ab-
breuuée du ſang qui ſeſcoula par terre, fit que ceſte ſanglante tein-
ture leur demeura.Thiſbée nauoit pas encore perdu la crainte de la Lionne, toute-
fois de peur que ſon ſeruiteur ne ſe perſuadaſt quelle leuſt abuſé
manquant à ſa promeſſe, elle ſortit du bois, & iettant la veuë dvn co-
ſté & dautre nemploya pas moins les yeux de ſon affection, que les
yeux de ſon corps à le recercher, deſireuſe de luy raconter en quel
danger elle ſeſtoit trouuée. Elle recognut bien de loing & larbre &
la fontaine; & toutesfois la couleur du fruict, autre quauparauant,
la tint en ſuſpend: elle ne ſçauoit que penſer; & cependant quelle
eſtoit ſur ce doute, elle apperceut la terre couuerte de ſang, & vn
homme eſtendu, que les derniers aſſauts de la mort faiſoient encore
debattre. Lhorreur dvn tel ſpectacle luy fit faire deux pas en arriere;
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elle demeura ſans couleur, & tremblottante fut agitée de la meſme
façon que la mer, quand vn petit vent ne faict que frizer le deſſus des
eaux. Leffroy larreſta quelque peu; mais depuis quelle eut recogneu
ſon Pyrame, en ſe frappant le ſein & ſarrachant le poil, elle ſe ietta
ſur ce corps mourant, pour lequel ſes affections eſtoient ſi viues; elle
remplit ſa playe de larmes, meſlant ſes pleurs auec ſon ſang, & atta-
chant ſa bouche ſur les glaces de ſes ioües, dvne voix que ſa douleur
aigriſſoit, appella pluſieurs fois Pyrame. Las! mes delices (crioit-elle)
quel ſort ennemy de mon bien ma rauy mes plaiſirs en vous oſtant la
vie? Parlez-moy, ma chere ame, qui vous a ainſi meurtry? Reſpon-
dez-moy, Pyrame, ceſt voſtre fidelle Thiſbée qui vous appelle, ne
ſoyez pas ſourd à ſes cris, leuez vn peu la veuë, releuez ceſte face pan-
chante pour releuer mes eſperances qui ſen vont mourir auec vous.
A louïe du nom de Thiſbée, les yeux de Pyrame deſia enueloppez
des ombres de la mort, ſouurirent quelque peu, & ſe refermerent
auſſi toſt quils eurent veu Thiſbée. Elle tandis recognut ſon eſchar-
pe, & veid au coſté du corps mort vn fourreau ſans poignard, qui luy
fit dire: Ha! deplorable amant, ceſt donc ta propre main, & les chau-
des inquietudes damour qui ont porté le fer dedans ton ſein? mon eſ-
charpe ſanglante a peu faire naiſtre en ton coeur des ſoupçons, qui
tont oſté la vie: la ſeule opinion de ma mort ta rendu la lumiere du
iour odieuſe, & ie ne mourray point ayant deuant mes yeux les aſſeu-
rances de la tienne? Ton erreur ta faict deuancer le couſteau de la
Parque, & mon veritable deſaſtre permettra que ie lattende? Non,
non, ma main eſt aſſez forte pour vn pareil coup; ie nay pas moins
damour que tu en as eu; Amour me fournira des forces pour faire
vne ouuerture, doù ſeſcoule enſemble mon ſang, mes regrets & ma
vie. Ie te ſuiuray mort dedans les horreurs de lEnfer; & ſi ie ſuis accu-
ſée de ton deſaſtre, la vengeance que ien prendray ſur moy-meſme
men excuſera. Lon me dira, miſerable, la cauſe & la compagne de ta
mort, & en noſtre miſere nous aurons ceſt auantage ſur la Parque, qui
ſeule nous pouuoit eſloigner lvn de lautre, que meſme ſa rigueur ne
nous aura peu ſeparer. O peres malheureux, tant le ſien que le mien:
Meres infortunées, authoriſez ce dernier voeu de nos affections: Vous
nauez pas voulu permettre que nos corps viuans fuſſent ioints en-
ſemble; ne ſoyez pas ialoux quvn meſme tombeau les enſerre, puis
quvn ſi eſtroit noeud damour nous a vnis, que le deſtin de noſtre
heure derniere na pas oſé le rompre.Et toy funeſte meurier, qui de tes fueilles couures deſia vn corps
mort, & maintenant en couuriras deux, retien touſiours quelques
marques, ie te prie, du deplorable ſort qui nous a accablez ſous ton
ombre; fay que ton fruict reueſtu dvne couleur noiraſtre porte le
dueil du double meurtre qui enſanglantera tes racines. Ce furent là
les derniers ſouhaits de Thiſbée, auſquels elle mit fin, quand elle ſe
[104]
ſe planta dans le ſein la pointe du poignard, encore chaud du ſang de
ſon Pyrame, & ſe jetta deſſus pour le faire entrer plus auant. Les Dieux
touchez de pitié fauoriſerent ſes voeux, car depuis le fruict du meurier
deuient noir ſi toſt quil eſt meur. Les peres & les meres auſſi plus pi-
toyables à leurs enfans apres la mort que durant la vie, ayans trouué
les corps qui ſembraſſoient, ne leur donnerent quvn tombeau, afin
que leurs cendres touſiours vnies teſmoignaſſent à iamais leſtroitte
vnion de leurs coeurs.
LE SVIET DE LA V. ET VI. FABLE.
(V. & VI. Fable
expliquée au 4.
& 5. Chap.) Leucothoë ſoeur d Alcithoë deuant que raconter la fable de Leucothoë fille du Roy Or-
chame en diſcourt loccaſion, qui fut que le Soleil ayant deſcouuert ladultere de Venus
auec Mars, elle ſe vengea de Phoebus en le rendant amoureux de Leucothoë, de laquelle
il ne peut iouïr quauec beaucoup de peine, mais en fin il en eut ce quil deſiroil, apres
seſtre changé en la forme dEurynome ſa mere. Or le pere ayant ſceu la faute de ſa fil-
le, il la fit enterrer toute viue, dequoy le Soleil eut pitié, & conuertit ſa maiſtreſſe en
larbre duquel ſort lencens. Clytie de regret qu Apollon leuſt quittée, saffligea telle-
ment quelle deuint en fin Fleur iaune, qui ſe tourne & ſuit touſiours le cours du
Soleil.OVand Alcithoë eut acheué ſa fable, Leucothoë ſa ſoeur ne
tarda pas beaucoup à commencer la ſienne. Ce neſt pas les
hommes ſeuls, diſt-elle, qui ſe laiſſent ainſi tranſporter à lAmour:
les Dieux auſſi ſentent la rigueur de ſes flames, & le Soleil entre autres,
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qui faict naiſtre les mois & les ſaiſons, a eſté ſouuent amoureux,
comme ie vous raconteray. Ceſt luy qui premier deſcouurit les
adulteres baiſers de Mars & de Venus, auſſi eſt-ce luy le premier qui
void ce qui ſe faict au monde. Il veid le furieux Dieu de la guerre
auec la mere de Cupidon, dont il ſoffença, & le fit ſçauoir à Vul-
cain mary de la Deeſſe, auquel il monſtra meſmes la place où il les
auoit deſcouuerts, afin quil les y peuſt ſurprendre. Ce boiteux fils
de Iunon demeura tout hors de ſoy, ſon ouurage luy tomba des
mains; puis ſeſtant recognu il ſe mit à faire de petites chaiſnettes, ſi
delicates quà peine les pouuoit-on voir, & les entrelaſſa ſi propre-
ment en forme de rets, quon euſt dit que ceſtoient toiles daraignées,
ſinon que pour ſubtils que les filets dairain fuſſent, ils ne laiſſoient
pas deſtre forts & maniables comme ſoye. Il tendit ce filet autour de
ſon lict, auec vn tel artifice, qualors que Venus & ſon adultere y fu-
rent, ils ſy trouuerent arreſtez au milieu de leurs embraſſemens. Re-
tenus quils furent, Vulcain ouurit ſes portes dyuoire, & fit entrer
les Dieux qui les veirent ainſi couchez enſemble, & honteuſement
accouplez. Il y auoit de la honte pour Mars, mais quelquvn des moins
triſtes Dieux euſt bien deſiré de ſouffrir à tel prix vne pareille honte.
Tous nen firent que rire, & ce fut vn ſujet qui les entretint long-
temps de diſcours dans les Cieux. Venus ſeule en demeura offencée,
mais elle noublia pas de venger ſon offence. Ceſtoit du coſté de
lamour que liniure la touchoit, & ce fut par lamour quelle punit
lautheur de ceſte iniure. Dequoy vous ſert, beau fils de Latone, ce
teint vermeil qui colore vos ioües, & tant deſclairs qui luiſent auec
vos beautez autour de voſtre face? Vous qui du feu de vos rayons
pouuez tout embraſer, eſtes maintenant embraſé dvn feu ſecret
qui vous conſume les moüelles. Vous qui deuez ietter la veuë par-
tout, ne la iettez que ſur Leucothoë; vne ſeule fille arreſte voſtre oeil,
dont la lumiere eſt deuë à tout le monde. Quoy? vous vous leuez
tantoſt plus matin que de couſtume, & tantoſt vous plongeant plus
tard dedans les ondes, pour iouïr plus long-temps de la veuë de
vos amours, vous allongez en hyuer les iours & les heures. Le
tourment de voſtre ame vous eſblouït ſouuent les yeux, quel-
quefois il faict comme eclipſer voſtre lumiere, & par des om-
bres non accouſtumées, dont il couure voſtre viſage, donne lef-
froy à lVniuers. Ce neſt pas pourtant que la Lune ſoppoſe à vos
clartez, ce neſt pas la rencontre de ſon corps humide qui vous
faict pallir, ceſt lAmour voſtre vainqueur qui vous faict changer
de couleur; lamour, dy-je, non point de Clymene, de Rhodos, ou de
la mere de Circe, mais de Leucothoë, qui a eſteint toutes vos autres
flames, & vous a faict meſme oublier limportune ardeur de Clytie,
laquelle vainquant vos meſpris par ſes affections neſtoit point hon-
teuſe de recercher vos embraſſemens apres auoir eſté pluſieurs fois
[106]
repouſſée. Ha! combien de martyre vous luy cauſaſtes alors, voyant
que Leucothoë ſeule vous poſſedoit.Leucothoë eſtoit fille dOrchame, ſeptieſme Roy de Perſe apres
Belus, & dEurynome mere tres-belle dvne fille, laquelle la ſur-
monta autant en beauté, comme elle en ſon temps auoit vaincu les
autres de ſon âge. Le Soleil donc raui de ſes perfections, la fut
trouuer vne nuict, tandis que ſes cheuaux dans vn champ proche
des riues où il ſe couche, ſe paiſſans dambroſie, ſe rafraiſchiſſoient
pour la courſe du lendemain. Il entra dans ſa chambre deſguiſé de
telle façon quon ne leuſt peu iuger autre quEurynome, & layant
priſe par la main, au milieu de douze ſeruantes, qui paſſoient la ſe-
rée en filant auec elle, il la baiſa, comme ſi ceuſt eſté ſa fille, puis
commanda aux ſeruantes de ſe retirer, pour communiquer de quel-
que affaire ſecret, quil ne vouloit pas quelles entendiſſent. Elles
penſans obeïr à la mere de leur maiſtreſſe, obeïrent à ce Dieu a-
moureux, qui ſe trouuant ſeul auec la belle Leucothoë; Ie ſuis, luy
dit-il, celuy qui meſure le cours des ans & des ſiecles. Ie ſuis ce Dieu
clair-voyant, à qui rien neſt caché, & par qui toutes choſes ſont ren-
duës viſibles. Ie ſuis le grand oeil du monde, oeil pourtant captif de
vos yeux, ma belle, de vos yeux qui mont rauy le coeur & lont ren-
du tout voſtre. Elle ſeſtonna tellement que deffroy la quenoüille
& le fuſeau luy tomberent des mains, mais ce fut auec tant de
grace, que la peur quelle eut, ne la rendit que plus aimable. Lors
Apollon ſans tarder dauantage reprend ſa forme & ſes beautez ac-
couſtumées, qui charmerent en peu de temps le coeur de Leucothoë,
& la rendirent ſi eſpriſe, que toute eſpouuentée quelle eſtoit de ce-
ſte inopinée rencontre, elle ſe laiſſa pourtant vaincre ſans beau-
coup de peine, aux douces forces dont le Soleil la combattit. Clytie
quApollon auoit autrefois infiniment aimée, ialouſe de ceſte nou-
uelle maiſtreſſe, en deſcouure lamour, & le faict ſçauoir à Orchame.
Ce pere ſans pitié, fit mettre viue, dans terre, la pauure Leucothoë,
qui ne peut iamais le fleſchir, quoy que tendant les bras en haut, &
monſtrant le Soleil, elle ſeſcriaſt: Ceſt luy qui ma forcée. Las! ça
eſté contre ma volonté, quil a ioüy des deſpoüilles de ma virginité,
ie nay peu reſiſter à ſa violence. Telles excuſes ne te ſeruirent de
rien, Leucothoë, on te ferma la bouche de terre, & ten couurit-on
le viſage; cruauté que le Soleil ne peut endurer, il entrouurit la ter-
re par la force de ſes rayons, pour donner air à ta face enterrée,
mais las! ce fut trop tard; ta teſte deſia aſſoupie dvn mortel ſom-
meil ne ſe pouuoit dreſſer, tu neſtois plus quvn corps ſans mou-
uement & ſans vie. On tient que Phoebus depuis le triſte embra-
ſement de ſon fils Phaëton, nauoit rien veu de ſi lamentable à ſes
yeux. Il taſcha bien par la vertu de ſes rayons à reſchauffer tes
membres que la mort auoit deſia glacez, penſant te redonner la
[107]
vie: mais les loix du deſtin ſoppoſerent à ſes deſſeins, & layans con-
traint den quitter lentrepriſe, il arroſa ton corps de Nectar, & toute
la terre dentour, puis diſt en ſe plaignant: On ne ma pas permis de te
faire reuiure pour ramper encore ſur terre, mais ie feray que tu mon-
teras iuſques dans les Cieux. Le corps humecté de ce diuin breuuage
ſamollit auſſi toſt, & abbreuuant la terre de la meſme odeur dont il
eſtoit trempé, commença peu à peu à ietter des racines, deſquelles
ſortit larbre qui porte lencens, encens dont la fumée, ainſi que Phoe-
bus luy auoit promis, va penetrer iuſquau troſne des Dieux.Les cuiſans regrets que l Amour auoit faict naiſtre dans le coeur de
Clytie, luy pouuoient bien ſeruir dexcuſe enuers Apollon pour le
rapport faict à Orchame: mais ce Dieu fut ſi deſpité, que rien ne
peut appaiſer la haine quil conceut contre elle; bien quelle ne leuſt
offencé que par trop damour. Il ne la voulut point voir depuis,
dont elle engendra vn tel creue-coeur quelle ne fit plus que languir.
Vne manie damour qui la tourmentoit, luy rendoit odieuſe la han-
tiſe des Nymphes ſes compagnes. Elle demeura huict iours toute
nuë, aſſiſe en terre, eſcheuelée, ſans autre couuert que le Ciel, ny la
nuict, ny le iour, & ſans receuoir nourriture que celle de lhumidité
de ſes larmes. Elle ne ſe remua point de la place où elle eſtoit; tout
ſon mouuement eſtoit en ſes yeux, qui ſuiuoient le tour du Soleil,
& pour le voir ſans ceſſe luy faiſoient tourner la teſte où ſa lumiere
paroiſſoit. En fin elle y demeura tant, quon dit que ſes membres
prindrent racine en terre, & ſa face palliſſante ſe changea en Souci,
fleur qui retient encore ſa ialouſe couleur auec ſon amour: car bien
quelle ait le pied arreſté, elle ne laiſſe pas de ſe tourner touſiours du
coſté que ſon beau Phoebus ſe pourmeine.
LE SVIET DE LA VII. VIII. IX. X. XI.
ET XII. FABLE.
Alcithoë ayant à conter ſa fable à ſon tour, en touche quatre en paſſant, quelle ne(VII. VIII. IX.
X. XI. & XII. Fa-
ble expliquées
au 6. & 7. Chap.)
daigne dire, pource quelles ſont trop communes; puis raconte au long celle dHerma-
phrodite, fils de Mercure & de Venus, lequel fut aimé de la Nymphe Salmacis, qui
lembraſſa ſi eſtroictement, lors quil ſe baignoit dans vne fontaine, quils ne furent
faicts quvn corps des deux, mais de telle façon quil retint les deux natures. Dont
Hermaphrodite sapperceuant, fit priere aux Dieux que tous ceux qui ſe baigneroient
dans la meſme eau, sils eſtoient hommes, saffoibliſſent-là comme luy, ſe faiſant demy
hommes & demy femmes, & ſi ceſtoient femmes quelles participaſſent à la nature de
lhomme. Ce qui luy fut accordé, & leffect ſuiuit ſa priere, car quiconque ſe lauoit-là,
ſe trouuoit apres auoir vne double nature.
|| [108]
ALa fin du diſcours de Leucothoë, chacune de la compagnie
ſeſmerueilla des eſtranges auantures de la fille dOrchame, & de
Clytie auſſi: Les vnes diſoient que cela nauoit peu ſe faire: toutesfois,
diſoit lautre, les vrays Dieux peuuent tout, il ne faut point douter de
leur puiſſance; mais Bacchus neſt pas de ceux-là. Elles ſomment tandis
Alcithoë de ſacquitter de ſon conte, laquelle faiſant courir ſa nauette
au trauers des filets de ſa toile, diſt, lors que ſes ſoeurs ſe furent toutes
teuës: Ie ne vous daignerois entretenir du Berger Daphnis, qui fut
changé en rocher, pour auoir meſpriſé vne Nymphe qui laimoit,
car il ny a rien plus commun que ces vengeances des coeurs amou-
reux, auſquels les deſdains & les refus ſont inſupportables. De vous
importuner auſſi de la variable nature de Scython qui eſtoit tantoſt
homme & tantoſt femme; ou de lamitié que Iupiter enfant porta au
petit Celme, qui depuis fut changé en Diamant: ceſt choſe qui ne
vous pourroit eſtre, ce me ſemble, trop agreable, non plus que la
naiſſance des Curetes, qui ſengendrerent des torrens dvne groſſe
pluye, ou le changement de Crocus & de Smilax ſa femme, qui de-
uindrent fleurs. Ie vous veux raconter quelque hiſtoire, que la nou-
ueauté vous face ouïr auec plus de contentement. Vous auez bien ouy
parler de la fontaine Salmacis, chacun ſçait la molle vertu quelle a de
rendre les hommes effeminez, & de fortifier les femmes en les ren-
dant demy-hommes; mais il y a peu de perſonnes qui en ſçachent la
[109]
cauſe. Les Naïades eſleuerent autresfois dans les antres du mont Ida
vn fils de Mercure & de Venus, fils qui ſur le viſage portoit peintes
les beautez & les graces de ſon pere & de ſa mere enſemble; il les repre-
ſentoit naïfuement lvn & lautre, auſſi luy donna-on vn nom meſlé
de leurs deux noms. Quand ceſt enfant eut atteint lâge de quinze ans,
curieux de voir autre choſe que les ſommets du mont où il auoit eſté
nourry, il ſe pleut à voyager, & courant les terres eſtrangeres, veid
les diuers fleuues des diuerſes Prouinces, ſans ſe laſſer, tant ſon deſir
luy faiſoit trouuer doux le trauail des voyages. Il fut par toutes les vil-
les de Lycie, & de là en Carie, où il ſarreſta dauanture autour dvne
fontaine, dont leau claire comme cryſtal faiſoit iour iuſques dans ſon
fond ſablonneux. Il ny auoit dedans ny roſeaux, ny ioncs, ny autre
herbe, ceſtoit vne eau purement nette; enceinte ſans artifice dvn
gazon touſiours verd, qui ſeruoit bien ſouuent de couche à vne Nym-
phe, laquelle faiſoit là ſon plus ordinaire ſeiour. Ceſte Nymphe,
ſeule de toutes les Naïades incogneuë à Diane, & ſans cognoiſſance
de ſes exercices, nauoit iamais eſprouué ſon haleine à la courſe, ny la
dexterité de ſon bras à deſcocher vn trait ſur vne beſte fauue. On dit
que bien ſouuent les Nymphes ſes ſoeurs luy diſoient: Quittez ceſte
languiſſante vie, Salmacis, prenez vn jauelot en main, ou chargez
vos eſpaules dvne trouſſe, & meſlez ce laſche repos auec les robuſtes
plaiſirs de la chaſſe: mais iamais elle ne voulut prendre ny arc, ny
trouſſe, ny jauelot, pour meſler le trauail de la chaſſe parmy ſon oi-
ſiue pareſſe. Tantoſt elle baignoit lalbaſtre de ſon corps dans le cry-
ſtal de ceſte fontaine, tantoſt peignoit ſes cheueux à la façon de Ve-
nus; puis conſultoit auec la bien-ſeance dedans le miroir naturel de
leau claire, quelle parure luy venoit le mieux; & tantoſt couuerte dv-
ne robe legere, au trauers de laquelle ſon corps paroiſſoit comme
nud, elle ſe couchoit mollement, ou ſur des fueilles ſeiches, ou deſ-
ſus lherbe fraiſche. Son plus violent exercice eſtoit de ſe baiſſer pour
cueillir des fleurs çà & là; & ceſt ce que parauanture elle faiſoit lors
quelle veid Hermaphrodite, & de ſa veuë ſentit naiſtre le feu de ſon
amour. Elle neut pas jetté les yeux ſur luy, que ſon coeur le ſouhaitta
& luy commanda de le recercher: mais quoy que ſon deſir la preſſaſt
de courir à luy, elle ne ſe preſenta point pourtant quelle neuſt rele-
ué ſa coiffeure, & regardé ſon habit dvn coſté & dautre, afin de pa-
roiſtre plus propre. Elle ſe forma vne contenance la plus aimable
quelle peut, puis accoſta ainſi celuy qui la rauiſſoit: O enfant digne
deſtre Dieu, auſſi les-tu, ie maſſeure; ie croy que tu es fils de Cypris:
car ſe pourroit-il faire que tant de beautez que ie voy ſur ton viſage
fuſſent mortelles? ie ne le puis penſer; mais ſi tu nes quvn homme, ie
tien ceux qui tont engendré trop heureux. Heureuſe la mere qui ta
porté dedans ſes flancs; heureuſe, ſi tu en as quelquvne, la ſoeur qui
eſt ſortie du meſme ventre que toy; heureuſe la nourrice de qui tu as
[110]
ſuccé le laict, & heureuſe mille fois plus celle quvn fauorable hymen
a renduë digne de ta compagnie. Ceſt de ta femme ſeule, ſi tu es ma-
rié, que ienuie la felicité. Si tu en as vne, permets-moy maintenant
quen tembraſſant ie luy deſrobe quelque fruict des delices quelle ti-
re de ton amour: ou ſi tu nen as point, fay que ie ſois ta femme, &
que dés ceſte heure meſme nous nous ſeruions de ceſte herbe pour
couche. Là Salmacis ſe teut, & Hermaphrodite rougit. Le viſage de
ce ieune homme, qui nauoit point encore appris quels eſtoient les
effects, ny du flambeau, ny des fleſches de Cupidon, prit la couleur
dvne pomme vermeille, ou dvn yuoire teint de rouge dEſpagne, ou
de la Lune, lors quvne Eclipſe change le teint argentin de ſa face. Il
fut honteux du peu de honte de la Nymphe; mais la honte quil eut ne
le rendit que plus aimable, ſa rouge pudeur rauit doublement Sal-
macis, qui plus eſpriſe quauparauant, le prie de la fauoriſer au moins
dvn ſimple baiſer. Elle len coniure & len preſſe, laſſeurant quelle
nentrera point auec luy en des careſſes plus eſtroittes, que celles quv-
ne ſoeur doit à ſon frere. Elle luy porte deſia les bras au col pour lem-
braſſer; mais luy ſe retire, & dit: Ou laiſſez moy, ou vous me con-
traindrez de men aller dicy, pour euiter vos importunes careſſes.
Elle de crainte quil ſenfuye, luy dit, Las! mes delices, ce ſera moy
qui vous quitteray pluſtoſt la place; demeurez icy en toute liberté,
perſonne ne vous faſchera. Feignant de ſen aller dvn autre coſté, elle
ſarreſta derriere quelques arbriſſeaux, où ayant mis vn genoüil en
terre, elle ſe courba pour voir ce quHermaphrodite feroit. Luy ſe
croyant ſeul va deçà & delà, ſe promeine ſur lherbe, ainſi quvn en-
fant qui na rien à faire; met la plante du pied dans leau qui leche le
riuage; & reſſentant quelle neſt point trop froide prend enuie de ſe
lauer. Il ſe deſpoüille & ſe faict voir nud à Salmacis, qui bruſle & ſe
perd à la veuë de tant de beautez deſcouuertes. Vn feu ſengendre de
ſes yeux, pareil à celuy que lon void naiſtre des rayons du Soleil, lors
que la glace dvn miroir qui les arreſte, les renuoye doù ils ſont dar-
dez. A peine peut-elle attendre, elle ne peut retarder laccompliſſe-
ment de ſes deſirs; elle meurt quelle nembraſſe deſia ce quelle void,
vne chaude furie la tranſporte à laquelle elle ne peut reſiſter. Cepen-
dant luy ſe iette dans leau, où il ſe ſouſtient des paulmes de la main,
& remuant les bras lvn aprés lautre faict paroiſtre ſon teint embruny
à trauers ce liquide element, ainſi quau trauers dvne verriere paroiſt
quelque figure dyuoire, ou les fueilles argentines dvn lys. Ha! ie
te tien, ſeſcria la Nymphe, tu es maintenant à moy: & ioignant lef-
fect aux paroles, ietta ſa robe, ſauta dans leau où elle lembraſſa,
quelque reſiſtance quil fiſt, luy deſroba mille baiſers, malgré luy
toucha delicieuſement le marbre poli de ſon eſtomach, & ſe meſla
tantoſt çà, tantoſt là auec luy, qui reſiſte autant quil peut; mais plus
il ſefforce à ſe deffaire delle, plus elle le ſerre eſtroictement, & len [111] toure des bras & des iambes, ainſi quvn ſerpent que laigle emporte
en lair, lequel entrelaſſe ſa queuë autour des pieds & des aiſles de loi-
ſeau ſon ennemy: ou tout ainſi quvn lierre embraſſe vn arbre, ou
vn Polype auec tous ſes pieds le peſcheur qui le veut ſurprendre. Elle
le retient, mais ceſt en vain, car il ſoppoſe à ſon contentement, &
ne permet point quelle eſteigne auec luy lardeur qui la tourmente.
Ses attraits ne le charment point; ſes feux ne peuuent leſchauffer; il
ſopiniaſtre autant comme elle le preſſe. Elle ne le laſche point auſſi,
mais le tenant embraſſé ſe couche de ſon long, & dit: Tu as beau te
debattre, meſchant, tu ne meſchapperas pas, ta reſiſtance ne me ren-
dra que plus conſtante. Las! ie vous prie ô Dieux! faictes que iamais
ſon corps ne ſeſloigne du mien, & que touſiours ioints enſemble,
iaye au moins ce contentement dauoir auec moy ce que iaime; bien
que ie nen puiſſe cueillir les fruicts de mon amour. Ses voeux ouïs de-
dans le Ciel furent auctoriſez des Dieux, ils ne deuindrent quvn
corps, leurs deux viſages ne firent quvne face, & comme deux ra-
meaux quon entoure deſcorce en croiſſant peu à peu ſe lient, leurs
membres entez les vns dans les autres furent liez dvn ſi eſtroit em-
braſſement quils ne parurent quvn. Ce ne fut quvn corps, qui ne ſe
pouuoit dire pourtant corps dhomme, ny de femme, mais corps neu-
tre, ou corps pluſtoſt qui auoit imparfaictement les deux ſexes en-
ſemble. Lors Hermaphrodite voyant que les eaux où il ſeſtoit baigné
lauoient rendu demy-homme & demy-femme, leua les mains au
Ciel, & dvne voix moins robuſte que de couſtume (car il tenoit deſia
de laffoibliſſement de ſon ſexe) ſit ceſte priere commune, tant à ſon
pere quà ſa mere: Fidelle ambaſſadeur du plus grand des Dieux, &
vous Princeſſe de Cythere, de qui iay eu la vie & le nom que ie porte;
fauoriſez les voeux de voſtre fils, en luy octroyant la requeſte quil
vous preſente. Ma nature affoiblie dans lhumeur de ces eaux ma ren-
du de telle façon que ie ne ſuis maintenant ny homme ny femme;
faictes ſil vous plaiſt, que pour ma conſolation il en aduienne de
meſme à tous ceux qui ſy laueront. Le Dieu & la Deeſſe inuoquez
entherinerent la requeſte de leur fils, & iettans quelques medicamens
dans la fontaine, luy donnerent telle vertu que ceux qui ſy ſont plon-
gez depuis ont tous acquis vne double nature.Quand ces impies ennemies de lhonneur de Bacchus eurent ache-
ué leurs contes, elles ne laiſſerent pas de continuer encore leur trauail
pour dauantage prophaner la feſte: mais comme à lenuy elles ſef-
forçoient de faire plus que de couſtume, elles furent toutes eſtonnées
quelles nentendirent autour de leurs oreilles que ſons de trompettes,
de fluſtes & de baſſins ſonnans, & par vne merueille plus admirable
que croyable, leurs toilles & leurs robes deuindrent vertes, & ce quel-
les manioient ne fut que lierre ou fueilles de vigne. Le iour alors eſtoit
à ſon declin, & lheure ſapprochoit qui tient autant de la nuict que
[112]
du iour, heure qui na quvne ſombre lumiere voiſine des tenebres;
tout à coup vn horrible tremblement eſbranla la maiſon, mille
flambeaux eſclairerent la chambre hoſteſſe de ces ſacrileges filles de
Minée, & pluſieurs hurlemens effroyables, comme de beſtes farou-
ches, ſe meſlerent parmy le ſon des baſſins, dont elles ſeffrayerent de
telle façon quelles quitterent leurs ouurages pour ſaller cacher. Elles
ne furent pas dans les coings tenebreux quelles recerchoient pour
euiter le feu & la lueur des flambeaux, que leurs corps diminuez ne
furent plus que de petits os couuerts dvne ſimple peau noire. Elles
ſe trouuerent changées en oyſeaux, mais elles ne furent pas pour-
tant enleuées dans lair ſur des aiſles de plume; vn creſpe delié ſeſten-
dit autour de leurs bras qui leur tint place daiſles. Leur parole ſe per-
dit, & ne leur laiſſa quvne voix, laquelle neſt pas proprement voix,
mais vn petit bruit ſeulement qui leur ſert à ſe plaindre. En fin elles
deuindrent Chauues-ſouris, oyſeaux qui font leur retraicte dans les
maiſons, non pas dans les foreſts, & ennemis de la clarté du iour, ne
volent iamais que la nuict.
LE SVIET DE LA XIII. ET XIIII. FABLE.
(XIII. & XIIII.
Fable expli-
queés au 8.
Chap.) Iunon en continuant ſes vengeances contre les filles de Cadmus, apres auoir puny Agaue
en la mort de Penthée; Autonoë en celle d Acteon, & Semele en la faiſant bruſler du
foudre de Iupiter; arme les furies denfer contre Ino, qui eſtoit la quatrieſme; faict
qu Athamas ſon mary tuë à la chaſſe ſon fils Learche, & quelle ſe precipite auec ſon au [113] tre fils Melicerte du haut dvn rocher dans la mer, où Neptune touché de pitié la receut
au nombre des Deeſſes marines, ſous le nom de Leucothée, & ſon fils Melicerte fut ap-
pellé Palemon. Les compagnes dIno affligées de la mort de leur Princeſſe, la voulurent
ſuiure & ſe precipiter comme elle dans la mer; mais Iunon craignant que Neptune leur ſiſt
le meſme honneur, deuant quelles ſe precipitaſſent les changea en rochers & en oyſeaux.CE furent des merueilles qui rendirent le nom de Bacchus fort
venerable dedans Thebes: chacun vantoit ſa puiſſance, & ſur
toutes Ino ſa tante & ſa nourrice publioit par-tout les actes de ce
nouueau Dieu; Ino ſeule des quatre filles de Cadmus, qui ſe pou-
uoit dire alors ſans affliction, ſi ce neſtoit que ſon coeur fuſt affligé
des triſtes infortunes aduenus à ſes ſoeurs. La grandeur de ſon mary
Athamas luy enfloit extremement le courage, ſes enfans qui eſtoient
deſia en âge accomply ne la reſioüiſſoient pas peu, & Bacchus dau-
tre coſté ſon nourriçon la rendoit ſi contente, que Iunon ne peut
voir ſon heur ſans lenuier. Quoy? diſt à-part-ſoy ceſte ialouſe Deeſ-
ſe: Faut-il que le fils de lvne des paillardes de mon mary, animé de
vengeance, ait peu changer les mariniers de Tyr en Dauphins, ait
peu faire deſchirer Penthée par les mains de ſa propre mere, ait peu
donner aux filles de Minée vne nouuelle ſorte daiſles, & que moy ie
ne puiſſe rien? Vn baſtard aura peu ſe rendre redoutable, & Iunon
ſans pouuoir ſera reduite aux larmes? Ses pleurs luy ſuffiront, & des
eaux tirées de ſes yeux ſeront les ſeules marques de ſa puiſſance? Non,
il nen ſera pas ainſi; luy meſme mapprend ce que ie doy faire; il
neſt pas deffendu dapprendre de ſon ennemy, & quelquefois ſe re-
preſenter ſes actions pour exemple. Il a faict paroiſtre en la mort de
Penthée, ce que peut la fureur & la rage. Quoy? Ino neſt-elle pas ca-
pable des meſmes furies qui ont agité le coeur de ſes ſoeurs? Faut quel-
le les eſpreuue.Il y a vne ſombre deſcente, ombragée de branches funeſtes dIf,
par laquelle au trauers de lhorreur dvn ennuyeux ſilence on deſcend
aux Enfers. Les mortes eaux du Styx y enuoyent touſiours des va-
peurs, & touſiours la terre luy fournit de nouuelles Ombres, qui vien-
nent de laiſſer fraiſchement leurs corps pour deſcendre là bas. Les pal-
les tremblemens, lafrayeur, & le froid ont vne longue eſtenduë dans ce
rude chemin, où les tenebres ſont ſi eſpaiſſes quà peine les nouueaux
Eſprits ſe peuuent rendre dans ce noir Royaume, & trouuer len-
trée de lhorrible Palais de Pluton. Ceſt vne grande ville pourtant,
à laquelle il y a plus de mille aduenuës, & des portes ouuertes de
tous coſtez. Comme la mer reçoit les fleuues de toutes les parts de
la terre, ainſi ce lieu-là ſert de retraicte à toutes les ames du mon-
de, & ſi neſt iamais trop petit, quelque peuple y puiſſe aller, on
ne ſapperçoit pas ſeulement de la preſſe. Les habitans ſans corps &
ſans os y errent vagabonds. Les vns frequentent le barreau de leurs
Iuges auſteres, les autres vont faire la cour à leur Roy tenebreux,
[114]
dautres ſexercent aux meſmes meſtiers quils ont faits autresfois du-
rant leur vie; & les autres ſont retenus dans les iuſtes ſupplices que
leurs crimes ont meritez. La colere & la haine eurent tant de pouuoir
ſur le coeur de Iunon, quelle ne deſdaigna point de quitter les Cieux
pour aller humer lair dvne ſi horrible demeure. Elle y fut, & à ſon
arriuée ſon pied ſacré, faiſant trembler le ſueil de la porte, fit ouurir
les trois gueules de Cerbere, dont il fit trois cris tout dvn coup. Elle
appella ces noires Soeurs, implacables Deeſſes que la Nuict engendra,
leſquelles eſtoient aſſiſes deuant les portes des priſons, fermées à
clefs de diamant, où elles peignoient les noirs ſerpens de leurs che-
ueux. Leſpaiſſeur des tenebres ne leur eut pas permis de recognoiſtre
Iunon, quauſſi toſt elles ſe leuerent de leur ſiege, quon appelle le
ſiege dhorreur & de meſchanceté. Là Titye eſtendu preſentoit ſes
entrailles à vn Vautour qui les rongeoit, & de ſon corps monſtrueux
en grandeur couuroit neuf grands arpens de terre. Là Tantale en
vain eſſayoit de rafraiſchir ſa bouche de leau quil auoit au men-
ton, ou de prendre le fruict qui luy venoit pendre deſſus la teſte. Si-
ſyphe rouloit ſa pierre, ou couroit aprés. Ixion tourné ſur vne rouë,
en meſme temps ſe ſuiuoit & ſe fuyoit ſoy-meſme; & les cruelles Da-
naïdes, qui oſerent ſe plonger dans le ſang de leurs couſins germains,
ſe peinoient à puiſer de leau dans des cribles qui ne la pouuoient re-
tenir. Iunon regarda tous ces criminels de trauers, & ſui tous
Ixion, puis Siſyphe, ſur lequel ayant la veuë, elle diſt aux Fu-
ries: Pourquoy eſt-ce que celuy-là ſeul des enfans dAEole eſt
condamné au ſupplice eternel dvne rouë, qui le bouleuerſe ſans
ceſſe, & quAthamas ſon frere, le ſuperbe Athamas ennemy de
mon nom, & ialoux de lhonneur de Iupiter meſme, eſt à ſon ai-
ſe, enflé dorgueil, dans les delices dvn Palais Royal? Quoy? ſes
meſpris ne lont-ils pas bien rendu digne de la meſme peine, ou
dvne plus cruelle encore que celle quendure Siſyphe? Il en a me-
rité dauantage, diſt-elle: puis deſcouurit à ces impitoyables Soeurs
loccaſion quelle auoit de le haïr, & par meſme moyen loccaſion
qui lauoit meuë de recourir à elles, qui eſtoit pour ruiner tou-
te la maiſon de Cadmus, & remplir de fureur & de rage le coeur
dAthamas, afin que dvne main parricide il deffiſt ſes propres en-
fans. Parmy le commandement quelle leur faict dexecuter en ce-
la ſa volonté, elle meſle enſemble promeſſes, prieres & menaces:
mais Tiſiphone, touſiours preſte dentreprendre quelque meſ-
chant acte, ne la laiſſe pas long-temps haranguer, aprés auoir en
branſlant la teſte ſecoüé ſon poil griſon, & ietté en arriere les cou-
leuures qui luy pendoient ſur la bouche: Il neſt point beſoing
(diſt-elle à Iunon) de plus longs diſcours pour nous eſmouuoir;
tenez comme deſia faict ce que vous nous auez commandé, & ne
reſpirez pas dauantage le deſagreable air dicy bas; retirez-vous
[115]
dedans les Cieux, toute aſſeurée de voir vos ennemis punis ſelon vo-
ſtre ſouhait.Iunon ſen retourná toute contente, mais deuant que rentrer dans
le Ciel, pour la purger de ceſt air infect des Enfers, ſa meſſagere Iris
verſa ſur elle vne roſée qui la nettoya des puantes vapeurs dont elle
eſtoit chargée. Cependant Tiſiphone prend ſa torche & ſa robe, tou-
tes deux rouges & moüillées de ſang, & ſeſtant ceinte dvn ſerpent
ſort de ſon horrible retraicte, accompagnée de pleurs, dhorreur, de
terreur, & de ce furieux effroy qui rend les hommes inſenſez. Quand
elle fut ſur la porte du logis dAthamas, la porte meſme pallit &
trembla de peur, & le Soleil effrayé o??? retira ſes rayons. Athamas &
ſa femme de frayeur voulurent ſe ietter hors de la chambre, mais
Erinnys les arreſta eſtendant ſur la ſortie ſes bras couuerts de vi-
peres. Elle ſecoüa les ſerpens qui luy pendoient de la teſte ſur le
col & ſur leſtomach, qui dardans leurs ???angues brillantes, en ſif-
flant vomiſſoient vne bourbe venimeuſe: puis en arracha deux,
quelle ietta dvne main contagieuſe; lvn ſur Ino, lautre ſur Atha-
mas; dans le ſein deſquels gliſſez, ils leur inſpirerent toutes ſortes
de violences. Toutesfois ny lvn, ny lautrenen ſentit ſon corps of-
fencé, les playes furent ſur les ames, ce furent elles qui ſentirent les
coups. Mais outre ces ſerpens, elle auoit encore apporté pluſieurs
ſortes de liquides poiſons, de leſcume de Cerbere, du venim que
iette lHydre, des rages, des larmes, des humeurs ſanguinaires, du
deſeſpoir, des oubliances de ſoy-meſme, & mille errantes fureurs
toutes pilées enſemble, & deſtrempées auec du ſang chaud, quelle
auoit fait boüillir dans vi???chauderon dairain, les broüillant auec vn
baſton de ciguë. Tandis quils demeurent tous deux preſque morts
deſtonnement; elle verſe ſur eux ce furieux venim, lequel leur perce
leſtomach & penetre iuſques aux parties nobles. Elle faict aprés
pluſieurs cercles de feu en tournoyant auec ſa torche ardante: Et
ainſi comme victorieuſe, & fort contente en ſoy-meſme dauoir
dignement executé les commandemens de Iunon, ſe retire dans le
ſombre Royaume du Prince des tenebres, où elle poſa ſa ceinture de
viperes. Auſſi-toſt Athamas qui eſtoit au milieu de ſon Palais, tranſ-
porté de furie penſa eſtre à la chaſſe da ??? vn bois; ſa femme luy ſembla
vne lionne, & ſes enfans des lionceaux. Il commença à faire mille cris,
comme parlant à ſes compagnons pour laſſiſter à les prendre, &
pourſuiuit ſa femme, ainſi que ſi ceuſt eſté vne beſte ſauuage. Il luy
arracha dentre les bras le petit L???rche, lequel flattoit ſon pere dvn
ris en luy tendant les bras: & le cruel toutesfois layant pris dvne main,
& tournoye deux ou trois fois comme vne fonde, briſa ſes membres
enfantins contre la dureté dvn rocher. Lors la mere pouſſée, ou par
leffort de ſes douleurs, ou par la force du venim dont elle auoit
eſté couuerte, ſe mit à courir comme eſperduë auec ſes cheueux
[116]
eſpars çà & là, & ſon petit Melicerte à ſon col. Elle hurloit en cou-
rant, & appelloit Bacchus de ſes diuers noms; en quoy Iunon rece-
uoit du contentement, voyant que ſon ennemy meſme authoriſoit
la vengeance quelle prenoit de celle qui lauoit nourry.Il y auoit vn eſcueil en ces quartiers-là, lequel ſauançant ſur la
mer, eſtoit embas caué par les eaux, & portoit vne rude pointe de
roche au deſſus des ondes, quil tenoit couuertes, & defendoit de la
pluye. Les forces de la manie qui poſſedoit Ino la monterent iuſquau
plus haut de ceſt aſpre rocher, doù elle ſe precipita auec lenfant
quelle auoit ſur les bras, & ſe ietta dedans les vagues, qui blanchi-
rent deſcume au coup que ſon corps tombant leur donna.Venus grand mere dIno ne peut voir que dvn oeil de pitié lin-
iuſte ſort de ſa petite fille; elle recourut donc à Neptune ſon oncle,
& le flatta ainſi: Grand Dieu auquel eſt tombée en partage la ſecon-
de puiſſance du monde, ſouuerain Prince des eaux, à qui les vagues &
les flots obeïſſent, ie vien vous faire vne requeſte qui neſt pas petite,
mais ne me refuſez pas pourtant, ie vous prie, ayez pitié des miens,
que vous voyez battus des ondes flotter ſur la mer dIonie. Leur in-
fortune les a iettez entre vos bras, receuez-les, fauorable Roy des plai-
nes liquides, au nombre des bleuës diuinitez qui habitent voſtre hu-
mide Royaume. Si ma naiſſance me donne quelque credit auprés de
vous, ſi pour eſtre ſortie des eſcumes de lOcean, & pour auoir tiré
mon nom de ces blancs excremens quil iette, iay merité voſtre fa-
ueur, ne la refuſez point maintenant à ceux pour leſquels ie vous la
demande. Neptune fauoriſant les deſirs de ſa niepce, oſta à Ino & à
Melicerte tout ce quils auoient de mortel, leur forma le viſage au
maintien dvne majeſté plus hautaine que celle quils repreſentoient
parauant, & les fit Dieux marins, ſurnommant Ino, Leucothée, &
Melicerte, Palemon.Les Dames Thebaines & les ſeruantes qui auoient ſuiuy de loing
leur Princeſſe, layans perduë de veuë autour de leſcueil, & ne la
trouuans point quand elles y furent, ne ſe douterent de rien moins
que de ce qui eſtoit aduenu. Toute leur conſolation fut aux pleurs &
aux plaintes, parmy leſquels elles deteſtoient les ialouſies de Iunon,
& ſes trop iniuſtes vengeances: dont la Deeſſe courroucée reſolut de
leur faire ſentir auſſi bien quà Ino ce que peut ſa puiſſance, & les pu-
nir de telle façon quelles ſeruiſſent à iamais de teſmoignage de ſa
cruauté. La reſolution priſe fut fuiuie de ſon effect: car celle de toute
la troupe, qui autresfois plus affectionnée que les autres au ſeruice
de la Princeſſe, eſtoit lors la plus affligée, ayant pris vne enuie de ſui-
ure ſa maiſtreſſe iuſques dedans la mer, quand elle penſa ſeſlancer
pour ſaller engloutir ſous les ondes, ne peut ſe mouuoir, & demeura
comme partie de leſcueil, attachée ſur le precipice: lautre en lexcés
de ſes douleurs voulant du poing ſe frapper leſtomach, ſentit que
[117]
ſon bras roidy & refroidy ne ſe pouuoit plier. Lvne ayant dauanture
les bras tendus du coſté de la mer, fut changée en rocher, tendant les
bras de ce meſme coſté de leau. Lautre ſarrachant les cheueux fut
eſtonnée que ſes cheueux & ſes doigts enſemble endurcis eſtoient
deuenus pierre. Pas vne ne changea de poſture pour auoir changé
de nature, ſinon celles leſquelles, reueſtuës de plume, furent faictes
oyſeaux, quon void encore auiourdhuy en volant effleurer du bout
des aiſles, les ondes de ce golphe-là.
LE SVIET DE LA XV. FABLE.
Cadmus ayant veu tant dinfortunes arriuer à ſes filles, & aux fils de ſes filles, ſe(XV. Fable
expliquée au
9. Chap.)
perſuada que le malheur venoit du lieu où il seſtoit arreſté; & pour ce reſpect quittant
la ville de Thebes, sen alla en Sclauonie, & là auec ſa femme Hermione fut changé en
Dragon ſelon ſon ſouhait, car luy-meſme le demanda aux Dieux.CAdmvs ne ſceut pas deſlors quIno & ſon petit fils euſſent eſté
faicts Dieux marins, il ne ſe repreſentoit que leur miſerable fin,
qui luy remit deuant les yeux tous les infortunes aduenus à ſes autres
enfans; à la memoire deſquels, il ſe trouua tant affligé, que vaincu
dvne ſi longue ſuitte de malheurs arriuez, & dautres à venir quil
preuoyoit encore, il ſortit de la ville de Thebes quil auoit baſtie, &
quitta le païs, comme ſi ceuſt eſté le mal-heureux deſtin du lieu qui
le pourſuiuoit, & non ſa deplorable fortune. Apres auoir long temps
[118]
erré par les Prouinces eſtrangeres, il ſarreſta en fin en la Sclauonie; &
là ſur ſes vieux ans diſcourant vn iour auec ſa femme Hermione, du
deſtin de leur maiſon, & des cruels fleaux dont leur vie auoit eſté tant
de fois trauerſée: Las! diſt-il, ceſt horrible ſerpent conſacré au ſan-
glant Dieu des armées, que ie tuay peu aprés mon banniſſement de
Sidon, na-il point eſté loccaſion des maux que iay ſoufferts? Ses
dents que ie ſemay nont-elles point eſté la piteuſe ſemence doù ſont
nez mes deſaſtres? O Dieux! ſil eſt ainſi, ſi ceſt le ſang de ce Dragon
qui eſchauffe voſtre courroux, & faict roidir le bras de vos vengean-
ces contre moy; faictes que pour dernier ſupplice de la faute que ie
fis lors, ie ſois maintenant changé en ſerpent. Il neut pas laſché la
parole, quauſſi toſt il ſentit ſon ventre ſeſtendre en long, ſa peau
ſendurcir & ſe couurir deſcailles, & ſa chair noire ſe marqueter de
taches comme bleües. Il tomba ſur le ventre, & ſes deux iambes eſten-
duës en pointe ſe ioignirent enſemble. Le viſage luy reſtoit encore
& les bras, quand il les tendit à ſa femme, & luy diſt en pleurant: Ap-
prochez-vous ma femme, femme miſerable dvn plus infortuné ma-
ry; approchez-vous de moy tandis quil reſte encore quelque choſe
de moy, touchez ma main cependant quelle eſt main: car ceſte for-
me de ſerpent qui me couure, luy va faire perdre ſa forme. Il euſt
bien voulu parler dauantage, mais ſa langue lors ſe fendit en deux,
qui luy fit perdre la parole, & ne luy laiſſa autre voix, quvn ſifflet
quil faict entendre quand il ſe veut plaindre. Quoy? ſeſcria lors
Hermione, ſe battant le ſein de la main, hé! que deuenez-vous
Cadmus? Demeurez tel que vous eſtiez, cher ſupport de ma vie, &
deſpoüillez ceſte monſtrueuſe figure qui vous deſguiſe ſi horrible-
ment. Où ſont vos pieds? où ſont vos bras & vos eſpaules? Où eſt la
couleur que vous auiez? où eſt la face venerable qui faiſoit honorer
voſtre vieilleſſe? Mais que marreſté-je à demander vos membres
lvn aprés lautre? Où eſtes vous tout, ſeul confort de ma miſere?
Pourquoy (chere moitié) changez-vous ſans que ie change auſſi?
Noſtre ſort na-il pas touſiours eſté commun? Pourquoy, celeſtes
puiſſances, qui vous ioüez de nous, me reſeruez-vous vn viſage que
vous oſtez à mon mary? Que ne ſuis-ie ſerpent, puis que ie ſuis ſa
femme? Tandis quelle ſe plaignoit ainſi, il lechoit la bouche à ſa
femme, ſe gliſſoit autour de ſon col, quil auoit accouſtumé dem-
braſſer, & luy faiſoit mille autres careſſes, dont ceux qui eſtoient là
preſens ſeſtonnoient; mais ils ſeffrayerent bien plus, quand ils vei-
rent la femme auec vne peau auſſi luiſante que celle du mary, eſtre de
meſme deuenuë ſerpent. Il ny en auoit parauant quvn, & en vn in-
ſtant ils furent deux, qui rampans contre terre dvn mouuement eſ-
gal, ſe traiſnerent à pas ondez iuſques dans la prochaine foreſt, où ils
viuent paiſibles ſans craindre & offencer perſonne: car bien quils
ayent perdu leur premiere forme, ils ne perdent point le ſouuenir de
[119]
ce quils ont eſté, & ſi ont encore ce contentement pour ſe conſoler
en leur affliction, de ſçauoir que Bacchus fils dvne de leurs filles,
vainqueur des Indiens, ſeſt faict recognoiſtre Dieu parmy eux, &
que la Grece honorant ſa puiſſance luy a baſty des Temples.
LE SVIET DE LA XVI. FABLE.
Persée fils de Iupiter & de Danaé enuoyé par Polydecte contre Meduſe qui charmoit(XVI. Fable
expliquée au
10. Chap.)
les hommes, & les eſchangeoit en rochers, ſe porta ſi dextrement en ſon entrepriſe, qua-
uec laide de Minerue il coupa la teſte à ceſte beauté charmereſſe, du ſang de laquelle
naſquirent des ſerpens, & de ſon ventre ſortit le cheual aiſlé Pegaſe. Depuis par la ver-
tu de ceſte hideuſe teſte Persée fit quAtlas Roy de Mauritanie, fut changé en vne mon-
tagne, pour luy auoir refusé la retraicte chez ſoy.IL ny auoit ville en Grece, où il ne fuſt lors adoré, ſinon dans
Argos, où Acriſe deſcendu de meſme race que luy, ne vouloit
point permettre quon le recognuſt. Acriſe ſeul reſiſtoit à leſtabliſ-
ſement de ce nouueau Dieu, & ne pouuoit croire quil fuſt ſorty de
Iupiter: ceſtoit vne impoſture à ſon opinion, & impoſture encore
ce quon diſoit ſa fille Danaé auoir conceu Perſée du meſme Iupiter,
deſguiſé en pluye dor. Il ne ſe pouuoit perſuader quvne ſeule goutte
de pluye fuſt entrée dans la tour dairain où il la tenoit reſſerrée: tou-
tesfois comme la verité le contraignit en fin de croire que Bacchus
eſtoit Dieu, auſſi fut-il forcé dauoüer que ſa fille lauoit faict beau-
pere du plus grand des Dieux, & eut occaſion de ſe repentir de nauoir
[120]
pas recognu Perſée pour fils de Iupiter, lors quil le veid porter en
main lhorrible teſte de Meduſe, glorieuſe deſpoüille du perilleux
combat quil auoit entrepris. Ce genereux fils dvn ſi grand pere aprés
ſa victoire, courant dans lair laiſſa couler quelques gouttes de ſang
de la teſte quil portoit ſur les terres dA frique, deſquelles ſengen-
drerent des ſerpens: & ceſt de là que ſont ſortis tant de venimeux ani-
maux qui ſe trouuent en ce païs-là.Perſée ainſi porté en lair, fut comme vne nuée pouſſée par diuers
vents deſſous diuers climats, tantoſt prés du pole glacé de lOurſe,
tantoſt du coſté de lEſcreuiſſe, ores au Leuant, & ores au Couchánt,
touſiours ſi eſleué que la terre, denhaut ne luy ſembloit quvn poinct.
Il eſtoit au deſſus du Royaume dAtlas, quand il ſapperceut que le
iour ſabbaiſſant eſtoit proche de faire place à la nuict, qui fut cauſe
quil ſarreſta pour y repoſer. Il fut trouuer ce puiſſant Roy du païs,
où le Soleil laſſé va le ſoir rafraiſchir ſes cheuaux dans la mer, Roy qui
en force & en grandeur de corps paſſe tous les hommes du monde,
Roy qui auoit lors mille troupeaux de brebis par les champs, & au-
tant de beſtes à corne, Roy qui dedans ſes terres, leſquelles font les
extremitez de la terre, auoit des arbres dont les fueilles & le fruict
eſtoient dor. Perſée donc haraſſé de ſa courſe, eut recours à ce grand
Atlas, & le pria de luy donner le couuert pour la nuict ſeulement iuſ-
ques au matin. Si la gloire (luy diſt Perſée) du genereux ſang des an-
ceſtres peut quelque choſe auprés de vous, pour attirer vos courtoi-
ſies, ie ſuis fils du maiſtre des foudres. Et ſi lhonneur des beaux ex-
ploicts vous charme dauantage, les miens, dont les peuples ſeſton-
nent, vous ſeront dagreables merueilles, quand ie vous les diray.
Obligez-moy, grand Prince, dvne faueur que lhoſpitalité vous de-
mande pour moy, & me permettez de repoſer en voſtre maiſon. At-
las layant oüy parler, ſe reſſouuint dvn vieil oracle, quil tenoit de la
Parnaſſienne Themis, laquelle luy auoit autrefois dit, quvn fils de
Iupiter viendroit & deſpoüilleroit ſes arbres des pommes dor quils
portoient. La crainte dvne telle perte luy auoit faict entourer le iar-
din de montaignes fort hautes, au milieu deſquelles eſtoit vn horrible
dragon, qui auoit touſiours loeil ſur ces riches fruicts pour les con-
ſeruer. Ce threſor-là eſtoit cauſe quil receuoit fort peu deſtrangers
chez ſoy, & pour ce reſpect ny voulut point auſſi loger Perſée: il le
repouſſa aſſez rudement, comme impoſteur, qui ſe vantoit yſſu du
ſang des Dieux, & ſe vouloit donner vn faux renom dauoir faict
quelques valeureux actes. Il le menaça meſmes de le frapper, ſil ne
ſe retiroit, & leuſt frappé, ſi Perſée ſe ſentant le plus foible (car qui
pourroit eſgaler ſes forces aux forces dAtlas?) ne luy euſt parlé dou-
cement. Il feignit de ſe retirer, & en ſe retournant diſt à ce peu cour-
tois Prince de la Mauritanie; Puis que tu fais ſi peu deſtat de mobli-
ger, reçoy donc de moy ce preſent: & lors de la main gauche il deſ [121] couurit leſpouuentable teſte de Meduſe, à la veuë de laquelle ce
grand Atlas ne fut plus homme, ce fut vne montaigne, & ne luy reſta
rien que ſon nom de tout ce quil auoit auparauant. Sa barbe & ſes
cheueux furent leſpaiſſe foreſt qui le couurit; ſes bras & ſes eſpaules
furent ſes coſtes, ſa teſte fut le ſommet, & ſes os en furent les pierres.
Quand les Dieux le veirent ainſi changé, ils le firent croiſtre iuſques à
vne telle hauteur, quils le rendirent lappuy du Ciel, & des eſtoilles,
faiſans repoſer ſur ſon dos leſſieu de tous les cercles celeſtes.
LE SVIET DE LA XVIII. FABLE.
Andromede punie pour la preſomption de ſa mere, qui auoit osé vanter ſa beauté, & la(XVIII. Fable
expliqueé au 11.
Chap.)
preferer à celle de toutes les Nereides, eſtoit attachée à vn rocher à la mercy dvn monſtre
marin preſt de la deuorer, lors que Persée paſſa par lEthiopie, lequel fut touché damour
enſemble & de compaßion, la voyant en telle extremité. Rauy de ſa grace, il promit à ſon
pere Cephée, & à Caßiopée ſa mere de la deliurer, pourueu quils vouluſſent luy donner en
mariage. Dequoy eſtans daccord entreux, il vint à bout de ſon entrepriſe en tuant le mon-
ſtre; puis ſe voulant lauer mit la teſte de Meduſe ſur des fueilles & ſur des petits reiettons
verds qui naiſſent dans la mer, leſquels furent außi toſt changez en branches de Corail.PErsee repoſa donc la nuict chez Atlas malgré luy, & le lende-
main voyant vn calme aſſeuré, & quAEole auoit enfermé les
vents en leur priſon, ſi toſt que le portier du iour (grand maiſtre
qui nous aduertit de ce que nous auons à faire) eut faict paroiſtre ſa
clarté dans le Ciel, il remit ſes eſperons aiſlez à ſes talons, & ſon eſpée
[122]
courbée en faux à ſon coſté, ſeſlança en lair, & paſſant par deſſus vn
nombre infiny de Prouinces, ne ſarreſta point, quil ne fuſt en AEthio-
pie ſur les terres du Roy Cephée. Là liniuſte rigueur de Iupiter Ham-
mon, pour deliurer le païs des rauages dvn monſtre marin que les
Nereides y auoient ietté, auoit faict attacher Andromede à vn ro-
cher, afin que deuorée par ceſte furieuſe beſte, elle fuſt, ſans auoir
offencé, punie du meſpris & des deſdains par leſquels ſa mere auoit
irrité les Nymphes des eaux. Ceſte innocente beauté, liée contre ceſt
eſcueil, neuſt ſemblé à Perſée quvne image de marbre, ſi le doux
vent qui ſouffloit neuſt faict voleter ſes cheueux: mais le mouuement
de ſon poil, dans lequel ſeſgayoient les Zephyrs, luy apprit que ce
neſtoit pas vn ſimple pourtraict, auſſi quil veid vne eau tiede, que
ſon dueil faiſoit couler ſur ſes ioües. Il neut pas ietté la veuë deſſus,
que ſans y penſer ſes yeux luy porterent du feu au coeur, il demeura
comme rauy, & ſi charmé à laſpect de tant de merueilles, que peu
ſen fallut quil ne ſoubliaſt de battre des aiſles pour ſe ſouſtenir en
lair. Lenfant aiſlé de Venus larreſta, & layant arreſté luy fit dire: He-
las! ce ne ſont pas là les cordages, dont ce beau corps deuroit eſtre
enchaiſné. Les agreables liens, qui ſerrent deux amans embraſſez,
ſont les chaiſnons deſquels (douce enchantereſſe des coeurs) vous de-
uriez eſtre captiue. Mais dites-moy, ie vous prie, qui vous eſtes, de
quel païs, comment vous vous nommez, & qui eſt linhumaine main
qui vous a mis ces fers, & aux pieds & aux mains? Andromede dabord
noſe reſpondre, la honte luy ferme la bouche, & la modeſtie luy euſt
porté les mains ſur le viſage, ſi elle ne les euſt eu liées. Elle ne peut
teſmoigner ſes regrets quen laſchant vn torrent de larmes; elle en ar-
roſe le rocher ſans rien dire: toutesfois Perſée limportune tant, quen
fin de crainte quil ſoupçonne en elle quelque crime, elle luy dit, &
ſon nom & celuy de ſon païs, & luy raconte la vanité des beautez de
ſa mere. Elle nen auoit pas encore acheué le diſcours, quand leau fit
du bruit, & quvn grand monſtre marin ſauançant couurit vne plaine
de mer de leſtenduë de ſon ventre. La fille toute eſperduë ſeſcrie de
frayeur. Elle a ſon pere eſploré, & ſa mere preſques deſeſperée auprés
delle, miſerables tous deux; mais moins miſerables quelle, qui eſt
lhoſtie offerte au courroux des Nymphes marines, pour eux & pour
leur païs. Ils ne la ſecourent que de leurs ſouſpirs; ceſt toute laide
quils luy donnent, & ſe ioignans contre elle, attendent en pleurant de
la voir bien-toſt la proye de ce monſtrueux poiſſon. Perſée, que la
veuë dvn ſi piteux ſpectacle faiſoit mourir de dueil, diſt au pere & à la
mere: Quoy! vos larmes ſont-elles tout le ſecours quelle doit atten-
dre? Retenez-les vn peu, vous aurez aſſez de loiſir vne autre fois de
les eſpandre; penſez pluſtoſt à la ſecourir, il ne vous reſte plus que
fort peu de temps pour le faire. Si ie vous la demandois pour fem-
me, moy qui me puis vanter dauoir eſté conceu du plus grand des
[123]
Dieux, lequel ſe forma en orliquide, pour ſe couler dans la tour où
eſtoit ma mere: moy qui vainqueur de la Gorgone, coiffée de ſer-
pens, ay porté dedans lair ſes deſpoüilles, & me ſuis bien oſé fier au
vol de quelques plumes attachées à mes talons, ſi ie vous la deman-
dois, dy-je, ie ne doute point que ma qualité ne me donnaſt la pre-
ference ſur tout autre: mais ie deſire encore me rendre plus recom-
mandable. Ie veux adiouſter aux merites de mon ſang & de ma va-
leur, le merite dvne obligation ſignalee; ie veux mettre au hazard
ma vie pour la ſienne, & ieſpere que les Dieux fauoriſeront mon
deſſein; mais aſſeurez-moy donc que ie lauray pour femme, quand
ie lauray ſauuée. Qui eſt le pere qui euſt en telle extremité refuſé
telles offres? Ils donnent fort volontiers parole à Perſée de marier
leur fille auec luy, ils len prient, & luy promettent pour dot le Royau-
me dEthiopie.Cependant ceſte monſtrueuſe beſte approche touſiours, & neſt
pas ſi loing de leſcueil, quvn plomb eſlancé auec vne fonde ne peuſt
aller iuſquà elle. Lors Perſée que la pitié & lamour agitoient, frap-
pant du pied en terre ſeſleua en lair, & ſen alla ainſi quvne ombre
voltiger au deſſus de la beſte, qui ſenfle en le voyant, & anime peu à
peu ſon courroux contre luy, mais elle ne le peut offencer. Tout ainſi
quvn Aigle, quand elle apperçoit le ſerpent eſtendu au milieu dvn
champ, chauffant ſon dos iaune au Soleil, ſe iette deſſus par derrie-
re, & de peur quen ſe tournant il ne loffence de ſes dents venimeu-
ſes, ſe ſaiſit auſſi toſt de la teſte auec ſes griffes aiguës, faiſant en-
trer ſes ongles iuſquà la ceruelle: de meſme Perſée dvn vol preci-
pité venant fondre ſur le dos du monſtre, luy mit ſon eſpée iuſques
aux gardes dans leſpaule droicte. Ce furieux animal au ſentiment
dvne telle bleſſeure, de rage fit vn ſault en lair, puis ſenfonça de-
dans leau, & ſy bouleuerſa auec autant de furie que faict vn ſan-
glier eſpouuanté du bruit de pluſieurs chiens abbayans autour de
luy. Il taſcha pluſieurs fois à ſe venger auec les dents de celuy qui la-
uoit bleſſé, mais Perſée dvn vol leger ſe deſtournoit lors quil ſa-
uançoit pour le mordre, & cependant cerchoit touſiours ſur ſon
dos les endroits où les eſcailles eſtoient entr-ouuertes pour y faire
de nouuelles playes, tantoſt plongeant ſon eſpée entre les coſtes, &
tantoſt donnant ſur la queuë. Le monſtre en fin ietta de tous co-
ſtez le ſang & leau enſemble, dont les aiſles de Perſée furent ſi
moüillées, quil ne fit plus eſtat de voler depuis; mais voyant vn
eſcueil, qui de ſa pointe paſſoit les eaux lors quelles eſtoient cal-
mes, & neſtoit point ſi haut quil ne fuſt couuert auſſi toſt que
la mer ſenfloit tant ſoit peu, il ſappuya deſſus, & tenant le rocher
de la main gauche, auec la droicte paſſa encore trois ou quatre
fois ſon eſpée dans le ventre de la beſte. Le riuage retentit de
tant dallegreſſe, que les voix ſe firent ouïr iuſques dans les Cieux.
[124]
Cephée & Caſſiopée rauis de ioye ſaluërent Perſée comme leur gen-
dre, & lappellerent leur fidelle ſecours, le ſeul appuy, le Dieu con-
ſeruateur de leur maiſon. On délie Andromede, Perſée la void mar-
cher deſchargée des chaiſnes, qui ſembloient parauant laccuſer de
quelque crime, & void en elle le cher prix & la cauſe du hazard au-
quel il ſeſt mis. Cependant il puiſe de leau, dont il laue ſes mains vi-
ctorieuſes, & pour empeſcher que la teſte couuerte de ſerpens, quil
a laiſſée ſur le grauier, ne ſoit bleſſée de la dureté du ſable, il eſtend
des fueilles, & ſur les fueilles arrange de petits rejettons de tendres ar-
briſſeaux, qui naiſſent dans la mer, & poſe là deſſus ceſte monſtrueuſe
face de Meduſe. Ces tendres rejettons, encore tous viuans & remplis
de moüelle, ſentirent auſſi toſt la force des ſerpens, & endurcis au
toucher de la teſte, leurs rameaux & leurs fueilles ſacquirent vne fer-
meté quils nauoient iamais euë. Les Nymphes de la mer ſen eſmer-
ueillerent, & la merueille leur fit eſprouuer en pluſieurs autres peti-
tes branches, ſi elles en pourroient faire autant. Elles leſprouuerent
auec le contentement dvn ſuccés tel quelles le ſouhaittoient, & la
pluſpart de celles quelles firent ainſi changer, elles les ietterent çà &
là dans la mer, où elles ont ſeruy de ſemence au Corail, qui ſeſt iuſ-
quicy conſerué en ceſte nature de ſendurcir à lair: car ſes branches
qui ſont deſſous leau ſouples comme vn ozier, ſur leau deuiennent
dures comme pierre.
|| [125]
LE SVIET DE LA XIX. FABLE.
Meduſe pour ſa beauté recerchée de pluſieurs, ne peut euiter en fin que Neptune ne iouïſt(XIX. Fable
expliquée au
10. Chap.)
des delices de ſes embraſſemens dedans le Temple de Minerue; dont la Deeſſe offencée,
pour punir celle qui auoit ainſi prophané vn lieu qui luy eſtoit conſacré, afin quà lad-
uenir elle effrayaſt pluſtoſt ceux qui la verroient, que de les rendre amoureux delle, luy
changea les cheueux en ſerpens. Le Poëte en faict faire le conte à Persée, diſcourant
auec ſon beau-pere de ſes valeureuſes executions, dont la premiere & plus ſignalée fut
dauoir coupé ceſte monſtrueuſe teſte, du ſang de laquelle naſquit le cheual aiſlé Pegaſe,
qui luy ſeruit de monture pour aller en lair.PErsee pour rendre graces aux Dieux de lheureuſe victoire
quil auoit obtenuë ſur le monſtre, dreſſa de gazons trois au-
tels, ſur leſquels il alluma autant de feux, & ſacrifia ſur celuy qui eſtoit
à main droicte, vne genice à Pallas, à gauche vn veau à Mercure, &
ſur lautel du milieu vn taureau à Iupiter; puis tout ioyeux fut em-
braſſer Andromede, digne & riche loyer de ſon combat. Le Dieu
Nopcier & le fils de Venus commandent quon allume les torches
nuptiales de tous coſtez: on ſent lodeur des parfums qui bruſlent, on
void par-tout des bouquets pendus, & des couronnes de fleurs, on oyt
le ſon des luths & des fluſtes, ce ne ſont que chants dallegreſſe, &
tous ſignes heureux dvne douce reſiouïſſance. Les grandes portes du
Palais Royal ouuertes, donnent entrée aux galleries & aux ſalles de
Cephée, où les tables ſont dreſſées auec vn ſuperbe appareil, pour
traicter la nobleſſe de la Prouince. Le banquet ſy fit, & lors quils eu-
rent tous pris leur repas, & librement eſgayé leurs eſprits des agreables
dons du genereux Bacchus, Perſée ſenquit des moeurs, des couſtumes,
& de lantiquité du païs. A quoy Cephée ayant ſatisfaict, luydiſt: Mais,
braue Perſée, faictes-nous ſçauoir auec combien de peine, & par quels
moyens vous coupaſtes ceſte horrible teſte, heriſſée de ſerpens.Dans lenclos du froid Royaume dAtlas (diſt Perſée commen-
çant ſon diſcours) il y a vn lieu renfermé de bonnes murailles, à len-
trée duquel demeuroient deux ſoeurs, filles de Phorque, qui na-
uoient quvn oeil, dont elles ſe ſeruoient tour à tour. Ie les ſurpris ac-
cortement, car ainſi que lvne donnoit loeil à lautre, preſentant ma
main, au lieu de celle qui le deuoit receuoir, ie leur deſrobay, & lors
ſans empeſchement ie me rendis au logis de Meduſe la troiſieſme des
ſoeurs, par des chemins cachez, mal-aiſez à tenir, & tres-faſcheux à
cauſe des foreſts & des eſpouuentables rochers qui y ſont. En paſſant
ie veids pluſieurs figures dhommes & de beſtes ſauuages, changez en
pierre à la veuë de ceſte hideuſe fille de Phorque. Ce me furent des
aduertiſſemens pour prendre garde à moy. Ie ne la veis quau trauers
du bouclier que iauois au bras gauche; & lors que par là iapperceus
quvn profond ſommeil lauoit aſſoupie elle & ſes ſerpens, de ce court
ſommeil, ie la feis entrer en vn autre plus long, luy oſtant la teſte de
[126]
deſſus les eſpaules, du ſang de laquelle naſquit le cheual aiſlé Pegaſe,
& ſon frere Chryſaor. Voila le diſcours quil en fit, & adiouſta apres les
veritables dangers quil auoit courus en ſes longues courſes, ſur quel-
les mers il auoit paſſé, quelles terres il auoit deſcouuertes denhaut, &
de quelles eſtoilles il ſeſtoit le plus approché en volant. Le recit de ſes
auantures eſtoit ſi agreable aux oreilles de la compagnie, quelle ne ſe
fuſt iamais laſſée de les ouïr: auſſi dés quil eut finy, vn des plus an-
ciens de la troupe luy donna ſubjet de parler encore, ſenquerant,
pourquoy lvne de ces trois ſoeurs auoit des ſerpens meſlez auec ſes
cheueux. Ce que vous demandez (diſt Perſée) eſt à la verité bien di-
gne de memoire, ie vous en feray le conte. Meduſe eſtoit la fille des
plus recerchées & plus careſſées qui fuſſent de ſon temps, ceſtoit leſ-
poir dautant de ſeruiteurs quil y auoit dhommes dignes de la voir:
car ſa face ne pouuoit eſtre veuë ſans eſtre adorée. Elle nauoit rien
qui ne fuſt tres-accomply, mais lor de ſes cheueux ſur tout rauiſſoit
les ames par les yeux; chaque poil eſtoit vn chaiſnon, qui auoit vn
coeur pour eſclaue. Iay rencontré des teſmoins oculaires de ce que ie
vous dis, leſquels me lont ainſi aſſeuré. Or comme vn chacun idola-
tre de ſes perfections, poſoit en elle ſon ſouuerain bien; Neptune en
fut auſſi rauy, lequel ne peut nourrir pour elle des flames inutiles, il
voulut contenter ſes deſirs, & de faict les contenta vne fois dedans le
Temple de Minerue. Ceſte chaſte Deeſſe en eut horreur, ſes mains
vierges de honte porterent ſon eſcu deuant ſes yeux: & afin que le
crime de ſon Temple pollu ne demeuraſt point impuny, elle changea
en ſerpens le poil de Meduſe, & pour effrayer ſes ennemis, poſa deſ-
lors limage de ceſte horrible teſte entourée de viperes, ſur le pla-
ſtron quelle a deuant leſtomach.
|| [127]
LE SVIET DE LA I. ET II. FABLE.
Cephée deuant que ſa fille Andromede euſt eſté condamnée à eſtre exposée à ce mon-(I. & II. Fable
expliquées au 1.
Chap. du 3. Diſ-
cours.)
ſtre marin, lauoit promiſe à ſon frere Phinée, lequel faſché de voır quvn eſtranger fuſt
preferé à luy qui eſtoit proche parent, eſpouſant celle quil eſperoit & ſe tenoit comme
aſſeuré dauoir vn iour pour femme, vint troubler la feste, aßiſté de pluſieurs hommes
armez pour la rauir. Il y eut vn furieux combat, & pluſieurs de coſté & dautre de-
meurerent ſur la place: toutefois Phinée eſtoit le plus fort, & sen alloit vainqueur à
cauſe du grand nombre de ſoldats quil auoit auec luy. Ce que Persée recognoiſſant il eut
recours à la teſte de Meduſe quil leua, aprés auoir commandé aux ſiens de ſe retirer, &
par ce moyen conuertit Phinée en rocher auec tous ceux qui laßiſtoient. De là Persée auec
[128]
ſa femme fit vn voyage en Argos, où il changea Pretus en rocher, & reſtablit Acriſe
ſon grand pere au Royaume doù il auoit eſté chaßé. Faueur quil rendit courageuſement
ſans reſſentiment de ce quil auoit eſté autrefois par luy exposé ſur mer à la mercy des
vents & des ondes.TAndis que Perſée entretenoit ainſi ſon
beau-pere, & la nobleſſe du païs des merueil-
les de ſa valeur, vn bruit ſeſmeut dans le Pa-
ais, qui ne reſſentoit rien des cris dallegreſſe,
dont on a accouſtumé deſgayer la ſolennité
dvne nopce. Mille voix bruyantes ſeſleue-
rent tout à coup, non point pour chanter
lhymen dAndromede, mais comme pour
ſonner lallarme. Tout ainſi que la mer, calme
auparauant, ſi toſt que le vent ſe leue, eſt en
???n inſtant troublée, lorage enfle en moins de rien lazur de ſes eaux,
& fait naiſtre des montaignes liquides, où peu deuant ny auoit que
???es plaines: de meſme en vn moment le tranquille repos de ce paiſi-
ble banquet fut rompu par vne troupe ſeditieuſe qui ſe ietta dans la
ſalle, pour rauir la mariée à celuy qui plus que iuſtement ſe leſtoit
acquiſe au hazard de ſa vie. Phinée temeraire chef de lentrepriſe, en-
tra le premier auec vn eſpieu à la main, & ſadreſſant à Perſée, luy diſt:
Voicy la main vengereſſe de ton impudence: Voicy celuy qui te pu-
nira du rapt dvne fille que tu luy as deſrobée. Il faut que iaye ta vie,
impoſteur, & que ta mort me rende ma chere Andromede. Ny la le-
gereté de tes plumes, ny ce faux Iupiter changé en or duquel tu te
vantes le fils, ne te peuuent ſauuer. Ainſi quil vouloit donner le coup,
Cephée ſe mit au deuant, & luy ſaiſiſſant le bras, ſeſcria: Que pen-
ſez-vous faire, mon frere? quelle furie vous pouſſe à ce ſanglant deſ-
ſein? Sont-ce les graces que vous luy voulez rendre de lobligation
que nous luy auons? Eſt-ce par ſa mort quil doit eſtre recompenſé de
la vie quil a ſauuée à ma fille? Eſt-ce le loyer que vous luy appreſtez
pour la perilleuſe fortune quil a couruë? Non, non, ce neſt pas luy
qui a fruſtré vos eſperances, & vous a priué de ma fille que vous vous
attendiez deſpouſer. Ce neſt point luy qui vous la rauie; ceſt lim-
portune & cruelle puiſſance des Nereides courroucées contre nous,
ceſt le cornu Hammon, ceſt ce cruel monſtre marin qui en deuoit
eſtre repeu. Elle ne fut plus à vous dés lheure quon la luy expoſa en
proye; larreſt qui ladiugea à ceſte fiere beſte, vous oſta tout le droict
que vous auiez ſur elle; ce ſanglant arreſt fut la ruine de vos preten-
ſions. Et quoy! ſeroit-il poſſible que vous euſſiez tant dinhumanité
au coeur, que de luy ſouhaitter la miſerable fin qui la talonnoit,
pluſtoſt que de la voir entre les bras dvn autre? Nos pleurs, ie penſe,
vous ſeroient plus agreables, ſi elle auoit eſté deuorée, que neſt le
contentement que nous auons de la voir auec celuy qui la deliurée.
[129]
Vous ſon oncle & ſon fiancé auez bien eu le courage ſi laſche, que de
permettre quon lattachaſt à vn rocher, ſans vous y oppoſer. Vous
ne lauez point ſecouruë en telle miſere, & ſemblez offencé quvn
autre lait aſſiſtée. Penſez-vous que ce ſoit pour vous, que ſon bras
indompté la tirée dentre les bras de la mort? Il a combattu, & vous
aurez le prix de ſa victoire? Non non, ſi vous leuſſiez aſſez priſée,
vous fuſſiez allé larracher de leſcueil ſur lequel on lauoit enchaiſ-
née. Perſée ſe leſt acquiſe, vous len deuez laiſſer iouïr, ceſt par ſon
moyen que iay lheur dauoir encore vne fille, ma promeſſe & ſa va-
leur luy ont donnée. Ne vous imaginez pas dauoir eſté meſpriſé:
ce neſt point à vous, ceſt au ſort pitoyable dAndromede, ceſt à la
mort de ma fille que ie lay preferé. Phinée demeura ſans repartie à
telles remonſtrances, & reſolu de ny reſpondre que de la main, re-
garda de trauers Cephée auſſi bien que Perſée, en doute lequel des
deux il chargeroit; puis laſcha vn coup, auec autant de force que la
colere luy en donnoit, ſur Perſée quil ne bleſſa point, car le ja-
uelot nentra que dans ſon ſiege, doù Perſée ſauta embas, & du
meſme dard quil renuoya, alloit trauerſer Phinée, ſil ne ſe fuſt deſ-
tourné en ſe iettant derriere lautel, autel qui ſeruit indignement
daſyle à ſa meſchanceté. Toutefois leffort de Perſée ne fut pas vain,
car ſon traict manquant de frapper Phinée alla donner droit dans le
front de Rhoete, lequel tombant à la renuerſe, quand on luy eut tiré
le fer de la teſte, ſe bouleuerſa de telle façon, quen ſe tourmentant il
fit jaillir du ſang en pluſieurs endroicts de la table. Et ce fut lors que
ce peuple aſſemblé alluma tous les feux de ſa colere, ce fut lors que
les traits volerent par la ſalle; lors il y en eut qui oſerent bien crier,
quil falloit enſemble maſſacrer le gendre & le beau-pere; mais Ce-
phée eſtoit deſia ſorty de la maiſon, aprés auoir pris à teſmoings les
Dieux tutelaires des droits de lhoſpitalité, la Iuſtice, & la Foy, du re-
gret qui le tourmentoit de voir vn tel trouble arriuer ſans quil y peuſt
mettre ordre. Tandis la guerriere Pallas prenoit bien garde que ſon
frere Perſée neuſt mal; elle le couuroit touſiours de ſon plaſtron, &
luy augmentoit à toute heure la force & le courage. Il y auoit à la
ſuitte de Phinée vn Atys Indien, que la Nymphe Limniace, à ce
quon dit, auoit enfanté dans les eaux du Gange; Ce ieune homme, qui
nauoit pour le plus que ſeize ans, infiniement beau de viſage, nou-
blioit pas à releuer ceſte beauté en ſe parant de riches habits. Veſtu
dvne robbe de pourpre, bordée de frange dor, il portoit vn collier
doré, & auoit ordinairement ſon poil frizé, tout humide donguent
parfumé. Il eſtoit fort adroict à ietter vn dard de ſi loing que ce fuſt,
mais beaucoup plus à tirer vne fleſche. Deſia il auoit deſcoché plu-
ſieurs traicts, quand Perſée voyant quil bandoit ſon arc, prit vn tiſon
ardant au milieu du foyer, dont il luy eſcraſa le viſage. LAſſyrien Ly-
cabas ſon intime amy & ſon fidelle compagnon, lapperceut par terre
[130]
ſoüillant ſa face dans ſon ſang, & deſia proche de rendre la vie aux
douleurs de ſa bleſſeure, il le regretta, puis ſe ſaiſit de larc quen
tombant il auoit laiſſé bandé, & diſt à Perſée: Ceſt moy quil faut
maintenant que tu combattes, ne te perſuade pas de porter loin le
contentement dauoir vaincu vn enfant, ſa mort ta plus chargé den-
uie que de gloire. Il nen auoit pas encore tant dit, quil tira ſur Perſée,
mais il ne donna que dedans ſa robe, où le traict demeura pendu. Sil
manqua Perſée, Perſée ne le manqua pas; il leua ſon eſpée, glorieuſe
du meurtre de Meduſe, & la plongea dans le ſein de Lycabas, lequel
tombé, ietta encore ſes yeux, deſia errans dedans les ombres de la
mort, dvn coſté & dautre pour voir où eſtoit Atys, & ſeſtant ap-
puyé ſur luy, porta dans les enfers la douce conſolation, deſtre mort
auprés de celuy quil aimoit le plus en ce monde. Phorbas fils de Me-
thion & Amphimedon ſauançans en furie pour ſe ietter ſur Perſée,
tomberent tous deux enſemble, ſi gliſſante eſtoit la ſalle, où le ſang
couloit de tous coſtez. Ils penſoient ſe releuer, mais ils en furent em-
peſchez par vn coup qui les perça tous deux, lvn à la gorge, & lautre
dans le flanc. Erithé fils dActor, qui portoit vne hache large fut le
premier qui ſe preſenta aprés deuant Perſée pour receuoir, non pas
vn coup de coutelas, mais dvn grand pot au vin, dont Perſée laſ-
ſomma, & luy fit tout à lheure rendre lame auec le ſang, quil vo-
mit par la bouche. Il mit encore par terre Polydegmon, qui eſtoit
de la race de la Royne Semiramis, Abaris, Lycete, Elyce auec ſes
grands cheueux, Phlegias & Clyte: bref en renuerſa tant quil ne
pouuoit marcher par la ſalle, ſinon ſur des corps morts. Iamais Phi-
née noſa lattaquer de prés; il luy jetta bien vn jauelot, mais par ha-
zard au lieu de bleſſer Perſée, il bleſſa Idas, qui nauoit point pris de
party en ceſte guerre domeſtique, & neſtoit-là que comme neutre
pour y mettre la paix. Le pauure Idas demy-mort, en regardant de
trauers ce ſeditieux Phinée, tira de ſon ſein le traict qui le perçoit, &
ſen alloit en rendre autant quil en auoit receu à celuy qui trop indiſ-
crettement ſeſtoit rendu ſon ennemy, mais le coeur luy faillant auec
la force, il tomba ſans ſeſtre vengé. Là meſme par Clymene fut tué
Odite, le plus grand de tout le Royaume aprés Cephée; Protenor
frappa Hipſée, & Hipſée Lyncide. Au milieu de la foule eſtoit le vieil
Emathion, lequel neſtant pas en âge de manier les armes, combat-
toit de la langue tant quil pouuoit linſolence & la cruauté de Phinée,
& deteſtoit liniuſte deſſein de ſes armes. Ce bon vieillard le plus hom-
me de bien & le plus craignant Dieu qui fuſt de ſon temps, eſtoit ap-
puyé ſur lautel, quand Cromis le vint aſſaillir par derriere, & luy cou-
pa la teſte, qui tomba ſur le ſacré braſier des ſacrifices. Il laſcha
demy-mort quelques paroles pleines dexecrations, puis rendit
lame comme victime au milieu du feu. Broteas & Ammon fre-
res iumeaux, tous deux braues & vaillans pour ſe battre à coups de
[131]
poing, firent ioug ſous le tranchant de leſpée de Phinée, & auec eux
Alphite preſtre de Cerés, auquel la bandelette blanche, dont il auoit
la teſte ſerrée, ne ſeruit de rien contre la violence de la mort. Il fut mis
par terre, & toy auſſi, pauure fils de Iapet, qui neſtois pas là pour te
battre; mais pour vn doux exercice de paix, & pour reſiouïr laſſem-
blée en la charmant des accens de ta voix mariée aux accords de ton
luth. Tu nauois autres armes en main que ton inſtrument enchan-
teur, & toutefois Pettale te planta ſon poignard dans la teſte, & ſe
mocquant de toy, te diſt: Va chanter le reſte aux ombres denfer. Tes
doigts mourans toucherent encores les cordes de ta lyre, & tient-on
que par hazard ce furent les accords dvne triſte chanſon, quils fi-
rent reſonner, comme plaignans ta mort, qui ne demeura pas impu-
nie: car Lycormas prit la barre qui eſtoit au coſté droit de la porte,
dont il donna ſi grand coup ſur la teſte au cruel bourreau de ta vie,
quil laſſomma ſur la place, & le fit tomber chancelant, ainſi quvn
taureau que lon ſacrifie. Pelate cependant eſſayoit de tirer lautre
barre, mais ainſi quil ſy efforçoit, Corite dvn dard luy perça la main,
& lattacha contre la porte; puis Abas luy donna dans le coſté, &
mourut ainſi tout debout, ſouſtenu de la main que ceſte fleſche rete-
noit cloüée contre le bois. Menalée partiſan de Perſée y fut auſſi tué
auec Dorilas, quon tenoit pour le plus grand terrien de la Libye, &
le plus riche en grains qui fuſt en tout ce païs-là. Il receut vn coup
mortel dans laigne de la main dAlcyonée, qui le voyant ſanglotter
& rouler les yeux dans la teſte, luy diſt: Voila ce qui te reſte de tant
darpens de terre que tu as poſſedez; il ne ten demeurera rien que ce
peu que ta charongne couure. Ainſi ce ſuperbe vainqueur triom-
phoit de ce riche vaincu, lors que Perſée, vengeur du ſang des ſiens,
luy donna dvne picque dans le nez, qui trauerſa iuſques au cerueau,
& fit ſortir la pointe par derriere. De là ſuiuant lheureuſe fortune de
ſa main, il mit par terre deux freres de deux diuers coups; Clytie eut
les deux cuiſſes percées, & Dane fut frappé dvn jauelot dans la bouche.
Sur la place meſme tomberent morts Celadon, Aſtrée fils dvn pere
incognu, & dvne femme de la Paleſtine; AEthion lequel autrefois
auoit bien ſceu preuoir les choſes à venir, mais à ceſte heure-là ne
ſceut pas preſager ſon malheur: Thoaſte eſcuyer du Roy, le parricide
Agyrte meurtrier de ſon propre pere, & pluſieurs autres encore, qui
auec ceux-là eſprouuerent la force du bras de Perſée. Il en terrace vne
infinité, & ſi luy reſte plus dennemis à combattre quil ny en a de
vaincus. Tous nen veulent quà luy, ils ne tendent quà ſa ruine, auſſi
lenuironnent-ils de tous coſtez en grand nombre, obſtinez en vn
party ennemy du merite & de la foy. Ceſt en vain que la cauſe de Per-
ſée eſt authoriſée de la pieté de ſon beau-pere; en vain ſa belle-mere &
ſa nouuelle eſpouſe le fauoriſent, & par leurs pleurs teſmoignent leurs
regrets: ceſt en vain quelles crient contre ce ſeditieux Phinée, car
[132]
leurs cris ne ſont point ouïs, le cliquetis des armes, les voix ſanglot-
tantes de ceux qui meurent, & les furieux mouuemens de Bellonne,
qui noye tout de ſang, ne permettent pas quon ſarreſte aux cris &
aux plaintes des femmes. Phinée ſuiuy de mille hommes armez preſ-
ſe de tous coſtez Perſée; lorage dvne greſle neſt pas ſi eſpais, que
celuy des fleſches qui volent autour de luy. Elles aſſiegent ſes deux
flancs, paſſent deuant ſes yeux, & ſifflent ſans ceſſe à ſes oreilles. Pour
ſaſſeurer du derriere, il ſe range contre vn pilier, & ſouſtient par de-
uant leffort de ſes ennemis. Molphée à gauche, & Ethemon à droi-
cte le tiennent de ſi prés, quil ne ſçait ſur lequel pluſtoſt auoir loeil.
Tout ainſi quvne Tygreſſe eſpoinçonnée de la faim, lors quelle en-
tend en diuers endroits de la vallée le mugiſſement de diuers trou-
peaux de beſtail, ne ſçait ſur lequel des deux ſe ietter, bien quelle
bruſle de ſe ruër, ou ſur lvn, ou ſur lautre: de meſme Perſée demeu-
re en doute quelque temps; puis permettant tout dvn coup à ſa main
de rompre le doute, ſe deffaict de Molphée en le bleſſant à la cuiſſe. Il
ſe contenta de luy auoir donné ce coup-là, pour leſloigner, nayant
pas le temps de luy faire dauantage de mal, à cauſe dEthemon qui
dautre coſté le preſſant, le voulut frapper ſur la teſte: mais la furie
qui leſbloüiſſoit fit quil donna contre le pilier ſi rudement que ſon
eſpée rompit, & la pointe retournant de la pierre ſe vint planter par
hazard à la gorge de ſon maiſtre: toutefois ce neſtoit pas pour le faire
mourir, ſi Perſée ne luy euſt encore faict ſentir le tranchant du cou-
telas quil auoit en main.Ce valeureux fils de Iupiter faict vne reſiſtance qui ſurpaſſe preſ-
ques la creance: mais plus il maſſacre dennemis, plus ils croiſſent; ſa
valeur à peine peut plus reſiſter au grand nombre, & la force ſemble
ſe deuoir rendre en fin maiſtreſſe de ſon courage. La crainte quil en
a, le contraint dauoir recours à ſon ancienne ennemie pour dompter
ſes ennemis; & criant tout haut à ceux de ſon party, quils ne tour-
nent point la veuë de ſon coſté, leue la teſte de Meduſe, dont Theſſa-
le eſprouua la force le premier. Ce ſuperbe Theſſale ſen mocquoit,
& diſant à Perſée; Il faut que tu en cerches dautres que moy, qui ſe-
ſtonnent de tes miracles; auoit la main leuée pour luy darder vn jaue-
lot, mais le jauelot ne partit pas de ſa main, il demeura en ceſte po-
ſture, vraye ſtatuë de pierre ſans mouuement & ſans ame. Amphix en
meſme inſtant voulut frapper le courageux fils de Lyncée, & ſon bras
roidy ne ſe peut mouuoir ny dvn coſté ny dautre. Vn peu aprés Nilée
qui à faux ſe vantoit deſtre né du grand Nil dEgypte, & pour don-
ner couleur à ſon menſonge, auoit les ſept emboucheures grauées en
or & en argent ſur le bouclier quil portoit, ſauança pour dire à Per-
ſée: Voy là deſſus de quels anceſtres ie ſuis ſorty, & receuant vn coup
mortel de ma main, reçoy ceſte conſolation en mourant, dauoir
eſté tué par lvn des plus braues & plus genereux qui fuſt en la meſlée,
[133]
où tu as perdu la vie. Sa voix ſe perdit en diſant cela, & demeura la
bouche ouuerte comme ſil euſt voulu encore parler; mais il nauoit
plus ny vie, ny parole. Eryx voyant ſes compagnons changer de face:
Ha! ce neſt, leur diſt-il, quà faute de courage que vous palliſſez
ainſi; ce neſt point Meduſe qui vous tranſit, ceſt la peur qui vous
glace le coeur; ſuiuez-moy ſans rien craindre, & nous mettrons aiſé-
ment à bas ce Perſée, qui na plus dautres armes que ſa magie. Il ſal-
loit auancer au combat, mais ſes pas furent retenus auec ſa voix, &
ſon corps endurcy demeura roide ſur la place en forme dhomme ar-
mé. Ce fut à bon droit, & comme ils lauoient merité que ceux-là fu-
rent ainſi punis: mais Acontée, qui combattoit pour le iuſte party
de Perſée, ayant ietté la veuë ſur Meduſe, par meſgarde tomba en
meſme accident queux; ſur lequel Aſtyage, à linſtant meſme quil
ſe changeoit en rocher, deſchargea vn coup deſpée, penſant quil
fuſt en vie, & leſpée rendant vn ſon aigu ſur la pierre, rendit Aſtyage
tout eſtonné, & dvn eſtonnement qui dura touſiours; car eſtant de-
uenu roche comme lautre, ſa face de pierre retint des traits, quvn
homme qui admire quelque choſe, a peints ſur le viſage. Ce ne ſeroit
iamais faict de nommer tous ceux du vulgaire, qui reſſentirent la ſe-
crette vertu du chef de Meduſe; ils eſtoient bien encore deux cens les
armes à la main, qui furent tous conuertis en rocher à la veuë de ce
poil de viperes. Lors par force Phinée ſe repentit dauoir entrepris
vne ſi iniuſte guerre; il ne voyoit autour de ſoy que vaines idoles, deſ-
quelles il neſtoit point ſecouru; ceſtoient des images qui repreſen-
toient bien ſes ſoldats, mais elles nauoient point de ſentiment, elles
ne ſeſmouuoient point à ſa parole, & auſſi peu à ſon toucher: luy ſeul
des ſiens reſtoit en vie, queuſt-il peu faire ſeul? Il poſa donc les armes
pour recourir aux prieres, & tendant les bras à Perſée deſtourna la
veuë de luy, de crainte de perdre la vie en la demandant: Las, diſt-il,
vous eſtes vainqueur, Perſée, ne perdez pas la gloire de ſauuer voſtre
vaincu, retirez ce monſtre qui charme les corps; retirez-le, ie vous
prie: ce neſt point vne haine conceuë contre vous, ny lambitieux
deſir de regner, qui me firent prendre les armes, ceſt lamour dvne
fille promiſe qui me les mit en main. Si les merites de voſtre valeur
employée pour elle, rendoient voſtre party fauorable, le temps eſtoit
pour moy, car la promeſſe, qui men a eſté faicte, eſt bien auparauant
la voſtre. Ie nay point de regret pourtant de vous en quitter le droict,
braue & vaillant Perſée, ie ne vous demande que la ioüiſſance libre
de lair que ie reſpire; ioüiſſez du reſte, ie ne vous lenuieray point,
& recueillez, heureux, le doux fruict de mes eſperances. Telles prie-
res ſortoient de ſa bouche, & ſes yeux noſoient regarder celuy auquel
il les faiſoit. Comment, laſche Phinée (luy diſt le vaillant fils de Da-
naé) eſt-ce là queſt reduitte linſolence de tes menaces? Quoy, les
glaces dvne honteuſe crainte ont-elles tellement eſtouffé le feu de
[134]
con orgueil, que tu puiſſes te laiſſer aller à demander la vie? Ceſt vne
obligation que recerchent les ames coüardes; mais puiſque ien ay le
pouuoir, & que tu le deſires, ie veux obliger ta laſcheté. Bannis de
toy la peur qui te bourrelle, mon eſpée ne ſera point teinte de ton
ſang, tu demeureras ſur pieds, & pluſieurs ſiecles à venir te verront
encore dans la maiſon de celuy que tu as ſouhaitté pour beau-pere;
afin que ma femme, autrefois ta fiancée, ayt au moins le contente-
ment de te rencontrer ſouuent deuant ſoy. Cela dit, il tourna ſa Me-
duſe du coſté des yeux de Phinée, qui taſcha bien encore de les en
deſtourner, mais ils furent pluſtoſt endurcis quil neut regardé autre-
part. La crainte demeura peinte ſur ſa face de cailloux, auec lhumble
maintien dvne perſonne ſuppliante, & ſes mains abbaiſſées en ſe-
ſtendant toutes roides, ſemblerent encore demander la vie à Per-
ſée.Perſée victorieux, aprés ſeſtre vengé de Phinée, mena Androme-
de au Royaume de ſon grand pere Acriſe; Royaume quAcriſe ne
poſſedoit pas alors pourtant, car ſon frere Pretus len auoit chaſſé. Là
ce genereux fils de Iupiter oubliant la cruauté auec laquelle luy & ſa
mere auoient eſté expoſez ſur la mer, vengea Acriſe, & le remit en ſes
eſtats, par la mort de Pretus, qui ne peut euiter les forces charmereſſes
de Meduſe, quelque reſiſtance quil fiſt dans les tours quil auoit ty-
ranniquement occupées.
|| [135]
LE SVIET DE LA III. ET IIII. FABLE.
Polydecte Roy de lIſle de Seriphe, où aborda Persée, auec Danaé, enfermez dans vne(III. & IIII. Fa-
ble expliquées
au 2. Chap.)
corbeille, pour eſloigner le fils afin de iouïr plus librement de la mere, enuoya Persée à
la conqueſte de la teste de Meduſe, laquelle il trancha auec laide de Minerue, & lap-
porta à ce Polydecte, qui ne pouuant croire que cela fuſt vray ſans le voir, veid à ſon
malheur la teſte, & fut conuerty en rocher. Les Muſes sen allans au mont Parnaſſe
furent ſurpriſes dvne groſſe pluye, qui les fit retirer chez Pyrenée, lequel ne les voulut
apres laiſſer ſortir, mais sefforça de violer leur chaſteté; tellement que pour ſortir de ſon
chaſteau où il les tenoit enfermées elles furent contraintes de prendre des aiſles, & ſe
ſauuer comme oyſeaux dedans lair. Pyrenée les voulut ſuiure, mais il ne ſe trouua pas
aiſlé comme elles, qui fut cauſe quil tomba, & ſe tua.TV entends toutes ces vengeances-là, Polydecte, petit Roytelet
de Seriphe, & ne laiſſes point pourtant de continuer la haine
mortelle que tu as conceuë contre Perſée; ny ſa ieune vertu eſprou-
uée au milieu de tant de trauaux, ny tous les maux quil a ſoufferts, ne
peuuent amollir ton coeur, il demeure inſenſible à la compaſſion, &
ton iniuſte courroux ne trouue point de fin. Ialoux de ſa valeur tu
taſches doffuſquer le luſtre de ſa gloire, tu dis que ceſt vn impoſteur,
que iamais il ne trancha la teſte à Meduſe, & que ce ſont des fables
tout ce quil en veut faire croire. Tu le dis en ſa preſence meſme, &
luy te diſt, quil ten rendroit vn teſmoignage aſſeuré; il aduertit tous
ceux de la compagnie de fermer les yeux, & alors te monſtra le chef
de la Gorgone, chef à la veuë duquel tu perdis la veuë, & ton corps
eſpuiſé de ſang, deuint pierre.La guerriere Pallas auoit touſiours iuſques-là aſſiſté ſon frere Per-
ſée; mais elle le laiſſa dans Seriphe, & couuerte dvn nuage paſſant à
main droicte de Cythne & de Gyare, trauerſa la mer à lendroit, quel-
le iugea plus à propos pour accourcir ſon chemin, & par Thebes ſe
rendit ſur les vierges ſommets dHelicon, où elle parla ainſi aux do-
ctes Soeurs qui y font leur demeure: Sçauantes filles de Memoire, le
bruit qui court dvne nouuelle fontaine, née du coup quvn cheual
aiſlé a donné, en frappant du pied contre terre, eſt cauſe que ie ſuis
venuë icy, deſireuſe de voir ceſte ſource miraculeuſe. Iay veu naiſtre
le cheual du ſang de Meduſe, ce me ſera vn contentement dauoiren-
core la veuë du merueilleux effect de ſon pied. Vranie qui la receut
reſpondit: Pour quelque occaſion que ce ſoit, ſage fille de Iupiter,
que vous honoriez ce lieu-cy de voſtre preſence, elle ne nous peut
eſtre que tres-agreable. Il eſt vray, nous auons vne fontaine dont la
naiſſance neſt pas moins admirable que nouuelle, voyez-en leau (ce
diſant elle luy monſtra) ceſt le pied de Pegaſe qui a engendré la ſour-
ce ſacrée doù ſort ce liquide cryſtal. Pallas eſtonnée dvne telle mer-
ueille demeura quelque temps comme rauie, ayant les yeux fichez ſur
ces eaux, filles de la corne dvn cheual aiſlé: puis ſe retourna viſitant les
[136]
lieux ſacrez de ceſte ancienne foreſt dHelicon; les antres, & les tapis
verds, eſmaillez dvn million de diuerſes fleurs, dont la terre eſt cou-
uerte; elle honora de mille loüanges les doux exercices des Muſes,
vanta tant de commoditez quelle recognoiſſoit en leur agreable ſe-
jour, & autant pour le lieu que pour la douceur de leur vie, les appel-
la pluſieurs fois heureuſes. Surquoy vne de ces neuf doctes Soeurs re-
pliqua: Venerable Deeſſe, qui euſſiez, ie maſſeure, accreu ſur ce mont
noſtre troupe, ſi voſtre vertu ne vous euſt portée au ſoin de plus
grandes affaires, voſtre bouche na prononcé que la verité meſme: ce
neſt pas ſans raiſon que vous approuuez nos arts & le lieu de noſtre
demeure. Noſtre vie eſt heureuſe, & noſtre condition aſſez agreable,
ſi nous eſtions en aſſeurance. Mais quoy? le vice ſeſt acquis tant de
pouuoir au monde, quil ny a rien auiourdhuy qui ne ſoit violé. Les
filles ne viuent quen crainte. En quelle ſeureté penſez-vous que nous
ſoyons? Nous auons touſiours le deteſtable Pyrenée deuant les yeux;
le ſouuenir de ſa perfidie nous faict trembler à toute heure. Pour moy
ie ne ſuis pas encore bien reuenuë à moy depuis laffront quil nous
voulut faire. Ce traiſtre, par la force de ſes tyranniques armes, aſſiſté de
quelques troupes de Thrace auoit enuahy Daulis, auec la Phocide,
quil tenoit ſous ſon iniuſte puiſſance. Lors que nous y paſſaſmes, vn
iour que nous allions au mont Parnaſſe, il nous deſcouurit en che-
min, & recognut bien qui nous eſtions, car il nous ſalüa, & auec vn
viſage, deſguiſé du fard de la feintiſe, nous fit en apparence autant
dhonneur quil ſembloit nous en pouuoir rendre: lair chargé dhu-
mides vapeurs faiſoit fondre vne groſſe pluye qui nous incommo-
doit infiniment. Ne vous plaiſt-il pas, nous diſt-il, de vous mettre à
couuert dans ma maiſon? Ne deſdaignez pas de vous y retirer, doctes
Deeſſes, on a bien ſouuent veu des Dieux prendre de moindres logis
que le mien. Son honneſteté ſimulée, & lorage des eaux, firent que
nous luy accordaſmes ce quil deſiroit, & entraſmes dans ſon logis.
Cependant la pluye ceſſa, les froids Aquilons chaſſerent les humides
vents du Midy, & diſſipans lobſcurité des nuées rendirent lair ſi ſe-
rein quil nous prit enuie de nous en aller: mais au lieu de nous laiſſer
ſortir, il nous ferma la porte, & pouſſé dvne rage amoureuſe entre-
prit de violer la chaſte fermeté de nos voeux. Pour euiter ſa violence,
nayans que lair libre, nous nous reueſtiſmes de plumes, & portées
ſur des aiſles en forme doyſeaux ſortiſmes de chez luy. Il nous vou-
lut ſuiure, ſe perſuadant quil en atteindroit quelquvne de nous, &
pour ce faire monta au haut de ſa tour, doù le pauure ſot en penſant
voler, ſe precipita, & par ſa cheute ſe froiſſa de telle façon tout le
corps quil mourut ſur la place, & fit boire ſon traiſtre & infidelle
ſang à la terre, qui en fut teinte.
|| [137]
LE SVIET DE LA V. FABLE.
Piere Roy de Macedoine eut neuf filles qui furent ſi outrecuidées que doſer defſier(V. Fable ex-
pliquée au 3.
Chap.)
les Muſes à chanter; elles entrerent en lice à qui feroit le mieux; mais ces trop indiſ-
crettes filles ne gaignerent rien, ſinon quaprés auoir eſté honteuſement vaincuës, elles
furent conuerties en Pies. Le Poëte met les chanſons que les vnes & les autres chan-
terent, qui ſont toutes pleines de Metamorphoſes.TAndis que la Muſe diſcouroit, le bruit dvn battement dai-
les fut oüy en lair, auec pluſieurs voix, deſcendantes des plus
hautes branches des arbres, qui ſembloient ſalüer la compagnie.
Pallas regarde en haut, ſenquiert doù viennent ces paroles-là, &
croit que ce ſoient voix humaines; toutesfois ce neſtoit que le
jargon de neuf pies, leſquelles ſe plaignoient de leur infortune. El-
les ſarreſterent ſur vn arbre à gazoüiller; qui fut cauſe que la Muſe
raconta leur changement à Pallas eſtonnée de les ouïr, & commen-
ça ainſi lhiſtoire de leur deffy. Il ny a pas long-temps auſſi que
celles-cy, honteuſement vaincuës par leur temerité, accreurent le
nombre des oyſeaux; ceſtoient les filles de Piere & dAnipe, qui ſe
veirent neuf toutes grandes, & aſſez accomplies, ſi leurs perfections
neuſſent eſté accompagnées de trop de preſomption. Lorgueil leur
enfla tellement le courage, que pour nous deffier elles prindrent
bien la peine de trauerſer la Theſſalie, & tant de villes quil y a dans
la Grece; vindrent iuſquicy, & à leur arriuée ne craignirent point de
[138]
nous attaquer ainſi: Vous auez trop long-temps abuſé lignorance des
peuples groſſiers de la vaine douceur de vos chanſons, ceſſez de len-
treprendre deſormais, Deeſſes Theſpiennes, ſi vous auez du courage,
il faut que vous entriez en lice auec nous. Vous poſſedez vn honneur
que nous voulons vous debattre; ie maſſeure quà chanter & à bien
dire, vous ne lemporterez point. Noſtre nombre eſt eſgal au voſtre;
nous ſommes neuf, qui en ſçauoir ne vous voulons rien ceder: ou il
faut que vaincuës vous nous quittiez la fontaine Hippocrene, & celle
dAganippe, ou nous vous quitterons les foreſts dEmathie, & nous
retirerons ſur les montaignes chenuës de la Macedoine. Prenons
quelques Nymphes pour iuger qui fera le mieux. Ceſtoit vne honte à
nous de nous abbaiſſer tant que de nous mettre du pair auec elles;
mais de refuſer auſſi le cartel, nous iugeaſmes que ceuſt eſté encore
choſe plus honteuſe. Nous eſleuſmes donc des Nymphes pour ar-
bitres de noſtre different, qui iurerent par la ſource venerable de
leurs fleuues, que ſans paſſion elles iugeroient du merite des vnes &
des autres, puis ſaſſirent ſur le rocher pour entendre à leur aiſe nos
diuerſes chanſons. Lors vne de ces indiſcrettes filles, ſans aduiſer qui
deuoit commencer, ſe mit à chanter les aſſauts des Geans, pour enua-
hir les Cieux. Au deſauantage des Dieux elle donna mille fauſſes
loüanges à ces impies enfans de la terre; diſt que la monſtrueuſe gran-
deur de Typhée eſpouuenta de telle façon les habitans des Cieux, que
ſans ſoſer deffendre, ils prindrent tous la fuite, & neurent iamais
laſſeurance de tourner viſage, iuſquà ce que laſſez ils arriuerent en
Egypte, où le Nil fend ſes eaux vagabondes en ſept bras: Que Typhée
les pourſuiuant ſe trouua auſſi là, & que de peur ne pouuans plus cou-
rir ils ſe cacherent ſous la forme menſongere de quelques animaux,
eſquels ils ſe deſguiſerent. Iupiter prit la peau dvn Belier, qui eſt cau-
ſe quen Libye on adore encore Iupiter Ammon auec des cornes,
Apollon ſe changea en corbeau, Bacchus en bouc, Diane en chat,
Iunon en vache, Mercure en cigogne, & Venus couurit ſes beautez
des eſcailles dvn poiſſon.Quand elle eut dvne voix mariée aux accords de ſon luth, chanté
ces vers ſcandaleux, on nous diſt que ceſtoit à nous de faire paroiſtre
ce que nous ſçauions: mais peut-eſtre, ſage Deeſſe, nauez-vous pas
le loiſir darreſter icy dauantage, pour ouïr les vers que nous chantaſ-
mes. Non, non, repartit Pallas, ne craignez point de me reciter par
ordre toutes vos chanſons; & diſant cela elle ſaſſit à lombre dvn
buiſſon. Nous ne vouluſmes pas, diſt lors la Muſe, parler toutes, Cal-
liope ſeule dentre-nous entreprit la deffence de noſtre party, & ſe
leuant auec ſon poil lié de fueilles de lierre, aprés auoir accordé les
cordes plaintiues de ſon luth, leur fit dire ces vers.
|| [139]
LE SVIET DE LA VI. FABLE.
Venus faſchée que Proſerpine à limitation de Diane vouloit demeurer fille, en ren-(VI. Fable ex-
pliquée au 5. &
6. Chap.)
dit Pluton ſi amoureux quil lenleua dans ſon chariot, ainſi quelle cueilleit des fleurs
autour du mont AEtna. Layant rauie il rencontra la Nymphe Cyane qui le voulut re-
tarder par prieres quelle luy faiſoit de laiſſer Proſerpine; mais luy deſpité deſtre là re-
tenu contre ſon gré fit entrouurir la terre là meſme où il eſtoit, ſans aller plus auant,
& par louuerture quil fit entra dans ſon Royaume des Enfers. Pour punition Cyane qui
lauoit osé retarder fut conuertie en vne fontaine, qui porte encore ſon nom.CEres la premiere a dvn coultre trenchant rompu les mottes
de la terre; elle nous a donné les bleds, dons nourriciers qui
ſouſtiennent les hommes, & nous a auſſi donné les loix qui poliſſent
& reiglent noſtre vie. Tous les biens que nous auons nous les tenons
delle, ceſt donc bien la raiſon que nous chantions ſes loüanges. Ie re-
grette que ma poëſie ne ſoit digne de ſa grandeur, car à la verité ceſt
vne Deeſſe qui merite quon luy chante quelque beau vers. Quand les
Geans qui oſerent planter des eſchelles contre les Cieux, renuerſez par
le foudre de Iupiter, eurent eſté enterrez dans la Sicile, Typhée le plus
fort, & auſſi le plus outrecuidé de tous, eſſaya pluſieurs fois de ſe rele-
uer, pour recommencer encore la guerre: & quoy que ſa main droicte
fuſt enſeuelie ſous la peſante maſſe du mont Pelore, la gauche ſous les
coſtes du Pachyn, ſes cuiſſes ſous les montaignes de Lilybée, & ſa teſte
[140]
ſous le Mont-gibel, où il ſouſpire encore ſans ceſſe, & auec ſes ſouſ-
pirs bruſlans iette des flames par la bouche: il ſefforça pourtant de
renuerſer les villes & les hautes montaignes, qui couuroient ſon
corps, & fit de tels efforts que la terre en trembla pluſieurs fois, &
donna leffroy à Pluton, qui eut crainte quelle ne ſouuriſt, & faiſant
iour aux Enfers neſpouuentaſt les Ombres, hoſteſſes de ſon Royau-
me tenebreux. Ce triſte Prince des morts, ſoigneux de pouruoir à vn
tel danger, eſtoit ſorty de ſon noir Empire, monté ſur vn chariot ti-
ré de quatre cheuaux noirs, auoit viſité les fondemens de la Sicile, re-
cogneu que tout y eſtoit aſſeuré, & ſeſtoit par ce moyen guery de
lapprehenſion quil auoit euë; quand Venus du haut des ſommets
dEryce, lapperceut quil ſe promenoit. Elle embraſſa ſon fils aiſlé, &
le ſerrant dvn bras qui le coniuroit, luy diſt: Mon fils, mon ſeul ap-
puy, ma force & ma puiſſance, preſte ta main à ta mere, arme-toy, pe-
tit Archerot, de ces traits indomptables, auſquels rien ne faict reſi-
ſtance, & deſcoche vn des plus aigus dans le coeur de ce morne Dieu,
à qui le dernier ſort des trois ſceptres du monde eſt eſcheu en parta-
ge. Tes fleſches victorieuſes triomphent des diuinitez, hoſteſſes du
Ciel, & des foudres de Iupiter meſme. Les humides puiſſances des
eaux reſſentent dans la mer le feu de ton brandon, & le trident de Ne-
ptune leur ſouuerain nempeſche pas quil ne te recognoiſſe ſon vain-
queur. Leurs couronnes releuent des loix de ton carquois; il ny a que
les ſeuls Enfers, où elles ne ſont point recognuës. Pourquoy eſt-ce
que les Ombres de là bas ne te font point hommage? Que ne penſes-
tu à les conquerir, & de leur conqueſte accroiſtre ton Empire, & ce-
luy de ta mere? Il ny va pas de peu, il ſagit de la troiſieſme part du
monde. Si tu ne prens garde à te maintenir, peu à peu lon perdra la
crainte de tes feux. Ne vois-tu pas comment on nous meſpriſe deſia
dans les Cieux? Ne tapperçois-tu point combien noſtre ſouffrance a
diminué de mon pouuoir & du tien? Minerue nous braue; la vanité
de ie ne ſçay quelle vierge ſageſſe faict que ſans crainte de tes feux,
elle ſe rit de ton pouuoir, & les traits de Diane ne veulent pas ceder
aux tiens. Lvne & lautre ont eſchappé tes flames, & les charmes de
mes delices: ſi nous le permettons, la fille de Cerés fera de meſme, car
elle affecte de les imiter, & ſe flatte deſperances toutes pareilles. Si tu
as quelque ſoin de noſtre Empire commun, ſi lambition de noſtre
grandeur te touche, fay bruſler ton oncle Pluton au feu de ſes beau-
tez, & le charme ſi bien des attraits de ſes yeux, quil la prenne pour
femme. Venus neut pas laſché la parole quAmour ouurit auſſi toſt
ſa trouſſe, & fit choiſir à ſa mere la fleſche dentre mille quil auoit,
la plus aiguë & la plus acerée; puis courba ſon arc appuyé ſur ſon
genoüil, & donna dans le coeur de ce tenebreux Prince des En-
fers.Il y a vn lac aſſez prés des fournaiſes du Montgibel, que les habitans
[141]
de ce païs-là appellent Perguſe, ſur lequel on ne void pas moins de
cygnes chanter que ſur le Cayſtre. Vne grande foreſt ceignant de tous
coſtez le riuage, auec ſes fueilles, ainſi que dvn voile, deffend les
eaux de lardeur du Soleil. Les arbres font naiſtre autour lombrage &
la fraiſcheur; & la terre humide, produiſant touſiours des fleurs, y
entretient vn Printemps eternel. Là Proſerpine, chaſte fille de Cerés,
ſeſgayoit auec ſes compagnes, & cueillant ou des lys, ou des oeillets,
ou des violettes, faiſoit à lenuy auec ſes pareilles à qui pluſtoſt auroit
remply de fleurs ſon panier & ſon ſein, quand Pluton lapperceut,
laima, & lenleua; car ſes affections furent ſi precipitées quen meſme
inſtant quil la veid, il en fut eſpris, & en meſme inſtant la rauit. La
fille toute effrayée appelle en vain pluſieurs fois ſa mere, & ſes com-
pagnes à ſon aide, mais beaucoup plus de fois ſa mere que ſes com-
pagnes. Elle deſchire ſa robe, du bas de laquelle tombent les fleurs
quelle auoit ſerrées, & au milieu de ſon affliction ſe ſent encore affli-
gée de la perte de ſes bouquets, tant de ſimplicité accompagne ſa
ieuneſſe. Ce violent amoureux tandis haſte le plus quil peut ſes che-
uaux; il les anime en les nommant chacun par leur nom, & leur ho-
che la bride, bride dont le cuir ſemble auoir emprunté la couleur
dvn fer roüillé. Il paſſe pluſieurs profondes eaux mortes, il trauerſe
les eſtangs des Paliques, & ſent lodeur du ſouffre que leurs ſources
boüillantes iettent, lors quelles ſortent de la terre entrouuerte; &
de là ſen va par la ville, iadis baſtie entre deux ports dinegale gran-
deur par les enfans de Bacchias, yſſus de la grande Corinthe, qui a
deux mers à ſes coſtez.Entre Cyane & Arethuſe il y a vn bras de mer reſſerré dvn coſté
& dautre par les pointes des rochers. Ceſt là queſtoit Cyane, Nym-
phe la plus renommée qui fuſt lors en Sicile, & qui a laiſſé en ce païs-
là ſon nom aux eaux qui le portent encore. Elle parut hors de leau
enuiron iuſquau ventre, & recognoiſſant Proſerpine ſe preſenta
pour la ſecourir. Vous ne paſſerez pas plus auant (diſt-elle à Pluton)
comment? voulez-vous eſtre par force le gendre de Cerés? La fille
meritoit bien deſtre gaignée par douces paroles, non pas deſtre en-
leuée. Pour lauoir, vous la deuiez prier, & non pas la forcer. Quant
à moy ie vous diray bien, ſil meſt permis de meſler en comparaiſon
ma baſſeſſe auec ſa grandeur, que iay eſté autrefois aimée du fleuue
Anape; mais il ne meut pas de la façon en mariage. Il recercha long-
temps mon amitié, & ne iouït point de mon corps, quil neuſt pre-
mierement acquis mes volontez. En faiſant telles remonſtrances, elle
eſtendoit les bras dvn coſté & dautre tant quelle pouuoit, pour em-
peſcher le chariot de paſſer outre; dont Pluton irrité donna de ſon
trident, ſceptre de ſon Empire, ſi grand coup contre terre, quelle
ſe fendit, & fit vne ouuerture à ſes effroyables cheuaux, par laquelle
ils ſe rendirent incontinent dans le ſombre Palais des Ombres, auec la
[142]
proye quils traiſnoient. Cyane eut vn tel creue-coeur, tant dauoir
veu ainſi enleuer Proſerpine, que dauoir eſté meſpriſée, & ſes eaux
violées, quelle en conceut vn dueil en ſon ame, duquel elle ne peut
iamais eſtre conſolée. Nourriſſant de larmes ſes ſecrettes douleurs,
elle ſe conſuma ſi bien quelle fondit en pleurs, & ſe conuertit en
ces eaux, deſquelles elle auoit eſté Deeſſe tutelaire. On veid peu à
peu ſes membres ſamollir; ſes os perdirent leur dureté, & ſe rendi-
rent ployables, comme firent auſſi les ongles. Tous les membres les
plus foibles, ainſi que les cheueux, les doigts, les pieds & les cuiſſes,
deuindrent premierement liquides, car vn corps moins il eſt eſpais,
pluſtoſt il eſt changé en eau, puis aprés les eſpaules, les reins, les co-
ſtes & leſtomach ſeſcoulerent en ruiſſeaux. En fin ſes veines cor-
rompuës au lieu de ſang, ne furent pleines que deau, & de tout ſon
corps rien ne luy reſta quon peuſt arreſter de la main.
LE SVIET DE LA VII. FABLE.
(VII. Fable
expliquée au
7. Chap.) Cerés courant par le monde pour trouuer ſa fille, saltera tellement quelle fut con-
traeinte de demander de leau à vne vieille femme pour ſe rafraiſchir la bouche. La vieille
luy donna dvn certain breuuage doux auec de la boullie, que la Deeſſe ne refuſa pas;
& ainſi comme elle beuuoit, elle apperceut deuant elle vn petit garçon, nommé Stelles,
qui ſe rioit de ce quelle prenoit cela ſi à la haſte, & lappelloıt gourmande; dont elle
soffença, & pour le punir nacheua pas de boire, mais luy ietta au nez ce qui reſtoit
dans le verre & le conuertit en lezard.
|| [143]
CEpendant Cerés eſperduë cerche ſa fille par mer & par ter-
re; elle court touſiours, ſoit que lAurore eſparpille ſes treſ-
ſes humides, ſoit que Veſper ferme les portes doù ſort la lumiere du
monde. Pour la nuict elle a en main deux torches de pin, coupées és
coſtaux dAEtna, auec leſquelles elle ſe faict iour au milieu des
tenebres; & quand le Soleil eſt ſorty du ſein de Tethys, elle ſe ſert de
ſes clartez, touſiours criant çà & là, Proſerpine, où es-tu Proſerpine?
Les peuples dOrient & ceux du Couchant la veirent en ceſte peine,
les habitans de lvn & de lautre pole ſceurent par elle-meſme ſon af-
fliction, car elle paſſa par leurs terres, & ſe laſſa de telle façon en cou-
rant le monde, quelle fut contrainte de ſarreſter à vne petite mai-
ſon couuerte de chaume, pour ſe rafraiſchir. Elle frappa à la porte,
doù ſortit vne vieille, à laquelle elle demanda vn peu deau, & la
bonne femme luy donna dvne boiſſon douce, meſlée dvn peu de
vin & de miel, luy preſentant enſemble dans vn pot, de la boullie
quelle venoit de faire cuire. Elle en beut, & cependant quelle beu-
uoit ſapperceut quvn petit garçon effronté ſe mocquoit delle; &
à cauſe que ſa ſoif extreme la faiſoit boire auidement, lappelloit
gourmande: dont la Deeſſe offencée le punit tout à lheure, en luy
iettant ſur le viſage le reſte de ſon breuuage, & enſemble la boullie,
qui fit que ceſt enfant trop hardy à parler deuint tout tacheté de
verd & de gris. Ses bras auſſi toſt diminuez de beaucoup furent ſes
cuiſſes, vne queuë luy creut par derriere, & deuint lezard; petite
beſte qui a peu de force, afin que moins elle puiſſe nuire, eſtant de
nature trop encline à mal faire. Tout eſtonné dvn ſi ſubit change-
ment, il pleura de regret, & ayant horreur de toucher ſa peau ta-
chetée, eut honte de plus paroiſtre aux yeux de la vieille: il ſalla(Le lezard en
Latin sappelle
Stellio.)
cacher promptement, & deſlors emprunta ſon nom des eſtoilles,
quil a touſiours retenu depuis, à cauſe des taches de diuerſes cou-
leurs qui le rendent comme eſtoilé.
LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
La fontaine Arethuſe qui a ſa ſource auprés de Piſe, & ne paroiſt point pourtant en(VIII. Fable
expliquée au
6. & 7. Chap.)
ce quartier-là, mais va par deſſous terre (comme lon ſe perſuade) couler en Sicile, fut
celle qui premiere deſcouurit à Cerés le rapt de ſa fille. La Deeſſe eut lors recours à Iu-
piter, qui luy promit de la ſortir des Enfers, pourueu quelle ny euſt rien mangé: mais
Aſcalaphe fils dAcheron, rapporta quelle auoit mangé ſept grains de grenade; qui fut
cauſe que Iupiter ordonna quelle demeureroit ſix mois de lan en Enfer auec Pluton,
& les ſix autres mois ſur terre auec ſa mere. Depuis Proſerpine changea ceſt Aſcalaphe,
qui lauoit decelée, en hybou, oyſeau de ſinıſtre & tres-mauuais augure.
|| [144]
CE ſeroit vn denombrement ennuyeux de coucher ſur ce pa-
pier les noms de toutes les terres que Cerés courut en cerchant
ſa fille, & des fleuues quelle trauerſa; lVniuers manqua à ſes recer-
ches, ſi loin elle les continua: car ſes regrets la porterent dvne extre-
mité du monde à lautre, & la ramenerent encore en fin dans la Sicile,
où Cyane auoit combattu pour ſa fille. La Nymphe, non plus Nym-
phe, mais lors ſeulement humide liqueur, luy euſt volontiers conté
ce qui ſeſtoit paſſé; mais elle nauoit plus ny bouche, ny langue pour
parler: toutesfois elle ne laiſſa pas de luy apprendre des nouuelles, en
luy faiſant voir ſur ſes eaux la ceinture de Proſerpine, que le hazard
auoit fait cheoir en ceſt endroit-là. Cerés layant recognuë, comme
ſi lors ſeulement elle euſt ſceu le rapt de ſa fille, redoubla ſes plaintes
& ſes pleurs, ſarracha le poil de la teſte, & de coups de poing ſe meur-
trit pluſieurs fois leſtomach. Elle eſtoit bien aſſeurée de la perte de
ſa fille, mais elle ne pouuoit penſer en quel endroit elle ſeſtoit per-
duë. Elle accuſoit en general toute la terre dingratitude, & lappel-
loit indigne des dons quelle luy faiſoit tous les ans. Il ny a Prouince
que ſon courroux ne deteſtaſt, mais ſur toutes elle maudiſſoit la Sici-
le, dans laquelle elle auoit trouué ceſte ceinture, teſmoignage aſſeuré
de ſa perte. Ce fut là quelle commença à rompre les charruës, & dv-
ne main vengereſſe meurtrir enſemble les laboureurs & les boeufs
qui ſeruoient au labourage. Elle commanda aux terres enſemencees
[145]
de faire perdre ce quelles auoient en depoſt, corrompit le grain ſe-
mé, & ruina en vn iour les belles eſperances quon auoit de la fertilité
de lannée. Tous les bleds moururent en lherbe, en des lieux roſtis
par lardeur des rays du Soleil, en dautres noyez deaux, & en dautres
gaſtez par les vents. Fuſt par la ſeichereſſe, ou par trop de pluyes, fuſt
par le degaſt des oyſeaux, ou des beſtes qui rongent la racine, rien ne
demeura par les champs, que de meſchantes herbes auec des chardons.
Ceſte extreme miſere qui alloit affliger le monde dvne cruelle fami-
ne, fut cauſe quArethuſe ſortit la teſte hors de ſes eaux, & aprés auoir
ietté derriere ſes oreilles ſon poil moüillé, qui luy degouttoit autour
du viſage, parla ainſi à Cerés: Deeſſe mere des bleds, & mere dvne
fille eſgarée, que lVniuers vous a veuë cercher par toute ſa longue
eſtenduë; ceſſez de vous trauailler dauantage, & ne permettez point
à voſtre douleur daigrir voſtre courroux contre ceſte terre, qui vous a
touſiours eſté ſi fidelle. Non, non, la Sicile ne vous a point offencée, &
ſi elle ſeſt entrouuerte, ce na point eſté pour fauoriſer le rapt de Plu-
ton, car elle y a eſté forcée. Ce que ie vous en dis ne vous doit pas eſtre
ſuſpect, ce neſt pas pour mon païs que ie parle; ie ſuis venuë icy de
plus loin, Piſe a veu ma naiſſance, ma ſource eſt en Arcadie, & ceſt
comme eſtrangere que ie demeure en Sicile. Ie nay point toutesfois
de plus agreable demeure que celle-cy, ceſt ma retraicte auiourdhuy,
ceſt le ſiege de mon repos, que ie vous prie, fauorable Deeſſe de vou-
loir conſeruer. De vous dire pourquoy iay changé de lieu, & ſuis ve-
nuë me rendre en ce païs à trauers vne ſi longue plaine deaux, il ne ſe-
roit pas maintenant à propos, ie vous en pourray faire le diſcours vne
autre fois, que vous aurez leſprit moins trauaillé, & le viſage meilleur
que vous nauez pour ceſte heure. Ie paſſe au deſſous de la mer, par les
plus profondes cauernes de la terre, & de là bas ie vien ſortir icy, ſous
vn Ciel nouueau, à laſpect de nouuelles eſtoilles. Mon flus ſe va ren-
dre dans les mareſts du Styx, & ceſt là quen paſſant iay veu voſtre fil-
le, de qui ie vous veux dire des nouuelles. Elle eſt là bas, triſte à la veri-
té, car elle ne ſe trouue pas encore bien aſſeurée en lieu ſi effroyable;
mais elle y eſt Reyne pourtant, elle eſt la premiere de ce monde tene-
breux, elle eſt la femme de Pluton, Prince ſouuerain du morne
Empire qui eſt deſſous terre.Cerés alors receut vn coup par les oreilles, dont elle fut ſi outrée,
quelle demeura quelque temps ſans ſe mouuoir, non plus que ſi ceuſt
eſté vn rocher; puis comme dvne extreme douleur on entre ordinai-
rement en vne furie extreme, elle toucha dvne viſteſſe incroyable
ſon chariot dans lair, & fut trouuer Iupiter toute eſcheuelée auec les
larmes aux yeux: Grand Dieu (luy diſt-elle) qui tenez le ſceptre des
Cieux; ie ſuis icy venuë preſenter mes pleurs deuant vous pour ma
fille Proſerpine, ma fille, dis-je, & la voſtre, car ceſt voſtre ſang
auſſi bien que le mien. Ie lay perduë, miſerable mere que ie ſuis,
[146]
& ceſt ſa perte qui ma faict recourir à vous pour la rauoir. Si vous
ne daignez pas en eſtre eſmeu pour moy, quelle au moins vous
eſmeuue en vous reſſouuenant que vous eſtes ſon pere, que vous
eſtes celuy qui lauez engendrée, & moy celle qui lay portée dans
mes flancs, & vous lay enfantée; car pour eſtre ſortie de moy, ie
ne penſe pas que vous la deuiez moins cherir. Helas! ie lay tant cer-
chée quen fin ie lay trouuée, ſi ceſt trouuer ce que lon cerche, que
deſtre aſſeuré de lauoir perdu, ou ſi ceſt lauoir trouuée, que dauoir
appris où elle eſt. Quoy que ce ſoit, ien ay eu des nouuelles, mais pi-
teuſes nouuelles, par leſquelles iay ſceu quelle neſtoit plus à moy,
nouuelles qui mont aſſeurée que voſtre frere Pluton la rauie. Quelle
ait eſté rauie? patience; nous nous conſolerons, pourueu quil nous
la rende, car de la laiſſer pour femme à ſon rauiſſeur, ce neſt pas ce
que voſtre fille merite. Iupiter prenant la parole diſt à Cerés, que Pro-
ſerpine eſtoit le gage commun de leurs anciennes affections, & que
luy auſſi bien quelle, deuoit auoir du reſſentiment pour ce qui con-
cernoit le bien de leur fille commune: Quant à liniure dont elle ſe
plaignoit, que ſans changer le vray nom de la choſe, ceſt acte-là ne
pouuoit pas eſtre appellé iniure; mais vne douce violence, que la-
mour rendoit plus excuſable quaccuſable. Et quoy? luy diſt-il, pen-
ſez-vous que ce nous ſoit vne honte dauoir pour gendre le Prince des
Enfers? Il ne vous peut faire deshonneur, & ne puis iuger que Proſer-
pine ſoit mal auec luy, pourueu que vous layez agreable. Neſt-il pas
mon frere? Quand il nauroit que ceſte ſeule qualité, neſt-ce pas vn
grand aduantage? il en a dautres encore pourtant, car il ne recognoiſt
rien au monde au deſſus de ſoy, ſinon moy qui ay eu lheur de ren-
contrer le meilleur lot de noſtre partage. Toutesfois ſi vous deſirez
tant de les voir ſeparez, nous retirerons Proſerpine des Enfers pour la
remettre auec vous: mais il faut premierement ſçauoir ſi elle na point
mangé depuis quelle eſt là bas; car ſi elle a rompu le ieuſne comman-
dé à ceux qui veulent retourner ſur terre, les Parques ne len laiſſeront
iamais ſortir; ceſt vne loy, à laquelle nous ſommes obligez par lal-
liance que nous auons auec les Filandieres de la vie des hommes.Cerés, quoy que luy diſt Iupiter, ne peut ſe reſoudre à laiſſer ſa fille
dans vne ſi triſte demeure, elle la voulut auoir; mais les irreuocables
decrets du deſtin ne le permirent pas, dautant que Proſerpine auoit
rompu le ieuſne quil luy falloit garder pour auoir touſiours le choix
de ſortir ou de demeurer. La pauure fille ſans y penſer, en ſe pour-
menant dans les iardins que Pluton a ſous terre, auoit cueilly dvne
branche qui panchoit plus bas que les autres, vne pomme de gre-
nade, & ſen eſtoit mis ſept grains lvn aprés lautre dans la bou-
che. Perſonne ne veid cela, ſinon Aſcalaphe fils de la Nymphe
Orphné & du fleuue Acheron, qui lauoit engendré ſe ioüant a-
uec ceſte Nymphe dans les antres obſcurs de lAuerne. Aſcalaphe
[147]
ſeul ſen eſtoit apperceu, & toutefois on ne laiſſa pas de le ſçauoir.
Si toſt quil entendit parler que Proſerpine deuoit ſortir, il d???ſt ce
quil auoit veu, & par vn tel rapport luy ferma la ſortie: dequoy elle
fut extremement deſpite. De regret ceſte triſte Reyne de lErebe luy
jetta ſur la teſte de leau noire du fleuue Phlegeton, & par la vertu de
ceſte eau, le changea en vn oyſeau qui na que le bec, de grands yeux
& des plumes; vilain oyſeau, lequel auec ſa groſſe teſte, & ſes ongles
crochus, ne peut quà peine mouuoir ſes aiſles rouſſes; oyſeau, lhor-
reur des autres oyſeaux, touſiours meſſager de pleurs & de douleurs,
pareſſeux Hybou, lexecrable augure de toutes funeſtes auantures.
LE SVIET DE LA IX. FABLE.
Les Serenes filles dAcheloys, & compagnes fidelles de Proſerpine, en la cerchant pour(IX. Fable
expliquée au
8. Chap.)
aller außi bien ſur la mer que ſur terre obtindrent des Dieux, deſtre changées en oy-
ſeaux, & ne leur reſta rien que leur viſage & leurs voix de filles, auec leſquelles elles
auoient accouſtumé de charmer les coeurs des hommes, comme elles font encore ceux qui
paſſent prés de leſcueil, où laßées de voler elles sarreſterent.CE babillard Aſcalaphe meritoit bien deſtre faict hybou, il a-
uoit par ſon cacquet aſſez donné ſuject deſtre ainſi puni: mais
vous filles dAcheloys, belles Serenes, pourquoy eſt-ce que vos corps
reueſtus de plumes ſacquirent des aiſles, ſans que vos faces ſe chan-
geaſſent? Eſt-ce pour ce que vous eſtiez en la compagnie de Proſer [148] pine, & que vous cueilliez des fleurs auec elle, lors quelle fut rauie?
Vouluſtes-vous changer de ſort à cauſe quelle en auoit changé? A la
verité ſon rapt vous affligea infiniment, & pour teſmoigner voſtre
douleur auſſi bien ſur mer, que vous lauiez teſmoignée ſur terre, vous
ſouhaittaſtes deſtre portées au deſſus des eaux, & ſelon voſtre ſouhait
les Dieux vous donnerent des aiſles, auec leſquelles ainſi quauec des
rames vous voguaſtes, ou volaſtes pluſtoſt au deſſus des vagues. Vos
corps ſe couurirent de plumes, mais vos viſages ne perdirent pas
pourtant leur beauté; ils demeurerent en leur nature, de peur que
voſtre voix, née pour attirer les ames par loreille, & vos attrayantes
paroles ne ſe perdiſſent, ſi voſtre bouche euſt pris vne autre forme.
LE SVIET DE LA X. FABLE.
(X. Fable ex-
plıquée au 9.
Chap.) Arethuſe, Nymphe des plus belles qui fuſſent en toute la Grece, eſtant aimée du fleuue
Alphée, il la pourſuiuit de telle façon que pour empeſcher quil ne iouiſt delle, Diane qui
la cheriſſoit la changea en fontaine. Le fleuue nen fut pas marry, car außi toſt il meſla
ſes eaux auec celles de la Nymphe; dont Diane eut encore deſpit, & pource fendit la terre,
afin de faire eſcouler Arethuſe par deſſous; mais Alphée ne la laiſſa pourtant, il la ſuiuit
iuſquen Sicile, où elle ſort de terre, ainſi quvne nouuelle ſource. Voila ce quArethuſe
conte de ſon changement à Cerés appaisée, & contente de ce que Iupiter luy auoit re-
donné ſa fille pour ſix mois de lannée.IL y eut vne grande diſpute, & dans le Ciel, & aux Enfers, ſur le
ſujet de Proſerpine, ſçauoir ſi elle deuoit demeurer auec Pluton.
[149]
Ce fier Prince des Ombres conteſtoit pour la retenir, & Cerés debat-
toit extremement pour la rauoir. Iupiter pour ſatisfaire à tous deux
ſans les meſcontenter ny lvn ny lautre, ordonna que ſix mois de lan-
née elle demeureroit auec ſon mary, & les autres ſix mois auec ſa me-
re. Proſerpine toute reſiouïe ayant oüy prononcer vn ſi equitable ar-
reſt, ſembla changer de face; ſon viſage couuert de dueil & de triſteſſe
ſe deffit de ſes mornes humeurs, & parut eſclairé de mille feux de
ioye. Elle fit voir ſon front pareil à celuy du Soleil, lors quil a fendu
les nuages, qui ombrageoient parauant ſa clarté.Si la fille fut contente, la mere ne le fut pas moins: car alors ſans
plus penſer à ſon affliction paſſée, elle voulut ſçauoir dArethuſe ce
quelle auoit laiſſé à luy dire, apprenant pourquoy elle auoit changé
de païs, & comment elle eſtoit deuenuë fontaine. A la requeſte de la
Deeſſe les eaux ſe calmerent, hors deſquelles Arethuſe ſortit la teſte,
& ayant de la main preſſé ſes cheueux pour les eſgoutter, commença
ainſi puis apres à diſcourir des anciennes flames dAlphée. Pour moy,
diſt-elle, iay eſté autrefois Nymphe de Grece, auſſi curieuſe quvne
autre de recercher les endroits propres à la chaſſe, & auſſi prompte à
tendre les toiles dans vne foreſt. Encore que ie naye iamais affecté de
faire renommer ma beauté, & bien que ie fuſſe aſſez groſſiere, toute-
fois on me vantoit pour eſtre belle: choſe qui meſtoit plus deſplai-
ſante quagreable; car iauois honte, ſotte que ieſtois, des dons que la
nature mauoit departis, & contraire à lhumeur des autres filles, qui
tirent de la gloire des traits de leur viſage, ie me perſuadois que ce-
ſtoit vne offence de plaire à autruy. Il me ſouuient que ie ſortois de la
foreſt de Stymphale en vn temps merueilleuſement chaud: lardeur
du Soleil eſtoit de ſoy preſques inſupportable; mais pour moy, ien
auois vn double reſſentiment à cauſe de lexercice que ie venois de fai-
re. Ie rencontray dauanture vne eau doux-coulante, & des plus cal-
mes quil eſt poſſible de voir, au trauers du cryſtal de laquelle le gra-
uier paroiſſoit comme à deſcouuert. Son flux à peine ſe pouuoit reco-
gnoiſtre, ſi paiſible il eſtoit, & lombre des ſaulx & des peupliers qui
bordoient le riuage, attiroit ceux qui paſſoient là pour y prendre de
la fraiſcheur. Ie ne me peux tenir de my aller lauer les pieds; puis dy
entrer iuſquaux genoux; ny en fin de deffaire ma robe, la mettre ſur
vn ſaulx courbé, & me plonger en leau. Cependant que ie me bai-
gnois, & faiſois mille tours en battant des mains, & iettant les bras çà
& là, ientendis quelque bruit ſous les eaux, dont ieus peur, & me re-
tiray toute effrayée à la plus proche riue. Alphée parut auſſi toſt, &
dvne voix enroüée, me diſt par deux fois: Où fuyez-vous, belle Nym-
phe? où fuyez-vous, Arethuſe? Sa veuë & ſa parole meſpouuente-
rent encore dauantage: ie me mets à courir ſans robe, ainſi que ie-
ſtois, car iauois laiſſé mes habits à lautre bord; mais plus ie le fuy, plus
il ſeſchauffe à me pourſuiure, & dautant plus ſy opiniaſtre-il quil
[150]
me void nuë, & partant, ce luy ſemble, plus facile à eſtre vaincuë. Eſ-
blouïe de crainte ie courois deuant luy, comme faict la peureuſe co-
lombe, dvn aiſle tremblottante, le Milan qui la chaſſe. Et luy de ſon
coſté me pourſuiuoit auec la meſme viſteſſe quvn Milan ſuit la
proye, dont il ſe veut repaiſtre. Il paſſa Orchomene, Pſophis, les co-
ſtes du mont Cyllene, de Menale, dErymanthe, & les campagnes voi-
ſines dElis, ſans quil me peuſt atteindre. Il nalloit pas plus viſte que
moy, mais il auoit lhaleine plus longue, & comme plus robuſte por-
toit mieux le trauail de la courſe, que ie ne pouuois faire: toutefois ie
trauerſay des champs labourez, des bois, des rochers, des montaignes,
& paſſay en pluſieurs endroits où ny auoit point de chemin frayé. En
fin mes forces ſeſtans affoiblies, il me talonna de ſi prés, que les rays
du Soleil, qui nous battoient par derriere, me firent voir ſon ombre
deuant moy. Ie ne ſuis pas aſſeurée ſi ie la veids, ou ſi la peur me fit
imaginer de la voir; mais au moins ſuis-je bien certaine quau bruit
quil faiſoit des pieds en courant, il meſtoit facile à iuger quil eſtoit
bien proche de moy. Deſia ſon haleine humectoit les treſſes de mes
cheueux, lors que la crainte & la laſſitude, aſſiſtées du deſeſpoir de
pouuoir eſchapper, me firent recourir à Diane, & meſcrier ainſi: Las!
ie ſuis priſe, Deeſſe chaſſereſſe, fauoriſez-moy de voſtre aide, ne per-
mettez pas quArethuſe que vous auez daigné receuoir au nombre de
vos chaſtes ſeruantes, & que vous auez bien ſouuent tant honorée
que de luy faire porter voſtre arc auec voſtre trouſſe pleine de fleſ-
ches, perde maintenant lheur de ſe pouuoir plus dire voſtre, perdant
la chere fleur de ſa virginité. La Deeſſe eſmeuë de pitié, à linſtant
meſme que ie finis ma priere me couurant du manteau dvne eſpaiſſe
nuée, fit quAlphée qui me touchoit preſques, me perdit de veuë. Il
ne ſceut tout à coup ce que ie deuins, par deux fois il fit la ronde au-
tour du nuage qui mentouroit ſans ſçauoir que ie fuſſe dedans; par
deux fois il mappella, criant, Arethuſe, où eſtes-vous, Arethuſe? Las!
miſerable en quelle aſſeurance eſtois-je! En laſſeurance queſt la bre-
bis, qui entend bruire vn loup à la porte de la bergerie, ou en la frayeur
queſt le lievre caché dans vn buiſſon, qui void de tous coſtez les
chiens abbayer autour de ſoy, & noſe ſe leuer, ny ſeulement ſe mou-
uoir tant ſoit peu. Alphée ne part point de là, il ne va point plus
auant, pour ce quil ne recognoiſt point à la piſte que iaye paſſé outre;
il demeure en garde à la meſme place quil ma perduë de veuë, & a
touſiours les yeux ſur la nuée. Cependant ſaiſi dvne ſueur froide, ie
ſentis que leau me couloit dvn coſté & dautre; en quelque part que
ie poſaſſe les pieds, ie voyois la place moüillée, vne roſée me tomboit
des cheueux; bref goutte à goutte en moins quil y a que ien parle, ie
fondis toute en eau, & ainſi ie deuins fontaine. Le change fut eſtran-
ge, mais quoy? Alphée ne me meſcognut pas pourtant, lAmour luy
fit incontinent recognoiſtre le ruiſſeau que ie iettay, & luy fit poſer
[151]
auſſi-toſt la forme dhomme quil auoit priſe, pour retourner en
ſon liquide naturel, afin de ſe meſler auec moy: toutefois Diane len
empeſcha encore, car elle mouurit la terre en ceſt endroit-là, & fit
que par des profondes cauernes qui voiſinent le centre du monde, ie
me vins rendre en ceſte Iſle de Delos, proche de la Sicile, où ie me
plais extremement, à cauſe que ma maiſtreſſe tire bien ſouuent vn
ſurnom du nom de ceſte meſme Iſle, qui a veu la premiere mes eaux
paroiſtre au iour.
LE SVIET DE LA XI. FABLE.
Cerés pour reſtablir le labourage enuoya Triptoleme par le monde, lequel ayant couru(XI. Fable
expliquée au
10. Chap.)
lEurope & lAſie, fut en Scythie chez le Roy Lyncus, qui entra en ialouſie contre luy, &
au lieu de le careſſer aprés lauoir receu en ſon logis, delibera de le faire mourir. Cerés
pour ſauuer la vie à ſon Ambaſſadeur, & punir le traiſtre deſſein de ce Roy perfide,
changea Lyncus en ceſte beſte tant renommée pour ſa veuë, quon appelle Lynx.ARethvse finit là ſon diſcours, & lors Cerés penſa au degaſt
quelle auoit faict par le monde. Pour reparer donc vne telle
perte, elle fit monter Triptoleme ſur vn chariot tiré par deux dragons
volans, & luy commanda daller enſemencer toutes les terres quil ver-
roit deſertes. Il courut lEurope & lAſie, iettant par tout dvne main
liberale des grains en abondance, & en fin arriua en Scythie, où il deſ-
cendit chez le Roy Lyncus, qui voulut ſçauoir ſon nom, le nom de
[152]
ſon païs, & quelle eſtoit loccaſion de ſon voyage. Ce ieune ambaſſa-
deur de Cerés diſt, quil auoit nom Triptoleme, que la celebre ville
dAthenes eſtoit le lieu de ſa naiſſance, & quil eſtoit venu-là, non
point à pied ſur terre, ou dans vn nauire ſur mer, mais dans vn chariot
volant en lair, pour eſpandre des bleds par les champs, & eſlargir aux
hommes les dons de ſa maiſtreſſe nourriciere du monde. La ialouſie
ſengendra lors au coeur de ce Roy barbare, il enuia lhonneur dvne ſi
grande liberalité, & pour ſe rendre luy-meſme autheur dvn tel bien-
faict reſolut de faire mourir Triptoleme. Il le retira chez ſoy, & quand
il fut de nuict aſſoupy dvn profond ſommeil, il vint le poignard à la
main, pour luy oſter la vie. Deſia il luy en alloit donner dans le ſein,
quand Cerés luy retint le bras, & à lheure meſme le changea dhom-
me en Lynx; puis commanda à Triptoleme de continuer ſon voyage
dedans lair, afin de rendre fertiles toutes les Prouinces du monde.Ainſi Calliope chanta diuinement bien les loüanges de la Deeſſe
des bleds; & quand elle eut finy, les Nymphes arbitres du differend,
dvne commune voix iugerent que les Muſes, hoſteſſes de lHelicon,
deuoient emporter le prix. Mais les effrontées filles de Piere, quoy que
honteuſement vaincuës, ne voulurent pas pourtant recognoiſtre les
Muſes pour maiſtreſſes: au lieu de les honorer apres le iugement don-
né, elles ſarmerent diniures contre elles, & les combattirent outra-
geuſement à coups de langues. Quoy? dirent lors les doctes Deeſſes
dHelicon; vous ne vous contentez pas de nous auoir oſé trop indiſ-
crettement deffier, & par ce moyen merité deſtre punies de voſtre ef-
fronterie, vous adiouſtez offence ſur offence, vomiſſant encore con-
tre nous le venim de vos langues meſdiſantes: ceſt trop irriter noſtre
patience, il vous faut faire ſentir les effects de la vengeance où noſtre
iuſte colere nous pouſſe. Ces preſomptueuſes filles ne ſeſtonnerent
non plus quauparauant pour telles menaces, elles ſen mocquerent:
mais ainſi quelles voulurent ouurir la bouche pour repartir toutes
enſemble auec mille crieries, elles neurent pas la parole ſi libre quel-
les euſſent deſiré. Elles ſapperceurent couuertes dvne plume noire,
qui leur croiſſoit iuſques ſur les ongles, & ſe regardans lvne lautre
veirent que leurs bouches ſe formoient en bec; bref quelles neſtoient
plus filles, mais Pies, iniurieuſes hoſteſſes des foreſts. Lors quelles pen-
ſerent ſe plaindre, & frapper leur ſein de leurs mains, elles battirent
lair des aiſles, & furent eſtonnées quvn vol leger les emporta ſur des
arbres, où elles ont retenu leur ancienne couſtume de parler ſouuent;
car bien quelles ſoient oyſeaux, auec vne voix enroüée, elles babil-
lent encore ſans ceſſe, & ſont eſtranges au plaiſir quelles prennent
en leur caquet.
|| [153]
LE SVIET DE LA I. ET II. FABLE.
Arachne fille dIdmon fut ſi bien inſtruicte par ſa mere aux ouurages de tapiſſerie,(I. & II. Fable
expliquées au 1.
Chap. du 6.
Diſcours.)
quelle sy rendit des plus parfaictes de ſon temps; mais elle fut ſi preſomptueuſe, quelle
oſa ſe vanter de trauailler plus proprement que Minerue, qui a inuenté toutes ſortes de
tiſſures. La Deeſſe auertie de ſon outrecuidance ſe deſguiſa en vieille pour laller trouuer,
& voir ſi elle continuëroit en ſa folle preſomption & en ſes meſdiſances. Elle en eſ-
prouua plus quon ne luy en auoit dit, tellement quelle fut contraincte de ſe deſpoüiller
de ſa vieille peau quelle auoit veſtuë, pour paroiſtre Minerue à deſcouuert, & entrer
en lice à qui feroit mieux delle ou dArachne. Le Poëte deſcrit pluſieurs fables que
[154]
lvne & lautre peignirent en leur tapiſſerie, leſquelles ſont faciles au texte. Au reste
Minerue voyant louurage dArachne fort accomply, en fut ſi ialouſe & ſi deſpite, quelle
ne ſe peut tenir de la frapper auec la nauette quelle auoit en main, dont Arachne fut
tant offencée quelle sen pendit de regret. Mais la meſme Deeſſe encore en fin touchée
de pitié regretta la mort dvne ſi bonne ouuriere, & pour luy faire touſiours continuer
ceſt exercice de tiſſure, la changea en Araignée.QVand Pallas eut oüy le diſcours des Muſes,
loüé la douceur de leurs voix & de leurs vers,
& approuué la iuſte vengeance quelles a-
uoient priſe de ces outrecuidées filles de
Piere, elle penſa en ſoy-meſme que ceſtoit
peu de ſçauoir vanter les perfections dau-
truy, ſi elle ne conſeruoit lhonneur qui
eſtoit deu aux ſiennes, puniſſant loutrecui-
dance de ceux qui oſoient meſpriſer ſa di-
uinité. Elle ſe ſouuint alors dArachne, qui ſe vantoit (à ce quon
luy auoit dit) de trauailler mieux quelle en tapiſſerie, & ce ſouue-
nir ſuſcita le deſir de ſen venger. Arachne neſtoit pas fille de grand
lieu; ce neſtoit point le luſtre de ſes anceſtres, mais ſon art qui luy
auoit acquis de la renommée. Son pere Idmon teignoit des laines
à Colophon, & nauoit autre reuenu que ſa teinture. Sa mere
eſtoit decedée, laquelle durant ſa vie nauoit point paru en plus
haute qualité que le pere, mais ſimple femme auoit touſiours tra-
uaillé auec ſon mary ſimple teincturier. En fin ſa race ny lhon-
neur de ſes deuanciers nauoient point ennobli ſon nom; & toutes-
fois bien que ſortie de baſſe maiſon, par ſon trauail elle ſe rendit
ſi fameuſe, que les Nymphes du mont Tmole laiſſoient bien ſou-
uent les vignes quelles habitent, pour aller voir ſes admirables ou-
urages. Les Naïades auſſi, hoſteſſes des eaux dorées du Pactole, ſe
plaiſoient à la viſiter, non pas pour voir ſeulement les pieces par-
faictes, qui eſtoient ſorties de ſa main; mais pour voir louuriere
meſme à ſon meſtier: car ſoit quelle pliaſt la laine encore toute
graſſe, ainſi quelle ſortoit de deſſus la beſte, & donnaſt à la toi-
ſon la forme dvne boule, ſoit quelle louuriſt, & leſtendant peu
à peu auec les doigts, dvne toiſon en fiſt comme vne nuée, ſoit
quelle la filaſt, ſoit quelle la miſt en oeuure auec laiguille, elle y
auoit tant de grace quon euſt dit que Pallas auoit pris plaiſir à lin-
ſtruire. Toutesfois ceſtoit choſe quelle ne vouloit point aduoüer,
elle penſoit que ce fuſt loffencer de tenir quelle euſt rien appris
de Minerue: Si ceſte Deeſſe eſt ſi rare ouuriere, diſoit-elle, quelle
face vn eſſay auec moy; & ſi elle me peut vaincre, ie la recognoi-
ſtray pour maiſtreſſe.Telles paroles firent que Pallas ſe changea en vieille, couurit ſa teſte
[155]
dvn faux poil blanc, & auec vn baſton en main pour ſouſtenir ſes
membres tremblottans, fut trouuer Arachne, à laquelle, aprés plu-
ſieurs autres diſcours, elle fit ces remonſtrances: Eſcoutez, ma fille, la
vieilleſſe eſt chargée de beaucoup dincommoditez, mais elle neſt
pas du tout à meſpriſer pourtant; ceſt lvſage & lexperience des cho-
ſes qui nous faict ſages, & nous ne pouuons acquerir ceſt vſage, que
par la longue ſuitte des années, qui nous conduiſent à vn âge caduc.
Par abus, on tient pour reſuerie tout ce que nous diſons, mais la folie
du monde introduit tels meſpris; ſi vous me croyez, vous eſprouue-
rez que mon conſeil vous ſera ſalutaire. Contentez-vous deſtre ſur
terre la premiere de celles qui trauaillent en laine, & ne vous laiſſez
point tranſporter à lambition, de vous eſgaller aux Deeſſes. Vous
auez laſché trop à la volée quelques paroles au deſauantage de Mi-
nerue, priez-la doublier loffence que vous luy auez faicte; elle vous
pardonnera facilement, ſi vous ioignez autant dhumilité à vos prie-
res, comme vous auez fait paroiſtre darrogance en vos meſpris, par
leſquels vous lauez irritée. Ce fut vn diſcours quArachne neut pas
agreable, elle regarda de trauers ceſte vieille, qui ſous ſa peau ridée
receloit la diuinité de Pallas, & quittant ſon ouurage de colere, à pei-
ne ſe peut tenir de la frapper. Quoy? vieille folle (luy diſt-elle toute
bouffie de courroux) eſtes-vous icy venuë pour me controller? Vous
reſuez, mamie, lâge vous a affoibly le cerueau. Ceſt à vos filles, ou à
quelque bru, ſi vous en auez, quil vous faut aller faire ces contes.
Quant à moy ie nay point beſoin de voſtre conſeil, ie ſuis aſſez adui-
ſée pour me ſçauoir conduire, & ne penſez pas dauoir rien auancé en
mon endroit pour le reſpect de Minerue, ma reſolution eſt de faire
vn eſſay auec elle. Ie lay deffiée; ſi elle ſeſtime ſi galante ouuriere,
que ne ſe preſente-elle en perſonne deuant moy? pourquoy fuit-elle
la lice? Lors la Deeſſe diſt: La voicy venuë; non, non, elle ne fuit
point, ceſt elle qui te parle: & deſpoüilla en meſme inſtant ceſte ca-
duque peau de vieille, pour faire voir à deſcouuert le vray viſage de
Pallas. Les Nymphes & les Dames Phrygiennes, qui eſtoient là pre-
ſentes, la recognurent auſſi toſt, & ladorerent; il ny eut quArachne
ſeule, qui ſans reſpect & ſans crainte ne fit non plus eſtat de la Deeſſe
en ceſte forme-là quen lautre. Elle rougit toutefois, & mal-gré
elle la honte imprima ſur ſon viſage vne couleur vermeille, laquel-
le ſeſuanouït preſque tout à lheure, de meſme que le pourpre dont
lAurore teint les Cieux, ſefface au leuer du Soleil qui la ſuit de prés,
& blanchit lair de tous coſtez. Son fol deſir de vaincre vne Deeſſe
demeura maiſtre de ſon coeur; elle ſe precipita ſoy-meſme à ſa
ruine, continuant touſiours à deffier Pallas, qui ne daigna plus luy
remonſtrer, ny retarder leſſay quelle ſouhaittoit. Lvne dreſſe ſon
meſtier dvn coſté, lautre de lautre; & toutes deux retrouſ-
ſées par deuant iuſques à leſtomach, commencent à faire courir
[156]
la nauette, & mettre en oeuure des ſoyes de mille & mille couleurs,
quelles ſçauent ſi proprement aſſortir, quà peine peut-on recognoi-
ſtre de la difference en pluſieurs qui ſont differentes. Ceſtoit ainſi
quen larc meſſager de la pluye, auquel, quand le Soleil le frappe
par derriere, vne infinité de couleurs paroiſſent, dont on remarque
bien le meſlange; mais on ne ſçauroit particulierement diſcerner le-
ſtenduë de chacune, ſi fort ſe reſſemblent celles qui ſe touchent.
Les extremitez dvn nuage ſe iugeoient bien, ou plus viues, ou plus
paſles que le reſte; mais à ſuiure de loeil les rangs, on euſt dit que ce
neſtoit que dvne ſoye, ſi peu differentes eſtoient les voiſines cou-
chées lvne auprés de lautre. Pour enrichir louurage, parmy la ſoye
elles meſlent des fils dor & dargent, & repreſentent en leurs tapis
quelques anciennes hiſtoires.Pallas ſur ſon meſtier faict voir le pourtraict de la ville dAthenes,
telle quelle eſtoit du temps que premierement on la ceignit de mu-
railles, & que pour luy donner vn nom elle auoit eu diſpute auec
Neptune. Les douze grands Dieux y ſont peints, aſſis en leurs ſieges
pour iuger le different, au milieu deſquels paroiſt Iupiter plus eſleué
que les autres, & remarquable pour ſon auguſte grauité, digne dvn
tel Monarque. Vous euſſiez veu debout, deuant le troſne des Dieux,
Neptune, qui dvn coup de ſon trident faiſoit ſortir vn eſtang dvn
rocher, & ſembloit dire, quvne telle merueille le deuoit rendre par-
rain de la ville. Pallas qui debattoit au contraire, pourtraicte de la
main de Pallas meſme, ſe faiſoit voir vn peu eſcartée de luy, auec ſon
eſcu & ſa picque, ſon caſque en teſte & ſon plaſtron deuant leſto-
mach, laquelle frappant contre terre faiſoit naiſtre vn oliuier tout
chargé de fruicts, & reueſtu de fueilles blanchiſſantes. Tout y eſtoit
ſi naïfuement repreſenté, que les viſages des Dieux ſembloient ſe-
ſtonner de telles merueilles. La victoire que Pallas emporta ſur Ne-
ptune, fut la fin & laccompliſſement du tapis: toutesfois ceſte Deeſ-
ſe, afin de preſager à ſa ialouſe ennemie le prix quelle deuoit at-
tendre de ſon preſomptueux deffy, mit en petite forme ſur les quatre
coings quatre hiſtoires diuerſes de quelques impies, leſquels pouſſez
dvne furieuſe outrecuidance comme elle, ſeſtoient oſez attaquer
aux Dieux. AEme Roy de Thrace & Rhodope ſa femme eſtoient en
lvn des angles, leſquels pour auoir voulu ſe faire adorer ſous le nom
de Iupiter & de Iunon, auoient eſté conuertis en rochers. A lautre
bout eſtoit Pygas, de femme changée en gruë, pour faire la guerre
aux petits hommelets de ſon païs. Sur le troiſieſme elle peignit lhi-
ſtoire dAntigone, laquelle ayant oſé eſgaller ſes beautez à celles de
Iunon deuint cigoigne: & bien quelle euſt le vieil Laomedon pour
pere, & le fort dIlion pour retraitte, ne peut pourtant euiter la ven-
geance de la Deeſſe quelle auoit offencée. Cynare faiſoit le quatrieſ-
me coing, Cynare miſerable pere qui pleuroit, eſtendu ſur les degrez
[157]
dvn Temple, le deplorable ſort de ſes filles, leſquelles en haine des
Dieux ayans voulu empeſcher le peuple dentrer, eſtoient demeurées
marches de pierres à lentrée du Temple. Voila ce que contenoit la
piece de Pallas, ayant tout autour pour bordure vn entre-las de
branches doliuier, qui fut le dernier de louurage.Mais iettons vn peu loeil ſur lautre meſtier, pour voir ce que fait
Arachne. Les amoureux larcins de Iupiter ſont le principal ſujet de
ſa tapiſſerie. Elle luy faict paſſer la mer en forme de taureau ayant
Europe ſur ſon dos, le repreſente auec tant de naïfueté quil ſemble
vn vray taureau, & que les ondes quil fend ce ſont de vrayes ondes.
On euſt dit quEurope effrayée, en regardant de loing le riuage où
elle auoit eſté enleuée, appelloit ſes compagnes à ſon ſecours, & que
ſans feinte, en ſe tenant aux cornes, elle retiroit ſes pieds, & retrouſ-
ſoit ſa robe, de crainte quelle ſe moüillaſt. Apres ce rapt, elle en
peint vn autre, & fait voir ce meſme Dieu deſguiſé en Aigle auec
Aſterie, puis en Cygne auec Lede. Elle luy faict embraſſer en forme
de Satyre la belle Antiope, de laquelle il eut Amphion & Zethe; elle
luy donne entrée dans la chambre dAlcmene, ſous le maſque du faux
viſage dAmphitryon, & dans la tour de Danaé ſous le riche luſtre
dvn or fondu; bref elle le depeint comme vn feu auec Egine, com-
me Paſteur auprés de Mnemoſyne, & le reueſt dvne peau de ſerpent,
pour le faire iouïr des baiſers de la Nymphe Eolis. Mais ce ne fut pas
de Iupiter ſeul quelle repreſenta les amours; elle y mit auſſi les vo-
ſtres, grand Dieu de la mer, & vous poſa veſtu du poil dvn veau entre
les bras dvne des filles dEole. Là transformé és ondes du fleuue Eni-
pe vous careſſiez Iphimedie, & trompiez Biſaltide couuert de laine,
ainſi quvn mouton. Là vous eſtiez cheual auec Cerés, douce mere des
bleds, & cheual encore auec Meduſe, horrible mere dvn cheual aiſlé;
puis vous paroiſſiez en Dauphin prés de la belle Melanthe fille de
Deucalion, laquelle ainſi que les autres, eſtoit peinte au naturel, &
chacune parée dhabits à la façon de ſon païs. Apollon en ſuitte ſy
voyoit accouſtré en berger, puis changé en oyſeau de proye, puis en
Lion, & aprés en Païſan pour deceuoir Iſſe fille de Macarée. Bacchus
y eſtoit auſſi ſous vne grappe de raiſin, pour abuſer Erigone, & Sa-
turne ſous la forme dvn cheual, comme il ſe deſguiſa lors quil en-
gendra le Centaure Chiron. Autour de ces hiſtoires il y auoit vne
petite bordure de fueilles de lierre, auec des fleurs meſlées parmy, qui
donnoient tant de grace au tapis, accomply au reſte en tout & par
tout, que les yeux de lEnuie meſme, ſi elle y euſt eſté, ny euſſent
trouué que redire. Minerue eut vn tel creue-coeur de voir louurage
dArachne ſi parfaict, que de regret elle le rompit, & de la nauette de
boüys, quelle auoit en main, donna trois ou quatre coups ſur la teſte
de ſon ennemie, laquelle miſerable, ne pouuant reſiſter à vne Deeſſe,
pour oſter le moyen à Pallas de la traicter plus honteuſement, ſe
[158]
mit elle-meſme la corde au col, & ſe pendit de rage. La Deeſſe en-
core eut pitié, à cauſe de ſa rare induſtrie à mettre les ſoyes en oeuure,
de la voir reduitte à vne fin ſi deſeſperée. Tu ne mourras pas, luy diſt-
elle, quoy que ton courage hautain taye faict recercher la mort; tu
viuras, mais tu viuras penduë en lair, & tous ceux qui naiſtront de
toy nauront iamais autre eſtre, pour marque ignominieuſe du deſ-
eſpoir qui ta faict auoir recours au licol. Dés lheure meſme elle arro-
ſa le corps pendu du ſuc dvne herbe venimeuſe, qui deffigura le vi-
ſage dArachne, & ne luy laiſſa quvne teſte extremement petite, de
petites mains qui ſont comme pieds, & vn ventre duquel elle tire ſon
eſtaim pour continuer touſiours, en forme daraignee, ſon ancien
exercice, & faire ſans ceſſe des toiles.
LE SVIET DE LA III. FABLE.
(III. Fable
expliquée au
3. Chap.) Niobe fille de Tantale eut ſept fils & ſept filles dAmphion, qui furent tous pour lim-
pieté de leur mere, & le peu de reſpect quelle portoit aux Dieux, tuez par Apollon &
par Diane; dont elle eut tant de dueil, quen pleurant la mort de ſes enfans elle toucha
encore de pitié les Dieux, qui la conuertirent en rocher pour eſtre inſenſible en ſon
mal.LInfortvne dArachne fut auſſi toſt publié par toute la Ly-
die, les villes de Phrygie furent abbreuuées du deſaſtre qui luy
eſtoit arriué pour ſon outrecuidance; bref tout le monde ſceut la
[159]
vengeance que Pallas auoit priſe delle: & Niobe entrautres, qui la-
uoit cogneuë deuant queſtre mariée, du temps que fille elle demeu-
roit chez ſon pere à Sipyle, plaignit pluſieurs fois ſon malheur.
Niobe regretta le pitoyable ſort dArachne qui eſtoit de ſon païs; elle
ſceut bien plaindre la miſere dautruy, mais elle ne ſceut pas ſen ſer-
uir, pour ſe garder de tomber en pareil malheur. Cela ne la peut faire
ſage, elle nen deuint pas plus reſpectueuſe enuers les Dieux quelle
auoit eſté auparauant, & ne rabbatit rien de ſon impieté, ny de ſon
arrogance. La proſperité luy auoit enflé le courage outre meſure;
car elle auoit vn mary puiſſant Prince, & comme elle yſſu de grand
race, pluſieurs terres pleines de villes, de belles fortereſſes pour re-
traicte, & de riches peuples pour ſubjects. Ceſt ce qui la rendoit in-
ſupportable, mais non pas tant encore comme ſes enfans; ſes enfans
eſtoient le principal fondement de ſa gloire. Et ſa lignée, à la verité,
eſtoit des plus belles: pour le nombre de fils & de filles quelle auoit,
on la pouuoit dire tres-heureuſe mere, ſi elle meſme ne ſe fuſt trop
eſtimée heureuſe; mais ſa miſere fut la bonne opinion quelle eut de
ſa felicité. Manto deuinereſſe, fille du vieil Tireſias, agitée de ſes di-
uines fureurs, auoit eſté crier par toute la ville de Thebes, & com-
mander aux Dames de prendre des couronnes de laurier ſur leurs te-
ſtes, auec des encenſoirs en main, pour aller faire vn ſolennel ſacrifi-
ce à Latone & à ſes deux enfans. Les Thebaines obeïſſantes au com-
mandement de la Deeſſe, faict par la bouche de Manto, auoient tou-
tes ceint leurs cheueux des branches verdoyantes quApollon cherit
ſur les autres; elles iettoient de lencens ſur les foyers ſacrez, & auec la
fumée quil rendoit faiſoient monter leurs prieres au Ciel: quand
Niobe ſuiuie dvne troupe de ſeruantes, & veſtuë dhabits dor & de
ſoye, richement elabourez à la Phrygienne, vint interrompre la de-
uote ſolennité des ſacrifices. Les feux de la colere, qui flamboient
deſſus ſon viſage, auoient bien deſrobé quelque peu de ſa beauté, mais
elle ne laiſſoit pas pourtant de paroiſtre belle. En demenant la teſte
elle iettoit ſon poil eſpandu ſur ſes eſpaules, tantoſt dvn coſté, tan-
toſt de lautre, regardoit çà & là les pieuſes ceremonies des Dames
Thebaines, dvn oeil tout bouffi darrogance; & aprés auoir re-
marqué tout ce qui ſy faiſoit, permit à ſon courroux deſclorre ces
paroles.Quelle ſotte rage vous pouſſe dadorer vne diuinité, que vous ne
cognoiſſez que par oüy-dire? Quelle folie de croire moins vos yeux
que vos oreilles? Quel aueuglement de dreſſer des autels à Latone, &
que ma puiſſance touſiours preſente pour voſtre ſecours demeure
ſans offrande? Quvne incognuë vous ſoit vne Deeſſe, & que vous
nayez point encore faict ſentir à Niobe les ſacrez parfums de len-
cens bruſlé deuant elle? Vous rendez à vn autre ce que vous me deuez
à moy; à moy, dy-je, de qui la grandeur vous eſt ſi notoire, moy fille
[160]
de Tantale; de Tantale qui ſeul dentre les hommes a eu lhonneur de
gouſter les viandes qui ſe ſeruent à la table des Dieux. Moy qui ſortie
de lvne des Pleiades, ſuis petite-fille du grand Atlas, chargé du far-
deau de tous les cercles des Cieux; & dautre coſté ſuis auſſi petite-fille
de Iupiter, qui meſt & grand-pere & beau-pere. Moy qui ſuis crainte
& honorée de tous les peuples de Phrygie, qui ſuis maintenant ſouue-
raine auec mon mary dans le vieil Palais de Cadmus, & qui gouuerne
(Amphion.) auec luy ceſte grande ville de Thebes, où lagreable ſon des cordes
charmereſſes de ſa harpe attira tant dhabitans. En quelque part de ma
maiſon que ie iette la veuë, iy voy des richeſſes infinies. Sur mon vi-
ſage on peut remarquer tous les traits dvne vraye Deeſſe; ien ay la
beauté, le port & le courage. Iay ſept filles les plus belles de la Pro-
uince, autant de fils, autant de gendres, & autant de brus. Ie vous laiſ-
ſe à penſer ſi ce ſont de foibles appuys, & ſi ie naurois pas quelque rai-
ſon de men faire accroire. Nay-je pas occaſion de meſleuer encore
de moy-meſme, puiſque lheur ma tant eſleuée? Nay-je pas dequoy
me plaindre de vous qui preferez à ma puiſſance, la puiſſance dvne
Latone fille du Geant Coeus, qui courut autrefois tout le monde, &
ne peut trouuer vn ſeul bout de terre paiſible, pour ſy deliurer des
enfans quelle portoit? Elle ne peut trouuer retraicte ny au Ciel, ny en
terre, ny ſur les eaux; elle fut bannie de ce rond Vniuers, iuſquà ce
que lIſle de Delos, lors errante ſur mer comme elle erroit ſur terre, la
receut ſur ſes roches vagabondes, où elle enfanta Apollon & Diane.
Elle y fut mere de deux enfans, & ie ſuis mere de quatorze; doit-elle
comparer ſon heur au mien? Ie ſuis heureuſe, perſonne ne le ſçauroit
nier, & ſi lon ne ſçauroit douter encore que ma felicité ne ſoit infini-
ment durable. Labondance des biens que iay, me rend aſſeurée con-
tre toutes les trauerſes du monde. La fortune ne me peut nuire; ie ſuis
trop eſleuée pour eſtre miſe embas par le retour de ſa rouë. Elle ne
men peut tant oſter quelle ne men laiſſe encore dauantage: Ce que
ie poſſede eſt hors de crainte; Ie ne ſuis plus ſubjette aux deſaſtres qui
trauerſent les moyennes felicitez. Car quand la mort me rauira quel-
quvn de mes enfans, iamais ie ne ſeray reduite à telle miſere, que den
perdre douze, pour nen auoir que deux comme Latone. Ie ne ſçau-
rois que ie ne ſois touſiours plus grande & plus heureuſe quelle. Quit-
tez donc les ceremonies que vous faictes en ſon honneur, & iettez ces
branches de laurier qui vous entourent la teſte, ceſt à moy que vous
deuez ce que vous luy rendez.Les Dames Thebaines, forcées de lauthorité de leur Reyne, laiſ-
ſerent leurs ſacrifices imparfaicts; mais en leur coeur ne meſpriſerent
point pourtant la diuinité de Latone, qui iuſtement irritée des meſ-
pris de Niobe, pour ſen venger, parla lors ainſi ſur les ſommets du
Cynthe, à ſon fils & à ſa fille: Cher ſang de mon ſang, heureux en-
fans, par leſquels ie meſtime heureuſe, enfans qui ſeuls releuez mon
[161]
courage, & me donnez des forces; permettrez-vous quon doute de
la puiſſance de voſtre mere? puiſſance qui nen recognoiſt point de
plus grande, ſi ce neſt celle de Iunon? Permettrez-vous quà faute de
voſtre ſecours ie demeure veufue dautels & de ſacrifices? Si vous ne
maidez, ie voy lheure quon va ruiner mes Temples. Oppoſez-vous
à telles violences; liniure ne me touche pas ſeule, il y va de voſtre
honneur auſſi bien que du mien. Ceſte effrontée fille de Tantale,
auec vne langue couuerte dautant de venim que celle de ſon pere, en
me meſpriſant a bien oſé faire plus deſtat de ſes enfans que de vous,
& na point eu honte de mappeller (malheur qui luy aduiendra) me-
re ſans enfans.Latone à ſes plaintes vouloit adiouſter des prieres, mais Phoebus
luy diſt, que ceſtoit autant retarder la vengeance, que demployer le
temps en ſi longues harangues. Diane en diſt de meſme, & dés lheure
le frere & la ſoeur enſemble ſeſlancerent, couuerts dvne nuée, au deſ-
ſus du chaſteau de Thebes. Prés des murailles de la ville il y auoit vne
belle plaine, ordinairement couuerte de cheuaux & de chariots, du
pied & des rouës deſquels la terre eſtoit comme peſtrie. Là les fils
dAmphion ſexerçoient, preſque tous montez ſur des courſiers, har-
nachez de pourpre, dont ils retenoient la fougue auec vn mords en-
richy dor. Iſmene laiſné, qui auoit le premier dvne charge agreable
remply le ventre de ſa mere, fut le premier qui eſprouua la pointe
des traits dApollon. Faiſant tourner ſon cheual eſcumeux par la
bouche, dans vn rond qui eſtoit au bout de la carriere, il fut frappé
droict dans le coeur, & ſeſcriant, helas! dvne main mourante laſcha
les reſnes, puis tomba mort par terre, du haut de ſon cheual, ſur leſ-
paule droicte. Sipyle le puiſné, preſque en meſme inſtant entendit
ſiffler en lair la fleſche qui le venoit bleſſer; & comme le Nautonnier
preuoyant la pluye eſtend ſes toilles cirées ſur ſon vaiſſeau pour eſtre
à couuert, auſſi luy penſant euiter le coup, picqua lors plus viſte que
auparauant, pour ſe deſtourner du traict fatal qui le deuoit percer;
mais il ne peut eſchapper, il en eut par derriere au trauers du col, ſi
bien quaprés auoir donné du viſage ſur le crin de ſon courſier, il
cheut par terre, & arroſa la place de ſon ſang encore tout chaud. Lin-
fortuné Phedime, & Tantale, heritier du nom de ſon grand-pere,
apres ſeſtre donnez carriere ſur leurs cheuaux, auoient mis pied à ter-
re pour ſexercer lvn contre lautre à la luitte. Deſia ils ſeſtoient
ioincts corps à corps, & tous deux ſe roidiſſoient pour ſe renuerſer lvn
lautre, quand Apollon deſcocha vn traict qui les perça, & les terraça
tous deux enſemble. Ils furent enſemble bleſſez, tomberent enſemble,
ſouſpirere
̅
t bouche contre bouche; en meſme inſtant leur veuë mou-
rante leur fit tourner les yeux dans la teſte, & en meſme inſtant leurs
ames ſortirent de leurs deux corps, quvne fleſche retint encore em-
braſſez aprés les glaces de la mort. Alphenor leurayant veu receuoir le
[162]
coup, en ſe tourmentant courut à eux pour les releuer; mais il neut pas
le loiſir de leur faire ce charitable office; ainſi quil les voulut embraſ-
ſer, il eut le ſein trauerſé dvne ſagette qui luy fit ſortir le poulmon, &
perdre enſemble le ſang & la vie. Son frere Damaſichton ne mourut
pas dvne ſeule bleſſeure; il auoit eſté premierement frappé dans les
nerfs, qui font la ioincture du genoux, & taſchoit darracher le traict
de ſa iambe, quand il fut bleſſé dvn autre, qui luy entra iuſques aux
plumes dans la gorge, doù labondance du ſang qui jallit en haut le
fit ſortir, & luy fit encore faire vn ſault dedans lair. Ilionée le der-
nier, ayant veu le pitoyable ſort de ſes freres, tendit en vain les bras
au Ciel, & pria tous les Dieux en general de luy pardonner; mais il ne-
ſtoit pas beſoing quil addreſſaſt ſes prieres à tous, il ne deuoit toucher
de pitié que le coeur dApollon; & de faict il lauoit touché, ſi la fleſ-
che neuſt eſté deſia laſchée. Ce Dieu, porte-ſagettes, vaincu de
compaſſion leuſt retenuë, ſil luy euſt eſté poſſible; mais il neſtoit
plus temps, il allegea ſeulement la playe autant quil peut, & fit que
ce cadet de la maiſon dAmphion mourut frappé au coeur ſi le-
gerement, que le fer nen eut que le bout de la pointe teinte de
rouge.Le triſte bruit dvn ſi ſanglant deſaſtre, les plaintes du peuple, & les
larmes de toute la Cour ne permirent pas que la mere fuſt long temps
ſans ſçauoir leſtrange perte quelle auoit faicte en ſi peu de temps.
On luy apprend auſſi toſt, & elle ſeſtonne en ſoy-meſme comment
les Dieux ont peu deffaire ſes enfans. Pouſſée dvne furieuſe rage, elle
ſe deſpite contreux, deteſte la hardieſſe quils ont priſe; & embraſée
des feux de la colere, dit que leur puiſſance eſt trop grande; Auſſi
de vray lorage de leurs vengeances bouleuerſa eſtrangement tout
à coup, & fit dhorribles ruines dans le Palais de Thebes: car la
mort des ſept fils, ne fut pas la fin des malheurs. Amphion leur
pere de regret ſen donna dvn poignard dans le ſein, pour finir en
meſme inſtant ſon dueil, ſes douleurs, & ſa vie. Cruelles deſtinées!
Las, quelle eſtes-vous maintenant, Niobe? Eſtes-vous celle qui fai-
ſiez lautre iour retirer les Dames Thebaines des autels de Latone?
Eſtes-vous ceſte Niobe meſme, qui bouffie dorgueil vous vouliez
faire adorer pour Deeſſe? Non, ce neſt plus elle, ce neſt plus ceſte
ſuperbe Niobe, à qui la valeur de ſept enfans ſembloit promettre
lEmpire du monde. Elle eſt bien changée maintenant, ſa grandeur
nengendre plus lenuie dans les coeurs; mais ſa miſere faict naiſtre la
pitié dans ceux meſmes de ſes ennemis. Elle ſe iette ſur les corps
de ſes enfans, que les glaçons de la mort ont deſia roidis, & arroſe
leurs viſages de pleurs, baiſant pour la derniere fois tantoſt lvn,
tantoſt lautre; puis leue deuers le Ciel les meſmes bras dont elle
les vient dembraſſer, pour dire: Te voila vengée, Latone, cruelle
Deeſſe, repais-toy maintenant du ſang que tu as eſpandu, repais [163] toy de mon affliction, prens pour delices mes douleurs, & ſaoule
ta cruauté de mes larmes; Ie ſuis icy comblée de malheurs au mi-
lieu de ſept corps morts; reſioüy-toy, implacable ennemie de mon
contentement, & triomphe auiourdhuy puiſque tu es victorieu-
ſe: Mais comment victorieuſe? Non, non, tu nas pas encore gai-
gné ce poinct ſur moy, que de mauoir vaincuë: Ie ſuis miſerable
à la verité, & toy comblée de felicité, mais il me reſte plus den-
fans en ma miſere, que ton bon-heur ne ten a iamais faict auoir:
aprés tant de meurtres, les miens paſſent encore en nombre les
tiens. Elle neut pas laſché la parole quon entendit, ſans rien
voir, le bruit dvn arc bandé qui deſcochoit des fleſches. Tous
ceux qui eſtoient là en furent effrayez, ſinon Niobe ſeule, à qui
le mal auoit oſté la peur. Ses filles veſtuës de noir eſtoient autour
des corps de leurs freres, preſts à porter en terre, deſquelles vne
en ſe plaignant ſentit le premier traict quApollon auoit tiré, &
layant receu au deſſous du petit ventre, ainſi quelle le penſa ſor-
tir, ſortit enſemble ſes boyaux, qui luy firent faillir le coeur, &
tomba morte ſur le corps mort de ſon frere. Vne autre qui taſ-
choit à conſoler ſa mere, perdit tout à coup la parole, & meur-
trie dvne playe ſecrette, demeura la bouche fermée, iuſquà ce
que ſon eſprit louurit pour ſenuoler. Lvne en vain fuit la mort,
qui larreſte en fuyant, & la iette par terre: lautre embraſſant le
corps dvn de ſes freres, pauurette ſent la Parque qui lembraſſe:
lvne ſe cache, lautre attend le coup en tremblant. Bref ſix meu-
rent de ſix diuerſes fleſches, preſque en meſme inſtant, & ne re-
ſte plus que la ſeptieſme, ſur laquelle Niobe eſtend ſa robe, & la
couure du corps tant quelle peut, criant: Helas! il ne men reſte
quvne, laiſſe-la moy au moins, Latone, laiſſe-moy la plus ieune,
ie ne te demande que la cadette, pour alleger le dueil que ie por-
te des autres. Elle pria dvne ardeur extreme pour ſauuer ſa petite,
mais ſes prieres furent vaines; cependant que pourneant elle les
enuoyoit au Ciel, celle pour qui elle prioit fut tuée, & demeura ain-
ſi veufue de ſon mary, & priuée de lagreable ſupport de tous ſes en-
fans, eſquels elle auoit poſé la principale baze de ſon orgueil, & de
ſes ſuperbes deſſeins. La rigueur des regrets qui la ſaiſirent luy tranſit
tellement le coeur, que tous ſes membres ſe roidirent, & ſon poil
meſme endurcy ſur ſa teſte, ne peut plus voleter au mouuement des
vents. Sa face paſle & ſans vie neut plus de ſang qui la coloraſt;
ſa langue collée dans ſa bouche, ſes veines & ſes arteres furent immo-
biles. Son col ne peut ſe plier, elle ne peut de la main faire ſigne à per-
ſonne pour eſtre ſecouruë, & moins encore mouuoir les pieds pour
aller auant ou arriere; en fin elle fut toute roche, & dedans &
dehors, ſans quelle laiſſaſt pourtant de pleurer touſiours ſes tra-
giques deſaſtres. Quand elle fut ainſi changée, vn vent auſſi toſt
[164]
lentoura, & lenleua auec tant de violence, que de Thebes elle fut
portée en ſon païs & poſée au ſommet dvne montaigne, où le mar-
bre de ſon corps, couuert de gouttes deau, iette encore auiourdhuy
ſans ceſſe des larmes, filles du dueil quelle porte de la mort de ſes
enfans.
LE SVIET DE LA IIII. FABLE.
(IIII. Fable
expliquée au
4. Chap.) Latone fuyant la colere de Iunon, aprés auoir couru la plus part du monde, arriua
en Lycie, où les payſans qui coupoient des ioncs dedans leau, ne voulurent pas permet-
tre quelle sapprochaſt de leſtang pour ſe rafraiſchir la bouche: dont elle fut extreme-
ment offencée; car elle eſtoit laſſe, & portoit ſur ſes bras Apollon & Diane; qui fut cau-
ſe quelle pria Iupiter que ces ingrats payſans ne ſortiſſent iamais de leſtang où ils
eſtoient. Sa priere exaucée ils furent außı toſt conuertis en Grenoüilles.DEpvis toute la Thebaïde fut en crainte dencourir la haine, &
deſchauffer le courroux dvne Deeſſe ſi prompte à ſe venger;
chacun apprit à lhonorer aux deſpens de la Reyne, dont la miſera-
ble fin eſueilla dans les compagnies, le ſouuenir de pluſieurs pareilles
vengeances auparauant aduenuës. Il y eut quelquvn entrautres qui
diſt à ce propos: La Deeſſe Latone na pas accouſtumé de laiſſer vi-
ure impunis ceux qui loffencent; les anciens habitans de la Lycie
lont eſprouué il y a fort long-temps, comme vous entendrez au
[165]
diſcours que ie vous en feray, admirable à la verité, ſans eſtre au-
trement celebre, pour-ce que ceſt choſe arriuée à perſonnes de baſ-
ſe condition. Iay eſté ſur les lieux, & veu leſtang où la merueille
aduint: car mon pere deſia caduc, & aſſez mal diſpoſé pour mar-
cher, me fit faire autrefois vn voyage en ce quartier-là, afin den
amener des boeufs gras. Il me donna pour guide vn homme du païs,
auec lequel ie viſitay les plus beaux paſturages; & dauanture en paſ-
ſant ſur la chauſſée dvn eſtang, iapperceus au milieu de leau vn
vieil autel, noircy du feu des ſacrifices quautresfois on y auoit faicts,
le pied duquel eſtoit entouré de roſeaux. Celuy qui me conduiſoit
ſarreſta vis à vis, & faiſant vne reuerence pria la puiſſance, qui ſe-
ſtoit là faict adorer, de luy eſtre fauorable. Il fit ſa priere en deux
mots, quil prononça dvne voix aſſez baſſe, & moy fis comme luy;
puis menquis ſi ceſtoit vn autel dreſſé aux Naïades, aux Faunes, ou
à quelque autre Dieu de la Prouince. Surquoy il me reſpondit:
Non mon amy, ce neſt point à vne diuinité montaigniere, que ce
lieu-là eſt conſacré; ceſt à ceſte Deeſſe que Iunon autrefois bannit
de tout le monde, à Latone qui courut tant ſur terre, & ne peut trou-
uer lieu pour ſe deliurer des deux enfans, deſquels elle eſtoit enceinte,
ſinon lIſle vagabonde de Delos, qui flottoit lors ſur leau, & toute
errante arreſta ſes penibles courſes. LIſle receut la Deeſſe ſous vne
palme & vn oliuier, qui luy ſeruirent dombrage & dappuy au mal
de laccouchement des iumeaux, quelle enfanta malgré les iniuſtes ri-
gueurs de leur maraſtre Iunon. Mais incontinent aprés eſtre accou-
chée, elle fut contrainte den partir, à ce que lon dit, & charger ſes
bras du petit Dieu, & de la Deeſſe, deſquels Iupiter lauoit faict mere.(Ceſtoit Apol-
lon & Diane.)
Elle auoit long-temps couru çà & là, touſiours ainſi chargée, lors
que laſſée du trauail du chemin, vn iour dEſté au grand chaud du Mi-
dy, elle ſe trouua en Lycie, trauaillée dvne ſoif extreme, que lardeur
du Soleil & ſes enfans auſſi auoient cauſée, en luy tirant lhumeur par
les mammelles. Denhaut elle veid dauanture au fond de la vallée vn
eſtang, duquel leau eſtoit aſſez baſſe; il y auoit des payſans dedans qui
coupoient les ioncs & les autres meſchantes herbes, que les lieux ma-
reſcageux portent. Elle y deſcendit, & deſia auoit mis les genoux en
terre pour ſy deſalterer, quand ceſte canaille de payſans la repouſſa
indignement.Helas! leur diſt-elle, pourquoy mempeſchez-vous de boire? Les
eaux ſont-elles pas pour ſeruir au public? La nature ne les a point don-
nées aux particuliers, elles ſont communes à toutes perſonnes, auſſi
bien que lair & la lumiere du Soleil, chacun en doit auoir la ioüiſſan-
ce libre: mais encore que ce ſoit vn bien qui ne puiſſe eſtre refuſé,
iemploye pourtant des prieres afin de lobtenir; ie vous ſupplie de me
le donner, & la neceſſité vous en coniure par ma bouche. Ce neſt pas
mon deſſein de me baigner icy; tout ce que ie deſire eſt deſteindre le
[166]
feu de la ſoif qui me tuë, iay la bouche ſi ſeiche, & la gorge ſi aride
quà peine puis-je parler. Vne goutte deau maintenant me ſera du
Nectar; ſi vous me permettez den prendre, ie croiray vous eſtre
obligée de la vie; & lair que ie reſpireray deſormais iaduoüeray le
tenir de voſtre faueur. Mais ſi vous nauez pitié de moy, prenez au
moins compaſſion des petits que ie porte, ils vous tendent les bras, &
ſemblent vous prier de donner de leau à leur mere. Qui eſt le barbare?
qui eſt le coeur ſi endurcy? qui eſt le rocher qui pourroit entendre de
ſi douces paroles ſans eſtre amolly? Ces rudes villageois ne le furent
pas pourtant; ils continuerent touſiours à repouſſer Latone, quelque
priere quelle leur fiſt, ils la menacerent meſme de la frapper, ſi elle
ne ſe retiroit, & neurent point honte de luy dire pluſieurs iniures.
Mais quoy? leur malice ne ſe contenta pas encore dvne telle inhuma-
nité, ils troublerent leau tant quils peurent, & broüillans des pieds
& des mains la boüe qui eſtoit au fond la firent monter deſſus pour
empeſcher la Deeſſe de boire; & la colere alors luy fit oublier la ſoif.
Elle ne penſa plus à importuner ces vilains, ſon genereux courage
trop offencé ne ſceut plus inſpirer de douces paroles à ſa bouche, &
ſon iuſte courroux la pouſſant à la vengeance, luy fit leuer les mains
au Ciel pour preſenter requeſte à Iupiter, afin que ces inhumains
payſans de Lycie, ne ſortiſſent iamais de leſtang où ils eſtoient.Ses voeux furent authoriſez des Cieux; car auſſi toſt ces payſans ſe
pleurent à ſe cacher, tantoſt au fond de leau, tantoſt monter au
haut, & ne faire paroiſtre que le bout du nez dehors, tantoſt venir
prendre la chaleur du Soleil ſur la riue, & tantoſt reſſaulter dedans le
lac, où ils continuent touſiours à quereller, & ſans honte, bien quils
ſoient ſous les eaux, ne laiſſent pas de touſiours taſcher à meſdire.
Deſlors ils commencerent dauoir vne voix enroüée, leur col ſenfla,
& leur bouche pleine diniures ſouurit plus quauparauant. Leurs
cuiſſes par derriere couurans leur col ſe vindrent ioindre à leurs teſtes,
leur dos prit vne couleur verte, & leur ventre, qui eſt preſque tout
leur corps, deuint blanc: bref dhommes ils furent faicts Grenoüilles,
afin que touſiours ils demeuraſſent là, ſaultans dans la bouë & dans
leau.
LE SVIET DE LA V. ET VI. FABLE.
(V. & VI. Fable
expliquée au 5.
& 6. Chap.) Le Satyre Marſyas seſtant osé attaquer à Apollon pour le vaincre en ioüant de la
fluſte, fut puny de ſa temerité, & eſcorché vif, dont les Nymphes & les autres Satyres
firent vn tel dueil, que de leurs pleurs naſquit vn fleuue qui fut nommé Marſyas. Tan-
tale traittant les Dieux, entr autres mets leur ſeruit à table de la chair de ſon fils Pe-
lops, pour eſprouuer sils la recognoiſtroient, & ainſi faire eſſay de leur puiſſance. Ils sen
apperceurent incontinent, & aprés auoir puny ce cruel hoſte, prenans pitié de lenfant
recercherent tous les membres du petit Pelops pour les reioindre, & le faire reuiure: mais
il y eut vne eſpaule qui ne ſe peut trouuer, tellement que pour tenir la place de celle de
[167]
chair, ils luy en mirent vne dyuoire. Le Poëte feint icy que Pelops eſtoit de ceux qui
parloient des malheurs dAmphion, & prend occaſion de conter la Metamorphoſe de ſon
peuple.QVelqve Lycien fit ce conte, qui fit reſſouuenir vn autre de la
mort du Satyre Marſias, quApollon vainquit à la fluſte, puis
leſcorcha, pource quil auoit eſté ſi preſomptueux que dattaquer vn
Dieu. Quoy que ceſt outrecuidé Satyre recogneuſt ſa faute, & ſeſ-
criaſt au milieu du tourment: Helas! pourquoy me decouppez-vous
ainſi? Ie vous ay offencé, ie le confeſſe; mais permettez que mon re-
pentir efface mon offence. Hé! faut-il que ma fluſte me cauſe tant de
mal? Ses doux accens ont-ils bien peu meriter de telles rigueurs? Ce-
pendant quil crioit ainſi, ſa peau luy fut enleuée, ſon corps ne fut que
vne horrible playe, doù le ſang couloit de tous coſtez, les nerfs & les
veines tremblottantes ſe veirent à deſcouuert; bref tout parut ſans
autre couuerture que le ſang qui en ſortoit. Les Faunes, & les Satyres
ſes freres, les Nymphes montaignieres auec celles des bois, & tous les
bergers du païs accoururent pour voir vn ſi piteux ſpectacle. Ils le
veirent, & de regret en verſerent bien tant de pleurs, que le flux de
leurs larmes ramaſſées enſemble, fit en fin vn fleuue, qui porta ſon
nom, & de ſes claires eaux arroſa la Phrygie.Le peuple ſentretint quelque temps de pareils accidents autresfois
arriuez; mais en fin il retomboit touſiours aux nouueaux infortunes
[168]
dAmphion, duquel il ne pouuoit, ce luy ſembloit, aſſez plaindre le
malheur, mais non pas de Niobe, quon tenoit pour ſon orgueil
auoir eſté cauſe de tous les deſaſtres. Toutefois ſon frere Pelops ne
laiſſoit pas de la regretter, il ne pouuoit penſer en elle, que daffliction
il ne rompiſt ſa robe, & la deſchirant par deuant, ne fiſt paroiſtre auec
ſon eſtomach deſcouuert, ſon eſpaule dyuoire; eſpaule que les Dieux
luy donnerent, quand celle de chair luy eut eſté oſtée par ſon pere:
car il neſtoit pas nay de la façon; mais linhumanité de Tantale luy
auoit acquis ce membre diſſemblable aux autres. Pour le conſoler en
ſon dueil, tous les Princes voiſins le vindrent viſiter; il ny eut ville
de ce quartier-là, qui ne priaſt ſon Roy de faire le voyage de Thebes
pour taſcher dalleger les douleurs de Pelops. Ceux dArgos, de Spar-
te, de Mycene & de Calydon, ville odieuſe à Diane, y enuoyerent. Les
Orchomeniens, les riches peuples de Corinthe, les rudes Meſſeniens,
ceux de Patre, de Cleone, de Pyle, de Trezene; bref tant de Citez quil
y a au deçà de lIſthme dans le Peloponeſe, & au delà dans lAchaïe, le
ſecoururent autant quelles peurent, pour lallegement de ſon affli-
ction.
LE SVIET DE LA VII. FABLE.
(VII. Fable
expliquée au
7. Chap.) Terée fils de Mars, & Roy de Thrace, eſpouſa Progné fille de Pandion Roy dAthenes,
laquelle ſe voyant loing de ſon païs regretta tant labſence de ſa ſoeur Philomele, quelle
contraignit par prieres ſon mary de laller querir. Terée fut à Athenes, & fit ſi bien en [169] uers ſon beau-pere Pandion, quil luy permit de mener Philomele en Thrace, mais ce ne fut
pas pour le contentement de Progné, comme il auoit donné à entendre: car ſur le chemin Te-
rée seſtant amouraché de la ſoeur de ſa femme, quand il fut de retour en Thrace, il la tint
reſſerrée dans vn logis eſcarté, pour en iouïr lors que bon luy ſembleroit, luy arracha la lan-
gue de peur quelle ne decelaſt ſa meſchanceté, & fit accroire à Progné ſa femme que ſa ſoeur
eſtoit morte, & que partant il ne lauoit peu amener. Philomele ſi miſerablement captiue
trouua moyen de faire ſçauoir à ſa ſoeur Progné, linceſte de ſon mary, & ſon deſaſtre par
vne lettre quelle luy eſcriuit ſur de la toile, auec laiguille, en façon de tapiſſerie, qui eſtoit
le piteux tableau de ſes malheurs. Progné en eſtant aduertie celebra les furieux ſacrifices
de Bacchus, & courant ainſi quvne femme enragée, comme ceſt la couſtume, entra dans
la foreſt & dans ce logis eſcarté, doù elle tira ſa ſoeur, la mena au chaſteau, & là auec elle
mit en pieces ſon fils Itys, quelle fit manger apres à ſon mary. Terée ne sapperceut point
dvn ſi horrible repas, & nen ſceut rien iuſquà ce que cerchant ſon enfant, Progné & Phi-
lomele luy ietterent la teſte deuant luy, & luy dirent quil auoit dans le ventre ce quil cer-
choit. Ce luy fut vn tel creue-coeur quil les pourſuiuit toutes deux à mort, mais en les
pourſuiuant il fut changé en hupe, Progné en hirondelle, & Philomele en roßignol.LEs Atheniens ſeuls ny furent point. Comment eſt-il poſſible
quvn peuple ſi courtois ait manqué à vn tel office? La guerre
ſoppoſa à leur deuoir & à leur deſir. Pandion leur Roy euſt bien ſou-
haitté de ſy trouuer, mais les troupes Barbares qui tenoient ſa ville
dAthenes aſſiegée luy en oſterent la commodité. Il eut de leſtonne-
ment & de furieux aſſauts à ſouſtenir, mais il fit en fin leuer le ſiege,
auec laide de Terée, Roy de Thrace, qui luy amena du ſecours, &
ſacquit vn glorieux renom par la victoire quil obtint. Ce Prince
Thracien, puiſſant en biens & en hommes, yſſu de la race de Mars,
ayant chaſſé les ennemis de Pandion, eſpouſa ſa fille Progné: mais las!
ce ne fut pas vne alliance ſi auantageuſe que le bon homme ſe la pro-
mettoit. La Deeſſe Iunon pour les combler de bon-heur ne preſida
point aux eſpouſailles, le paiſible Hymenée ne ſe trouua point aux
nopces; ce ne furent point les Graces qui entourerent le lict où ils ſe
coucherent, ce furent les Furies. Ces ſanglantes filles de la Nuict y
porterent des torches qui auoient parauant ſeruy aux funerailles dvn
mort; leurs parricides mains dreſſerent la couche, & firent aſſeoir le
iour du mariage vn hybou ſur le toict de la maiſon pour ſiniſtre pre-
ſage. Ceſt ſous laugure de ce funeſte oyſeau, que Progné & Terée
furent ioincts enſemble, & ſous ce meſme augure leur enfant fut con-
ceu. Toute la Thrace fit des reſioüiſſances publiques pour vne telle
alliance, elle en rendit graces aux Dieux, & celebra pour feſte ſolen-
nelle le iour auquel Progné eſtoit accouchée du petit Itys. Ainſi bien
ſouuent nous nous reſioüiſſons de noſtre mal, ſi peu de cognoiſſance
nous auons de ce qui nous doit eſtre profitable. Depuis le Soleil ayant
fourny par cinq fois le cercle des ans, Progné ſe trouua merueilleuſe-
ment ennuyée, & trauaillée du deſir de voir ſa ſoeur Philomele; qui
fut cauſe quelle pria ſon mary, ou de luy permettre de faire vn voya-
ge à Athenes, ou dy aller luy meſme pour amener ſa ſoeur; Mon pe-
re, luy diſt-elle, ne vous la refuſera point pour quelques mois, fai [170] ctes, ie vous ſupplie, que ie la voye, ſi vous me faictes le bien de mai-
mer, ſa veuë me ſera lvne des plus cheres faueurs, dont vous me
ſçauriez honorer. Terée vaincu des importunitez de ſa femme faict
appreſter des vaiſſeaux, ſembarque ſur mer; & à force de rames & de
voiles ſe rend au port dAthenes, où ayant ſalué ſon beau-pere, en
luy touchant la main, il commence à luy deſcouurir loccaſion de
ſon voyage. Il auoit deſia raconté lennuy de ſa femme, & deſia faict
pluſieurs ſermens de ramener bien toſt Philomele, en cas quil pleuſt
à Pandion de luy donner congé daller en Thrace, quand elle entra
dans la ſalle où ils eſtoient. Ceſte royale fille, riche en habits, & plus
riche en beauté, ne ſembla pas à ſon entrée moins agreable, que ces
Deeſſes bocageres, que les Faunes & les Syluains careſſent par les
bois; elle parut veritablement Nymphe, & plus encore que Nym-
phe, car il ny en a point qui ſoit parée comme elle eſtoit. Les eſ-
clairs de ſes yeux furent des alumettes, qui firent naiſtre en vn in-
ſtant tant de flames au coeur de Terée, quil ſe ſentit tout en feu. Ils
firent le meſme rauage en ſon ſein quvn flambeau allumé feroit dans
vn amas de gerbes, ou dans des fueilles ſeiches, ou dans vn grenier
plein de foin. Il y auoit dequoy à la verité; Philomele portoit au
viſage des charmes ineuitables, mais ſon naturel auſſi aida fort à la
naiſſance de ceſt impudique braſier. Ceſt lair commun du païs; tous
ceux de ce quartier-là ſont infiniment ſubiects aux chaudes fureurs de
Venus. Son ſein fut doncques auſſi toſt vne fournaiſe de mille ardans
deſirs; il ne penſa deſlors quà corrompre les ſeruantes par argent, à
gaigner la mere nourrice, & par preſens eſbranler la pudique conſtan-
ce de Philomele. Pour ceſt effect il prend reſolution demployer tous
ſes moyens, & neſpargner pas meſme ſa couronne, ſil eſt beſoin
denleuer Philomele, & aprés lauoir rauie, entrer en guerre pour la
garder. Il ne croit pas que pour lauoir ce luy ſoit vne honteuſe entre-
priſe de prendre les armes contre ſon beau-pere. Les furies damour
luy perſuadent quil ny a rien quil ne doiue oſer pour iouïr de ce
quil deſire. Quoy? ſes inceſtueuſes flames montent iuſques à tel degré,
quà peine les peut-il tenir couuertes; il ne peut attendre quauec trop
dimpatience, il preſſe ſon depart & celuy de Philomele enſemble; il
ſefforce en apparence dauancer tant quil peut le contentement de ſa
femme, mais en effect il taſche dauancer le ſien; il couure ſes deſirs
du voile des ſouhaits de Progné, & ſous le nom de Progné ne parle
que pour ſoy. Lamour ne le laiſſe point manquer de belles paroles
pour perſuader Pandion; & ſi quelquefois la violence de ſa paſſion le
rend trop importun, il dit que Progné la prié deſtre importun pour
elle. Il vſe des plus humbles & plus ardantes prieres, dont il ſe peut
aduiſer; il ſupplie, il coniure ſon beau-pere, & a recours meſmes aux
larmes pour le vaincre; comme ſi Progné luy auoit donné charge de
pleurer. O Dieux! de combien dartifices les coeurs des hommes ſe
[171]
deſguiſent! Quil eſt difficile de penetrer dans le nuage eſpais, qui
couure les ſecrets deſſeins des ames diſſimulées! Terée attente à vn
execrable forfaict, & les moyens, par leſquels il taſche dy paruenir,
ſont tenus pour oeuures de pieté: ſon crime luy acquiert de lhon-
neur, & ſa meſchanceté tire des loüanges de la bouche de ceux quel-
le doit offencer. Laffection quil faict paroiſtre en ſon deſir demme-
ner Philomele, linuite elle-meſme à deſirer daller voir ſa ſoeur: elle
ſe iette au col de ſon pere, & lembraſſe auec toute lardeur quil eſt
poſſible, afin dobtenir le congé de ſon infortuné voyage. Cepen-
dant quelle le careſſe, Terée qui a touſiours la veuë ſur elle, & qui des
yeux la poſſede deſia, prend ces baiſers, ces embraſſemens, & toutes
les petites mignardiſes, par leſquelles elle gaigne le coeur de ſon pere,
pour autant dalumettes & de tiſons qui entretiennent ſes furieuſes
flames. Autant de fois quelle iette les bras au col de Pandion, il vou-
droit eſtre Pandion; car ſon deſir laſcif laueugle tellement, quen-
core quelle fuſt ſa fille, il ne laiſſeroit pas de la ſouhaitter. En fin le
bon vieillard, vaincu de telles prieres de lvn & lautre, leur accorda
ce quils demandoient: dont Philomele luy rendit graces, & ſenreſ-
ioüit comme de choſe quelle penſoit deuoir eſtre pour le contente-
ment de ſa ſoeur & delle; mais las! ce fut pour le malheur de toutes
deux, & pour lauancement de leur triſte ruine.Le Soleil eſtoit preſques au bout de ſa carriere, ſes cheuaux cou-
rans ſur le panchant des Cieux ſen alloient cacher dans les eaux, qui
les reçoiuent à la fin de leur courſe, quand on ſe mit à table, & aprés
auoir beu auec beaucoup de reſioüiſſance, chacun ſe retira dans ſa
chambre pour ſe repoſer. Terée ſe met au lict comme les autres, mais
le ſommeil ne peut clorre ſes yeux, le furieux accés de la fieure amou-
reuſe luy deſrobe le dormir. Il bruſle, bien quil ſoit eſloigné de lob-
ject qui allume ſon feu, & ſe repreſentant les beautez & les graces de
Philomele, admire tantoſt en ſoy-meſme, ou le marbre poly de ſon
front, ou le coral de ſa bouche, ou la neige de ſes mains; tantoſt ſi-
magine le reſte, quil na point eu lheur de voir, tout tel quil le ſou-
haitte, & nourrit ainſi ſon braſier des diuerſes penſées que lamour
luy inſpire.Quand le iour reuenu eut rendu la lumiere au monde, & que Pan-
dion veid ſon gendre preſt à partir auec ſa fille, il lembraſſa, &
pleurant luy recommanda pluſieurs fois celle quil emmenoit. Ceſt
le deſir des deux ſoeurs de ſe voir, luy dit-il, & ceſt le voſtre auſſi, Te-
rée, de les voir enſemble; vos communs ſouhaits me forcent de la
laiſſer aller: mais ie vous prie, mon cher gendre, ſi vous auez ſoing
de la vie de voſtre beau-pere, dauoir ſoing ſur le chemin de Philo-
mele. Ie la mets entre vos mains, & vous coniure par la foy que vous
me deuez garder en la gardant, par lheur de noſtre alliance, & par la
celeſte puiſſance des Dieux, de luy eſtre comme pere, & me la ren [172] uoyer incontinent: car ceſt elle ſeule qui addoucit par ſa preſence
lennuyeux chagrin de mes caduques années; elle ne ſçauroit ſi peu
demeurer loing de moy, que ce ne ſoit trop pour mon contente-
ment. Vous le ſçauez bien, Philomele (diſt-il en ſe tournant vers
elle) ſoyez donc ſoigneuſe de bien-toſt retourner, ſi vous auez quel-
que reſſentiment du bien de voſtre pere, ne tardez point à reuenir
prés de moy; ce meſt aſſez de mal deſtre priué de la veuë de voſtre
ſoeur. En recommandant à ſa fille le retour auec tant de zele, il ne ſe
pouuoit laſſer de la baiſer, & en la baiſant ne pouuoit empeſcher ſes
yeux de fondre en larmes. Il leur demanda la main à tous deux, pour
gage de la promeſſe que tous deux luy faiſoient; & les ayant iointes
enſemble, les pria de ſalüer de ſa part Progné & ſon petit fils Itys; puis
en fin à toute peine, leur dit le dernier adieu, auec vn monde de ſouſ-
pirs, preſages que ſon coeur luy donnoit de quelque deſaſtre à venir.Lors que Philomele fut embarquée, que le vaiſſeau eut laiſſé le
bord, & que les matelots commencerent à fendre les eaux à force
de rames: Ie ſuis victorieux, diſt en ſoy-meſme le barbare Terée,
iay prés de moy tout ce que ie ſouhaitte, ie voy mes delices & mes
plus chers plaiſirs auec moy dans vne meſme galere. Il ſaulte de ioye,
& ſe tranſporte ſi eſtrangement, quil ne peut preſques ſe tenir de ſe
combler dés lheure, du bien où il aſpire. Il a touſiours les yeux ſur
Philomele, & ne les en deſtourne non plus que faict vnAigle, aprés
auoir enleué vn lieure quelle tient dans ſon nid ſous ſes griffes cro-
chuës: car lors ceſt oyſeau ſe plaiſt à voir ſa proye qui ne luy peut
plus eſchapper, & Terée de meſme ſe plaiſt à contempler les beautez
de celle quil a rauie.Quand ils eurent pris terre en Thrace, il ne la mena point dans ſon
palais, mais la traiſna dans vn vieil logis qui eſtoit au milieu dvne fo-
reſt, où elle palliſſante de crainte & toute tremblante deffroy, fut
reſſerrée, ſans quil luy fuſt permis daller voir ſa ſoeur, quelle de-
mandoit ſans ceſſe. Là il deſcouurit ſon plus quimpudique deſir, là
ſon coeur inceſtueux fit voir les honteux effects de ſon execrable deſ-
ſein, il emporta parforce la fleur de ſa virginité, & ſeul la vainquit ſeu-
lette; qui eſt-ce qui ne vaincroit vne fille? Ce fut en vain quelle appel-
la pluſieurs fois ſon pere, en vain elle appella ſa ſoeur, & en vain meſme
elle demanda ſecours aux Dieux, car elle ne fut point ſecouruë. Aprés
auoir eſté violée elle demeura quelque temps tremblottante & auſſi
eſperduë queſt vne brebis, arrachée dentre les dents du loup, & qui
bleſſée ne ſe croit pas encore eſchappée, bien que le loup ne la tienne
plus. Elle ſe trouua en la meſme frayeur queſt vn pigeon ſortant tout
ſanglant des griffes du faucon, lequel penſe encore eſtre ſous les on-
gles de ſon ennemy, tant la crainte dy retomber lafflige. Mais quand
elle fut retournée à ſoy, en ſarrachant le poil, & ſe battant le ſein, ſes
regrets luy firent faire vn dueil, qui ne peut eſtre bien repreſenté que
[173]
par ſa douleur ſeule: O barbare cruauté, ſeſcria-elle, comment, meſ-
chant, as-tu oſé entreprendre vn ſi deteſtable forfaict? Perfide, eſt-ce
le ſoin que tu as eu de moy? Les recommandations de mon pere, arro-
ſées de tant de larmes, le reſpect de ma ſoeur, lhonneur de ma virgi-
nité, & les chaſtes loix dvn legitime mariage auquel tu es lié, nont-
elles peu te deſtourner de ton horrible deſſein? Las! combien en me
violant, as-tu violé de droits enſemble? Tu mas faict, miſerable ſoeur,
ſoüiller le lict de ma propre ſoeur; tu tes faict mon mary auſſi bien
que le ſien. Ce neſt pas ce que ie deuois attendre dvne fraternelle ami-
tié. Mais pourquoy eſt-ce, traiſtre, que tu me laiſſes encore reſpirer?
Pourquoy ne moſtes-tu la vie, afin quon ne puiſſe rien deſirer au
comble de tes meſchancetez? Ha! pleuſt aux Dieux, que tu me leuſſes
rauie deuant que rauir lhonneur de mon pucelage! Mon ombre net-
te de lhorrible crime dont tu las polluë, ſe fuſt renduë toute vierge
dans les enfers. Cruel regret, que ie ne le puis faire! mais aſſeure-toy
que ſi les Dieux ont des yeux pour voir mon deſaſtre, ſils ont quel-
que pouuoir, & ſils ne ſont tous enſemble peris auec la fleur que ie
viens de perdre, toſt ou tard tu reſſentiras le iuſte ſupplice que tu as
merité. Moy-meſme ſans honte publieray ton inceſte. Si ie puis eſ-
chapper dicy, ie le crieray dans les villes aux oreilles du peuple. Et ſil
meſt impoſſible de ſortir, & que ie demeure touſiours priſonniere au
milieu dvne foreſt, ie le feray retentir par les bois, ie le diray aux ro-
chers, & les rendant teſmoins de mon mal, les rendray teſmoins de
ton crime. Lair le ſçaura, & ma voix penetrant au trauers de lair iuſ-
quaux Cieux, armera contre toy les puiſſances celeſtes, ſil y en a
quelques-vnes là haut. Telles paroles eſmeurent outrageuſement ce
cruel tyran de la Thrace; mais ſi elles le mirent en colere, elles ne le
mirent pas moins en crainte. Le courroux & la peur qui laniment
chaſſent lamour de ſon coeur, & luy font recourir aux armes. Il prend
Philomele par les cheueux, luy lie les mains par derriere, & met la
main à leſpée, de laquelle elle penſoit quil luy deuſt coupper la gor-
ge: elle tendoit le col, & nattendoit que le coup; mais le deſſein du
barbare neſtoit pas de finir ſi toſt ſes tourmens par la fin de ſa vie. Il
luy tira la langue hors de la bouche auec des pincettes, & luy coup-
pant lempeſcha de plus nommer ſon pere, quelle appelloit ſans ceſ-
ſe à ſon ſecours. Sa langue tranchée tombe par terre, où il ſemble que
elle murmure quelques regrets; elle ſe demeine tout ainſi que faict la
queuë dvne couleuure, quon a miſe en pieces, & ſautillant cerche à
mourir aux pieds de ſa maiſtreſſe. On tient quapres ceſte inhumanité
(mais qui le peut croire?) il aſſouuit encore pluſieurs fois ſa chaude
conuoitiſe dans ce corps muet, à qui luy meſme de ſes propres armes
auoit oſté la langue. Quoy? il ne fut point honteux, tout pollu quil
eſtoit & du rapt & du ſang de Philomele, de retourner chez ſoy, &
ſe preſenter à Progné, à laquelle il faict croire que ſa ſoeur eſt morte,
[174]
lors quelle luy demande pourquoy il ne la point amenée. Pour luy
perſuader plus facilement, il mendie la fauſſe preuue de quelques
feints ſouſpirs, & de quelques larmes traiſtreſſes, quil iette en faiſant
le diſcours menſonger de ſa mort: en fin il ſçait ſi bien couurir ſa cru-
auté du voile dvne affliction ſimulée, quil fait veſtir ſa femme dvne
robe de dueil. Elle dreſſe vn tombeau, & ſacrifie à Proſerpine pour les
ombres de ſa ſoeur qui neſt point morte; elle la plaint, elle la regret-
te, elle pleure ſon malheur, non pas pourtant de la façon quelle le
deuroit pleurer. Lannée entiere ſe paſſe ſans que rien ſe deſcouure:
car Philomele ne peut ſortir, & ne ſçait comment faire ſçauoir de
ſes nouuelles à Progné. Que feroit-elle? On la tient ſi eſtroittement
reſſerrée dans ce vieil logis, & les murailles ſont ſi hautes quil luy eſt
impoſſible deſchapper. De parler à perſonne elle ne ſçauroit, ayant
perdu auec la langue lvſage de la parole. Que les forces de la douleur
ſont grandes! Elle ouure les eſprits, & ſur le poinct dvne miſere ex-
treme aiguiſe nos inuentions, pour nous en deliurer. Les malheurs
ſont des poinctes qui eſueillent les ames. Philomele preſques deſeſpe-
rée de pouuoir iamais faire entendre ſon affliction à ſa ſoeur, trouue
au milieu de ſon deſeſpoir vn ſecret moyen de luy faire ſçauoir. Elle
trauailloit des mieux en tapiſſerie; auec de la laine rouge elle eſcrit ſur
du caneuas la tragique hiſtoire de ſon infortuné voyage, & linhuma-
nité de Terée; puis plie proprement ſon ouurage, le donne à vne fem-
me, & par ſignes la prie de le porter à la Reyne. La femme, ſans ſça-
uoir ce que ceſt, le porte à Progné, qui lit enſemble linfidelité de ſon
mary, & le miſerable ſort de ſa ſoeur. Elle lit tant dhorreurs, & ne peut
à lheure ouurir la bouche pour les deteſter. La douleur lauoit fer-
mée, auſſi ne pouuoit-elle trouuer parole qui ne fuſt trop douce pour
faire eſclatter ſa colere. Elle demeura muette, ſans ietter ny larmes,
ny ſouſpirs, & fut quelque temps rauie dans les ſanglantes imagina-
tions de toutes les plus cruelles vengeances que ſon coeur offencé luy
peut repreſenter.Ceſtoit au temps que les Dames de Thrace celebroient ceſte tumul-
tueuſe feſte quon fait de trois en trois ans en lhonneur de Bacchus.
La nuict venuë, qui eſtoit dediée à vne telle ſolemnité, on nentendit
ſur le mont Rhodope que des hurlemens effroyables, & des tintamar-
res eſpouuentables dvne infinité de baſſins ſonnans. La Reyne com-
me les autres ſortit de ſon Palais au bruit quelle oüit, & ayant la teſte
couuerte de feuilles de vignes, ſur leſpaule gauche vne peau de cerf
auec vne picque legere en main, courut furieuſe à trauers la foreſt,
ſuiuie dvne troupe de ſeruantes. Poſſedée des chaudes furies quen-
gendre vne extreme douleur, elle feignit deſtre agitée de celles de
Bacchus, & auec vn viſage duquel lhorreur & leffroy ſeſtoient em-
parez, ſe rendit autour de ce logis eſcarté, dans lequel ſa ſoeur eſtoit
priſonniere. En hurlant & criant Euohé, elle donna tant de coups à
[175]
la porte quelle la rompit, fit ſortir Philomele, & layant ſortie la
reueſtit des armes de Bacchus; luy couurit la face de lierre, & la me-
na eſtonnée dans la ville.Philomele à lentrée du Palais de ce traiſtre Roy qui lauoit violée,
ſent vne froide horreur qui la ſaiſit, & luy chaſſe la couleur du viſage;
mais Progné laſſeure contre les aſſauts de la crainte, & la conduit
dans vne chambre ſecrette, où elle luy faict poſer ſes ornemens de la
ceremonie de Bacchus, luy deſcouure le viſage, & luy faict mille ca-
reſſes. Helas! la pauurette, honteuſe du crime dautruy, de ſon coſté
ſembloit noſer cherir Progné; elle ne prenoit pas la hardieſſe de le-
uer les yeux pour la regarder; elle les tenoit baiſſez contre terre, &
euſt bien deſiré de ſexcuſer enuers ſa ſoeur, de ce que Terée auoit eu
affaire auec elle. Par ſignes elle iure & appelle les Dieux à teſmoins de
la violence quelle a endurée. Elle teſmoigne le regret quelle en a par
vn flux de larmes quelle fait couler de ſes yeux, mais Progné ne le
peut ſouffrir; la colere qui la ſurmonte luy faict dire, Non, non, ma
ſoeur, ce neſt pas de pleurs quil ſe faut maintenant armer; ceſt dvn
fer trenchant, ou auoir recours à quelque plus cruelle inuention que
le fer, ſil eſt poſſible den trouuer quelquvne; pour moy iay le coeur
& les mains preparées à toutes ſortes de meſchancetez; pour me ven-
ger il ny a cruauté que ie nexecute. Ou ie mettray le feu dans le Palais,
& feray bruſler mon traiſtre Terée; ou ie luy arracheray la langue, ou
les yeux, ou les membres complices de loutrage quil a faict à ton
honneur; ou bien en luy donnant mille coups de poignard, ie feray
trouuer à ſon ame criminelle mille ſorties, pour laiſſer ſon corps pol-
lu de ſang, de trahiſon & dinceſte. Mon dueil me faict conceuoir
quelque grand & horrible deſſein; toutefois ie ne ſuis pas encore aſ-
ſeurée quel il ſera. Tandis quelle parloit ainſi, elle veid venir ſon pe-
tit Itys, qui ſe preſentant à elle (mal-heur!) luy fit prendre vne exe-
crable reſolution. Elle ietta ſur luy vn oeil plein dinhumanité: Ha!
que ton viſage monſtre bien (diſt-elle) que tu reſſembleras vn iour à
ton pere! & ſans parler dauantage, les feux de la colere preparerent
ſes mains à vn acte plus que tragique. Toutefois quand ſon fils fut au-
prés delle, & quen luy donnant le bon iour il luy ietta ſes petits bras
au col, la baiſa & la careſſa, comme les enfans font leurs meres; elle
ſentit quelques douces pointes de la pitié qui leſmeurent, ſon cour-
roux ſans eſtre vaincu fut arreſté pour vn peu, & ſes yeux malgré ſa
cruauté ietterent des larmes, que les forces de la nature firent ſortir
contre ſa volonté. Mais ſi toſt quelle ſentit ſon coeur gliſſer à la com-
paſſion; elle deſtourna ſes yeux du viſage de ſon fils, pour les ietter
ſur celuy de ſa ſoeur; puis les regardant tous deux lvn aprés lautre,
diſt: Hé! pourquoy eſt-ce que les careſſes de lvn me charment, &
que lautre demeure muette deuant moy ſans pouuoir parler? Si mon
fils mappelle ſa mere, pourquoy ma ſoeur ne me peut-elle appeller ſa
[176]
ſoeur? Quoy? Progné (diſoit-elle parlant à ſoy-meſme) faut-il que
tu flechiſſes à la pitié? Non, non, tu te fais tort, penſe à la perfidie de
ton mary; ceſt vne charité deſtre cruelle en ſon endroit, ceſt vn cri-
me deſtre pitoyable en ce qui touche Terée. A lheure meſme elle
traiſna ſon petit Itys dans vne chambre la plus eſcartée & la plus ob-
ſcure du logis, ainſi quvne tygreſſe, laquelle emporte vn petit fan de
biche dans le plus ſombre de la foreſt pour le deuorer. Il luy tendoit
les bras & vouloit lembraſſer, il luy crioit, Ma mere, ma mere; mais
ſes cris ne peurent eſmouuoir la rage qui la poſſedoit, ſans tourner la
veuë de lautre coſté; elle luy donna dvn poignard dans le ſein. Las!
ceſtoit aſſez de ce coup-là, il nen falloit point dauantage pour meur-
trir ceſte tendre enfance; toutefois Philomele luy en donna encore
vn autre dans la gorge, luy couppa le goſier; puis decouppa par mor-
ceaux tout le corps encore demy-vif. Elles en firent aprés boüillir vne
partie, & roſtir lautre, & ſeruirent Terée de telles viandes à vn diſner,
auquel ſelon lancienne couſtume du païs, & la ceremonie de la feſte
quils faiſoient ce iour-là, le mary deuoit manger ſeul, ſans eſtre ac-
compagné de ſeruiteurs ny de ſeruantes. Terée donc aſſis en ſon ſie-
ge, ſans y penſer ſe repeut de ſes propres entrailles, & ſans le ſçauoir
ſe mit par la bouche ſes propres boyaux dans le ventre. Helas! que
bien ſouuent nous auons peu de cognoiſſance de ce que nous faiſons!
En diſnant il demande ſon fils, & lors Progné ne pouuant plus diſſi-
muler ſon inhumaine ioye, elle meſme decele ſon ſanglant parricide,
& luy dit: Vous auez mangé celuy que vous demandez, ne le cerchez
plus; vous lauez dans leſtomach: & à linſtant meſme Philomele
toute eſcheuelée, ſort de la chambre où elle eſtoit cachée, & vient
ietter deuant luy la teſte du petit Itys, ſeſioüiſſant outre meſure en
vne ſi ſanglante vengeance, & regrettant lors plus que iamais la perte
de ſa langue qui lempeſche de teſmoigner le contentement quelle a
de voir Terée affligé. Ce Roy furieux ietta par terre, auec mille cris,
ces execrables viandes, il appella les noires filles de la Nuict à ſon ſe-
cours, & les coniura de quitter les ſombres mareſts de lenfer pour ve-
nir à ſon aide. Sil euſt peu ſouurir le ſein, pour ſortir ce quil auoit
mangé, il leuſt faict, il taſche de le mettre dehors en le vomiſſant; il
pleure, il ſe deſpite & deteſte ſa fortune qui la rendu pere ſi miſera-
ble, que de faire ſon eſtomach le tombeau de ſon fils. Il ſe nomme
ſoy-meſme le cercueil du petit Itys, & du creue-coeur quil a de leſtre,
ſarme dvne eſpée nuë, pour ſen venger ſur ſa femme & ſur ſa belle-
ſoeur. Il court aprés elles, mais elles ſenfuyent de telle viſteſſe, quel-
les ſemblent voler; & de vray elles volent, leurs corps veſtus de plu-
mes ſont enleuez dans lair, elles deuiennent oyſeaux; lvne hirondel-
le, lautre roſſignol: celle-cy cercha les bois pour retraicte; celle-là ſe
pleut à demeurer dans les maiſons, & toutes deux pour marques du
ſang quelles auoient eſpandu, eurent des taches rouges en leurs plu [177] mes. Terée que le deſir de vengeance ne rendoit pas moins prompt
& moins leger quelles, fut auſſi en les pourſuiuant changé en oyſeau:
il ſeſleua vne forme de creſte ſur ſa teſte, il fut armé dvn long bec;
bref dhomme il deuint hupe, & eut des plumes diſpoſées de telle
façon autour des yeux, quil ſembloit auoir vn caſque en teſte.
LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
Le vent Aquilon ayant long-temps aimé Orithye fille dEricthée ſans pouuoir acquerir(VIII. Fable
expliquée au
8. Chap.)
ſon amour par prieres, lenleua en fin par force & lemmena en Thrace, où il lengroſſa,
& eut delle les deux freres iumeaux, Calaïs & Zethés, auſquels quelque temps aprés
naſquirent des aiſles ſur les eſpaules, afin quils tinſſent du leger naturel de leur pere.LE deſaſtre de Philomele & de Progné fut cauſe que leur pere
Pandion mourut deuant quil euſt atteint les foibles iours dvne
extreme vieilleſſe. Son fils Ericthée tint aprés luy le ſceptre dAthe-
nes; Ericthée dont la valeur fut autant admirée comme lequité de ſes
iugemens, & lintegrité de ſa vie. Il eut quatre fils & autant de filles,
deux deſquelles eſgalles en beauté ne furent pas moins eſtimées lvne
que lautre. Cephale fils dAEole ſe trouua heureux den auoir lvne en
mariage, qui fut Procris. Orithye, qui eſtoit lautre, fut long-temps
recerchée par le vent Aquilon, mais pource quil eſtoit de Thrace,
ſes affections furent touſiours trauerſées: ſon païs & les precedentes
cruautez de Terée luy nuiſoient. Ericthée faict ſage par le malheur de
[178]
ſon pere, ne vouloit point abandonner ſa fille au barbare naturel dvn
homme de ce païs-là. Cependant Borée bruſloit, & bruſla en vain,
auſſi long-temps que ſarreſtant aux prieres, il ne voulut point vſer de
violence pour auoir ſa maiſtreſſe. Mais en fin voyant que par la dou-
ceur il nauançoit rien, bouffi de colere, comme il eſt preſque touſ-
iours; Ils ont bien raiſon (diſt-il en ſoy meſme) de me meſpriſer, ie
merite de leſtre; à quel propos me ſuis-je preſenté ſans mesarmes or-
dinaires? Mes armes ſont le courroux, la rigueur, la force, les mena-
ces; & ie me ſuis armé de prieres deſquelles ie ne me ſçay pas bien ſer-
uir. Comme la violence me plaiſt, auſſi meſt-elle bien ſeante, & ne
puis auoir grace auec la douceur. Par force ie diſſipe les nuées, ie
tempeſte ſur les eaux, & y fais bouleuerſer les nauires, iendurcis les
neiges; ie fais battre la terre de greſles, & lors que ie rencontre quel-
quvn de mes freres parmy lair, qui eſt noſtre champ de bataille, ie
fais de tels efforts en luittant contre luy, que les Cieux meſmes en re-
tentiſſent, & quil ſort du feu des nuées, que ie fais chocquer les vnes
contre les autres. Moy-meſme lors que ie mengouffre dans les antres
ſecrets de la terre, ieſbranle & effraye le monde par des tremblemens
ſi horribles, que lEnfer ſen eſtonne. Ceſt de la façon que ie deuois
recercher Orithye, ce ſont les moyens qui deuoient me faire gendre
dEricthée. Il falloit que par force ie le fiſſe mon beau-pere, non pas
le prier dauoir agreable quil le fuſt. Quand Boreas eut à part ſoy te-
nu ce brauache diſcours, ou faict au moins quelque rodomontade
ſemblable, dvne ſecouſſe de ſes aiſles il eſuenta la terre, & couurit de
vagues la mer; puis traiſnant iuſquen Grece ſon manteau poudreux
duquel il ballioit les plaines, vint embraſſer & enleuer Orithye, ſans
laquelle il ne pouuoit plus viure. Ses aiſles en volant ſeruoient de
ſoufflets à ſon feu qui ſaugmentoit touſiours plus il leſuentoit, & la-
nimoit à ſerrer plus eſtroictement la chere proye quil tenoit entre ſes
bras. Il narreſta point ſon vol iuſquà ce quil fut en Thrace, où il fit
ceſte Athenienne Reyne de ſes froides Prouinces, & eut delle deux
enfans iumeaux, qui repreſentoient naïfuement la mere, & ne te-
noient rien du pere ſinon les aiſles quils eurent ſur le dos. Toutefois
on dit quils ne les auoient pas quand ils naſquirent, & quelles ne leur
vindrent quauec la barbe. Et à la verité il y a de lapparence que la plu-
me ne leur couurit les eſpaules, qualors quvn ieune poil blond leur
cotonna les ioües; qui fut vn peu deuant quils entrepriſſent de faire
le voyage de Colchos auec Iaſon, pour la conqueſte de ceſte riche
toyſon, laquelle fit eſprouuer à la ieune nobleſſe de Theſſalie, les pe-
rils de la mer parauant incognus, dans le premier vaiſſeau, qui ait
iamais eſté mis à la mercy des vagues de Neptune.
|| [179]
LE SVIET DE LA I. FABLE.
Iaſon enuoyé en Colchos par ſon oncle Pelias à la conqueſte de la toyſon, eut tant(I. Fable ex-
pliquée au 2.
Chap. du 7.
Diſcours.)
dheur en ſon voyage quil fut aimé de Medée fille du Roy Aëte, auec laide de laquelle
il vainquit le Dragon gardien du butin quil recerchoit, ſema les dents en terre, doù
naſquirent des hommes armez quil combattit, puis rauit la toyſon, & rauit enſemble
Medée lemmenant auec ſoy.
|| [180]
DEsia ces braues Theſſaliens embarquez
auoient long-temps vogué ſur mer; deſia ils
auoient veu Phinée, miſerable vieillard, lan-
guiſſant dans la nuict de ſon aueuglement,
infortuné ioüet de la cruauté des Harpyes,
qui luy oſtoient les morceaux de la bouche,
& deſia ces monſtres de filles rauiſſantes,
auoient eſté chaſſez par les enfans aiſlez dA-
quilon. Ceſte valeureuſe ieuneſſe, ayant
ſous la conduitte de Iaſon vaincu les incommoditez & les dangers
dvn voyage ſi hazardeux, eſtoit abbordée au riuage, où flottent les
eaux rapides du Phaſe limonneux. Ils auoient eſté auec Iaſon ſalüer le
Roy Aëte, & aprés luy auoir deſcouuert leur deſſein, on leur auoit
fait ſçauoir les hazards, auſquels il falloit quils ſe preſentaſſent. Tan-
dis quils parlementoient ſur ceſte effroyable entrepriſe, Medée con-
ceut en ſon coeur vne flame ſecrette, à laquelle ayant en vain quelque
temps oppoſé toutes les glaces de la raiſon, & faict rendre à ſon chaſte
courage le combat qui luy fut poſſible, ſans pouuoir vaincre ſa chau-
de fureur; Ceſt vne folie à toy, Medée (diſt-elle à part ſoy) de penſer
reſiſter à la violence de ie ne ſçay quel Dieu qui te force. Il faut croire
que ceſt vn puiſſant Demon qui te pouſſe, puiſque tu ne ſçaurois
vouloir ſinon ce quil tinſpire. Mais ie ne puis pourtant ſçauoir aſſeu-
rément quelle puiſſance me poſſede, ſi ce neſt que ie reſſens en moy
ie ne ſçay quoy ſemblable à ce que lon appelle Aymer. Car ſi ie na-
uois de lamour, pourquoy le commandement que mon pere a faict
à Iaſon, me ſembleroit-il rigoureux? Pourquoy accuſeroy-je en cela
mon pere de cruauté? Las! il eſt cruel à la verité. Mais doù vient que
iay tant de crainte pour vn que ie nauois iamais veu quauiourdhuy?
Pourquoy eſt-ce que iapprehende ſon malheur? Doù peut venir la
ſource dvne telle apprehenſion? Rejette, miſerable, rejette, ſi tu peux,
hors de ton ſein, ce cuiſant braſier qui ronge tes vierges moüelles. Si
tu peux, helas! le remede eſt bien vain quand il eſt impoſſible. Si ie le
pouuois faire, ie ne ſerois point affligée du mal qui me tourmente.
Mais vn nouueau deſir contre mon gré force en moy la raiſon; il me
tire dvn coſté, & elle veut que ie tienne ferme de lautre. Ie voy bien
ce qui eſt le plus auantageux pour moy; ie ne ſuis point ignorante de
ce qui me ſeroit le meilleur, & ne puis faire pourtant que ie nem-
braſſe le pire. Eſueille ta vertu, courageuſe Medée, pourquoy taffli-
ges-tu pour vn incognu? A quel propos te vas-tu bruſler dans vn feu
eſtranger, recerchant les careſſes dvn qui teſt comme dvn autre
monde? Ton païs na-il pas dequoy fournir à tes amoureux deſirs,
ſans cercher vn ſeruiteur de ſi loin? Sa vie & ſa mort ſont entre les
mains de la perilleuſe fortune quil luy faut courre. On ne ſçait ſil
eſchappera du danger que mon pere luy ordonne de ſurmonter.
[181]
Helas! facent les Dieux quil en puiſſe eſchapper. Quand ie ne lai-
merois point, on ne trouueroit pas mauuais que ie fiſſe vne telle prie-
re pour luy. Car en quoy eſt-ce que Iaſon ſeſt rendu coulpable pour
eſtre ainſi puny? Qui eſt-ce qui nauroit pitié de voir ſi cruellement
moiſſonner la belle fleur de ſon âge au plus verd de ſon Printemps?
Faudroit eſtre inſenſible pour neſtre point touchée de la grandeur de
ſa race & de ſa valeur. Faudroit nauoir point dyeux, quand bien tant
dautres perfections quil a, luy manqueroient, pour euiter les char-
mes de ſa beauté. Ceſt ce qui ma eſmeuë, faut que ie lauouë, ſes gra-
ces mont frappé au coeur. Mais dequoy luy ſeruent ces graces, puis
quauec luy elles doiuent perir au feu, que les taureaux de Mars iet-
tent par la bouche? Si ie ne luy donne ſecours, ces fiers animaux le fe-
ront mourir, ou il ſera maſſacré par les ſoldats qui naiſtront des dents
quil aura ſemées, ou miſerable il ſeruira de proye à ceſt horrible Dra-
gon qui garde la toyſon. Si ie le permettois, ie me croirois née dvne
tigreſſe; ie voudrois confeſſer de nauoir dans le ſein quvn coeur da-
cier, ou vn coeur de rocher. Mais pourquoy eſt-ce que ie ne le puis
voir perir? Pourquoy nay-je le coeur danimer meſmes les taureaux,
ou ces ſoldats enfans de la terre, ou le Dragon contre luy? Ha! les
Dieux me gardent dentrer en telles furies; auſſi ny ſuis-je pas portée.
Iay vn autre deſſein, qui veut eſtre pluſtoſt mis à fin, que long-
temps ſouhaitté. Mais quoy? trahiray-je mon pere & ſon Royaume,
pour ſauuer la vie à vn incognu? Guarantiray-je de la mort vn eſtran-
ger, qui fera voile aprés, & ſe retirera ſans moy pour ſaller marier à
quelquautre? Luy donneray-je la vie, afin quen me laiſſant aprés
auec vn regret eternel, il me donne la mort? Sil doit eſtre ſi ingrat
que de mabandonner, & me negligeant preferer laffection dvne
autre à la mienne; il me vaut bien mieux le laiſſer mourir, que da-
uancer mon malheur en luy donnant la vie. Toutefois il ne porte
rien de tel en face; ſa nobleſſe ne permet pas que iaye ſa generoſité
ſuſpecte, & ſon aimable beauté ne me peut preſager dinfidelité.
Non, ie ne me ſçaurois deffier quil me trompe, ou quil perde iamais
le ſouuenir de mon amour; ien tireray de luy vn ſerment ſi ſolennel,
que ien demeureray toute aſſeurée. Ceſt auoir trop peu de courage
que de craindre, où le danger ne paroiſt point encore; il faut que ie
vainque ces vaines apprehenſions, & que ſans retarder dauantage ie
moblige Iaſon. Il memmenera auec luy; il me prendra pour femme,
& vantera par toute la Theſſalie, le bon office que ie luy auray rendu,
de lexempter du danger où on le precipite auec la nobleſſe Grecque
qui le ſuit. Las! ie me mettray donc à la mercy des vents, pour quitter
ma ſoeur, mon frere, mon pere, & ceſte chere terre qui ma nourrie?
Tres-volontiers; auſſi bien la rigueur de mon pere meſt-elle inſup-
portable, le païs eſt groſſier & barbare, mon frere eſt vn enfant, &
pour ma ſoeur, elle ne deſire pas moins que moy le contentement de
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Iaſon. Ie ſens quvn puiſſant Dieu minſpire à executer ce que ie ſou-
haitte. Si ie perds quelque choſe, ce ne ſera rien au prix de ce que ie
gaigneray. Ie macquerray lhonneur dauoir ſauué ceſte flotte de
nobleſſe Gregeoiſe; ie changeray le deſagreable air de ceſte rude ter-
re en lair dvne terre ciuiliſée, remplie de pluſieurs belles villes que
la renommée rend meſme icy celebres, & peuplées dhommes qui ſe
font admirer en toutes ſortes darts. Et quand ie ne gaignerois autre
choſe, ie macquerray les affections de Iaſon; de Iaſon, dis-je, qui
ſeul meſt plus que le reſte du monde. Chacun meſtimera vnique-
ment cherie des Dieux, ſi ie puis faire quil me cheriſſe tant quil me
face ſa femme; ma grandeur eſleuée iuſques aux Cieux meſgallera
meſmes aux Deeſſes. Ie napprehende point les dangers de la mer,
les eſcueils qui ſy rencontrent ne meſtonnent pas, ny le gouffre de
Carybde qui engloutit tant deaux, & les rejette aprés, ny celuy de
Scylle au fonds duquel il y a des chiens qui abbayent: car eſtant aſ-
ſiſe ſur Iaſon, que ie tiendray touſiours embraſſé, rien ne me pourra
effrayer, ie ne craindray rien; ou ſi iay de la crainte, ce ne ſera pas
pour moy, ie nen auray que pour mon mary, mes vniques delices.
Mais quoy? miſerable, pourras-tu dire ton mary celuy que tu pren-
dras en trahiſſant ton pere? Pauure abuſée, penſes-tu que ta trahi-
ſon te conduiſe au bon-heur dvn legitime mariage? Lapparence du
beau nom que tu donnes à ton crime, te trompe; ne le deſguiſe point,
& tu trouueras que ce neſt pas ſeulement vn meſchant acte, mais vne
horreur, que tu medites. Deſtourne ton coeur dvne telle entrepriſe
deuant quy entrer plus auant, ſi tu ne veux cheoir dans le repentir.
Voila ce quelle diſoit combattant furieuſement en ſon ame contre
lAmour qui taſchoit à la ſurmonter. Auec ces dernieres paroles ſe-
ſtant mis deuant les yeux la Honte, la Raiſon & la Pieté, elle ſeſtoit
bien fortifiée contre la violence de ce petit Dieu, & luy auoit meſme
deſia, comme vaincu, faict tourner le dos: mais vn peu aprés allant
au vieil oratoire, qui eſtoit dans le fonds dvne eſpaiſſe foreſt proche
du chaſteau, elle rencontra Iaſon qui ralluma ſon feu, que la cen-
dre deſia commençoit à couurir. Vne couleur vermeille ſeſpandit
deſſus ſon viſage, & ainſi quvn tiſon demy-eſteint lors quon leſ-
uente, dvne bluette fait croiſtre en moins de rien vn tel embraſe-
ment quil bruſle de tous coſtez: de meſme ſon amour affoibly, &
quon euſt dit eſtre demy-mort en ſon coeur, à la veuë de celuy qui
lauoit faict naiſtre, reprit tellement ſes forces quil fut auſſi toſt en
ſa premiere vigueur. Par hazard ce iour-là Iaſon eſtoit mieux veſtu,
& paroiſſoit beaucoup plus quil nauoit faict à ſon arriuée: de fa-
çon que Medée ſemble ne pouuoir eſtre auec raiſon blaſmée dauoir
eſté priſe aux appas quil portoit ſur la face. Elle ſe pleut tant à le re-
garder, quelle arreſta ſa veuë ſur luy, tout ainſi que ſi ceuſt eſté la
premiere fois quelle auoit remarqué ſes perfections; & ne iugeant
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point à loeil que ce fuſt vn homme mortel, ne ſe pouuoit laſſer de
ladmirer comme Dieu. Il vint droict à elle, & layant priſe par la
main, la pria tout bas de le fauoriſer de ſon ſecours, offrant de con-
ſacrer à ſes volontez, ſon corps, ſon eſprit & ſa vie; & ne deſpendre
iamais dautre que delle, ſi elle le ſortoit de la peine en laquelle il
eſtoit. Elle que lAmour aueugloit plus que lignorance du mal quel-
le alloit faire, vaincuë parſa chaude paſſion, luy promit en pleurant
de luy ſauuer la vie, & par meſme moyen luy fit iurer quayant auec
ſon aide conquis le butin auquel il aſpiroit, il lemmeneroit auec luy
& la prendroit pour femme. Elle luy en fit faire pluſieurs ſermens, par
les trois faces de Diane à qui loratoire eſtoit dedié, par loeil tout-
voyant du Soleil ſon grand-pere, par le ſuccés de ſes deſſeins, & par
les perilleuſes fortunes quon luy auoit preparées; puis luy mit en
main les herbes charmereſſes, deſquelles il ſe deuoit ſeruir, pour vain-
cre les animaux quil falloit dompter, luy enſeigna le moyen den vſer
à propos, & ainſi le deliura des viues apprehenſions, qui trauerſoient
ſon genereux courage.Le lendemain ſi toſt que le Soleil de ſes rays de lumiere eut chaſſé
les tenebres, le peuple ſaſſembla dans vn champ conſacré au Dieu
Mars, & ſarrangea ſur les coſtes des enuirons, au ſommet deſquelles
le Roy veſtu de pourpre, parut aſſis auec ſon ſceptre dyuoire en
main. Incontinent aprés ces fiers taureaux qui iettoient le feu par les
narines ſauancerent ſur leurs pieds armez dairain, & des chaudes va-
peurs quils vomiſſoient bruſlerent lherbe par tout où ils marche-
rent. Qui ſeſt pleu quelquefois à ouïr le bruit quon entend autour
dvne fournaiſe, ou qui a remarqué ce que faict la chaux lors quon
larroſe deau; celuy-là ſe peut aiſément imaginer le bruyant ſon des
flames encloſes dans le ſein de ces furieux animaux, qui fument ſans
ceſſe. Ils neſtonnent point pourtant Iaſon; il va droit à eux, & bien
quils tournent leurs cornes reueſtuës de fer contre luy, & quen frap-
pant la terre, de leurs pieds dairain fendus en deux, ils effrayent les
autres Argonautes de leurs bruſlans mugiſſemens, il ne craint point
de les approcher; les charmes dont Medée la fourny, le couurent ſi
bien, que le feu quils reſpirent ne le peut offencer. Dvne main hardie
en les flattant il manie les longues peaux qui leur pendent au deſſous
du col, il les accouple ſous le ioug, les contraint de tirer la charruë, &
leur faict labourer ce champ de Mars, où le ſoc nauoit iamais entré.
Le peuple de Colchos admire lheur & la valeur de Iaſon, la nobleſſe
Grecque auec mille glorieux cris eſleue dans lair ſes loüanges, & luy
faict enſler le courage pour continuer auec la meſme hardieſſe. Lors
il prend les dents du ſerpent qui eſtoient dans vn caſque, & les ſeme
dedans le champ quil auoit labouré. Ceſte venimeuſe ſemence neut
pas eſté ramollie en terre, quautant de dents quil y auoit furent tou-
tes autant de corps dhommes. Comme lenfant prend ſa forme au
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ventre de la mere, & ne ſort point au iour quil ne ſoit accomply de
ſes membres: de meſme ces corps qui prirent leur humaine figure
dans les entrailles de la terre enceincte, ne parurent que tous entiers
ſur le champ qui les auoit portez: mais ce fut vne merueille plus que
admirable, que naiſſans tous en vn âge parfaict, ils ſe trouuerent des
armes à la main, armes nées auec eux, & dvne meſme mere. Ils baiſ-
ſerent auſſi toſt les picques dont ils eſtoient armez contre Iaſon, &
firent mine de laller attaquer auec tant de furie, que tous les Gentils-
hommes de ſa ſuitte ſaiſis deffroy perdirent preſques leſperance de le
voir iamais eſchapper des mains de tant dennemis. Medée meſme qui
lauoit rendu aſſeuré, ne peut croire alors quil fuſt en aſſeurance; elle
eut tant de crainte pour luy, que le ſang ſe retira de ſon viſage; elle
demeura froide ſans couleur, & de peur que les herbes quelle luy
auoit données neuſſent aſſez de vertu pour le preſeruer, en redou-
blant le ſecours de ſes charmes, eut recours à la force magique de
quelques vers enchanteurs, quelle prononça tout bas, afin de rendre
vains les efforts de ces nouueaux ſoldats. Cependant que lAmour, qui
neſt iamais ſans crainte, la tenoit en ceſte frayeur; Iaſon ietta vne
groſſe pierre au milieu de ſes ennemis, laquelle fit naiſtre vne guerre
ciuile entre-eux, & les enuenima tellement les vns contre les autres,
quils ſentretuerent tous, & moururent des armes, qui eſtoient, ce
ſembloit, ſorties auec eux pour leur deffence. Les Grecs aprés vne telle
victoire firent mille cris dallegreſſe, & vindrent tous reſioüis embraſ-
ſer le vainqueur. Las! Medée, de combien de contentemens fus-tu
alors comblée? combien ſouhaittas-tu daller comme les autres em-
braſſer ton Iaſon? Tu bruſlois de te ietter à ſon col, & ty fuſſes iettée,
neuſt eſté le reſpect de ta renommée, & la honte qui te retint. Toute-
fois tu ne laiſſes pas de ten reſioüir en toy-meſme, & rendre ſecrette-
ment graces aux Dieux autheurs dvne ſi miraculeuſe deffaicte. Il ne
reſtoit plus aprés quà endormir le Dragon gardien de larbre où la
toyſon eſtoit penduë, lequel tournoyant autour du threſor, dont il
eſtoit concierge, faiſoit heriſſer vne creſte ſur ſa teſte, iettoit comme
trois langues, & monſtroit des rangs de dents horriblement aiguës.
Iaſon neut pas teint ſes eſcailles du ius de quelques herbes, & dit par
trois fois deuant luy certains mots, qui ont vne ſecrette vertu daſſou-
pir tout, & de calmer meſmes les plus violens orages de la mer & des
fleuues, quauſſi toſt le ſommeil ſempara des yeux de ceſte furieuſe
beſte, dans leſquels il neſtoit iamais entré. Le valeureux fils dEſon ſe
ſaiſit lors ſans danger des riches deſpoüilles du mouton de Phryxus,
& ſen retourna glorieux auec Medée, lautre proye de ſa conqueſte.
Il la prit pour femme, ainſi quil luy auoit promis, & depuis ſe ren-
dirent enſemble au port de Theſſalie.
|| [185]
LE SVIET DE LA II. FABLE.
Medée eſtant arriuée en Theſſalie, Iaſon la pria de raieunir ſon pere Eſon, ce quelle(II. Fable ex-
pliquée au 4.
Chap.)
fit volontiers tant elle affectionnoit ſon mary, & eſpuiſa le ius de tant dherbes ſur le
corps de ce bon vieillard, quelle le remit de lâge caduc auquel il eſtoit, en vn âge diſ-
pos & robuſte, ſans quil perdiſt pourtant la vieille memoire du paßé.LEs Dames du païs au retour de Iaſon, auec vne reſioüiſſance
incroyable, rendirent graces aux Dieux pour le recouurement
de leurs enfans, quelles croyoient perdus; & les peres fumans les au-
tels dencens, offrirent de graſſes victimes, dont les cornes eſtoient
dorées, és ſolennels ſacrifices quils firent tous en commun pour ceſte
commune ioye. Il ny eut homme duquel le fils euſt faict le voyage,
qui ne ſe trouuaſt lors au Temple, & ſi pourtant Eſon ny peut eſtre;
ſa caducque foibleſſe, qui luy tenoit deſia vn pied dans le tom-
beau, ne luy permit pas daſſiſter à la ſolennité. Et ce fut loccaſion
que prit Iaſon de faire vne priere à ſa femme: Chere moitié (luy diſt-
il) qui ne mauez pas ſeulement obligé de la vie, mais de tout ce que
ie poſſede de contentement, dhonneur & de gloire. Ie nay rien
que ie ne tienne de vous, & les merites de vos faueurs en mon en-
droict vont au delà de ce quon en peut croire. Ils paſſent linfiny
qui ne ſe peut croiſtre; mais ie vous ſupplie dy adiouſter pourtant
encore vne courtoiſie. Faictes, ſil eſt poſſible (mais quy a-il dim-
poſſible à la ſecrette vertu de vos magiques vers?) que vous
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retranchiez quelques-vns des ans deſtinez à ma vie, pour allonger le
cours de celle de mon pere. Les prieres quil luy en fit eſtoient accom-
pagnées de tant de zele, que la pieté dont il eſtoit pouſſé, luy tira des
larmes des yeux. Medée meſme (bien quanimée dvn eſprit trop diſ-
ſemblable en la naturelle affection, que nous deuons à ceux qui nous
ont engendrez) ſe ſentit eſmeuë du charitable deſir de Iaſon. Le reſ-
ſentiment quelle en eut la toucha du ſouuenir dAëte ſon pere: mais
elle ne le fit pas paroiſtre: Elle repartit à ſon mary, & luy diſt: Ha!
mon coeur, quel horrible ſouhait faictes-vous? Ce neſt pas vn office
de charrté, ceſt vn crime. Comment vous perſuadez-vous que ie puiſ-
ſe deſrober de vos iours, pour en enrichir la vie dvn autre? Sombres
puiſſances de lEnfer, noire Hecate que ie reuere, ie ne vous en im-
portune point, ne men donnez pas le pouuoir. Auſſi neſt-il pas rai-
ſonnable, non, Iaſon, voſtre demande ne leſt pas: mais ieſſayeray de
faire pour vous quelque choſe de plus. Iemployeray ma ſcience pour
croiſtre les iours de voſtre pere, toutefois ce ſera ſans toucher à vos
années; ie recercheray mes plus rares ſecrets, & les rendray vtiles,
pourueu que ceſte morne Deeſſe qui porte trois viſages, maſſiſte, &
authoriſe de ſa faueur la hardieſſe de mon deſſein. Il ſen falloit trois
iours que la Lune ne fuſt au plein, Medée attendit que les deux cor-
nes ioinctes enſemble euſſent faict vn cercle parfaict, & quand la face
parut entiere, elle ſortit vne nuict ſeule de ſa maiſon, ayant ſa robe
retrouſſée, les pieds nuds, ſes cheueux ſans liens eſpandus deſſus les
eſpaules, & ſen alla de la façon errer parmy lhorreur des muettes te-
nebres. Les hommes dans le lict, les oyſeaux ſur les arbres & les beſtes
ſauuages dans les bois eſtoient aſſoupis dvn profond ſommeil entre
les bras du repos; les ſerpens ſans faire bruit ſe traiſnoient lente-
ment, & dvn mouuement endormy; les fueilles neſtoient point bat-
tuës du vent, & rien ninterrompoit le calme de lair tranquille en ſes
noires horreurs: le ſilence regnoit par tout auec lobſcurité, il ny
auoit que les eſtoilles ſeules qui eſclairaſſent, vers leſquelles Medée
tendant les bras, fit trois tours, ſarroſa par trois fois la teſte de leau
quelle puiſa auec la main dans la riuiere, & aprés auoir faict trois cris
mit les genoux en terre pour faire ceſte priere: Nuict fidelle amie du
ſilence & des ſecrets, clairs feux qui ſucceſſeurs des feux du iour eſ-
clairez parmy les tenebres, Hecate Deeſſe à trois faces qui as touſiours
ſceu & fauoriſé mes deſſeins, chants enchanteurs, magiques ſecrets,
& toy Terre qui fournis tant dherbes pour les enchantemens; vous
montaignes, foreſts, vents, fleuues, eſtangs; vous Dieux des bois aſ-
ſiſtez-moy, & vous auſſi ſombres diuinitez de la nuict, auec laide de
qui, lors que bon ma ſemblé, iay rebrouſſé le cours des fleuues, &
faict remonter leurs eaux à leur ſource, dont les riuages ſe ſont eſmer-
ueillez. Auec voſtre aide, quand ie veux, ie trouble la mer calme, &
calme lorage qui la trouble: ie chaſſe les nuées & les fais eſpandre; ie
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commande aux vents de ſortir, & de ſe retirer ainſi quil me plaiſt; ie
couppe les ſerpens en deux, ſans autre effort que de ma ſeule parole;
ieſbranle les rochers, les foreſts, & fais trembler les montaignes.
Ientrouure la terre, fais ſortir les corps morts de leurs tombeaux, &
te force meſme, Diane clair aſtre de la nuict, de quitter les Cieux, ſi
ce neſt que durant le trauail auquel les vers que ie murmure te met-
tent, tu ſois ſecouruë par le ſon de quelques baſſins de cuiure; mais
encore ta face pallit-elle touſiours, & les roües de ton chariot, com-
me auſſi faict le teint vermeil de lAurore, lors que ivſe de mes char-
mes contr elle. Ceſt vous, puiſſantes diuinitez, que jinuoque, puiſ-
ſances qui auez rendu vaines les flames des taureaux, que Iaſon a for-
cez contre leur furieuſe nature de receuoir le ioug, & tirer la charruë
quils nauoient iamais traiſnée. Ceſt vous qui fiſtes naiſtre la guerre
ciuile, par laquelle ces enfans de la terre ſe deffirent eux-meſmes.
Ceſt vous qui aſſoupiſtes le dragon gardien de la toiſon dor, & per-
miſtes que ce riche butin fuſt emporté de Colchos en Grece. Iay
maintenant beſoin dherbes pour renouueller vn corps affoibly, &
luy redonner les ieunes forces que la vieilleſſe luy a oſtées; vous ne me
manquerez-pas, ie maſſeure, non plus quautresfois; les prieres que
ie vous ay faites ne ſeront point vaines, ie le recognois au ſignal que
les eſtoilles men donnent. Ses prieres ne furent pas vaines à la verité,
à linſtant meſme elle veid deuant ſoy vn chariot tiré par deux Dra-
gons volans, ſur lequel elle monta, & apres auoir vn peu flatté ces
courſiers aiſlez, leur laſcha la bride pour eſtre portée en lair.Ainſi eſleuée elle veid ſous ſoy la pluſpart des villes de Theſſalie,
& ſe rendant dvne montaigne à lautre, ſe pourmena le long de tou-
tes les coſtes du mont Oſſa, de Pelion, dOthrys, du Pinde & de lO-
lympe, pour y cueillir les herbes qui luy eſtoient neceſſaires, deſquel-
les elle tira les vnes hors de terre auec la racine, & couppa les au-
tres auec ſa faux de cuiure. Elle en trouua pluſieurs qui luy pleu-
rent ſur la riue du fleuue Apidan. LAmphryſe, lEnipe, le Penée luy
en fournirent auſſi vne grande quantité. Sperchie, & les mareſcageux
riuages du Bebe ne manquerent point non plus à luy en preſenter
quelques vnes, comme fit auſſi la riuiere Anthedon, qui neſtoit pas
alors ſi renommée quelle a eſté depuis, à cauſe de leſtrange auanture
de Glauque, lequel, ſur le bord de ſes eaux, fut faict de ſimple peſ-
cheur Dieu marin. Elle demeura neuf iours & neuf nuicts à ramaſſer
dvn coſté & dautre des herbes, dont lodeur penetrante eut tant
de force que les Dragons qui tiroient ſon chariot, pour lauoir ſeu-
lement ſentie, perdirent leur vieille peau, & furent reueſtus dvne
nouuelle. Quand elle fut de retour, ſans entrer dans le Palais elle
ſe tint hors la porte en vne place, où ny auoit autre couuerture
que le Ciel, deffendit aux hommes dapprocher delle, dreſſa deux
autels de gazons, celuy de la droicte à Hecate, & celuy de la gauche
[188]
à la Ieuneſſe, & les entoura tous deux de fougere, & de quelque autre
fueillage. Aſſez proche de là elle fit aprés deux foſſettes, & pour ſa-
crifice coupa la gorge à vne brebis noire, du ſang de laquelle elle
remplit les foſſettes, & au deſſus du ſang y verſa dvne main du lait
tiede, & de lautre du miel, laſchant, en meſme temps quelle verſoit
la liqueur, certaines paroles, par leſquelles elle coniuroit les baſſes
puiſſances qui ſont ſoubs terre, Pluton Prince des Ombres, & ſa fem-
me Proſerpine, de ne ſe haſter point denleuer la vieille ame dEſon.
Elle ſe les rendit en fin propices, ayant aſſez long-temps marmotté
vne longue ſuitte de prieres; puis commanda quon apportaſt deuant
les autels le foible corps dEſon, quelle aſſoupit dvn profond ſom-
meil par la vertu de ſes vers enchanteurs, & comme mort le coucha
ſur des herbes quelle auoit eſpanduës par terre. Tous ſes ſeruiteurs,
ſes ſeruantes, & Iaſon meſme ſe retira de là; car par leur veuë les ſe-
crets myſteres quelle faiſoit, euſſent eſté prophanez. Quand ils ſe fu-
rent retirez; elle ayant ſes cheueux eſpars, ainſi que celles qui font
les feſtes de Bacchus, entoura toute furieuſe les flames qui eſtoient
ſur les autels, & faiſant ſes tours plongea des torches dans la foſſe plei-
ne de ſang; puis les alluma ainſi ſanglantes. Elle fit par trois fois paſ-
ſer le corps par le feu, le purifia trois fois auec de leau, & trois fois
auec du ſouffre, cependant que les medicamens eſcumoient à gros
boüillons blancs dans vn chaudron où ils cuiſoient. Là dedans Me-
dée auoit mis vne infinité de racines cueillies és vallées de Theſſalie;
il y auoit des graines, des fleurs, des pierres que lOrient nous donne,
des arenes que lOcean laiſſe arides aprés ſon reflus, des broüillards
que la Lune engendre la nuict, le coeur & les aiſles dvne cheueſche,
les entrailles dvn loup-garou, la peau marquettée dvn ſerpent, le
foye dvn cerf, la teſte dvne corneille qui auoit veſcu neuf ſiecles en-
tiers, & mille autres choſes encore quelle y ietta, deſquelles il eſt
impoſſible de ſçauoir les noms; puis meſla fort bien tout enſemble,
faiſant monter deſſus ce qui eſtoit deſſous auec vne branche morte
doliuier. Ce baſton ſec dont elle broüilloit, neut pas faict trois ou
quatre tours dans le chaudron, quauſſi toſt il deuint verd; vn peu
aprés fut reueſtu de fueilles, & preſque en meſme inſtant chargé do-
liues. Autant de gouttes du boüillon que le feu faiſoit eſpancher
dvn coſté & dautre, ceſtoient incontinent autant de fleurs, & au-
tant dherbes qui naiſſoient. A quoy Medée recognut que ſa medeci-
ne eſtoit preſte, & lors coupa la gorge à Eſon que ſes charmes a-
uoient rendu inſenſible, fit ſortir tout le ſang caduc; & pour en fai-
re naiſtre de nouueau, tant par la bouche, que par la playe, remplit
le corps de ce boüillon chaud, lequel anima ce bon vieillard dvne
ieune vigueur. Ses cheueux & ſa barbe griſe deuindrent noirs; la
maigre foibleſſe, la paſle horreur, & les rides qui accompagnent la
vieilleſſe ne ſe trouuerent plus auec luy; il fut doüé dvn embon [189] poinct, dont luy meſme ſeſtonna, ſe voyant en la meſme diſpoſi-
tion quil auoit eſté quarante ans auparauant, ſans auoir rien perdu
de ſon meur iugement, & ſans quauec ſon âge, la prudence, que
lâge nous acquiert, fuſt diminuée.
LE SVIET DE LA III. ET IIII. FABLE.
Bacchus pria Medée de raieunir ainſi quEſon les Nymphes qui lauoient nourry, &(III. & IIII. Fa-
ble expliquées
au 4. Chap.)
à ſa requeſte elle les rendit telles quil deſiroit; puis pour ſe venger de Pelias oncle de
Iaſon qui lauoit touſiours hay, fit tant que ſes propres filles le tuerent, & mirent
boüillir ſon corps dans vn chaudron, ſe perſuadans quil deuiendroit par ce moyen ieu-
ne comme Eſon.BAcchvs qui veid denhaut vn tel miracle ne fut pas à ſon
aiſe iuſquà ce que Medée eut en ſa faueur prolongé de meſ-
me la vie des Nymphes ſes nourrices. Elle fit encore ce bien-là; puis
afin de continuer ſes trahiſons, vſa dvne cruelle feinte, qui couſta
la vie à Pelias. Son artifice fut de ſuppoſer quelque mauuais meſnage
entre elle & ſon mary, & ſe retirer chez ce vieil oncle de Iaſon, où
les filles du bon-homme, rompu de vieilleſſe, la receurent auec
beaucoup de careſſes, pipées dvne affection trompereſſe, que Me-
dée, trop ruſée pour elles, feignit de leur porter. Elle leur raconta
mille fauſſes occaſions quelle auoit de vouloir du mal à ſon mary,
qui ſeſtoit, diſoit-elle, rendu trop ingrat enuers elle. Et faiſant tels
diſcours, entre les plus rares bien-faicts, dont elle ſe vantoit dauoir
[190]
obligé Iaſon; les forces dEſon reparées, & ſes ans allongez, eſtoient
les plus ſignalez reproches deſquels ſa langue menſongere ſarmoit
pour teſmoignage de ſon meſcontentement. Elle rediſoit ſi ſouuent
ce charitable office, quelle auoit fait à ſon beau-pere, que les filles
de Pelias conceurent quelque eſperance de voir auec ſon aide leur
pere en âge plus robuſte, & moins incommodé quen celuy auquel
il eſtoit. Elles la prierent donc de redonner de meſme à Pelias ſa
ieune vigueur perduë, & pour ly faire reſoudre luy firent vne infini-
té de belles promeſſes. Sans leur rien reſpondre elle demeura quel-
que peu, comme retenuë de quelque difficulté, & ſe ſeruit dvne
feinte grauité pour mettre en doute ces pieuſes filles, & les faire
craindre de nobtenir pas ce quelles deſiroient: toutefois elle leur
accorda en fin, & pour les aſſeurer de ſon pouuoir, voulut aupara-
uant que deſprouuer ſes herbes ſur leur pere, en faire eſſay ſur le
plus vieil belier de leurs troupeaux. On luy ameine celuy qui com-
me plus âgé auoit accouſtumé de conduire les autres, quelle prit par
les cornes, & dvn couſteau luy ouurit la gorge, doù elle ne peut fai-
re ſortir que fort peu de ſang, tant il eſtoit vieil & ſec. Incontinent
aprés elle le jetta dedans vn vaiſſeau plein du ius de quelques herbes,
qui diminuerent le corps aride du belier, luy mangerent ſes cornes,
& auec les cornes les ans quil auoit veſcu; il deuint agneau, commen-
ça à beſler dvne voix moins rude que de couſtume, & ſauta hors du
vaiſſeau pour aller cercher la tetine. Les filles de Pelias rauies dvn ſi
merueilleux effect, par lequel Medée leur auoit teſmoigné combien
elle pouuoit ſur la vieilleſſe de leur pere, la preſſerent plus que iamais
deffectuer ſa promeſſe.Deſia par trois fois le Soleil auoit plongé ſes courſiers dans la Mer
du couchant, depuis le changement du Belier, par trois fois les tene-
bres auoient faict place aux clartez du iour, ceſtoit la quatrieſme
nuict daprés que Medée mit ſur le feu des herbes ſans vertu auec de
leau pure; puis ſen alla dans la chambre de Pelias, accompagnée de
ſes filles; endormit le bon-homme & ſes gardes par la force charme-
reſſe de ſes vers enchanteurs; & lors ſous vn faux voile de pieté anima
de ceſte façon les filles au meurtre de leur pere: Quoy? laſches filles,
manquez-vous de courage pour faire vn bon office? Qui vous tient
en ſuſpens? Tirez vos couſteaux pour tirer le vieil ſang de voſtre pe-
re, & épuiſer ſes veines, afin que ie les rempliſſe dvn ſang boüillon-
nant qui lanime dvne nouuelle ardeur. Ses ans & ſa vie ſont entre
vos mains; ſi vous eſtes pouſſées de quelque ſainct deſir de voir croi-
ſtre ſes iours, ſi vous ſouhaittez que vos pieuſes eſperances ayent
quelque ſuccés, ne craignez point de luy rendre vn ſi charitable de-
uoir. Chaſſez auec le fer, la vieilleſſe, & toutes les caduques humeurs
de ſon corps; faictes vne ouuerture à la foibleſſe qui le poſſede, afin
que ſortant elle face place aux forces que ie luy donneray. Celle qui
[191]
la premiere à louïe de telles paroles fut touchée de pieté, fut en ef-
fect la plus impie. Ce fut celle qui la premiere de peur deſtre iugée
criminelle enuers ſon pere, oſa commettre vn ſi horrible crime con-
tre luy en le bleſſant dvn couſteau. Les autres la ſuiuirent, & toutes
charitablement cruelles & cruellement charitables le frapperent en
diuers endroits, ſans pouuoir toutesfois ietter la veuë auec les bras ſur
le corps quelles frappoient. Filles aueuglées! qui ſembloient crain-
dre de ſoüiller leurs yeux du ſang, dont leurs mains eſtoient polluës.
Le pere ainſi traicté en ſeſueillant penſa ſe leuer, & ſe ietter hors du
lict, mais les coups & la foibleſſe le retindrent: tout ce quil peut, fut
de tendre ſes bras palliſſans à ces furieuſes filles armées de couſteaux,
qui eſtoient autour de luy, & leur dire: Que faictes-vous, mes filles?
Quelle rage vous pouſſe? vous oſtez la vie à celuy de qui vous la te-
nez. Ce peu de paroles les toucha ſi viuement, quelles neurent plus
le courage de le toucher dauantage. Le coeur leur faillit, mais non pas
à Medée, laquelle voyant que Pelias vouloit encore parler, dvn coup
quelle luy donna dans la gorge, luy fit perdre la vie & la voix; puis le
ietta tout ſanglant quil eſtoit, dans leau boüillante.
LE SVIET DELA V. VI. VII. VIII. IX. IVS-
QVA LA XX. FABLE.
Medée senfuyant apres vne ſi barbare cruauté, du mont Othrys, où elle ſe retira
premierement, paſſa à Pitane ville dEolie, où elle veid vn dragon changé en rocher.
[192]
De là sen alla dans la foreſt dIda, où Bacchus auoit changé Thyonée ſon fils en chaſ-
ſeur, & le veau quil emmenoit en cerf; puis sapprocha du tombeau du pere de Coryte;
des terres où Mera eſtoit deuenu chien, & dautres lieux encore, où le Poëte prend ſubiet
de toucher en paſſant quelques fables qui ne ſont celebres, & ſont aſſez faciles au texte.
La plus ſignalée deſquelles eſt dHyrie qui fut changée en fontaine, daffliction quelle
eut que ſon fils ſe fuſt precipité dvn rocher, & tombant euſt eſté changé en Oyſeau.SI Medée neuſt lors promptement monté ſur ſon chariot tiré
par des ſerpents aiſlez, elle euſt couru fortune deſtre auſſi iuſte-
ment punie quelle lauoit cruellement merité, mais elle fut inconti-
nent enleuée dans lair, & ſen alla paſſer ſur le mont Pelion, le long
de la maiſon de Chiron, & ſur les ſommets dOthrys, où le vieil Ce-
rambe fut porté changé en oyſeau, auec laide de quelques Nymphes,
lors que ſous Deucalion vn grand deluge deaux noya toute la terre.
Elle laiſſa à main gauche Pitane qui eſt en Eolie, auec leffroyable
pourtraict de ce grand Dragon qui fut conuerty en rocher; ne veid
que de loing la foreſt dIda, où Bacchus autresfois pour couurir le vol
(Thyonée.) de ſon fils, fit que le veau quil auoit deſrobé deuint cerf: paſſa ſur le
tombeau ſablonneux du pere de Coryte, & trauerſa les plaines où
Mera nouuellement changé en chien auoit premierement abbayé.
De là elle fut en Eurypyle, où pluſieurs femmes auoient eſté muées en
vaches, lors quHercule emmenoit les troupeaux de Geryon: A Rho-
des, Iſle conſacrée à Phoebus, où les Telchines, qui de leur veuë en-
chantereſſe changeoient tout ce qui ſe preſentoit deuant eux, furent
par Iupiter conuertis en rochers, & couuerts des eaux de ſon frere
Neptune: A Caee, où depuis Alcidamas eut occaſion de ſeſtonner
voyant ſortir vn pigeon du corps de ſa fille: Puis trauerſa leſtang
dHyrie, és enuirons duquel vn cygne ſubitement nay auoit peu de
temps auparauant fait entendre ſa voix plaintiue. Car Phyllie eſper-
duëment amoureux du fils dHyrie, pour complaire à ce ieune gar-
çon quil cheriſſoit plus que ſoy-meſme, fit des merueilles qui luy
euſſent eſté impoſſibles, ſil neuſt eſté poſſedé damour. Il rendit
priuez des oyſeaux ſauuages, dompta des lions, & vainquit meſme
vn taureau, par le commandement de celuy quil aimoit, ſans pou-
uoir obtenir pourtant les fruicts de ſon amour, dont il fut ſi deſpit,
quen fin il refuſa le taureau au fils dHyrie, qui de colere luy diſt; Tu
deſireras bien toſt de me le donner, mais tu ne le pourras plus faire: &
dés lheure meſme ſe precipita du haut dvn rocher; toutesfois il ne
tomba pas, ſon corps ſouſtenu ſur des plumes blanches demeura ſuſ-
pendu en lair. Il deuint cygne, & ſa mere qui penſoit quil ſe fuſt
tué, de dueil ſe fondit toute en pleurs, & fit de ſes larmes vn eſtang
qui porte encore ſon nom. Ceſt aſſez proche de là queſt Pleuros où
Combe fille dOphis, deuint oyſeau, & ſe ſauua en lair pour euiter
les mains parricides de ſes propres enfans. Calaurée auſſi nen eſt pas
loing, Iſle que Latone ſattribuë, où le Roy & la Reyne furent de
[193]
meſme changez en oyſeaux. A main droicte eſt le mont Cyllene, ſur
lequel linceſtueux Menephron nauoit pas encor alors couché auec
ſa mere, comme il fit depuis pouſſé dvn deſir trop brutal. Fort loing
de là elle veid Cephiſe qui en pleurant la mort de ſon petit-fils, fut
par Apollon conuerty en monſtre marin: & veid auſſi la maiſon
dEumele fils dAdmete, qui pleuroit le changement de ſa fille, que
des aiſles doyſeau auoient emportée dans les bois pour viure ſur les
arbres.
LE SVIET DE LA XX. XXI. XXII. XXIII.
ET XXIIII. FABLE.
Medée seſtant renduë à Corinthe, où Iaſon auoit deſia eſpousé la fille du Roy Creon,(XX. XXI.
XXII. XXIII. &
XXIIII. Fable
expliquées au 5.
Chap.)
y fit dhorribles executions: elle tua ſes deux enfans, & fit bruſler le Palais, puis ſe re-
tira à Athenes chez Egée, où elle veid Phinée, Periphas, & Polyphemon changez en
oyſeaux. Là elle voulut empoiſonner Thesée, auec de laconit, herbe née de leſcume de
Cerbere, lors quHercule le tira des Enfers, & lamena iuſquau Pont. Le contentement
queut Egée à la veuë de ſon fils luy fit faire des ſacrifices, eſquels on chanta les loüan-
ges de Thesée, & tous ſes plus valeureux exploits, & la victoire de Scyron, entre au-
tres, de Scyron cruel Pirate, qui vaincu fut changé en vn eſcueil qui porte encore ſon
nom. En ſuitte dequoy eſt racontée la Metamorphoſe de la traiſtreſſe Arné, changée en
vn hydeux oyſeau, nommé Chucas, pour auoir trahy ſon pays.APres auoir long temps eſté portée par ſes Dragons volans,
elle ſarreſta en fin à Corinthe, où lon tient quau premier âge
[194]
du monde, il ſortit quelques hommes de ces potirons qui naiſſent de
lhumidité par les bois. Là elle veid Creüſe nouuellement mariée à
Iaſon, dont elle conceut vn ſi cruel regret, que de rage elle la fit
bruſler auec ſon pere Creon, dans le Palais royal où elle mit le feu.
Elle tua dvne plus que tigreſſe cruauté ſes deux enfans, & ainſi ſe
vengea de linconſtance de Iaſon, qui ne ſe peut venger delle; car ſes
ſerpens aiſlez lemporterent auſſi toſt dans Athenes, où elle tap-
perceut voler, equitable Phinée, auec le vieil Periphas, & ta pe-
tite-fille Polyphemon, qui nauoit eſté que depuis peu reueſtuë
de plumes. Egée Roy dAthenes la receut fauorablement en ſa mai-
ſon, mais non pas ſeulement en ſa maiſon (en cecy fut-il trop
mal aduiſé) il luy fit place dans ſon lict, & ne deſdaigna point de
la prendre pour femme. Depuis Theſée ſon fils, toutesfois fils in-
cognu, aprés auoir deffait des voleurs qui rauageoient lIſthme, le
vint trouuer, & dés ſon arriuée fut ſuſpect à Medée. Elle ne leut
pas veu, quoy quelle le tint pour eſtranger, quauſſi-toſt elle prit re-
ſolution de le faire mourir, par le moyen dvn breuuage empoiſonné
du ius des herbes mortelles, quelle auoit apportées de Scythie. On dit
que ce fut en ces froides regions-là quHercule traiſna Cerbere, & que
ceſt horrible chien, aprés auoir reſiſté, & fuy la lumiere du iour, au-
tant quil luy fut poſſible, clignant les yeux aux rays du Soleil, tout
bouffi de venin & de rage, fit en meſme inſtant trois cris effroyables
au milieu de la Scythie, & en abbayant couurit tous les champs da-
lentour de leſcume quil ietta, laquelle eſtant endurcie au froid, fut
conuertie en des pierres, doù ſort laconit, poiſon le plus preſent & le
plus aſſeuré que la terre produiſe. Ce fut du ſuc mortel dvne ſi dan-
gereuſe herbe que Medée appreſta vn breuuage à Theſée, & luy fit
preſenter par ſon pere, qui ne le recognoiſſoit pas pour ſon fils. Egée
vaincu des attraits dvne femme, porte la mort dans vne coupe à celuy
qui luy doit la vie; il va meſler le venin dans ſon propre ſang, il va
meurtrir comme ennemy, vn qui luy eſt plus proche que ſes plus inti-
mes amis, il luy met le poiſon en main; & ainſi quil eſt preſt à le boire,
ce bon pere remarque, que la perſonne quil veut faire mourir porte
aux gardes de ſon eſpée les armes de ſa maiſon; il ſapperçoit que ceſt
vne eſpée quil a ſoy-meſme autresfois portée, & par le moyen de
leſpée recognoiſt ſon fils, luy oſte de la main la coupe meurtriere quil
luy auoit preſentée; & pourſuit Medée à mort, laquelle ſeſchappe
aiſément, & ſenleue dans les nuës par la force de ſes charmes.La ioye queut Egée de voir ſon fils ne leſbloüit point tant, quil
oubliaſt leſtrange fortune à laquelle il lauoit expoſé; & combien
peu il auoit manqué deſtre ſon meurtrier: afin den rendre graces aux
Dieux, il fit allumer du feu ſur leurs autels, & par des ſacrifices ſolen-
nels teſmoigna ſa reſioüiſſance. Les plus grands de ſa Cour, & tout le
peuple ſe banquetterent les vns les autres ce iour-là, chacun en fit
[195]
feſte, chantant quelques vers en la loüange de Theſée: Ceſt toy, va-
leureux Theſée, diſoient-ils, qui as vaincu le taureau de Gete dans la
plaine de Marathon; ceſt par ton moyen que les Corinthiens ont
maintena
̅
t les champs de Cromyon libres pour labourer, la rage dvn
ſanglier ne les afflige plus. LEpidaure te doit la mort de Periphete,
cruel fleau du païs, & les riues du fleuue Cephiſe, celle du voleur Pro-
cruſte. La ville dEleuſe nhonore pas moins ton nom que celuy de
Cerés qui eſt ſa Deeſſe, à cauſe que tu las deliurée des voleries de Cer-
cyon. Ce grand Scinis, grand de force & de courage pour faire du
mal ſeulement, qui courboit les pins pour y attacher les hommes, &
les mettre en pieces en laiſſant redreſſer les arbres; ce monſtre, dy-je,
trop inhumain eſt mort, il a faict ioug deſſous leffort de ta vertu,
auſſi bien que Sciron, par le meurtre duquel tu as rendu ſans danger
le chemin qui nous meine à Megare. Tu las mis en pieces, & ietté ſes
membres çà & là, auſquels ny la terre, ny leau nont voulu donner
place, pour les faire repoſer, iuſquà ce que muez en roche ils ſe ſont
attachez à leſcueil, lequel auec ſes os a retenu ſon nom. Si nous
voulions nombrer tes actes heroïques, & tes années, nous trouue-
rions que tes proüeſſes ſont en plus grand nombre que tes iours meſ-
mes: pour ce voüons-nous en tout honneur de faire tous les ans vne
reſioüiſſance publique, & beuuans à ta ſanté, nous demandons au
Ciel, quil donne à tes trauaux les heureux ſuccés que ta valeur me-
rite.Tels cris dallegreſſe, meſlez de tant de loüanges, ne ſoüyrent pas
ſeulement autour du Roy, le ſimple peuple auſſi bien que les courti-
ſans fit paroiſtre par tout le contentement quil receuoit de la venuë
de Theſée; il ny auoit lieu dans la ville doù la triſteſſe ne fuſt bannie
ce iour-là. Mais quoy? la reſioüiſſance ne fut pas de longue durée.
Ceſt le miſerable deſtin du monde, quon ne ſe peut promettre icy
bas vn plaiſir aſſeuré; il y a touſiours quelque affliction qui trauerſe
nos contentemens, ou quelque faſcheuſe nouuelle qui nous empeſ-
che den ſauourer le doux fruict. Egée neut pas le bon-heur de reuoir
ſon fils, quincontinent aprés il fut auerty que Minos armoit pour
luy faire la guerre. Laduis neſtoit point faux, Minos outrageuſe-
ment offencé du meurtre dAndrogée, penſoit auoir iuſte occaſion(Androgée fils
de Minos, fut
tué à Athenes.)
de leuer les armes contre la ville dAthenes. Outre ce quil eſtoit fort
dhommes & de vaiſſeaux, liniure quil auoit receuë fortifioit encore
ſon coeur & ſon party; toutesfois il ne declara point la guerre quil
neuſt auparauant recerché le ſecours de tous ſes amis. Il courut luy-
meſme en pluſieurs endroits, par promeſſes il gaigna Anaphe, & par
force le royaume dAſtypale; il ioignit à ſes forces les forces de My-
con, de Cimole, qui nous donne la craye, de Paros, qui nous enuoye
le marbre, de Tyr, de Scyre, de Seriphe, & de Sithon, que lauare
Arné trahit pour de largent; & fut depuis changée en vn oyſeau,
[196]
noir de pieds & de plumage, que lon void encore imiter ſon naturel
auare, & ne cherir pas moins lor quelle monſtra laimer, quand elle
vendit ſon pays.
LE SVIET DE LA XXV. FABLE.
(XXV. Fable
expliquée au
8. Chap.) AEaque fils de Iupiter & dEgine, ayant perdu tout ſon peuple dOenopie, que Iunon
auoit fait mourir de peste; pria les Dieux que tous les fourmis quil voyoit dans vn
cheſne fuſſent changez en hommes pour repeupler ſes terres. Sa priere fut auctorisée
des Cieux, vn monde de petits hommes parut außi toſt, qui furent appelez Myrmidons,
nom tiré du nom que la fourmis a chez les Grecs. Cette fable eſt racontée par AEaque
à Cephale.LEs peuples de ce pays-là ſe rangerent auec Minos; mais ceux
dOliare, de Didyme, de Tenes, dAndre, de Gyare, & de Pe-
parethe fertile en oliuiers, ne voulurent point porter les armes pour
ſa querelle: il les laiſſa donc à gauche, & tourna deuers lOenopie.
Ceſtoit la terre où le vieil AEaque regnoit, laquelle de toute ancien-
neté auoit porté le nom dOenopie; mais il le changea, & le fit ap-
peller Egine, afin que ſon royaume neuſt point dautre nom que
celuy de ſa mere. Lors que Minos y arriua tout le peuple ſeſmeut,
deſireux de voir vn Prince, dont la renommée auoit rendu le nom ſi
celebre: Telamon fils aiſné du Roy fut le premier au deuant, Pelée
puiſné y fut aprés; puis Phoque qui eſtoit le cadet, & en fin AEaque
[197]
ſortit le dernier, ſans ſauancer plus loing que ſon âge & ſa qualité le
permettoient. Il receut fort honorablement Minos; & quand il ſe
fut enquis de loccaſion dvn tel voyage, ce puiſſant Prince auquel
cent villes obeïſſoient en Crete, eſlançant des ſouſpirs que ſon affli-
ction paternelle fit ſortir, deſcouurit ainſi ſon deſir. Ceſt mon mal-
heur (diſt-il) qui mameine en voſtre Palais, ou la cruauté pluſtoſt
de ceux qui mont rauy mon fils, ma forcé de my rendre. Mes iuſtes
regrets veulent que mes armes vengent ſa mort; ioignez, ie vous ſup-
plie, les voſtres à celles que ma douleur ma fait prendre: ſecourez
mon dueil de vos forces, afin quauec voſtre aide, ie puiſſe alleger
mes tourmens, & quvne pieuſe vengeance appaiſe lombre irritée de
mon fils, traiſtreuſement meurtry. Helas! (reſpondit AEaque) vous
me priez dvne choſe que ie ne puis; il neſt pas permis à mes peuples
darmer contre ceux dAthenes, nous ſommes dancienneté trop
eſtroictement alliez pour rompre la foy qui nous oblige de leur eſtre
touſiours amis. Ce fut vne reſponce qui ne contenta pas beaucoup
Minos; il ſe retira triſte & courroucé, diſant, que puis quils eſtoient
alliez, lalliance leur y couſteroit cher: mais ce ne furent que vaines
menaces; il luy euſt eſté plus auantageux de faire la guerre ſans la de-
clarer, que la declarer, & aprés conſumer ſes forces en recerchant çà
& là des amis pour les accroiſtre.Sa flotte ayant laiſſé le bord nauoit pas encore perdu de veuë les
murs dOenopie, quand le vaiſſeau dAthenes parut au port, dans le-
quel eſtoit Cephale Ambaſſadeur des Atheniens, qui venoit pour
demander ſecours contre Minos. Il y auoit long-temps que les fils
dAEaque ne lauoient veu; mais ils ne le meſcognurent point pour-
tant, ils le ſalüerent ſur la greue, & le menerent droict au Palais de
leur pere. Ce braue Cheualier Cephale en lâge quil eſtoit, portoit
encore peints au viſage pluſieurs traicts de ſon ancienne beauté; ſon
port, ſa façon, & ſa grandeur le rendirent fort remarquable entre les
autres, lors quil entra dans le Palais, auec vne branche doliuier en
main, au milieu de Clyton & Bute, tous deux ieunes Seigneurs en-
fans de Pallas. Quand ils furent entrez prés du Roy, eux qui venoient(Pallas eſtoit le
troiſieſme fils de
Pandion.)
pour auoir du ſecours parlerent les premiers. Cephale fit ſa harangue,
en laquelle il ſacquitta dignement de la charge quon luy auoit don-
née, pria le Roy auec pluſieurs belles paroles, qui ne fortifierent pas
peu ſa cauſe, de les fauoriſer de ſon aide, luy remonſtra lalliance qui
auoit de tout temps eſté entreux, la foy reciproque que leurs peres
auoient touſiours gardée inuiolable. Et pour leſmouuoir dauantage
à prendre le party dAthenes, luy fit entendre que Minos nen vou-
loit pas aux ſeuls Atheniens; mais quil affectoit de ſe rendre maiſtre
de toute lAchaïe.AEaque appuyé de la main gauche ſur ſon ſceptre ſans en deliberer
fit ceſte reſponce: Les Atheniens, diſt-il, ne me doiuent pas deman [198] der ſecours; ils ont pouuoir den leuer ſur mes terres. Non, non, ne
doutez point que les forces que iay ne ſoient à vous; vous pouuez
diſpoſer de tous les peuples de mon Iſle, ſeruez-vous-en; & nappre-
hendez pas daffoiblir mon Royaume. Mes affaires ſont en tel eſtat
que ie ne manque point de ſoldats, ien ay pour ſecourir mes amis, &
ſi en ay pour me deffendre contre mes ennemis. Les Dieux mont
faict la grace de rendre mon peuple ſi paiſible & ſi heureux, que ie
nay point de ſujet qui me puiſſe excuſer de vous aſſiſter de mes for-
ces. Quainſi donc touſiours les Dieux (repartit Cephale) vous fauo-
riſent comme vous vous monſtrez fauorable, ainſi touſiours voſtre
ville de plus en plus ſaccroiſſe en peuple & en richeſſes. Ce ne ma
pas eſté, à la verité, peu de contentement à mon arriuée de voir vne
ſi belle ieuneſſe, preſque toute eſgalle en âge, venir au deuant de
moy: mais dautre coſté ie me ſuis eſtonné de ny point recognoi-
ſtre pluſieurs Seigneurs, que iauois remarquez autresfois que iay eu
lhonneur de venir en voſtre Cour.A ces mots AEaque touché du triſte ſouuenir de ſes afflictions paſ-
ſées, ietta quelques ſouſpirs pour dire aprés: Noſtre fortune a eu vn
commencement lamentable; mais les Dieux nont pas permis que les
malheurs ſoient demeurez touſiours panchez ſur nous, lorage de nos
maux a eſté ſuiuy dvn calme agreable. Ie vous en raconteray la de-
plorable hiſtoire en peu de paroles, ſans vous ennuyer dvne lon-
gue ſuite de diſcours. Helas! tous ceux que vous vous reſſouuenez
dauoir par vous eſté veuz icy autresfois, ſont maintenant en cen-
dre ſous vn morne tombeau; Ils ſont morts, & auec eux preſque tous
mes ſubjects ont perdu la vie. Iunon irritée de ce que ceſte terre por-
toit le nom dvne femme que Iupiter auoit aimée, ſi toſt que ie leus
faict appeller Egine, infecta mon peuple dvne ſi cruelle conta-
gion, que rien ne ſe peut exempter du poiſon quelle verſa par tout.
On tint long-temps la maladie pour vne peſte commune, & ne ſe
perſuadoit-on point que cela vint du courroux de ceſte ialouze
Deeſſe; on taſcha de vaincre le mal par les remedes de la medecine;
mais tous remedes ſy trouuerent vains, ceſtoit vne ruine fatale, à la-
quelle rien ne ſe pouuoit oppoſer que le mal ne ſurmontaſt. Le pays
au commencement ſe veid couuert dvn air eſpais, qui couuoit de
laſches chaleurs dans ſes humides nuages. Par quatre fois la Lune
tournoyant dans les Cieux remplit le cercle de ſon Croiſſant, & par
quatre fois elle diminua, tandis que les chaudes haleines du Midy,
dvn ſouffle meurtrier regnerent dedans mon Royaume, ſans que
pas vn autre vent dvn ſalutaire mouuement vint diſſiper les mor-
telles ardeurs que noſtre air auoit conceües. Quoy? lair ſeul ne fut
pas empoiſonné, les fontaines, les eſtangs, les riuieres furent auſſi
corrompuës par des ſerpents, qui parurent par les champs en nombre
incroyable, & ſe ietterent dedans pour y porter auec eux leur venin.
[199]
On ſapperceut des violens effects dvne ſi ſubite maladie; premiere-
ment aux chiens qui demeurerent morts par les ruës, aux volailles,
aux oyſeaux, aux boeufs, & meſmes aux beſtes ſauuages. Les labou-
reurs eſtoient tous eſtonnez que leurs taureaux parauant forts & ro-
buſtes, en vn inſtant fleſchiſſoient ſoubs le ioug, & mouroient au
pied de la charruë. Les moutons beſlans plus piteuſement que de
couſtume, à peine ſe pouuoient porter ſur les pieds, la laine leur
tomboit; puis eux-meſmes tomboient ſans ſe pouuoir releuer. Les
cheuaux les plus furieux & les plus renommez pour bien courir en
vne carriere poudreuſe, eſtoient lors comme roſſes languiſſans deſ-
ſus la littiere, ſans eſtre picquez de la pointe dhonneur qui les auoit
autresfois animez de legereté ſans pareille. Le ſanglier lors nentroit
point en furie; le cerf noſoit plus ſe fier à ſa viſteſſe, & les ourſes
malades auſſi bien que les autres beſtes nauoient plus le coeur de ſe
ietter au milieu dvne troupe de boeufs. Il ny auoit rien en ce quar-
tier icy qui euſt ſa vigueur naturelle; tout languiſſoit, par les bois,
par les champs, & ſur les chemins: la terre eſtoit couuerte de corps,
qui de leur puanteur infectoient tellement lair dautour, que ny
les chiens, ny les loups, ny les corbeaux nen approchoient. Ils ſe
pourriſſoient peu à peu, & gaſtoient les payſans, leſquels gaſterent
auſſi toſt la ville. Il ny eut maiſon qui ne fuſt en moins de rien plei-
ne de malades, qui bruſlez du feu dvne fieure ardante, auoient le
viſage enflamé, lhaleine chaude, la langue enflée & couuerte de
boutons rouges que la chaleur pouſſoit, & les leures ſi ſeiches quils
ne les pouuoient ioindre. Ils auoient touſiours la bouche ouuerte,
humans ſans ceſſe lair contagieux qui les empoiſonnoit; ils ne pou-
uoient endurer vn ſeul drap ſur eux, & ne pouuoient demeurer ſur
vn lict: ils ſe couchoient leſtomach contre terre penſans ſe rafraiſ-
chir; mais la terre receuoit pluſtoſt la chaleur de leurs corps, queux
ne receuoient la froideur de la terre. Chacun les delaiſſoit, pour ce
que ceux qui ſefforçoient de les ſecourir tomboient malades comme
eux: car le mal, au lieu deſtre chaſſé par la medecine, ſattaquoit au
Medecin meſme, & le faiſoit mourir auec celuy quil auoit voulu
guerir. Plus on ſapprochoit dvn qui eſtoit frappé, & plus ſoigneu-
ſement on le ſeruoit, dautant plus ſauançoit-on pour le ſuiure. Ce-
ſtoit vne maladie qui ne finiſſoit que par la mort; auſſi en fin tous
ceux qui ſe ſentoient atteints deſeſperoient-ils de leur vie; ils no-
beïſſoient quà leur fantaiſie, & nauoient plus ſoing de ſe conſeruer,
ny de recercher ce qui leur eſtoit ſalutaire, veu que rien ne le pouuoit
eſtre. On en voyoit pluſieurs, leſquels pour eſtouffer lardeur qui les
conſumoit, ſalloient plonger dans les eaux dvne riuiere ou dvne
fontaine, mais ils ny eſteignoient point le feu de leur ſoif, quils
neſteigniſſent enſemble celuy de leur vie. La foibleſſe les faiſoit
demeurer là ſans en pouuoir ſortir, ils mouroient dans leau; & quel [200] ques-vns aprés ne laiſſoient pas den puiſer encore pour boire. Tous
haïſſoient ſi horriblement le lict, quils en ſaultoient hors, comme
furieux, ſils auoient la force de ſe tenir ſur pieds, ou ſe laiſſoient
couler par terre, ſi les forces leur manquoient, & ſe traiſnoient peu
à peu hors de la maiſon, ſimaginans que leur logis eſtoit la cauſe de
leur mal, pour ce quils nen ſçauoient point dautre cauſe. Vous en
euſſiez veu qui eſtoient demy-morts, & toutesfois marchoient enco-
re par les ruës; les autres tombez à la renuerſe, pleuroient & tour-
noient les yeux eſgarez, dvn mouuement ſi laſche, quil teſmoi-
gnoit bien que leur veuë nauoit plus preſque de vie. Il ſen rencon-
troit vne infinité dautres, tendans les bras au Ciel, qui rendoient la-
me çà & là, ſur la place, où en meſme inſtant le mal & la mort les
auoit ſurpris. Helas! quel creue-coeur! Que pouuois-ie deſirer alors,
ou que deuois-ie ſouhaitter ſinon le treſpas, pour ne demeurer ſeul
des miens en vie? De quelque coſté que ie iettaſſe la veuë, ie ne
voyois quvn peuple de morts couché par terre, tout ainſi que quand
on a ſecoüé vn pommier, on void le deſſous couuert de pommes
pourries. Vous voyez ce grand Temple de Iupiter, qui eſt eſleué ſur
tant de degrez, helas! combien de fois fut-il en vain parfumé? Com-
bien de fois veid-on au pied des autels mourir la femme priant pour
ſon mary, & le mary pour ſa femme? Combien de fois le fils ſacri-
fiant pour ſon pere, rendit-il lame au milieu de ſon peu fauorable
ſacrifice, retenant dans ſa main mourante vne partie de lencens quil
nauoit encore ietté au feu? Combien de fois les taureaux amenez
ſains deuant lautel, ſont-ils tombez dvne mort ſubite, tandis que le
Preſtre auparauant que les toucher du couſteau, faiſoit ſes prieres, &
leur verſoit du vin entre les cornes? Il me ſouuient que moy-meſme
preſentant vne offrande à Iupiter, pour moy, pour mon pays, & pour
mes trois enfans; la victime rendit vn horrible mugiſſement, &
cheut morte ſans eſtre frappée; & quand on louurit on trouua que
ceſte contagieuſe maladie luy auoit corrompu les entrailles, deſquel-
les il fut impoſſible de tirer aucun preſage aſſeuré de la volonté des
Dieux. Ie veids lors des corps morts ſur les degrez du Temple, & non
pas ſeulement ſur les degrez, mais deuant lautel meſme de Iupiter,
afin quvne telle vengeance le touchant de plus prés, paruſt plus o-
dieuſe. Pluſieurs craignans de mourir ainſi, ſe deliurerent par la mort
de la crainte de la mort qui les affligeoit, & finirent leur vie auec vn
licol, auançans deux-meſmes le triſte coup de la Parque qui les ve-
noit frapper. Bref il en mourut tant de toutes façons quon ne pou-
uoit vaquer à faire leurs obſeques. Il y auoit touſiours aux portes de
la ville vne foule incroyable de corps quon portoit dehors; mais la
pluſpart demeuroient eſtendus ſur terre ſans ſepulture; & les autres
eſtoient bruſlez à la haſte, ſans auoir receu lhonneur des funerailles
accouſtumées: car en ce temps-là labondance faiſoit quon ne por [201] toit point de reſpect aux morts. On ſe battoit pour auoir place où les
bruſler, & ſans ſcrupule on meſloit enſemble les cendres de pluſieurs,
en les faiſant conſumer dans vn meſme feu, autour duquel perſonne
ne pleuroit; les ombres vagabondes des enfans, des peres & des me-
res, des ieunes & des vieux, ſen alloient errer ſans repos aux enuirons
du Styx, pour ce que leur tombeau nauoit point eſté arroſé de lar-
mes. Il ne ſe trouuoit pas aſſez de terre pour couurir tant de corps, &
ny auoit foreſt ſi eſpaiſſe qui peuſt fournir aſſez de bois pour les re-
duire en cendre.Lorage de tant de miſeres meſpouuenta de telle façon que pour
les voir finir, le deſeſpoirme contraignit de ſouhaitter ma fin. Grand
Dieu qui auez ſoing de tout ce qui vit icy bas (dy-je, maddreſſant à
Iupiter) ſi ainſi eſt quautrefois vous ayez daigné cherir ma mere Egi-
ne, & ſi vous, ſouuerain pere du monde, ne deſdaignez point de mad-
uoüer pour fils, ou rendez-moy mon peuple, ie vous prie, ou faictes
que dés maintenant ie le ſuiue aux Enfers, & que ma mort eſtouffe le
regret de ma perte. Iupiter dvn eſclair accompagné dvn coup de
tonnerre me fit à lheure meſme ente
̅
dre que ſon oreille nauoit point
eſté ſourde à mes prieres. Ie pris ce ſigne pour preſage de la volonté
quil auoit de me deliurer de laffliction en laquelle ieſtois, & le ſup-
pliay encore de ne me priuer point de lheureux ſuccés de mon atten-
te. Il y auoit dauanture là auprés vn vieux cheſne conſacré au meſme
Dieu que iauois inuoqué, car il eſtoit autrefois ſorty des foreſts de
Dodone, autour duquel iapperceus vne infinité de fourmis, qui por-
tans des grains de bled dans leurs petites bouches, faiſoient leur proui-
ſion pour lhyuer. Ie ne me peux tenir dadmirer leur nombre, & en
ladmirant de laſcher encore ceſte priere: Helas mon pere, ſi voſtre
bonté me permet demprunter lhonneur dvn tel nom, donnez-moy
autant de ſubjects que ie voy de fourmis, pour remplir ma ville deſer-
te. Le cheſne eſbranlé, ſans eſtre agité des vents, fit vn bruit qui me-
ſtonna fort, les cheueux deffroy me dreſſerent en la teſte, toutefois ie
ne laiſſay point de me coucher pour baiſer la terre, & de baiſer auſſi le
tronc de larbre. Ie noſois dire mes eſperances, mais ieſperois bien
quelque choſe pourtant, que ie retenois caché dans mon coeur auec
mes deſirs. Cependant la nuict vint, & mon corps trauaillé de mille
ſoucis, ſe rendit entre les bras du ſommeil. Ie ne fus pas endormy, quil
me ſembla voir le meſme cheſne, que iauois veu le iour de deuant, a-
uec autant de branches & autant de fourmis, qui tomberent par terre
de la ſecouſſe quen tremblant larbre leur donna; & ſi toſt quils fu-
rent tombez, ils me ſemblerent croiſtre peu à peu, ſe dreſſer, perdre
ce grand nombre de pieds quils auoient auec leur couleur noiraſtre,
& ſe reueſtir de formes humaines. Ie meſueillay lors, & quand ieus
les yeux ouuerts, deſpité contre le ſonge menſonger, qui ne mauoit
produit que de vaines Chimeres, ie me plaignis des Dieux, que ie
[202]
nommois trop peu ſecourables: mais tandis quen moy-meſme ie fai-
ſois des plaintes, ientendis vn grand bruit dans la maiſon, & les voix
de pluſieurs hommes, que ie nauois point accouſtumé doüir. Ie ne
daignay pas pourtant me leuer, bien que ie fuſſe eſueillé, ie me per-
ſuadois de reſuer encore, lors que Telamon à la haſte entra dans ma
chambre, & me pria de ſortir pour voir vne merueille, que ie neuſſe
iamais, diſoit-il, deuant leffect oſé eſperer, ny la croire aprés ſans la-
uoir veuë. Ie ſortis donc, & veids à deſcouuert les meſmes hommes
que le ſonge mauoit faict voir deſſous le creſpe de ſes ombres; ie les
recognus tous lvn aprés lautre, & eux auſſi me recognurent & me vin-
drent ſalüer comme leur Roy. Depuis iaccomplis les voeux que iauois
faicts à Iupiter; ie departis les diuers quartiers de la ville, & les terres
deſertes dalentour, à ce peuple nouueau, que ie nommay dvn nom
(Sont les Pyg-
mées, appellez
en Grec, Myr-
midons.) tiré de celuy que portent ces petits animaux deſquels il eſt ſorty. Vous
auez veu les hommes, ils retiennent encore du naturel des fourmis, ils
ſe plaiſent à leſpargne, ſont de grand trauail, ardans à acquerir, & ſoi-
gneux tout ce qui ſe peut, de conſeruer ce quils ont acquis. Ceſt de
telles gens que ie vous feray vne armée; ils nont pas moins dâge, ny
moins de coeur les vns que les autres; vous vous pouuez aſſeurer en
leur valeur & en leur fidelité, ils ne vous manqueront iamais. Si toſt
que le vent du Leuant, qui vous a heureuſement amené icy, aura faict
place à celuy du Midy qui vous doit reconduire, vous les ferez em-
barquer auec vous, pour vous en ſeruir contre vos ennemis.
|| [203]
LE SVIET DE LA XXVI. ET XXVII. FABLE.
Cephale rauy par lAurore à cauſe de ſa beauté, ne peut demeurer auec elle; il regret-(XXVI. &
XXVII. Fable
expliquées au 7.
& 8. Chap.)
toit touſiours ſa femme Procris, qui fut cauſe quelle le renuoya, & pour luy faire eſ-
prouuer ſi Procris eſtoit ſi chaſte quil ſe perſuadoit, luy changea le viſage de peur quelle
le recognuſt. Ainſi changé il la recercha tant par belles paroles & par preſens, quen
fin il obtint ce quil deſiroit: dont Procris fut ſi honteuſe aprés, ayant ſceu que ceſtoit
ſon mary Cephale deſguisé, quelle quitta ſa maiſon, & sen alla viure dans les bois.
Cephale qui laimoit eſperduëment la pria de retourner, & à ſon retour elle luy fit pre-
ſent dvn chien, & du dard qui ſert doccaſion au Poëte pour raconter ceſte fable, &
lauanture du Chien qui fut endurci en pierre à la chaſſe du Renard, que Themis cour-
roucée auoit enuoyé rauager les enuirons de la ville de Thebes.ILs ſentretindrent ainſi long-temps lvn lautre de diuers diſ-
cours, & paſſerent la plus grande partie du iour à table; puis
ſe retirerent la nuict dans leurs chambres, pour prendre le repos or-
dinaire qui ſert dentretien à nos corps. Le matin venu, ſi toſt que le
Soleil leué eut faict eſclatter ſa cheueleure blonde, les fils de Pallas
comme plus ieunes furent trouuer Cephale, pour aller auec luy chez
le Roy. Le vent neſtoit pas encore propre pour partir; ils ſe rendi-
rent dans la ſalle dAEaque, qui eſtoit encore au lict. Son ieune fils
Phoque les receut (car Telamon & Pelée eſtoient par la campaigne
empeſchez à ordonner des troupes) & les mena dans vne gallerie, où
il ſaſſit auec eux. Comme ils parloient enſemble, il arreſta la veuë ſur
vn dard que Cephale auoit en main, lequel eſtoit dvn bois fort rare,
& auoit la pointe dorée. Il prit vn extreme plaiſir à le voir, toutesfois
il noſa pas en rien dire ſi toſt; mais ayant quelque temps diſcouru
dautres choſes, il en ouurit ainſi le propos: Iaime infiniment les fo-
reſts, & ſuis auſſi curieux quhomme du monde de nignorer rien de
ce qui deſpend de la chaſſe; ie ne croy pas quil y ait arbre dont ie ne
cognoiſſe le bois, & ne puis pourtant iuger à loeil, quel eſt celuy du
jauelot que vous auez en main. Il y a long temps que ce doute me
tient en ſuſpens; & de vray ſi ceſtoit de freſne il ſeroit iaune, ſi ce-
ſtoit de cormier il y auroit quelques noeuds. Pour moy ie ne ſçay que
en penſer; mais ie diray bien franchement, que iamais ie nen veids
vn ſi beau, & qui me fuſt tant agreable. Ce neſt rien, diſt alors vn des
fils de Pallas, den admirer la façon, les effects en ſont beaucoup plus
admirables. Il ne manque iamais datteindre où on veut frapper, le
hazard ne peut rien ſur ſa volée; quand on le laſche il touche touſ-
iours ſans faillir lobject de la viſée, & aprés le coup retourne ſanglant
dans la main de ſon maiſtre, ſans quon luy rapporte. Ces merueilles
furent cauſe que Phoque ſenquit encore plus curieuſement quau-
parauant, doù il lauoit eu, & qui luy auoit faict vn ſi rare preſent.
Surquoy Cephale contenta de tous poincts ſa curioſité, & noublia
rien ſur ce ſubjet, ſinon à quelle occaſion Procris luy auoit donné; il
en voulut à deſſein taire la cauſe, pour ce quelle ne luy pouuoit ap [204] porter que de la honte, & quauſſi chacun en eſtoit aſſez abbreuué.
Affligé du triſte ſouuenir de la perte de ſa femme, que ce dard luy
remettoit deuant les yeux, il laiſſa couler quelques larmes, puis com-
mença ainſi ſon diſcours. Ha! que ceſt vn dard, diſt-il, qui me cauſe
de martyres. Vous ne le croirez pas, ie penſe, mais ceſt la verité pour-
tant, que luy ſeul a ouuert la bonde des pleurs que ie iette, & que ie
ietteray encore long temps, ſi les fatales ſoeurs me laiſſent long temps
viure. Pleuſt aux Dieux que iamais ie ne leuſſe manié! ma chere moi-
tié viuroit auec moy, au lieu que ie meurs tous les iours, tourmenté
dvn cuiſant regret dauoir tué ma femme. Ceſtoit Procris que ia-
uois eſpouſée, Procris ſoeur dOrithye, dont il neſt pas que vous
nayez, peut-eſtre, oüy parler. Orithye eſtoit des plus belles de ſon
âge, & fut rauie pour ſa beauté; mais Procris leſtoit encore dauan-
tage, ſa grace charmereſſe la rendoit plus digne deſtre enleuée que
ſa ſoeur. Ie ne lenleuay pas pourtant, ie ne leus point par force, ſon
pere Erecthée me la donna en mariage. Pour lauoir ie nvſay dautre
violence que celle que ie fis paroiſtre en mes affections; ce fut la-
mour qui nous ioignit enſemble, & la mort nous a ſeparez. Chacun
me iugeoit tres-heureux, auſſi leſtois-je à la verité, & le ſerois peut-
eſtre encore ſans ceſt infortuné jauelot: mais ce na pas eſté la volonté
des Dieux. Vn mois aprés la ſolemnité de mes nopces, ainſi que ie
tendois des toilles pour arreſter quelque cerf, ſur les ſommets eſmail-
lez de fleurs du mont Hymette, lAurore en chaſſant les tenebres
mapperceut dauanture, & menleua contre ma volonté. Ie ne crain-
dray point de dire naïfuement ce qui ſe paſſa lors entre elle & moy; la
Deeſſe me le permettra ſil luy plaiſt, ſans en eſtre offencée; quelque
careſſe quelle me fiſt, il me fut impoſſible de la careſſer. Bien que ſon
agreable teint, duquel les oeillets & les roſes empruntent leur beauté,
la rendent infiniment aimable; bien quelle tienne le milieu entre la
viue lumiere du iour, & les ſombres tenebres de la nuict, faiſant eſ-
clorre lvn & finir lautre; & bien quelle ne ſe deſaltere dautre li-
queur que de Nectar; ie ne peux pourtant luy donner mon coeur ny
mes affections. Procris me poſſedoit, ie nauois point damour que
pour Procris, & nauois autre nom que le nom de Procris en bouche.
Sans ceſſe ie regrettois la perte de ſes delicieux embraſſemens, deſ-
quels iauois ſi peu ioüy. Ie combattois touſiours les deſirs de lAu-
rore, des chaſtes loix de noſtre nouueau mariage. Il ne ſortoit parole
de ma bouche quil nen ſortiſt enſemble vn ſouſpir pour Procris,
dont ie faiſois tant deſtat, quen fin la Deeſſe irritée, me diſt en cole-
re: Va-ten, pauure abuſé, va-ten retrouuer ta Procris, de qui tu te
rends idolatre, & ne mimportune plus de tes plaintes. Tu la deſires
trop eſperduëment; ſi ie ne me trompe, tu te repentiras vn iour den
auoir eſté ſi eſpris. Elle me renuoya de la façon, & ainſi que ie retour-
nois, penſant aux dernieres paroles que lAurore mauoit dictes, les
[205]
premieres impreſſions de la ialouſie commencerent à gliſſer en mon
ame, auec les glaçons dvne crainte, qui me mit en teſte quelques
ombrages de ma femme. Son âge & ſa beauté fortifioient mon ap-
prehenſion, & me vouloient forcer de croire, quelle mauoit eſté
peu fidelle. Lintegrité de ſa vie dautre coſté me deſtournoit dvne
telle creance: toutesfois ce que iauois eſté loing delle me faiſoit ba-
lancer; puis celle que ie venois de laiſſer meſtoit vn exemple dincon-
ſtance & dinfidelité en ce ſexe volage. En fin lAmour qui neſt ia-
mais ſans crainte, & à qui les ombres meſmes font peur, me fit re-
ſoudre de cercher mon malheur, & deſſayer à vaincre par preſens la
foy & la conſtance de ma femme. Ce fut vn ialoux deſſein qui pleut
merueilleuſement à lAurore, laquelle fauoriſant ma deffiance, chan-
gea mon viſage, afin que ſans eſtre cogneu, ie peuſſe faire le peril-
leux eſſay auquel mes ſoupçons me portoient. Ainſi deſguiſé ie me
rendis dans Athenes, & fus en ma maiſon, où il paroiſſoit aſſez, que
ladultere ny auoit point de place. Le dueil que mon abſence y auoit
laiſſé, eſtoit vn teſmoignage aſſeuré de la chaſteté de la maiſtreſſe du
logis; car auec elle chacun plaignoit leſloignement du maiſtre. Ieus
de la peine, & me fallut ſeruir de toutes ſortes de ruzes pour entrer
dans la chambre de Procris, où dabord tout eſtonné, ie demeuray
comme tranſi deuant elle, & quittay preſque la perfide reſolution
que iauois priſe deſprouuer ſa foy. Malheureux que ie fus! ce fut
bien pour mon tourment, que ie me retins de lenuie que ieus de me
deſcouurir. Malheur! que dés mon entrée ie ne la baiſay comme ie
deuois. Elle eſtoit affligée, & toutesfois il eſt impoſſible de voir fem-
me plus belle, quelle eſtoit meſme en ſon affliction. Le deſir de voir
ſon mary, quon luy auoit rauy, luy eſtoit vne geſne, ce luy eſtoit vn
ſupplice qui ne la laiſſoit point en repos; mais pourtant ſa douleur ne
deſroboit rien à ſa grace. Ie vous laiſſe à penſer quelle eſtoit ſa beauté,
puis quau milieu de tant dennuis elle ſeſtoit conſeruée auec tant
dattraits. Ie ne vous puis repreſenter le combat que ſa chaſteté ren-
dit contre mes importunes recerches. Elle me repouſſa mille fois, &
dvne façon qui ne tenoit rien dvne pudicité ſimulée: Helas! com-
bien de fois me diſt-elle, Ne vous abuſez point vous-meſmes de la
vanité de vos eſperances. Ma foy moblige à vn mary; elle me doit
conſeruer pour luy ſeul, auſſi luy ſeul eſt-il tous mes delices; en quel-
que part quil viue, mon coeur & mes contentemens luy ſeront con-
ſeruez. Neſtoit-ce pas rendre des preuues ſignalées de ſa fidelité? El-
les leſtoient aſſez ſi ieuſſe eſté bien aduiſé, mais ie ne men contentay
pas. Opiniaſtre à recercher mon mal, ie menferray moy-meſme,
& par les offres de pluſieurs commoditez, que ie luy promis, & par le
puiſſant charme des preſens que ie luy fis, ie leſbranlay, & mapper-
ceus que ſon coeur à demy gaigné eſtoit comme panchant du coſté de
mes deſirs. Ha! meſchante (meſcriay-je) iay donc deſcouuert linfi [206] delité que tu couuois? Tu mas donc faict paroiſtre le ſecret poiſon
de ton ſein? Ieſtois en apparence adultere, idolatre de tes impudi-
ques beautez; mais en effect ieſtois ton vray mary, qui te tiens main-
tenant perfide, & ſuis teſmoin de ta laſcheté.Elle ne reſpondit vne ſeule parole, mais vaincuë de honte me quit-
ta, ſortit de ma maiſon, & ſe retira dans les bois, où en haine de moy
elle conceut vne haine mortelle contre tous les hommes, errant par
les montaignes à la ſuitte de la chaſſereſſe Diane. Quand elle meut
laiſſé, les flames dont mon coeur bruſloit touſiours pour elle, croiſ-
ſans plus que iamais, chaufferent dans mon ſein de ſi cuiſans regrets,
quil me fut impoſſible de viure ſans laller trouuer pour la faire reue-
nir auec moy. Ie luy confeſſay, quà la verité ie lauois offencée; ie la
priay de mettre en oubly mon offence, & luy dis pour couurir la ſien-
ne, que ce neſtoit point faute en laquelle lAurore ne meuſt bien
faict tomber de meſme, ſi elle euſt combattu ma conſtance dauſſi ri-
ches preſens. Ie fus long temps à lexcuſer ainſi, & à maccuſer deuant
elle, comme coulpable de ſa faute ſans la pouuoir flechir; mais en fin
me voyant touché dvn ſi vif repentir, que mon dueil ne ſembloit pas
moindre que mon peché, elle me pardonna; & fut daccord de ſen
reuenir chez moy, où nous auons depuis long temps veſcu paiſible-
ment enſemble. Lors que ie la ramenay, comme ſi ce meuſt eſté peu
de la rauoir, & que ie neuſſe pas plus faict eſtat delle que de tout le
reſte du monde; elle me donna, outre ſon coeur & ſes affections que
ie poſſedois de long temps, vn leurier, qui ne trouua iamais ſon pareil
à la courſe. Ceſtoit de Diane quelle lauoit eu auec ce jauelot que iay
en main, duquel alors elle me fit auſſi preſent.Ie vous veux raconter leſtrange fortune de ce chien, qui fut lvne
de ſes faueurs; car elle eſt merueilleuſe, & ſi rare que le diſcours, ie
maſſeure, vous ſemblera digne de memoire. Depuis que les Naïades
eurent acquis tant de reputation à expliquer les vers obſcurs des Ora-
cles, quon ne douta plus, que le ſens quelles leur donnoient ne fuſt
le vray ſens, on fit ſi peu deſtat de Themis, & de ſes reſponces ambi-
guës, quon ne craignit point de ruiner lautel quelle auoit dans The-
bes: mais ceſt acte ne demeura pas impuny. La iuſte Deeſſe iuſtement
offencée, pour ſe venger dvne telle impieté, fit rauager la plaine par
vne beſte qui neſpargnoit ny les fruicts de la terre, ny le beſtail, ny
les payſans. Nous aſſemblaſmes preſque toute la ieuneſſe du pays,
pour la chaſſer, & entouraſmes dhommes armez les terres où nous la
deſcouuriſmes. Elle eſtoit ſi legere quil ny auoit ny toiles, ny cor-
dages qui la peuſſent arreſter; elle ſaultoit par deſſus, & ſans ſe laſſer
laſſoit à la courſe tous les chiens quon luy mettoit en queuë. Il ſem-
bloit quelle volaſt, & pour ce chacun me pria de laſcher aprés mon
Lelaps, qui neſtoit pas doüé dvne moindre viſteſſe. Ceſtoit le chien
que mauoit donné Procris; lequel ſe debattoit il y auoit deſia long
[207]
temps, pour ſe deſlier de ſoy-meſme, & ſe mettre en campaigne. Il ne
fut pas libre, quauſſi toſt nous le perdiſmes de veuë; car vn dard par-
tant de la main, vn plomb ſortant de la fonde, ou vn traict deſcoché
dvne arbaleſte ne fend point lair plus promptement quil faiſoit.
Au milieu de la plaine il y auoit vne colline ſur laquelle ie montay, &
de là me pleus à voir la legereté de lvn & de lautre. Lors que ie me
perſuadois que mon chien alloit prendre la beſte, auſſi toſt ie la voyois
plus loing de luy quauparauant. Elle ne couroit pas tout droit com-
me en vne carriere, mais ſe iettoit tantoſt à gauche, tantoſt à droicte,
& tournoyoit preſque touſiours, pour tourmenter dauantage len-
nemy qui la ſuiuoit. Bien ſouuent mon Lelaps eſtoit ſi prés delle,
quil ſembloit la tenir, mais il ne tenoit rien pourtant; car en la pen-
ſant prendre auec les dents, il nauoit rien pris que de lair. Pour le ſe-
courir donc ie voulus recourir à mon jauelot, & comme ie deſtour-
nay ma veuë de la chaſſe, paſſant ma main dans les courroyes de mon
dard, ie fus tout eſtonné que lors que ie penſay choiſir de loeil la beſte
pour la frapper, ie veids (merueille trop eſmerueillable) quelle ne
couroit plus. Et le chien & la beſte neſtoient plus que deux pierres au
milieu dvn champ, dont lvne ſembloit vouloir courir, lautre courir
& abbayer enſemble. Il faut tenir que quelque Dieu (ſil eſt croyable
quil y euſt vn Dieu là preſent) les ayant veu tous deux ſi viſtes & ſi le-
gers, ne voulut pas permettre que lvn euſt de lauantage ſur lautre, &
pour ce reſpect les fit demeurer tous deux inuaincus à la courſe.
|| [208]
LE SVIET DE LA XXVIII. FABLE.
(XXVIII. Fable
expliquée au 9.
Chap.) Cephale laßé de la chaſſe, ſe retirant à lombre, auoit accouſtumé dappeller lAure
(qui eſt en Latin vn petit air, ou vn petit vent agreable) pour le rafraiſchir. Quel-
quvn layant entendu ſe perſuada quil appelloit vne Nymphe ainſi nommée, & le rap-
porta à Procris ſa femme, qui pour en eſtre eſclaircie eſpia vn iour ſi ceſte Aure ſe vien-
droit rendre auprés de luy. Elle ne peut demeurer ſi paiſible derriere le buiſſon où elle
eſtoit aux eſcoutes, quelle ne fiſt quelque bruit, ſi bien que Cephale oyant les fueilles
trembler, creut quil y auoit là quelque beſte, & ietta außi toſt ſon dard, dont il tua ſa
propre femme, qui luy auoit donné ce fatal iauelot.CEphale auoit finy ſon diſcours, quand Phoque luy diſt: Mais
quel infortune vous a donc cauſé ce jauelot, que vous dites eſtre
la pointe qui ouure la bonde de vos larmes? Ie vous le raconteray, diſt
Cephale, reprenant ainſi la parole: Les delices & les doux fruicts du
contentement que lon cueille en amour, furent lentrée de nos mal-
heurs; de nos plaiſirs nos douleurs prirent leur naiſſance. Ie vous veux
donc premierement diſcourir des plaiſirs, car leur ſouuenir nappor-
te pas peu dallegement à mon affliction. Il eſt vray, Phoque, ie ne
ſuis iamais ennuyé, quand ie me repreſente la felicité des premieres
années eſquelles ma femme & moy veſquiſmes enſemble, heureux
tous deux, moy dauoir vne ſi agreable compagne, & elle de mauoir
pour mary. Elle neſtoit pas moins ſoigneuſe de moy que ieſtois del-
le; lAmour nous poſſedoit egallement lvn & lautre, & nous faiſoit
bruſler de reciproques flames. Iupiter ne luy euſt pas eſté plus que
moy, elle cheriſſoit tant ma compagnie, quelle ne leuſt pas quittée
pour la ſienne. Et moy dautre coſté, neuſſe ſceu eſtre eſpris de fem-
me du monde ſinon delle; ie ne recognoiſſois que ſon vnique beau-
té; & Venus meſme, quand elle ſe fuſt preſentée, neuſt pas eu le
pouuoir de me faire admirer ſes graces. Si toſt que le Soleil à la pointe
du iour touchoit de ſes foibles rayons les ſommets des montaignes,
incontinent ieune & diſpos ie men allois dans les bois, ſans mener
auec moy ny valets, ny cheuaux, ny chiens, & ſans faire porter de fi-
lets; mon jauelot ſeul eſtoit mon compaignon & mes armes. Lors
(Aura en La-
tin eſt vn petit
air fraiz, &
la ialouze Pro-
cris creut que
ceſtoit le nom
dvne Nymphe
aymée de ſon
mary.
Ie lay traduit,
fraiſcheur.) que ie me trouuois laſſé, afin de reprendre mes forces que la chaleur
ſembloit mauoir rauies; ie me retirois à lombre en quelque endroit,
où ie peuſſe receuoir la fraiſcheur qui ſort du fonds des vallées. Tout
eſchauffé que ieſtois, en meſgayant eſtendu deſſus lherbe, iappel-
lois la fraiſcheur pour alleger le chaud qui maffligeoit, & repetant
pluſieurs fois ce nom de fraiſcheur deſirée, il me ſouuient que bien
ſouuent ie diſois: Vien, agreable fraiſcheur, te gliſſer en mon ſein,
vien attiedir la chaleur qui me bruſle. Sans toy ie ne fay que languir,
ſans toy le coeur & les forces me faillent. Peut-eſtre que mon malheur
me faiſoit encore adiouſter dautres mignardiſes, comme celles-cy:
[209]
Ceſt toy qui dvne delicieuſe haleine redonnes à mon corps affoibly
ſa premiere vigueur; ceſt pour ton ſeul reſpect auſſi que iaime les
foreſts & les bois ſolitaires, parmy leſquels ie ioüis des delices de tes
embraſſemens, lors que tu viens teſtendre ſur ma bouche & ſur mon
ſein, que limportune ardeur du Soleil a rendu tout humide. Quel-
quvn qui mentendit faire tels diſcours, ſe perſuada que mes paroles
ſaddreſſoient à quelque Nymphe, dont ieſtois amoureux, & que ce
nom de fraiſcheur, que iauois ſi ſouuent en bouche, eſtoit le nom
de ma maiſtreſſe. Sil le creut trop à la legere, il ne le deſcouurit pas
moins indiſcrettement, car il fit auſſi toſt ſçauoir à Procris ce que luy
meſme ne ſçauoit pas. Helas! que lamour eſt de facile creance! Ma
femme, ainſi quon ma raconté depuis, à loüye de telle nouuelle
tomba paſmée à la renuerſe, & ne reuint point à ſoy de long-temps;
puis eſtant reuenuë accuſa pluſieurs fois liniuſte ſort de ſon deſtin,
ſappella miſerable, ſe plaignit de ma foy fauſſée, & ſaffligea extre-
mement de la vaine crainte dvne choſe qui neſtoit point, ſe tour-
mentant autant dvn rien, ou dvn nom pluſtoſt qui ne repreſentoit
perſonne, comme ſi ceuſt eſté le nom dvne femme que ieuſſe ai-
mée. Elle ſe laiſſa perſuader que iauois vne autre maiſtreſſe quelle,
& ne le peut croire aſſeurément pourtant, quelle neuſt quelque plus
certaine preuue de mon infidelité. Deuant que maccuſer, elle voulut
que ſes yeux propres luy fuſſent teſmoins de mon crime. Le lende-
main ſuiuant ma couſtume ordinaire, ſi toſt que lAurore eut ouuert
les portes du iour; ie ſortis de la maiſon, & me rendis dans les bois,
où elle fut preſques auſſi toſt que moy. Quand ie fus ennuyé de la
chaleur & de la chaſſe; ie me iettay ſur lherbe, & meſcriay, Venez
delicieuſe fraiſcheur, venez moderer lardeur qui me tuë. En parlant
il me ſembla que ioüys quelquvn ſouſpirer autour de moy, toutes-
fois ie ne laiſſay pas de dire encore; Venez ma douce: & lors ie veids
mouuoir des fueilles ſeiches, & entendis ie ne ſçay quel bruit, qui me
fit croire, quil y auoit là quelque beſte. Ie darday mon jauelot dans
le buiſſon, & Procris, helas! fut la beſte qui ſe trouua derriere; elle
fut bleſſée droit au coeur, & neut pas receu le coup quelle laſcha
ceſte piteuſe voix, Ha! Dieux, ie ſuis perduë. Ie recognus lors à la
parole que ceſtoit ma femme, & courus à elle tout eſperdu. Ie courus
demy-mort deffroy, pour laller trouuer demy-morte, ainſi quelle
tiroit de ſon ſein, (piteux malheur!) le dard quelle mauoit autres-
fois donné. Deſia ſa robe teinté du pourpre de ſon ſang eſtoit toute
tachée, quand ie lembraſſay pour la releuer, & luy ayant deſcouuert
le ſein, ſein plus cher à mon coeur que ne meſtoit pas le mien meſme;
ie banday ſa mortelle playe, pour arreſter le ſang ſil eſtoit poſſible;
puis la ſuppliay deffacer en me pardonnant loffence que ie luy auois
faicte, afin que mourant elle ne me laiſſaſt point pollu de ſon meur-
tre, dont mon malheur, & non ma volonté mauoit rendu coulpa [210] ble. Les forces auec la parole deſia commençoient à luy faillir, tou-
tesfois elle ſe força pour me dire dvne voix mourante: Non, non,
ma chere vie, napprehendez pas que ma bouche vous reproche ma
mort, ny que iamais mes ombres vous accuſent du coup, qui me pri-
ue de la lumiere; ie veux demeurer chargée du crime de mon treſpas,
auſſi bien que de la peine: mais ie vous coniure par les ſacrez liens qui
nous auoient ioincts enſemble, par la ſupreme puiſſance des Dieux
qui regnent dans les Cieux, & par le triſte pouuoir de ceux ſous lEm-
pire deſquels mon ame ſen va rendre, par les agreables ſeruices qui
peuuent mauoir acquis voſtre faueur, & par lamour quen mourant
ie conſerue entier, bien quil ſoit cauſe de ma mort, ie vous coniure,
dy-je, par le ſainct feu des fidelles affections que ie vous ay portées, ne
permettre que la Nymphe que vous appelliez maintenant, tienne ia-
mais la place que iay euë dans voſtre lict. Alors ie mapperceus quel-
le auoit conceu quelque folle opinion des paroles que ie laſchois en
me rafraiſchiſſant, ie luy remonſtray en quoy elle ſeſtoit abuſée.
Mais que ſeruoit de luy rien remonſtrer alors? car ſaffoibliſſant peu
à peu, ſes forces ſen alloient finir auec ſa vie. Tant quelle me peut
voir, elle eut touſiours la veuë ſur moy, & rendit encore lame tour-
née de mon coſté. Ce que ie lauois eſclaircie du faux crime dinfide-
lité, dont elle me ſoupçonnoit, ſembloit lauoir renduë toute con-
tente; & de faict elle fit paroiſtre à ſa face, quelle mouroit auec
moins de regret.Cephale ne finit pas le conte ſans larroſer des eaux de ſes yeux, &
les autres non plus ne le peurent oüir ſans pleurer. Ils eſtoient aux
plaintes & aux pleurs, quand AEaque ſuiuy de Telamon & de Pelée,
ſortit de ſa chambre, & vint faire voir à Cephale les troupes quil
auoit leuées pour enuoyer auec luy au ſecours des Atheniens.
|| [211]
LE SVIET DE LA I. FABLE.
Minos pour vaincre plus facilement les Atheniens saduiſa daßieger premierement(I. Fable ex-
pliquée au 1.
Chap. du 8.
Diſcours.)
la ville de Megare, en laquelle Niſe regnoit. Il linueſtit & fit pluſieurs efforts deuant,
qui euſſent eſté vains, ſi Scylla fille de Niſe, neuſt trahy ſon propre pere & ſon pays
enſemble. Comme elle ſe plaiſoit ſouuent à demeurer ſur la muraille pour voir le camp
des ennemıs, elle deuint amoureuſe de Minos, & pour acquerir ſes bonnes graces couppa
à ſon pere le poil fatal, duquel dependoit lheureux deſtin du pays. Lennemy meſme eut
horreur de ſon infidelité; qui fut cauſe quelle ſe voyant meſprisée de Minos apres vne
telle faueur, ſe ietta en lair pour le ſuiure malgré luy, & fut changée en Alloüette. Son
pere pour la becqueter & la punir touſiours de ſa trahiſon, deuint Eſperuier.
|| [212]
LE lendemain ſi toſt que le Soleil eut redonné
la lumiere au monde, les furieux vents du
Leuant, quittans lair, firent place aux cal-
mes & humides haleines du Midy, à la faueur
deſquelles Cephale & les troupes dAEaque
ſembarquerent ſi heureuſement, quils fu-
rent pluſtoſt au port dAthenes, quils neuſ-
ſent oſé eſperer. Cependant Minos faiſoit
dhorribles rauages autour de Megare, &
ſeſſayoit demporter la ville deuant que dal-
ler aſſieger Athenes; mais la valeur de Niſe, à qui elle appartenoit,
rendoit vains ſes efforts, auec ce que les Dieux fauoriſoient le party
de la ville, à cauſe du poil rouge que ce vieillard auoit ſur le ſommet
de la teſte au milieu de ſes cheueux griſons. Ce poil eſtoit le fatal bou-
leuart du Royaume de Megare; le bon-heur, & tous les deſtins de la
ville y eſtoient attachez; elle ne pouuoit eſtre priſe, quil neuſt eſté
couppé. Ce fut ce qui empeſcha Minos de voir ſi toſt quil deſiroit, la
fin de ſon ſiege, & qui le retint là iuſques au ſixieſme mois, ſans quil
peut rien gaigner ſur ſes ennemis; car le hazardeux ſort de la guerre
fut long-temps en balance, & la victoire dvne aiſle douteuſe, volti-
geant entre les deux armées, ne ſe rendit pas ſi toſt du coſté des Cre-
tois. Le long des murailles de la ville, ſur leſquelles on tient quA-
pollon laiſſa vne fois ſa lyre harmonieuſe, & que les pierres en retin-
drent le ſon, il y auoit vne tour, où la fille de Niſe montoit ſouuent
en temps de paix, pour auoir le plaiſir de faire reſonner les murs,
auec vne petite pierre dont elle les frappoit, & en ce temps de guerre
pour voir delà les ſanglans exercices de Mars qui ſe faiſoient par la
plaine. Sa curioſité & la longueur du ſiege, firent quil ny auoit preſ-
ques homme de marque en larmée de Crete, dont elle ne ſceuſt le
nom; elle recognoiſſoit leurs armes, leurs habits; mais ſur tous elle
cognoiſſoit le viſage de Minos; & peut-eſtre plus aſſeurément quil
neuſt eſté beſoin. Elle auoit ſon idée ſi viuement empreinte, que la
cognoiſſance quelle en eut des yeux, luy en fit deſirer vne plus parti-
culiere. Elle ſen rendit amoureuſe & ſi eſpriſe, que toutes les actions
de Minos eſtoient autant de traicts, qui dvne douce-aigre pointe
luy venoient trauerſer le coeur. Soit quil euſt en teſte ſon caſque,
couuert dvn pennache, ſoit quil euſt ſon bouclier eſclattant ſur le
bras; elle le trouuoit touſiours, fuſt auec ſon caſque, fuſt auec ſon
bouclier, extremement beau; il nauoit iamais que trop de graces
pour elle. Sil auoit vne picque en main, luy voyant manier dvn
bruſque branſlement, elle admiroit enſemble ſa force & ſon addreſ-
ſe. Sil bandoit ſon arc pour en deſcocher quelques traicts; elle iuroit
que Phoebus ne pouuoit en recerchant le ſecours de ſes fleches, ſe
faire voir en plus agreable poſture. Mais quand il auoit poſé ſes ar [213] mes, & quil paroiſſoit à face deſcouuerte ſur vn cheual blanc harna-
ché de pourpre; lors ceſte fille toute eſperduë neſtoit plus à ſoy, la-
mour combattant la raiſon luy donnoit tant de paſſion, quil luy fai-
ſoit preſques perdre leſprit & les ſens. Elle eſtimoit heureux le jaue-
lot que Minos manioit, enuioit la felicité des reſnes quil tenoit, & ſe
laiſſoit auec tant de violence, tranſporter à ſa chaude fureur, quil luy
prenoit enuie de ſe ietter à trauers les troupes ennemies, pour ſaller
rendre entre ſes bras. Elle entroit en humeur de ſauter la muraille,
ou douurir les portes de la ville à ſon malheur, les ouurant à ſes en-
nemis; en fin elle ſe reſoluoit de faire meſme limpoſſible pour le
contentement de Minos. Aſſiſe quelle eſtoit ſur la tour, en le regar-
dant, elle diſoit en ſoy-meſme: Que feray-je miſerable! me doy-je
reſioüir, ou pleurer les malheurs de ceſte guerre lamentable? Il me
faſche de voir mon pere & mon pays en peine, & me faſcheroit de les
en voir deliurez par la ruine de Minos. Helas! falloit-il quvn Minos,
que ie cheris vniquement, ſe declaraſt mon ennemy? Mais ſil ne ſe
fuſt declaré tel, iamais ie neuſſe eu ſa cognoiſſance; ſil neuſt aſſiegé
nos murailles, iamais ie neuſſe eu le bon-heur de le voir. Ceſt donc
pour mon bien quil a icy amené ſes troupes; toutesfois ce ne ſçauroit
eſtre mon bien, ſil ne les retire, ayant faict quelque accord auec
mon pere, & ſil ne memmeine pour oſtage, & ne retient Scylla
pour gage de ce quon luy aura promis. Ha! braue Cheualier, le plus
beau Roy, ie penſe, qui commande ſur terre; ſi celle qui ta porté
dans ſes flancs, eſtoit doüée dautant de beautez comme toy, ce ne fut
pas ſans raiſon que le plus grand des Dieux en fuſt eſpris. Que ie ſe-
rois heureuſe, ſil meſtoit poſſible de voler maintenant dicy dans ta
tente, pour te deſcouurir qui ie ſuis, te teſmoigner lardeur de mes
flames, & le deſir que iay deſtre à Minos. Il ny a rien que ie luy refu-
ſaſſe, pourueu quil ne me dema
̅
daſt point les fortereſſes de mon pere;
car ie verray pluſtoſt auec mes eſperances mourir les chers deſirs de
ſes baiſers, que de trahir mon pays, & acheter mon contentement au
prix dvne infidelité. Toutefois il y en a qui ont bien ſouuent tiré leur
bon-heur de leur perte, rencontrans de ſi debonnaires vainqueurs,
quils recognoiſſoient que ceſtoit leur auantage dauoir eſté vaincus.
La face de Minos eſt celle de la clemence meſme; quel malheur ſe-
roit-ce à nos peuples de luy eſtre ſubjets? Puis la iuſtice accompagne
ſes armes, ceſt pour venger la mort de ſon fils, quil les a priſes; peut-
on faire la guerre auec plus iuſte cauſe? Son party neſt pas ſeulement
fort, il eſt fauorable, il eſt authoriſé des pitoyables regrets de ſon fils
traiſtreuſement maſſacré; pour moy ie penſe que le droict quil a, luy
donnera la victoire. Que ſi le ſort veut que nous ſoyons ſes vaincus,
ſil eſt arreſté dans les Cieux que nos combats nauront point dautre
ſuccés; pourquoy attendray-je que la pointe de ſon eſpée luy donne
lentrée de la ville, pluſtoſt que mon amour? Ne dois-je pas faire quv [214] ne telle faueur ſoit le premier fruict quil recueille de mes affections?
Il ſera bien plus à propos quil y entre ſans meurtre, que dattendre à
lextremité, quil courra peut-eſtre fortune de ne ſe rendre victo-
rieux, quau prix de ſon ſang, qui ne meſt pas moins cher que le
mien. Ie crains, braue Minos, que quelquvn ne te bleſſe, lors que tu
viendras à laſſaut, à faute de te recognoiſtre: car te recognoiſſant ie
ne croy pas, quil y euſt ſoldat ſi cruel, qui euſt le coeur de te preſen-
ter la pointe de ſa picque. Il faut donc que ie texempte de ce peril là;
il faut que iexecute mon deſſein, (la reſolution en eſt priſe) afin que
tu ſois mon mary, & quil ny ait plus de guerre entre-nous; il faut
que mon pays ſoit le dot que tu auras de moy en mariage. Mais ceſt
peu den auoir la volonté, ſi ie nen ay le pouuoir; il y a des gardes aux
portes, & mon pere a touſiours les clefs. Ha! miſerable que ie ſuis! ie
ne crains que luy ſeul, auſſi eſt-ce luy ſeul qui peut retarder mes ſou-
haits, luy ſeul peut empeſcher mon contentement & mon entrepri-
ſe. Las! pleuſt aux Dieux que ie fuſſe ſans pere! Mais queſt-il beſoin
de prier les Dieux! Nous ſommes tous Dieux de nous-meſmes, quand
nous auons le coeur dentreprendre ce que nous deſirons. Ceux qui
dvn laſche courage nont autre recours quaux prieres, ne voyent ia-
mais leffect de leurs deſirs; touſiours la fortune ſoppoſe aux ames
craintiues; il faut oſer beaucoup pour ſe la rendre fauorable. Vne au-
tre remplie dautant de flames que moy, euſt deſia ruiné tout ce quel-
le euſt trouué contraire à ſon amour. Et pourquoy eſt-ce quvne au-
tre ſeroit plus valeureuſe? Iay du courage aſſez pour trauerſer vn feu,
& me ietter au milieu dvne armée; mais cela neſt point neceſſaire, ie
nay beſoin que darracher vn poil de la teſte de mon pere, vn poil
rouge, qui me doit eſtre plus cher que tout lor du monde: car il me
peut bien-heurer de contentement, & macquerir la ioüiſſance de ce
que ie ſouhaitte.Tandis que ſon amour baſtiſſoit en ſon coeur ces funeſtes deſſeins,
la nuict nourriciere de telles fantaiſies ſuruint, & couurant tout du
noir manteau de ſes tenebres, accreut laudace de Scylla. Alors quel-
le penſa que ſon pere aſſoupy du trauail du iour precedent, repoſoit
ſoubs les ombres eſpaiſſes du premier ſomme, elle entra doucement
dans ſa chambre, & luy arracha (crime trop execrable!) le poil fatal
dans lequel repoſoit le bon-heur du pays; puis ſaiſie de ce deteſtable
butin ſortit hors des portes de la ville, trauerſa le camp des ennemis,
& ſen alla auec vne aſſeurance inuincible trouuer le Roy, auquel elle
ne fut point honteuſe de deſcouurir ainſi ſa honte: Grand Roy, le
plus puiſſant des Dieux qui ma renduë captiue de tes perfections, ma
amenée icy. Il ma bien animé le coeur de tant daudace, que de me faire
executer vn horrible forfait à ton occaſion. Ie ſuis fille de Niſe, ie ſuis
ceſte Scylla que les Megaréens recognoiſſent pour leur Princeſſe, &
ſuis celle qui deſire que tu ſois leur Prince. Pour ty eſtablir iay deſro [215] bé à mon pere ce poil fatal, que ie te preſente maintenant, & le met-
tant entre tes mains, y mets enſemble mon pays & la maiſon où iay
eſté nourrie. Toute la recompenſe que ien ſouhaitte auoir, ceſt toy-
meſme, tu en es le loyer, Minos eſt le ſeul obiect de mes eſperances.
Pren donc pour gage de mes affections ce poil rouge, & ne te perſua-
de pas que ie te donne vn poil ſeulement; mais que ie te liure la teſte
de mon pere, ſon ſceptre & ſon Royaume.En parlant elle luy tendit dvne main parricide ce fatal preſent, que
Minos ne voulut point receuoir, mais tout troublé de voir vn crime
ſi eſtrange, repouſſa ainſi ceſte fille deſnaturée. Traiſtreſſe infame,
la honte & lhorreur de ce ſiecle! as-tu peu conceuoir tant dinhuma-
nité? O Dieux! qui voyez tout, pouuez-vous ſouffrir quvn tel pro-
dige rampe encore icy bas? Faictes, celeſtes puiſſances, que bannie de
ce rond Vniuers, elle ne trouue place ny ſur la terre, ny ſur les eaux.
Pour moy, ie ne permettray pas que la Crete, qui ſeruit autrefois de
berceau à Iupiter, & maintenant recognoiſt ma puiſſance, ſoit la re-
traitte dvn ſi horrible monſtre. Ce fut tout ce quil luy diſt, il ne
voulut point depuis oüyr parler delle; mais continuant ſon ſiege
prit la ville, & apres lauoir priſe, debonnaire vainqueur, nimpoſa
que de tres-equitables loix à ſes ennemis vaincus. Quand il eut or-
donné dvne garniſon pour la garde de la place, il ne tint pas dauan-
tage ſes trouppes autour; mais fit auſſi toſt leuer les anchres, & vo-
guer du coſté de Crete; dont Scylla eut tant de regret, quapres auoir
en vain vſé de toutes les prieres quAmour luy pouuoit mettre en
bouche, elle ſe laiſſa porter à dire tout ce que ſa colere luy inſpi-
roit.Voyant partir la flotte de Minos, ſans auoir receu le loyer quelle
attendoit de luy pour ſa meſchanceté, elle ſarrachoit les cheueux, &
toute forcenée de rage, tendoit les mains vers luy, & ſeſcrioit: Où
ten vas-tu, ingrat, duquel la vie ma eſté plus chere que celle de mon
pere, & plus chere que mon pays? où vas-tu ſans celle, à qui tu es
obligé de la victoire que tu remportes? Où te retires-tu, cruel, qui
dois à mon amour & à ma trahiſon tout lhonneur que tu as acquis?
Ny le preſent que ie tay fait, ny mes affections ne te peuuent donc
eſmouuoir? Tu nas donc point deſgard que iauois poſé en toy ſeul
tous mes deſirs auec mes eſperances? Que feray-je ainſi delaiſſée? où
iray-je miſerable? Mon pays conquis par tes armes eſt ruiné; mais
quand il ſeroit auſſi floriſſant quil a iamais eſté, ma trahiſon men a
bannie; ie noſerois me prèſenter deuant mon pere que ie tay liuré,
ny deuant les habitans de Megare, qui ont tous iuſte occaſion de me
haïr. Chez les voiſins ie ſerois auſſi mal venuë, car ils craindroient
touſiours que ie leur en fiſſe autant comme aux miens. En fin ie me
ſuis fermé lentrée de tous les Royaumes du monde, afin que la Cre-
te ſeule me fuſt ouuerte. Si tu ne me permets dy demeurer auec toy;
[216]
ie ne croiray pas, cruel, quEurope tait iamais porté en ſes flancs; ça
eſté ou Syrte, ou Carybde, ou quelque tigreſſe dArmenie. Auſſi
nes-tu pas non plus fils de Iupiter; iamais ce grand Dieu amou-
reux nabuſa ta mere, reueſtu de la peau, & armé des cornes dvn tau-
reau; ce ſont des fables inuentées pour te plaire: mais le pere qui
tengendra fut vn taureau furieux, qui neut iamais le coeur touché
damour pour careſſer vne genice. Helas! vous eſtes bien vengé, Niſe
mon pere, me voyant delaiſſée de celuy, pour lamour duquel ie vous
ay laiſſé: tu es bien vengé peuple de Megare, que iay trahy; reſioüy-
toy donc maintenant de mon malheur, & pren plaiſir de me voir ſi
iuſtement punie; iay bien merité (ie le confeſſe) les tourmens que
iendure, car la mort meſme eſtoit deuë pour ſupplice à mon crime:
toutefois pourquoy eſt-ce que quelquvn de ceux que ma perfidie a
offencez ne me tuë? Helas! mon offence ta obligé, ma meſchance-
té ta rendu vainqueur, ce neſt pas de ta part que ien deuois attendre
la vengeance. Iay commis vne impieté enuers mon pere & mon
pays; mais à toy mon impieté te fut vn bon office. Ha! coeur trop
inhumain! coeur farouche & digne dauoir vne femme qui oſa bien ſe
ioindre à vn taureau, pour tenfanter vn monſtre, qui neſt ny boeuf,
ny homme, mais tous les deux enſemble; Entens-tu encore ce que ie
dis? Le meſme vent qui porte tes vaiſſeaux, porte-il mes paroles iuſ-
quà tes ſourdes oreilles, ou ſil les diſſipe dans lair? Ingrat, ie ne me-
ſtonne plus que ta femme ait preferé la compagnie dvn boeuf à la
tienne; tu as plus de brutalité quil ny en a dans le coeur des beſtes.
Ha! infortunée que ie ſuis! plus ie te regarde, plus tes vaiſſeaux ſeſloi-
gnent de moy, les rames qui fendent les ondes temportent ſi viſte,
quil ſemble que ce riuage ſe retire de toy, & me faict retirer enſem-
ble. Tu nauances rien pourtant, ceſt en vain que tu fuis, ingrat, à qui
mes bien-faicts ne ſont rien; ie te ſuiuray malgré toy pour te les re-
procher, & mattachant à ton vaiſſeau me feray porter par tout où
les ondes te porteront. Elle neut pas laſché la parole quelle ſe ietta
ſur les eaux, & ſouſtenuë des aiſles de lAmour qui la poſſedoit, fit
tant quelle atteignit la galere de Minos, à laquelle elle ſe prit pour le
ſuiure. Son pere qui neſtoit deſia plus homme, mais reueſtu du corps
& des plumes dvne eſpece daigle, lapperceut denhaut en volant,
& comme ennemy la vint becqueter. Il luy fit laſcher la priſe du
(Nebriſſenſe dit
que Ciris eſt vne
Aloüette, mais
tous ne ſont pas
de ſon opinion.) vaiſſeau; toutesfois elle ne tomba pas dans leau, car ſon corps en
meſme temps ſe trouuant ſouſtenu de plumes, elle ſe fit porter en
lair, & fut changée en vn oyſeau qui porte vn flot de plumes ſur la
teſte, pour marque du poil quelle prit à ſon pere.
|| [217]
LE SVIET DE LA II. FABLE.
Minos apres auoir vaincu les Atheniens, les contraignit à luy enuoyer de neuf à(II. Fable ex-
pliquée au 3.
Chap.)
neuf ans pour tribut, ſept ieunes Gentils-hommes de leur ville, pour eſtre deuorez dans
le Labyrinthe par le monſtre my-taureau que ſa femme auoit enfanté. Le ſort à Athenes
tomba ſur Thesée, lequel y eſtant enuoyé auec dautres, tua le monſtre, & ſortit du La-
byrinthe auec vn fil quAriadne luy auoit donné, penſant par ce moyen lobliger de la
prendre pour femme: il lemmena bien auec luy, maıs ce ne fut pas iuſquà Athenes;
il la laiſſa dans vne Iſle deſerte, où elle fut ſecouruë par Bacchus, lequel pour eterniſer
la memoire de lamour quil luy auoit porté, porta dans les Cieux la couronne quelle
auoit ſur la teſte, & fit quautant de pierreries quil y auoit furent des eſtoilles, qui re-
tiennent touſiours la meſme forme de couronne.QVand Minos, pour rendre graces de ſes victoires, eut fait à
Iupiter vn ſacrifice de cent boeufs, & quil eut enrichy ſon Pa-
lais de Crete des deſpoüilles priſes ſur ſes ennemis, il fut conſeillé
deſtouffer la memoire de lhorrible adultere de ſa femme, laquelle
ayant par vn deteſtable artifice recerché les embraſſemens dvn tau-
reau, auoit enfanté vn monſtre demy-homme & demy-boeuf. Il
reſolut donc de mettre ceſt effroyable enfant, linfamie & la honte
de ſa maiſon, en lieu quon ne le veiſt iamais; & pour ceſt effect ſe
ſeruit de Dedale, le plus ingenieux ouurier de ſon temps, & le plus
celebre architecte qui ait iamais eſté. Le fleuue de Meandre arroſant
la Phrygie, ſe iouë dans les cercles de ſes ondes, faict mille tours &
[218]
retours, rebrouſſant ſon flux incertain, tantoſt du coſté de la mer,
tantoſt du coſté de ſa ſource, & embroüille ſi eſtrangement ſon che-
min, quà peine peut-on recognoiſtre ſa courſe. Dedale, admirable
en ſes inuentions, imita les deſtours recourbez de ce fleuue au deſſein
du logis quil baſtit. Il fit tant de chemins entre-laſſez les vns dans les
autres, & les meſla dvn ſi merueilleux artifice, que luy-meſme ſy
penſa perdre; & quand il fut au milieu, ne reuint quà peine à len-
trée, ſi facile il eſtoit de ſeſgarer parmy tant de deſtours. Là dedans
fut logé le monſtre, auquel les Atheniens vaincus furent forcez
denuoyer de neuf ans en neuf ans ſept ieunes Gentils-hommes, &
autant de filles, pour ſeruir de proye à ce difforme animal. Deſia
par trois fois ils auoient payé vn ſi cruel tribut, quand au quatrieſme
Theſée par hazard fut du nombre de ceux que le ſort y enuoya.
Son bon-heur voulut quAriadne fille de Minos, eſpriſe de ſes
beautez, luy enſeigna le moyen, & de tuer le monſtre, & de ſortir
aprés de ceſte ingenieuſe maiſon, auec vn peloton de fil quelle luy
donna pour ſe conduire. Il entra dedans, aſſomma le taureau demy-
homme, ſortit guidé par le meſme fil qui lauoit guidé à lentrée, &
deliura par ce moyen ſon pays dvn ſi ſanglant hommage; puis fit
voile auec Ariadne. Il lemmena iuſquen lIſle de Die, & auec autant
de cruauté que dingratitude, ly laiſſa ſur le riuage deſert, où elle ſe
veid abandonnée, en la ſeule & triſte compagnie de mille regrets.
Bacchus la ſecourut en ſon affliction, & fut ſi rauy de ſa beauté, quil
ne deſdaigna point de la prendre pour femme. Il lhonora de ſes em-
braſſemens, & pour faire viure à iamais ſa renommée, luy arracha la
couronne quelle auoit ſur la teſte, la ietta dans le Ciel, & auſſi toſt les
(Les Grecs ap-
pellent ces deux
eſtoilles-là, En-
gonaſe & O-
phiouque.) pierres dont elle eſtoit enrichie, furent changées en Eſtoilles brillan-
tes, qui luiſent encore en forme de couronne, entre laſtre qui repre-
ſente vn homme appuyé dvn genoüil en terre, & celuy qui tient vn
ſerpent en main.
LE SVIET DE LA III. FABLE.
(III. Fable
expliquée au
4. Chap.) Dedale qui auoit faict la vache de bois, ſous laquelle Paſiphaé auoit eu affaire auec
vn taureau, eſtant retenu priſonnier par Minos, trouua moyen de seſchapper auec des
aiſles quil sattacha ſur les eſpaules, & à ſon fils Icare außi, lequel nayant pas obſerué
les preceptes quil luy auoit donnez, tomba dans la mer, pour seſtre approché trop prés
du Soleil, où il fit fondre la cire de ſes aiſles. A ce propos le Poëte raconte la fable de
Tale, autrement nommé Perdix, couſin germain dIcare, lequel auoit eſté precipité du
haut dvne tour par Dedale, & en tombant Minerue prenant pitié de luy, à cauſe de
ſon bel eſprit, lauoit changé en Perdrix. Le Poëte, dy-ie, meſle ceſte Metamorphoſe-là,
diſant que Perdix ſe reſioüit fort quand il veid tomber Icare, prenant ſa cheute pour
vne vengeance de la cruauté que Dedale auoit exercée en ſon endroit.
|| [219]
DEdale cependant retenu par force en Crete ſaffligeoit ex-
tremement de demeurer ſi long-temps priſonnier; il eſtoit
tranſporté du doux deſir qui nous faict touſiours ſouhaitter de reuoir
noſtre pays, il bruſloit daller au ſien, mais il eſtoit ſi eſtroictement
reſerré, quil luy eſtoit impoſſible deſchapper, ny par mer, ny par
terre. Quoy? diſt-il en ſoy-meſme, ie ne trouueray donc point de
chemin, ny ſur la terre, ny ſur les eaux? Ces deux elemens poſſedez
par Minos, me ferment donc tous les paſſages qui me peuuent ſortir.
dicy? Quils le facent; que ce ſeuere Prince des Cretois poſe tant de
gardes quil voudra pour captiuer ma liberté, il nen peut poſer de-
dans lair, il faut que lair me donne ma ſortie. Ceſte reſolution priſe,
il recourut à laide de ſes plus ſubtiles inuentions, pour vaincre la na-
ture, & ſe donner vne diſpoſition quelle a refuſée aux hommes. Il
ramaſſa des plumes, & prenant les plus petites les premieres pour les
ioindre par ordre, chacune eſtant ſuiuie dvne autre vn peu plus
grande, il les arrengea ſi proprement, quon euſt dit quelles eſtoient
creües enſemble. Ainſi les bergers autrefois aſſembloient pluſieurs
tuyaux de cannes dinegale grandeur, dont ils faiſoient leurs fluſtes.
Pour les faire tenir, il attacha les plus groſſes auec du fil, & mit de la
cire aux petites; puis courba les rangs par le haut, ſi bien quon les
euſt priſes pour vrayes aiſles doyſeau. Son fils Icare eſtoit là cepen-
dant qui ramaſſoit les plumes que le vent vouloit emporter, manioit
[220]
la cire pour lamollir, (las pauuret! ſans penſer au malheur que ce
quil auoit en main luy deuoit cauſer) & bien ſouuent en ſe ioüant
rompoit quelque choſe du merueilleux ouurage de ſon pere. Quand
tout fut paracheué, ceſtingenieux artiſan ſe balança en lair ſur deux
des aiſles quil auoit faictes, & donnant les deux autres à ſon fils, luy
monſtra comme il ſen deuoit ſeruir. Il faut (luy diſt-il) Icare, que
vous teniez touſiours le milieu de lair, de peur que ſi vous allez trop
bas, les humides vapeurs, qui ſortent des eaux, nappeſantiſſent vos
aiſles, & ſi vous vous iettez trop haut, le feu du Ciel ne les bruſle, ou
ne face au moins fondre la cire. Volez entre-deux, & nallez point
du coſté du Septentrion vers lOurſe, ou vers le pluuieux Orion, ſui-
uez-moy ſeulement ſansvous eſgarer du chemin que ie vous frayeray.
Aprés ces remonſtrances, il enſeigne à ſon fils comme il doit battre
des aiſles; les luy attache ſur le dos, & en les attachant, dvne main
tremblante, ne ſe peut tenir de laiſſer couler quelques larmes ſur ſes
ioües. Il le baiſe pour la derniere fois; puis ſeſleue le premier en lair,
craignant dhazarder ſon petit Icare, tout ainſi quvn oyſeau craint
la premiere fois quil faict ſortir auec ſoy ſes petits de leur nid. Il len-
courage tant quil peut à le ſuiure hardiment, & le regarde preſques
touſiours en battant des aiſles pour voir ſil a bien appris ce dangereux
meſtier. Il y eut des peſcheurs, des bergers, & des laboureurs, qui les
veirent en lair; & tous eſtonnez dvne telle merueille, creurent que
ceſtoient quelques Dieux. Deſia ils auoient en volant laiſſé à main
gauche lIſle de Samos où Iunon ſeule eſt recognuë, Delos, & celle
doù vient le marbre: ils eſtoient au coſté droict de Lebynte & de
Calymne, où il y a tant dabeilles, quand le ieune Icare plus hardy
quauparauant ſe voulut donner carriere, & deſdaignant de plus ſui-
ure ſon pere, deſireux de voir dans les Cieux, prit ſon vol plus haut
quil ne deuoit. Il ne ſe fut pas eſgaré de la route de Dedale, quauſſi
toſt la cire de ſes aiſles fondant aux rayons du Soleil, il ſentit que ſes
bras neſtoient plus couuerts. de plumes, les rames dont il battoit lair
tomberent, & luy enſemble dans la mer, à qui ſa cheutte a donné ſon
nom. Il ne gaigna rien dappeller ſon pere, car il fut enſeuely des
flots deuant que Dedale le peuſt entendre. Mais las! quand le pere ſe
retourna, pere infortuné, qui neſtoit plus pere nayant plus denfant,
& quil ne veid point ſon fils aprés ſoy; il penſa tomber comme luy,
& cria pluſieurs fois; Icare, où es-tu mon fils? Icare, ques-tu deuenu?
où tiray-je cercher? En lappellant il apperceut ſes aiſles deſſus leau,
& lors recogneut ſon malheur, deteſta ſes artifices, & toutes ſes ſub-
tilitez qui luy auoient cauſé ſon deſaſtre, ſe rendit au bord pour auoir
le corps de ſon fils, quil enterra, & fit que toute la Prouince tira ſon
ſurnom du nom dIcare, lequel y demeura ſous vn tombeau.Lors que Dedale faiſoit les triſtes obſeques dIcare, la Perdrix
ioyeuſe du miſerable ſort de ſon couſin germain, voyant ſon oncle
[221]
affligé, battit des aiſles, & teſmoigna ſous larbre où elle eſtoit, le
contentement quvn tel deüil luy apportoit. Elle eſtoit lors vnique
en ſon eſpece, peu de iours auparauant elle auoit eſté faite oyſeau par
la meſchanceté de Dedale. Ceſtoit auparauant Tale ieune enfant
dvn bel eſprit, fils de la ſoeur de ce merueilleux ouurier, auquel il
auoit eſté donné par ſa mere, dés lâge de douze ans, pour eſtre in-
ſtruict en lArchitecture. La bonne femme neuſt pas penſé que ſon
frere euſt deu eſtre ſi cruel enuers ſon fils, comme il fut; elle luy
auoit ſi cherement recommandé quelle ſe perſuadoit quil luy ſerui-
roit de pere. Il en arriua bien autrement; helas! quy a-il que lenuie
ne nous perſuade? ceſt enfant doüé dvn eſprit autant ſubtil quil
eſtoit poſſible den voir, & capable dvne belle inſtruction, ayant pris
garde à leſpine, que les poiſſons ont au milieu du corps, ſur ce mo-
delle fit pluſieurs dents à vn fer tranchant, & inuenta de la façon lv-
ſage de la ſcie. Il fut auſſi le premier qui ioignit par vn bout deux
fers enſemble, deſquels il fit vn compas pour former des cercles par-
faicts en appuyant vne des branches ſur le milieu, & tournant lautre
tout autour dvne eſgalle diſtance. En fin en ſi bas âge quil eſtoit, il
ſe monſtra ſi habile, quil fit naiſtre deſlors de lenuie contre luy. De-
dale fut ialoux de ſa ſubtilité; & de peur quil ne le vainquiſt vn iour
en ſon art, le precipita du haut de la tour de Minerue; puis fit enten-
dre quil eſtoit tombé par meſgarde. La Deeſſe Pallas, Deeſſe touſ-
iours fauorable aux beaux eſprits, ne permit pas quen faiſant vn ſi pe-
rilleux ſault, il ſallaſt briſer contre terre; elle le receut au milieu de
lair, & là meſme couurit ſon corps de plumes. La viuacité de ſon eſ-
prit prompt & ſubtil à merueilles ſe perdit, & eut pour recompenſe
la legereté de ſes aiſles. Il ne changea point de nom, & ſe reſerua vne(Außi sappel-
loit-il aupara-
uant Perdix.)
crainte, qui fait quil noſe encore iamais ſeſleuer en haut, il ne fait
que voler raiz terre, & ne poſe point ſon nid ſur les arbres; mais au
pied de quelque buiſſon; car le ſouuenir de ſon ancienne cheute luy
faict touſiours fuir les choſes hautes.
LE SVIET DE LA IIII. FABLE.
Oenée ayant en vn ſacrifice quil faiſoit pour la cueillette des fruicts, oublié à deſſein(IIII. Fable ex-
plıquée au 5. &
6. Chap.)
Diane, elle enuoya vn ſanglier qui gaſta toutes les terres de Calydon. Meleagre fils dOe-
née aſſembla tous les Princes de Grece pour chaſſer ceſte furieuſe beſte, auec leſquels Ata-
lante, fille de Iaſius Roy dArcadie, ſe trouua, & eut lhonneur de bleſſer la premiere le
ſanglier, duquel pour reſpect Meleagre luy donna la deſpoüille, quand il eut eſté tué.
Plexippe, Toxée & Agenor oncles de Meleagre oſterent à Atalante la glorieuſe proye
quelle emportoit; mais vn tel attentat ne demeura pas impuny, il leur couſta la vie à
tous trois; dont Althée mere de Meleagre & leur ſoeur, fut tant affligée, que pour venger
la mort de ſes freres elle fit mourir ſon fils, bruſlant vn fatal reietton de bois dans lequel
ſa vie eſtoit posée. Ses ſoeurs pleurans ſon piteux deſtin, deuindrent oyſeaux & furent
appellées Meleagrides.
|| [222]
DEsia Dedale laſſé de battre des aiſles ſeſtoit arreſté en Sicile,
auoit faict ſes plaintes au Roy Cocale, & lauoit faict armer
contre Minos. Deſia par la valeur de Theſée la ville dAthenes auoit
eſté affranchie du ſanglant tribut quelle payoit aux Cretois. Pluſieurs
ſacrifices en auoient eſté faicts pour action de graces, tant à la guer-
riere Minerue, à Iupiter, quaux autres Dieux. On auoit couronné
leurs Temples, chargé leurs autels doffrandes, & parfumé leurs ora-
toires dencens. La Grece lors nauoit autres diſcours pour entretien
que les proüeſſes de Theſée, on ne parloit que de ſa force, de ſon
heur & de ſon addreſſe; auſſi ny auoit-il iamais perilleuſe entrepriſe,
où il ne fuſt inuité de ſe trouuer. Son bras eſtoit le bras commun de
toute la Grece, on auoit touſiours recours à luy aux extremes dangers.
Le Royaume de Calydon meſme, encore quil euſt pour chef le va-
leureux Meleagre, ne peut ſe paſſer de laide de Theſée; les habitans
de ce pays-là le vindrent ſupplier de les aller deliurer dvn ſanglier,
qui rauageoit leur terre par le commandement de Diane. Car on
tient quOenée Roy du pays ayant veu le ſuccés dvne tres-fertile
année, pour en rendre graces aux Dieux, offrit les premices des bleds
à Cerés, du vin à Bacchus, & de lhuile à Minerue, ſans rien donner à
Diane. Le bruit courut auſſi toſt par tout, que les ſeuls autels de la
fille de Latone auoient eſté ſans encens en ceſte ſolemnité, & quOe-
née lauoit faict à deſſein: qui fut cauſe que tous les Dieux ſen offen [223] cerent, & Diane intereſſée de meſpris, reſolut de punir vne telle ou-
trecuidance. Oenée, diſt-elle, a bien faict parler de laffront quil ma
faict; mais ie ne rendray pas moins celebre la vengeance que ie pren-
dray de luy. Sans retarder dauantage dés lheure meſme elle jetta dans
la Sicile vn ſanglier furieux, plus haut que le plus grand boeuf qui ſe
puiſſe trouuer en Epire. Le feu & le ſang luy eſclattoient dans les
yeux, il auoit vne hure heriſſée, & tout le poil ſi droit quil ſembloit
couuert dhaleſnes. De ſa bouche auec vne voix enroüée ſortoit vne
eſcume boüillante, qui luy couloit ſur les eſpaules; ſes dents eſtoient
toutes telles que celles dvn Elephant, le ſouffle de ſon haleine ainſi
que le feu du foudre bruſloit les fueilles & les fleurs des arbres. Il fou-
loit les bleds qui eſtoient en herbe, terraſſoit ceux qui eſtoient preſts
deſtre couppez, & dvn meſme coup renuerſoit leſpoir des labou-
reurs. Il rongea les eſpics, & fit en fin vn tel degaſt de bleds, que les
greniers demeurerent vuides, & les caues ceſte année-là ne furent
point remplies; car il rauagea de meſme les vignes, couppa les ſeps,
ietta les grappes de raiſins par terre, & ne fit pas moins de mal aux
oliuiers. Quoy? ſa rage ſe deſchargeoit meſme ſur le beſtail; ny les
bergers, ny les chiens, ny les plus fiers taureaux qui fuſſent au pays ne
pouuoient contre ſa furie deffendre leurs ieunes troupeaux. Le peu-
ple effrayé ſe retiroit des champs, & ſe trouuoit encore peu aſſeuré
dans les villes, ſi Meleagre, aſſemblant pluſieurs Princes, ne ſe fuſt
armé pour loſter dvne telle frayeur. Vne infinité de ieunes Sei-
gneurs, deſireux dacquerir de lhonneur à la chaſſe de ce ruineux
animal, vindrent trouuer Meleagre, entre les principaux deſquels
eſtoient Caſtor & Pollux; lvn braue à cheual, lautre fort adroict
pour ſe battre à coups de poing. Iaſon auſſi qui a le premier hazardé
ſa vie dans vn vaiſſeau, à la mercy des vagues & des vents, Theſée auec
ſon cher Pirithous, Toxée & Plexippe enfans de Theſtie, Lyncée fils
dApharée, le furieux Leucippe, Acaſte fort renommé pour ſon ja-
uelot, le leger Idas, Cenée qui auoit eſté femme, Hippothous, Dryas,
Phoenix fils dAmyntor, Menetie pere de Patrocle, Phyllée, Tela-
mon, Pelée pere du valeureux Achille, Admete, Iolas fils dHyan-
tée, le prompt Eurytion auec Echion inuincible à la courſe, Lelex
ſorty de Nerice, Panopée, Hylée, le courageux Hippaſe, & Neſtor à
lheure en la fleur de ſa ieuneſſe. Les trois fils dHippocoon y eſtoient
encore, Laërte pere dVlyſſe, Ancée Lacedemonien, le prudent Am-
pycide, Amphiaras qui fut depuis trahy par ſa femme. La belle Ata-
lante pour auoir part à la gloire voulut eſtre de la partie, courageuſe
Princeſſe quelle eſtoit elle ſe rendit à laſſemblée de tant de valeureux
Princes, auec vne robe bordée de franges dor. Elle nauoit rien ſur ſa
teſte, & ſon poil deſcouuert neſtoit retrouſſé quauec vn ſimple
noeud, ſa trouſſe dyuoire luy pendoit par derriere ſur leſpaule gau-
che, & de la main gauche elle portoit ſon arc. On leuſt priſe pour
[224]
quelque beau ieune homme deſguiſé en fille; & ſi elle euſt eu vn ha-
bit dhomme, on euſt dit que ceuſt eſté vne fille au viſage, & à la po-
ſture vn garçon. Meleagre ne leut pas apperceuë, quil ſentit ſon
coeur eſchauffé des premieres chaleurs dvn deſir, duquel ſortirent
mille cuiſantes flames: O quheureux, diſt-il, ſeroit celuy qui ſe pour-
roit rendre digne mary dvne telle femme! Mais pour lors il neut pas
le loiſir dentretenir plus long-temps ſes conceptions amoureuſes; il
falloit quil penſaſt autre part; car il eſtoit preſſé daller au champ de
bataille pour combattre la fureur & la rage dvne beſte qui ſembloit
inuincible. Il y auoit vne eſpaiſſe foreſt, quon nauoit iamais veu
coupper, laquelle à ſon entrée eſtoit plaine & vnie; mais peu aprés
ſabbaiſſant faiſoit vne vallée, où ceſte troupe dHeros ſeſtoit ran-
gée: Les vns tendoient des toiles, les autres laſchoient des chiens, &
les autres cerchans le danger cerchoient à la piſte de ſes pas la couche
de la beſte. Au fonds de la vallée où tous les ruiſſeaux, naiſſans de la
pluye alloient croupir; il y auoit vn bourbier entouré de ſaulx & de
ioncs, doziers, de roſeaux, & dautres herbes mareſcageuſes, ſur leſ-
quelles le ſanglier eſtoit couché: au bruit quil entendit, il ſe leua, &
ſe ietta ſi furieuſement ſur ceux qui le chaſſoient, quvn eſclair ne
peut fendre leſpaiſſeur des nuées auec plus de violence, quil fendit
la foule de ſes ennemis. Il mit par terre autant darbres quil rencon-
tra, & ſa courſe fut comme vn foudre lequel eſbranla toute la foreſt.
Ces ieunes Gentils-hommes ſeſcrient, & roidiſſent les bras, preſen-
tans au ſanglier la pointe de leurs eſpieux; mais il ne laiſſe pas de paſ-
ſer, de renuerſer, & des coups quil leur donne auec ſes deffences, eſ-
carter dvn coſté & dautre les chiens qui loſent attaquer. Le premier
jauelot, qui luy fut ietté, partit de la main dEchion, & ſen alla, ſans
toucher à la beſte, donner dans le tronc dvn arbre. Iaſon laſcha le
ſecond, qui ſembloit deuoir frapper le ſanglier à la cuiſſe; mais il
paſſa outre, pour ce quil le pouſſa trop rudement. Lors Ampycide
leuant les yeux au Ciel, diſt: Beau Phoebus, ſi lhonneur que ie vous
ay touſiours porté, ma donné part en vos faueurs; faictes, ie vous
ſupplie, que ſans faillir ie touche maintenant où ie viſeray. Apollon
authoriſa ſes voeux, il toucha le ſanglier, toutefois ce fut ſans le bleſ-
ſer: car Diane oſta le fer au jauelot encore en lair, & lors quil attei-
gnit la beſte ce neſtoit plus quvn baſton ſans pointe, qui ne fit quai-
grir la rage de ce furieux animal. Seſchauffant plus quauparauant, il
fit luire vn feu dans ſes yeux, vomit des flames par la bouche, & ſeſ-
lançant comme vn foudre à trauers ceſte ieuneſſe qui ſoppoſoit à ſa
violence, renuerſa mort Eupalemon & Pelagon, qui eſtoient au pre-
mier rang de la main droicte. Eneſime fils dHippocoon, deffroy
prit la fuitte; mais pourtant il ne peut eſchapper la dent meurtriere
du ſanglier, qui luy couppa le genoux, & le fit demeurer ſur la place.
Neſtor y penſa voir auſſi ſon heure derniere; & de faict il neuſt pas
[225]
eſté en peine de ſe trouuer depuis au ſiege de Troye, ſil ne fuſt alors
promptement monté ſur vn arbre, doù il eut ce contentement de
voir lennemy duquel il ſeſtoit eſchappé, aiguiſer ſes dents au pied
dvn cheſne, & aller eſprouuer la pointe de ſes armes nouuelles ſur
vn autre que luy, qui fut ſur Orithyas auquel il rompit la cuiſſe. Les
enfans iumeaux de Lede, qui neſtoient point encore alors aſtres de-
dans les Cieux, paroiſſoient merueilleuſement en ceſte chaſſe, mon-
tez ſur des cheuaux plus blancs que neige, chacun vn dard en main,
duquel ils euſſent à lheure aſſeurément bleſſé le ſanglier, ſil ne ſe fuſt
ietté dans le plus eſpais du bois, où ny leurs cheuaux, ny leurs traits
meſmes ne pouuoient entrer. Telamon qui le voulut pourſuyure y
fut auec tant dardeur, quà faute de prendre garde à ſes pieds, la raci-
ne dvn arbre le fit cheoir, & ainſi que ſon frere Pelée le releuoit,
Atalante qui eſtoit derriere eux, deſcochant vne fleſche de ſon arc,
donna ſi droit quelle bleſſa le ſanglier au deſſous de loreille, dvn
coup qui ne fit que gliſſer, & loffença fort peu, mais teignit pour-
tant ſes ſoyes du rouge de ſon ſang. Meleagre neut pas moins de
contentement dvn ſi heureux coup quelle meſme; on tient que ce
fut luy, qui ſapperceut le premier de la bleſſure, & qui premier la fit
voir à ſes compagnons, diſant, quvne fille emporteroit lhon-
neur de leur chaſſe. Ceſte parole les toucha tous de tant de regret
& de honte, quils ſanimerent lors par vne infinité de cris, & ſeſ-
chauffans dvne ardeur nouuelle ietterent tant de traits enſemble,
que la multitude fut nuiſible, car les traits perdirent leur force, frap-
pans les vns contre les autres, & tomberent tous ſans effect. Lors An-
cée animé dvne fatale fureur qui le portoit à la mort, ſauançant auec
vne hache en main, diſt à ſes compagnons: Faictes-moy place, ie vous
prie, & ie vous feray voir combien peut le bras dvn homme, plus
que celuy dvne femme. Ie ne veux point eſcorcher autour de lo-
reille quelque peu de la peau de ceſte fiere beſte; ie la veux faire dvn
coup de hache tomber à mes pieds; car quand meſme Diane ſeroit
deſſus pour la couurir de ſes armes, ie la tueray malgré Diane, & croi-
ſtray de ſes deſpoüilles la gloire de mes actions genereuſes. Ayant
dvn coeur hautain laſché de ſi ſuperbes paroles, pour faire paroiſtre
ſes bras auſſi vaillans que ſa langue eſtoit brauache, leuant des deux
mains ſa hache en haut, il ſeſleua ſur la pointe des pieds, mais comme
il eſtoit preſt de donner, il receut: le ſanglier le preuint & le bleſſant
en laine, où nous auons vne veine mortelle, le fit tomber en arriere.
La terre fut auſſi toſt couuerte de ſang, les boyaux luy ſortirent, il per-
dit auec la vie ſon ambitieux deſir dacquerir de lhonneur plus que les
autres. Pirithous nalloit pas moins indiſcrettement attaquer le ſan-
glier, auec vn eſpieu quil portoit, quand Theſée le voyant auancer
luy cria de loing: Où allez vous, douce ame de mon ame, Pirithous
dont la vie meſt plus chere que la mienne, où vous precipitez-vous?
[226]
Non, non, ne vous iettez point ſi auant, il neſt pas beſoin que tous
ceux qui ont de la valeur ſapprochent ſi prés, il faut que la prudence
modere la boüillonnante ardeur de noſtre courage. Vous auez veu
quvne indiſcrette ardeur a faict perdre Ancée, ne vous perdez pas de
meſme: ce neſt pas valeur de cercher ainſi la mort, ceſt temerité. Ce
furent de vaines remonſtrances qui ne peurent retenir le bras de Piri-
thous, il voulut percer le flanc au ſanglier auec le baſton ferré quil
auoit en main; mais vne branche de nefflier deſtourna ſon coup, du-
quel ſans doute il neuſt pas manqué de le bleſſer, ſans la rencontre de
larbre. Iaſon auſſi ietta ſon jauelot, qui par hazard ne frappa point la
beſte, mais trauerſa vn chien, & aprés lauoir trauerſé ſe planta tout
ſanglant dans terre. Depuis Meleagre laſcha deux traits coup ſur coup,
dont lvn paſſa ſans rien faire; mais lautre demeura planté dans la cuiſ-
ſe du ſanglier, qui fut lors eſpoinçonné dvne nouuelle rage, & iet-
tant dvn coſté le ſang & leſcume de lautre, fit pluſieurs tours, eſlan-
çant la teſte vers ſa playe, à laquelle il ne pouuoit atteindre. Cepen-
dant quil bondiſſoit & ſe tourmentoit ainſi, Meleagre pour redou-
bler ſauança promptement, luy plongea ſon eſpieu dans la hanche,
& de ce coup le mit par terre. Toute la nobleſſe aſſemblée, teſmoigna
le contentement quelle en receut, par mille cris dallegreſſe, eſlancez
en faueur de Meleagre. Ils vindrent tous le ſalüer, toucher de la main
ſa main victorieuſe, & voir ceſte horrible beſte eſtenduë ſur lherbe,
de laquelle ils admiroient la grandeur, & noſoient pas pourtant en-
core la manier, mais chacun deux prenoit plaiſir denſanglanter ſes
armes dans ſon corps. Le glorieux vainqueur qui lauoit atterrée, en
la preſence de tous, luy mit le pied ſur la teſte, & ſe tournant du coſté
dAtalante: Vous auez, luy diſt-il, valeureuſe Princeſſe, teint la pre-
miere vos fleſches au ſang de ce ſanglier; ceſt bien raiſon, puis que
voſtre bon-heur vous en a donné lhonneur, que vous ayez part au
butin: pour moy ie ne me veux rendre en ceſt acte icy, que compai-
gnon de voſtre gloire; ie vous laiſſe la deſpoüille de la beſte: & ioi-
gnant leffect à ſes paroles luy preſenta dés lheure meſme la peau he-
riſſée de ſoyes auec la hure de ce furieux ſanglier, qui ſembloit enco-
re deuoir touſiours offencer quelquvn de ſes deffences. En receuant
le preſent, elle monſtra ne le cherir pas moins, que laffection de ce-
luy qui luy offroit ſi librement les deſpoüilles de ſa victoire. Elle ſen
reſioüit extremement; mais ce qui la combla de ioye, la chargea de
beaucoup denuie. Tous ces ieunes Princes, ialoux de lhonneur
quelle receuoit, firent oüyr vn murmure, teſmoin du meſcon-
tentement quils en auoient: & les deux fils de Theſtie entre au-
tres, crians tout haut, quil ne falloit pas quvne femme pour vn
vain reſpect de beauté emportaſt lhonneur de leur chaſſe, luy
oſterent ce glorieux preſent par elle receu de la main victorieu-
ſe de celuy, qui ſeul auoit droict den diſpoſer à ſa volonté.
[227]
Meleagre offencé dvn tel affront, ſe ietta ſur eux tout bouffi de co-
lere, & leur diſt: Apprenez, voleurs de la gloire dautruy, que ceſt
dattaquer Meleagre. Il nvſa point dautres menaces; mais à linſtant
meſme plongea ſon eſpée dans le corps de Plexippe, qui nattendoit
rien moins que ce coup-là. Son frere Toxée eſtoit en doute, ſil ſe
deuoit mettre en deffence pour venger la mort de Plexippe, la crainte
deſtre puny de meſme le tenoit en ſuſpens; toutesfois il ny fut pas
long-temps, Meleagre à linſtant le deliura de ceſte douteuſe appre-
henſion, reſchauffant dans ſon ſang leſpée encore chaude du ſang de
ſon frere; car il leur fit preſques dvn meſme coup perdre la vie à tous
deux.Althée mere de Meleagre ſen alloit au Temple faire ſes offrandes,
& remercier les Dieux de la victoire de ſon fils, quand elle veid ſes
deux freres morts quon apportoit couuerts du ſang, auec lequel leur
ame ſeſtoit eſcoulée. Ce triſte ſpectacle luy fit changer ſa ioye en
dueil, & ſa robe chargée dor en vn habit noir, duquel elle ſe veſtit
pour aller par la ville faire entendre les piteux cris de ſon affliction.
Elle fut quelque temps toute en pleurs; mais depuis quelle eut ſceu
lautheur du meurtre, elle tarit la ſource de ſes larmes, & au lieu de
dueil neut dans le coeur quvn deſir de vengeance.Lors que Meleagre naſquit, les Parques commençans à filer ſa vie,
mirent vne ſouche de bois dans le feu, & reſolurent de faire durer ſes
iours auſſi long-temps que le bois dureroit, & les finir ſi toſt quil ſe-
roit conſommé. Elles ſe retirerent aprés auoir ainſi prononcé larreſt
de ſa vie, & lors Althée retira du feu la ſouche qui bruſloit, la plongea
dedans leau, pour en eſteindre la flame; puis la ſerra dans vn cabinet,
où elle fut cherement conſeruée & ta vie enſemble, Meleagre, que
le deſtin y auoit attachée.Elle lauoit touſiours ſoigneuſement gardée, mais las! elle la ſortit
à lheure, & ſen voulut ſeruir à la vengeance du meurtre de ſes freres.
Elle fit allumer vn braſier en ſa chambre, & comme elle fut ſur le
poinct de ietter dedans, ceſte ſouche vitale, par quatre fois elle ſen
retint; le nom de mere combattant en ſon ame auec celuy de ſoeur;
car lvn luy perſuadoit, lautre luy diſſuadoit de le faire. Tantoſt
lhorreur de commettre vn tel crime, que daccourcir dvne maraſtre
main les iours de ſon fils, la faiſoit pallir; tantoſt les feux de la colere
luy montoient à la face; & tantoſt ie ne ſçay quels traits de cruauté
peints deſſus ſon viſage, monſtroient que ſon coeur eſtoit plein de
ſanglantes menaces; puis on euſt dit, quelle ſe vouloit laiſſer vaincre
à la pitié. Lors que les chauds deſirs de la vengeance auoient ſeiché les
larmes de ſes yeux, le ſeul nom de ſon fils en faiſoit couler dautres.
Elle eſtoit ainſi quvn vaiſſeau ſur mer, agité de deux vents contraires,
lequel battu de leur double violence, demeure entre-deux balancé,
ſans eſtre emporté de lvn, ny de lautre. Sa double paſſion tient ſa vo [228] lonté ſuſpenduë; par fois ſa colere ſe refroidit, par fois elle ſe reſ-
chauffe, elle ne ſçauroit ſe reſouldre; toutesfois elle deuient en fin
meilleure ſoeur que mere. Pouſſée dvne pieuſe impieté, elle ſe laiſſe
porter à vne rage, qui luy faict appaiſer les ombres de ceux de ſon
ſang par vne offrande du ſang meſme.Quand elle void le braſier allumé: Ceſt vne reſolution priſe (dit-
elle) il faut que ce feu bruſle le fruict ſorty de mes entrailles: & dvne
main meurtriere tenant le bois fatal, toute debout quelle eſt deuant
ce funeſte foyer, permet à ſa fureur de faire ces execrables prieres:
Mornes Deeſſes des tourmens & des peines, noires filles qui preſidez
aux vengeances, iettez maintenant voſtre veuë effroyable ſur lhorri-
ble ſacrifice que ie fais; ie me venge, & en me vengeant commets vne
impieté ſans pareille: mais ie ne puis faire autrement; il faut que ief-
face le crime dvn meurtre par vn autre meurtre, que iaccumule meſ-
chanceté ſur meſchanceté, cruauté ſur cruauté, & funerailles ſur fu-
nerailles, afin que noſtre impie maiſon periſſe ſous le comble de ſes
afflictions. Comment? Oenée auroit-il lheur de voir viure ſon fils vi-
ctorieux, tandis que Theſtie, miſerable ſoeur, pleureroit la mort de
ſes freres? Non, il faut que tous deux ſoient en meſme temps affligez:
la raiſon veut quils ſoient tous deux en dueil, & quils pleurent tous
deux enſemble. Vous donc mes freres, qui maintenant dans les enfers
neſtes plus que des ombres, receuez ceſte placable victime, chere vi-
ctime que ie vous offre du ſang de celuy dont ie ſuis la mere. Ha! mal-
heureuſe, quelle furie me tranſporte? Pardon, mes freres, excuſez le
reſſentiment maternel, mes mains ont horreur des effects que ma co-
lere leur inſpire; elles ſont honteuſes dexecuter les cruels deſſeins que
mon coeur medite. Ie confeſſe que Meleagre merite de mourir, ie ne
regrette point ſa mort; mais bien me deſplaiſt-il deſtre ſa meurtriere.
Quoy? ce meſchant demeurera donc impuny? Meleagre viura, plein
de la vanité de ſes proüeſſes? les peuples de Calydon obeïſſans à ſes
volontez, le recognoiſtront pour leur Prince, & vous ne ſerez plus
que cendre ſous vne froide lame? Non, ie ne le permettray point, il
naura pas lauantage de vous ſuruiure auec tant de contentement; il
mourra le cruel, & leſperance de ſon pere auec luy; il le faut perdre,
& dvn meſme coup ruiner la Prouince dont il attend le ſceptre. Helas!
trop inſenſible femme, où ſeſt perduë en moy la douce affection de
mere? Où ſont les pitoyables voeux que ie deurois auoir en bouche
pour le ſalut de mon fils? Où eſt la memoire des agreables trauaux en-
durez, en le portant neuf mois dedans mes flancs? Pleuſt aux Dieux,
fils deſnaturé, que dés ton enfance ie teuſſe eſté mere deſnaturée!
Pleuſt aux Dieux que ieuſſe laiſſé conſumer dans le feu la branche fa-
tale, afin que ta vie euſt trouué ſa fin au poinct de ſa naiſſance! Ce
que tu as veſcu depuis ce temps-là, ceſt par mon moyen; & mainte-
nant tu mourras pour ta faute. Reçoy le loyer de ta cruauté en rece [229] uant la mort: rend-moy la vie que ie tay donnée par deux fois; lors
que tu ſortis de mon ventre, & lors que ie tiray du feu ceſte branche
laquelle en ſe bruſlant conſumoit lhumeur de ta vie. Rend-moy ton
ame ſanguinaire, ou dvn fer parricide enuoye la mienne auec les om-
bres de mes freres. Pauurette! à quoy me doy-je en fin reſoudre? Ma
main ne peut pas eſtre de lintelligence de mes deſirs; elle deteſte le
coup que ma fureur ſouhaitte. Les playes de mes freres auec limage
de leur mort ſe viennent offrir à mes yeux pour aigrir ma colere; puis
le doux nom de mere & la pitié flechiſſent mon courage. Mais quoy?
miſerable, ie ſens que mes freres le gaignent. Emportez-le, mes fre-
res; bien que ce ſoit auec trop de cruauté; mais faites donc que ie ſois
bien toſt portée auec vous, aprés vous auoir appaiſez dvne ſi horrible
victime. Cela dit, elle tourna la teſte, & dvne main tremblante ietta
ce funeſte tiſon dans le feu, lequel eſpris des flames ſembla faire quel-
ques plaintes, en ſe conſumant dans vn braſier, qui ne le deuoroit
que par force. Cependant Meleagre loing de là, ſans rien ſçauoir de
ce mortel deſſein, ſentit ſes entrailles bruſler du meſme feu qui bruſ-
loit le tiſon: il appella pluſieurs fois ſa genereuſe valeur à ſon ſecours,
pour dompter la rigueur des tourmens quil ſouffroit; il ſe deſpita
contre les ſecrettes douleurs qui ſans bleſſure lemportoient dvne
mort lente, regretta de ne mourir comme Ancée dvn coup de la
dent du ſanglier. Mais ainſi quil faiſoit ces regrets, & demandoit ſon
pere, ſes freres, ſes ſoeurs, ſa femme, & meſme peut-eſtre ſa mere,
pour aſſiſter à ſa fin, auec le feu la douleur ſaccreut; puis ſallentir peu
à peu tandis que la cendre couuroit le charbon du tiſon, & ſon ame
en fin ſenuola, quand les dernieres eſtincelles ſeſteignirent. Le
Royaume de Calydon outrageuſement affligé fut lors tout en dueil,
les vieillards, la ieuneſſe, le peuple, la nobleſſe pleura le triſte ſort de
Meleagre, & les Dames de la ville toutes eſcheuelées, ſe battans le ſein
firent ouïr de piteux cris, teſmoins de leur affliction. Oenée que la
perte dvn tel fils rendoit trop infortuné pere, ſe iettant contre terre,
couurit ſon poil blanc de pouſſiere, & deteſta ſes trop longues an-
nées, qui nauoient conſerué ſa vie que pour luy faire voir la deplora-
ble fin de Meleagre. Quant à la mere bourrellée en ſa conſcience des
remords dvne inhumanité, qui auoit offencé la nature, elle ſe pu-
nit ſoy-meſme de ſon crime, & ſouurit la porte de la mort, en
ſouurant le ſein dvn poignard.Si le meſme Dieu qui ma donné la vie mauoit donné cent langues,
& vn eſprit capable denfanter autant de vers, quil y en a dans les ſe-
crets cabinets dHelicon, encore manqueroy-je en ceſt endroit; ie ne
pourrois repreſenter le dueil & les plaintes des ſoeurs, que tous les
fleaux de la douleur aſſaillirent, quand le reſſentiment de la mort de
leur frere ſempara de leur coeur. Elles perdirent le ſoing & le ſouue-
nir enſemble de leurs agreables beautez, meurtrirent à coups de
[230]
poing le marbre de leur eſtomach, & tant que le corps fut en leur
puiſſance, elles ne ceſſerent de lembraſſer, penſans reſchauffer les gla-
çons de la mort qui lauoit ſaiſi. Elles le baiſerent meſmes ſur la biere,
& lors quil ne fut plus que cendre, prindrent des cendres pour les
mettre en leur ſein; demeurerent couchées ſur ſon tombeau, & bai-
ſottans ſans ceſſe ſon nom eſcrit ſur le marbre qui le couuroit, leffa-
cerent preſque auec leau de leurs larmes. Bref leur dueil fut tel, que
Diane laſſée de tant dinfortunes, que ſon courroux auoit portez
dans la maiſon dOenée, en eut en fin pitié, & les changeant toutes en
oyſeaux, ſinon Gorgé, & Dejanire femme du grand Hercule, les
enuoya dans lair, diſſiper en volant les noires humeurs de leur tri-
ſteſſe.
LE SVIET DE LA V. ET VI. FABLE.
(V. & VI. Fable
explıquées au 7.
Chap.) Thesée retournant de la chaſſe du ſanglier, fut arreſté par les eaux desbordées d???
fleuue Acheloys, lequel en attendant que les eaux ſe calmeroient, pria Thesée de ſe venir
repoſer chez luy; & ceſt là quen diſnant le Poëte luy faict raconter la Metamorphoſe de
cinq Naïades changées en Iſles, pour auoir meſprisé de ſacrifier à Acheloys, ainſi quaux
autres Dieux des eaux. Et en ſuitte des Echinades il conte la Metamorphoſe de Peri-
mele, Nymphe par luy meſme violée, & à ſa priere par Neptune changée en Iſle, lors
que pour la punir ſon pere la precipita du hault dvn rocher.TAndis que ces tragiques fureurs rauageoient le Palais dOe-
née, Theſée qui auoit aſſiſté à la perilleuſe chaſſe du ſanglier,
[231]
ſe retiroit à Athenes; mais il eut vn empeſchement ſur le chemin
qui le retarda quelque temps. Les pluyes auoient tellement groſſi
les eaux du fleuue Acheloys, quil eſtoit impoſſible de le trauer-
ſer ſans courir fortune de ſe perdre: qui fut cauſe quAcheloys
prenant Theſée par la main, luy diſt; Venez, valeureux Athenien,
vous retirer en ma maiſon, & ne vous hazardez point à la vio-
lence de ces rapides ondes. Ceſt vn torrent auquel iay veu traiſ-
ner de gros arbres entiers, des maſſes de rocher, & des eſtables
meſmes auec les troupeaux qui eſtoient dedans. La force des tau-
reaux, ny la viſteſſe des cheuaux ne peut reſiſter à la violence de
ſes vagues. Pluſieurs ieunes hommes ſy noyent, quil entraiſne lors
que les neiges fondent au haut de ces montaignes. Il ſera beau-
coup plus ſeur de vous repoſer en mon logis, iuſquà ce que les
eaux rangées dans leur lict ordinaire, ayent calmé leur courroux.
Theſée ſy accordant, reſpondit: Ivſeray donc de voſtre conſeil,
Acheloys, & de voſtre maiſon enſemble: & ainſi ſe ſeruit libre-
ment de lvn & de lautre. Il entra dans lhumide maiſon de ce
fleuue, baſtie de pierre ponce & de tuffeau, où le bas eſtoit com-
me tapiſſé dvne mouſſe verte, & la voûte de deſſus enrichie de co-
quilles de mer, arrangées de telle façon, que des deux lvne eſtoit
comme violette. Acheloys, ioyeux dauoir vn tel hoſte chez ſoy,
ayant faict appreſter le diſner, fit ſeoir à table Theſée, & ceux de
ſa compagnie auec luy, Pirithous dvn coſté, Lelex, qui commen-
çoit deſia à griſonner, de lautre, puis les autres de rang ſelon leur
qualité. Les vertes Nymphes des eaux les ſeruirent à table les pieds
nuds, & leur verſerent pluſieurs fois du vin dans des vaſes enrichis
de pierreries, pour les faire boire les vns aux autres, meſmes aprés
que les viandes furent leuées. Theſée alors iettant la veuë ſur les
plaines azurées de la mer, demanda quelles Iſles ceſtoient quil
voyoit, & combien il y en auoit à lendroit quil monſtroit du
doigt. Acheloys reſpondit quil y en auoit cinq, bien quon ne
les peuſt diſcerner de ſi loing; & de là prit occaſion de faire ce
diſcours: Vous ne deuez pas vous eſtonner, diſt-il, ſi Diane ſeſt
vengée du meſpris dOenée: les cinq Iſles que vous voyez eſtoient
autrefois cinq Naïades, qui firent vn ſacrifice ſolemnel de dix ieu-
nes boeufs, & appellerent à la feſte tous les Dieux champeſtres,
ſans minuiter, bien que ie fuſſe leur voiſin. Ien fus ſi deſpit, que
de colere ienflay mes ondes, & eſtendis mes eaux plus loing que
ie nauois iamais faict: La violence de mon rapide flux emporta des
foreſts, des terres labourées, & les Nymphes meſmes qui ma-
uoient offencé, auec le lieu où elles faiſoient leur demeure. Ie les
traiſnay iuſques dans la mer, & les traiſnant donnay de ſi furieuſes
ſecouſſes à la terre, ſur laquelle elles eſtoient portées, quauec lai-
de que me preſta Neptune, ie la diuiſay en cinq pieces, qui ſont
[232]
ces Iſles quon appelle Echinades, ſous chacune deſquelles repoſe vne
Nymphe enterrée.Au delà des cinq plus proches, vous voyez bien encore vne au-
tre Iſle, ceſt Perimele qui fut auſſi autrefois vne fille, que iaimois
eſperduëment. La violence de mes affections me contraignit de luy
rauir par force ſon pucelage, & luy deſrober le nom de vierge, quel-
le cheriſſoit trop pour mon contentement. Ien eus ce que mon de-
ſir recerchoit; mais ſi toſt que ſon pere le ſceut, il la precipita du
haut dvn rocher dans la mer. Ieſtois au deſſous quand elle tomba,
& layant receuë entre mes bras humides, ie preſentay ceſte requeſte
à Neptune. Grand Roy, luy dy-je, qui portez en main vn trident
pour ſceptre des plaines ondoyantes, qui vous ſont eſcheuës en
partage; humide Prince de ce liquide corps, dans lequel nous au-
tres fleuues ſacrez nous rendons tous pour nous y engloutir, eſ-
coutez ma priere, grand Dieu, & lauthoriſez de voſtre faueur. He-
las! ie ſuis cauſe du mal de celle que ie porte, ceſt moy qui lay
faict cheoir; mais non, ce neſt pas moy, ceſt linhumanité dHip-
podamas, qui par raiſon deuoit eſtre plus pitoyable enuers elle, &
plus equitable enuers moy. Sil euſt eu quelque reſſentiment pa-
ternel, il euſt trouué en ſon coeur de la compaſſion pour elle, & vn
pardon pour mon amour, qui nauoit rien faict que pouſſé par lar-
deur de mes flames, auſquelles ie nauois peu reſiſter. Neptune
puiſſant Roy des eaux, qui auez autrefois eſté banny de toute la
terre par la cruauté de voſtre pere, fauoriſez de voſtre ſecours
ceſte fille que la cruauté de ſon pere a noyée, donnez-luy quel-
que place en vos plaines liquides, ou faictes quelle meſme ſoit
vne place; faictes-la deuenir Iſle, afin que iaye le contentement
de lembraſſer touſiours. Ce Dieu des mers, teſmoigna dvn bran-
ſle de teſte quil auoit la requeſte dAcheloys agreable. Du ſi-
gne quil men donna il eſmeut de tous coſtez des montaignes de
vagues, leſquelles effrayerent Perimele; mais elle ne laiſſa pas pour-
tant de nager encore, & moy cependant auois la main ſur ſon
eſtomach, que la crainte agitoit au commencement dvn mouue-
ment continuel: toutefois ie ſentis en fin que le mouuement ſe
perdit peu à peu, que tout ſon corps ſendurcit, & que ſon ſein
eſtoit entouré de terre. En moins de temps quil y a que ien parle,
elle fut toute terre, & ſes membres, ſans forme de membres humains,
ſaccreurent tellement, quelle fit vne grande Iſle, de tous coſtez en-
ceinte deau.
|| [233]
LE SVIET DE LA VII. VIII. IX.
ET X. FABLE.
Iupiter & Mercure en habit dhommes, eſtans deſcendus en Phrygie, furent reiet-(VII. VIII. IX.
& X. Fable ex-
pliquées au 8. &
9. Chap.)
tez dvn chacun, ſinon du pauure Philemon, & la vieille Baucis ſa femme, qui les
receurent auec beaucoup plus de bonne volonté que de moyen. Leur zele recognu des
Dieux, fit que leur petite caſe fut changée en vn Temple, duquel ils eurent la charge,
& apres auoir accomply de fort longues années, eux-meſmes furent changez en arbres.
Le bourg où ils demeuroient, & tous les autres habitans, à cauſe du peu de reſpect quils
auoient porté aux deux Dieux, furent noyez dvne eau qui couurit les maiſons, & ne
parut plus depuis quvn eſtang. A quoy eſt adiouſtée par Acheloys la merueille des
changemens de Prothée, qui prenoit toutes ſortes de formes pour eſchapper lors quil
eſtoit pourſuyui.ACheloys finiſſant, laiſſa toute la compagnie en admira-
tion, comme rauie dvne telle merueille: toutefois Pirithous,
impie comme ſon pere Ixion, & dvne humeur trop peu reſpectueu-
ſe enuers les Dieux, nen fit point deſtat: tels miracles luy eſtoient
des contes, eſquels la feinte auoit plus de part que la verité. Ce-
ſtoit, diſoit-il, attribuer trop de puiſſance aux Dieux, que de croi-
re quils peuſſent changer les formes que la nature a données. Cha-
cun ſeſtonna de luy voir prononcer des paroles pleines de tant dim-
pieté, & ny eut perſonne qui nen fuſt ſcandaliſé; mais ſur tous Le-
lex, que lâge & lexperience auoient rendu plus meur que les autres,
[234]
comme offencé repartit ainſi pour les Dieux. Non, non, diſt-il,
nen iugez pas de la façon, vous vous trompez, la puiſſance des Cieux
neſt point limitée, elle eſt infinie; le pouuoir des Dieux neſt autre
choſe que leur vouloir, ce quils deſirent eſt incontinent accomply; &
afin que vous en doutiez moins, ie vous feray le conte de deux arbres
qui ſont ſur les montaignes de Phrygie; lvn eſt vn cheſne, lautre vn
tilleul, tous deux entourez dvne petite muraille. Ie les ay veus, car
mon pere dés ma ieuneſſe voulut que ie fiſſe vn voyage en ce païs-
là, pour ce que Pelops mon grand-pere, en auoit autresfois porté la
couronne. Aſſez prés des deux arbres il y a vn eſtang, qui eſtoit ia-
dis vn bourg fort peuplé, & maintenant ceſt vne eau qui neſt fre-
quentée que par les plongeons & les poulles de riuiere. Du temps
que le bourg eſtoit en ſon eſtre, Iupiter & Mercure reueſtus de for-
mes humaines, y furent pour eſprouuer quelles gens lhabitoient. Ils
ſe preſenterent à la porte de mille maiſons, demandans la retraitte
pour vne nuict; & dautant de maiſons ils furent renuoyez, ſans pou-
uoir trouuer logis, que dans vne petite loge couuerte de chaume, où
le vieil Philemon & ſa femme Baucis auoient veſcu enſemble depuis
leurs ieunes ans. Ces bonnes gens, que la crainte des Dieux auoit
touſiours accompagnez, eſtoient fort pauures; mais la patience leur
auoit rendu leur pauureté ſupportable, & iamais ils ne ſaffligeoient
pour quelque neceſſité quils euſſent. Les qualitez differentes de mai-
ſtres & valets neſtoient point remarquées en leur famille; eux-deux
ſeuls eſtoient tous ceux du logis, qui reciproquement comman-
doient & obeïſſoient. Quand les Dieux donc, baiſſans la teſte, fu-
rent entrez dans ceſte baſſe maiſonnette; le bon-homme auſſi toſt
leur y preſenta vn ſiege pour ſe repoſer, ſur lequel Baucis ietta vne
meſchante couuerture qui ſeruit de tapis; puis ſen alla deſcouurir le
feu, qui nauoit pas eſté allumé depuis le iour de deuant, ramaſſa des
fueilles, des eſcorces darbres, quelques couppeaux des bois, & tira
meſme du toict de la maiſon des branches ſeiches quelle rompit, &
les arrangea au foyer, puis fit tant dvne penible haleine, que le feu
en fin eſclaira. Cependant que ſon mary couppoit vn morceau du
lard pendu à leurs ſoliues enfumées, elle couppoit des herbes quil
auoit parauant cueillies à leur iardin, pour les mettre cuire enſem-
ble. Ils mettent le pot deuant le feu, & en attendant que le lard
ſoit cuit, le bon-homme qui diſcourt touſiours afin de tromper le
temps, & faire quil dure moins à ſes hoſtes, met de leau tiede dans vn
grand plat de bois, quil tire dvne cheuille où il eſtoit pendu, & leur
laue les pieds. Leur lict de bois de ſaule eſtoit au milieu de la cham-
bre, dans lequel ny auoit quvn faiſſeau dherbes ſeiches. Ils eſten-
dirent vn vieil tapis deſſus, de peu de valeur & conuenable au lict,
& ſi ce neſtoit pas leur couſtume de ſen ſeruir ordinairement; car
pour eux ils ne le mettoient quaux iours de feſtes. Quand les Dieux
[235]
furent couchez deſſus, la bonne femme qui eſtoit rettouſſée en meſ-
nagere, dvne main tremblante dreſſa la table deuant eux, & pour
la faire tenir ferme, à cauſe quily auoit vn des pieds plus court que
les autres, mit vn teſt de pot caſſé deſſous, de peur quelle ne bran-
laſt, puis frotta le deſſus auec de la menthe pour le nettoyer, & luy
donner vne bonne odeur. Elle leur ſeruit premierement des oliues,
des cormes dans la reſinée, de la cicorée en ſalade, du fromage blanc,
& des oeufs mollets, le tout en vaiſſelle de terre. Elle apporta apres
vn grand pot du meſme metail plein de vin, & des coupes de
bois, iaunes & bien pollies; car elles auoient eſté frottées de cire.
Le lard fut cuit preſque auſſi toſt, quelle mit ſur table auec le po-
tage aux herbes; puis leur fit boire pour entre-mets du vin nou-
ueau, & ſeruit le fruict incontinent apres. Il y auoit des noix, des
figues ſeiches auec des dattes, des prunes, des pommes dans vn pa-
nier, qui ſentoient merueilleuſement bon, des raiſins & du miel.
En fin ils contenterent extremement les Dieux, & non pas tant
pour les viandes que pour le bon viſage auec lequel ils les trai-
ctoient: car en leur pauureté ils faiſoient paroiſtre vne libre & ri-
che affection, beaucoup plus à priſer que le reſte. Ainſi quils ver-
ſoient du vin, ils recognurent quil ne ſe diminuoit point dans le
pot, dont ils furent tous eſtonnez, & ſoupçonnans alors quelque
diuinité en leurs hoſtes, les prierent dexcuſer le pauure traictement
quils leur auoient fait. Ils nauoient quvn oye quils voulurent tuer
auſſi toſt pour le ſoupper; mais il les laſſa courant çà & là, ſans quils
le peuſſent prendre; auſſi quà la fin ceſte beſte gardienne de leur pe-
tite logette, ſe ſentant pourſuiuie à mort eut recours aux Dieux,
comme à vn aſyle daſſeurance, & ſe rangea prés deux pour auoir
la vie ſauue, ainſi quelle eut: car les diuins hoſtes deffendirent aux
bonnes gens, qui eſtoient preſques hors dhaleine, de le pourſuiure
dauantage, puis ſe deſcouurirent, diſans: Nous ſommes Dieux à la
verité, vous ne vous trompez pas de nous ſoupçonner tels, croyez-le
ainſi, & ſoyez aſſeurez que vos voiſins ne demeureront pas impunis
du peu de reſpect quils nous ont porté: vous ſeuls de tout ce bourg
ſerez preſeruez du deluge qui le rauagera; mais il faut que vous quit-
tiez voſtre maiſon, que vous nous ſuiuiez, & veniez maintenant
auec nous ſur le haut de ceſte montaigne. Obeïſſans aux diuinitez qui
leur parloient; ils les ſuiuirent, & prindrent chacun vn baſton à leur
main, pour ſouſtenir leur caduque vieilleſſe, qui ne pouuoit quà
peine & dvn pas mal-aſſeuré monter vne ſi rude & ſi longue coſte.
Ils neſtoient pas à vn traict darbaleſte du ſommet, quand ils ſe re-
tournerent, & veirent leur village noyé, duquel rien ne paroiſſoit plus
que leur maiſon. Eſtonnez & affligez enſemble, ils regretterent le pi-
teux ſort de leurs voiſins, qui auoient faict vn ſi deplorable naufrage;
& cependant quils plaignoient leur infortune, ils ſapperceurent
[236]
que leur maiſonnette demeurée ſeule, ſe changeoit en ſuperbe
Temple, appuyé ſur de riches & hautes colomnes, au lieu des
fourches qui ſouſtenoient parauant la petite loge. Ils veirent iau-
nir le chaume de deſſus, & ſe conuertir en vn toict doré; vei-
rent les portes de cuiure graué, & les degrez de marbre au deuant,
qui fut cauſe que lvn & lautre ſe mit en prieres; & lors Iupiter
pour recognoiſtre par vn iuſte loyer leurs iuſtes actions, & le cha-
ritable office quils luy auoient rendu, leur diſt quils aduiſaſſent
ce quils deſiroient de luy. Philemon communiquant auec Bau-
cis en prit ſon aduis; puis deſcouurit ainſi leurs communs ſou-
haits: Nous ne vous demandons, grand Dieu, que deſtre Pre-
ſtres & Concierges du Temple que vous auez faict naiſtre à la pla-
ce de noſtre maiſon: & dautant quvnis des liens de la Concorde
& de lAmitié, nous auons touſiours veſcu enſemble, nous vous
prions quen meſme inſtant finiſſent les iours de lvn & de lautre,
afin que ie naye iamais le cruel creue-coeur de voir le tombeau de
ma femme, & quelle auſſi ne ſoit iamais en peine darroſer le mien
de ſes larmes. Leurs voeux furent fauorablement oüys des Dieux, &
ſuiuis de leffect; ils furent gardiens du Temple tant quils veſqui-
rent, & tous deux en meſme temps auec lame perdirent la paro-
le. Vn iour ſeſtans dauanture arreſtez deuant la porte du Tem-
ple à diſcourir de leurs auantures paſſées, ainſi quils parloient du
changement de la place, ils furent tous eſmerueillez quils ſap-
perceurent changez; Baucis veid la teſte de Philemon couuerte de
fueilles, & Philemon de meſme, veid ietter des rameaux à celle de
Baucis. Leurs pieds prirent racine en terre, & leurs corps ſe cou-
urirent deſcorce, ſans quils laiſſaſſent de ſe parler touſiours, iuſ-
quà ce que ſentans le bois leur auoir deſia ſaiſi le menton; ils ſe
dirent Adieu lvn à lautre, & auſſi toſt eurent la bouche fermée,
& le viſage caché deſſous leſcorce. Les deux arbres ſe voyent en-
core en ce pays-là fort proches lvn de lautre: pour moy iappris ce
que ie vous ay conté, dvn bon vieillard, homme digne de foy, le-
quel neuſt point voulu mentir, ie maſſeure, auſſi nauoit-il pas
occaſion de men faire accroire. Mais outre ce, les bouquets pen-
dus aux branches des arbres, me teſmoignerent bien quil y auoit
quelque ancien ſecret; & pour ce moy-meſme y en attachay encore
de tous frais, afin dhonorer comme Dieux ces bonnes gens, qui
auoient tant honoré les Dieux.Ainſi Lelex finit ſon hiſtoire, laquelle fut autant agreable à la
compagnie quil eſt poſſible, & ſur tous à Theſée; car il ſe plai-
ſoit fort doüir raconter les merueilles de la puiſſance des Dieux,
& pour ce reſpect Acheloys len entretint encore, diſant: Il y en
a pluſieurs, valeureux fils dEgée, qui ont vne fois ſeulement en
leur vie changé de forme, & ſont touſiours demeurez depuis en
[237]
ceſt eſtre nouueau: mais il y en a dautres auſſi qui ont eu le pou-
uoir de ſe transformer à toute heure comme bon leur ſembloit,
ainſi que Prothée fils de Neptune, lequel paroiſſoit tantoſt beau
ieune homme, puis ſe deſguiſoit en lion; tantoſt eſtoit ſanglier,
puis ſe faiſoit voir ſous la peau dvn ſerpent, quon euſt eu hor-
reur de toucher; tantoſt farmoit des cornes dvn taureau, & tan-
toſt deuenoit ou pierre, ou arbre; quelquefois ſe fondoit en eau,
& quelquefois reueſtu de qualitez contraires bruſloit & eſclairoit
comme le feu.
LE SVIET DE LA XI. FABLE.
Eriſicthon pour auoir rauagé vne foreſt conſacrée à Cerés, fut puny dvne ſi cruelle(XI. Fable ex-
pliquée au 10.
Chap.)
famine, quapres auoir conſumé tous ſes moyens, il fut contraint de vendre ſa fille
Meſtre, laquelle regrettant ſa liberté perduë, obtint de Neptune, qui luy auoit au-
trefois raui la fleur de ſa virginité, de ſe pouuoir changer en pluſieurs formes, &
ainſi seſchappa pluſieurs foıs, & ſe vendit à pluſieurs pour auoir tous les iours de
largent nouueau, & en ſecourir ſon pere. Mais en fin ſes ruſes furent deſcouuertes, &
le pere contraint par les forces de la neceßité, de manger ſes propres membres, fit vne
fin digne de ſon impieté.LA femme dAutolyque, fille dEriſicthon, nauoit pas moins de
pouuoir; elle ſe changeoit à tous propos comme bon luy ſem-
bloit. On tient que ſon pere eſtoit vn homme impie, lequel ennemy
de la grandeur des Dieux, iamais ne fit fumer autel en leur honneur,
[238]
Il fut ſi outrecuidé de faire coupper vn grand bois conſacré à Cerés,
que lantiquité auoit touſiours conſerué & tenu pour inuiolable.
Dans ce bois il y auoit vn cheſne fort haut, touſiours entouré de ban-
delettes, deſcriteaux & de bouquets, teſmoignages aſſeurez des voeux
qui ſe faiſoient-là. Les Dryades ſouuent danſoient deſſous aux iours
de feſtes, & quelques-fois ioignoient leurs corps à larbre, en eſten-
dant les bras, & ſe tenans lvne lautre par la main, pour meſurer la
groſſeur du tronc, qui auoit enuiron quatre braſſées. Il eſtoit ſi gros
& ſi grand, que ſeul il pouuoit faire vne foreſt; auſſi y auoit-il plus
dherbe ſous ſon eſtenduë, quil ny en auoit pas ſous tous les autres
arbres enſemble. Toutefois Eriſicthon ne fit pas eſtat de le conſeruer
plus que les autres; il voulut que ſes ſeruiteurs le miſſent à bas; & com-
me il veid quils apprehendoient dexecuter ſon commandement,
luy-meſme prit la coignée de lvn deux, diſant: Ie ne veux pas que
ceſt arbre ſoit ſeulement vn bois cheri de Cerés; ie veux que ce ſoit
la Deeſſe meſme, cachée ſous ſon eſcorce: mais quoy que ce ſoit, les
fueilles de ſon ſommet baiſeront maintenant la terre. Cela dit, il ſe
mit en poſture pour frapper ce tronc ſacré; & lors le cheſne preuoyant
ſa cheute prochaine par vn tremblement, fit paroiſtre quil auoit du
reſſentiment; ſes fueilles, ſes glands, & ſes longues branches pallirent
deffroy, & ſi toſt que ce bras impie eut planté le fer dedans, de la bre-
che quil fit, ainſi que dvne playe, ne ſortit pas moins de ſang quil en
ſort du corps dvn taureau, lors que victime immolée aux Dieux, on
leſgorge au pied dvn autel. Tous ſen effrayerent de telle façon,
quvn dentreux oſa bien ſe hazarder de retenir le bras à ce cruel Eri-
ſicthon, pour lempeſcher de plus toucher à larbre; mais pour loyer
de ſa pieté, il neut quvn coup de coignée dont ce ſanguinaire Athée
luy couppa la teſte, & layant miſe à bas, ſe remit à frapper larbre.
Tandis que dvn fer tranchant il minoit peu à peu le tronc par le
pied; on entendit ſortir vne voix du corps quil couppoit, & auec la
voix ces paroles: Ce neſt point, meſchant, du bois que tu couppes,
ceſt vne Nymphe que tu meurtris; Nymphe cherie de Cerés, qui la
conſeruée depuis tant dannées ſous ceſte vieille eſcorce. Mais deuant
que mourir, ie veux bien te faire ſçauoir que ma mort ne demeurera
pas im punie; ie te predis quen auançant ma fin tu auances ton mal,
& que bien toſt ie me verray vengée de ta cruauté. Cela ne le deſtour-
na point de ſon ſanglant deſſein, il continua touſiours à frapper, iuſ-
quà tant que larbre eſbranlé, & des coups quil donnoit, & des cor-
des auec leſquelles dautres le tiroient, tomba par terre, & en tom-
bant mit à bas vne grande partie de la foreſt. Les Dryades affligées de
la mort de leur ſoeur, & de la ruine du bois, ſe veſtirent toutes de dueil
& furent trouuer la Deeſſe Cerés pour implorer ſa vengeance contre
Eriſicthon. Cerés leur accorda ce que leurs iuſtes larmes deman-
doient, & aprés auoir dvn branſle de teſte agité tous les iaunes eſpics,
[239]
qui honoroient pour lors les plaines de la terre, penſa de le punir dvn
cruel ſupplice; ſi toutesfois il y a ſupplice cruel pour les impietez dvn
homme ſi determiné. Elle reſolut de le faire mourir de faim; & dau-
tant que les deſtins ne permettent pas que Cerés & la Faim ſoient ia-
mais enſemble; elle ne fut pas trouuer ceſte maigre Deeſſe, mais en
fit ainſi le commandement à vne Nymphe montaignere: Prenez, luy
diſt-elle, le chemin du Septentrion, & vous rendez ſur les extremi-
tez de la froide Scythie. Ceſt vn triſte païs, païs deſert qui ne porte
ny bleds, ny arbres: le froid pareſſeux y demeure, auec la palle Hor-
reur, le Tremblement & la Faim. Commandez de ma part, à ceſte
affamée Deeſſe, que ie vous ay nommée la derniere, quelle ſen aille
gliſſer dans le ſein du ſacrilege Eriſicthon, & quelle ſy rende ſi forte,
que toutes les viandes du monde ne len puiſſent chaſſer. Ie veux que
en luy elle ne puiſſe eſtre vaincuë; quelle me ſurmonte moy-meſme,
& la force nourriciere de mes dons qui ſeruent dentretien à la vie des
hommes. Mais dautant que le chemin eſt long, prenez mon chariot,
& vous faictes porter dans lair par mes Dragons volans. La Nymphe
monta ſur le chariot dans lequel elle fut auſſi toſt portée en Scythie
ſur les ſommets du mont Caucaſe, où elle deſcendit, & ayant deſbri-
dé ſes ſerpens aiſlez, ſen alla cercher la Faim, quelle rencontra dans
vn champ plein de pierres, où elle arrachoit des herbes auec les on-
gles & auec les dents. Elle auoit vn poil heriſſé, la face palle & deffai-
cte, les yeux enfoncez dans la teſte, les levres ſeiches, & dvne couleur
noire-bleuë, les dents rares & iaunes, & vne peau merueilleuſement
rude, de laquelle ſes entrailles neſtoient point ſi couuertes quelles ne
paruſſent au trauers. On luy voyoit les os ſous les hanches, pour ven-
tre elle nauoit que la place du ventre. Le ſein luy pendoit, & ne ſem-
bloit ſouſtenu que de leſpine. Bref, elle eſtoit ſi maigre que rien de
ſon corps ne paroiſſoit, ſinon les ioinctures des doigts, des genoux,
& le talon, qui eſtoient eſleuez outre meſure. Si toſt que la Nymphe
lapperceut, ſans en approcher elle luy fit de loing le meſſage que Ce-
rés luy auoit commandé, & neut pas demeuré là ſi peu que rien, quen-
core quelle fuſt fort eſloignée, & ne fiſt que dy arriuer, elle ſentit
pourtant les pointes de la faim, qui fut cauſe quelle tourna inconti-
nent ſes Dragons, & les toucha du coſté de la Theſſalie. La Faim, bien
que naturellement ennemie de Cerés, ne laiſſa pas de luy obeïr prom-
ptement, le vent la porta dedans lair iuſques en la maiſon du ſacri-
lege Eriſicthon, quelle trouua endormy dans ſa chambre (car ceſtoit
de nuict) & lembraſſant ſe gliſſa dans ſon ſein. Dvne haleine affamée
elle luy ſouffla tant par la bouche, quelle luy remplit leſtomach, &
toutes les veines dvn vuide inſatiable: puis ſe retira de ce fertile païs,
pour ſen aller en ſes deſerts, où miſerable elle demeure touſiours tra-
uaillée de toutes les incommoditez qui ſuiuent la pauureté.Lagreable ſommeil du matin couuroit encore Eriſicthon de ſes
[240]
legeres aiſles, quil commence deſia en reſuant à demander des vian-
des; il remuë les dents & les levres, & faict vn vain repas auquel il ne
prend que de lair. Mais quand il eſt eſueillé, il ſent bien vn appetit
qui neſt point imaginaire. Vne furieuſe enuie de manger luy ronge
les entrailles, & ſempare tellement de ſon goſier & de ſon eſtomach,
quil ny a rien ſur terre, dedans la mer, ou dans lair, qui le puiſſe raſ-
ſaſier. Encore quil ſoit deuant vne table la mieux couuerte du mon-
de, il ne laiſſe pas de ſe plaindre, au milieu de la viande il demande
des viandes, & ce qui ſuffiroit à vne ville, ou meſme à toute vne Pro-
uince, ne ſçauroit luy ſuffire. Plus il mange, plus il deſire manger, ſon
ventre glouton ne ſe peut remplir; & tout ainſi que la mer neſt ia-
mais ſaoule deaux, bien quelle engloutiſſe tous les fleuues de la terre:
ou comme le feu na iamais aſſez de bois; car plus on luy en donne,
plus il en deuore, & ſenflame touſiours pour en deuorer dauantage:
de meſme la bouche profane dEriſicthon ne prend vne viande, que
pour en prendre vne autre aprés, vn morceau engendre le deſir dvn
autre, & touſiours ainſi lappetit luy croiſſant en mangeant, il ſemble
que ſon eſtomach ſoit vn gouffre qui ſe rend plus profond, plus il tra-
uaille à le remplir. Son ventre inſatiable ne diminua pas ſeulement,
mais conſomma du tout les moyens que ſon pere luy auoit laiſſez, ſans
pouuoir diminuer ſa faim execrable. Touſiours ceſte inuincible ar-
deur de manger ſans ceſſe le trauailloit, & rien ne luy reſtoit plus que
ſa fille; il la vendit, pour ſuruenir aux neceſſitez de ſa bouche. Ceſte
fille, à qui la fortune deuoit vn meilleur pere, eſtoit ſi courageuſe,
quil luy fut impoſſible dendurer les incommoditez auſquelles les
eſclaues ſont ſubjettes. La ſeruitude luy eſtoit vn ioug inſupportable;
qui fut cauſe que pour en eſtre deliurée, elle eut recours à Neptune
qui lauoit autrefois aimée, & tendant les bras vers la mer, le pria ain-
ſi: Grand Dieu, qui auez eu les chaſtes deſpoüilles de ma virginité, ſi
le ſouuenir dvn tel bien vous apporte encore quelque contentement,
faictes que ce contentement vous eſmeuue à me ſecourir. Ie ſuis ſer-
ue, deliurez-moy de ce rude ioug, & ne permettez point que voſtre
ſeruante recognoiſſe autre maiſtre que vous. Neptune oüyt ſa reque-
ſte dvne oreille fauorable; & comme elle eſtoit ſur le bord de la mer,
ſon maiſtre qui la ſuiuoit neut pas deſtourné la veuë de deſſus elle,
quen vn inſtant elle fut changée en peſcheur. Le maiſtre eſtonné de
ne la voir plus, ſaddreſſe à elle meſme ſans la recognoiſtre, pour auoir
de ſes nouuelles, & prie le peſcheur de luy dire, de quel coſté eſt al-
lée vne femme aſſez mal veſtuë & mal peignée, qui eſtoit là tout à
lheure deuant luy. Ie ne fais, diſt-il, que de la perdre de veuë; il ny a
point dapparence quelle aye paſſé plus auant; dictes-moy, ie vous
prie, où elle a peu ſe cacher, & ie prieray le Dieu qui commande aux
vagues & aux habitans des eaux, de vous rendre touſiours la mer cal-
me, & le poiſſon prompt à ſe venir enferrer dans lhameçon que vous
[241]
luy preſentez au bout de ceſte ligne. Elle neut pas peu de contente-
ment voyant que la faueur de Neptune luy ſuccedoit ſi à propos, &
que ſon maiſtre la meſcognoiſſant ſenqueroit delle où elle eſtoit:
Excuſez-moy, reſpondit-elle; ie ne vous ſçaurois apprendre ce que
vous me demandez, car attentif à ma peſche, iay touſiours eu les
yeux ſur leau, & nay point tourné la teſte du coſté de la plaine. Pour
moy, ie vous iure que dauiourdhuy ie ne veids icy homme ny fem-
me, & que perſonne ny a eſté que moy; ſi ie ſuis menteur, quainſi
Dieu fauoriſe mon trauail, & la peine que ie prens à gaigner ma vie.
Le maiſtre abuſé de la façon, ſe laiſſa perſuader, quil ny auoit point
de feintiſe en telles paroles, & ſen retourna laiſſant ſa ſeruante, qui
reuint depuis en ſa premiere forme, & fut retrouuer ſon pere, lequel
ayant ſceu que ſon corps eſtoit capable de tels changemens, la vendit
encore à pluſieurs autres maiſtres. Elle ſeſchappoit touſiours auſſi
toſt que largent eſtoit deliuré, ſe deſguiſant tantoſt en iument, ou
en oyſeau; tantoſt en boeuf, ou en cerf: & ainſi de ſon iniuſte gain
fourniſſoit pour nourrir ſon pere affamé. Toutesfois quand plu-
ſieurs eurent eſté trompez, ſes artifices ne ſeruirent rien à ceſt inſa-
tiable Eriſicthon, tout luy manqua, & les pointes de la faim laffli-
gerent plus que iamais; ſi bien que pour appaiſer la rigueur de ſon
mal, il fut contraint de cercher à manger ſur ſoy, il deuora tout ce
quil peut de ſon corps, & ſe nourriſſant ſoy-meſme de ſoy-meſme,
fit que ſes dents meurtrieres de ſa vie, auancerent ſa mort par vne fin
plus que miſerable. Mais pourquoy marreſté-je à diſcourir des
changeantes vertus dautruy, veu que moy qui en parle, ay le pou-
uoir auſſi demprunter diuers viſages, mais limitez dvn certain nom-
bre? Quand ie veux ie demeure en leſtre que ie ſuis maintenant; dau-
tres-fois ie pren le corps recourbé, & la peau dvn ſerpent, & dautres-
fois deſſous la forme dvn taureau iarme mon front de cornes: mais
las! ie ſuis maintenant (comme vous voyez) deſarmé dvn coſté, ie
nen ay plus quvne, lors que iay recours à la pointe de telles armes.
Auec ces dernieres paroles il laſcha quelques ſouſpirs, qui firent pre-
ſumer à la compagnie, que ce changement luy auoit renouuellé le
ſouuenir de quelque affliction.
|| [242]
LE SVIET DE LA I. FABLE.
(I. Fable ex-
pliquée au 1.
Chap. du 9.
Diſcours.) Deianire fille dOenée eſtant pour ſa beauté recerchée de pluſieurs Princes en mariage,
ſon pere reſolut de ne la donner à autres quà celuy qui demeureroit vainqueur de tous
à la luitte. Tous ceux qui seſtoient preſentez quitterent la place à Acheloys & à Her-
cule; ſi bien que le combat ſe finit entre-eux deux, auquel Acheloys aprés auoir eſ-
prouué toutes ſes ruſes auec ſes forces, seſtant en fin conuerty en taureau fut vaincu
par Hercule qui luy arracha vne corne. Les Naïades filles de ce fleuue prindrent la corne
quHercule laiſſa ſur la place, la remplirent de toutes les ſortes de fruicts que lAutomne
nous àonne, & la nommerent la Corne dAbondance.
|| [243]
LOrs que Theſée veid ſouſpirer ſon hoſte, il
deſira ſçauoir de quel triſte ſouuenir ſon
coeur eſtoit touché, & le pria de luy dire
comment il auoit eſté priué de lvne de ſes
cornes. Pour le contenter Acheloys couron-
né de roſeaux, en fit ainſi le conte, luy di-
ſant: Vous deſirez de moy vn diſcours qui
mafflige; ie ne puis ſans regret, braue Athe-
nien, vous parler du mal dvne telle auanture;
& ne le trouuez pas eſtrange, on ne prend
pas ordinairement plaiſir à raconter les combats deſquels on eſt ſorty
vaincu. Ie vous en diray pourtant toute lhiſtoire, & vous recognoi-
ſtrez, ie maſſeure, quil ny eut pas tant de honte pour moy au ſuc-
cés du combat, que ce me fut dhonneur dauoir oſé combattre. Si la
gloire du vainqueur allege les regrets de la perte de la victoire, le nom
du grand Hercule qui me deſroba le laurier, neſt pas vn foible reme-
de contre lennuy que iay dauoir eſté par luy ſurmonté. Vous auez
bien peut-eſtre oüy parler de Deianire fille dOenée, autrefois le mi-
roir des beautez, & la flame charmereſſe de mille ames, qui bruſloient
dvn ialoux deſir dacquerir ſes bonnes graces. Ie fus, ainſi que plu-
ſieursautres, eſbloüy des traits de lumiere qui eſclattoient deſſus ſon
front, & me ſentis ſi eſperduëment tranſporté, que lAmour me
contraignit de laller recercher en mariage. Ie me rendis chez elle, &
priay ſon pere de mauoir agreable pour gendre. Hercule qui la re-
cerchoit en meſme temps, dautre coſté preſſoit fort pour lauoir, &
ſe monſtroit ſi ardant à la pourſuitte, quà peine euſt-on peu iuger
lequel auoit le plus de feu de nous deux. Nos affections vainquirent
celles de tous les autres, qui deſeſperez de le pouuoir emporter ſur
nous, ſe retirerent & nous laiſſerent ſeuls corriuaux lvn de lautre.
Hercule, pour faire croire ſon alliance auantageuſe, diſoit à Deianire
quil luy pouuoit donner en leſpouſant Iupiter pour beau-pere, van-
toit la renommée de ſes trauaux, & lheur dauoir dompté tant den-
nemis ſuſcitez contre luy par Iunon ſa maraſtre. Moy ie remon-
ſtrois à Oenée, que ce luy ſeroit vne honte de faire plus deſtat dvn
homme que dvn Dieu, car Hercule neſtoit pas encore alors au nom-
bre des Dieux. Vous me voyez, luy diſois-je, maiſtre de ces claires
eaux, qui dvn cours ondoyant arroſent les terres de voſtre Royaume,
ma demeure eſt dans vos Eſtats; ſi vous me donnez voſtre fille, vous
ne vous allierez point à vn gendre eſtranger. La Deeſſe Iunon ne
meſt point ennemie; ie ne ſuis point en crainte quelle me face cou-
rir tant de perilleuſes fortunes, ie ſuis exempt de tous les penibles
trauaux dont Hercule faict gloire. Il ny a pas dequoy pourtant,
non plus quà ſe dire le fils dAlcmene, car ceſt vne impoſture, ou
ſil eſt veritable, il doit eſtre honteux den parler, veu que ceſt vn
[244]
adueu du crime de ſa mere. Il faut quil ſe confeſſe de neceſſité lvn
des deux, ou enfant ſuppoſé de Iupiter, ou enfant dadultere. Quil
ſe vante duquél il voudra, ie ne luy enuieray point tels tiltres dhon-
neur, ce ne ſont pas qualitez que iaffecte. Il y auoit deſia long
temps quil me regardoit de trauers, moyant parler de la façon, il
ne peut retenir dauantage le feu de ſa colere: Ceſt trop diſcouru,
diſt-il, il meſt impoſſible den dire, ny den ouïr dauantage, iay la
main plus prompte que la langue. Ie te le quitteray, ſi tu me veux
ſurmonter en paroles; mais ie le veux emporter à leffect. Parle auſſi
long temps que tu voudras, ie me tairay; mais il faut que ie charge. Il
maſſaillit en meſme inſtant quil laſcha la parole. Moy, qui de bou-
che auparauant auois faict le brauache, eus honte de luy refuſer le
collet; ie poſay donc ma robe verte, & roidiſſant mes bras tortus,
me mis en poſture pour me deffendre. Luy premier me couurit de
pouſſiere, & moy en meſme inſtant luy en rendis autant quil men
auoit donné, & le fis tout iaune de ſable. Il me ſaiſit aprés au collet,
& pluſieurs fois en vain ſefforça de meſbranler, me ſecoüant tantoſt
dvn coſté, tantoſt de lautre: mais tous ſes efforts ne ſeruirent de rien
pour ce coup, ma ſeule peſanteur eſtoit ma deffence; & tout ainſi
quvn eſcueil battu des flots de la mer par la force de ſon poids de-
meure immobile; ſans meſmouuoir ie luy reſiſtois. Nous nous laſ-
chaſmes vn peu pour prendre haleine, puis nous ioigniſmes de ſi prés
lvn à lautre, que ſes pieds eſtoient contre les miens, ſa teſte contre la
mienne, & ſon eſtomach contre mon eſtomach. Deux taureaux eſ-
chauffez pour lamour de quelque genice, ne ſattaquent pas auec
plus de furie, & ne rendent point le ſuccés de leur combat plus dou-
teux que nous fiſmes. Par trois fois Hercule voulut ſe deffaire de
moy, & ne peut: mais à la quatrieſme, il me ſecoüa ſi rudement que
ie laſchay le bras dont ie le tenois embraſſé. Ie ne ſçaurois diſſimuler
la verité, faut aduoüer quaprés il me donna ſi grand coup de la
main quil me fit faire vn tour, & ſe ietta ſur moy par derriere. Il
me fut aduis alors que iauois vne montaigne ſur le dos; ie ne penſay
iamais meſchapper de ſes mains, ieſtois tout en eau, & ne laiſſay pas
pourtant de me demeſler dauec luy; mais il me reſſaiſit auſſi toſt par
la teſte, & me tint de ſi prés, que ie neus pas le loiſir de reprendre
haleine. Ieſtois ſi laſſé, que les iambes me faillirent; ie mis lesdeux
genoux en terre, & donnay du nez ſur larene. Alors ie recognus que
ieſtois le plus foible, & pour ce eus-je recours à mes ſubtilitez; ieſ-
chappay & me gliſſay dentre ſes mains en forme de ſerpent, dont il
ne daigna ſeſtonner. Mais aprés auoir veu faire quelques tours à mon
corps allongé, que ie maniois en ondes, ſifflant horriblement, & fai-
ſant auec vn ſubtil mouuement eſclatter ma langue fourchuë, il ſe
mit à rire, & ſe mocquant de mes artifices, diſt: Ce ſont exploicts de
mon enfance de dompter les ſerpents, dés le berceau iay appris à les
[245]
vaincre; penſes-tu, Acheloys, que ce ſoient beſtes qui meffrayent?
Encore que ta grandeur paſſe celle de tous les autres ſerpents; com-
bien y en euſt-il eu de tels que toy en ceſte Hydre eſpouuentable, la-
quelle auec cent teſtes rauageoit les mareſts de Lerne? Deux teſtes
naiſſoient touſiours au lieu dvne quon luy couppoit, ſes bleſſures la
rendoient feconde, & plus de coups elle receuoit, plus ſes forces croiſ-
ſoient: toutefois ie ne laiſſay pas de la mettre par terre, elle ne peut
euiter la fureur de mon bras indompté. Si vn monſtre ſi effroyable ne
ma peu reſiſter, que te perſuades-tu de faire, foible fleuue? qui ſous
la peau dvn faux ſerpent, ne te deffends que des armes dautruy, &
nas que lapparence dvne forme empruntée?Cela dit, il me prit par la gorge, & ne me ſerra pas moins des doigts
que ſi ceuſt eſté des tenailles. Ie taſchay pluſieurs fois de faire laſcher
auec les poulces vne ſi cruelle chaiſne; mais il fallut que ie demeuraſſe
vaincu ſous ceſte forme-là, & neus plus à eſprouuer mes forces que
ſous la troiſieſme, qui eſtoit celle du taureau. Ie men reueſtis donc, &
rentray en lice ſur la meſme arene, où ie fus auſſi toſt terracé, & ou-
tre ce, ieus vne corne rompuë, quil marracha de deſſus le front, &
la ietta, ſans faire eſtat dvne choſe, dont ie regrette tant la perte.
Toutesfois les Naïades ne la laiſſerent pas perdre, elles la prindrent,
& la remplirent de fruicts & de fleurs: Ceſt la corne que la Deeſſe
dAbondance porte touſiours en main.Il neut pas acheué le diſcours de ſon peu glorieux combat, quvne
Nymphe, veſtuë tout ainſi que Diane, auec ſes cheueux eſpars, & ſa
robe retrouſſée, apporta dans vne corne de tous les fruicts qui ſe
cueillent en Automne, pour dernier ſeruice du ſouper. Ils ſen alle-
rent tous repoſer vn peu aprés, & le lendemain ſi toſt que le Soleil de
ſes plus foibles rayons eſclaira les ſommets des montaignes, Theſée
& ſes compaignons partirent ſans attendre que les eaux fuſſent entie-
rement calmées. Acheloys ayant pris congé deux ſen alla cacher ſa
teſte eſcornée ſous les ondes; car il auoit encore touſiours honte de
paroiſtre de la façon, & ſi ce neſtoit pas ſon plus grand regret, pour
ce quil portoit ordinairement quelques branches de ſaule, ou de ro-
ſeaux, qui cachoient le defaut de ſa corne rompuë: mais il eſtoit ron-
gé dvn ialoux creue-coeur dauoir perdu ſa belle Deianire, en per-
dant lhonneur du combat quil auoit entrepris pour elle.
LE SVIET DE LA II. FABLE.
Hercule victorieux sen retournant auec ſa femme Deianire pour paſſer le fleuue Euene,(II. Fable ex-
pliquée au 2.
Chap.)
permit au Centaure Neſſe de la porter: mais ceſt infidelle Centaure layant paßée la von-
lut eſgarer pour en iouïr, dont Hercule sapperceuant le perça dvn traict doutre en ou-
tre. Quand il ſe ſentit bleßé à mort, il donna ſa chemiſe, teincte de ſon ſang qui ſe
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conuertit en poiſon, à Deianire, & luy fit entendre que ceſte chemiſe luy ſerniroit pour
empeſcher que ſon mary fuſt iamais eſpris dautre femme que delle: mais elle eut bien
vne autre vertu, car elle fit mourir Hercule farieux.AInsi bien ſouuent nos amours ne nous produiſent que triſtes
auantures, ainſi bien ſouuent les beautez ne nous cauſent que
des regrets. Celle meſme qui fit perdre la corne dAcheloys, couſta
la vie au Centaure Neſſe, lequel ſe trouuant ſur la riue du fleuue Eue-
ne, lors quHercule ſe retiroit auec ſa femme, offrit de paſſer à lautre
bord Deianire, pour qui ſeule, non point pour ſoy, ce valeureux fils
de Iupiter eſtoit en peine, voyant la riuiere beaucoup plus enflée
que de couſtume. Neſſe fort & robuſte, qui ſçauoit les endroits où
leau eſtoit gueable, ayant obtenu dHercule ce quil deſiroit, prend
ceſte femme toute tremblante & palliſſante de crainte, tant à cauſe
du fleuue, que pour lhorreur quelle auoit deſtre entre les bras de ce
monſtrueux Centaure. Cependant Hercule iette ſon arc & ſa maſſe à
lautre riue; puis chargé, comme il eſtoit, de ſa peau de lion & de ſa
trouſſe, ſans daigner prendre garde où les eaux eſtoient moins rapi-
des, ſe met au trauers des ondes. Ie vien de vaincre vn fleuue, diſt-il,
il faut que ie ſurmonte encore la violence de ceſtuy-cy. Il trauerſe,
& neſt pas à lautre bord, quen releuant ſon arc, il oit le cry, & re-
cognoiſt la voix de ſa femme qui lappelle à ſon ſecours contre la vio-
lence du Centaure, qui la veut forcer, & violer en elle les ſainctes
[247]
loix du depoſt mis en ſa garde. Hercule ſe retourne, & crie; Quoy?
perfide, eſt-ce la legereté de tes pieds qui te donne ceſte aſſeurance?
Ceſt à toy, Neſſe, que ie parle; eſcoute-moy, voleur, & ne me deſ-
robe rien. Si mon reſpect na peu faire mourir en toy le deſir de for-
cer Deianire, au moins la rouë qui bouleuerſe ſans ceſſe ton pere aux
Enfers, pour vne violence pareille, ten deuoit faire perdre lenuie. Tes
pieds de cheual ne te peuuent porter ſi loing que ie ne tarreſte, ſans
courir ie tatteindray de la fleſche que iay en main; & la deſcochant en
meſme temps quil laſchoit la parole, donne au derriere du Centaure
fuyant, & le perce à iour. Luy bleſſé tira le traict par la pointe, qui
luy ſortoit de leſtomach, & le tirant, fit dvn coſté & dautre ruiſſel-
ler auec le ſang vne bourbe venimeuſe, quil fit boire à ſa chemiſe, &
diſt en ſoy-meſme, quil ne mourroit pas ſans eſtre vengé. Il fit vn
preſent à Deianire de ceſte chemiſe teinte de ſon ſang empoiſonné,
comme dvn remede, pour empeſcher quHercule nen aimaſt iamais
autre quelle, & ſeruir de viue allumette, pour renouueller le feu des
affections quil luy portoit, ſi dauanture il aduenoit quelles ſe re-
froidiſſent.
LE SVIET DE LA III. FABLE.
Deianire ayant oüy parler quHercule eſtoit amoureux dIole, luy enuoya par ſon va-(III. Fable
expliquée au
2. Chap.)
let Lichas la chemiſe infectée du ſang du Centaure, dont le poiſon fit entrer Hercule en
telle rage, quil ietta Lichas dans la mer, pour ce quil luy auoit apporté la chemiſe:
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mais Tethys prenant pitié du valet qui neſtoit point coulpable dvne telle cruauté, le
changea en rocher qui paroiſt encore ſur la mer Euboïque.VN long-temps ſeſcoula depuis, durant lequel la renommée
des valeurs dHercule remplit toute la terre, & ſes trauaux aſ-
ſouuirent preſques la haine de ſa cruelle belle-mere. Il retournoit vi-
ctorieux de lOechalie conquiſe, lors quil ſarreſta ſur le mont Cenée,
pour rendre graces de ſa victoire à Iupiter par vn ſolemnel ſacrifice.
Ce fut en ce temps-là que la babillarde Renommée, laquelle ſe plaiſt
à ne rapporter iamais vne verité, ſans laccroiſtre de quelque menſon-
ge, courut par tout, & vint meſmes aux oreilles de Deianire, quHer-
cule eſclaue des beautez dIole ſeſtoit rendu priſonnier de ſa priſon-
niere, & quaprés auoir gaigné lOechalie, ſon coeur auoit eſté gaigné
par la fille du Roy du païs. La ialouſie fit aiſément croire à Deianire
ce quon luy rapporta des amours de ſon mary; elle ſen affligea extre-
mement, & ne cercha remede aux premieres atteintes de ſon affli-
ction, quen faiſant eſcouler peu à peu ſes douleurs auec leau de ſes
larmes. Mais aprés auoir bien pleuré, Que fay-je? diſt-elle en ſoy-
meſme; dequoy ſeruent mes pleurs, ſinon de ris à celle qui tient la
place que ie doy tenir ſeule? Elle ſera bien-toſt icy, faut preuenir ſon
arriuée, & ſe haſter de mettre ordre que ie ne la voye point couchée
dans mon lıct. Ha! cruel creue-coeur! pourroy-je auoir des yeux
pour voir vn ſi deteſtable ſpectacle? Iy ſeray bien forcée, ſi ie de-
meure icy. Mais men iray-je? Sortiray-je de ma maiſon pour retour-
ner au Royaume de Calydon? Ie ne ſçay que faire, ou ſi ie me doy
taire, ou ſi ie me doy plaindre; ie ne ſçay que reſoudre, ou de demeu-
rer, ou de men aller. Ne penſeray-je point à moppoſer aux iniuſtes
amours de mon mary perfide? Ne me repreſenteray-je point que ie
ſuis ſoeur de Meleagre, & quil faut peut-eſtre que ientreprenne vn
meſchant acte, pour me venger de celle qui poſſede maintenant mon
mary? Me laiſſeray-je tranſporter à la iuſte douleur qui me ſurmonte,
pour faire voir en leſtranglant ce que peut vne femme offencée? Mon
eſprit agité des flots de mille diuerſes penſées, ne ſçait ſur laquelle
ſanchrer. Toutesfois ie nay beſoin que du ſang du Centaure, pour
faire perdre à mon mary ſes affections eſtrangeres; il faut que ie luy
enuoye ce que Neſſe en mourant me donna. La reſolution priſe, elle
mit la chemiſe du Centaure entre les mains de Lichas, & luy recom-
manda de la porter ſeurement à Hercule. Miſerable! elle luy en-
uoya ſon mal-heur, ſans le ſçauoir, & Lichas de meſme ſans y pen-
ſer, porta la mort à ſon maiſtre, qui veſtit auſſi toſt ce linge em-
poiſonné, puis ſen alla ſolemniſer ſon ſacrifice. Il commençoit en-
core à faire ſes premieres prieres, iettant de lencens dans le feu, &
verſant du vin ſur vn autel de marbre, quand le venin quil auoit ſur
le dos ſeſchauffa, ſeſpandit par tout, & luy rongea premierement la
[249]
peau, puis entra iuſques aux moüelles. Sa vertu vainquit quelque
temps le mal, quil reſſentoit ſans ſe plaindre; mais en fin ſa pa-
tience domptée par la douleur, luy fit quitter autel & ſacrifice. Il
ſen alla dvne voix furieuſe faire retentir la montaigne dOete, qui
ne peut ouïr ſes cris ſans pitié. Il voulut rompre & deueſtir ceſte
mortelle chemiſe; mais par tout où il leuoit le linge, (choſe horri-
ble à voir!) il enleuoit la peau; car le venin eſtoit ſi bien collé à
ſa chair quil ne leuſt ſceu arracher, ou ſil larrachoit, il emportoit
la piece, & laiſſoit les os deſcouuerts. Son ſang grillé par ce poiſon
bruſlant, faict le meſme bruit dvn fer rouge que lon iette dans
leau. Quoy? le feu au lieu de ſeſteindre ſaugmente de plus en plus,
il va iuſquaux entrailles, & les rotiſſant faict couler vne ſueur rouge
du corps de ceſt inuincible fils dAlcmene. Ses nerfs petillent, & ſes
moüelles tariſſent dans ſes os: bref il ſent tant de mal, que ſon mar-
tyre lanime dvne rage, qui luy met ces furieuſes paroles en bouche:
Voicy tes delices, maraſtre Iunon, repais-toy des douleurs que ie
ſouffre, & pren plaiſir, cruelle, à voir denhaut les ſanglants effects
du venin qui me tuë. Saoule ton coeur impitoyable de tant de cruau-
tez que ie ſuis contrainct dendurer, ou ſi ie ſuis ſi miſerable quil
faille que ie faſſe meſme pitié à mon ennemie (car ie te ſuis ennemy,
ie ne le puis diſſimuler) oſte-moy ceſte languiſſante vie, que ie ne
reſpire plus quauec tant de tourmens, vie que tu mas enuiée, &
que tu as voulu tant de fois moſter dans les dangers que tu mas
preparez. Fay-moy mourir, la mort me ſera maintenant vne fa-
ueur, & faueur digne de venir de la part dvne belle-mere. Mais
quoy? ſuis-je celuy qui ay dompté Buſire, pollu de ce ſang eſtran-
ger, dont il faiſoit rougir ſes temples prophanez? Ay-je eſtouffé
Antée, ſans quil peuſt eſtre ſecouru de la terre ſa mere? Eſt-ce
moy que les trois corps de Geryon, ny les trois teſtes de Cerbere
nont point eſtonné? Valeureuſes mains, eſt-ce vous qui preſſaſtes
les cornes dvn taureau, & fiſtes fleſchir deſſous moy ſa puiſſante
furie? Oüy, lElide a recognu quels ſont vos exploicts, & le lac de
Stymphale auſſi en la mort des Harpyes. Vous auez arreſté vne bi-
che armée de cornes dor & de pieds de fer dans la foreſt de Parthe-
nie; vous auez rauy la ceinture que la Reyne des Amazones por-
toit, & rauy les pommes dor quvn Dragon touſiours eſueillé ne per-
doit point de veuë. Les Centaures ont fait ioug ſous leffort de ma
valeur; iay terracé le ſanglier de Menale, qui rauageoit lArcadie;
& rien ne ſeruit contre moy à ceſte monſtrueuſe beſte de Lerne
daccroiſtre ſa puiſſance par ſa perte, & redoubler ſes forces par
ſes bleſſures; elle ne peut reſiſter à mon bras. Quoy? iay bien oſé
entrer en Thrace dans vne eſcurie pleine de cheuaux engraiſſez de
chair humaine, où lon ne voyoit que corps morts
̅
; ie nay point
manqué de courage pour les tuer, & le maiſtre enſemble qui les
[250]
nourriſſoit. Ceſt de ce bras-là que iay aſſommé le lion de Nemée,
& de ce meſme bras terracé le Geant Cacus, ſur le riuage du Tybre.
De ces eſpaules maintenant toutes eſcorchées iay porté le Ciel, &
auec le Ciel le peſant faix de tout le monde. lay vaincu les cru-
autez de limplacable femme de Iupiter, elle a eſté pluſtoſt laſſée
de me commander, que moy dexecuter ſes perilleux commande-
mens. Mais, las! ie ſuis aſſailly dvn nouueau mal, contre lequel,
& ma valeur, & mes armes ſont inutiles. Vn feu cuiſant me ron-
ge les poulmons, & conſumant mes moüelles ſe repaiſt de mon
corps, que la douleur deuore, tandis que limpie Euryſthée vit à ſon
aiſe ſans reſſentir vne ſeule incommodité. Et lon peut croire encore
quil y ait là haut quelques Dieux? Cela dit, il prit ſa courſe, deſchi-
ré comme il eſtoit, & ſen alla errant ſur les ſommets de la montai-
gne dOete, ainſi que faict le taureau, qui portant vn traict dans le
flanc, penſe fuir ſa bleſſure, fuyant celuy qui la bleſſé. On leuſt veu
tantoſt faire des ſouſpirs dont le vent eſbranloit la foreſt, tantoſt
trembler, tantoſt taſcher de rompre ſa chemiſe, & tantoſt de colere
mettre des arbres à bas, puis tendre les bras à ſon pere en les eſleuant
vers le Ciel. En ceſte chaude fureur, picqué de toutes les pointes de la
douleur & de la rage, il apperceut Lichas, que la crainte faiſoit trem-
bler, caché dans le coing dvn rocher. Ceſt toy, luy diſt-il, qui mas
apporté le mortel preſent qui me tuë. Quoy? meſchant, falloit-
il que ce fuſt de ta main, que ie receuſſe la mort? Lichas tout eſ-
perdu, dvn viſage où la peur eſcrite auoit deſia dvne paſle cou-
leur marqué limage de la mort, ſexcuſoit à ſon maiſtre, & pour
luy demander pardon ſalloit ietter à ſes pieds; quand Hercule le
prit par le bras, le piroüetta trois ou quatre tours, ainſi quvne
pierre dans vne fonde, & le ietta dedans les eaux de la mer Euboï-
que. Son corps que la crainte auoit deſia tout glacé, ſendurcit par-
my lair: & comme lon tient que la pluye ſeſpaiſſit au ſouffle des
froids vents du Septentrion, doù ſengendrent les neiges, & que
des neiges dauantage reſſerrées naiſt la greſle; ainſi dit-on que Li-
chas auquel la peur auoit tary de ſang toutes les veines, ſe trou-
uant ſans humidité lors que le roide bras dHercule luy fit perdre
terre, fut changé en vn rocher, qui paroiſt encore auiourdhuy eſ-
leué ſur les flots de la mer Euboïque, où ſans ſentiment & ſans vie
il garde ſa premiere forme dhomme, & les mariniers craignent de le
toucher, comme ſi heurtans contre luy, ils luy pouuoient faire
du mal, & lappellent touſiours Lichas. Mais que fais-tu aprés, gene-
reux fils de Iupiter? le venin qui te ronge tafflige de telle façon que
tu te reſouls de dompter ſon ardeur par vne ardeur plus grande; tu
couppes pluſieurs arbres ſur les ſommets de la montaigne, deſquels
tu fais vn grand amas, puis tu laiſſes à Philoctete (qui mit le feu à ton
bucher) ton arc, ta trouſſe, & tes ſagettes, que le deſtin auoit reſer [251] uées pour la ſeconde & derniere ruine de Troye. Et tandis que le feu
ſallume, tu eſtends ſur ce bois aſſemblé, la peau du lion de Nemée,
& te couches deſſus. Ta maſſe te ſert pour appuyer ta teſte, & ta con-
ſtance faict, queſtendu dansce grand braſier, tu ne changes non plus
de viſage, que ſi tu eſtois couché dans vn lict de delices, ou couronné
de fleurs, aſſis à table au milieu de pluſieurs coupes pleines de vin.
LE SVIET DE LA IIII. FABLE.
Hercule apres seſtre bruſlé ſur la montaigne dOete, dhomme mortel fut rendu im-(IIII. Fable
expliquée au
3. Chap.)
mortel dans les Cieux, & Iupiter appaiſant en fin la colere de Iunon, luy fit eſpouſer ſa
fille Hebé, qui eſt la Deeſſe de la Ieuneſſe. Au reſte Deianire ayant ſceu la mort de ſon
mary arriuée par ſa faute, ſe tua de regret.LE braſier allumé, auoit deſia deuoré vne partie du valeureux
corps dHercule, qui en meſpriſoit la flame, lors que les Dieux
furent ſaiſis dvne triſte apprehenſion, de voir auec le feu qui le con-
ſumoit, eſteindre la vie de ce grand fleau des monſtres. Ils entrerent
en crainte pour luy, & leur crainte fut vne ioye à Iupiter, qui leur diſt:
Ce neſt pas vn des moindres de mes contentemens, douïr vos re-
grets, immortels habitans des Cieux; Voſtre dueil me reſiouït, en ce
quil me faict recognoiſtre laffection du peuple ſubject à mon ſce-
ptre, & le reſſentiment quil a pour ceux qui mappartiennent. Car
encore que voſtre affliction du mal de mon fils ſemble eſtre deuë à ſa
[252]
valeur, elle moblige pourtant: mais perdez ceſte vaine crainte, &
napprehendez pas que la flame où il eſt, luy deſrobe la vie. Il a iuſques
icy touſiours eſté vainqueur, il ſçaura bien encore ſurmonter le feu
dont vous le voyez entouré. Vulcain ne pourra rien, ſinon ſur ce quil
a du coſté de ſa mere; car ce quil a de moy eſt immortel, les Parques &
les flames perdent en ceſt endroit leur pouuoir. Si toſt que la partie
periſſable ſera reduicte en cendre, ie leſleueray dans les Cieux, & luy
donneray limmortalité. Ie maſſeure quil ny a pas vn dentre-vous
qui ne le ſouhaitte; toutesfois ſil ſen trouue quelquvn qui ait deſ-
agreable de le voir au nombre des Dieux, & qui confeſſe que la vertu
dHercule a bien merité deſtre recompenſée dvn tel loyer, & ne vou-
droit pas pourtant quil en fuſt honoré; ſi on ny veut librement
conſentir, il faudra que par force on en demeure daccord. Le diſ-
cours & la reſolution de Iupiter fut bien receuë de tous les habitans
des Cieux, & Iunon meſme ne fit point paroiſtre à ſon viſage da-
uoir rien oüy de faſcheux, ſinon les dernieres paroles qui ſem-
bloient nauoir eſté dictes que pour elle. Cependant Hercule deſ-
poüillé de tout ce quil auoit de mortel, ne ſembla plus luy-meſme,
il parut tout autre quauparauant, & rien ne luy reſta qui ne fuſt de la
ſemence de ſon pere. Tout ainſi quvn ſerpent ayant poſé ſa vieille
peau, paroiſt tout autre quand on le void au Soleil ſeſgayer deſſus
lherbe verte: de meſme ce valeureux ennemy des monſtres, nayant
plus que ce quil auoit eu de plus pur en ſoy, ſembla plus beau, plus
grand, & doüé dvne grauité plus venerable quil nauoit iamais eſté.
Lors ſon pere, commun pere du monde, lenleua ſur vn chariot
dans les Cieux, & auec limmortalité luy donna place au deſſus des
aſtres.
LE SVIET DE LA V. ET VI. FABLE.
Iunon voyant Alcmene au trauail denfant, pour empeſcher quelle ne miſt Hercule
au monde, fut prier la Deeſſe Lucine qui preſide aux enfantemens, quau lieu de luy
aider elle luy fiſt tant endurer de tourmens, que la mere mouruſt & lenfant enſemble.
Lucine alors ſe deſguiſant en vieille sen alla dans la court du logis dAlcmene, & saßit
en telle poſture, quayant les doigts les vns dans les autres contre ſes genoux, elle em-
peſchoit quAlcmene ne ſe deliuraſt. Galanthis ſeruante de la maiſon, ſe doutant que la
vieille nuiſoit à ſa maiſtreſſe, pour la faire retirer, luy diſt en paſſant, quelle rendiſt
graces aux Dieux, de ce quAlcmene ſans grand trauail auoit faict vn beau fils: qui
fut cauſe que Lucine deſſerra ſes doigts liez enſemble, pour ſe leuer, & par ce moyen
Alcmene fut deliurée. Iunon punit la ſeruante Galanthis de ſon menſonge, la chan-
geant en Belette, & voulut quelle enfantaſt par la bouche, pour ce que ceſtoit par là
queſtoit ſortie la mentereſſe voix qui auoit abusé Lucine.
|| [253]
DEsia Hercule montant au Ciel auoit faict peſer plus que dor-
dinaire la charge dAtlas; il neſtoit plus en terre, & toutefois
Euryſthée ſon ennemy ne ſeſtoit point encore deſpoüillé de la haine
mortelle quil luy portoit: la continuant de pere en fils, il exerçoit
toutes ſortes danimoſitez contre les enfans de celuy quil auoit autre-(Hyllus fils de
Hercule eſpou-
ſa Iole apres la
mort deſon pe-
re.)
fois ſi cruellement traicté, dont Alcmene receuoit vn??? extreme affli-
ction. La bonne femme ſur ſes vieux ans voyant ſes petits fils trauail-
lez de guerres, nauoit autre allegement en ſes douleurs, que les plain-
tes quelle faiſoit entretenant Iole de ſes triſtes auantures, & des glo-
rieux trauaux quHercule auoit ſoufferts. Iole eſtoit lors femme
dHyllus, duquel elle portoit vn enfant au ventre, quand Alcmene
luy diſt: Helas! mamie, ie prie les Dieux, & Lucine entrautres, qui
aſſiſte celles qui ſont au mal de lenfant, quils vueillent vous prom-
ptement deliurer dvn tel trauail, & ne vous eſtre pas ſi contraires que
me fut Iunon, lors que iaccouchay de mon valeureux fils Hercule. Ie
neus pas atteint le deuxieſme mois, quon euſt dit que ie portois vne
montaigne; il eſtoit facile à cognoiſtre que ce que iauois dans les
flancs eſtoit du faict de Iupiter, car ieſtois plus groſſe quon ne veid
iamais femme. Les cheueux me dreſſent à la teſte, & ie demeure paſ-
mée dhorreur & deffroy, quand ie penſe encore aux douleurs quvn
ſi peſant fardeau me fit endurer; la memoire, ce me ſemble, me re-
nouuelle le mal. Ie fus ſept iours & ſept nuicts en trauail continuel,
[254]
durant leſquels tout ce que ie pouuois faire, laſſée & martyrée com-
me ieſtois, eſtoit de tendre les bras au Ciel, & dvne voix eſclattante
appeller Lucine à mon aide. Ie criay tant quelle y vint; mais deuant
que partir Iunon lauoit corrompuë, & fait promettre quau lieu de
me fauoriſer de ſon ſecours elle auanceroit tant quelle pourroit mon
heure derniere. Elle ſaſſit deuant la porte, paſſa la iambe droicte ſur
la gauche, & tenant les deux mains entrelaſſées lvne dans lautre con-
tre ſes genoux, empeſcha long-temps de la façon, que ie ne peuſſe ac-
coucher: car elle diſoit outre ce quelques vers entre ſes dents, qui re-
tenoient lenfant dans mon ventre. Ie mefforçois, & accuſant Iupiter
dingratitude, me laiſſois porter à luy dire meſme des iniures; ie ſou-
haittois de mourir, bref ie faiſois des plaintes qui euſſent peu eſmou-
uoir les rochers à pitié. Les Dames de Thebes me viſitoient, faiſoient
en vain mille voeux pour moy, & en vain me faiſoient mille remon-
ſtrances; car rien de tout cela nallegeoit mes douleurs. Il ny eut que
Galanthis, lvne de mes ſeruantes, groſſe fille rouſſe de poil, fort
prompte à quelque ſeruice que ce fuſt, & pour ce reſpect aimée de
tous ceux de la maiſon, qui ſoupçonna la premiere, quil y auoit en
mon affliction quelque traict des ialouſes humeurs de Iunon. Entrant
& ſortant pluſieurs fois, elle apperceut Lucine aſſiſe ſur vne pierre,
auec ſes mains bandées contre ſes genoux; Et quoy? luy diſt-elle,
comment demeurez-vous les mains pliées? pourquoy ne vous reſ-
iouïſſez vous de lallegement dAlcmene, qui deliurée du trauail a
mis vn bel enfant au monde? La Deeſſe toute eſtonnée à louïe de tel-
les paroles ſe leua, deffit ſes mains liées enſemble par les doigts, qui
empeſchoient ma deliurance, & auſſi toſt ie fus deſchargée du peſant
faix qui mauoit tant de temps martyrée. On dit que Galanthis ayant
ainſi trompé Lucine ne ſe peut tenir de rire; dont la Deeſſe offen-
cée ſe ietta de colere ſur la pauure ſeruante, la prit par les cheueux,
& layant couchée ſur la place, changea ſes mains en deux petits pieds
de deuant, racourcit ſon corps de tous coſtez, & en fit vne belette.
Elle a touſiours la meſme promptitude quelle auoit autresfois, ſon
poil na point changé de couleur; & dautant que ſa menſongere pa-
role fut cauſe de mon accouchement, elle faict ſes petits par la bou-
che, & ſe rend domeſtique & priuée dans les maiſons, comme elle
eſtoit auparauant.
LE SVIET DE LA VII. VIII. IX.
ET X. FABLE.
(VII. VIII. IX.
& X. Fable ex-
plıquées au 3.
Chap.) Dryope ſoeur dIole, en faiſant ioüer ſon enfant, rompit vne branche de larbre nom-
mé Lotos, (qui eſtoit vne Nymphe laquelle auoit eſté changée en arbre, afin quelle
peuſt euiter les laſcifs embraſſemens de Priape) & pour auoir ainſi violé ce ſacré bois,
elle demeura plantée ſur la place, & fut de meſme changée en arbre. Ceſt vne auenture
[255]
quIole raconte à Alcmene, & cependant quelle en faict le diſcours, Iolas fils dHer-
cule, par la vertu dHebé, Deeſſe de la Ieuneſſe, eſt remis à ſa plus tendre enfance.
Doù le Poëte prend occaſion de toucher en paſſant la fable dAmphiaras, qui eſt, Que
la preſence dAmphiaras, grand deuin, eſtant neceſſaire à la guerre de Thebes, il fut
ſollicité dy aller: mais preuoyant quil y mourroit, iamais on ne luy peut faire entrepren-
dre le voyage, iuſquà ce que par force il fut contraint de ſe mettre en chemin, ayant
eſté trahy par ſa femme Eriphyle quon auoit corrompuë en luy donnant vn riche carquan
qui eſtoit venu des mains de Venus. Or deuant que partir, Amphiaras commanda à ſon
fils Alcmeon de tuer Eriphyle ſa mere, ſi toſt quil auroit eu nouuelles de ſa mort, quil
tenoit pour aſſeurée, comme elle eſtoit außi, car il fut englouty par la terre au ſiege de
Thebes, & Capanée foudroyé en eſchelant les murailles. Si toſt quAlcmeon en eut eſté
aſſeuré, il tua ſa mere Eriphyle, & luy oſta le carquan quil donna depuis à Alpheſibée
fille de Phegée, quil prit en mariage. Mais quelque temps apres seſtant amouraché de
Calliroé fille dAcheloys, il leſpouſa außi, & luy promit de luy donner le carquan que
ſa premiere femme auoit. Pour le retirer donc il fut trouuer Alpheſibée, laquelle le fit
tuer par ſes freres, & ainſi Calliroé demeura vefue auec deux enfans de luy. Ils eſtoient
tous deux fort ieunes, & à cette occaſion Calliroé obtint de Iupiter quils fuſſent faicts
en vn inſtant plus forts & plus âgez, afin quils peuſſent venger la mort de leur pere;
ce qui fut auec beaucoup de difficulté & de reſiſtance de tous les Dieux.ALcmene penſant lors à la perte dvne ſi bonne ſeruante, ne
peut finir ſon diſcours ſans ſouſpirer, qui fut cauſe que ſa bru
luy diſt; Et quoy ma mere, vous affligez-vous dauoir ainſi perdu vne
perſonne qui ne vous eſtoit point alliée? Que diriez-vous donc, ſi ie
vous racontois lhiſtoire du merueilleux ſort de ma ſoeur? Lauantu-
re en eſt eſtrange & ſi piteuſe, que les regrets & les larmes ſemblent
[256]
deſia me vouloir forcer de men taire; toutefois ie vous la diray.
Dryope, dont la beauté fut autrefois tant admirée par toute lOe-
chalie, eſtoit ma ſoeur, mais ſoeur de pere ſeulement, car ieſtois ſor-
tie dvne autre mere. En ſon ieune âge, & du temps quelle eſtoit la
plus recerchée, le beau fils de Latone ſen rendit ſi fort amoureux,
quon ne le peut empeſcher den iouïr; il eut la fleur de ſa virginité,
& depuis Andremon leut en mariage; Andremon que chacun iugea
tres-heureux de viure en la compagnie dvne telle femme. Vn iour
dauanture elle deſcendit ſur le bord dvn eſtang, au fond dvne
vallée, où tout eſtoit preſques entouré de myrtes. Elle ne penſoit
point à linfortune qui la talonnoit, & ce qui eſt encore plus à regret-
ter, ceſt quelle alloit offrir des couronnes de fleurs aux Nymphes de
ce quartier-là, portant à ſon col ſon petit Amphiſe, qui nauoit pas
encore vn an, & quelle nourriſſoit de ſon laict. Aſſez prés du riuage,
il y auoit vn arbre, quon nomme Lotos, chargé de fleurs rouges,
qui portoient leſperance de quelque petit fruict; elle en prit vne
branche pour mettre à la main de ſon fils; & moy qui eſtois auec elle,
men allois en faire autant, quand iapperceus des gouttes de ſang ſor-
tir de ce quelle auoit rompu, & tout larbre ſeſmouuoir comme ſaiſi
dvne ſubite horreur, qui le faiſoit trembler. Les vieux payſans du
pays diſent, que la Nymphe Lotos, fuyant les impudiques baiſers
du laſcif Priape, fut changée en ceſt arbre-là, qui retient encore ſon
nom.Helas! ma ſoeur ne ſçauoit point cela, elle fut toute effrayée de voir
le ſang couler du rameau quelle auoit en main, & dhorreur ſe vou-
lant retirer arriere, elle ſentit ſes pieds arreſtez en terre. En vain elle
ſefforça de les arracher, car ils auoient deſia pris racine, & ne pou-
uoit plus mouuoir que la teſte & les bras. Peu à peu leſcorce luy
montoit le long des cuiſſes, ſa teſte au lieu de poil ſe couuroit de
fueillage, & quand elle ſapperceut dvn ſi merueilleux accident, de
dueil penſant ſarracher les cheueux, elle ne tira que des fueilles.
Son petit Amphiſe voulut ſuccer le laict de ſes mammelles, mais il
les trouua toutes deux taries, leur molle fermeté ſeſtoit du tout &
deſſeichée & endurcie. Ieſtois preſente à ce triſte changement; las!
ie voyois ta cruelle auanture, ma ſoeur, & il meſtoit impoſſible de te
ſecourir. Tout ce que ie pouuois eſtoit de tembraſſer, car ie me fai-
ſois accroire que mes embraſſemens tempeſchoient de croiſtre en ar-
bre. Ie ſouhaittois deſtre couuerte de la meſme eſcorce qui lenue-
loppoit, & tandis que ie faiſois de tels ſouhaits, mon pere Euryte &
mon beau-frere Andremon arriuans me demanderent où eſtoit
Dryope. Pour Dryope, ie leur monſtray larbre Lotos, contre le-
quel elle eſtoit vn autre arbre, & nauoit plus rien de femme ſinon
le viſage. Ils baiſerent mille fois le tronc, qui eſtoit encore tiede,
ſe coucherent aux pieds, & de leurs larmes leſmeurent à pleurer.
[257]
Elle arrouſa ſes fueilles de ſes pleurs, & cependant quelle auoit
encore la bouche ouuerte pour parler, fit ces plaintes, en noſtre
preſence: Hé Dieux! pourquoy faut-il quvn tel infortune me ſui-
ue? Ne ſoupçonnez pas, ie vous prie, que ce ſoient mes offences,
qui ayent attiré ſur moy ceſte inique vengeance. Non, ie vous
iure par la ſouueraine puiſſance des habitans des Cieux, que ie nay
point merité le tourment que iendure. Si vous daignez preſter
quelque creance à ma miſere; croyez-moy ſans crime punie dvn
iniuſte ſupplice. Iay touſiours veſcu innocente; ſi ma parole eſt
menſongere, & ſi ie ſuis pouſſée dvne vaine preſomption à mex-
cuſer au lieu de maccuſer, que mes branches arides perdent dés
maintenant le fueillage qui les honore, que mon tronc mis en
pieces ſoit lentretien & la proye dvn feu qui le reduiſe en cendre.
Mais oſtez ceſt enfant, non pas dentre les bras, mais dentre les
rameaux de ſa mere; donnez-le à vne nourrice, & luy recomman-
dez quelle vienne ſouuent lalaicter ſous mon arbre: quelle ly
ameine ioüer; quand il ſera plus grand, & lors quil ſçaura par-
ler, apprenez-luy à ſalüer ſa mere. Faictes quil ne ſapproche ia-
mais dicy, quil ne die auec vne voix toute animée de triſteſſe:
Helas! ma mere eſt cachée ſous leſcorce de ceſt arbre-là. Toute-
fois prenez garde quil ne ſauance trop prés de leſtang, de peur
quil ne tombe dedans, & quil ne cueille point auſſi des fleurs,
que iettent les arbres dicy autour. Il faut luy faire croire quau-
tant de plantes quil y a, ſont autant de Deeſſes, afin que la
crainte luy face apprehender dy toucher. Adieu donc mon mary,
Adieu ma chere vie, Adieu mon pere, Adieu ma ſoeur. Sil vous
reſte quelque pieuſe affection enuers ce tronc qui eſt de voſtre
ſang, ſoyez ſoigneux dempeſcher que iamais la ſerpe ne me bleſſe
en le coupant, & que les beſtes dvne dent aiguë ne viennent
point ronger mes fueilles. Il meſt impoſſible de me courber vers
vous, dreſſez-vous donc ſur la pointe des pieds, pour me baiſer
tandis que iay encore la face deſcouuerte, & approchez mon en-
fant de ma bouche. La parole me faut, helas! ie ſens leſcorce qui
ſempare deſia de mon col, & quauſſi le deſſus de ma teſte ſe for-
me en arbre. Retirez vos mains, mes yeux ſe fermeront ſans que
vous y touchiez; ie nauray point beſoin de ce dernier office, vn
tendre bois va couurir leur lumiere mourante. Ainſi elle perdit
en meſme inſtant la vie & la parole, & ſes rameaux demeure-
rent encore pourtant aſſez long-temps quils eſtoient touſiours
chauds.Tandis quIole faiſoit ce triſte diſcours du changement de ſa ſoeur,
& quAlcmene luy portant la main au viſage pour eſſuyer ſes larmes,
ne ſe pouuoit tenir de pleurer elle meſme, vn contentement ineſperé
ſuruint, qui diſſipa le nuage de leur affliction. Iolas quvn long âge
[258]
auoit rendu extremement caduc parut deuant elles, auec vn ieune
poil autour du menton, qui commençoit ſeulement à cottonner
ſes ioües, vne face ſans rides, & la meſme diſpoſition dvn ieune hom-
me en lâge de dixhuict à vingt ans.Ce fut Hebé, quHercule eſpouſa dans les Cieux, laquelle chan-
geant Iolas de la façon, rajeunit & fortifia ſa foibleſſe. Elle ne le
fit quà toute force & vaincuë des prieres de ſon mary; car de crain-
te que dautres ne limportunaſſent dvne ſemblable faueur, elle
fut en reſolution de iurer que iamais homme du monde ne ſeroit par
ſon moyen remis en ſon ieune âge: mais la Prophetereſſe Themis em-
peſcha que ſes levres ne prononçaſſent le ſerment que ſon coeur me-
ditoit: Les deſtins, luy diſt-elle, ne permettent pas que vous iuriez,
de ne faire point ce quils ont reſolu deuoir aduenir. On void deſia
les commencemens dvne furieuſe guerre qui ſe doit faire à The-
bes: ceſt choſe aſſeurée que Capanée y doit eſtre bruſlé du foudre
de Iupiter en eſchellant la muraille, & quEteocle & Polynice fre-
res ſy doiuent entre-tuer. La terre y engloutira tout vif le deuin
Amphiaras; & ſon fils Alcmeon, vengeant la mort de ſon pere par
le meurtre de ſa mere, ſera pour vn meſme coup reputé fils deſnatu-
ré, & fils romply de pieté & dobeïſſance. Les Furies infernales & les
ombres de ſa mere le troubleront tellement, quelles le mettront
hors de ſon eſprit & hors de ſa maiſon. Il eſpouſera deux femmes,
& donnera vn fatal collier dor à la premiere, qui luy couſtera la vie.
Calliroé ſera ſa ſeconde femme, laquelle priera Iupiter daugmenter
le nombre des années de ſes enfans, afin quà faute de forces le meur-
tre de leur pere, vengeur de celuy de ſon pere, ne demeure point im-
puny: & Iupiter à ſa requeſte voudra que denfans ils ſoient mis en vn
âge parfaict & en vne ieuneſſe accomplie de toutes les parties neceſ-
ſaires à porter les armes.
LE SVIET DE LA XI. FABLE.
(XI. Fable
expliquée au
4. Chap.) Biblis aymant ſon frere Caune dvnamour impudique limportuna tant, quelle le
contraignit de quitter ſon pays pour fuir ſes inceſtueuſes careſſes: elle le ſuiuit iuſquen
Carie, où nayant encore peu le fleſchir pour contenter ſes deſirs, de regret comme fonduë
en pleurs, elle fut conuertie en fontaine.
|| [259]
QVand ceſte Deeſſe, ſçauante és choſes à venir, eut ainſi deſ-
couuert la future deſtinée des enfans dAlcmeon, les Dieux
murmurans dvn coſté & dautre, ſemblerent offencez de ce que ſi
peu dhommes eſtoient par les deſtins iugez dignes dvne telle fa-
ueur, veu que dautres auſſi bien queux meritoient bien de la rece-
uoir. LAurore parle pour ſon vieil Tithon, quelle deſire voir en
âge plus robuſte, afin de ne receuoir plus de luy de ſi froides careſſes.
Cerés ſe plaint de ce que Iaſion commence à blanchir; elle voudroit
quil fuſt plus ieune. Vulcain demande que ſon fils Ericthon ſoit
faict immortel, & Venus ſouhaitte quAnchiſe ne vieilliſſe iamais:
bref chacun des Dieux ſelon ſon affection particuliere ſe paſſionne
pour celuy quil aime, & ſe tranſporte de telle façon, quil ſemble que
pour ce reſpect vne tumultueuſe ſedition ſe doiue eſleuer dans les
Cieux. Le murmure alloit touſiours croiſſant, quand Iupiter comme
courroucé, leur diſt: Portez-vous ſi peu de reſpect à ma ſouueraine
puiſſance, que de vous oſer eſmouuoir ainſi deuant moy? Que
penſez-vous faire? y a-il quelquvn entre vous bouffi de tant de
preſomption, quil ſe perſuade de pouuoir vaincre la neceſſité du
deſtin? Le deſtin a voulu que la vie dIolas renouuelée fiſt encore vne
autre fois le cours de ſes ieunes ans. Le deſtin veut auſſi quvn iour lâ-
ge des enfans deCalliroé ſoit auancé, & que dés leur tendre enfance ils
ſoient fortifiez dvn coeur & dvn bras tel que les ieunes hommes lont
[260]
en leur plus floriſſante ſaiſon. Ce neſt point la brigue, ce ne ſont
point les armes, ny lambitieux deſir dauoir quelque auantage ſur les
autres, qui leur ont acquis vn tel priuilege; ceſt la ſecrette ordon-
nance du deſtin, qui me force moy-meſme à le ſouffrir, & vous doit
inuiter vous autres, à ne le trouuer pas eſtrange. Les deſtinées ſont im-
muables, ma puiſſance fleſchit ſous leurs arreſts. Si ie les pouuois
changer, AEaque ne gemiroit pas maintenant ſous le faix dvne cour-
be vieilleſſe, Rhadamante raieuny ſe verroit en vne agreable diſpoſi-
tion, & mon fils Minos, que chacun braue auiourdhuy, pour ce
quil eſt au declin de ſes iours, ne ſeroit pas meſpriſé comme il eſt, il
ſeroit obey, & commanderoit auec la meſme authorité quil a faict
autresfois. Les remonſtrances de Iupiter firent taire tous les Dieux,
& pas vn deux noſa depuis ouurir la bouche pour ſe plaindre, veu
quAEaque & Rhadamanthe eſtoient comme accablez de lennuy
dvne extreme vieilleſſe, & que Minos meſme, (qui auoit eſté durant
ſa ieuneſſe la terreur & leffroy des plus valeureuſes nations du mon-
de, & duquel le nom ſeul donnoit leſpouuante à ſes ennemis) eſtoit ſi
foible alors, quil auoit ſouffert mille affronts, & redoutant les ieunes
forces de Milet, ſuperbe fils dApollon, nauoit oſé prendre les armes
pour le chaſſer de ſes terres. Car ce ne fut point la reſiſtance de Mi-
nos, qui te fit retirer de ſon pays que tu auois enuahy, Milet, ce fut de
toy-meſme, ſans y eſtre forcé, que tu te reſolus de faire voile ſur la
mer Egée, pour ten aller en Aſie baſtir vne ville, & luy donner ton
nom. Ce fut là que tu pris Cyane pour femme, Cyane fille du vaga-
bond Meandre, qui tourne & retourne cent fois ſes ondes vers ſa
ſource, & delle tu eus Caune & Biblis, enfans nays dvne meſme
ventrée, mais non pas eſleuez, ny touſiours nourris auec meſmes
paſſions.Biblis qui ſert de miſerable exemple aux filles bien aduiſées, pour
les empeſcher deſtre eſpriſes de flames illicites, eut tant damour pour
ſon frere Caune, quelle ne laima pas ſeulement comme vne ſoeur ſon
frere; mais en ſes affections paſſa les bornes que les loix nous limitent.
Du commencement à la verité elle ne recognoiſſoit point ſes ſecret-
tes bruſlures venir du flambeau que porte Cupidon: elle ne penſoit
point faire mal dembraſſer ſouuent, & ſouuent baiſer Caune; la cou-
uerture menſongere dvne affection fraternelle la deceut long-temps,
mais peu à peu ceſte ignorante affection la fit gliſſer à vne pire. Elle ſe
rendit curieuſe de ſoy, & trop ſoigneuſe de ſe parer, pour paroiſtre
belle à ſon frere; & ſi elle en voyoit auprés de luy quelquvne mieux
veſtuë, ou plus agreable, elle en auoit de la ialouſie. Toutesfois en-
core quelle bruſlaſt au dedans, elle neuſt pas ſceu dire, quelles
eſtoient les vrayes allumettes de ſon feu: elle ne faiſoit point de deſirs
qui offençaſſent ſa pudicité, mais les noms de leur alliance naturelle
luy deſplaiſoient; elle appelloit Caune ſon maiſtre, & auoit plus
[261]
agreable quil lappellaſt Biblis, que de ſouïr nommer ſa ſoeur. De
iour elle noſoit encore donner place en ſon coeur à ſes laſciues eſpe-
rances; mais la nuict ſe repreſentant ſous les ombres dvn ſonge ce
quelle aimoit, il luy ſembloit quelquefois que ſon frere eſtoit lié
corps à corps auec elle. Elle en rougiſſoit, toute endormie quelle
eſtoit; ny les tenebres, ny laueuglement du ſommeil ne la pouuoient
empeſcher dauoir honte: puis quand elle eſtoit eſueillée, ſe remet-
tant deuant les yeux limage de ſon amoureux ſonge; elle demeuroit
long-temps ſans rien dire, & faiſoit aprés ces douteux diſcours en ſoy-
meſme: Miſerable! que me preſage ce que iay ſongé ceſte nuict? Ha!
les Dieux deſtournent de moy leffect de telles reſueries. Mais pour-
quoy eſt-ce quelles viennent minquieter? A la verité les yeux meſ-
mes les plus iniques Iuges de la grace de Caune aduoüent quil eſt
beau; il eſt agreable, & iaurois raiſon de laimer, ſil neſtoit mon fre-
re. Il ſeroit bien digne de moy, mais las! eſtant ſa ſoeur ie ne men oze
rien promettre: toutesfois pourueu que de iour ie ne recerche point
laccompliſſement de telles fantaiſies, il ny a pas danger que le ſom-
meil me deçoiue ſi doucement. Perſonne ne peut ſçauoir ce quon
penſe en dormant, & on ne laiſſe pas de iouïr des delices dvn faux
plaiſir, lequel imite naïfuement le plaiſir meſme. O Deeſſe Venus, &
vous leger Enfant qui ſuiuez touſiours voſtre mere, en quelle douce
ecſtaſe mauez-vous rauie? Iay eſté chatoüillée dvne volupté qui ma
tant apporté de contentement, que le ſouuenir encore men conten-
te. Iay ſauouré des douceurs dont lagreable idée ne ſe peut eſloigner
des yeux de mon ame; mais Dieux, quelles ont eſté de peu de durée!
La nuict ialouſe de mon bien fit auſſi toſt eſuanouïr lombre de ces
voluptez charmereſſes; elle auança la fin de ſes tenebres, pour auan-
cer la fin de mes plaiſirs. Ha! ſi ie pouuois en changeant de nom eſtre
autre que la ſoeur de Caune; que ie ſerois heureuſe deſtre la bru de
ſon pere, ou quil fuſt le gendre du mien! Quel bon-heur me ſeroit-
ce quil mappellaſt ſa femme? Pleuſt aux Dieux, que toute autre cho-
ſe fuſt commune entre luy & moy, & que nous ne fuſſions point ſor-
tis de meſmes anceſtres! En cela ie deteſte ce que nous auons de com-
mun, & ie deſirerois quil fuſt de plus noble & plus ancienne famille.
Hé! quoy, beau Caune, vne autre que moy ſera donc mere de tes en-
fans? vne autre iouïra de tes embraſſemens? Malheur! que nous nous
ſoyons rencontrez fils & fille dvn meſme pere! Iamais tu ne ſeras que
mon frere, & iamais ie nauray autre alliance auec toy que ceſte odieu-
ſe alliance qui ſoppoſe à mon contentement: queſt-ce que me pre-
diſent donc les viſions que iay euës? Si les ſonges promettent quel-
que choſe, que me promettent donc mes ſonges? Les Dieux obſer-
uent bien de meilleures loix que les hommes, car ſans eſtre geſnez de
ce faſcheux ſcrupule qui mafflige, ils eſpouſent leurs ſoeurs. Saturne
prit Opis en mariage; le vieil Ocean eſt ioinct dvn meſme lien auec
[262]
Tethys, & Iupiter eſt mary de Iunon qui faict gloire deſtre enſem-
ble ſa ſoeur & ſa femme. Mais les Dieux ont leurs droicts qui ne ſont
que pour eux. Il ne meſt pas permis de reigler mes deſirs à ceux des
habitans des Cieux. Il faut que par les forces de la raiſon ie chaſſe de
mon ſein ceſte impudique ardeur qui me tourmente, ou ſi ie nen ay
le pouuoir, il me faut reſoudre à mourir. Eſtenduë dans la biere iau-
ray peut-eſtre encore lheur de receuoir vn baiſer de mon frere, qui
conſolera mes amoureuſes ombres. Car de me reſoudre à laimer, le
ſuccés en eſt trop douteux; il ny va pas de ma volonté ſeule, il eſt ne-
ceſſaire dauoir auſſi le conſentement de la ſienne. Si mon feu me per-
ſuade que ce ſoit choſe loiſible de luy vouloir du bien, luy croira
peut-eſtre que ceſt vne horrible meſchanceté; il ſe pourra faire que
ie nauanceray rien pour mon contentement quand iy ſeray reſoluë.
Toutesfois Macarée & Canace ſceurent bien ſaccorder ſur vne pa-
reille difficulté; qui empeſchera que nous ne nous accordions de meſ-
me? Mais où eſt-ce que ie vais cercher ces deteſtables exemples pour
authoriſer mon inceſtueux deſſein? Où eſt-ce que ma chaude fureur
me pouſſe? Retirez-vous de mon coeur, honteuſes flames, ne me fai-
ctes point prendre autre party que celuy de la pudicité, & ne me for-
cez pas daimer mon frere que dvne ſimple affection de ſoeur. Toute-
fois ſi luy le premier, eſpris de moy, mauoit teſmoigné de lamour,
ie ſerois bien peut-eſtre capable de me laiſſer vaincre à ſes importuni-
tez. Ie ne le pourrois repouſſer ſil me recerchoit, pourquoy donc
noſeray-je le preuenir? pourquoy ne le recercheray-je pas? Mais la
parole me manquera, il ne me ſera pas poſſible de luy deſcouurir mon
tourment; ſi feray, ie luy diray librement, car lAmour qui manime
inſpirera ma langue, ou ſi la honte me ferme la bouche, ma plume
ſans rougir luy fera ſçauoir les ſecrets du feu qui me bruſle. Cela dit,
elle reſolut deſcrire vne lettre, & ſappuyant du coude gauche ſur vne
table: Aduienne ce qui pourra, diſt-elle, il faut que mes folles amours
paroiſſent; elles ne ſçauroient plus demeurer couuertes. Helas! où
eſt-ce que ie me precipite? Quel braſier eſt-ce que ie couue? Cepen-
dant elle commençoit dvne main tremblante à grauer ſur la cire ce
quelle auoit penſé deſcrire à ſon frere. A la main droicte elle auoit
vn fer qui luy ſeruoit de plume, & à lautre la cire preſte à receuoir les
caracteres tels quelle les y voudroit imprimer. Aprés auoir commen-
cé elle ſarreſta pluſieurs fois, douteuſe ſi elle pourſuiuroit ou non:
elle eſcriuoit & deteſtoit aprés ſon eſcriture; elle effaçoit, elle chan-
geoit, trouuoit mauuaïs de confeſſer ainſi ſon vice à des tablettes, puis
ce luy eſtoit choſe tres-agreable. Tantoſt elle les iettoit, & les repre-
noit aprés; bref elle ne ſçauoit ce quelle vouloit; quoy quelle fiſt luy
deſplaiſoit, fuſt de continuer, fuſt de laiſſer ſes lettres commencées.
Laudace & la honte combattoient ſur ſa face à qui lemporteroit. El-
le auoit mis ce nom de ſoeur dés la premiere ligne, mais elle le trouua
[263]
depuis odieux, & layant rayé graua ce qui ſenſuit ſur ſes tablettes
cirées.Celle qui vous ſaluë eſt vne fille amoureuſe, qui vous ſouhaitte
autant de contentement quelle en attend de vous; car elle ne reſpi-
re que leſpoir quelle a de voſtre faueur. Helas! ie noſerois coucher
icy mon nom, ie noſerois, la honte me retient. Si vous deſirez ſça-
uoir ce que ie demande, ie vous diray que ie ſouhaitterois vous le fai-
re entendre ſans vous nommer qui ie ſuis; ie voudrois que ce nom de
Biblis vous fuſt incognu, iuſquà ce que ie fuſſe aſſeurée de neſtre
point fruſtrée du fruict de mes deſirs. Las! vous auez aſſez peu reco-
gnoiſtre à mon viſage, il y a long-temps, que ie portois quelque ſe-
crette playe dans le ſein. Ma face paſle, mes yeux preſques touſiours
humides de leau de mes larmes, ma bouche doù ſortoient autant de
ſouſpirs que de paroles, les careſſes que ie vous faiſois, & tant de bai-
ſers que ie vous donnois, baiſers (ſi vous lauez ſceu remarquer) bien
diſſemblables à ceux que la ſimple affection dvne ſoeur porte ſur les
levres de ſon frere, vous pouuoient eſtre des teſmoignages aſſeurez
du braſier qui me conſumoit. Ieſtois cruellement tourmentée; &
toutefois encore que mon ame fuſt bleſſée des plus cuiſantes fleſches
de Cupidon, & quvne boüillante fureur agitaſt mon coeur dans mon
ſein; les Dieux me ſont teſmoins que iay recerché tous les moyens
qui mont eſté poſſibles, pour apporter quelque remede à ceſte chau-
de maladie. Iay long-temps combattu contre les traits aigus de len-
fant de Cypris, & pour en euiter les bleſſeures me ſuis couuerte des
armes de la raiſon. Iay reſiſté & enduré plus de tourmens quil neſt
pas croyable quvne fille en puiſſe ſouffrir; mais en fin iay eſté vain-
cuë & forcée tout enſemble de recourir à voſtre ſecours, en vous re-
preſentant icy dvne main craintifue la violence de mes affections.
Ceſt vous ſeul qui pouuez diſpoſer de leſtat de ma vie, mon ſalut &
ma ruine ſont entre vos mains. Faictes choix de lvn ou de lautre
pour moctroyer lequel que vous voudrez. Ce neſt point voſtre en-
nemie qui vous en prie, mais vne qui vous eſtant alliée dvn lien trop
eſtroit, bruſle de leſtre encore dauantage, & ſe ioindre à vous de
plus prés. Peut-eſtre me combattrez-vous de limportune ſeuerité des
loix: mais laiſſez, ie vous prie, recercher ce qui eſt permis, ou qui ne
leſt point, à ceux auſquels lâge a donné plus de prudence que nous
nen auons: ceſt à faire aux vieillards de ſen enquerir, & ne ſeſgarer
point du chemin que la rigueur des ordonnances oblige de ſuiure.
Noſtre follaſtre ieuneſſe ne doit auoir autre loy, ſinon celle de nos
plaiſirs; nayans pas cognoiſſance de tout ce qui eſt deffendu, noſtre
legereté ſe doit perſuader que tout luy eſt permis: puis nous auons les
mariages des Dieux pour exemples; nous ne ſçaurions faillir en les
imitant. Noſtre pere neſt pas ſi farouche que nous deuions appre-
hender quil trauerſe iamais nos contentemens: nous ne deuons point
[264]
auſſi craindre les ſcandaleux diſcours dvn peuple babillard, car ſous
les noms de frere & de ſoeur, nous pourrons facilement tenir cou-
uerts nos larcins amoureux. Nay-je pas toute liberté de vous parler
en ſecret? Nous nous embraſſons, quand bon nous ſemble; nous ne
ſommes point honteux de nous baiſer: helas! que reſte-il plus, quvn
ſeul point auquel repoſent nos delices? Ne vous offencez pas, ie vous
prie, ſi ie vous deſcouure ainſi les ſecrets de mon ame; ie ne le ferois
pas, ſi vne extreme ardeur ne my contraignoit. Ceſt linuincible
puiſſance dvn petit Dieu qui my force; prenez donc compaſſion des
efforts que ie ſens, & ne permettez pas quen mourant pour voſtre
amour, mon tombeau vous puiſſe iuſtement accuſer de mauoir cau-
ſé la perte de la vie.La cire luy manqua pluſtoſt que le diſcours, elle fut contrainte de
finir ayant remply ſes tablettes, quelle ſeella de ſon cachet moüillé
de leau de ſes pleurs; car le feu qui la martyroit luy auoit rendu la
bouche ſi ſeiche, quelle ne peut trouuer dhumeur ſur ſa langue.
Quand elles furent bien fermées, elle appelle toute honteuſe, vn pa-
ge quelle flatte de paroles, le nomme ſon fidelle, & luy dit, Portez
ces tablettes à mon (elle ſarreſta là, & ne peut dire que long-temps
aprés) frere. Elles luy tomberent des mains en les donnant, dont elle
ne fut pas peu troublée, car elle penſa que ce luy eſtoit vn ſiniſtre
preſage: toutesfois elle ne laiſſa pas de luy commander de les porter,
& le chargea de faire le meſſage ſi ſecrettement que perſonne nen
peuſt rien deſcouurir. Le page eſpia loccaſion pour trouuer Caune
à propos, & luy preſenta ce triſte tableau des paſſions amoureuſes de
Biblis. Caune le receut & louurit, mais il nen eut pas leu quelques li-
gnes, quil ietta les tablettes, & entra en telle colere quà peine ſe
peut-il tenir de ſe ietter ſur le meſſager. Retire-toy meſchant, luy
diſt-il; execrable miniſtre dvn deſir deteſtable, fuy la mort que tu
ne pourrois euiter, ſi la crainte de quelque blaſme ne bridoit mon
iuſte courroux. Ainſi le page tout effrayé va faire à ſa Maiſtreſſe le
rapport de la rude reſponce de Caune. Tu pallis, Biblis, à louïe du
refus qui teſt faict; le regret qui ſaiſit ton coeur, faict perdre la cou-
leur à ton viſage. Elle demeura comme paſmée dans le froid dvn
glaçon qui ſempara de tout ſon corps, & quand elle fut reuenuë à
ſoy, auec le ſentiment ſes chaudes fureurs reuindrent qui rompirent
à peine ſon ſilence, pour luy faire dire: Il a raiſon, pourquoy eſt-ce
que ie me ſuis trop indiſcrettement deſcouuerte à luy? Pourquoy me
ſuis-je tant haſtée de luy enuoyer le pourtraict de mes deſirs, que ie
deuois tenir cachez? Il falloit auparauant, par quelques paroles in-
differentes ſonder ce quil auoit en lame. Deuant que membarquer
ie deuois, pour recognoiſtre le vent, ne deplier quvn bout des voiles,
& layant recognu ſans hazard, voguer aprés en aſſeurance ſur ceſte
mer damour, où trop à la legere ie me ſuis iettée à la mercy des vagues
[265]
& des vents. Quoy? mon vaiſſeau ſen ira donc donner contre les eſ-
cueils, & ſans le pouuoir retenir ny prendre autre briſée, ie demeu-
reray engloutie dans les eaux, ſur leſquelles ie meſtois promis de vo-
guer auec contentement! Nauois-je pas des preſages certains qui me
deuoient empeſcher de croire aux folles perſuaſions de ma paſſion?
Les tablettes qui tombere
̅
t lors que ie les donnay à mon page pour les
porter, ne mauoient-elles pas aſſez aduertie de mon infortuné ſuccés?
Ie deuois me perſuader que ce iour-là meſtoit fatal, & quil rendroit
mes eſperances vaines; ceſt pourquoy me falloit changer de volonté,
ou attendre vn iour plus heureux. Le Dieu meſme qui me pouſſoit, me
donnoit des ſignes aſſeurez de mon deſaſtre, ſi ieuſſe eu leſprit de le
recognoiſtre. Mais ieſtois aueuglée en mon mal-heur; falloit-il plus-
toſt me fier à des tablettes quà ma bouche? Falloit-il que ie fuſſe loing
de luy, lors que ie luy deſcouurois mes fureurs? Si ie luy euſſe parlé,
mes larmes & mon viſage que lamour a deffaict, leuſſent peu eſmou-
uoir. Ie luy en euſſe bien plus dit, quil nen peut tenir dans mes lettres;
puis ieuſſe peu malgré luy me ietter à ſon col, & ſil meuſt repouſſée,
ieuſſe feint la morte, ie me fuſſe laiſſée cheoir à ſes pieds, luy euſſe de-
mandé la vie, & me fuſſe armée de tant de traits de pitié, que ſi les vns
ou les autres neuſſent eu le pouuoir de le gaigner, ils euſſent au moins
tous enſemble amolly, ie maſſeure, la dure rigueur de ſon coeur trop
impitoyable. Mais peut-eſtre y a-il de la faute du meſſager. Il ne prit
pas Caune aſſez à propos comme ie croy, il ne ſceut pas choiſir vn
temps auquel il euſt leſprit libre daffaires, & capable de receuoir les
impreſſions amoureuſes que ie luy enuoyois. Ceſt ce qui ma fait tort;
car il na point eſté dedans les flancs dvne tigreſſe; il ne porte pas vne
roche, ou de lacier, ou vn diamant dans le ſein; pour laict il ne ſucça
iamais le ſang dvne lionne. Il neſt pas ſi peu traictable quil ne puiſſe
eſtre vaincu, il faut que ie lattaque encore vne autre fois, & que ie
ne mennuye non plus de limportuner que de viure. Ceſt vne pierre
iettée, que ie ne puis plus retenir. Ceſt vn deſſein dont ie ne me ſçau-
rois deſdire; puiſque iay commencé ie doy pourſuiure, auſſi bien
ſe ſouuiendra-il touſiours que ie lay oſé recercher. Il ſe pourroit ima-
giner, que mes affections ſont infiniment temperées, puis quelles
me permettent de quitter ſi toſt lentrepriſe. Il croiroit peut-eſtre ſi
ie ne len ſollicitois plus, que ie ne luy aurois donné ceſte premiere
atteinte, ſinon pour leſprouuer: ou bien ſe perſuaderoit que ce neſt
point vn Dieu, qui manime le courage en me bruſlant du plus pur de
ſes flames; mais quimpudique ie ſuis ſeulement pouſſée à le careſſer
par les forces dvne brutalle incontinence. En fin ie ſuis aux termes
que ie ne puis plus me dire innocente; le crime de ma part eſt commis,
puis que iay faict ouuerture de la volonté que iay de le commettre.
Ie lay eſcrit, iay faict voir à Caune ce que ie ſouhaittois, quand
ie ne feray rien dauantage, on ne laiſſera pas de me iuger coulpable.
[266]
Ce qui reſte eſt peu pour le crime, & ceſt beaucoup pour mon
contentement; il ne faut donc pas que ie quitte, puis quauſſi bien
ſans continuer, ie ſeray touſiours criminelle.Ce ſont les diſcours dont elle ſe flattoit, & reſſentoit tandis vn
cruel combat en ſon ame; car le repentir dauoir eſprouué ſon frere,
laffligeoit, & ſi elle bruſloit dvn chaud deſir de leſprouuer encore.
Sa fureur la rendant effrontée outre meſure, luy fit ſouffrir pluſieurs
refus, ſans ſe departir du vain eſpoir, dont elle ſabuſoit ſoy-meſme.
Elle ſe rendit ſi fort importune à Caune, quil fut contraint, inquieté
de ſes impudiques recerches qui nauoient point de fin, dabandon-
ner le païs pour euiter le ſcandale, auquel elle le ſollicitoit. Il prefera
lexil volontaire aux inceſtueuſes careſſes de ſa ſoeur, & ſe bannit ſoy-
meſme des terres de ſon pere, penſant par ce moyen bannir lamour
du coeur de Biblis; mais il nen ſortit pas pourtant, il y entra plus fort
quauparauant, & la rendit furieuſe. Elle deſchira ſa robe de regret, ſe
meurtrit le ſein de coups, perdit le ſens & le iugement, ſe laiſſant tranſ-
porter à vne manie qui luy fit confeſſer en public le tourment quelle
enduroit, pour nauoir peu accomplir ſes trop honteux ſouhaits: &
aprés eſtre ainſi ſortie hors de ſoy par les breſches, que lamour, le
dueil & la rage auoient faictes à ſon coeur; elle ſortit de ſon païs pour
ſuiure ſon frere qui la fuyoit. Les Dames de Carie la veirent courir,
tout ainſi que font ces enragées Thraciennes qui de trois en trois ans
font les feſtes de Bacchus auec des cris effroyables: elle hurloit com-
me elles par les champs, & paſſant chez les valeureux peuples de Le-
lege ſe rendit en Lycie, courut autour du mont Cragus, de Lymire, des
eaux du Xanthe, & ſur les ſommets où autrefois leſpouuentable Chi-
mere, auec ſa teſte de lionne, ſon ventre de chevre & ſa queuë de ſer-
pent, vomiſſoit vne haleine de feu.Tous ces païs-là par leſquels en vain tu cerchois ton frere, (car il
auoit pris vne autre briſée) furent teſmoins de tes douleurs, Biblis, ils
ouïrent tes plaintes, & la foreſt du mont Chimere veid ta fin. Ceſtoit
au declin de lannée, en la ſaiſon que les arbres deſpoüillent leur ver-
dure, tu cheus paſmée la face ſur des fueilles ſeiches, & là vaincuë du
trauail dvne ſi longue courſe, ton mal ne peut receuoir de remede.
Les Nymphes du païs eſſayerent pour-neant dappliquer quelques le-
nitifs à la bleſſure quAmour tauoit faicte, car ton oreille eſtoit ſour-
de à leurs conſolations. Elles taſcherent à te releuer, mais ce fut en
vain; tu voulus demeurer couchée ſur lherbe, que tu arroſois de tes
pleurs. Et lors quelles te veirent reſoluë de ne finir iamais le flux
de tes larmes, elles firent naiſtre en tes veines vne viue & ineſpui-
ſable ſource deaux, (quel plus agreable preſent te pouuoient fai-
re les Naïades?) & ton corps à lheure fondant goutte à goutte, com-
me leſcorce de pin ſemble faire quand elle iette la poix, ou comme les
nuées eſpaiſſies par le froid dans la moyenne region de lair, lors que
[267]
les doux vents du Midy & les rays du Soleil en font naiſtre la pluye;
tu ne fus que de leau, & ton nom, belle Biblis, ne ſeruit plus quà
nommer vne fontaine, qui ſortant de deſſous vn cheſne, arroſe les
vallées de ce quartier-là.
LE SVIET DE LA XII. FABLE.
Lygde ayant commandé à ſa femme Telethuſe, que ſi elle faiſoit vne fille elle la tuaſt,(XII. Fable
expliquée au 5.
Chap.)
Telethuſe neut pas le courage lors quelle enfanta la petite Iphis de faire vn ſi cruel
meurtre; außi que la Deeſſe Iſis luy promit de la fauoriſer de ſon ſecours quand il en
ſeroit beſoin, & quelle ne craigniſt point de ſauuer la vie à ſa fille. Elle la nourrit donc,
faiſant croire à ſon mary que ceſtoit vn garçon, tellement que quand elle fut grande il
la fiança auec Ianthe, & lors Iſis fit quIphis changea de ſexe, eſtant de fille changée
en vn beau ieune homme.LE bruit du changement de Biblis, de Carie, courant par toute
la Crete, euſt eſté publié par les cent villes autresfois ſubiectes à
lEmpire de Minos, ſil nen fuſt arriué en meſme temps vn autre auſ-
ſi eſtrange en ce pays-là. Lygde habitant de Pheſte, homme de bas
lieu, & aſſiſté de peu de commoditez; mais qui pour lintegrité de ſa
vie, auoit eſté touſiours recognu fort entier en ſes actions, voyant
que ſa femme enceinte eſtoit proche daccoucher, luy diſt, Mamie,
quand ie vous voy ſi proche du trauail que celles de voſtre ſexe endu-
rent à lenfantement; ie fais deux voeux au Ciel, & prie les Dieux de
moctroyer deux choſes; lvne, que vous ſoyez deliurée ſans beau [268] coup de douleurs; & lautre, que ce ſoit dvn fils que vous me faciez
pere. Les filles ſont de grandes charges aux peres & aux meres; elles ne
peuuent pas courir pluſieurs fortunes auantageuſes que courent les
garçons: pour moy iabhorre de voir vne telle charge en ma famille;
ceſt pourquoy ie vous prie que ſi vous enfantez vne fille (pardon,
pieté paternelle; ie ne fay ce commandement plein dinhumanité que
trop à regret) vous ne permettiez pas quelle viue, mais pour nous en
deſcharger, faictes quen naiſſant elle meure. Ceſtoit dvn coeur
tranſi quil prononçoit ces ſanglantes paroles, & Telethuſe paſmoit
en les oyant: tous deux auoient les yeux fondus en larmes, tant celuy
qui commandoit, que celle qui receuoit le commandement. Toutes-
fois Telethuſe ne pouuoit ſe reſoudre à vne ſi deſnaturée execution;
elle ſupplioit touſiours ſon mary de remettre ſes eſperances en la fa-
ueur des Dieux, & que iamais, ny eux, ny leurs enfans ne manque-
roient de ce qui leur ſeroit neceſſaire; mais elle ne ſceut vaincre ce
cruel pere, il demeura en ſa meurtriere & trop impitoyable volonté.
Cependant les iours de la deliurance de Telethuſe approcherent, &
vne nuict quelle eſtoit aſſoupie dvn profond ſommeil, elle veid en
reſuant, ou ſe fit croire au moins quelle voyoit la Deeſſe Iſis deuant
ſon lict, aſſiſtée de tous les Dieux qui laccompaignent ordinaire-
ment. Elle auoit les cornes argentines du croiſſant de la Lune ſur le
front, vn ſceptre en main, & vne couronne deſpics iaunes comme or
ſur la teſte: Anubis qui ſemble touſiours vouloir iapper eſtoit auec
elle, la Preſtreſſe Bubaſte, Apis marquetté de diuerſes couleurs, Har-
pocrate, lequel porte vn doigt ſur ſes levres pour recommander le
ſilence, & Oſiris que les peuples dAEgypte ne ſe laſſent point de cer-
cher tous les ans. Outre ce, il y en auoit pluſieurs qui portoient des
ſonnettes, & au milieu deux vn ſerpent venimeux, quvn ſommeil
continuel tenoit touſiours endormy. Il fut aduis à Telethuſe quelle
ſeſueilla à la veuë de tant de Dieux, & quIſis luy parloit ainſi: Ne
tafflige point, Telethuſe, & ne ſois pas en ſoucy dexecuter ce que ton
mary ta commandé, il faut que tu le trompes; ne crain point, quoy
que ce ſoit, deſleuer lenfant qui naiſtra de ta groſſeſſe, quand Lucine
ten aura deliurée. Ie ſuis icy pour taſſeurer que mon aſſiſtance ne te
manquera point au beſoin. Tes prieres mont faict reſoudre à te ſe-
courir, honore touſiours ma puiſſance, & tu recognoiſtras auec le
temps, que lhonneur que tu mauras rendu naura point eſté faict à
vne ingrate Deeſſe. Cela dit, elle ſe retira, & Telethuſe toute reſiouïe
ſauta hors du lict, pour leuer les mains vers le Ciel, priant les Dieux
de vouloir faire, que le ſonge ne fuſt point menſonger, & que lef-
fect luy en donnaſt le contentement quelle ſouhaittoit. Peu aprés ſes
douleurs ſaugmenterent, & preſques ſans trauail elle fit voir lagrea-
ble clarté du Soleil à vne fille quelle enfanta, & la mit entre les mains
dvne nourrice pour leſleuer, luy commandant dentretenir ſon mary
[269]
en opinion que ce fuſt vn fils. Lygde le creut, il accomplit les voeux
quil auoit faicts, comme ſi ſes ſouhaits euſſent eſté accomplis, &
nomma lenfant qui luy eſtoit nay, du nom de ſon grand pere, Iphis.
La mere fut extremement contente dvn tel nom, pour ce quil ſe
pouuoit donner auſſi bien à vn fils quà vne fille, & quainſi le pieux
menſonge, par lequel elle auoit ſauué la vie à ſon enfant, ne trompe-
roit perſonne, & ne pourroit pas eſtre aiſément deſcouuert. Elle le
veſtit touſiours de lhabit dvn garçon, ſous lequel, ſoit quon le
priſt ou pour fils ou pour fille, il auoit vn viſage merueilleuſement
beau, & qui neuſt pas eſté moins attrayant en lvn quen lautre ſexe.
La fille nourrie ſous ces habits menteurs, ſans eſtre recognuë pour
autre que ce quelle paroiſſoit, vint de la façon iuſquà lâge de treize
ans; & lors ſon pere la promit en mariage à vne autre fille, nommée
Ianthe, des plus belles & des plus accomplies qui fuſſent dans la ville
de Pheſte. Elles eſtoient toutes deux de meſme âge, doüées dvne eſ-
galle beauté, & auoient autrefois appris leur meſtier enſemble chez
vn meſme maiſtre, qui fut cauſe que lamour eut plus facilement pla-
ce en leurs coeurs, & les bleſſant dvne fleſche pareille, ne trouua pas
toutefois tant daſſeurance en lvne quen lautre. Durant lattente de
leur mariage accordé entre les parens, Ianthe ne ſçauroit aſſez voir
Iphis, quelle tient pour homme, & preſume deuoir eſtre ſon mary.
Iphis dautre coſté bruſle des feux de Cupidon, & ſe laiſſe conſumer
pour vne de qui elle deſeſpere de pouuoir iamais auoir la ioüiſſance:
mais ce deſeſpoir ne faict quaccroiſtre ſes flames, au lieu de les eſtein-
dre: elle ne peut quelle naime Ianthe, bien que ce ſoit vne fille com-
me elle, & ne peut penſer aux violentes chaleurs dvn amour ſi eſtran-
ge, que preſque elle ne pleure: Helas! dit-elle, quel ſuccés peuuent
auoir mes affections? Perſonne na cognoiſſance de ce que ie ſuis, &
ie ſuis poſſedée dvn chaud deſir; mais deſir monſtrueux, & qui na
iamais eu ſon ſemblable. Si les Dieux mont voulu ſauuer, ſils ont eu
en horreur ma ruine au berceau, hé! pourquoy donc maffligent-ils
maintenant dvn furieux mal damour, auquel ie ne trouue point de
remede? Pourquoy ne ſuis-je bruſlée des flames ordinaires qui bruſ-
lent les coeurs? Les vaches ne courent point aprés vne autre vache, ny
les iumens aprés vne iument; le belier cherit la brebis, & le cerf aime
ſa femelle. Tous les oyſeaux en font de meſme parmy lair; il ny a pas
vn ſeul dentre les animaux dont la femelle careſſe la femelle. Pleuſt
aux Dieux que ie neuſſe point eſté! mais le deſtin de la Crete ma
faict naiſtre comme ie croy, cruel deſtin, qui veut quelle ne ſoit ia-
mais ſans monſtres. Paſiphaé autresfois y aima vn taureau, & moy fil-
le iy aime vne autre fille. Mon amour eſt encore plus horrible que le
ſien, il faut que ie laduouë; car au ſien il y auoit au moins difference
de ſexes, il y auoit quelque eſperance de cueillir les doux fruicts que
Venus nous faict recercher; & de faict elle les cueillit, trompant le
[270]
taureau quelle aimoit, & ſe ioignant auec luy, couuerte du pour-
traict dvne vache. Mais que peuuent faire pour mon contentement,
tous les eſprits du monde quand ils ſeroient icy aſſemblez? Quel arti-
fice nouueau pourroit inuenter Dedale, ſi ſes aiſles cirées le rame-
noient en Crete pour me ſecourir? Ses ingenieuſes ſubtilitez pour-
roient-elles bien me faire homme, ou changer le ſexe dIanthe? Non,
ſon pouuoir luy manqueroit, & mon tourment plus fort que ſes in-
uentions, luy feroit confeſſer quil na point de remede. Arreſte donc
la fougue de tes fureurs, Iphis, rentre en toy-meſme, & chaſſe de
ton ſein ces folles flames quı te trauaillent ſans eſpoir. Tu ſçais quelle
tu es, ſi ce neſt que tu te plaiſes à te deceuoir toy-meſme; naſpire
quaux plaiſirs qui te ſont permis, & naime rien ſinon ce quvne fille
doit aimer. Ne te tranſporte point en vain pour vne choſe de laquelle
tu ne ſçaurois iouïr. Il ny a que la ſeule eſperance qui nous attire, ceſt
elle qui ſert dentretien aux douces bleſſures dAmour: helas! tu en es
priuée, & ne laiſſes pas de te conſumer dans vn braſier inutile. Mais
encore lexcés de ton mal-heur eſt, que ce neſt point leſtroitte garde
dvn pere, ou dvne mere, qui tempeſche de iouïr des embraſſemens
ſouhaittez; ce ne ſont point les ialouſes oeillades dvn importun ma-
ry; ce ne ſont point les deſdaigneuſes rigueurs de celle qui te bleſſe,
elle ne deſire pas moins que toy ce que tu ſouhaittes, & tu ne ſçaurois
pourtant contenter tes deſirs auec elle. Facent les Dieux & les hom-
mes tout ce quils pourront pour toy, ils ne te peuuent rendre heu-
reuſe en ſa compagnie. Et de vray les Dieux ont fauoriſé mes affe-
ctions autant quil eſt poſſible: pour les hommes, mon pere na au-
tre volonté que la mienne, & mon beau-pere futur eſt de meſme:
mais la nature, plus puiſſante queux, ne veut pas ce quils veulent;
elle ſeule ſoppoſe à leur accord & à mes contentemens pour me rui-
ner. Helas! voicy le temps qui ſemble limité pour laccompliſſement
de mes voeux, voicy le iour de nos eſpouſailles qui approche, iour
qui deuroit eſtre pere de nos delices, & ne le ſera pas. Ie verray Ianthe
entre mes bras, & ne pourray gouſter le fruict de ſes embraſſemens.
Nous demeurerons lvn & lautre alterez au milieu des eaux, ſans pou-
uoir eſteindre noſtre ſoif. Ne quittez pas les Cieux pour vous trou-
uer icy, Iunon, vous ny aurez que faire, ny vous Hymen, à quel pro-
pos aſſiſteriez-vous à ce froid mariage, où il ny aura point de mary?Iphis ſe depitoit ainſi en ſoy-meſme, tandis quvne amoureuſe im-
patience trauailloit Ianthe, en attendant le iour dedié à la ſolemnité
de leurs nopces, chaque inſtant luy eſtoit vn ſiecle; elle prioit ſans
ceſſe les heures dauancer leur courſe trop tardiue pour elle; mais
trop haſtiue à Telethuſe qui touſiours retardoit. Ceſte mere affligée
de la crainte du ſcandale, quelle ne pouuoit euiter ſans vne particu-
liere faueur des Dieux, vſoit de toutes les longueurs quil luy eſtoit
poſſible, feignant tantoſt deſtre malade, & tantoſt cerchant pour
[271]
excuſe quelque ſiniſtre preſage quelle vouloit deſtourner. Mais en
fin le temps eſpuiſa la ſource de ſes artifices; elle ſe veid à la veille des
nopces, deſquelles elle ne pouuoit plus remettre la ſolemnité: qui fut
cauſe quen telle extremité pouſſée dvne extreme ardeur, elle eut re-
cours à la Deeſſe qui luy auoit promis de laſſiſter. Elle deſlia les
treſſes de ſa teſte, & fut, les cheueux eſpars ſur le dos, auec ſa fille em-
braſſer lautel dIſis, diſant: Deeſſe que lEgypte honore ſur toutes,
ſouueraine puiſſance des temples de Pareton, & des terres voiſines de
leſtang de Mareote, diuinité qui preſidez dans lIſle de Phare, & ſur
les ſept emboucheures du Nil, iettez vos yeux ſur mon affliction, ſe-
courez mon tourment, & me deliurez de la crainte qui me trauaille.
Ceſt vous, pitoyable Iſis, qui vous offriſtes autrefois à moy, & me
promiſtes voſtre aide, lors que ien aurois beſoin. Ie vous veids, il
men ſouuient bien, auec les meſmes ornemens que vous auez icy,
ientendis le ſon de vos ſonnettes, ie recognus tous ceux qui vous ac-
compagnent, & honorant vos commandemens rendis lobeïſſance
que ie deuois à celuy que vous me feiſtes, duquel ie nay point depuis
perdu le ſouuenir. Ce que ma fille iouït maintenant de lagreable
clarté du iour vous eſt deu, ſans vous en naiſſant elle euſt veu ſon
heure derniere; laduis que vous me donnaſtes empeſcha que le pre-
mier iour de ſa vie ne fuſt celuy de ſa mort, & que moy-meſme qui
lauois miſe au monde, ne me rendiſſe coulpable de ſon ſang. Puiſque
vous ne deſdaignaſtes point deſtre alors ſi prompte à noſtre ſecours,
ne le ſoyez pas moins maintenant, prenez pitié de ma fille & de moy,
& nous fauoriſez toutes deux de voſtre aide. Auec lardeur de telles
prieres, ſon zele y meſloit tant de larmes, que la Deeſſe touchée de
compaſſion, pour teſmoigner quelle en auoit eſté eſmeuë, eſmeut
les fondemens de lautel qui luy eſtoit conſacré, les portes du Tem-
ple en tremblerent, les pointes du croiſſant quelle auoit ſur la teſte
rendirent vn eſclat plus brillant quauparauant, & les ſonnettes firent
ouïr delles-meſmes vn bruit, ſans que perſonne les touchaſt, dont
Telethuſe fut toute reſiouïe: car encore quelle ne fuſt pas hors de
crainte, ce ſignal fit quelle ſortit du Temple beaucoup plus gaye
quelle ny eſtoit entrée. Iphis qui la ſuiuoit commença dés lheure
à marcher vn plus grand pas quelle nauoit accouſtumé, le teinct
de ſon viſage ſembrunit vn peu, & ne parut plus ſi delicat, ſes che-
ueux ſaccourcirent, & ſes forces ſaccreurent: en fin la foibleſſe de
fille ſe changea en la forte vigueur dvn ieune homme; elle per-
dit la forme dvn ſexe debile, pour receuoir celle dvn plus robu-
ſte.Ce fut dequoy rendre à Iſis des actions de graces, & dvne ſaincte
allegreſſe offrir des preſens à ſes autels. Ils le firent, & ſur les offrandes
quils preſenterent au Temple, pour eterniſer la memoire dvn ſi
merueilleux changement, ces petits vers furent eſcrits:
|| [272]
Ce voeu ſymbole dallegreſſe, Ne fut pas faict à la Deeſſe, Et payé de meſme façon: Iphis fille en fit la promeſſe, Et laccomplit ieune garçon.Le lendemain la ſolemnité des eſpouſailles ſe fit, à laquelle Venus, Iunon & le ioyeux Hymenée ſe trouuerent, pour faire cueillir à Iphis les doux fruicts du pucelage dIanthe, qui perdit auec beau- coup de contentement ceſte nuict-là vne fleur, quelle nauoit pas tenuë parauant moins chere que ſa vie.
|| [273]
LE SVIET DE LA I. FABLE.
Orphée peu de iours apres ſon mariage, ayant perdu par vn eſtrange accident ſa fem-(I. Fable ex-
pliquée au 1.
Chap. du 10.
Diſcours.)
me Eurydice, deſcendit aux enfers pour la rauoir, & obtint de Pluton quil luy ſeroit
permis de la remener encore parmy les viuans, pourueu quil ne la regardaſt point iuſ-
quà ce quil fuſt ſur terre. Il ne ſe peut tenir de contreuenir à la condition à laquelle la
vie de ſa femme eſtoit penduë, tellement quelle fut vne autre fois reportée aux enfers;
dont Orphée demeura ſi eſtonné, que le Poëte dit quil deuint preſque comme le Berger,
qui ayant veu Cerbere, deffroy fut changé en rocher, ou comme Olene & Lethée qui fu-
rent ainſi muez en pierres ſur le mont Ida, tous deux enſemble pour loffence de Lethée
ſeule, qui auoit irrité les Dieux contrelle, par vne folle preſomption de ſa beauté.
|| [274]
LE Dieu Nopcier couuert de ſa robe iaune,
ſe retirant du feſtin qui ſe fit aux eſpouſail-
les dIphis & dIanthe, ſe ietta dans lair, &
prit le chemin de Thrace, où lattiroit la
voix charmereſſe dOrphée, qui lappelloit à
ſon mariage auec Eurydice. Il ſy rendit à
la verité; mais ce ne fut pas auec vn viſage
eſclairé dallegreſſe, il ny prononça point
les ſolennelles paroles quil dit ordinaire-
ment à telles feſtes, & ne fit point voir de
preſage qui promiſt vn heureux ſuccés du mariage auquel il aſſi-
ſtoit. La torche quil auoit en main eſtoit dvne cire coulante, qui
ſembloit pleurer, & petillant ſans ceſſe ne faiſoit que fumer; tou-
tes les ſecouſſes quil luy donna du bras ne la peurent iamais bien
allumer, qui eſtoit vn ſigne funeſte de ce qui arriua depuis; car la
mariée quelque temps aprés ſeſgayant ſur lherbe, auec vne trouppe
de Nymphes, fut bleſſée au talon par vn ſerpent, qui la fit cheoir
morte ſur la place. Orphée en eut tant de regret, quapres auoir mil-
le fois importuné les Cieux de ſes plaintes, il ſe reſolut, puiſque les
hautes diuinitez nauoient point eu pitié de luy, de recourir aux baſ-
ſes puiſſances qui gouuernent les Ombres aux enfers. Il y deſcendit
par ceſt horrible precipice, qui eſt en Laconie à coſté du mont Te-
nare, & ayant trauerſé la foule de ces triſtes peuples, qui ne ſont
plus quombres legeres parmy les tenebres, ſe rendit deuant le throſ-
ne de Proſerpine & de leſpouuentable Prince qui porte le ſceptre des
morts. Il fit en leur preſence reſonner ſur ſa lyre les plus pitoyables
accens, dont la douleur peut animer & ſa voix & ſes cordes; il fit mil-
le ſouſpirs & mille cris teſmoins de ſes regrets, & dvn accord triſte-
ment agreable, leur fit ouïr ainſi le lamentable ſubiect de ſon affli-
ction: Souueraines puiſſances de ce morne royaume englouty dans
les entrailles de la terre, auquel il faut que tous hommes deſcen-
dent, ſi vous me permettez de vous raconter mes douleurs, ie vous
diray, ſans vous entretenir dvn diſcours menſonger, que ce na point
eſté la vaine curioſité de voir vos Palais tenebreux, qui ma faict ve-
nir icy, ny lambitieux deſir denchaiſner voſtre portier Cerbere,
pour me vanter de lauoir dompté. La mort de ma femme Eurydice
eſt la ſeule occaſion de mon voyage; ceſt pour elle que ie viens re-
cercher voſtre faueur, pour elle, dis-je, quvn venimeux ſerpent ma
rauie au milieu dvn champ. Helas! la fleur de ſes agreables beautez
ne faiſoit que ſeſclorre, elle a trouué ſon hyuer aux premiers iours de
ſon printemps, & ma laiſſé veuf de ſa compagnie deuant que ieuſſe
ſauouré les delices que ie deuois gouſter auec elle. Iay reſiſté autant
quil ma eſté poſſible aux efforts de la douleur, & ne puis nier que ie
naye eſſayé de vaincre mon martyre en le ſouffrant: mais ma patience
[275]
ſeſt trouuée foible contre mon amour. Ce petit Dieu dont linuinci-
ble puiſſance eſt ſi cognuë là haut ſur terre, ma forcé de venir icy: ie
ne ſçay pas ſi ſon brandon y a quelque pouuoir; toutefois ie croy
quoüy: ſi le bruit du larcin que vous fiſtes autrefois à Cerés neſt vn
menſonge, vous auez eſprouué la rigueur de ſes traits, & ſes liens ſont
les douces chaiſnes qui vous ont ioincts enſemble. Ie vous ſupplie
donc, puis que vous auez reſſenty que peut le doux mal de ſes cuiſan-
tes bleſſures, octroyer Eurydice à la violence de ma paſſion; ie vous
prie par ce noir chaos, où lhorreur & leffroy habitent, & par le mor-
ne ſilence de ce vaſte Empire, faire quEurydice me ſoit renduë, que
le fil de ſes iours couppé deuant le temps ſoit renoüé, & que ie puiſſe
la reuoir encore là haut auec moy. Tout ce qui vit vous doit vn iour
venir rendre hommage; toſt ou tard il faut que nous paſſions lAche-
ron, ceſt vn chemin duquel perſonne ne ſe peut eſgarer. Vos Palais
ſont la retraicte de tous les hommes du monde, où par force, ou de
leur bon-gré la neceſſité les amene. Quand ma femme aura ſur terre
accomply le cours de ſes années, elle ſera encore à vous, vous ne la
ſçauriez perdre pour la laiſſer viure dauantage: ne me refuſez donc
point la faueur que ie vous demande; permettez quelle iouïſſe enco-
re de la veuë des clartez du Soleil, & quOrphée iouïſſe de ſes delicieux
embraſſemens. Ou bien ſi les deſtins ne peuuent conſentir à mes
voeux, arreſtez-moy icy, ie ne ſouhaitte plus daller viure là haut, ſil
faut que iy aille ſans elle. Ie ne permettray point à la mort de nous ſe-
parer; ſi vous la retenez, vous retiendrez nos deux ombres enſemble.Il chantoit dvne voix plaintiue en diſant cela, & marioit ſi piteu-
ſement les triſtes accens de ſes cordes à ceux de ſa parole, quil fai-
ſoit trouuer des larmes pour pleurer aux ames deſpoüillées de leurs
corps, qui eſtoient autour de luy. Tantale tout rauy durant quil
chanta, ne penſa point à ſa ſoif, qui ne ſe peut eſteindre, & neſſaya
point de moüiller ſes levres dedans leau qui le fuit. La rouë dIxion
demeura ſans ſe mouuoir; les vautours qui rongent le coeur de Titye
ſoublierent lors de le becquetter: les filles de Belus ne ſe peinerent
point à remplir leurs vaiſſeaux, & Siſyphe pour ouïr Orphée plus à
ſon aiſe ſaſſit deſſus ſa pierre, ſans la rouler comme il faict touſ-
iours. On tient meſme que les Furies, dont les yeux iamais na-
uoient eſprouué que ceſtoit de verſer des larmes, ſentirent alors
leurs ioües moüillées, & ſe laiſſerent vaincre aux piteux vers de ce
Poëte eſploré. En fin ny la Reyne des ombres, ny limplacable Prin-
ce des tenebres ne peurent refuſer à Orphée ce dont il les prioit. Ils
appellerent Eurydice, qui ſe pourmenoit en clochant dvn pied,
parmy les ombres nouuellement deſcenduës là bas, & la rendirent
à ſon mary, à telle condition, quil ne ſe retourneroit point pour
la voir, iuſquà ce quil fuſt hors des antres obſcurs des en-
fers, ou quautrement elle y demeureroit encore. Orphée accepta
[276]
la condition, & tout reſioüi prit le ſombre chemin par lequel il ſe
deuoit retirer. Il monta long-temps ſans ſçauoir preſques ce quil de-
uenoit: car là il ny auoit autre air quvne eſpaiſſe fumée, au trauers
de laquelle il luy eſtoit fort difficile de ſe pouuoir conduire. Toute-
fois il nauoit pas beaucoup plus à marcher dans lobſcurité; il eſtoit
deſia fort proche de la terre où le Soleil donne, quand il fut ſaiſi dv-
ne crainte, que ſa femme qui le ſuiuoit ne ſe fuſt eſgarée: deſireux de
la voir il tourna la teſte, & ſa veuë la fit mourir pour la ſeconde fois;
il la voulut embraſſer, mais il nembraſſa rien quvne ombre qui deſia
ſeſuanoüiſſoit. Miſerable il veid lautre mort dEurydice, qui ne ſe
plaignoit point de luy en mourant (car dequoy euſt-elle peu ſe plain-
dre, ſinon de ce quil lauoit trop aimée?) mais, laſchant vn foible
ſouſpir, luy diſt tout bas le dernier Adieu, & ſenuola derechef au
lieu doù en vain il lauoit ſortie. Ce ſecond coup des Parques, donné
ſur la double vie de ſa femme, leſmeut de telle façon quil ne demeu-
ra pas moins eſtonné que ce Berger; lequel à la veuë des trois teſtes de
Cerbere enchaiſnées par Hercule, deffroy pérdit le ſentiment, & fut
conuerty en rocher. Peu ſen falut quil ne deuint comme toy, Olene,
qui voulus eſtre puny pour la preſomption de ta femme Lethée, & fus
auec elle changé en pierre; tellement que vous deux, qui eſtiez autre-
fois deux corps vniquement cheris lvn de lautre, neſtes plus main-
tenant que deux roches attachées ſur les ſommets du mont Ida. Il
deſcendit encore à la porte de lAuerne penſant y rentrer, mais il luy
fut impoſſible de plus gaigner le portier, pour ce que la douleur luy
auoit oſté la voix. Il y demeura ſept iours ſans gouſter des dons de
Cerés; ſon dueil, ſa douleur & ſes larmes furent la ſeule nourriture
quil prit. Ses ſouſpirs & ſes ſanglots furent tout lair quil reſpira. Il
accuſa mille fois de cruauté les Dieux des enfers, & deteſta leurs im-
pitoyables decrets; puis ſe retira ſur le mont Rhodope, où il veid par
trois fois le Soleil recommencer la courſe des ans, ſans vouloir enten-
dre à vn ſecond mariage, ſoit quil leuſt ainſi promis à Eurydice, ſoit
que linfortuné ſuccés du premier, luy en fiſt perdre lenuie. Pluſieurs
Dames amoureuſes de ſes perfections recercherent ſon alliance, mais
leurs recerches ne leur acquirent que le regret dauoir eſté refuſées. Il
ſembla depuis la mort dEurydice auoir tout le ſexe en horreur; car
iamais il nen careſſa vne ſeule, & ne ſeſchauffa que pour les gar-
(Cecy eſt expli-
qué au 1. chap.
du 11. Diſcours.) çons, deſquels il commença lors à cherir la deteſtable compagnie,
ſe rendant autheur chez les Thraces dvn amour que la nature ab-
horre.
|| [277]
LE SVIET DE LA II. FABLE.
Lors quOrphée ſe mit à chanter pour alleger ſes douleurs, il attira autour de ſoy tou-(II. Fable ex-
pliquée au 2. &
3. Chap.)
tes les beſtes, & tous les arbres meſmes des foreſts voiſines, à la troupe deſquels ſe trouua
le Pin, qui eſtoit nouuellement nay du corps dAtys Preſtre de Cybele, changé en ceſt
arbre dedié à la Deeſſe quil ſeruoit.ORphee pour faire mieux entendre les piteux accens que ſon
dueil eſlançoit, monta ſur vne colline, où il y auoit vne belle
plaine couuerte dherbe verte, ainſi que dvn tapis qui luy fit naiſtre le
deſir de ſy repoſer. Quand il ſaſſit, il nauoit point dombre autour
de ſoy: mais il neut pas commencé à faire dire ſes douleurs à ſa lyre,
quvne infinité darbres, enchantez de ſon chant, lentourerent, & luy
apporterent auec eux lombre & la fraiſcheur. Il y eut des Cheſnes qui
y furent portez par les forces charmereſſes de ſa voix, des Peupliers,
des Cormiers, des Tilleuls, des Heſtres, des Lauriers, des Coudriers,
des Freſnes, des Sapins, des Planes, des Erables, des Saulx, des arbres
eſquels la Nymphe Lotos fut changée, des Boüys qui conſeruent
touſiours leurs branches verdoyantes, des Bruyeres, des Myrtes, des
Oliuiers, des Figuiers auec leur fruict violet, des branches de Lierre,
& des ſeps de Vigne autour de quelques Ormeaux, des arbres ſauua-
ges, qui portent la poix, des Arbouces, chargez de fruict rouge, des
Palmes qui couronnent les vainqueurs, & des Pins que la mere des
[278]
Dieux cherit tant, à cauſe que ſon Preſtre Atys perdant la forme
dhomme fut couuert de leur eſcorce.
LE SVIET DE LA III. FABLE.
(III. Fable ex-
pliquée au 3.
Chap.) Cypariſſe ieune enfant qu Apollon cheriſſoit vniquement pour ſa beauté, nourriſſois
vn cerf priué, dont il faiſoit beaucoup deſtat: mais le malheur voulut quvn iour par
meſgarde il le tua, dont il eut tant de regret, que de dueil il reſolut de ſe tuer ſoy-
meſme. Dequoy Apollon seſtant apperceu, de crainte quil ne ſe rendiſt coulpable de ſon
propre ſang, il le changea en Cyprés.LE Cyprés fut de la troupe de ces troncs ſans ſentiment, qui en
trouuerent pour ſe laiſſer rauir à la douce harmonie dOrphée;
Cyprés maintenant arbre, qui ſeſleue en pointe ainſi quvne pyrami-
de, & autrefois eſtoit vn ieune enfant quApollon, grand maiſtre de
la lyre & de larc, aimoit comme ſoy-meſme: auſſi nen changea-il le
premier eſtre quauec vn extreme regret, & pour empeſcher que le
petit Cypariſſe dvne main parricide, & de ſon propre couſteau ne
trenchaſt le fil de ſa vie. Il y auoit dans lIſle de Cée vn grand cerf,
conſacré aux Nymphes de Carthée, qui portoit ſur ſa teſte tant de
bois, quon euſt peu deſſous demeurer à lombre, ſans eſtre eſchauf-
fé des rays du Soleil. Ses cornes eſtoient dorées, il auoit vn collier en-
richy de pierreries, de groſſes houppes dargent qui luy pendoient
ſur le front, & de riches pendans doreille, qui luy venoient battre le
[279]
long de ſes temples cauez. Il ne fuyoit perſonne, mais ayant par lac-
couſtumance vaincu ſa crainte naturelle, ſeſtoit rendu ſi priué, quil
ſe laiſſoit toucher aux plus incognus. Il entroit dans les maiſons, ſe
plaiſoit deſtre careſſé des filles & des ieunes enfans, ſe rendoit trai-
ctable à leurs mains, & ſur toutes à celles du petit Cypariſſe, qui ne
le cheriſſoit pas moins que ſoy-meſme, le menoit fouuent à quel-
que nouueau paſturage, ou à quelque claire fontaine pour le faire
boire, attachoit des fleurs aux branches de ſon bois, & bien ſou-
uent montoit deſſus pour ſe promener çà & là, domptant ce ma-
niable animal, auec vn cordon rouge, qui luy ſeruoit de bride. Vn
iour dEſté, au temps que la brulante ardeur du Soleil eſchauffe les
bras courbez de lEſcreuiſſe, ſur le midy, ainſi que la chaleur affoi-
bliſſoit par tout les coeurs & les corps; le cerf laſſé ſe couche à lom-
bre dvn arbre pour en tirer la fraiſcheur. Cypariſſe ſe trouue là da-
uanture, & ſans cognoiſtre la beſte, la trauerſe dvn trait, qui fit auſſi
toſt rougir la terre de ſon ſang. Helas! quand il veid mourir ceſt ani-
mal quil cheriſſoit vniquement; il fut ſaiſi dvn ſi ſanglant creue-
coeur, quil reſolut de la main meſme qui auoit faict le coup en faire
vn autre dans ſon ſein, pour venger par ſa mort ſon indiſcretion, qui
auoit faict perdre la vie au cerf. Toutes les conſolations que Phoe-
bus luy peut apporter, furent vaines: iamais il ne voulut meſurer ſes
douleurs au ſubjet qui les auoit cauſées; mais deſira les eſgaller à
laffection quil auoit portée à la beſte. Il ne ſouhaitta point de finir
ſes pleurs quauec ſa vie; & ce dont il importuna les Dieux par ſes
dernieres prieres, fut quil leur pleuſt faire tant pour ſon contente-
ment, quil ne ceſſaſt iamais de pleurer. Sa requeſte enterinée dans
les Cieux, & auctoriſée de laffection particuliere quApollon luy
portoit, les Dieux firent que ſon ſang ſe conuertit en larmes, peu à
peu ſes membres ſe reueſtirent de verd, & ce poil blond, qui luy
pendoit autour du viſage, ſe heriſſant fit vne longue pointe qui de-
meura droicte en lair. Phoebus en porta long-temps le dueil, &
pour teſmoignage de laffliction que Cypariſſe luy auoit cauſée, vou-
lut que le Cyprés auquel il eſtoit changé, fuſt touſiours porté és
triſtes aſſemblées, & que iamais funerailles ne ſe fiſſent ſans ceſte
herbe funeſte. Orphée aux premiers tons de ſa voix attira tous ces
arbres-là, & auec eux mille oyſeaux & mille beſtes ſauuages ſy
trouuerent, au milieu deſquels ce docte Poëte eſtoit aſſis, quand il
toucha du poulce les cordes de ſa lyre, pour voir ſi elles eſtoient
daccord, puis en ſe des-ennuyant luy fit ſonner ces airs.
|| [280]
LE SVIET DE LA IIII. FABLE.
(IIII. Fable
expliquée au 4.
Chap.) La premiere fable quOuide met dans lhymne quil faict chanter à Orphée, eſt celle
du petit Ganymede, de la beauté de qui Iupiter fut ſi eſpris quil ſe deſguiſa en Aigle
pour le rauir, & lenleua dans les Cieux, où malgré Iunon il voulut quil luy ſeruiſt
dEſchanſon.FAy-moy commencer par Iupiter (Docte Deeſſe, mere des
vers que ienfante) car ceſt à luy que nous deuons tous hom-
mage, puiſque le globe entier de ce rond Vniuers releue de ſon Em-
pire. Iay deſia pluſieurs fois chanté ſa puiſſance, & dvn ton plus haut
faict ſonner à mon luth, la victoire des foudres, dont il terraça les
Geans. Il me faut maintenant animer mes cordes dvne plus douce
harmonie, & ſans meſleuer ſi haut, dire lamour que les Dieux ont
porté à quelques garçons, & les vengeances quils ont priſes des illici-
tes flames de quelques filles trop dereiglées en leurs deſirs laſcifs. Le
grand Iupiter, ſouuerain Monarque des Dieux, fut autrefois ſi eſ-
perduëment amoureux des beautez du petit Ganymede, quil euſt
deſiré neſtre point Iupiter, pour paruenir plus facilement aux delices
où ſon coeur aſpiroit. Sa grandeur luy nuiſoit, il fallut quil ſe deſgui-
ſaſt pour ſembler autre quil neſtoit; mais il ne voulut pas pourtant
prendre la forme doyſeau du monde, que de celuy qui porte ſes fou-
dres. Il ſe couurit dvn faux plumage dAigle, & deſcendit en terre,
[281]
où il rauit le petit Ganymede, lemporta dans les Cieux, & le re-
tint malgré toutes les ialouzes crieries de Iunon, pour ſeruir à ver-
ſer le Nectar qui ſe boit à ſa table.
LE SVIET DE LA V. FABLE.
Hyacinthe fils dAmycle fut tant aimé dApollon, que ce Dieu ne deſdaigna point(V. Fable ex-
pliquée au 5.
Chap.)
vn iour de ioüer au palet auec luy; mais par vn eſtrange auanture ayant ietté le palet
fort haut, il tomba ſur la teſte dHyacinthe, qui mourut du coup, & ſon ſang fut
changé en vne fleur qui porte ſon nom.TV euſſes auſſi eu place dans le Ciel, Hyacinthe, ſi ta mort
trop precipitée euſt donné loiſir à Phoebus de ty eſleuer.
Ceſtoit ſon deſir de te rendre immortel, comme il le monſtra lors
quil te changea en fleur, car il te fit participer de leternité autant
quil luy fut poſſible, en ce quil te donna la vertu de paroiſtre
tous les ans, & renaiſtre auſſi toſt que le Printemps renaiſſant de
ſon agreable douceur auroit vaincu la rigueur de lhyuer. Plufieurs
ſe rendirent idolatres de ta beauté, mais luy la cherit ſur tous au-
tres; il en fut ſi eſpris, que ſon feu luy fit quitter lagreable ſeiour
de Delphes. Tu fus cauſe que ſa lyre & ſa trouſſe demeurerent
long-temps penduës ſans honneur. Courant les plaines voiſines
dEurotas, & celles qui ſont autour de Sparte, ville inuincible fans
murailles, il ſoublia ſoy-meſme, & ſans auoir eſgard à ce quil eſtoit,
[282]
ne deſdaigna point de porter tes rets, mener tes chiens, & te ſui-
ure ſur les coſtes des roches, dans laſpreté deſquelles il entrete-
noit les flames quil nourriſſoit pour toy. Ce Dieu pere du iour ſe
rendant comme compagnon du petit Hyacinthe, ſexerçoit ſou-
uent auec luy; mais à la fin leurs exercices ouurirent vne viue
ſource de douleurs. Ceſtoit ſur le midy quil leur prit enuie de
ioüer au palet; ils poſerent leurs robes, ſoignirent dhuile doliue;
& lors Apollon commençant le ieu ietta ſon palet ſi haut, qua-
prés auoir fendu lair, il donna tel coup contre terre quil bondit
& reſaulta contre le front dHyacinthe, lequel ſe precipita deſſus,
& ſans diſcretion ſe haſta trop de le vouloir releuer. Le bras auoit
animé la pierre de tant de violence, quen frappant Hyacinthe el-
le le renuerſa, dvn coup qui neuſt pas moins quà luy eſté mor-
tel au coeur dApollon, ſi le coeur dApollon euſt eſté mortel. Ce
Dieu autant affligé quil eſtoit amoureux, releuant le corps languiſ-
ſant de ceſt enfant quil cheriſſoit plus que ſoy-meſme, lembraſ-
ſa pluſieurs fois en eſſuyant la playe ſanglante, & ſefforça de re-
tenir auec des herbes lame qui ſenuoloit: mais ce fut en vain, ſes
herbes manquerent de vertu, & la bleſſure vainquit le remede.
Tout ainſi que dans vn iardin, ſi quelquvn rompt le pied des vio-
lettes, des pauots, ou des lys, la fleur fleſtrie panche auſſi toſt, &
au lieu de ſe dreſſer en lair ne regarde plus que la terre: de meſme
Hyacinthe bleſſé laiſſe aller ſa teſte mourante; lors quApollon le
releue, la force luy manquant pour la tenir droicte, il ſemble que
elle ſe ſoit appeſantie; elle tombe ſur ſon eſpaule, & en tombant
faict preſques de regret tomber Apollon à la renuerſe. Quoy?
vous ne voulez donc point vous ſouſtenir Hyacinthe? (diſt ce beau
Phoebus affligé) mourrez-vous ſi toſt, mes delices? La fleur devo-
ſtre ieuneſſe ſe fanira-elle ſi toſt? Ha! cruelle bleſſure, falloit-il
que tu fuſſes faicte de ma main! Hyacinthe mon coeur, qui auez
eſté le ſubjet de mes plus chers plaiſirs, vous eſtes maintenant le ſub-
jet de mes plus ameres douleurs, & de mes plus cuiſans regrets, pour
ce que mon bras ſera touſiours accuſé de voſtre meurtre. Ceſt moy
(creue-coeur!) qui vous ay bleſſé, ceſt moy ſeul qui ſuis cauſe de
voſtre mort, ceſt par ma faute que vous perdez la vie. Mais quelle
faute toutesfois ay-je commiſe? Quel crime eſt-ce qui me rend coul-
pable, ſi ce neſt crime dauoir ioüé auec vous, & crime de vous auoir
aimé? O pleuſt aux Dieux que ie peuſſe donner ma vie pour la vo-
ſtre, ou quau moins il me fuſt permis de vous ſuiure au tombeau,
afin que mon ſort ne fuſt point ſeparé du voſtre! mais les loix du de-
ſtin me priuent dvn tel bien: toutefois ie ne laiſſeray pas de vous
auoir touſiours auec moy, touſiours voſtre nom ſera en ma bouche,
ma lyre ny mes vers ne chanteront iamais que vos loüanges: & vous
(On void ai, ac-
cent de douleur) conuerty en vne fleur nouuelle porterez laccent de mes plainctes
[283]
eſcrit deſſus vos fueilles. On verra auſſi vn iour vn grand guerrier(peint ſur lHya-
cinthe.)
changé en meſme fleur que vous, & les premieres lettres de ſon
nom ſeront peintes ſur vous, ainſi que mes regrets. Ces prophetiques(Ceſt Aiax.)
paroles ne furent pas ſorties de la veritable bouche dApollon, que
auſſi toſt le ſang eſpandu ſur terre ne fut plus ſang, il en ſortit vne
fleur plus viue en couleur que neſt leſcarlatte, qui prit preſques la
meſme forme que les lys; & leur reſſembleroit, ſi ce neſtoit que les
lys ſont blancs, & elle eſt comme teinte de pourpre. Phoebus ne ſe
contenta pas dvn tel honneur, pour eterniſer la memoire de laffe-
ction quil auoit portée à Hyacinthe, il eſcriuit ſes regrets ſur les
fueilles, y eſcriuant, ai, ai, qui eſtoit la voix lamentable par laquelle
il auoit teſmoigné ſon affliction. Et le peuple de Sparte pour hono-
rer le nom de ceſt enfant chery dApollon, inſtitua des jeux qui ſe
font tous les ans, & renouuellent le ſouuenir dHyacinthe à ceux
de la Prouince qui veid ſa naiſſance & ſa mort.
LE SVIET DE LA VI. VII. ET VIII. FABLE.
Le peuple dAmathonte, ville de lenclos de lIſle de Cypre, auoit vne cruelle couſtu-(VI. VII. &
VIII. Fable ex-
pliquées au 5. &
6. Chap.)
me de ſacrifier les eſtrangers qui paſſoient en ce quartier-là; dont Venus soffença, &
pour les punir les changea en Taureaux, afin quils nenſanglantaſſent plus lIſle dont
elle eſt Princeſſe, par leurs horribles ſacrifices. Les Propetides pour auoir meſprisé Venus
furent tellement par elle punies, quelles ſe proſtituerent effrontément à tous ceux qui
ſe preſentoient, puis furent changées en rochers, lors que tout reſſentiment de honte
[284]
les eut laißées. Pygmalion eut tant en horreur leur impudicité & leur impudence, quà
leur occaſion il engendra vne haine mortelle contre toutes les femmes, prenant reſolution
de viure touſiours ſans ſe lier à vn mariage. Mais il deuint amoureux dvne Image
druoire que luy-meſme auoit faicte, & en fut ſi eſpris, quà ſa requeſte Venus inſpira
vne ame à lImage, qui eſtoit pourtraict de fille, à laquelle il ſe maria, & eut delle vn
fils nommé Paphe, qui baſtit depuis en Cypre vne ville qui porte ſon nom.AInsi touſiours les villes rendent de lhonneur à ceux qui ont
pour leur merite eſté cheris des Dieux. Sparte neut pas peu de
contentement dauoir eſté nourrice dHyacinthe: mais ie demande-
rois volontiers ſi Amathonte eut occaſion de ſe reſiouïr pour auoir
eſleué les Propetides: Elle en eut autant comme dauoir eſté habitée
des Ceraſtes, qui ſacquirent des cornes ſur le front par leur cruauté.
Ce peuple cornu auoit chez ſoy vn Temple dedié à Iupiter hoſpita-
lier, deuant lautel duquel on ne voyoit iamais que du ſang, que les
paſſans croyoient eſtre de quelques veaux, ou de quelques brebis im-
molées: mais las! ceſtoit du ſang humain reſpandu auec trop dinhu-
manité; car ils ſacrifioient là les eſtrangers qui ſarreſtoient dans leur
ville. Venus ſouueraine Princeſſe de lIſle, où telles cruautez ſe com-
mettoient, eut en horreur ces ſanglans ſacrifices, & futvne fois en
humeur de quitter Cypre, pour nauoir point la veuë polluë de tant
dexecrables executions. Mais pourquoy (repartit-elle en ſoy-meſ-
me) quitteray-je vne ſi agreable demeure? Quont offencé les autres
villes pour les priuer de ma preſence? Quel crime ont-elles commis
qui merite que ie les delaiſſe? Il faut pluſtoſt que ie banniſſe du païs
ces ſanguinaires habitans dAmathonte, ou que ie les face mourir, ou
que ie les puniſſe de quelque autre façon plus douce que la mort, &
plus rigoureuſe que le banniſſement. Mais de quelle façon ſera-ce, ſi
ce neſt que ie change leur eſtre? Cependant que le doute dvn tel
changement portoit ſon eſprit çà & là, elle ietta la veuë ſur des cornes,
qui la firent reſoudre den faire porter de pareilles à ce peuple meur-
trier, & dés lheure meſme les changea tous en Taureaux.Les infames Propetides, bien quelles euſſent veu la iuſte vengean-
ce que leurs concitoyens auoient ſoufferte, ne ſe peurent tenir pour-
tant doffencer Venus leur Princeſſe; elles luy voulurent rauir lhon-
neur de ſa diuinité: qui fut cauſe que premieres de toutes les femmes
du monde, bruſlées dvne flame laſciue, elles ſe rendirent aux em-
braſſemens dautant dhommes quil y en eut qui les recercherent.
Ayans perdu la honte auec le temps elles ſendurcirent tellement en
leurs effronteries, quelles perdirent le ſentiment, & deuindrent com-
me rochers.Pygmalion pour auoir veu leur vie proſtituée à toutes ſortes dim-
pudicitez, offencé en elles des vices que la nature a laiſſez pour par-
tage aux femmes, viuoit en la douce liberté dont iouïſſent ceux qui
ne ſe rangent point aux loix du mariage: car les Propetides luy
[285]
auoient rendu tout le ſexe odieux. Il fut long-temps ainſi ſeul, &
durant ſa ſolitude fit auec vn artifice admirable vne image dYuoire,
laquelle il rendit ſi accomplie, quil en deuint amoureux. Ceſtoit le
pourtraict dvne fille, mais fille doüée de tant de beautez, quil eſt
impoſſible den voir naiſtre vne telle. Et ſa bouche, & ſes yeux, &
tous les traits de ſon viſage eſtoient ſi naïfuement repreſentez, quon
euſt dit quelle eſtoit en vie, quelle ſe vouloit mouuoir, & quil ny
auoit que la honte qui la retint, tant lart ſeſtoit rendu parfaict imi-
tateur des effects de nature. Ce braue ouurier eſpris de ſon ouurage,
ſe laiſſoit rauir à la veuë de ces beautez imitées, & tiroit enſemble de
lamour & du feu dvn corps qui neſtoit point ſuſceptible des flames
amoureuſes. Il portoit ſouuent la main ſur le ſein de ce pourtraict,
pour ſçauoir ſi ceſtoit ou chair, ou yuoire; & bien quil le touchaſt,
il ne pouuoit pourtant aduoüer que ce fuſt de lyuoire. Il attachoit
ſes levres ſur les levres de limage, & ſe faiſoit croire quelle luy ren-
doit autant de baiſers, quil luy en donnoit. Il luy parloit, il lem-
braſſoit, & en lembraſſant craignoit de la trop ſerrer, ſe perſuadant
que ceſtoit vn vray corps pluſtoſt quvn pourtraict. Il luy faiſoit
mille careſſes, noublioit pas vne de toutes les mignardiſes dont on
flatte les coeurs des filles. Il luy donnoit tantoſt des coquilles de mer,
auec de petites pierres rondes, tantoſt des oyſeaux & des fleurs de mil-
le couleurs. Il luy portoit des branches de lys, des boulettes peintes,
& des grains dambre. Il la veſtoit meſme dvne robe, mettoit des ba-
gues à ſes doigts, vn collier à ſa gorge, des perles à ſes oreilles, & ſur
ſa robe vne chaiſne qui luy pendoit par deuant. Il ſe plaiſoit fort à la
voir auec toutes ces parures; mais nuë, elle ne luy eſtoit pas moins
agreable. Il la couchoit auec ſoy dans vn lict garny de pourpre, lap-
pelloit ſa femme, ſes delices, ſon coeur, & ſa chere compagne, & ſe
plaiſoit à la toucher, comme ſi elle euſt eu quelque reſſentiment de
ſes attouchemens. Ceſtoit au temps quon faiſoit par toute lIſle de
Cypre des ſolemnels ſacrifices en lhonneur deVenus, & que les autels
de ceſte Deeſſe Cyprienne, teints du ſang de pluſieurs vaches blanches
dorées par les cornes, fumoient de tous coſtez, quand Pygmalion
plus affligé que iamais du feu dont ſon Image lauoit embraſé, aprés
auoir preſenté ſon offrande, leuant les mains deuant lautel de Venus,
fit ceſte priere: O Dieux, ſil eſt vray que voſtre puiſſance ne ſoit
point limitée, ie vous prie, & toy ſur tous, Princeſſe de Cythere, à
qui ce Temple eſt conſacré, de me donner vne femme ſemblable à
celle dYuoire que ie garde ſi cherement. Il noſa pas dire, me don-
ner pour femme, & animer mon Image dYuoire: mais Venus qui
eſtoit là preſente, entendant ſa priere, entendit bien quels eſtoient
ſes deſirs, & pour monſtrer quelle lauoit oüy dvne oreille fauora-
ble, fit pour preſage briller par trois fois des flames autour de ſon
chef doré, qui firent croire à Pygmalion quil auoit eſté exaucé,
[286]
Quand il fut de retour, il ſe ietta ſur le lict, où ſon pourtraict eſtoit
eſtendu, le baiſa, & le baiſant ſentit quelque peu de chaleur ſur ſes
levres. Il porta encore vne autre fois la bouche ſur ſa bouche, portant
enſemble la main ſur ſon ſein, & lors recognut que lvn & lautre ſa-
molliſſoit, & que lYuoire perdant ſa dureté ne reſiſtoit pas à ſa main
comme auparauant; mais ſe rendoit maniable comme la cire, que les
rays du Soleil rendent capable de toutes formes. Cependant quil
ſeſtonne dvn tel changement, & quil ſe laiſſe rauir dans les dou-
teuſes ecſtaſes dvne ioye, qui neſt point encore aſſeurée, maniant &
remaniant ſes delices de peur deſtre trompé, ce qui neſtoit quY-
uoire deuint chair, ce fut vn corps humain, duquel il ſentit les veines
treſſaillir ſous ſa main. Lors rendant graces à Venus, dvne allegreſſe
accomplie, il ioignit ſa bouche ſur la bouche, non plus dvne image,
mais dvne fille quil aimoit eſperduëment; il fit ſentir la douceur de
ſes baiſers à ſa maiſtreſſe, qui ſen eſtonna & en rougit de honte. Elle
ne veid pas la clarté du iour quelle ne veiſt enſemble ſon mary, qui
accomplit alors tous ſes ſouhaits accompliſſant leur mariage, duquel
neuf mois aprés ſortit le petit Paphe, enfant dont le nom a ſeruy de
ſurnom à vne Iſle conſacrée à la Deeſſe, qui authoriſa les voeux de
ſon pere.
LE SVIET DE LA IX. FABLE.
(IX. Fable ex-) Pygmalion outre Paphe engendra außi Cinyre, lequel fut aimé de ſa propre fille
[287]
nommée Myrrhe, & fut ſi lourdement ſurpris quil eut affaire auec elle ſans le ſçauoir;(pliquée au 9.
Chap.)
puis layant ſceu la pourſuiuit pour la tuer, mais elle ſe ſauua dans vne Iſle, où elle fut
changée en ceſt arbre duquel degoutte la Myrrhe.DE ce miraculeux mariage de Pygmalion ſortit auſſi Cinyre;
Cinyre qui euſt peu ſe dire tres-heureux, ſil neuſt point eu de
fille; car ſa fille fut ſon malheur, la honte, linfamie, & le ſcandale
de ſa maiſon.Ie veux icy faire le diſcours dvne hiſtoire execrable; retirez-vous,
filles, que lhonneur guide auec la pudicité; retirez-vous, peres, de
crainte que les horreurs que ie diray, noffencent vos oreilles; & ſi le
deſir de mouïr vous retient, nadiouſtez point de foy à mes paroles;
ie ne veux pas que vous me croyez, ou ſi vous croyez vn tel crime
auoir eſté commis, obligez-moy de croire auſſi la vengeance que le
Ciel en a priſe: toutefois la nature à peine peut permettre que moy-
meſme ie me perſuade que cela ait eſté; mais ſi ceſt vne verité, ie me
reſiouïs pour la Thrace & pour noſtre païs, de ce quils nont iamais
oüy parler de telles impudicitez. Iay du contentement que ceſte ter-
re ſoit fort eſloignée de celle qui a veu naiſtre chez ſoy des flames ſi
deteſtables. Elles font que mon coeur nenuie point à lArabie ſon
baume, ſa canelle, ſon encens, ny tous ſes autres bois & ſes fleurs o-
doriferantes, puis que ce ſont richeſſes quelle poſſede iointes à lin-
famie de Myrrhe. Le bien dvn arbre nouueau ne luy deuoit pas eſtre
ſi ſouhaittable, que la naïſſance dvn tel monſtre eſtoit à deteſter.
Ne texcuſe pas, Myrrhe, ſur les fleſches de Cupidon: ce petit Dieu
ſouſtient quil neſt point cauſe de ta faute; il en purge ſes traits, & ne
veut pas aduoüer que ſon brandon ſoit coulpable de ta meſchanceté.
Ce ne ſont point, dit-il, ſes flames qui tont eſchauffée; il veut que
nous croyons, que ceſt vne des trois Furies qui tinſpira; cen eſt vne,
dit-il, qui alluma ton feu, & pour allumette ſe ſeruit dvn tizon den-
fer. Ceſt vne impieté dhaïr ſon pere; mais de trouuer pour luy des
affections telles que les tiennes, ce neſt pas ſeulement impieté, ceſt
vn crime le plus horrible de tous les crimes du monde. Miſerable fil-
le, pluſieurs Princes te recerchoient en mariage, toute la ieuneſſe du
Leuant ſe laiſſoit bruſler au feu de tes regards, que ne choiſiſſois-tu
entre tant de ſeruiteurs vn mary, ſans prendre enuie de careſſer celuy
de qui les embraſſemens teſtoient deffendus? Ne reſſentois-tu pas
que ton coeurne pouuoit conſentir à ta chaude fureur? Tu le reſſen-
tois bien à la verité, car tu dis pluſieurs fois à part-toy: Quel deſſein
eſt-ce que iay en teſte, Pauurette! quelle rage me pouſſe? Ha! Dieux,
ie vous prie, & toy ſaincte Pieté, & toy ſacré Reſpect, qui conſeruez
le droit que les enfans doiuent aux peres, deſtournez mes penſées dvn
ſi horrible mesfaict. Oppoſez-vous à ma meſchanceté, celeſtes puiſ-
ſances; ſi toutesfois ce que ie ſouhaitte eſt meſchanceté, car le reſpect
[288]
quon doit aux peres ne ſemble point deffendre de les aimer comme
iaime le mien. Les autres animaux nont point en horreur de ſe ioin-
dre à ceux deſquels ils ont la vie. Vne vache neſt point honteuſe de-
ſtre couuerte par ſon pere. Vn cheual ſe ioinct bien ſouuent auec la
pouline née de ſa ſemence. Le bouc careſſe ordinairement les chevres
quil a engendrées, & les oyſeaux ſe laiſſent volontiers couurir à ceux
qui les ont couuez. Heureux les animaux, deſquels les deſirs ne ſont
point bridez par la rigueur des loix! Faut-il que les ialouſes ordon-
nances des hommes nous deffendent ce que la nature nous permet?
Mais quoy? encore ces dures ordonnances-là ne ſont pas generales;
on tient quil y a quelques peuples, parmy leſquels les meres ne font
point difficulté deſtre femmes de leurs fils, ny les peres marys de leurs
filles; heureux, ce leur ſemble, daccroiſtre les affections naturelles, en
les reſchauffant par les flames de Cupidon. Ha! miſerable, que ne
ſuis-je née en ces païs-là! ce neſt que la fortune du lieu qui me cauſe
du mal, ce neſt que la ſotte couſtume de la Prouince quı meſt con-
traire. Mais où eſt-ce que ie me laiſſe aller? Sortez de mon coeur, eſpe-
rances maudites; retirez-vous de mon ame, execrables amours. Ie le
dois aimer à la verité, mais ie le dois aimer comme pere. Helas! ſi ie
neſtois donc point fille de Cinyre, ie pourrois iouïr des embraſſe-
mens de Cinyre? Dautant que ie ſuis ſortie de luy, il ne meſt pas per-
mis de me ioindre auec luy. Faut-il quil ne me puiſſe aimer, pour ce
que ie luy ſuis trop proche? Le ſang qui nous a ioints empeſche que
nous nous ioignions plus eſtroittement; ce que ie luy ſuis ne permet
pas que ie ſois ce que ie luy deſire eſtre. Il ny a que noſtre naturelle al-
liance qui me nuit; las! ſil ne meſtoit rien, il pourroit contenter mes
deſirs. Que feray-je donc? il faut que ie meſloigne dicy, & que pour
bannir de mon coeur lhorrible crime que iy couue, ie me banniſſe de
mon païs: mais mon inceſtueux feu me retient; il me force de de-
meurer auprés de Cinyre, pour le voir au moins, le toucher, luy par-
ler & le baiſer, ſi ie nen puis tirer autre contentement. Ha! malheu-
reuſe fille, quel autre contentement peux-tu eſperer? que peux-tu
deſirer dauantage? Ne tapperçois-tu pas que ta folle paſſion te veut
faire violer les droicts les plus inuiolables, & confondre les noms qui
repreſentent ce que tu es à celuy que tu aimes? Seras-tu la paillarde de
ton pere, en te couchant au lict & à la place de ta mere? Seras-tu ſoeur
de ton enfant? te rendras-tu mere de ton propre frere? Ne craindras-
tu point les faces horribles des Furies, leſquelles auec leurs cheueux
de ſerpens ſont touſiours deuant les yeux des coulpables, & du feu de
leurs torches meurtrieres, bourrellent ſans ceſſe les ames criminelles?
Ton corps neſt point encore pollu; pour le conſeruer pur & net,
iette hors de ton ſein ces flames execrables. Que tes illicites embraſ-
ſemens ne ſoüillent point le ſainct lien, dont la nature ta ioincte
auec celuy auquel tu es obligée de la vie. Imagine-toy quencore
[289]
quil vouluſt conſentir à tes deſirs laſcifs, lhorreur du faict te doit
deſtourner den recercher laccompliſſement. Mais penſe que ton pe-
re eſt trop homme de bien, & trop fidelle obſeruateur des loix & des
couſtumes du païs pour vouloir ce que tu deſires. Las! pleuſt aux
Dieux quil fuſt poſſedé dvne auſſi chaude fievre que la mienne! ſon
mal luy feroit bien perdre le reſpect & le ſouuenir de tant de vaines
loix ennemies de mes deſirs. Voila le diſcours dont elle entretenoit
en ſecret ſes honteuſes paſſions. Cependant ſon pere importuné de
pluſieurs ſeruiteurs qui la recerchoient, ne ſçauoit auquel la promet-
tre: pour eſtre eſclaircy de ſa volonté, vn iour il les luy nomma tous,
& luy demanda lequel dentre-eux luy ſeroit le plus agreable pour
mary. Elle du commencement ne reſpond rien; elle arreſte ſes yeux
ſur ſon pere qui luy parle; & en le regardant, le feu qui la bruſle au
dedans luy faict ietter des larmes; elle demeure comme rauie, mais
Cinyre ne croit pas que ce ſoit du rauiſſement qui la poſſede, il penſe
que ce ſoit vne honteuſe crainte de fille, luy dit quil ne faut point
quelle pleure, & afin de la rendre plus hardie, dvne pieuſe main eſ-
ſuye ſes pleurs, la careſſe, & la baiſe. Ses baiſers furent des allumettes
qui augmenterent encore le braſier de Myrrhe, elle eſtoit toute en
flame, eſtant entre les bras de ſon pere, & ne ſe peut tenir de dire,
quelle deſireroit auoir vn tel mary que luy. Il ouït ſa reſponſe ſans
lentendre: Soyez touſiours ainſi ſage, diſt-il: & lors elle baiſſa la
veuë contre terre, honteuſe de ce que ſon pere tenoit pour ſageſſe le
crime, dont elle ſe ſentoit coulpable.Les ombres de la nuict auoient atteint le milieu de leur courſe, & le
ſommeil pere du repos auoit endormy tous ceux de la maiſon ſans
que Myrrhe fuſt endormie. Ceſte chaude fournaiſe quelle a dans le
ſein la tient touſiours eſueillée, & luy met mille deſſeins en teſte, pour
laccompliſſement de ſes furieux deſirs. Tantoſt elle deſeſpere de pou-
uoir atteindre où elle aſpire, tantoſt elle en veut faire eſſay, mais la
honte luy diſſuade aprés. Elle voudroit bien, mais elle noſe; bref elle
ne ſçait que reſoudre. Tout ainſi quvn grand arbre qui a deſia ſenty le
fer de la coignée en pluſieurs endroits, lors quil ne reſte plus quvn
coup pour le mettre à bas, ſemble eſtre en doute de quel coſté il doit
tomber, & comme bala
̅
çant ſes branches ne donne pas moins dappre-
henſion de ſa cheute, à ceux qui ſont à droite, quà ceux qui ſont à gau-
che:de meſme leſprit de Myrrhe, agité de toutes les furies damour, re-
çoit pluſieurs coups qui leſlancent çà & là, & ſeſbranle tantoſt dvn
coſté, tantoſt de lautre. Son chaud mal ne trouue point de repos, & ne
luy faict point eſperer de trouuer iamais fin, ſi ce neſt par la fin de ſa
vie. Elle ne ſe peut imaginer quautre remede que la mort la puiſſe
guerir, elle ſe reſoult de mourir, pour faire mourir ſes douleurs, &
pour en auancer lheure, attache ſa ceinture à vne poutre de la cham-
bre, afin de ſy pendre, & en ſeſtranglant eſtouffer enſemble le feu
[290]
qui la faict viure, & celuy qui la bruſle. Adieu cher Cinyre, diſt-elle,
Adieu mes delices, & ſçachez que la mort ne meſt venuë ſinon de
vous auoir aimé. Elle laſchoit telles paroles auec mille ſouſpirs, & en
parlant paſſoit ſa ceinture dans ſon col; mais elle ne peut eſtre ſi ſe-
crette en ceſte parricide execution ſur ſoy-meſme, que la nourrice
gardienne de la porte de ſa chambre nen entendiſt le bruit. La vieil-
le, à louïe de ſes plaintes, ſe leua promptement, & ayant ouuert la
porte veid les funeſtes appreſts que Myrrhe auoit faicts pour mourir.
Quel ſpectacle à ſes yeux! Elle ſeſcrie deffroy, deſchire ſa robe, &
en meſme temps arrache & rompt le licol, puis ſabandonne aux lar-
mes, & dvn bras languiſſant embraſſe ceſte fille deſeſperée, & la flat-
te pour ſçauoir la cauſe de ſon deſeſpoir. La fille comme muette,
ſans rien reſpondre, demeure les yeux fichez en terre, ſaiſie dvn
extreme regret que le deſſein de ſa mort, trop tardiue pour ſon con-
tentement, ait eſté deſcouuert. La vieille la preſſe de luy deceler
ſes douleurs, & la coniure par ſes cheueux blancs, par les peaux mol-
laſſes de ſes mammelles taries quelle deſcouure, par ſon berceau, &
par la chere nourriture quelle a donnée à ſon enfance, de ne luy ca-
cher point le triſte ſubiect de ſon affliction. Myrrhe, au lieu de re-
ſpondre, ſe deſpite & ſe plaint; elle ſe tourne de lautre coſté en ſouſ-
pirant: mais la nourrice pourtant ne ceſſe pas de la pourſuiure touſ-
iours, pour ſçauoir ce qui la tourmente; elle engage ſa foy à mille
ſermens quelle fait, de tenir ſecret ce quelle ſçaura delle. Permettez,
mon coeur, (luy dit-elle) que ie vous donne du ſecours. Ne ſçauez-
vous pas combien iay touſiours eſté prompte à vous aider? Croyez
que ie ne le ſeray pasmoins maintenant, ma vieilleſſe ne mempeſche-
ra pas de vous aſſiſter, ie ne ſuis point plus pareſſeuſe quautrefois. Si
ce ſont les furies damour qui vous affligent, ie ſçay des carmes & des
charmes, qui vous gueriront. Si quelquvn vous a enchantée, la ma-
gie me fournira des moyens pour faire que lenchantement ne vous
nuiſe point. Si ceſt lire de quelque Dieu qui vous tourmente, nous
pourrons bien par la ceremonie de quelques ſacrifices appaiſer ſon
courroux; que puis-je penſer autre choſe? Vous nauez pas dequoy
vous meſconte
̅
ter de la fortune; il ny a point de deſaſtre nouueau qui
trouble lheur & le repos des voſtres. Vous auez encore voſtre pere &
voſtre mere qui ſe portent fort bien. Myrrhe oyant parler de ſon pe-
re, fit ſortir vn ſouſpir du profond de ſon coeur, qui fit cognoiſtre à la
nourrice que ſon mal venoit du coſté de lamour: mais la vieille ne
peut ſimaginer pourtant, que les flames quelle couuoit fuſſent ſi de-
teſtables quelles eſtoient. Continuant à la preſſer de ne point tenir ca-
chée la cauſe de ſon martyre, elle la prit ſur ſon giron, & la ſerra
̅
t de ſes
foibles bras, luy diſt: Ie recognois que lamour eſt voſtre ſupplice, dites
moy, ma fille, qui ceſt que vous aimez; vous nauez perſonne qui vous
puiſſe en ceſt endroit ſi fidelleme
̅
t ſeruir comme moy. Repoſez-vous [291] en ma fidelité, deſchargez-moy voſtre coeur, & ie feray que vous au-
rez du contentement, ſans que voſtre pere le ſçache. A louïe de tel-
les paroles, Myrrhe comme furieuſe, ſe leua bruſquement du giron
de ſa nourrice, & ſe iettant ſur ſon lict, luy diſt: Retirez-vous dicy,
nimportunez plus ma honte, qui noſe ſe deſcouurir deuant vous;
Retirez-vous (diſt-elle vne autre fois, eſtant encore importunée) ou
ne vous enquerez plus du triſte ſuject de mon mal. Ce que vous deſi-
rez ſçauoir eſt vn crime, & vn crime des plus horribles. Lors la vieille
toute eſperduë, leuant en haut ſes mains tremblottantes de foibleſſe
& de crainte, ſe mit à genoux deuant Myrrhe, & la coniura de ſe ſer-
uir delle pour ſon allegement. Elle vſoit quelquesfois des plus dou-
ces prieresdont elle ſe pouuoit aduiſer, & quelquefois auoit recours
aux menaces, luy diſant quelle feroit ſçauoir à ſon pere le deſſein de
la mort violente, quelle ſeſtoit preparée, & touſiours en fin luy pro-
mettoit de fauoriſer par ſon ſecours le deſir de ſes flames, ſi elle luy en
deſcouuroit le feu. Lapprehenſion quelle eut, que ce parricide at-
tentat ſur ſa propre vie ne fuſt ſceu, luy fit leuer la teſte, & la courber
aprés ſur le ſein de ſa nourrice, quelle noya de pleurs, en ſefforçant
de deceler ſa honte. Elle eut ſon crime pluſieurs fois ſur le bord des
levres, & pluſieurs fois le retint, mais en fin dvne honteuſe main elle
ſe couurit le viſage de ſa robe, & diſt: Que ma mere eſt heureuſe da-
uoir Cinyre pour mary! Elle continua ſes plaintes ſans rien dire da-
uantage; mais ce fut aſſez à la nourrice qui trembla deſtonnement,
& dhorreur ſentit ſes cheueux gris ſe heriſſer: car elle recognut alors
la maladie de Myrrhe, elle ſentit que ceſtoit ſon pere qui lauoit bleſ-
ſée, & ſen eſtant apperceuë taſcha par le remede de ſes remonſtran-
ces, de fermer la playe de ſi deteſtables affections. Mais ce fut en vain,
car Myrrhe iugeoit bien ſes remonſtrances veritables, & toutefois
ne pouuoit ſe laiſſer vaincre à la raiſon, ſa chaude fureur ſeſtoit ren-
duë trop ſouueraine en ſon ame; elle eſtoit reſoluë de mourir, ſi elle
ne iouïſſoit des embraſſemens deſirez. Non, non, luy diſt en fin ſa
nourrice, ne penſez point à la mort, ma fille, vous contenterez vos
deſirs; ie vous promets de vous en faire auoir laccompliſſement, te-
nez-vous-en toute aſſeurée, vous iouïrez de (la miſerable noſa pas
acheuer & dire) voſtre pere. Ceſtoit au temps que les deuotes Dames
de la ville veſtuës de blanc celebroient la feſte quon faict tous les ans
en lhonneur de Cerés, à qui lon offre les premices de ſes dons nourri-
ciers. Lancienne couſtume eſtoit, que durant ces iours-là les femmes
deuoient ſabſtenir neuf nuicts de coucher auec leurs maris, tellement
que la Reyne eſtant de la troupe de celles qui faiſoient la feſte, Cinyre
comme veuf eſtoit ſeul en ſon lict. La nourrice, trop prompte à
obeïr aux inceſtueuſes volontez de Myrrhe, fut trouuer le Roy
aprés ſoupper, & luy parla damour, lors quelle ſapperceut que
le vin luy auoit eſchauffé le ſang. Elle ſuppoſa le nom dvne fille,
[292]
quelle luy diſt auoir de la paſſion pour luy, loüa le merite de ceſte
ieune beauté amoureuſe, & enquiſe de lâge, diſt quelle eſtoit com-
me de lâge de Myrrhe, & que la nature ne lauoit pas doüée de moin-
dres perfections; bref elle fit tant que Cinyre en fut eſpris ſans lauoir
veuë, & quil luy commanda de lamener. Ayant receu ce comman-
dement conforme aux ſouhaits de la fille, elle retourne à ſa cham-
bre, luy dit quelle ſe reſiouïſſe, & que ſes deſirs ſont proches de leur
effect. Ceſte miſerable fille, à louïe de telle nouuelle ſentit bien
quelque ioye, mais ce fut vne ioye imparfaicte, qui ne la remplit
point dvne allegreſſe accomplie; ſon coeur parmy ce faux contente-
ment luy preſageoit ie ne ſçay quel malheur, & toutefois elle ne laiſ-
ſoit pas de ſe reſiouïr, tant de diſcord ſa paſſion engendroit en ſon
ame. La nuict venuë, lors que les ombres eurent par-tout eſtably le
ſilence; elle ſortit de ſa chambre pour aller executer ſon deteſtable
deſſein. La Lune, de peur de la voir, voila dvn broüillart ſon viſage
dargent, & toutes les eſtoilles ſe cacherent ſous lombre des nuées. Le
(Erigone eſtoit
fille dIcare, &
fure
̅
t tous deux
mis auCiel pour
seſtre vnique-
me
̅
t cheris dvn
ſainct amour.) Ciel ceſte nuict-là fut priué de la clarté de ſes feux, Icare le premier ſe
couurit le viſage, puis ſa fille Erigone; laquelle pour auoir dvn ſainct
amour vniquement chery ſon pere, merita deſtre eſleuée dans les
Cieux; leur pieté ne peut voir lhorreur qui ſe commettoit. Par trois
fois Myrrhe treſbuchant fut inſpirée de retourner à ſa chambre, &
par trois fois elle entendit la voix funeſte dvn hybou, qui luy predi-
ſoit ſes deſaſtres. Mais tels preſages ne peurent vaincre ſon coeur opi-
niaſtre à ſon malheur; elle ſe rendit peu à peu plus hardie, & les tene-
bres empeſcherent que la honte ne la retint. De la main gauche elle
tenoit la main de ſa nourrice qui la conduiſoit, & lautre deuançant
ſon viſage dans lobſcurité, luy ſeruoit comme de guide & daſſeu-
rance contre la crainte quelle auoit de heurter en quelque endroit où
elle ſe bleſſaſt. A lentrée de la chambre les iambes luy faillirent, & vn
tremblement la ſurprit, qui luy chaſſa de la face le ſang & la couleur.
Plus elle approche de leffect de ſa meſchanceté, plus elle la iuge hor-
rible, & lhorreur quelle en a, luy faict gliſſer vn repentir au coeur.
Elle euſt deſiré ſen pouuoir retourner ſans eſtre recognuë: mais
comme elle ſembloit manquer de reſolution, pour aller iouïr de ce
quelle auoit tant deſiré, la vieille la tirant la ietta ſur le lict de Ciny-
re. Ainſi le pere receut dans ſon lict diffamé ſa propre fille en place
de ſa femme, lencouragea meſme recognoiſſant que ie ne ſçay quelle
crainte la faiſoit tremblotter, & lappella, peut-eſtre, ſa fille à cauſe de
lâge, & elle ſon pere, afin que les noms rendiſſent encore lacte plus
odieux. Dés la premiere fois quelle ſortit du lict où elle auoit eſté
conceuë, elle en ſortit enceincte, & porta dans le ventre vn maudit
teſmoignage de ſes abominables impudicitez. Le lendemain elle y
retourna, & pluſieurs autres fois encore, iuſquà ce que Cinyre deſi-
reux de voir les beautez dont on lauoit rendu ſi ialoux, fit vne nuict
[293]
apporter la lumiere, & lors recognoiſſant ſa fille, recognut la faute
quil auoit faicte. La douleur quil en eut ne luy permit pas de trouuer
des paroles pour lexprimer; il demeura muet, & dvne furieuſe rage
mettant la main à leſpée, voulut punir ſur la place vne ſi deteſtable
impudicité par la mort de ſa fille: mais elle ſeſchappa, les tenebres
fauoriſerent ſa fuite, & luy firent euiter le fer & la main vengereſſe de
ſon pere. Vagabonde durant neuf mois, elle courut par lArabie, &
en fin laſſée dvne ſi longue courſe ſarreſta en Sabée, ne pouuant
plus porter le fruict inceſtueux de ſes execrables amours. La crainte
de la mort & lennuy dvne ſi miſerable vie que celle dont elle iouïſ-
ſoit, la combattirent alors, & luy firent leuer les yeux au Ciel pour
faire ceſte priere: O Dieux, ſi vous daignez eſtre fauorables à ceux qui
touchez du repentir de leurs fautes, dvne bouche penitente confeſ-
ſent leurs offences, auctoriſez les voeux que mon affliction vous pre-
ſente. Iay merité, ie ne le puis nier, deſprouuer le fleau de vos iuſtes
vengeances, auſſi ne deſiré-je pas mexempter de la peine deuë à
mon peché; mais afin que ie ne demeure ſur terre, le ſcandale & la
honte de celles de mon ſexe, & quen mourant auſſi mes ombres pol-
luës noffencent tant dombres qui ſont là bas aux enfers, faictes que
dorenauant ie ne paroiſſe, ny en ce monde des viuans, ny dans le tri-
ſte royaume des morts. Oſtez-moy, ie vous prie, la vie ſans me don-
ner la mort; & changeant mon corps, faites que ie ſois, & ne ſois ny
viue, ny morte. Les Dieux teſmoignerent ne deſdaigner les prieres
de ceux que la repentance conduit à vne volontaire recognoiſſance
de leurs crimes; car ils enterinerent dans les Cieux le dernier poinct
de ſa requeſte, & firent que ſes voeux furent ſuiuis de leffect deſiré.
Ses pieds dés lheure meſme prindrent racine en terre, & firent le fon-
dement dvn arbre fort eſleué, ſes os furent le tronc, ſes moüelles de-
meurerent au milieu, & ſon ſang ſe conuertit en ce ſuc qui nourrit les
branches, leſquelles ſe formerent des bras, & les petits rameaux ſor-
tirent des doigts. Sa peau ſendurcit en eſcorce qui la couurit de tous
coſtez; & lors que le bois eut ſaiſi leſtomach & le col, Myrrhe elle
meſme ſenfonça dedans pour y cacher ſa face, qui de honte noſoit
plus ſexpoſer à la veuë des hommes. Encore quauec la forme de ſes
membres humains, elle perdit alors le ſentiment, elle a touſiours
pourtant des remords de ſon crime, qui la font pleurer ſans ceſſe, &
de ſes larmes ſe faict vne gomme, qui porte ſon nom de Myrrhe,
dont on faict tant deſtat, que ſes pleurs ſeuls ſuffiſent pour eterniſer
ſa memoire.Lenfant conceu de ceſt inceſte, ſeſtant dans vn tronc accreu &
conſerué tout ainſi que les autres au ventre de leurs meres, à la fin du
terme ordinaire cerchoit vne ſortie. Le milieu de larbre enflé paroiſ-
ſoit beaucoup plus gros que le reſte; les douleurs de lenfantement
deſia commençoient daſſaillir la mere, mais ceſtoient douleurs
[294]
muettes, & qui ne pouuoient appeller la Deeſſe Lucine. Toutefois
elle ne manqua pas de ſy trouuer, voyant que larbre en ſe courbant
ſembloit ſefforcer; puis les pleurs quil iettoit & ſes gemiſſemens ren-
doient aſſez de teſmoignage du mal quil reſſentoit. Elle y apporta ſes
mains fauorables; & apres auoir prononcé deuant larbre quelques
paroles, qui ont vne ſecrette vertu pour la deliurance des femmes en-
ceintes, le tronc ſe fendit ſur le milieu, & leſcorce entre-ouuerte fit
voir le iour à vn bel enfant que les Naïades receurent, & ſur lherbe
loignirent des larmes de ſa mere.
LE SVIET DE LA X. FABLE.
De linceſtueuſe conionction de Myrrhe & de Cinyre naſquit le petit Adonis, lequel
eſtant creu en âge & en diuerſes perfections fut autant aimé de la Deeſſe Venus comme
Cinyre auoit eſté chery de ſa fille. Venus donc careſſant ce ieune enfant luy faict le diſ-
cours de la legereté d Atalante, qui ſuit ceſte fable de ſa naiſſance.CEst enfant eſtoit doüé dvne beauté ſi accomplie, que lEnuie
meſme en le voyant euſt eſté forcée de ladmirer. Il eſtoit ſem-
blable à ces petits Cupidons quon void tous nuds repreſentez en vn
tableau. Sil euſt eu vn carquois ſur le dos & vn arc en main, on ne
leuſt peu prendre pour autre, que pour lAmour. Il ny a rien plus vi-
ſte que les ans, leur courſe legere nous trompe, ils croiſſent nos âges
ſans que nous nous en apperceuions. Ceſt enfant fils de ſa ſoeur, qui
[295]
nauoit autre pere que ſon grand-pere, qui eſtoit nagueres caché ſous
leſcorce dvn arbre, nagueres eſtoit né, & nagueres auoit faict admi-
rer ſes beautez en vne tendre enfance, en vn rien ſe faict grand, & in-
continent deuient homme. Il ſe rend ſi accomply, que les perfections,
dont il enrichit les dons que la nature prodigue en ſon endroit luy
auoit eſlargis, ont le pouuoir de rauir Venus, & la rendre autant eſ-
priſe, comme Myrrhe lauoit eſté de lamour de ſon pere: il eſt la
chere idole du coeur de Venus, & venge ſur elle la riguéur des feux de
ſa mere. Ce petit Dieu aiſlé, qui a touſiours quelque traict en main,
embraſſant vn iour la Princeſſe de Cythere, ſans y penſer la picqua
dvne de ſes fleſches; elle le ſentit bien, & le repouſſa de la main; mais
la bleſſure ne laiſſa pas de demeurer plus dangereuſe & plus cuiſante
quelle ne paroiſſoit. Cefut de la pointe de ce traict-là, que lamour
dAdonis fut graué en ſon coeur. Eſclaue des beautez dAdonis, elle
ne prit plus de plaiſir ſur le riuage de Cythere, elle perdit le ſouuenir
de Paphos, de Gnide & des minieres dAmathonte. Quoy? la com-
pagnie des Dieux ne luy eſt rien au prix de celle dAdonis. Elle ne va
point au Ciel, Adonis eſt ſon Ciel, & luy eſt plus que le Ciel meſme.
Elle lembraſſe, le careſſe, luy tient par tout compagnie: & ceſte Ve-
nus, qui ne ſouloit viure quà lombre, flattant ſon embonpoinct
dans le repos, ou recherchant dans lartifice quelque grace nouuelle
pour faire dauantage eſclatter ſa beauté, va ſa robe trouſſée iuſques
au deſſus du genoux, à la façon de Diane, tantoſt ſur vne montaigne,
tantoſt dans vn bois au trauers des ronces & des rochers. Elle meine
ſes chiens, & ſuit auec luy les beſtes, qui ne ſont pas de dangereuſe
chaſſe, comme les lievres, les cerfs, ou les daims: car pour les ſan-
gliers elle fuit leur fureur, craint la patte des loups & des ours, & na
pas le coeur de courir apres vn lion, rouge du ſang des boeufs quil a
deuorez. Comme elle ne ſe veut point hazarder à la perilleuſe chaſſe
de ces furieuſes beſtes, auſſi taſche-elle touſiours den deſtourner
Adonis, tant quil luy eſt poſſible. Monſtrez-vous, luy dit-elle, va-
leureux contre les animaux qui ne ſe deffendent que des pieds en cou-
rant; mais ne ſoyez pas ſi courageux que de vous attaquer à ceux qui
ont de la furie; il eſt bon de manquer de hardieſſe contre limpetuo-
ſité de leurs fougues. Gardez-vous, mon amour, deſtre temeraire à
mes deſpens. Que voſtre coeur ne vous porte point à courre les beſtes,
auſquelles la nature a donné des armes, de peur que lhonneur que
vous penſerez acquerir en leur priſe, ne me couſte trop cher. Elles
nauront point deſgard à voſtre âge, ny à vos beautez. Toutes vos
perfections, qui mont rauie, nont pas le pouuoir deſmouuoir tant
ſoit peu leurs ſauuages humeurs. Leurs yeux & leurs coeurs ne ſont
animez que de cruauté; ils ne ſont point capables des douces impreſ-
ſions que les miens ont receuës des voſtres. Les dents crochuës des
ſangliers ſont des foudres quon ne peut aſſez redouter: & la rage na [296] turelle qui poſſede touſiours les lions, neſt pas moins à fuir que la
palle rencontre de la mort. Pour moy, ie porte vne haine mortelle à
ces animaux-là, & ce neſt pas ſans raiſon, ie vous la diray, en vous
racontant vne eſtrange auanture, arriuée il y a fort long-temps. Mais
nos exercices mont laſſée, voila vn peuplier qui rend vne ombre aſ-
ſez agreable, allons nous ſeoir ſur lherbe qui eſt deſſous; nous nous
y repoſerons enſemble. Ils ſaſſirent tous deux, & Venus appuyée ſur
ſon Adonis, commença ainſi ſon diſcours, quelle nacheua pas ſans
que pluſieurs baiſers en interrompiſſent lhiſtoire.
LE SVIET DE LA XI. FABLE.
(XI. Fable ex-
pliquée au 5.
Chap.) Atalante fille de Schenée eſtant recerchée en mariage de pluſieurs ieunes hommes, ſon
pere reſolut de ne la marier quà celuy qui la pourroit gaigner à la courſe. Elle en vain-
quit pluſieurs, mais en fin Hippomene iettant par la carriere des pommes dor que Venus
luy auoit données, la fit arreſter à les amaſſer; & ainſi il demeura vainqueur, par le
moyen de ceſte Deeſſe, à qui il fut ingrat dvn tel bien. Außi sen vengea-elle peu apres,
car elle le pouſſa à violer le temple de Cybele, ayant affaire auec ſa femme ſur la terre
conſacrée à la mere des Dieux; qui fut cauſe que ceſte Deeſſe les changea tous deux,
Hippomene en Lion, & Atalante en Lionne.VOvs auez bien, peut-eſtre, oüy parler dvne fille, qui paſſoit à
la courſe, & ſurmontoit en legereté tous les hommes du mon-
de: ce neſt point vne fable, perſonne nentroit iamais en lice auec
elle, que pour la recognoiſtre victorieuſe. Sa viſteſſe luy acqueroit vn
[297]
merueilleux renom, mais ſa beauté la faiſoit encore renommer da-
uantage. Se voyant en lâge, auquel on iuge les filles capables de la
compagnie des hommes, elle conſulta lOracle dApollon, pour ſça-
uoir quel mary elle auroit. Tu nas point beſoin de mary, luy reſpon-
dit lOracle, fuy lalliance des hommes, car le mariage ſera ton mal-
heur; toutefois tu ne ten pourras pas exempter, tu ſeras mariée, &
ton mary fera que ſans mourir tu perdras vn iour le beau viſage de
fille que tu portes. Leſpouuentable reſponce de ce Dieu qui void
tout, eſtonna tellement Atalante, quelle veſquit touſiours depuis
chaſſereſſe par les bois, ennemie du mariage. Ceux qui la recerchoient
eſtoient tous rebuttez par les eſtranges conditions quelle leur pro-
poſoit. Ie ne ſuis reſeruée (diſoit-elle) que pour celuy qui me pourra
vaincre à la courſe. Combattez des pieds auec moy, & celuy dentre
vous qui me paſſera, ſera celuy qui pour loyer de ſa victoire iouïra de
mes embraſſemens. Ie ne refuſeray point deſtre la femme de mon
vainqueur; ie veux bien eſtre le laurier qui le couronnera: mais auſſi
veux-je que mes vaincus reçoiuent en gré la mort que ie leur ordon-
neray, pour vengeance de leur temerité. Ceſtoit vne dure loy quel-
le impoſoit à tous ſes ſeruiteurs, ſanglante condition à laquelle elle
les obligeoit: mais les charmes de ſes beautez auoient tant de pou-
uoir, que pluſieurs ſans apprehenſion, ſe venoient precipiter à la
mort, en recerchant les fruicts de leur amour. Vn iour dauanture
Hippomene ſe trouua ſpectateur de ces iniques courſes, qui faiſoient
naiſtre des ruiſſeaux de ſang au bout de la carriere, & ſeſtonnant en
ſoy-meſme de la folie de ces indiſcrets amoureux; Quoy? diſoit-il,
le bandeau de lamour eſt-il ſi eſpais, ou laueuglement des hommes
ſi grand, quil permette à quelquvn de cercher vne femme au milieu
de tant de perils? Il en parloit ainſi, & ſe mocquoit de ces aueuglez
corriuaux, qui ne couroient quaux embraſſemens de la mort: il de-
teſtoit en ſon coeur leur folie, mais ceſtoit deuant que voir Atalante.
Car quand il eut veu ſon viſage & ſon corps nud, (qui neſtoit pas
moins beau que le mien, ou le tien, ſi le tien eſtoit corps de fille) eſ-
bloüy de tant de merueilles quil y remarqua, il leua les mains au Ciel,
& ſeſcria: Pardon, courageux amans, que iay accuſez de folie, excu-
ſez mon indiſcretion qui vous a condamnez à tort, auparauant que
ieuſſe veu le prix de voſtre courſe. Les merites du riche loyer, qui ani-
me vos eſperances, meſtoientincognus; ie nauois pas encore eſté eſ-
clairé du beau feu qui vous bruſle. Ainſi ſa bouche ne ſemploye que
aux loüanges dAtalante; & tandis quil la louë, quelques eſtincelles
du feu qui brille dans les yeux de la belle, ſe gliſſent dans ſon ſein, &
luy font craindre que quelquvn de ceux qui courent ne la paſſe. Deſ-
ja la ialouzie lafflige, deſia il eſt preſt dhazarder ſa vie comme les au-
tres. Hé! pourquoy, dit-il, demeureray-je icy, ſans eſprouuer quel
ſuccés la fortune me reſerue? Permettray-je à ma laſcheté de me pri [298] uer dvn bien que ie puis acquerir? Il faut beaucoup oſer, ſi nous vou-
lons que le hazard nous fauoriſe. Les Dieux ne donnent les heureux
euenemens ſinon aux courages ſans crainte.Ce ſont les diſcours quHippomene faiſoit en ſoy-meſme, & ce-
pendant Atalante court dvne telle viſteſſe, quà peine peut-on dire
que la fleſche dvn Scythe fende lair plus legerement. Son corps
eſtoit doüé dvne ſi agreable agilité, quil ſembloit quen courant
elle ſacquiſt vne nouuelle grace. On euſt dit que ſes talonnieres & ſes
genoüillieres, peintes ſur les bords, eſtoient animées du vent; ſon
poil doré luy battoit deſſus les eſpaules, & tout ſon corps quon euſt
autresfois iugé eſtre dvn yuoire poly, paroiſſoit de la meſme couleur
queſt la muraille blanche dvne galerie, lors quvn rideau rouge eſt
eſtendu au deuant du Soleil qui bat aux ouuertures. Hippomene ſe
plaiſt à remarquer tant de douces merueilles, la legereté dAtalante
leſtonne; mais il eſt encore plus rauy de ſa grace, & tandis quil lad-
mire, elle finit ſa courſe, & reçoit vne couronne pour loyer de ſa vi-
ctoire. Les vaincus ſelon les conuentions ſont punis, ils rendent la
vie pour tribut, auquel leur temerité les a engagez, & toutesfois leur
triſte ſort neſtonne point Hippomene, il demeure ſans apprehen-
ſion au milieu de la trouppe, attaché aux regards enchanteurs dA-
talante, & oſe bien luy dire dvne aſſeurance incroyable: Quelle gloi-
re penſez-vous acquerir, Atalante, au gain dvn laurier qui vous
couſte ſi peu? Voſtre nom ne ſe rendra pas plus illuſtre en ſurmon-
tant des hommes, ſur leſquels il vous eſt trop facile dauoir le deuant.
Ceſt contre moy quil faut que vous eſprouuiez voſtre viſteſſe; ſi la
fortune me rend vainqueur, vous naurez pas dequoy vous affliger,
dauoir eſté vaincuë dvn homme de ma qualité: car ie ſuis fils de
Megarée, fils dOrcheſte, & petit fils de Neptune: le ſouuerain Prin-
ce des eaux, eſt mon biſayeul. Mais outre ce, ma valeur ne rend pas
ma reputation moins grande que lhonneur de ma race; ſi vous me
deuancez, ce ne ſera pas peu accroiſtre vos loüanges, que de les en-
richir du glorieux renom deſtre demeurée victorieuſe dHippo-
mene.Lors quil parloit ainſi, Atalante le regardoit dvn oeil que la pitié
ſembloit auoir addoucy, & ſentoit vn combat en ſon ame qui la tra-
uailloit de telle façon, quelle ne ſçauoit lequel des deux deſirer, ou
de vaincre, ou deſtre vaincuë. Quelle diuinité ennemie de la beauté
(diſoit-elle en ſoy-meſme) pouſſe ce ieune homme à ſa ruine, en luy
perſuadant de gaigner vne femme au hazard de ſa vie? Pour moy, iad-
uouë ne meriter pas, que pour mauoir, ſon courage le mette au dan-
ger de la mort. Ce ne ſont point pourtant les charmes de ſes yeux,
qui me touchent de compaſſion, encore quils le peuſſent faire, mais
ceſt ſa ieuneſſe: ſon âge me faict plus de pitié que luy meſme.
Helas! il a tant de valeur quil napprehende point le treſpas.
[299]
Il eſt ſorty du ſang de Neptune, & ne compte ſinon quatre degrez de
ce Dieu des eaux iuſquà luy. Il maime, & faict tant deſtat de mon
alliance, que pour me conquerir il ne craint point de ſe perdre. Retire-
toy, ieune eſtranger, tu es trop genereux, retire-toy tandis que tu es li-
bre; fuy le ſanglant mariage que tu recerches auec tant dardeur. Mon
alliance eſt fatale, elle ne traiſne auec ſoy que la cruauté; ne la ſouhait-
te point, car ceſt ſouhaitter ton malheur, de te vouloir meſler dedans
les infortunes dAtalante. Hé! que ne peux-tu eſperer autre part? Il
ny a point de fille ſi peu ſenſible en amour qui ne cheriſſe tes affe-
ctions. Ton merite eſt tel que les plus ſages meſmes, & les plus rete-
nuës ne ſe pourroient garder de te ſouhaitter pour mary. Mais pour-
quoy eſt-ce que iay ſoing de ſa vie, apres en auoir tant faict mourir
dautres? Quil y penſe luy-meſme, ou bien quil meure, puis quil le
deſire; quil ſe perde, puis que la mort de mes autres ſeruiteurs ne luy
a peu faire apprehender ſa ruine, & quil ſemble eſtre inquieté dvn
triſte ennuy de voir la clarté du Soleil. Quoy, il mourra pour auoir
ſouhaitté de viure auec moy? Il ne receura donc autre loyer de ſon
amour quvn iniuſte treſpas? Auray-je le coeur ſi laſchement inhu-
main de recercher vne victoire qui me chargera des reproches de ſon
ſang? Toutesfois ce neſt pas ma faute, ie deſirerois quil perdiſt la vo-
lonté quil a deſprouuer ſa viſteſſe auec la mienne, ou ſil continuë en
ce fol deſſein, quil fuſt plus leger à la courſe, & plus viſte que moy.
Helas! ceſt vn corps dhomme, ſur lequel la nature a mis vn viſage de
fille; ceſt, ie croy, le patron de la meſme beauté. Miſerable Hippome-
ne! pleuſt aux Dieux que iamais tu neuſſes veu Atalante! car tu eſtois
digne de viure, & ſa veuë ſera ta mort. Si le Ciel mauoit faict naiſtre
plus heureuſe que ie ne ſuis, & que les deſtins, ennemis de mon con-
tentement, ne meuſſent point deffendu lalliance des hommes, tu
ſerois le ſeul mary que ie ſouhaitterois. Ainſi le feu dAtalante croiſ-
ſoit ſans quelle ſen apperceuſt, car ceſtoient les premieres flames,
dont ſon coeur eſchauffé euſt teſſenty lardeur; elle aimoit & ne reco-
gnoiſſoit point ſon amour. Cependant on aduertit Hippomene de ſe
tenir preſt pour courir auec elle. Deeſſe de Cythere (diſt-il en mad-
dreſſant ſa priere) aſſiſtez mon courage, & vous rendez fauorable au
feu que vous auez allumé dans mon ſein. Ie louïs dvne oreille propi-
ce, & touchée de pitié me reſolus de le ſecourir, encore que ieuſſe
peu de temps pour le faire.Il y a vne terre en Cypre, que les payſans de ce quartier-là appel-
lent Damaſene; elle eſt de lancien domaine de mon Temple, & de
tout temps il y a eu ſur le milieu vn arbre chargé de fueilles & de pom-
mes dor qui me ſont conſacrées. Ie venois alors de ce païs-là, &
dauanture auois en main trois de ces pommes que iauois cueillies. Ie
mapprochay dHippomene, ie les luy donnay, & ſans eſtre veuë de
perſonne que de luy ſeul, luy apprïs le moyen de ſen ſeruir, quil
[300]
ſceut fort accortement practiquer. Si toſt que les trompettes eurent
ſonné la courſe, lvn & lautre partant de la barriere friza dvn pied
leger le deſſus de larene. Ils ſeſlancerent tous deux dvne telle viſteſſe
quon euſt dit à les voir, quils euſſent peu courir ſur les plaines azurées
de Neptune, ſans mouïller la plante des pieds, ou ſur vn champ cou-
uert deſpics iauniſſans, ſans renuerſer & coucher par terre leſpoir des
laboureurs. Le peuple qui les void courir, dvn cry fauorable encou-
rage Hippomene tant quil peut. On nentend tout autour, que des
voix eſclattantes, qui luy diſent: Auancez, Hippomene, ceſt mainte-
nant quil faut que voſtre legereté ramaſſe toutes ſes forces. Auancez,
genereux fils de Megarée, le deſtin ſemble vous promettre la victoire.
On ne peut dire qui receuoit le plus de conte
̅
tement, ou Hippomene,
ou Atalante à louïe de telles paroles. Las! combien de fois pouuant
prendre le deuant ſe retarda-elle, & contre ſon gré perdit la veuë du
viſage de ſon ſeruiteur, ſur lequel courant à ſon coſté elle auoit touſ-
iours les yeux attachez? Quand Hippomene ſe ſentit ſi laſſé quà pei-
ne pouuoit-il reſpirer, voyant quil eſtoit encore loing du bout de la
carriere, il ietta lvne des pommes dor quil auoit en main, laquelle
fut ſi belle aux yeux dAtalante, que pour la releuer, elle ne craignit
point de ſe deſtourner, & laiſſer paſſer Hippomene. Tout le theatre
ſe reſiouït dvn tel auantage, mais Atalante repara bien toſt la faute,
releua vne autre pomme depuis, & reprit encore le deuant. Ils eſtoient
preſques à la fin de leur courſe, lors quHippomene me diſt de coeur
& de bouche: Helas! ceſt maintenant, Princeſſe de Paphos, qui mauez
obligé de ces riches preſens, que iay bien beſoin de voſtre aſſiſtance
pour me les rendre vtiles. En laſchant la parole il laſcha la derniere
pomme, & la ietta fort loing à coſté, afin quAtalante ne retournaſt
pas ſi viſte quelle auoit faict les autres fois. Elle ſembla eſtre en doute
ſi elle liroit releuer, mais ie la contraignis dy aller, & rendis, afin de
la retarder, la pomme plus peſante. En fin, pour borner mon diſcours
à la longueur de leur carriere, & ne le faire point paſſer au delà de leur
courſe, Hippomene deuança la belle Atalante, & leſpouſant, ſa vain-
cuë fut le prix de ſa victoire. Nauois-je pas bien merité quil me ren-
diſt graces de la faueur que ie luy auois faicte? Ne deuoit-il pas (dites
cher Adonis) en recognoiſſance dvn tel bien parfumer dencens mes
autels? Il fut ſi ingrat quil ne daigna, ny ſe reſſouuenir de moy pour
men remercier, ny me faire vne ſeule offrande. Son ingratitude irrita
mon courroux; & me croyant meſpriſée, pour empeſcher que dau-
tres à laduenir fiſſent de meſme, ie me reſolus de les punir tous deux,
& les rendre lexemple de mes iuſtes vengeances.Ils paſſoient dauenture par le Temple de la mere des Dieux, Tem-
ple quautrefois Echion fit baſtir au milieu dvn bois; & dautant quils
eſtoient laſſez, ils aduiſerent de ſy repoſer. Là Hippomene prit trop
mal à propos enuie de iouïr des embraſſemens de ſa femme; ie leſ [301] chauffay encore dauantage, ſentant quil eſtoit deſia eſmeu de ſoy-
meſme, & le fis retirer dans vn antre ſacré, où les Preſtres de Cybele
auoient mis pluſieurs idoles de bois. Il neut point de honte daſſouuir
ſes chauds deſirs en la preſence de ces vieux Dieux, qui ne peurent voir
ſans horreur ainſi prophaner leur Oratoire. Cybele en fut extreme-
ment offencée, & peu ſen fallut que dés lheure elle ne leur fiſt voir les
noires ondes du Styx; mais en fin ſon coeur fleſchy ſe contenta dvne
peine moins rigoureuſe. Elle fit quà linſtant leur poil deuint roux,
leurs doigts ſe courberent en ongles, leurs eſpaules furent leurs cuiſ-
ſes, & preſques tout leur corps ſe ietta ſur le deuant de leſtomach, car
ils eurent le reſte fort menu. Vne longue queuë leur traiſna par der-
riere, auec laquelle ils balioient la pouſſiere; ils commencerent à por-
ter lhorreur & leffroy ſur la face, neurent plus pour parole quvne
voix eſpouuentable, & pour retraite que les antres obſcurs des foreſts.
Ils ſe font redouter par tout, & ne ſont domptez que par Cybele, la-
quelle ſen ſert pour tirer le chariot où elle ſe faict traiſner. Ce ſont de
furieuſes & orgueilleuſes beſtes, de la rage deſquelles, Adonis mes de-
lices, ie vous prie de vous garder, & de toutes les autres qui ne tour-
nent point le derriere lors que lon les pourſuit, mais ſans crainte ſe
preſentent au combat. Fuyez le premier, ma chere vie, à la rencontre
de ces animaux-là; de peur que voſtre valeur ne ſoit voſtre ruine, &
le triſte ſubject de mon affliction.
|| [302]
LE SVIET DE LA XII. ET XIII. FABLE.
(XII. Fable
explıquée aù 9.
Chap.) Adonis nayant peu croire Venus chaſſa vn ſanglier qui le tua, & Venus en le pleu-
rant changea ſon ſang en vne fleur rouge: comme autrefois Proſerpine auoit changé la
Nymphe Menthé en lherbe quon appelle Menthe, pour ce que ceſte Nymphe eſtoit ai-
mée de Pluton.VEnvs ſe fit enleuer en lair par ſes Cygnes, quand elle eut faict
ces remonſtrances au ieune Adonis: mais il ne la creut pas, ſa
valeur ſe trouua contraire à ce ſalutaire conſeil. Ses chiens dés lheure
meſme firent leuer vn ſanglier, il tira deſſus, & bleſſa la beſte, laquelle
doublant ſa rage naturelle à la veuë de ſon ſang, faict ſortir le trait de
ſa playe, pourſuit Adonis qui ſenfuit, & dvn coup de ſes defences,
quelle luy porte dans laigne, le iette par terre. Venus partie pour ſen
aller en Cypre, eſtoit encore en lair, doù elle ouït les plaintes de ſon
petit coeur mourant. Elle tourna bride: & denhaut veid Adonis de-
my-mort debattant ſon corps dans le ſang ſorty de ſa bleſſure. Elle ſe
iette de ſon chariot en bas, deſchire ſa robe, ſarrache les cheueux, &
de regret ſe frappant mille fois le ſein, deteſte les cruautez du deſtin.
Sanglantes deſtinées, dit-elle, vous me deſrobez Adonis, mais vous
naurez pas le pouuoir de me rauir ſon ſouuenir. Ieterniſeray laffli-
ction que ien ay, car tous les ans on renouuellera la triſte memoire de
ſa mort, en la ceremonie des ſacrifices, où mon dueil ſera repreſenté,
& de ſon ſang changé en fleur, naiſtra le pourtraict immortel de ſon
agreable beauté. Il te fut bien permis autresfois, Proſerpine, de chan-
ger vne Nymphe en Menthe; on ne pourra donc pas menuier le con-
tentement de conſeruer mon Adonis, deſſous les fueilles dvne fleur.
Ie ne croy point que pas vn des Dieux men doiue regarder dvn oeil
ialoux. Cela dit, elle meſla vn peu de Nectar auec le ſang eſpandu ſur
la place, lequel ſenfla & ſempoulla, ainſi quvne eau, parauant cal-
me, ſeſleue en temps de pluye, quand leau du Ciel tombe deſſus. En
moins dvne heure, de ce ſang ſortit vne fleur comme de ſang, la-
quelle porte la meſme couleur quont les grains qui ſont ſous la foi-
ble eſcorce des grenades. La fleur eſt belle, mais elle neſt pas de durée,
(Quelques-vns
lappellent Paſ-
ſefleurs.) car elle eſt ſi peu ſouſtenuë, que le moindre ſouffle de vent leſbranle
& la couche par terre.
|| [303]
LE SVIET DE LA I. ET II. FABLE.
Orphée pour auoir engendré vne haine mortelle contre les femmes, fit quelles außi(I. & II. Fable
expliquées au I.
Chap. du II.
Diſcours.)
le haïrent de meſme: tellement que les Dames de Thrace layans rencontré vn iour,
quelles celebroient les furieuſes feſtes de Bacchus, elles le meurtrirent cruellement, le
mirent tout en pieces, & ietterent ſa teſte auec ſa lyre dans les eaux de Mariſe, qui les
porta dans la mer iuſquau prés de lIſle de Lesbos, où vn ſerpent voulut manger la teſte
dOrphée, & Apollon le changea en rocher. Pour rapporter la Metamorphoſe du ſer-
pent, le Poëte faict le diſcours de la mort dOrphée; & en fin raconte le changement de
ces furieuſes Thraciennes en diuers arbres.
|| [304]
TAndis que ce diuin Poëte de Thrace char-
moit par les oreilles les coeurs des beſtes ſau-
uages, & attiroit autour de ſoy les bois & les
rochers enchantez de ſon chant, les Dames
du païs armées de peaux au deuant de leſto-
mach, paſſerent animées des fureurs de Bac-
chus, & du haut dvn tertre apperceurent
Orphée, qui dvn artifice admirable marioit
ſes cordes ſonantes, ſes vers & ſa voix en-
ſemble. Elles ne leurent pas veu quvne den-
trelles, diſant, Voicy celuy qui nous meſpriſe, luy donna de la pic-
que au viſage; mais le coup addoucy par les fueilles, qui eſtoient au
bout de la picque, ne fit quvne marque ſans bleſſure. Quelque autre
aprés luy ietta vne pierre, dont la violence fut arreſtée en lair par la
douceur des accords de ſa voix, ioincts à ceux de ſa lyre, & tombant
vaincuë à ſes pieds, ſembla luy demander pardon dvn ſi furieux at-
tentat. Toutefois, encore que les pierres ſhumiliaſſent deuant luy,
la rage de ces femmes ne laiſſa pas de continuer & de croiſtre: elles ſe
porterent ſans raiſon à vn tel excez, quon euſt dit quelles eſtoient
toutes inſpirées de lame des Furies. Les airs du Poëte neuſſent pas
laiſſé pourtant de parer les coups, en faiſant reboucher les armes dont
elles ſe ſeruoient: mais leurs horribles cris, le bruit des fluſtes, des
ſonnettes, & des baſſins, celuy de leurs mains quelles battoient lvne
contre lautre, & leurs hurlemens effroyables emporterent le ſon de
la lyre, & en empeſcherent leffect. Ce fut lors que les pierres parauant
charmées commencerent à rougir de ſon ſang. Ces femmes enragées
deffirent premierement la troupe doyſeaux & de beſtes ſauuages, qui
eſtoient demeurées rauies autour de luy, pour teſmoigner la force
charmereſſe & la gloire de ſes vers; puis ietterent leurs mains ſanglan-
tes ſur luy-meſme. Tout ainſi comme les oyſeaux, quand ils ren-
contrent de iour vn hybou, ſaſſemblent tous autour pour le bec-
queter; ou comme lon void aux ſpectacles du matin vn nombre de
chiens dans lAmphitheatre ſe ietter ſur le cerf, quon y amene pour
leur ſeruir de proye. De meſme elles ſaſſemblent autour de ce docte
Poëte, le chargent auec leurs baſtons enueloppez de fueilles de vi-
gne; les vnes luy iettent des mottes de terre, les autres des cailloux, &
les autres des branches darbres quelles rompent. Encore la fortune
fauoriſe leur fureur; afin quelles ne manquent point darmes, elle
faict que quelques payſans qui labourent, & dautres qui beſchent la
terre là auprés, prenans leſpouuante, & deffroy quittans leur peni-
ble trauail, laiſſent dans le champ leurs charruës, leurs hoyaux, leurs
ſarcloirs & leurs raſteaux. Elles ſen ſaiſiſſent, & leur manie arrache
meſme les cornes aux boeufs; puis retournent ainſi armées des outils
du labourage, au dernier acte de la tragedie dOrphée. En vain, leur
[305]
tendant la main, il implore leur pitié, en vain il leur parle, car lors
ſes paroles qui ne lauoient iamais eſté, commencerent à eſtre vaines.
Sa voix neut pas la force de deſtourner leurs ſacrileges mains; ſa lan-
gue qui auoit eſmeu les rochers & les beſtes ſauuages, ne les peut eſ-
mouuoir. Elles luy firent perdre la vie, & ſon ame ſortit par la meſ-
me bouche, doù eſtoit autrefois ſortie ceſte diuine voix qui animoit
ce qui nauoit point dame. Helas! les oyſeaux affligez de ta mort
te pleurerent, Orphée; les farouches beſtes des bois, les rochers inſen-
ſibles, & les foreſts que le ſon de ta lyre auoit tant de fois traiſnées
aprés toy, ſentirent lors vne douleur quelles nauoient iamais ſentie.
Les arbres poſerent leurs vertes cheuelures pour teſmoigner leur affli-
ction, & les fleuues en pleurant, des eaux de leurs larmes accreurent
leurs eaux ordinaires. Les Naïades & les Dryades quitterent leurs
bleus & leurs verds veſtemens, laſcherent les liens de leurs cheueux,
& de dueil les laiſſerent flotter ſur leurs eſpaules.Les membres de ce rare maiſtre de la harpe & des vers, diſſipez dvn
coſté & dautre neurent autre tombeau, que la foreſt où il fut deſchi-
ré: mais ſa teſte & ſa lyre furent iettées dans le Mariſe, où ſa langue,
priuée des ſubtils mouuemens de lame, ſembla encore dire quelques
vers lamentables; ſa harpe reſonna quelque triſte chanſon, & le riua-
ge dalentour dvn pitoyable ſon reſpondit aux piteux accens quil
entendit. Ce fleuue porta en mer la lyre & la teſte, & les flots de lin-
conſtant Neptune les pouſſerent iuſques aux riues de lIſle de Leſbos,
où vn ſerpent, ayant apperceu la teſte ſur le ſable, ſarreſta pour leſ-
cher la ſueur des cheueux, & dvne dent venimeuſe, ronger la face du
pere des Poëtes. Apollon ne peut permettre quvne telle iniure fuſt
faicte à ſon nourriçon: il retint le ſerpent ainſi quil eſtoit preſt à
mordre, & le changea en pierre, la bouche ouuerte comme il lauoit,
le rendant tout rocher, deuant quil leuſt fermée. Lombre dOrphée
deſcendit lors aux enfers, & y recognut tous les lieux quil auoit au-
trefois viſitez. Il cercha long-temps Eurydice, & en fin layant trou-
uée dans les champs Elyſées, lembraſſa ſi eſtroictement, quil ſem-
bloit deſirer que leurs deux ombres ſaſſemblaſſent en vne. Ils ſe pro-
menerent quelque temps ainſi embraſſez, puis ils marcherent lvn
aprés lautre ſans prendre garde qui alloit deuant: car tantoſt ceſtoit
Eurydice, & tantoſt Orphée, lequel ſans crainte ſe pouuoit retourner
pour voir ſa femme, & neſtoit plus en danger de luy nuire par ſa
veuë comme à lautre voyage.Bacchus ne laiſſa pas impuny ce ſanglant meurtre dOrphée, mais
pour ſe venger de celles qui luy auoient rauy ſon Poëte, il les arreſta
toutes à la place quelles ſe trouuerent, fit entrer leurs pieds dans ter-
re, & les y retint auec des racines quils ietterent. Tout ainſi quvn oy-
ſeau qui a la cuiſſe priſe dans les lacs que loyſeleur luy a tendus, ſe de-
bat, & par ſon mouuement ſerre touſiours plus fort le noeud qui le
[306]
retient: de meſmes ces furieuſes femmes en ſe tourmentant taſchent
à retirer leurs pieds, mais ceſt en vain; il ſemble que plus elles ſy ef-
forcent, plus ils entrent auant. La tendre racine qui les lie ſaffermit
peu à peu, elles ſe voyent en fin ſans orteils, ſans pieds & ſans ongles;
leurs corps ſallongent, & penſans de regret frapper de la main ſur
leurs cuiſſes, elles ne frappent que du bois, leur eſtomach neſt plus
que bois auſſi, ny leurs eſpaules. En fin leurs bras ſeſtendent en longs
rameaux, & rien de femmes ne paroiſt plus en elles, elles ne ſont plus
que le bois dvn arbre.
LE SVIET DE LA III. FABLE.
(III. Fable
expliquée au
2. Chap.) Quelques payſans prindrent Silene, qui seſtoit eſchappé de la compagnie de Bacchus,
& le donnerent à Midas Roy de Phrygie, lequel le rendit à Bacchus. Ce Dieu pour re-
cognoiſtre le plaiſir que Midas luy auoit faict, luy diſt quil demandaſt tout ce quil de-
ſiroit, & quil contenteroit ſes deſirs. Midas demanda lors, que tout ce quil toucheroit
deuint or, & ſa requeſte luy fut accordée: mais ce fut plus pour ſon mal que pour ſon
bien; il fut contraint de recourir à Bacchus, afin que ſon attouchement ne fiſt plus naiſtre
dor. Bacchus luy commanda de saller lauer dans le fleuue Pactole, où il laiſſa ſa vertu
de changer en or tout ce quil touchoit, & la donna au fleuue, quon tient à ceſte occa-
ſion auoir vn ſablon doré.BAcchvs ne fut pas encore content de ſeſtre vengé de la fa-
çon, il abandonna le pays où le crime auoit eſté commis, & ſuiuy
dvne meilleure troupe ſen alla voir ſes vignes, qui ſont ſur les coſtaux
[307]
du mont Timole; puis les eaux du Pactole, bien qualors elles ne fuſ-
ſent pas tant enuiées quauiourdhuy, & quelles ne coulaſſent point
comme elles font ſur vn ſable doré. Les Satyres & les Bacchantes qui
ſont ſon ordinaire compagnie, le ſuiuirent par tout; mais le vieil
Silene, que lâge & le vin faiſoient trembler, demeura par les che-
mins. Il fut pris par quelques payſans de Phrygie qui le menerent
chargé de couronnes à leur Roy Midas; auquel Orphée auoit appris
les ſolennitez quon faict aux feſtes de Bacchus, & pour les celebrer
luy auoit laiſſé le Preſtre Eumolpe, qui recognut incontinent le bon
homme Silene, & le traicta ioyeuſement dix iours entiers, pour ce
quil lauoit veu à la ſuitte de Bacchus. Lonzieſme iour, Midas par-
tit pour aller en Lydie, & mena Silene auec ſoy quil rendit à Bac-
chus: faueur que ce Dieu neut pas peu agreable, pour ce que le
vieillard auoit eſté ſon nourricier. Il fit donc offre à Midas de luy
donner pour recompenſe tout ce quil deſireroit; mais Midas ſou-
haitta trop indiſcrettement, que ce quil toucheroit ſe conuertiſt en
or. Son ſouhait fut authoriſé du pouuoir du ieune Liber, lequel luy
octroya ce quil demandoit; toutesfois auecques regret: car il euſt
bien voulu que ce Roy trop amoureux de lor, euſt faict quelque de-
mande plus auantageuſe pour ſoy. Il eut ce quil deſira, & ſen re-
tourna fort content dauoir obtenu le riche don, duquel il fit plu-
ſieurs preuues ſur le chemin, ne pouuant preſques croire que cela
euſt peu aduenir, ſi leffect ne len euſt aſſeuré. Sil rompoit quelque
branche darbre, la branche auſſi toſt neſtoit plus bois, mais deue-
noit fin or. Sil leuoit vne pierre, la pierre iauniſſoit en meſme in-
ſtant; & ſil touchoit des mottes de terre, au lieu de mottes ceſtoient
des maſſes dor. Sil prenoit en main des eſpics de bleds, ceſtoit in-
continent vne gerbe dor quil tenoit. Sil cueilloit des pommes ſur vn
arbre, il les rendoit toutes telles que celles du iardin des Heſperides.
Sil touchoit de la main le deſſus dvne porte, le portail faiſoit eſclat-
ter vne couleur dor; & ſil lauoit ſes mains, leau ſe changeoit en or
liquide, qui euſt peu deceuoir vne Danaé. En fin tant de preuues
dorées rendirent ſes eſperances toutes dor; il ne pouuoit rien con-
ceuoir, qui ne fuſt de la couleur de ce metail, Roy des metaux.
Mais las! il ne preuoyoit pas combien ce vain contentement le de-
uoit affliger; il ſe flattoit en ſes riches imaginations, & ne recognut
ſon mal, que lors quil fut à table, & quon eut ſeruy des viandes de-
uant luy. Quand il voulut couper du pain, le pain ſendurcit & de-
uint or, la chair entre ſes dents ſe changea de meſme, il ne la peut
maſcher, & le vin meſlé auec leau, en ſortant du verre nauoit pas
atteint le bord de ſes levres, que ce neſtoit plus eau ny vin, mais
or coulant quil aualloit ſans en pouuoir eſtre deſalteré. Ainſi
tout eſtonné deſtre miſerable au milieu dvn ſi riche banquet,
il deteſta les biens que ſon auarice luy auoit faict ſouhaitter,
[308]
& engendra vne haine mortelle contre lor, duquel il auoit eſté
trop follement amoureux. Toutes les viandes quon luy ſeruoit, ne
pouuoient luy oſter la faim qui le tourmentoit; il auoit vne ſoif mor-
telle qui le bruſloit, & ne la pouuoit eſteindre, iuſtement affligé dvn
mal que ſon auare deſir luy auoit cauſé. Le martyre luy fit recognoi-
ſtre ſa faute, au milieu de ſon affliction il leua les mains au Ciel, & fit
ceſte priere à Bacchus: Pardonnez-moy, pere Liber, iay eſté trop
indiſcret en ma demande, ie le confeſſe, prenez pitié de moy, ie vous
prie, & me deliurez de ce dangereux mal qui me donne la mort ſous
lappaſt dvne belle apparence. Bacchus loüit & le ſecourut en ſa mi-
ſere. Pour lalleger, il luy oſta le don quil tenoit de luy, & afin quil
ne demeuraſt couuert de lor quil auoit trop mal à propos ſouhait-
té, luy commanda de ſaller lauer la teſte & tout le corps, dans la
fontaine doù le fleuue Pactole tire ſes eaux. Midas ne ſe fut pas plon-
gé dans leau, que la riuiere receut la meſme vertu que ſon corps
auoit, en coulant elle dora ſes ſablons: Et encore auiourdhuy tous
les champs voiſins de ſon riuage iauniſſent dor, pour auoir quelque-
fois eſté arroſez de ſes ondes.
LE SVIET DE LA IIII. ET V. FABLE.
(IIII. & V. Fable
expliquées au 3.
& 4. Chap.) Pan seſgayant de la fluſte ſur le mont Timole en Lydie, entra en lice auec Apollon,
ſe perſuadant que la fluſte eſtoit plus harmonieuſe que la harpe. Ils prindrent Timole
pour arbitre de leur different, lequel ingea que la harpe dApollon auoit vn ſon beaucoup
[309]
plus agreable: En quoy vn chacun loüa fort ſon iugement, ſinon Midas qui ſouſtint
quon faiſoit tort à Pan, dont Apollon soffença: & pour monſtrer à ce ſot Midas le peu
deſprit quil auoit luy donna des oreilles daſne, ſans changer au reſte ſa forme dhom-
me. Midas voulant cacher la deformité de ſes oreilles, fut en fin deſcouuert par vn ſien
Barbier, lequel ne le diſt à perſonne pourtant; mais faiſant vn trou en terre, raconta là
tout bas ce quil auoit veu; puis recouurit le trou, duquel quelque temps apres ſortirent
des roſeaux parlans, qui dirent que Midas auoit des oreilles daſne.MIdas depuis eut tant en horreur les richeſſes, quil naima plus
que la ſimplicité de la vie champeſtre. Il ſe pleut à viure par les
bois, & ſe rendit de la troupe du Dieu Pan, qui nhabite que dans les
antres des montaignes; mais ſon eſprit nacquit pas là plus de ſubtili-
té quil en auoit auparauant, il demeura touſiours groſſier; auſſi ſon
peu de iugement luy fut-il encore vne autre fois dommageable. Il y a
entre les Sardes & la ville de Hypepe le mont Timole, qui menaçant
les Cieux de ſes ſommets hautains deſcouure fort loing tout ce qui
ſe peut voir ſur les mers voiſines: Ceſt là que Pan ſeſgayoit ordinai-
rement de ſa fluſte, & là meſme auſſi quil oſa vne fois, auec trop
dinegalité & de temerité, deffier Apollon, vantant le ſon de ſes
tuyaux de roſeau, plus que lharmonie charmereſſe de la harpe de
ce Dieu pere de la lumiere. Pour iuge de leur differend ils prindrent
Timole, lequel ſeſtant aſſis ſur ſa montaigne, afin de les mieux
ouïr, oſta les arbres qui eſtoient autour de ſes oreilles, & ne laiſſa
ſur ſa teſte quvne branche de cheſne, à laquelle il y auoit du gland
pendu, qui luy venoit tomber autour des temples. Il regarda pre-
mierement Pan, & diſt, Quant à moy ie ſuis preſt de vous entendre.
Ce Dieu champeſtre commença le premier à fredonner vn air de
village infiniment agreable à Midas, lequel ſy trouua dauanture;
puis Timole ſe retourna du coſté de Phoebus, pour linuiter de
ioüer à ſon tour, & ſon viſage ſe tournant fit enſemble tour-
ner toute ſa foreſt. Le beau fils de Latone, couronné de laurier,
ſe leua, veſtu dvne robe de couleur de pourpre bordée de franges
dor, qui traiſnoit par derriere iuſquà terre. Sa harpe enrichie dy-
uoire & de diuerſes pierreries, eſtoit à ſa main gauche, & de la droicte
il tenoit ſon archet. Ceſt lhabit auquel il eſtoit lors quil commen-
ça dvne docte main à toucher ſi delicatement ſes cordes, que le ſon
harmonieux quil en fit ſortir rauit le coeur à Timole, & luy fit dire
incontinent, que la fluſte de Pan neſtoit pas vn inſtrument qui deuſt
aller du pair auec la harpe dApollon. La ſentence du Mont, comme
iuſte, & partie dvn ſain iugement, pleut à chacun; il ny eut que
Midas qui la trouuant inique, diſt, que larbitre auoit faict tort au
Dieu Pan. Son eſprit groſſier, auquel vne groſſiere chanſon plaiſoit
dauantage quvn air plus doux, len faiſoit iuger de la façon: mais il
nen fut pas quitte pour cela; car Apollon layant oüy faire vn ſi ſot
iugement de ſon chant, ne peut permettre que des oreilles ſi brutales,
[310]
euſſent la forme doreilles dhomme. Il les allongea, les couurit dvn
poil griſon, & ne les fit point ſi fermes quelles ne ſe peuſſent mouuoir
delles-meſmes. En fin il demeura touſiours homme, homme lourd
toutesfois & de peu dentendement, mais il eut des oreilles daſne.Il euſt bien deſiré de tenir ſecrette ceſte honteuſe vengeance quA-
pollon auoit priſe de luy, auſſi couuroit-il touſiours ſes grandes oreil-
les dvn voile rouge; mais ſon Barbier qui les voyoit ordinairement,
ne luy fut point ſi fidelle quil ne le deſcouuriſt. Ce perfide valet auoit
promis de ne deceler à perſonne la honte de ſon maiſtre; auſſi nen
diſt-il rien à homme du monde, & toutefois il ne ſen peut taire. Il ſe
retira en vn lieu à leſcart, fit vn trou en terre, & ſe courbant ſur le
trou, diſcourut tout bas auec ce muet Element, des oreilles quil auoit
veuës à Midas; puis couurit de terre le ſecret deſcouuert, comme
pour enſeuelir la memoire des paroles que ſon infidelité luy auoit
faict eſchapper. Quand il eut remply la foſſette que luy-meſme auoit
faicte; il ſe retira, & en ceſt endroit-là (merueille plus quadmirable)
naſquirent quelques temps aprés des roſeaux, qui ne furent non plus
fidelles au Barbier, quil lauoit eſté à ſon maiſtre. Car les roſeaux
eſtans auec le temps montez à leur hauteur naturelle, au premier
vent qui les eſmeut, ils furent animez dvne foible voix, à laquelle on
ouït redire les paroles enterrées, & par ce moyen fut publié que
Midas auoit des oreilles daſne.
|| [311]
LE SVIET DE LA VI. FABLE.
Apollon & Neptune voyans que Laomedon baſtiſſoit la ville de Troye, ſe deſguiſe-(VI. Fable ex-
pliquée au 5.
Chap.)
rent en hommes, & firent marché auec luy dacheuer les murs commencez. Ils les ren-
dirent parfaicts; mais luy ſe mocqua deux, & ne leur donna point largent quil leur
auoit promis, dont Neptune fut ſi courroucé quil rauagea par vn deluge tout le pays, &
contraignit ce perfide Laomedon dexpoſer Heſionne ſa fille à la cruauté dvn monſtre
marin. Hercule la deliura du monſtre, & ce traiſtre Laomedon luy manqua de promeſſe
außi bien quaux Dieux; ſi bien que ne pouuant auoir ce qui luy auoit eſté accordé pour
vne ſi perilleuſe deliurance, il ruina la ville de Troye, & enleua Heſionne quil donna
à ſon compagnon Telamon.QVand Apollon ſe fut ainſi vengé de Midas, il ſe fit porter en
lair pour trauerſer le deſtroit de lHelleſpont, & ſen alla en
Phrygie, où il paſſa par ce vieil Temple que les anciens conſacrerent
à Iupiter Panomphée; & de là fut voir le deſſein de Laomedon, qui
faiſoit baſtir les fondemens de la ville de Troye. Ceſtoit vne grande
entrepriſe, & qui ne ſe pouuoit paracheuer quauec vne deſpence in-
croyable. Apollon donc ayant recognu que Laomedon y eſtoit fort
empeſché, il perſuade à Neptune de ſe deſguiſer en homme auec luy,
pour aller entreprendre de leuer les murailles de Troye iuſquà leur
iuſte hauteur. Ils ſe changerent comme en maiſtres maçons, & furent
trouuer Laomedon, auec lequel ils tomberent daccord de certaine
ſomme dargent pour le baſtiment des murailles de ſa ville, quils fer-
merent de tous coſtez, & la rendirent ſi bien cloſe, que le Roy ne peut
auoir occaſion de ſe meſcontenter de leur trauail. Mais il les meſcon-
tenta fort, car il ne leur tint point promeſſe, & ne les paya que dvn
faux ſerment; par lequel il iura ne leur deuoir rien. Neptune irrité de
ſa perfidie ne la peut laiſſer impunie; il fit couler toutes ſes eaux du
coſté du riuage de ceſte auare ville de Troye, puis couurit en moins
de rien les plaines dalentour, fit naiſtre vne mer où il ny auoit aupar-
auant que des terres fertiles, & rauit la richeſſe des laboureurs, noyant
les champs ſur leſquels repoſoit toute leur eſperance. Et non content
de ceſte vengeance, il fit que les Oracles demanderent la fille du Roy
pour ſeruir de proye à vn monſtre marin. Elle fut attachée à vn ro-
cher doù Hercule la deliura; & quand il demanda les cheuaux qui
luy auoient eſté promis pour loyer de la deliurance, ce Roy pariure
en ſon endroit comme il lauoit eſté à Phoebus & à Neptune, ne tint
conte de recognoiſtre ſa valeur, & aima mieux ſe laiſſer dompter à la
force, que de payer ce quil deuoit. Hercule aſſiegea ceſte perfide vil-
le de Troye, qui ſeſtoit par deux fois pariurée, la prit daſſaut, & ra-
uit Heſionne, quil donna en mariage au ieune Telamon, qui lauoit
touſiours aſſiſté auſſi bien que Pelée: mais Pelée auoit deſia eſpouſé
Thetis, & neſtoit pas peu glorieux deſtre recognu petit fils & gen-
dre du grand Maiſtre des foudres. Ce quil eſtoit mary de Thetis ſur
[312]
tout luy enfloit le courage; car pluſieurs comme luy ſe pouuoient
vanter que Iupiter eſtoit leur grand pere, mais autre homme du
monde nauoit eu lheur deſpouſer vne Deeſſe.
LE SVIET DE LA VII. FABLE.
(VII. Fable
expliquée au 6.
Chap.) Prothée predit à Thetis que ſi elle eſtoit mariée elle enfanteroit vn fils plus valeureux
que le pere qui lauroit engendré: qui fut cauſe que Iupiter ne voulut auoir affaire auec
elle, mais la donna en mariage à Pelée, duquel elle refuyoit les embraſſemens, & pour
sen deffaire ſe changeoit tantoſt en arbre, tantoſt en oyſeau, & tantoſt en tigreſſe. Mais
en fin fauorisé de Neptune, il leſpia ainſi quelle ſe repoſoit ſur le midy, la lia, & ne la
laiſſa point quil nen euſt ioüy & engendré le valeureux Achille.LE vieil Prothée diſcourant vn iour auec Thetis, luy predit
quelle ſeroit mere dvn fils qui vaincroit ſon pere en valeur, &
par les armes ſacquerroit beaucoup plus de renommée, que celuy au-
quel il deuroit ſa naiſſance. Iupiter craignant de voir naiſtre vn plus
grand & plus valeureux que ſoy, noſa iamais careſſer Thetis, encore
que les beautez de la Deeſſe euſſent allumé daſſez ardantes flames
dans ſon ſein pour ly attirer. Il aima mieux faire iouïr quelque au-
tre de ce quil deſiroit, que de courre fortune dengendrer ſon mai-
ſtre, & maria Thetis auec Pelée ſon petit fils, & fils aiſné dAEaque. Il
y a en Theſſalie vn deſtroit où la mer feroit vn beau port, ſi leau y
eſtoit plus profonde; le riuage y eſt ferme & couuert de ſi peu de ſable
[313]
que la forme des pieds ny demeure point emprainte; on ne ſe laſſe
point en y courant, & ny a point de bord releué qui ſoit reueſtu de
mouſſe. Au deſſous paroiſt vne foreſt preſque toute de myrtes & do-
liuiers, au milieu de laquelle il y a vn antre, quon ne peut iuger, ſi
pour plaiſir il a eſté faict de main dhomme, ou ſil ſeſt ainſi rencon-
tré de nature; toutefois il y a de grandes apparences que quelque ou-
urier y ait mis la main, ſi commodément il eſt baſty. Ceſt là, belle
Thetis, que tu auois accouſtumé de te faire ſouuent porter ſur le dos
dvn Dauphin, pour ty repoſer; auſſi fut-ce là que Pelée te prit en-
dormie, & ſefforça en tembraſſant eſtroittement de rauir par force
ce que ſes prieres nauoient peu obtenir de toy. Il tauoit priſe ſi fort à
ſon auantage, que ſans doute il euſt cueilly deſlors les fruicts de ſon
deſir, ſi tu neuſſes recouru à tes ſubtilitez ordinaires, qui deſguiſoient
ton eſtre naturel de mille faux viſages. Car tu te fis oyſeau, & luy ne
te laſcha pas pourtant, il tint vn oyſeau embraſſé, lors que tu fus ainſi
changée; & quand tu deuins arbre, il demeura attaché à vn arbre:
mais lors que tu te reueſtis de lhorreur & de la peau dvne tigreſſe
marquettée, leffroy luy fit laſcher les bras, & te quitta pour aller faire
vn ſacrifice à Neptune, afin deſtre fauoriſé de ſon ſecours. Il verſa du
vin ſur les ondes ſalées de la mer, y ietta les entrailles dvn aigneau, &
fit fumer quelque peu dencens, inuoquant laide des humides puiſ-
ſances qui regnent dans les eaux, du fond deſquelles ſortit Prothée,
pour luy annoncer ſon bon-heur, & luy dire: Braue fils dAEaque, ne
deſeſpere point datteindre où tu aſpires, tu iouïras des embraſſemens
de Thetis, pourueu que tu la prennes endormie dans lantre où elle ſe
retire, & que tu la lies ſi bien quelle ne puiſſe eſchapper. Ne teffraye
point des dıuerſes formes quelle prendra, ce ſont figures menſonge-
res, qui ne changent point ſon premier eſtre; tiens-la touſiours iuſ-
quà ce quelle ſoit reuenuë ainſi que tu lauras trouuée. Cela dit, Pro-
thée ſengloutit dans les eaux, & Pelée ayant veu ſur le ſoir retirer
Thetis dans ſon antre, attendit quelque temps pour donner loiſir au
ſommeil daſſoupir ſes membres laſſez, puis la ſurprit, & la lia ſi
eſtroittement, quen quelque forme quelle ſe changeaſt elle ne peut
ſeſchapper. Il la tint touſiours embraſſée, & la ſerra de telle façon,
quelle fut contrainte daduoüer que quelque ſouueraine puiſſance la
forçoit de luy permettre ce quil ſouhaittoit. Ainſi les voeux de ſon
amour furent accomplis, ainſi fut engendré le grand Achille, pere
de la Vaillance.
LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
Pelée ayant tué ſon frere Phoque senfuit de ſon pays, & ſe retira chez Ceyx fils de(VIII. Fable
expliquée an
7. Chap.)
Lucifer. Ce Ceyx auoit vne niepce nommée Chione, fille de Dedalion ſon frere, laquelle
pour auoir eſté aimée dApollon & de Mercure, de qui meſme elle auoit eu des enfans,
[314]
preſuma tant de ſoy quelle oſa ſe vanter deſtre plus belle que Diane. Ceſte Deeſſe chaſ-
ſereſſe offencée de tant doutrecuidance, luy perça la langue dvne fleſche, & du meſme
coup la fit mourir, dont Dedalion fut ſi cruellement tourmenté, que de regret il ſe pre-
cipita des ſommets du mont Parnaſſe, & en tombant fut par Apollon changé en Faucon.CE ne fut pas peu dheur à Pelée dauoir vn tel fils quAchille, &
vne telle femme que Thetis: il auoit, à la verité, en ſes deſſeins
touſiours heureuſement rencontré, & ſans le meurtre de ſon frere
Phoque, il pouuoit viure content & à ſon aiſe. Mais ce malheur tra-
uerſa tellement ſon repos, quil fut contraint de quitter la maiſon de
ſon pere, & ſe retirer à Trachine chez le Roy Ceyx, fils du beau Luci-
fer qui ouure les portes du iour. Ce Prince ennemy du ſang & de la
violence, gouuernoit paiſiblement ſon peuple pacifique: il eſtoit ve-
ſtu de dueil lors que Pelée y arriua, & fit bien paroiſtre à ſes hoſtes dés
leur entrée quil eſtoit affligé; toutefois il ne laiſſa pas de les receuoir
honorablement; bien que ſa triſteſſe fuſt grande, eſtant de la perte
dvn frere. Pelée laiſſa dans le fond dvne vallée, aſſez proche des mu-
railles de la ville, le bagage & le beſtail quil auoit amené, & tout laſſé
quil eſtoit, tant du trauail du chemin, que des remords du meurtre,
qui rongeoient ſans ceſſe ſon coeur criminel, entra dans la ville auec
peu de compagnie. On le mena deuant le Roy, auquel il fit la reue-
rence, ayant en main vn rameau doliuier; il luy apprit ſon nom, ſa
qualité, qui eſtoit ſon pere, & le rang que ſon grand-pere tenoit dans
les Cieux; bref il ne luy teut rien ſinon le meurtre de ſon frere, au ſang
[315]
duquel ſon eſpée auoit eſté teinte. Il ſuppoſa quelque autre occaſion
de ſon banniſſement, afin de trouuer vn accueil plus fauorable, &
pria ce charitable Prince, auquel il parloit, de luy donner quelque
place en ſes terres pour ſe retirer auec ceux qui lauoient ſuiuy. Le Roy
le regardant dvn oeil, dans lequel la meſme courtoiſie paroiſſoit, luy
diſt: Les commoditez que ie poſſede ne ſont que pour aider ceux qui
en ont beſoing; elles nont iamais eſté refuſées, non pas meſme aux
moindres dentre le bas peuple. Non, non, Pelée, vous neſtes pas arri-
ué en vn lieu, où les eſtrangers ſoient mal receus. Tous autres ſont les
bien-venus icy, mais voſtre nom, & le ſang de Iupiter voſtre grand-
Pere, nous oblige à vous cherir plus que tout autre. Ne perdez point
dauantage le temps à me prier, vous aurez de moy ce que vous deſirez.
Aſſeurez-vous dauoir part en ce que ie poſſede; pleuſt aux Dieux que
ce fuſſent de plus grands moyens! iaurois dequoy vous faire mieux
paroiſtre ma volonté de vous aſſiſter. Tandis que ce bon Roy faiſoit
tant dhonneſtes offres, aſſailly des pointes de ſon affliction, il ne peut
empeſcher ſes yeux de laſcher quelques larmes, qui furent cauſe que
Pelée deſira ſçauoir le triſte ſubjet qui les faiſoit couler. Luy & tous
ceux de ſa compagnie, le prierent de leur dire, & lors Ceyx pour les
contenter en commença ainſi le diſcours.Vous vous perſuadez peut-eſtre, que ceſt oyſeau qui vit de la proye
quil prend en lair, a eſté touſiours oyſeau; il ny a pas long-temps
que ceſtoit vn homme, & homme qui ne fut iamais en repos: il na
pas changé dhumeur, car il aimoit la violence comme il faict encore.
Ceſtoit mon frere, nous eſtions tous deux fils de ceſt aſtre, lequel
paroiſt le premier au matin pour appeller lAurore, & ſe couche au
ſoir le dernier de tous. Bien que nous fuſſions freres, nous neſtions
pas dvn meſme naturel: car pour moy iay touſiours aimé la paix, &
nay iamais eſté que fort ſoigneux de conſeruer mon peuple en repos,
& bannir tout diſcord de ma maiſon: Luy au contraire nauoit rien
plus à gré que les armes, & les ſanglans exercices de Mars. Sa valeur
dompta le Roy de Thiſbe, & conquit la ville autour de laquelle,
changé, comme il eſt, il faict encore auiourdhuy la guerre aux pi-
geons. Chione eſtoit ſa fille; Chione le ſoleil qui eſclairoit tous les
ieunes coeurs de ſon temps. Elle eſtoit cherie de mille ſeruiteurs, mil-
le la recerchoient en mariage deuant quelle euſt atteint le qua-
torzieſme de ſes ans. Durant les beaux iours de ceſte ieune fleur,
Phoebus & Mercure retournans, lvn de ſon Temple de Delphes, lau-
tre du mont Cyllene, lapperceurent dauanture tous deux en meſme
inſtant, & tous deux en meſme inſtant ſentirent naiſtre vn braſier
en leur ſein, qui leur fit deſirer la iouïſſance des beautez dont ils
auoient la veuë. Apollon, bien que cruellement aſſailly dvne flame
ſi ſoudainement eſpriſe, attendit la nuict pour laccompliſſement de
ſes deſirs: mais limpatience de Mercure ne peut ſaccorder auec le de [316] lay. Il ſe rendit aupres de Chione, & de ſa verge qui porte auec ſoy le
ſommeil, lendormit à ſes pieds, la touchant au viſage; puis tira delle
toutes les delicieuſes faueurs que ſon amour recerchoit. Quand la
nuict eut ſemé ſes eſtoilles par le Ciel, Apollon deſguiſé en vieille ſen
alla iouïr des meſmes delices, que Mercure en le preuenant, auoit ef-
fleurées. Lvn & lautre y laiſſa du ſien, car neuf mois apres Chione
enfanta deux fils, Autolyque, quon recognut eſtre du ſang de Mer-
cure, en ce quimitant le naturel de ſon pere, il eſtoit prompt & ſubtil
à toute ſorte de larcins, & Philammon, qui monſtra eſtre ſorty dA-
pollon, en ce quil fut grand maiſtre à chanter & ioüer de la harpe.
Mais que luy ſeruit de ſeſtre heureuſement deliurée de deux enfans
iumeaux, dauoir pleu à deux Dieux, deſtre fille dvn valeureux Prin-
ce, & dauoir pour ayeul le grand Maiſtre des foudres? Eſt-il poſſible
que telles qualitez puiſſent quelquefois nuire? La gloire de tels tiltres
dhonneur peut-elle eſtre deſauantageuſe? Elle le fut à Chione, car
elle luy enfla le courage, & la remplit de tant doutrecuidance quelle
oſa ſe vanter plus belle que Diane, & meſdire de ceſte chaſte Deeſſe,
laquelle ſen picqua de telle façon, quelle nen peut retarder la ven-
geance. Elle prit ſon arc en main, le tendit & deſcocha vne fleſche,
dont elle perça la langue meſdiſante de Chione, & du coup ne luy
oſta pas ſeulement la parole, mais la vie enſemble. Chione, voulant
faire ſortir quelques regrets de ſa bouche, neut point de voix ny de
force pour les pouſſer, & ſon ame auſſi toſt auec ſon ſang ſeſcoula
de ſon corps. Malheur! ô Dieu, quel coup ce fut à mon coeur! Ie ne
reſſentis pas moins de douleur que ſon pere; & toutesfois il falloit
que ie le conſolaſſe. Ie taſchay dalleger ſon mal, mais les allegemens
que ie luy pouuois apporter neſtoient que vains remedes pour ſon
affliction. Il demeura endurcy en ſon dueil ſans eſtre eſmeu des re-
monſtrances que ie luy faiſois, non plus quvn rocher dans la mer, des
flots qui le battent ſans ceſſe. Il eſtoit inſenſible, ſinon pour le reſſen-
timent de ſes douleurs; il auoit touſiours le meurtre de ſa fille en bou-
che, & ne ſe laſſoit point de pleurer & deteſter enſemble la cruauté
de celle qui luy auoit rauie. Quand il la veid bruſler, il luy prit par
quatre fois enuie de ſe ietter dans le feu qui la conſumoit, pour na-
uoir quvn meſme tombeau, & ayant eſté par quatre fois retenu, vne
rage le ſaiſit, qui le fit eſchapper de nos mains & courir ainſi quvn
taureau qui ſent les pointes de quelques gros bourdons qui le pic-
quent à la teſte. Deſlors il me ſembla bien quil alloit plus viſte quvn
homme ne peut faire, on euſt dit quil volloit deſia, tant il eſtoit
prompt à cercher ſa mort. Il renuerſa tous ceux qui le voulurent ar-
reſter, & ſeſtant rendu ſur les ſommets du mont Parnaſſe, ſe precipi-
ta du haut du rocher; mais il ne tomba pas pourtant, Apollon en eut
pitié, & le ſouſtint en lair auec les aiſles, quil luy donna. Il le cou-
urit de plumes, larma dvn bec faict en crochet, & dongles aigus &
[317]
recourbez comme le fer qui pend au bout de la ligne dvn peſcheur;
bref il le fit oyſeau, mais oyſeau genereux qui ſe conſerue touſiours
la meſme valeur quil auoit eſtant homme, & les meſmes humeurs
auſſi, car il neſt pas moins ſeditieux quauparauant; il a plus de vi-
gueur que de corps, ne vit que du pillage quil faict parmy lair, & ſe
plaiſt daffliger les autres oyſeaux, comme ſi le mal quil leur faict ad-
douciſſoit celuy quil endure.
LE SVIET DE LA IX. FABLE.
Pſamathe Nereide mere de Phoque, pour venger la mort de ſon fils, enuoya vn loup(IX. Fable
expliquée au
8. Chap.)
marin qui defit preſque tous les troupeaux de Pelée, cependant quil eſtoit auec Ceyx.
Pour appaiſer ceſte Nereide, Pelée employa la faueur de Thetis, & en fin fit tant par
prieres, que le loup fut changé en rocher, afin quil noffençaſt plus ſon beſtail.TAndis que Ceyx faiſoit le diſcours des triſtes merueilles ad-
uenuës à ſon frere, Anetor paſteur des troupeaux de Pelée, ac-
court tout halettant pour dire à ſon maiſtre, quil a fait vne grande
perte. A peine ce Berger peut parler, il demeure preſque ſans reſpirer,
la courſe luy ayant rauy lhaleine. Il tient le Roy de Trachine, auſſi
bien que Pelée, en ſuſpend & en crainte de ce que ſe peut eſtre, puis
leur raconte ainſi linfortune fraiſchement arriué. Sur le midy que le
Soleil, battant à plomb ſur nos teſtes, auoit iuſtement encore la
moitié de ſon tour à faire; Iay touché vos boeufs, dit-il à Pelée, le long
du riuage de la mer, & là les vns ſe ſont couchez ſur larene, les autres
[318]
dvn pas tardif ſe ſont promenez çà & là; & les autres pour ſe rafraiſ-
chir ſe ſont mis dans leau à la nage, où ils ne faiſoient rien paroiſtre
hors des ondes quvn grand col allongé, & la teſte plus eſleuée que de
couſtume. A coſté de la meril y a vn Temple, qui neſt enrichy dor ny
de marbre, ce| neſt quvn vieil baſtiment de bois, entouré dvne eſ-
paiſſe foreſt, que Nerée & ſes filles habitent. Vn peſcheur qui ſeichoit
ſes rets ſur le grauier, ma dit que là dedans il ny a autres diuinitez, que
les Nereides. Tout ioignant la foreſt, les ondes de la mer, quand elle
ſenfle, ont fait naiſtre vn mareſt entouré de ſaules, doù eſt ſorty vn
grand loup, qui faict vn horrible bruit & rauage tout par la plaine.
Ceſt vne beſte eſpouuentable, qui de ſa gueule beante iette ſans ceſſe
de leſcume & du ſang caillé. Il ſemble quelle ayt des flambeaux dans
les yeux, & que ſes dents ſoient des foudres auſquels rien ne peut reſi-
ſter. La rage & la faim ſont les furies qui laniment, mais la rage tou-
tesfois plus que la faim; car elle ne daigne pas ſe repaiſtre du beſtail
quelle tuë; elle ne ſe plaiſt quà terracer & meurtrir autant de boeufs
quelle en rencontre, ſans faire eſtat apres ny de leur chair, ny de leur
ſang. Pluſieurs dentre nous, voulans ſoppoſer à ſa violence, ont reſ-
ſenty ſes ſanglantes morſures, & ſont demeurez morts ſur la place.
Ce neſt que ſang par tout, le ſable du riuage en eſt teint, les premie-
res ondes de la mer ſont deſia rouges, & le mareſt qui retentit de mille
mugiſſemens diuers ſemble maintenant vn eſtang coloré de pourpre.
Toutefois il y a pluſieurs beſtes encore en vie; deuant quil y euſt du
mal dauantage, il ſeroit bon de prendre les armes, & ſaſſembler pour
ſauuer ce qui reſte. Ce fut la nouuelle que le Berger apporta, dont
Pelée ne ſeſmeut pas beaucoup; car ſe reſſouuenant de ſa faute, il
creut auſſi toſt que ceſtoit vne vengeance de la Nereïde mere de ſon
frere, qui vouloit par le meurtre de ſes boeufs appaiſer les ombres
irritées de Phoque, quil auoit maſſacré.Cependant Ceyx commande à ſon peuple de ſe mettre en armes
pour aller contre le loup, & luy meſme vouloit ſe rendre chef de la
troupe, neuſt eſté ſa femme Halcyone, laquelle ayant oüy le bruit
quvn chacun en ſarmant faiſoit dans le Palais, ſe vint toute eſche-
uelée, ietter à ſon col, & le prier de ne point ſexpoſer à la rage dvne
ſi furieuſe beſte. Elle le ſupplia denuoyer du ſecours ſans mettre ſa
perſonne en danger, & par vn flux de charitables larmes le coniura de
ne hazarder point ſi legerement leurs deux vies, que les deſtins & la-
mour auoient iointes dvn ſi doux lien, quelles ne pouuoient eſtre
ſeparées. Pelée alors prit la parole, pour dire: Quittez voſtre appre-
henſion, grande Reyne, voſtre crainte eſt vn teſmoignage de laffe-
ction que vous portez au Roy, mais quelle ne vous afflige point, ce
meſt aſſez dauoir veu voſtre peuple ſe mettre en deuoir de maſſiſter.
Lobligation ne men demeure pas moins entiere, que ſils auoient les
armes en main chaſſé ce loup enragé, qui rauage mes troupeaux. Ie ne
[319]
ſuis pas reſolu de le combattre; les armes dont ie me veux ſeruir, ce
ſont les voeux & les ſacrifices, que ie dois aux Dieux de la mer. Dans le
chaſteau il y auoit vne tour fort eſleuée, qui ſeruoit de phare aux naui-
res laſſées des rudes ſecouſſes que les vents leur donnent ſur mer, & reſ-
iouïſſoit ordinairement les mariniers dvne eſperance de prendre bien
toſt port, lors quils deſcouuroient ſa cime orgueilleuſe. Pelée auec ſes
compagnons monte au plus haut de ceſte tour; & de là void ſon be-
ſtail meurtry ſur le riuage; il void le cruel animal qui continuë encore
le carnage, & ſe plaiſt denſanglanter ſes dents, & ſon poil heriſſé au
milieu de la tuërie. La pitié qui ſempara du coeur de Pelée à la veuë
dvn tel ſpectacle, luy mit en bouche des prieres, par leſquelles il taſ-
cha de calmer le iuſte courroux de Pſamathe, mere de Phoque. Eſten-
dant les mains du coſté de la mer, il la pria doublier ſon offence; mais
il ne la peut fleſchir pourtant; ce fut ſa femme Thetis qui obtint en
fin ſon pardon, & fit que Pſamathe appaiſée appaiſa la ſanglante rage
du loup, le changeant en marbre, ainſi quil auoit les dents dans la teſte
dvne geniſſe. Sa forme premiere demeura en ſon entier, il ſendurcit
ſeulement & mua de couleur, afin que lon peuſt recognoiſtre, que
ce neſtoit plus vn loup, mais vne pierre, de laquelle on ne deuoit
point auoir peur. Ainſi Pelée fut deliuré dvn tel fleau; mais il ne
luy fut pas permis de ſarreſter en ce pays-là, les deſtins voulurent
que vagabond il erraſt encore, & ſen allaſt en Theſſalie pour eſtre
purgé par Acaſte du meurtre quil auoit commis.
|| [320]
LE SVIET DE LA X. FABLE.
(X. Fable ex-
pliquée au 9.
Chap.) Ceyx affligé de certaines viſions quil auoit de ſon frere mort, sen alla à Claros pour
ſçauoir de lOracle dApollon comment il pourroit en eſtre deliuré. En retournant il fit
naufrage, & tous les ſiens furent noyez auec luy, tellement que ſa femme fut fort en
peine, voyant quil ne retournoit point dans le temps quil auoit promis. Iunon laduer-
tit en ſonge quil eſtoit pery, & linſpira daller ſur le riuage, voir ſi elle nen entendroit
point de nouuelles. Elle y fut, recognut de loing le corps mort de ſon mary flottant ſur
leau, & pour ſe rendre prés de luy, fut changée en vn oyſeau qui porte ſon nom: ſon
mary außi fut depuis reueſtu de la meſme forme. Ce ſont les Halcyons qui ont le pou-
uoir de calmer la mer tandis quils couuent leurs oeufs.CEpendant Ceyx tout troublé en ſoy-meſme des eſtranges
accidens arriuez à ſa niepce & à ſon frere, pour ſacquerir quel-
que repos deſprit, reſoult de faire vn voyage à Claros, où Apollon
par ſes veritables reſponces, allegeoit ceux qui eſtoient en peine, &
les eſclairciſſoit des doutes qui les trauailloient. Son Temple de Del-
phes euſt eſté plus proche, mais le prophane Phorbas qui le tenoit lors
aſſiegé, empeſchoit quon y peuſt aller. Ceyx deuant que faire les
appreſts de ſon voyage deſcouurit ſon deſſein à ſa fidelle Halcyone, à
qui la nouuelle dvne telle entrepriſe fut vne atteinte mortelle, qui
luy ſerra le coeur, luy chaſſa le ſang & la couleur du viſage. Par trois
fois elle ſefforça de parler, & ſa voix retenuë dans ſon ſein, par la
froide horreur qui lauoit ſaiſie, fut autant de fois empeſchée de ſor-
tir. Vn long flux de larmes deſchargea premierement ſes yeux, puis
ſon eſtomach chargé de douleurs, ietta par ſa bouche ces pieuſes
plaintes, interrompuës de mille ſanglots: Helas! quelle offence ay-je
commiſe contre vous, ma chere vie, pour eſloigner ainſi vos affe-
ctions des miennes? Où eſt ceſt amour, où eſt lardeur de ces flames,
où eſt le ſoin, où ſont les inquietudes que vous ſouliez auoir pour
voſtre Halcyone? Pouuez-vous maintenant vous ſeparer de celle que
vous ne pouuiez abſenter alors, ſans mourir autant de fois que vous
viuiez dheures eſloigné delle? Voſtre coeur peut-il ſe reſoudre à vn
ſi long voyage? Quoy? vos affections ont-elles beſoin des diuertiſſe-
mens de labſence pour eſtre reſchauffées? Eſt-ce pour me cherir da-
uantage, que vous voulez eſtre quelque temps loin de moy? Encore
ſi le chemin que vous deuez faire eſtoit par terre; ie demeurerois bien
icy accompagnée de beaucoup de douleurs, mais mon coeur au moins
ne ſeroit pas aſſiegé des glaçons dvne crainte continuelle, la peur
dvn plus dangereux mal ne doubleroit pas le mal de labſence. Helas!
quand ie penſe à linconſtance de la mer, ie pallis dhorreur, leſpou-
uentable face de ſes plaines ondoyantes me faict trembler deffroy. Il
ny a pas long-temps que ie veids ſur la riue les pieces dvn nauire bri-
ſé; & bien ſouuent iay remarqué des tombeaux vuides, qui ne por [321] toient quen apparence le nom de ceux pour leſquels ils auoient eſté
baſtis, ſans auoir iamais logé les corps. Napprehendez-vous point
quelque pareil infortune? Ne vous flattez pas dvne vaine preſom-
ption deſtre ſur leau plus en aſſeurance quvn autre; bien que vous
ſoyez gendre dAEole, qui tient les vents en priſon, & enfle ou abbaiſſe
les vagues, lors que bon luy ſemble. Quand il a vne fois laſché ſes fu-
rieux courriers, & quils ſont en poſſeſſion des liquides campagnes de
lOcean, il neſt pas en ſa puiſſance de les retenir; il ſemble que tout
leur ſoit permis: ils rauagent la terre, les mers, & courent meſmes
dedans lair dvne telle viſteſſe, que des ſecouſſes quils donnent aux
nuées, ils en font ſortir du feu. La cognoiſſance que iay de leur fu-
rieux naturel, (car ie ſçay ce quils ſçauent faire, ie les ay durant mon
bas âge aſſez de fois veu dans la maiſon de mon pere) me les faict iu-
ger plus redoutables. Que ſi voſtre reſolution eſt telle, que mes prie-
res ne la puiſſent fleſchir, pour vous faire changer de deſſein, ſi ceſt
voſtre volonté de faire le voyage, que ie le face donc auec vous, que
ie ſois ſur les eaux compaigne de voſtre fortune, auſſi bien que ie lay
eſté ſur terre. Ie ne ſeray point au moins trauaillée de vaines appre-
henſions; ie ne ſeray eſpouuentée que de veritables perils. Ie ne
craindray point pour vous, que ie ne craigne enſemble pour moy; ce
que vous endurerez ie lendureray, & par tout où les vents & les va-
gues vous porteront, iy ſeray de meſme portée.Les plaintes & les larmes dHalcyone ne laiſſerent pas Ceyx ſans
eſmotion, car il nauoit pas moins damour quelle; mais il ne pou-
uoit pourtant rompre le deſſein du voyage entrepris, ny ſe reſoudre
de mettre ſa femme auec ſoy au hazard des perilleuſes fortunes de la
mer, il ſefforça de chaſſer de ſon ſein la crainte qui laffligeoit, ſans
pouuoir gaigner ſur elle le conſentement quil en vouloit tirer, ſinon
lors quil luy promit de ne demeurer quvn mois à faire le voyage:
Mon abſence, luy diſt-il, eſt la mort de mes contentemens; ie ne
ſçaurois eſtre ſi peu de temps eſloigné de vous, quil ne ſoit trop long
à mon impatience: ie vous iure par la claire lumiere de mon pere qui
ouure les portes du iour, que ie ſeray de retour, (ſi les deſtins ne ſop-
poſent à la volonté que ien ay) deuant que la lune ayt deux fois cou-
ru le cercle qui nous marque les mois. Son ſerment fit eſperer ſa
femme de le reuoir bien toſt, qui fut cauſe que la voyant comme
guerie du mal de la crainte qui la tourmentoit, il fit appreſter vn vaiſ-
ſeau; mais las! ce fut vn appareil qui renouuella les douleurs dHal-
cyone. Comme preſageant ſon malheur elle fut ſaiſie dvn eſblouïſſe-
ment, & treſſaillit de peur à la veuë du nauire, où ſon mary deuoit
eſtre porté: ſes yeux ſe fondirent en larmes, elle embraſſa Ceyx dvn
bras que la douleur ſembloit auoir deſia tout affoibly, & apres luy
auoir à toute peine dit vn piteux Adieu, elle tomba demy-morte
à la renuerſe. Ceyx extremement affligé dautre coſté, ne deman [322] doit quà ſarreſter encore ſur la riue: car ſon amour ne conſentoit
quà regret à vn ſi cruel eſloignement; mais les matelots rangez
des deux coſtez, dvn effort eſgal fendans leau auec les rames,
commencerent à voguer. Halcyone leua lors la veuë, & veid ſon
mary debout ſur la pouppe, qui luy faiſoit ſigne de la main. Elle,
pour luy monſtrer quelle le voyoit, fit de meſme, & quand il fut
ſi eſloigné du riuage, quil eſtoit impoſſible de le plus recognoi-
ſtre, ny den remarquer pas-vn des ſiens à la face, elle ſuiuit des
yeux le vaiſſeau tant quelle peut, iuſquà ce quelle napperceut
plus que les voiles ondoyantes au haut du maſt. Et lors quelle
eut perdu de veuë les voiles auſſi bien que le corps du nauire, el-
le ſen alla ietter ſur le lict, où ſes plaintes & ſes pleurs redouble-
rent, au ſouuenir que le lieu où elle eſtoit luy faiſoit naiſtre, de
celuy qui auoit accouſtumé dy eſtre couché auec elle. Labſence
de ſon mary lafflige-là plus quautre-part, ceſt lendroit où elle le
regrette le plus, & où elle a plus de reſſentiment de ſes douleurs, à
cauſe que ceſt là quelle a plus gouſté de plaiſirs. Cependant la
nef cingle en pleine mer, & dompte lorgueil des vagues à force
dauirons, dont ſon flanc eſt armé. Ses voiles penduës au haut du
maſt, reçoiuent les vents qui les emportent, & portent enſemble
le vaiſſeau iuſquà moitié preſques du chemin que Ceyx auoit à
faire. Dvn coſté & dautre il eſtoit fort eſloigné de la riue, peu
ſen falloit quil ne fuſt au milieu de la plaine ondoyante quil tra-
uerſoit, quand les flots ſur le ſoir commencerent à blanchir, &
les vents du Leuant à ſouſpirer de plus violentes haleines quau-
parauant, qui fut cauſe que le Patron voyant lorage ſeſleuer,
cria pluſieurs fois quon deſcendiſt le maſt, & quon pliaſt les
(LAntenne,
ceſt en vn
nauire le bois
qui trauerſe
le maſt.) toiles autour des antennes. Il crioit, il commandoit, mais la tem-
peſte qui ſe renforçoit peu à peu, ne permettoit pas quon enten-
diſt ſes cris, ny quon executaſt ſes commandemens; le meſme
vent qui taſchoit de les faire tous engloutir dans les eaux, englou-
tiſſoit en lair ſa voix & ſa parole. Toutefois chacun ne laiſſoit pas
de ſe mettre en deuoir de ſoy-meſme; les vns retiroient les aui-
rons, les autres dreſſoient quelques ais aux coſtez du nauire pour
empeſcher les ondes dentrer dedans; dautres vuidoient leau deſia
entrée, & reiettoient la mer dans la mer, & dautres plioient les
voiles pour rabbattre la force du vent. Ainſi tous peſle-meſle ſop-
poſoient à la tourmente qui croiſſoit touſiours, animée de la rage
des vents, leſquels en ſe battant ſur les eaux ſe plaiſoient à meſler
les vagues courroucées les vnes dans les autres. Mais toute leur
reſiſtance eſtoit comme vaine, la tempeſte ſe fit telle, que celuy
qui auoit le gouuernail en main perdit tout iugement, & ne ſceut
quelle briſée tenir; le mal vainquit ſon art, & le vainquit luy meſ-
me ſi furieuſement, quil demeura paſmé deffroy, ſans ſçauoir
[323]
ny que commander, ny que faire. Le bruit lauoit eſtourdy, il neſtoit
plus à ſoy; car il nentendoit que dhorribles cris dhommes, meſlez
auec le cliquetis des cordages; leſpouuentable choc des vagues, & les
effroyables coups du tonnerre qui canonnoient dans lair. Les flots
ſenflent quelquefois, & portent ſi haut leurs pointes humides, quils
ſemblent ſe vouloir loger dans les Cieux, puis ſabbaiſſans iuſquau
ſablon paroiſſent de la meſme couleur des iaunes arenes quils ne cou-
urent que dvn peu deau. Dautres fois ils ſeſtendent en plaine, &
prennent vne couleur plus noire, que neſt celle des ondes du Styx,
puis font blanchir vne eſcume bruyante, qui naiſt des boüillons de ce
corps liquide agité de fureurs. Le vaiſſeau ſuiuant le mouuement des
eaux qui lemporte, ſemble eſtre tantoſt eſleué ſur les ſommets dvne
montaigne, doù lon void en bas des precipices voiſins de lenfer, &
tantoſt comme abyſmé entre deux collines de vagues, deſcend ſi bas,
quà peine ceux qui ſont dedans peuuent voir la lumiere du Ciel. Les
ondes bien ſouuent viennent dvne telle furie chocquer ſon flanc,
que le coup quelles donnent ne faict pas moins de bruit quautrefois
faiſoient les Belliers, dont les anciens battoient les murailles des vil-
les. Tout ainſi que les lions pouſſez de leur naturelle fureur, apres
auoir doublé leurs forces par lauantage dvne courſe precipitée, ſe
vont ſans crainte ietter ſur les armes de ceux qui les attaquent: de
meſme leau meſlée auec le vent qui lanime, ſe iette ſur les inſtrumens
du nauire, qui ne ſont faicts que pour la dompter. Elle les briſe, &
faict peu à peu entrouurir le nauire, des iointures duquel la poix ſo-
ſte, & mille fentes preparent lentrée au naufrage. Il tombe tant de
pluye, quil ſemble que le Ciel ſe fonde, pour ſe venir rendre dans la
mer, & la mer leue ſi haut ſes ondes bouffies, quon croit preſques
quelle ſenfle ainſi, pour aller faire ſa couche dans quelque cercle ce-
leſte. Les voiles ſont toutes trempées, & ne peut-on dire ſi ceſt plus
de leau de la pluye que des eaux de la mer, car elles ſont meſlées en-
ſemble. Lair couuert de doubles tenebres, de celles de lorage & de
celles de la nuict, eſt enſeuely ſous lhorreur dvne eſpaiſſe obſcurité,
qui ne manque pas pourtant de lumiere; car les eſclairs, auant-cou-
reurs des foudres, brillent ſans ceſſe de tous coſtez, & ſemblent em-
braſer les vagues de leurs feux. En fin les flots les plus eſleuez com-
mencerent à ſauter dans le nauire; & tout ainſi quen vn aſſaut celuy
des ſoldats qui a le plus daddreſſe & de courage, apres auoir faict plu-
ſieurs efforts à la breche, ſans ſeſtre laſſé daſſaillir, picqué dvne viue
pointe dhonneur à trauers les dangers, gaigne la muraille, & paroiſt
deſſus, ſeul des ſiens au milieu de mille ennemis: de meſme ces va-
gues orgueilleuſes apres auoir pluſieurs fois battu les flancs du vaiſ-
ſeau, vne † dentre-elles ſeſlançant plus furieuſement que les autres,(† Le Poëte
dit que ce fut la
10. vague, dau-
tant quelle a)
ne ſe laſſa point dattaquer le nauire aſſiegé, quelle neuſt gaigné le
dedans. Vne partie de leau eſtoit deſia entrée, & lautre ſefforçoit
[324]
(eſté remarquée
par les anciens
pour la plus
furieuſe.) dentrer; ils eſtoient au meſme effroy queſt vne ville preſſée dvn fort
ennemy qui mine la muraille, dont les habitans nattendent que la
cheute. Les mariniers ne trouuent plus de remede en leur art, leur
ſcience leur manque au beſoin, & auec leur ſcience le coeur leur de-
faut. Autant de flots quils voyent, ils penſent voir autant de morts
qui les viennent ſaiſir; lvn pleure, lautre deſtonnement demeure
froid & roide comme vn rocher; lvn plaignant ſa condition, appelle
heureux ceux qui mourans ne perdent point lhonneur des funerail-
les, & lautre accompagne ſes cris de deuotes prieres, dreſſant en vain
ſes mains au Ciel, quil ne peut voir, pour implorer laide des Dieux
qui ne luy daignent eſtre fauorables. Lvn ſafflige du ſouuenir de ſon
pere ou de ſa mere, quil ſe repreſente; & lautre eſt tourmenté de la
triſte memoire de ſes enfans: bref chacun deux a deuant les yeux
lobiect de ceux quil a laiſſez en ſa maiſon, & quil cherit le plus. Mais
Ceyx ne regrette que ſa chere Halcyone, il na autre nom que celuy
dHalcyone en bouche; & bien quil la deſire aupres de ſoy pour la
baiſer en finiſſant ſa vie, il ſe reſiouït pourtant quelle ny ſoit pas. Il
voudroit bien auoir lheur de voir encore vne fois ſa maiſon, ou auoir
au moins les yeux tournez de ce coſté-là, lors que les eaux lenſeueli-
ront dans leurs gouffres: mais il ne ſçait quel coſté ceſt, de tant de
mouuemens ſa nef eſt agitée, & ſi eſpais ſont les nuages qui ſoppo-
ſent aux foibles rayons des petits feux de la nuict. Le Ciel ne paroiſt
point, Ceyx ne peut pas ſeulement voir ſes compagnons; il reſſent
bien les efforts de lorage, mais lhorreur de la double nuict qui len-
ueloppe, lempeſche de voir le mal quil reſſent. Cependant quil ſe
plaint, quil crie, & quil prie, le vent maiſtre de leur vaiſſeau briſe le
maſt auec le gouuernail, & ainſi les ondes victorieuſes ſe rendent en-
core plus furieuſes, comme enorgueillies de telles deſpoüilles. Elles
bouleuerſent le nauire, & du haut de leurs vagues enflées, le iettent
dans des precipices effroyables, où il demeure englouty. Qui auroit
veu la montaigne dAthos, ou celle du Pinde deſracinées de leur pla-
ce, tomber dans le corps liquide de Neptune, ſe pourroit facilement
imaginer le coup que le vaiſſeau donna en ſallant abyſmer, & abyſ-
mer auec ſoy la pluſpart de ceux qui eſtoient dedans; car ils y veirent
preſques tous lheure derniere de leur vie, & ny en eut que fort peu
qui demeurerent ſur leau, tenans quelques pieces rompuës du nauire
briſé. Ceyx de la meſme main, qui auoit accouſtumé de porter le ſce-
ptre de Trachine, prit vne des tables du vaiſſeau, & ſy attachant pour
eſchaper du naufrage, inuoqua pluſieurs fois en vain laide de ſon
beau-pere AEole, & de ſon pere Lucifer. Il appella mille fois ſa chere
Halcyone, & ſouhaitta que les vagues iettaſſent ſon corps au bord où
elle eſtoit, afin que mort au moins il euſt encore lheur deſtre par elle
honoré dvn tombeau. Autant de fois quen nageant leau luy permet
douurir la bouche, autant de fois il louure pour nommer Halcyone,
[325]
& ſi les ondes lempeſchent de la nommer, il ſe la repreſente; il allege
ſon mal par le ſouuenir de ſa femme quil a touſiours au coeur; & tan-
dis quil combat ainſi contre lorage, vn nuage plus eſpais quaupar-
auant le vient couurir, qui ſe fondant en eau le noye, & lenſeuelit
ſous les ondes. Son pere Lucifer eut de dueil ceſte nuict-là, ſa lumiere
ſi ternie, quà peine le pouuoit-on recognoiſtre; il euſt bien ſouhait-
té de deſcendre du Ciel pour ſecourir ſon fils; mais il luy eſtoit impoſ-
ſible, car il neſt pas permis aux aſtres de la nuict de quitter leurs ſphe-
res à telles heures. Tout ce quil peut faire, fut de voiler dvn noir
broüillars ſa face lumineuſe, pour teſmoigner ſon affliction, & na-
uoir point le creue-coeur de voir perdre la vie à celuy auquel il lauoit
donnée.Cependant Halcyone qui nauoit point encore eu la triſte nouuelle
dvn ſi piteux deſaſtre, attendant le retour de ſon mary, contoit auec
impatience les nuicts quelle paſſoit comme veufue. Pour ſe deſen-
nuyer elle trauailloit ſans ceſſe, ſe haſtant tantoſt dacheuer vne robe
quelle deuoit donner à Ceyx, quand il ſeroit de retour, & tantoſt den
faire vne pour ſe parer à ſon arriuée: car elle ne perdoit point la vaine
eſperance de le reuoir. Tous les iours elle faiſoit quelque offrande aux
Dieux, parfumant dencens leurs autels, & ſur tous, ceux de Iunon,
quelle prioit daſſiſter ſon mary, qui neſtoit plus au monde. Ses voeux
eſtoient que Ceyx retournaſt en ſanté, & quil conſeruaſt touſiours
entier le feu des affections quil luy portoit, ſans laiſſer gliſſer en ſon
ſein des flames pour quelque autre. Le dernier eſtoit aiſé dobtenir,
car Ceyx nayant plus de vie ne pouuoit plus eſtre ſubject à lincon-
ſtance. Ceſtoient de vaines prieres quelle faiſoit pour vn mort. Auſſi
Iunon en fut importunée, & comme offencée de voir prophaner ſes
autels, par les attouchemens des mains funeſtes dHalcyone, afin de
len deſtourner, voulut que ſa fidelle meſſagere Iris allaſt trouuer le
Sommeil dans ſon morne Palais, & le charger de ſa part, denuoyer
promptement des ſonges auprés dHalcyone, pour luy repreſenter
limage de Ceyx au trauers de leurs ombres, & luy raconter la verita-
ble hiſtoire de ſa mort. Iris neut pas receu le commandement, quelle
ſe veſtit auſſi toſt de ſon manteau teint de mille diuerſes couleurs, &
ayant ceint les Cieux dvn arc coloré de meſmes, ſen alla trouuer le
Roy des ſonges, dans ſon logis obſcur, quvne nuée entoure touſ-
iours. Ce logis eſt dans le pays voiſin des Amazones, ſous vn antre
profond qui perce le pied dvne haute montaigne: le Soleil, ſoit quau
matin ſe leuant il ſorte ſa treſſe dorée hors des eaux, ſoit queſleué au
plus haut des Cieux il paroiſſe au milieu de ſon ordinaire carriere, ſoit
quil deſcende, & ſe voye proche de ſaller plonger dans le ſein de
Thetis, iamais neſclaire le Palais de ce Prince endormy. Tout eſt
plein là autour de broüillars que la terre exhale; & ſil y a quelquefois
de la lumiere, ce neſt pas autre lumiere que celle, qui meſlée de tene [326] bres paroiſt à la pointe du iour, deuant quApollon nous ait deſcou-
uert le flambeau de ſa face. Il ny a point là de coq qui dvn chant ma-
tinier appelle lAurore, pour la faire auancer; il ny a point de chiens
qui dvne voix bruyante troublent le calme du ſilence, lequel y regne
touſiours. Les oyes, encores plus eſueillez que les chiens, en ſont
bannis, & toutes autres beſtes qui peuuent faire bruit. Il ny a point
meſmes darbres, dans les fueilles deſquels les vents ſe puiſſent enton-
ner, pour y eſmouuoir vn orage; le repos habite par tout auecques le
ſilence, ſi ce neſt au pied dvn rocher, doù ſort le ruiſſeau doublian-
ce, lequel coulant ſur des petits cailloux faict vn doux murmure qui
ſemble inuiter à dormir. Au deuant de lantre il y a des pauots & vne
infinité dherbes, du ſuc deſquelles la nuict ſe ſert, & leſpanche par
toute la terre pour aſſoupir le monde. De peur que les gons ne
bruyent, il ny a pas vne ſeule porte en tout le logis, ny perſonne à
lentrée qui vous demande, où vous allez. Au milieu de la ſalle il y a
vn lict debene couuert dvne couche de plume, & entouré de rideaux
noirs comme le bois; ceſt là que le Sommeil repoſe, ayant autour de
ſoy les Songes, vaines images des choſes, couchez par-cy par-là les
vns ſur les autres, en nombre pareil queſt celuy des eſpics dvn champ
preſt à moiſſonner, des fueilles dvne foreſt, ou des arenes qui ſont
au riuage dvn fleuue. Iris entrant chaſſa de la main les diuerſes idées
de ceux qui ſe preſenterent à ſes yeux, & ſauançant vers le lict du
Sommeil, eſueilla ce Dieu endormy. A peine peut-il leuer la veuë,
car la lueur de la robe dIris leſblouïſſoit: en ſeſueillant il ſembloit
quil ſe rendormiſt encore, tant il eſtoit aſſoupy, il donnoit du men-
ton contre leſtomach: mais en fin aprés auoir pluſieurs fois ſecoüé
la teſte, il recognut la meſſagere de Iunon, & ſappuyant ſur le coude
droict, luy demanda ce quelle deſiroit de luy. Elle luy diſt alors:
Sommeil pere du repos, Sommeil le plus paiſible & le plus tranquille
des Dieux, Sommeil doux medecin des ames affligées, qui ne receuez
iamais le ſoing rongeard en voſtre compagnie, & rendez aux corps
laſſez du trauaıl du iour, leurs forces premieres, pour leur faire le len-
demain continuer leurs laborieux exercices, commandez aux ſonges
vos ſubjets daller à Trachine trouuer Halcyone, & luy repreſenter
en dormant, dans quelque tableau de leurs veritables pourtraicts, le
naufrage de ſon mary. Ceſt Iunon qui vous le commande, luy diſt-
elle; & ſortit auſſi toſt ne pouuant plus reſiſter aux forces charmereſ-
ſes du Sommeil qui la ſaiſiſſoit, & leuſt aſſoupie ſi elle ne ſe fuſt
promptement eſchappée dentre ſes bras, remontant dans le Ciel, par
le meſme arc par lequel elle eſtoit deſcenduë.Le Sommeil, de tous ſes enfans, qui ſont plus de mille, neſueilla
que Morphée, ſinge des actions des hommes, Morphée ſeul dentre
les ſonges, qui ſçait le mieux imiter la façon, le port & la parole de
ceux quil repreſente; car il ſe couure touſiours de meſmes habits
[327]
queux, & vſe des mots quils ont plus ordinairement en bouche;
mais il ne ſe deſguiſe iamais quen homme. Il y en a vn autre, que les
Dieux appellent Icele, & ſur terre on le nomme Phobetor, lequel ſe
change en beſte ſauuage, en oyſeau & en ſerpent, ſelon quil luy plaiſt:
& Phantaſe eſt celuy qui prend, lors que bon luy ſemble, la forme
menſongere dvn rocher, dvne riuiere, dvn arbre, dvne montaigne,
& de tout ce qui na point dame. Ces trois-là ne ſe preſentent de nuict
quaux Roys & aux Princes; le peuple ne void iamais leurs faces trom-
pereſſes, il eſt viſité de quelquvn du peuple des ſonges: car il y en a vn
nombre infiny pour le commun, deſquels le Sommeil ne ſe ſeruit
point alors, non plus que de Phobetor & de Phantaſe, mais de ce ſeul
Morphée. Il luy enioignit dexecuter ce que Iunon luy auoit com-
mandé par la bouche dIris, & retombant en ſa douce langueur, laiſſa
dés linſtant meſme aller ſa teſte ſur ſon cheuet de plume, dans lequel
elle enfonça bien auant. Morphée cependant prit ſon vol à Trachi-
ne, & battant les tenebres auec des aiſles qui ne faiſoient point de
bruit, fut en peu de temps dans la chambre dHalcyone, où il poſa ſes
plumes, & ſe reueſtit de la forme de Ceyx. Il prit vne face paſle & de-
faicte comme celle dvn mort, ſe preſenta ſans robe deuant le lict de ſa
femme infortunée, & fit de telle façon que leau ſembloit degoutter
de ſa barbe & de ſes cheueux moüillez. Il ſappuya ſur le lict, y eſpan-
dit meſme des larmes deuant que rien dire, puis auec vne voix lan-
guiſſante laſcha ces triſtes paroles: Quoy? pauurette, ne recognoiſſez-
vous point Ceyx voſtre mary? La mort a-elle bien peu me changer
tellement, que les traits de mon viſage ne paroiſſent encore? Regar-
dez-moy, miſerable Halcyone; vous ne me meſcognoiſtrez pas, ie
maſſeure; mais pour voſtre mary, vous ne trouuerez que ſon ombre.
Vos voeux ny vos ſacrifices ne mont rien ſeruy; ie ſuis mort, ne vous
repaiſſez point dvne vaine eſperance de me reuoir iamais en vie. Vn
pluuieux vent du Midy me ſurprit au milieu de la mer Egée, & com-
battit ſi furieuſement mon vaiſſeau, quil le mit en pieces. En vain
ieus alors voſtre nom en bouche, vous ne pouuiez pas ſecourir ma
bouche qui vous nommoit, les vagues la remplirent deaux, & me-
ſtouffans moſterent la voix, la parole & la vie. Ne tenez pas ce que ie
vous dis pour vn conte menſonger; ce neſt point vn incognu quivous
en apporte la nouuelle, pour lauoir ſeulement oüy dire, ce neſt point
le bruit incertain dvn peuple de ville qui vous le faict ſçauoir; ceſt
moy-meſme, moy que les ondes ont deuoré, vous annonce auecques
ma mort la cruauté de mon deſaſtre. Sus donc, leuez-vous, & vous
veſtez de dueil; donnez-moy des larmes, afin quau moins le malheur
de deſcendre aux enfers ſans eſtre pleuré, naccroiſſe point celuy de
mon naufrage. Morphée en luy parlant imitoit ſi naïfuement & lac-
cent & la voix de Ceyx, quelle ne pouuoit douter que ce ne fuſt ſon
mary; ſes yeux meſmes ſembloient eſtre moüillez, & le mouuement
[328]
de ſa main eſtoit vn geſte tout pareil à celuy de Ceyx. Halcyone en-
core enueloppée dedans les ecſtaſes du ſonge, fond en larmes, ſe
plaint, ſafflige, & ſe tourmente. Elle veut embraſſer ſon mary, &
nembraſſe rien que de lair: elle ſeſcrie, Où fuyez-vous? mes delices,
demeurez encore vn peu icy, & nous nous en irons enſemble. Lhor-
reur & leffroy du ſonge, layant en fin eſueillée, elle fit apporter du
feu par ſes ſeruantes, pour regarder par tout dans la chambre ſi elles
ne verroient point ſon mary qui luy venoit de parler, & ne le trou-
uant pas, ſa conſolation fut de ſe battre le ſein comme furieuſe, & de
deſpit deſchirer ſa robe. Elle ne prit pas la peine de retrouſſer ſes che-
ueux, ſon dueil & ſon impatience firent quelle couppa ceux quelle
nauoit peu arracher. Quand ſa nourrice luy demanda quelle nouuel-
le affliction luy eſtoit ſuruenuë: Helas! luy diſt-elle, ie ne ſuis plus, il
ny a plus dHalcyone au monde, la mort la faict tomber du meſme
coup quelle a tué ſon mary. Ne vous perſuadez pas que vos paroles
puiſſent alleger ma douleur. Nentreprenez point de me conſoler,
Ceyx eſt mort, ie le ſuis auſſi; les meſmes eaux qui lont englouty, ont
enſemble englouty ma vie. Las! il a faict naufrage, ie lay veu, ie lay
recognu; mais quand ie lay voulu retenir, ie nay rien peu toucher
quvne ombre; toutefois ce neſtoit point vne ombre menſongere,
ceſtoit, ie le ſçay bien, la vraye ombre de mon mary. Il neſtoit pas
pourtant en ſon embonpoinct accouſtumé, il nauoit pas ſon viſage
ordinaire, il eſtoit nud, paſle, deffaict, & ſes cheueux eſtoient encore
tous moüillez. Ie lay veu, infortunée que ie ſuis, en ce piteux eſtat, il a
eſté icy deuant mon lict, ceſt là meſme quil a eſté, mais las! ie ne voy
point les marques de ſes pieds ſur le plancher, où maintenant il mar-
choit. Ha! chere moitié de mon coeur, ceſt bien ce que iapprehen-
dois à voſtre departie; ceſt bien ce que la crainte me faiſoit preſager,
lors que ie vous priois de ne me quitter point pour ſuiure lincon-
ſtance des vents, & vous fier aux flots de limplacable Neptune. Mais
puiſque les deſtins auoient là determiné voſtre mort; pourquoy
eſt-ce que ie nay eſté compaigne de voſtre infortune? pourquoy ne
mauez-vous menée auec vous? Ha! que le voyage euſt eſté auanta-
geux pour moy, ſi ie vous euſſe ſuiuy! mes iours eſgallez à ceux de
Ceyx euſſent eu vne meſme durée; ie neuſſe pas veſcu vne heure ſans
luy. Vn meſme moment euſt à tous deux borné la fin de noſtre vie, &
la mort neuſt pas eu le pouuoir de nous ſeparer. Maintenant ie
meurs loing de vous, & bien que ie ſois eſloignée de voſtre naufrage,
ie ne laiſſe pourtant deſtre agitée dvne horrible tempeſte. Vous eſtes
ſans moy dans la mer, & mon eſprit affligé eſprouue les aſſauts dvne
plus cruelle tourmente, que ne ſont les orages qui troublent lOcean.
Mes douleurs me ſeront vne mer furieuſe, ſi ie mefforce de traiſner
encore ceſte languiſſante vie, & ſuruiure quelque temps à mon dueil.
Mais à quel propos mefforcerois-je dallonger mon mal? Pourquoy
[329]
combattrois-je pour ma miſere? Non, non, ie ne demeureray pas
aprés toy, Ceyx; ie ne te laiſſeray point, mes delices, & toy-meſme
ne pourras pas mempeſcher de te ſuiure, comme tu fis à ton de-
part. La mort au moins me rendra ta compaigne, & ſi meſme tom-
beau ne nous raſſemble, les lettres qui ſeront grauées ſur vne meſ-
me pierre conſerueront ta memoire iointe à la mienne: ſi tes os ne
touchent mes os, mon nom ſera eſcrit auprés du tien; & ſi les reſtes
de nos corps ſont ſeparez, nos ombres ne le ſeront pas: car ie ſeray
touſiours auec toy dans les enfers, & rien ne pourra eſloigner mon
ame de la tienne. La douleur lempeſcha de parler dauantage, les
ſanglots à tout propos entrecouppoient ſes mots, & les ſouſpirs
que ſon coeur eſlançoit luy faiſoient perdre la parole. Elle demeura
comme tranſie, & cependant le Soleil leué rendit le iour au monde
auec la lumiere, qui fit ſortir Halcyone de ſon logis, pour aller ſur le
riuage, doù elle auoit veu partir ſon mary. Ceſt dicy (diſt-elle
eſtant là) que furent leuées les anchres de ſon nauire, ceſt icy quil
me baiſa, me iurant quil ſeroit ſi toſt de retour: helas! ceſt icy que ie
ſuiuy des yeux ſes voiles auſſi loing que ie les peus voir. Ainſi elle ſe
repreſentoit tout ce qui ſeſtoit paſſé à ſon depart, & tandis quelle
entretenoit ſon affliction dvn doux & triſte ſouuenir, eſtendant ſa
veuë ſur les plaines de la mer, elle apperceut de loing ie ne ſçay quoy,
comme vn corps qui flottoit ſur leau. A la premiere veuë elle ne peut
pas iuger aſſeurément que ceſtoit, mais les ondes layans auancé,
bien quil fuſt encore fort loing, elle recognut bien que ceſtoit vn
corps mort. De qui que ce fuſt, elle en eut pitié, à cauſe que ceſtoit
dvn homme noyé, & le plaignant comme incognu, Ha! pauure
corps, diſt-elle, que tu es miſerable, & miſerable celle qui fut ta fem-
me, ſi tu en as eu vne! Cependant les vagues le iettent peu à peu du
coſté du riuage; le corps ſapproche delle, & leſpoir ſen eſloigne
plus elle le regarde. Elle ſort comme hors de ſoy-meſme, & quand
il eſt en fin ſi proche du bord quelle le peut recognoiſtre, quelle
void que ceſt ſon mary, ceſt le meſme viſage qui ſeſt preſenté de-
uant elle la nuict precedente, elle deſchire ſa face & ſa robe, ſarra-
che le poil, & tendant ſes mains tremblantes dhorreur vers ce corps
flottant de Ceyx, ſeſcrie pour luy dire: Eſt-ce de la façon que vous
venez me reuoir, cher eſpoux? Eſt-ce ainſi que vous retournez, vni-
ques amours de mon coeur? Eſt-ce en ce pitoyable eſtat que vous
vous acquittez de voſtre promeſſe? Il y auoit comme vn gros boule-
uart baſty de pierre à coſté du port, lequel eſtoit aſſez auant dans
leau, pour rompre les premiers efforts des vagues, & rabattre la vio-
lence des ondes, afin que les vaiſſeaux vinſſent plus doucement & plus
ſeurement à bord. Elle ſenleua en lair, & dvn ſault ſe ietta ſur ceſte
maſſe de pierre, au pied de laquelle le corps de ſon mary eſtoit arreſté.
Le peuple qui la veid ſauter ſi loin demeura tout rauy, & ſeſmerueilla
[330]
plus encore aprés, voyant quelle ne ſautoit pas, mais elle voloit: car
battant lair auec des aiſles nouuellement ſorties de ſes aiſſelles, elle
friſa le deſſus des ondes, & voltigeant autour de ſon mary, rendit ſans
parler vne voix plaintiue, qui neſtoit plus voix humaine, mais doy-
ſeau. Miſerable oyſeau, elle ſe poſa ſur le corps muet de Ceyx, ſans
ſentiment, & ſans vie, lembraſſa de ſes aiſles, & luy donna de ſon
bec pointu quelques froids baiſers, quil ſembla ſentir, car il leua la
teſte, ou les vagues luy firent leuer. Ce fut vne doute qui tint quelque
peu le peuple en ſuſpend; mais leffect prouua toſt aprés quil auoit à
la verité reſſenty la douceur des baiſers de ſa femme, & que les Dieux
prenans pitié de ſon malheur luy auoient pour vn peu redonné
quelque vie. Ils furent en fin tous deux changez en oyſeaux, &
conſeruans leur amour en tel eſtre, auſſi bien quen lautre, ne
rompirent point le lien de leur mariage. Ils ioignirent encore en-
ſemble leurs corps emplumez, & ſe firent lvn lautre pere & mere
des petits Halcyons, qui font comme eux leurs nids ſur la mer du-
rant les glaces de lHyuer, & rendent les eaux calmes autant de
temps quils demeurent ſur leurs oeufs à les couuer; car leur grand-
pere AEole ſoigneux de les conſeruer, ne laſche point alors les vents,
dont il eſt le concierge.
|| [331]
LE SVIET DE LA XI. FABLE.
AEſaque fils de Priam, & de la Nymphe Alixirhoë, eſtant eſperduëment amou-(XI. Fable
expliquée au
10. Chap.)
reux dHeſperie fut cauſe de ſa mort, car ceſte belle Nymphe en fuyant ſes careſſes, fut
par vn ſerpent bleßée au talon, & tomba morte incontinent ſur la place. Luy en fut ſi
affligé, que de regret il ſe precipita du haut dvn rocher dans la mer; mais Tethys pre-
nant pitié de luy le changea en Plongeon, deuant quil ſe noyaſt.QVand Halcyone & ſon mary furent ainſi reueſtus de plumes,
il y auoit quelques bons vieillards ſur le riuage, qui loüerent
fort la conſtance & la fidelité de ces deux amans, & à propos de leur
changement, vn de la compagnie diſt, monſtrant le Plongeon, qui
voloit aſſez prés deux: Voyez-vous ceſt oyſeau, ceſtoit autrefois vn
Prince du ſang Royal de Troye; & ſi nous recerchons ſes anceſtres,
nous trouuerons quil eſt deſcendu en droicte ligne dIle, dAſſara-
que, de Ganymede, les delices de Iupiter, qui le rauit au Ciel pour ſa
beauté, du vieil Laomedon, & de Priam, qui dernier commanda
dans le fort dIlion. Ceſtoit le frere du grand Hector, ſeul bouleuart
de Troye; ſi les deſtins neuſſent changé ſon eſtre en vn âge ſi tendre,
il neuſt pas moins peut-eſtre acquis de renom par ſa valeur, encore
que lvn fuſt fils dHecube; & que lautre euſt eſté par la Nymphe Ali-
xirhoë enfanté à la dérobée dans les vallées dIda. Ce petit AEſa-
que, bien que fils dvn grand Prince, ne ſe pleut iamais dans les villes,
ny à la Cour; ſon coeur ſans ambition luy faiſoit plus aimer les antres
ſecrets des montaignes, que le ſuperbe Palais dIlion. Il ſe trouuoit
peu ſouuent dans Troye, car il cheriſſoit ſur tout la vie champeſtre,
& toutefois neſtoit point doüé dvne ame ſi groſſiere, quelle fuſt in-
ſenſible à la pointe des traits du petit fils de Venus. Il portoit dans le
ſein vn coeur auſſi capable quvn autre des cuiſantes flames damour,
comme il en fit preuue à la veuë des beautez dHeſperie, fille du fleu-
ue Cebrene, quil apperceut vne fois ſur le riuage de ſon pere, ainſi
quelle eſparpilloit au Soleil ſes cheueux humides pour les ſeicher. Il
ne leut pas veuë, quil en fut eſpris, & elle ne ſe veid pas deſcouuerte,
quelle prit auſſi toſt la fuitte, courant deuant luy auec autant def-
froy, que faict vne biche ſuiuie du loup, ou vn canard ſurpris par le
faucon aſſez loin de leau où il ſe retire. Elle fuit, luy la pourſuit. Elle
qui tremble ſent que la crainte anime ſes pieds de viſteſſe, & luy auſ-
ſi ſe trouue plus leger picqué dvn trait damour qui luy ſert deſpe-
ron. Mais las, malheur! en fuyant elle foula du pied vn ſerpent caché
deſſous lherbe, & le ſerpent ſe retournant contre-elle, luy don-
na de ſa pointe venimeuſe dans le talon, & du coup arreſta en-
ſemble ſa courſe, & le cours de ſa vie. AEſaque la voyant tombée,
lembraſſa pour la releuer, mais deſia le poiſon auoit conduit les gla-
ces de la mort iuſques dans leſtomach. Ha miſerable! ſeſcria-il,
[332]
falloit-il que mes amoureuſes pourſuittes auançaſſent ta fin? Helas!
ce neſt pas le ſuccés que ieſperois de ma courſe. Nous ſommes deux
qui tauons meurtrie, Nymphe infortunée; vn ſerpent a donné le
coup, & moy ien ay donné loccaſion. Mon malheur veut que ie ſois
le plus criminel, mais la mort purgera mon crime. Ie veux mourir
pour alleger les regrets de ton ombre, que mon outrecuidance a de-
uant le temps enuoyée au triſte Royaume de Pluton. Il neut pas dit la
parole, quil monta ſur la pointe dvn rocher, qui auançoit dans la
mer; & de là ſe precipita dans leau, pour finir ſa douleur auec ſa vie:
mais il ne la finit pas pourtant; Tethys prenant compaſſion de ſon
malheur, le receut ſi doucement quil ne ſe noya point. Tandis quil
flottoit ſur les eaux, elle le couurit de plume, & lempeſcha de mourir
comme il deſiroit. Luy que lamour, & ſon malheur auoient deſeſpe-
ré, regrettant que la porte du treſpas luy fuſt ainſi fermée, tranſporté
du deſpit deſtre forcé de viure contre ſa volonté, ſeſleua pluſieurs
fois ſur ſes aiſles nouuelles, & aprés ſeſtre leué en haut, ſe laiſſa cheoir
dans la mer, penſant ainſi enſeuelir ſa vie dans les ondes: mais touſ-
iours ſa plume empeſcha que ſa cheute ne luy fuſt nuiſible. Ceſt
pourquoy il eſt encore agité du meſme deſeſpoir, qui luy faict touſ-
iours mettre la teſte la premiere dedans leau, comme cerchant auec la
mort la fin de ſes regrets. Les flammes damour le rongerent ſi cruelle-
ment, quil en eſt demeuré tout maigre, il a le col & les cuiſſes longues
& deſcharnées, ſa teſte paroiſt fort eſloignée de ſon corps; & pour
alleger la cuiſante ardeur de ſon braſier amoureux, il demeure touſ-
iours ſur les eaux, dans leſquelles il ſe plonge ſi ſouuent, quil ſen eſt
acquis le nom de Plongeon.
|| [333]
LE SVIET DE LA I. ET II. FABLE.
Agamemnon, chef de larmée Gregeoiſe qui alla deuant Troye, eſtant en Aulide, ain-(I. & II. Fable
expliquées au 1.
& 2. Chap. du 12.
Diſcours.)
ſi quil ſacrifioit à Iupiter, veid ſur larbre, qui couuroit lautel de ſon ombre, vn ſer-
pent, lequel seſtant glißé dans vn nid doyſeaux, aprés auoir mangé huict petits qui y
eſtoient, deuora meſme la mere qui voltigeoit autour du nid, puis il fut changé en pier-
re. Calchas preſagea par là que les Grecs demeureroient neuf ans entiers deuant Troye,
& quau dixieſme ils emporteroient la ville. Au reſte on tient que cela aduint au port
de Beotie où leurs nauires furent arreſtez, & où par le commandement du meſme Cal-
chas, Agamemnon fut contraint de donner ſa fille Iphigenie pour eſtre ſacrifiée: & ap [334] paiſer de ſon ſang vierge le courroux de Neptune irrité. Toutesfois elle ne fut pas im-
molée, car Diane lenleua, & fit trouuer vne biche à ſa place.PRiam, qui ne ſçauoit pas que ſon fils AEſa-
que, porté ſur des aiſles humides, veſquiſt
autour des eaux, le pleura comme mort, &
fit ſes funerailles, auſquelles, le valeureux
Hector, & ſes autres freres aſſiſterent. Il ny
eut que Pâris, ſeul dentre-eux, lequel man-
quant à ce triſte deuoir, ne ſe trouua point à
la pompe funebre: car il eſtoit en Grece, doù
auec Heleine, quil rauit à Menelas, il amena
la guerre, & vne longue ſuitte de deſaſtres, en
ſon pays. Mille galeres Grecques le ſuiuirent armées pour le ſac de
Troye, & liguées enſemble pour venger liniure faicte à Menelas:
toutesfois la vengeance ne fut pas ſi prompte quils eſperoient, elle
fut tardifue, pour ce que les vents les retarderent dans vn port de
Beotie, où ils demeurerent long-temps ſans pouuoir faire voile plus
auant. A fin que les Dieux propices fauoriſaſſent leur deſſein, & deſ-
gageaſſent leurs vaiſſeaux, que la furie des ondes retenoit attachez au
havre, ils firent des ſacrifices à Iupiter ſur vn vieil autel, qui ne fut pas
ſi toſt eſchauffé des flames ſacrées quon y alluma, quvn ſerpent pa-
rut gliſſant le long dvn plane. Sur larbre il y auoit vn nid de huict
petits oyſeaux, que le ſerpent deuora tous, & la mere enſemble qui
voltigeoit autour, dont chacun demeura fort eſtonné, toutefois ils
ſe raſſeurerent vn peu, quand le deuin Calchas leur diſt: Courage va-
leureux Gregeois, les Troyens ſont à nous, ils ſeront la victime de
nos armes victorieuſes; nous ruinerons leurs murailles: mais ce ne ſe-
ra pas ſans beaucoup de trauail, il nous faudra long-temps combat-
tre, pour acquerir la victoire. Des neuf oyſeaux deuorez il tira lors vn
preſage, quils demeureroient neuf ans deuant Troye, & quau dixieſ-
me ils emporteroient la ville. Cependant le ſerpent, qui entortilloit
ſa queuë autour des branches de larbre fut changé en pierre, ſans
perdre ſa forme de ſerpent: mais les nauires des Grecs ne furent pas
pourtant deſgagez; Nerée courroucé entretint encore la tourmente,
& ne les voulut point laiſſer paſſer outre. Il y en auoit qui diſoient,
que ceſtoit Neptune qui ſoppoſoit à leur deſſein, & quil ne vouloit
pas permettre que la ville de Troye fuſt ſaccagée, dautant quil en
(Agamemnon
auoit tué vne
biche, dont
Diane eſtoit
faſchée contre
luy, & à ceſte
occaſion le
retardoit.) auoit baſty les murailles. Mais Calchas ne trouua pas par ſes preſages,
que le mal vint de là; il ne peut taire ce quil ſceut eſtre pour le bien
commun de la Grece, quoy que ce fuſt choſe qui deuoit eſtre facheu-
ſe au chef de leur armée. Il diſt franchement, que la colere de la vier-
ge Diane vouloit eſtre appaiſee, par le ſang vierge de la fille dAga-
memnon. Ce fut vn cruel coup au pere doffrir en ſacrifice la vie de
[335]
ſa fille: mais il fallut pourtant quil y conſentiſt, le bien public lem-
porta ſur tous les reſſentimens paternels: on mena Iphigenie deuant
lautel pour y eſpandre ſon chaſte ſang, qui toutefois ne fut point eſ-
pandu: car la Deeſſe offencée fut vaincuë de pitié, voyant les larmes
des Miniſtres du ſacrifice, qui ne pouuoient quauec regret, preſter
leurs mains à ce piteux miniſtere. Elle meſme entoura dvne nuée ce-
ſte fille innocente, lenleua, & mit vne biche à ſa place, tandis que le
peuple chantant & priant, eſtoit empeſché aux ceremonies. Le cour-
roux donc de ceſte Deeſſe chaſſereſſe, ayant eſté appaiſé par vne vi-
ctime digne delle, auſſi toſt la mer ſe calma; ces mille vaiſſeaux qui
eſtoient ſi long-temps demeurez attachez au port, eurent le vent en
poupe, qui les porta en fin ſur les eaux du Xanthe, & les fit aborder
au riuage de Troye. Il y a ſur le milieu du monde vn logis egallement
eſloigné du Ciel, de la terre, & des eaux, qui eſt comme la frontiere
de ces trois Royaumes, qui ſont les trois lots du partage des enfans de
Saturne, doù lon void tout ce qui ſe faict en quelque part que ce ſoit,
& doù lon entend tout ce qui ſe dict. Ceſt là que demeure la Renom-
mée, dans vne maiſon baſtie au ſommet dvne montaigne, qui a mil-
le entrées, & mille & mille feneſtres pour receuoir les nouuelles de ce
qui ſe paſſe de tous coſtez. Il ny a point dhuys aux portes, nuict &
iour tout y eſt ouuert. Les murailles ſont dairain, qui dvn ſon aigu
redit tout ce quil entend dire, en quelque lieu du logis que ce ſoit
on y parle touſiours: Le repos, ny le ſilence ne ſont point receus là
dedans, mais on ny oyt point auſſi de cris eſclattans; le bruit qui ſy
faict eſt de mille voix baſſes, que les vns & les autres ſe ſoufflent aux
oreilles. Ceſt vn bruit tout tel que celuy de la mer, lors quon len-
tend de fort loing, ou tel que celuy qui ſe faict en lair, apres quon a
oüy quelques grands eſclats de tonnerre. Les galleries ſont pleines de
peuple qui va & vient, contant touſiours quelque nouuelle. Les men-
ſonges y courent ordinairement peſle-meſle auec les veritez; ce ne
ſont que bruits ſourds, deſquels la pluſpart repaiſſent leurs eſprits
curieux, & les autres les publient encores à dautres, mais ce neſt pas
ſans croiſtre le diſcours de quelque inuention: car touſiours celuy qui
le rapporte, laugmente en y adiouſtant du ſien. Là tout eſt plein da-
mes credules, deſprits legers & faciles à deceuoir; on ny void que
vaines ioyes, que craintes, quapprehenſions; il y a ſouuent du trou-
ble & des ſeditions, & ſouuent ſe font des rapports, deſquels on ne
trouue point le premier autheur. En fin rien ne ſe faict au Ciel dans
les palais eſtoillez, rien ſur terre, & rien dedans lenclos de lhumide
royaume de Neptune, dont la Deeſſe qui tient là ſon ſiege, naye
cognoiſſance.
|| [336]
LE SVIET DE LA III. FABLE.
(III. Fable
expliquée au
3. Chap.) Cygne fils de Neptune combattant pour les Troyens, ne peut iamais eſtre bleßé par
Achille, à cauſe que ſon pere en naiſſant auoit rendu ſon corps à leſpreuue de toutes
ſortes darmes: mais Achille en fin layant renuersé leſtouffa auec le pied quil luy mit
ſur la gorge. Neptune de peur que ſon fils demeuraſt ſur la place, deſpoüillé de ſes ar-
mes, le changea en Cygne, luy faiſant porter ſous la plume dvn oyſeau blanc le meſme
nom quil auoit eſtant homme.CE fut elle qui fit ſçauoir aux Troyens que les Grecs ſeſtoient
mis ſur mer pour les venir aſſieger, car ils ne parurent pas aux
ports de Phrygie, quon ne les y attendiſt; on ſe battit fort pour les
empeſcher de prendre terre, & ne la prindrent point ſans perdre
beaucoup dhommes. Tu le ſçais, braue Proteſilas, que la valcur ietta
premier ſur le riuage, & le deſtin precipita le premier à la mort, que
tu receus de la valeureuſe main dHector. Les premieres charges cou-
ſterent cher aux Grecs, ce fut à leurs deſpens quils ſceurent ce que
pouuoit le bras du braue fils de Priam, car les plus vaillans des leurs y
moururent, mais auſſi ne firent-ils pas mourir peu de Phrygiens. Le
riuage taché du ſang des vns & des autres, portoit de tous coſtez ſur
ſes ſablons les marques rouges du carnage, & ſur tout és endroits où
parut Cygne, valeureux fils de Neptune: luy ſeul en terraça plus de
mille, & rien ne luy pouuoit plus reſiſter, quand Achille ſe mit en
[337]
campagne, pour le combattre, ou bien Hector, car ſon deſir neſtoit
que de les rencontrer lvn ou lautre. Ce fut Cygne que la fortune
mena deuant luy, dautant que les deſtins auoient reſerué la mort
dHector pour la dixieſme année du ſiege. Il courut droit à Cygne,
& diſt en courant la picque à la main: Qui que tu ſois, ieune Cheua-
lier, il faut que maintenant aux deſpens de ta vie, tu faces preuue des
forces de mon bras; tu nauras pas peu dheur en ta mort, quand tu
acquerras le renom deſtre tombé victime aux pieds du grand Achıl-
le. Sa picque ſuiuit ſa parole, il donna vn coup à Cygne dans leſto-
mach, ſans faillir de frapper où il vouloit; mais il ne le bleſſa point
pourtant, car le fer comme rebouſché contre ſa peau ne la fit que
meurtrir, dont il fut tout eſtonné, & Cygne recognoiſſant ſon
eſtonnement, luy diſt: Vous ne deuez pas vous eſmerueiller ſi vos
forces, que vous preſumez indomptables, ne peuuent rien ſur moy;
le caſque couuert dvn crin de cheual que ie porte en teſte, ny le bou-
clier que iay à la main gauche, ne ſont pas pour me couurir des
coups, ils ne ſont ſur moy que pour me parer. Mars ſen ſert de la fa-
çon, encore quon ne luy puiſſe nuire; il va touſiours armé, comme
ſil apprehendoit les efforts de quelque ennemy. Si vous voulez ie
poſeray le caſque & le bouclier, mais ie ne ſeray pas moins couuert
que ie ſuis maintenant, & me retireray touſiours ſans bleſſure. Ceſt
bien plus deſtre fils de Neptune qui commande à Nerée, à toutes les
bleües Diuinitez de la mer, & à la mer meſme, que deſtre yſſu dvne
ſimple fille de Nerée. Recognoiſſez que ie ſuis autre que vous, & que
vos forces ne ſont pas à eſgaller aux miennes. Cela dit, il tira ſur
Achille, & dvn trait luy donna dans leſcu, ſi auant quil perça le cui-
ure, & iuſquau neufieſme cuir; il ny eut que le dixieſme qui reſiſta,
& garantit ſon maiſtre, lequel repartit en meſme inſtant ſur ſon en-
nemy, mais ce fut encore en vain & ſans bleſſure. Cygne receut par
trois fois la pointe de ſa picque dans le ſein, & ne fut non plus bleſſé
à lvn quà lautre; dont Achille entra en colere pareille à celle dvn
taureau, quon eſpouuente auec vn drap rouge, duquel il regrette
ne pouuoir faire ſortir du ſang pour contenter ſa rage; il aigrit en
vain ſa furie, plus il void que ſes efforts ſont vains: Il regarde au bout
de ſa picque pour voir ſi le fer nen eſt point tombé, il trouue quil y
eſt encore: Hé! comment, dit-il lors, ceſt donc ma foibleſſe qui ne
permet pas que ie voye rougir ma lance du ſang de mon ennemy?
Que ſont deuenuës mes forces, ceſtuy-cy ſeul me les a-il faict per-
dre? Ie ſuis aſſeuré de nen auoir point manqué autrefois; ien ay faict
preuue ſur la muraille de Lyrneſſe, à Tenede, dans Thebes, en My-
ſie, où ie teignis les ondes du fleuue Cayce du ſang du peuple qui
habite le long de ſon riuage, & en Lycie où Telephe par deux fois a
ſenty ce que peut mon bras & le fer de ma lance. Mais quay-je faict ſur
le champ meſme où ie ſuis? Ces ſablons, ſur leſquels nous nous bat [338] tons, ne ſont-ils pas encore couuerts des corps de ceux deſquels mon
eſpée a ſacrifié les ames à Pluton? Ceſt choſe aſſeurée que iay eu de
la force & de la valeur; & ſi ie ſçay bien que ien ay encore. Il faut
donc que ie ſois charmé, diſt-il; & le diſant comme douteux en ſoy-
meſme de ſa vertu, & ne croyant pas bonnement à ſes valeureux ex-
ploicts du paſſé, ſeſlança ſur Nemete Lycien, qui eſtoit à ſon coſté,
& le mit par terre, trauerſant le plaſtron quil portoit, & le ſein cou-
uert du plaſtron. Il tira incontinent la picque de leſtomach de ſon
vaincu mourant, pour la porter chaude & victorieuſe dans leſpaule
de Cygne, où il ne manqua point de frapper, mais il manqua de faire
la playe quil ſouhaittoit. Le fer touchant la chair de ceſt inuincible
fils de Neptune, trouuoit autant de reſiſtance comme ſil euſt donné
contre vne muraille, ou contre les dures coſtes dvn rocher. Toute-
fois à ce dernier coup, il parut du ſang à lendroit où la pointe porta,
dont Achille fut en vain reſioüy; car il ny auoit point de bleſſure, ce
neſtoit que le ſang de Nemete, qui auoit faict la marque rouge, qui
luy donna ceſte fauſſe ioye. Il deſcendit pourtant de ſon chariot pour
acheuer de meurtrir ſon ennemy, quil croyoit bleſſé, & le ioignant
de prés auec leſpée, veid que ſon eſpée entroit dans le caſque & dans
le bouclier, mais ne faiſoit point breſche dans le corps de Cygne.
Alors il perdit leſperance de le pouuoir offencer de la pointe; auſſi
ne ſy amuſa-il plus, il ſe ietta à ſon collet, & luy donna trois ou qua-
tre coups du pommeau, ſur les temples, le preſſa, le troubla, & le-
ſtonna de telle façon, quil luy eſbloüit les yeux. Cygne ſaiſi def-
froy, penſant ſe retirer en arriere rencontra vne pierre à ſes pieds, ſur
laquelle Achille le fit cheoir, & ſe ietta incontinent ſur luy, luy mit
les genoux ſur leſtomach, deffit les liens de ſon caſque, & le foula
tant ſur la gorge, quen luy bouchant le conduit de lhaleine, il luy
fit perdre le reſpir & la vie. Les armes du vaincu demeurerent ſur la
place, pour ſeruir de glorieuſes deſpoüilles au vainqueur: mais Ne-
ptune enleua en lair le corps, reueſtu de plumes blanches, & changea
ſon fils en loyſeau, duquel il portoit deſia le nom.
LE SVIET DE LA IIII. ET V. FABLE.
(IIII. & V. Fa-
ble expliquées
au 3. & 4. Chap.) Cenis fille dElatée Lapithe eſtant aimée de Neptune, obtint de luy deſtre changée
en homme qui ne pourroit eſtre bleßé. Elle fut donc depuis nommée Cenée, fut homme
& ſe trouua aux nopces de Pirithous, où il ſe battit valeureuſement contre les Cen-
taures ſans pouuoir eſtre bleßé, mais en fin ils laſſommerent, & laccablerent ſous de
groſſes branches darbres quils ietterent ſur luy, & Neptune alors pour la fauoriſer en-
core à ſa fin, le changea en oyſeau.
|| [339]
CEs premiers combats eſtoient ſi violents & ſi ſanglants quils ne
peurent durer long temps; les vns & les autres laſſez furent con-
traints de faire treue, & ſe repoſer de part & dautre. Les Troyens de-
meurerent dans la ville faiſans bon guet ſur leurs murailles, & les
Grecs dans leurs retranchemens ſe tindrent ſur leurs gardes. Tandis
Achille, pour rendre graces à Pallas de la victoire quil auoit obtenuë
contre Cygne, luy offre en ſacrifice vne genice, de laquelle il faict
bruſler les entrailles ſur lautel, & en enuoye iuſques dans le Ciel vne
fumée agreable aux Dieux. Ce fut tout ce quen eut le Temple, le re-
ſte fut employé à traitter les Capitaines de larmée, en vn feſtin quA-
chille leur fit. Lors quen ceſte aſſemblée de reſiouïſſance, ils ſe fu-
rent repeus de la chair roſtie de ceſte ieune vache, & auec le vin eu-
rent chaſſé la ſoif & les ennuis enſemble, leur entretien ne fut point
de chanter, ny douïr lharmonie dvn luth, ou les airs dvn flageol,
ils paſſerent la nuict à diſcourir, & la vaillance fut le ſeul ſubjet de
leurs diſcours. Ils ſe pleurent à raconter les braues exploits de guerre
de leurs ennemis, & les leurs auſſi. Ils dirent les perilleuſes fortunes
quils auoient couruës, & celles quils auoient faict courir à dautres.
Car quels diſcours euſſent eſté mieux ſeants en la bouche dAchille?
Dequoy pouuoit parler Achille, ſinon de la valeur? Ou dequoy pou-
uoit-on plus dignement entretenir le patron des guerriers, quen diſ-
courant de quelque rare effect de guerre? On nouït ſortir de leurs
[340]
bouches, que les genereuſes hiſtoires de leurs actes heroïques, & la
victoire de Cygne en fut le premier ſubiect. Ils ſeſbahirent tous de ce
quAchille leur diſt, que le corps de ce ieune Cheualier eſtoit à leſ-
preuue de toutes ſortes darmes, quil ne pouuoit eſtre bleſſé, & faiſoit
rebouſcher le fer. Ils ne ſçauoient que dire dvn tel miracle, & Achil-
le meſme qui lauoit eſprouué ne croyoit preſque pas que cela peuſt
eſtre, il ſen eſtonnoit encore plus que les autres, lors que Neſtor
leur diſt: Vous auez veu de voſtre temps vn Cygne, qui meſpriſoit la
pointe des armes, pour ce que ſon corps ne pouuoit eſtre percé; ce
neſt pas choſe nouuelle, iay veu autrefois vn Cenée de Perrhebe,
lequel deſdaignoit tant les coups, quil ſe fuſt donné pour butte à mil-
le & mille fleſches, ſans eſtre offencé dvne ſeule. Sa renommée na pas
eſté petite de ſon temps, il demeuroit ſur les coſtes du mont Othrys,
& faiſoit fort parler de ſoy; mais ce qui eſtoit encore plus admirable
en luy, ceſtoit que de fille il auoit eſté changé en homme, & en naiſ-
ſant nauoit eu que le foible ſexe des femmes. Toute la compagnie ra-
uie dvne telle merueille, le pria de raconter au long ce quil en ſça-
uoit, & Achille entre-autres deſireux den ouïr lhiſtoire, luy diſt: Ie
vous ſupplie, venerable vieillard, ſeul patron de noſtre âge, & en
bien-dire, & en ſageſſe, ne nous priuez point dvn diſcours ſi digne
de memoire; il ny a perſonne icy qui ne deſire de louïr. Faictes-
nous, ie vous prie, ſçauoir qui eſtoit ce Cenée, comment il changea
de ſexe, en quelle guerre vous lauez cognu, & qui fut celuy qui le
vainquit, ſi toutefois luy qui eſtoit inuincible peut iamais eſtre ſur-
monté. Mon âge, à la verité, diſt Neſtor, ma faict oublier beaucoup
de choſes que iay veuës en ma ieuneſſe, toutefois ie ne laiſſe pas de
me reſſouuenir encore de pluſieurs, mais ie nen ſçache point dont
iaye la memoire ſi fraiſche que de celle-là; & ſi depuis tant en guerre
quen paix, ien ay veu vne infinité dautres aſſez remarquables. Le
temps ne ma pas manqué pour en voir de pluſieurs façons; il y a plus
de deux cens ans que ieſpreuue que ceſt du monde, & ie cours au-
iourdhuy le troiſieſme ſiecle. Mais pour venir au conte que vous
ſouhaittez entendre; Cenis eſtoit fille dElatée, & fille des plus belles
qui fuſſent alors en toute la Theſſalie, ſoit dans les villes qui ſont de
voſtre domaine, braue Achille, ſoit dans les voiſines; car elle eſtoit
de voſtre païs. En vain pluſieurs Princes, captifs de ſes beautez, re-
cercherent ſon alliance, iamais elle ne voulut aſſuiettir ſa liberté aux
importunes loix du mariage. Ceſtoit vn party auquel ie penſe que
voſtre pere Pelée euſt volontiers aſpiré: mais de ce temps-là il auoit
deſia eſpouſé voſtre mere Thetis, ou elle luy eſtoit au moins promi-
ſe. En fin Cenis ne ſe laiſſa iamais gaigner aux careſſes des hommes; ſa
chaſteté, quelle ne cheriſſoit pas moins que ſa vie, demeura inuain-
cuë, iuſquà ce que Neptune, Prince des eaux, la rencontrant à leſcart
ſur ſes riues humides, la força de luy quitter la chere fleur quelle auoit
[341]
touſiours ſi ſoigneuſement conſeruée. On tient quil iouït des delices
de ſes embraſſemens, & que pour loyer des plaiſirs quil auoit gouſtez
auec elle, il offrit de luy donner tout ce quelle deſireroit. Elle qui ne
regrettoit rien plus que la perte de ſa virginité, penſant touſiours à ſa
chaſteté violée, auoit tant en horreur limpudique effort de ce Dieu,
quelle creut nauoir rien plus à ſouhaitter que de ſe voir exempte à
laduenir dvne violence pareille à celle quelle auoit ſoufferte. Afin
que ie ne puiſſe iamais eſtre forcée de la façon, faictes, luy diſt- elle,
que ie ne ſois plus de ce foible ſexe qui eſt ſubiect à vn plus robuſte. Si
vous changez ma nature de femme en celle dvn homme, vous me
ferez iouïr de tous les contentemens où iaſpire. Ce Dieu eſclaue de
ſes perfections, fauoriſa ſi promptement ſon voeu, quelle prononça
les dernieres paroles de ſon ſouhait dvne voix plus forte, & qui ſem-
bloit bien neſtre deſia plus voix de femme, auſſi neſtoit-ce pas à la
verité, car elle fut homme dés linſtant meſmes quelle en conceut le
deſir; & ſi ſon corps outre-ce fut doüé dvne ſecrette vertu, qui lem-
peſcha deſtre iamais bleſſé, & de craindre la pointe ny le trenchant de
quelques armes que ce fuſſent. Ce ne fut plus Cenis, mais Cenée,
Cheualier qui par ſa valeur ſacquit depuis vn nom tres-illuſtre en la
Theſſalie. Pour vous faire ſçauoir ſa fin; ie vous diray que de ſon
temps Pirithous, fils de loutrecuidé Ixion, eſpouſa Hippodame, &
à ſes nopces, où tous les plus grands de la Theſſalie ſe trouuerent, &
moy-meſme y eſtois, inuita les Centaures, quil traitta dans les allées
dvne foreſt, où les tables furent rangées ſous le couuert des arbres.
Ce neſtoit que reſiouïſſance là dedans, on y chantoit Hymenée, tout
y fumoit du feu des ſacrifices: Ce neſtoient que cris dallegreſſe, que
loüanges des beautez dHippodame, laquelle y eſtoit aſliſtée dvne
belle troupe de Dames; ce neſtoient que voeux en faueur de ſon ma-
riage. Chacun iugeoit Pirithous tres-heureux dauoir rencontré vne
femme ſi accomplie, on ne luy preſageoit que toute felicité dvne tel-
le alliance; toutesfois peu ſen fallut que le preſage ne fuſt menſon-
ger. Euryte, cruel chef de ces ſanguinaires Centaures, neut pas leſto-
mach plein de vin, quil deuint comme furieux; mais il le fut bien
plus, lors que le feu des regards de la mariée leut encore eſchauffé. Les
chaleurs de Bacchus redoublées par celles de Venus lagiterent dvne
ſi bouïllante manie, quen ſe leuant il renuerſa la table, & fut ſaiſir
Hippodame par les cheueux pour la violer: tous les ſiens le ſuiuirent,
chacun prit celle qui luy plaiſoit le plus, ou quil rencontra la pre-
miere. Ainſi la ſolemnité de la nopce fut changée en vn naïf pour-
trait du ſac dvne ville priſe daſſaut. Ainſi en vn inſtant au lieu des
chants dHymenée on nouït que cris de femmes, qui firent retentir
toute la maiſon de leurs voix effroyables. Ce tumulte ſuruenu nous
fit leuer promptement de table, pour deffendre les Dames contre la
violence des Centaures. Theſée le premier ſoppoſa à Euryte, & luy
[342]
diſt: Quel trouble deſprit vous tranſporte, de me voir icy viuant, &
attaquer Pirithous en ma preſence? Vous auez en luy ſeul offencé
deux perſonnes. Liniure que vous luy faictes ne me touche pas moins
quà luy meſme, ce ſont deux ennemis que voſtre indiſcretion vous
ſuſcite. Ioignant les effects aux paroles, il tira Hippodame dentre les
bras de ce fier Centaure, qui ne reſpondit rien; auſſi nauoit-il point
de raiſon pour deffendre vn tel acte: mais comme enragé, dauoir
perdu ſa priſe, leua la main, pour ſe venger de celuy qui luy auoit
oſtée. Theſée ſe deſtournant, rencontra dauanture vn grand vaſe
antique, enrichy de figures en boſſe, il le prit, & en donna tel coup
ſur la teſte à Euryte, quil le mit par terre, où en ſe tourmentant des
pieds & des mains, il vomit les grumeaux de ſang, le vin & ſa ceruelle
par la bouche & par ſa playe. Ces monſtrueux enfans des nuées, ou-
trageuſement offencez de la mort de leur frere, crians lors tous con-
fuſément aux armes, commencerent à faire voler les taſſes, les plats, le
caque, les marmites, & ſe ſeruir de tous les vtenſiles de cuiſine, com-
me de ſanglants outils de Mars pour faire la guerre. Amyce fils dO-
phion ſarma le premier dvn chandelier, ſur lequel pluſieurs lampes
eſclairoient, & layant leué, tout ainſi que ceux qui leuent vne coignée
pour aſſommer vn ieune boeuf deuant lautel de quelque Dieu, il en
donna ſi grand coup ſur le front à Celadon Lapithe, quil luy mit la
face tout en ſang, & luy eſcraza de telle façon, que les yeux en ſortirent
de la teſte, le nez enfoncé entra iuſques dedans la bouche, & tous les
os confuſément briſez le laiſſerent ſans forme de viſage. Pelate acheua
de le tuer auec le pied dvne table rompuë, duquel luy ayant abbattu
le menton ſur leſtomach, il le coucha par terre, & de ceſte ſeconde
bleſſure lenuoya aux nopces chez Pluton. Grynée ſe trouua prés de
lautel ſur lequel lencens fumoit, où diſant: Pourquoy ne me ſerui-
ray-je pas de cecy? enleua lautel, qui eſtoit dvne grandeur exceſſiue,
& auec le feu & lencens le ietta au milieu de la plus eſpaiſſe trouppe
des Lapithes, dont il aſſomma Brotée, & Orion, fils de ceſte grande
magicienne Mycale, qui par la force charmereſſe de ſes vers enchan-
teurs tira pluſieurs fois la Lune de ſon cercle. Ha! diſt lors Exadie, ton
outrecuidance ne demeurera pas long-temps impunie, pourueu que
ie puiſſe trouuer quelques armes: & en parlant apperceut les cornes
dvn cerf penduës à vn pin, deſquelles il ſarma, & les ficha dans les
yeux de ce ſacrilege Grynée, lequel ayant perdu la veuë ſentit ſes yeux
creuez, meſlez auec du ſang, couler le long de ſes ioües & de ſa barbe.
Rhoëte prit au foyer le plus gros tiſon qui y fuſt, & en frappa Caraxe
ſur la teſte, quil auoit couuerte dvne groſſe cheuelure rouſſe. Le poil
ſeſprit auſſi toſt que feroit vne poignée deſpics ſecs atteints du feu,
& le ſang qui ſortit de la playe ſe gliſſant dans les flames petilla, tout
ainſi que faict vn fer rouge, que le mareſchal trempe dans leau auec
ſes pincettes, incontinent apres lauoir ſorty du fourneau. Caraxe
[343]
ainſi bleſſé, ſecoüa pluſieurs fois la teſte pour en faire tomber le feu,
& ſentant quil croiſſoit touſiours, la rage luy doubla les forces, il le-
ua vne porte renuerſée, qui euſt eſté aſſez peſante pour charger vn
chariot; auſſi la mit-il bien ſur ſes eſpaules, mais il ne la peut ietter ſur
ſes ennemis; il tomba couché ſous ce lourd fardeau, & y fut accablé
auec Comete, qui eſtoit le plus proche de luy. Rhoëte ne ſe peut tenir
de ſen reſiouïr, diſant: Facent les Dieux que tous les autres de ta
troupe ſoient valeureux & heureux comme toy, & que leur force leur
ſerue autant que la tienne ta ſeruy. Du meſme tiſon quil auoit faict la
premiere playe, il acheua de le meurtrir, & luy donnant encore qua-
tre ou cinq coups ſur le derriere de la teſte luy enfonça le teſt dans la
ceruelle; puis ſen alla victorieux attaquer Euagre, Coryte & Dryas.
Le ieune Coryte, auquel vn poil doré commençoit encore à cotton-
ner les ioües, fut le premier qui tomba mort deuant luy. Quel hon-
neur penſez-vous auoir acquis de tuer vn enfant? diſt Euagre, ſe met-
tant en poſture den prendre la vengeance: mais Rhoëte ne luy en
donna pas le loiſir, ny de parler dauantage; il luy mit ſon tiſon ardant
dans la bouche, & luy fit entrer ſi auant, quil leſtouffa. Il pourſuiuit
apres Dryas auec les meſmes armes, penſant latterrer ainſi que les au-
tres, toutesfois il ny eut pas le meſme ſuccés. Dryas arreſta ſa victoire,
& luy planta la pointe dvn pau au deſſus de leſpaule, quil ne peut
quà toute peine arracher, pour prendre la fuitte tout couuert de ſang
comme il eſtoit. Ornée, Lycabas, Medon bleſſé à leſpaule gauche,
Piſenor & Cormas effrayez comme luy tournerent le dos. Mermere
peu auparauant ſi leger à courir ne peut alors fuir ſi viſte quil euſt de-
ſiré, à cauſe du coup quil auoit receu à la cuiſſe. Phole, Melanée, Abas
heureux à la chaſſe du ſanglier, & Aſtyle qui auoit bien taſché au
commencement de detourner les coeurs des ſiens dvne ſi folle guerre,
ſe deffendit en fuyant comme les autres, & diſt à Neſſe qui couroit
auec luy, quil ne deuoit point craindre de ſe preſenter aux coups, dau-
tant que lhonneur de ſa mort eſtoit reſerué aux fleſches dHercule.
La fuitte deſroba tous ceux-là au bras victorieux de Dryas, qui leur fit
tourner le dos, mais non à Eurynome, Lycidas, Arée, Imbrée, qui te-
nans ferme, furent terracez ayans le viſage du coſté de leur ennemy.
Et Tanée de meſme, bien quil fuſt des fuyards, car ſe tournant pour
voir qui le ſuiuoit, il receut vn coup deſpée entre les deux yeux, à len-
droit où le nez & le front ſe ioignent. Aphydnas eſtoit demeuré en-
dormy ſans ſeſueiller au bruit que ſes compagnons faiſoient; il auoit
la peau dvn ours qui luy ſeruoit de couche, & tenoit encore en main
le pot où auoit eſté le vin duquel il ſeſtoit enyuré. Phorbas qui lap-
perceut en telle poſture, paſſant les courroyes de ſon dard autour de
ſes doigts, diſt en ſoy-meſme, quil falloit lenuoyer aux enfers luy
faire meſler de leau du Styx auec ſon vin, & en meſme inſtant luy
donna dvne fleſche dans la gorge, dont ceſt yurongne Centaure
[344]
mourut ſans reſſentiment de la mort, & auec ſon ame aſſoupie verſa
ſon ſang boüillonnant partie ſur ſa couche, partie dans le pot quil
auoit vuidé. Petrée ſeſſayant de deſraciner vn cheſne quil tenoit em-
braſſé, en leſbranlant dvn coſté & dautre, fut trauerſé dvn coup de
lance que Pirithous luy donna. La pointe perçant iuſques dans le
tronc, attacha Petrée contre larbre, auec lequel il faiſoit eſſay de ſes
forces. Lyce & Chromis ſentirent depuis ce que pouuoit le bras de Pi-
rithous: mais leur mort ne luy apporta pas tant de gloire, que fit celle
de Dictys & dHelops. Helops receut de luy vn coup de iauelot, qui
luy perça la teſte dvne oreille à lautre; & Dictys fuyant ſa valeur,
tomba dans vn precipice, où il rencontra vn orme quil rompit, ſi
lourde fut ſa cheute, & ſen fit entrer quelques branches dans le ven-
tre. Pharée qui le veid cheoir le voulut venger, & ſeſtoit deſia armé
dvne groſſe pierre, pour aſſommer ou Pirithous, ou Theſée, mais
Theſée le preuint, & luy donna ſi grand coup dvne branche de cheſ-
ne, quil luy rompit le bras, ſans tenir conte de luy faire dauantage de
mal, voyant que ceſtoit vne maſſe de chair inutile, qui ne pouuoit
plus nuire. Apres lauoir frappé il ſauta ſur la croupe de Bianor, crou-
pe que perſonne nauoit iamais montée, & luy tenant les genoux dans
les reins, de la main gauche le ſaiſit au poil, & de la droicte luy battit
tant le viſage auec ce baſton de cheſne, dont il auoit briſé le bras de
Pharée, quil luy fit perdre la veuë & la vie. Du meſme baſton il ter-
raça Nedymne, le chaſſeur Lycotas, Hippaſe auec ſa longue barbe
qui luy couuroit leſtomach, Riphée, & le furieux Petrée qui prenoit
des ours par les montaignes de Theſſalie, & les portoit dans ſa maiſon
tous vifs & tous effarouchez. Demoleon entra en vne extreme colere,
voyant le ſuccés des valeurs de Theſée; pour en arreſter le cours il
voulut arracher vn pin, quil ne peut tirer hors de terre: apres ſeſtre
en vain efforcé à le deſraciner, il ſe contenta den rompre vne bran-
che quil ietta contre Theſée ſans loffencer, pour ce que Pallas (à ce
quil dit) linſpira de ſe detourner du coup; mais le pin ne cheut pas
en vain pourtant, il donna droict dans leſtomach à Crantor, luy
rompit leſpaule gauche & le tua. Ce Crantor (Achille) auoit eſté
autresfois Eſcuyer de voſtre pere Pelée; ceſtoit Amyntor, Prince des
Dolopes, qui luy auoit donné en ſigne damitié, & pour gage de la
paix accordée entreux. Pelée donc, qui laimoit, ne le peut voir ainſi
mal traicté, quil ne ſen reſſentiſt; la colere luy fit porter auec tant de
violence, ſon eſpieu dans le coſté de Demoleon, que le fer y demeu-
ra, & nen peut retirer le bois quauec beaucoup de peine. Ce Cen-
taure bleſſé ne perdit pas le coeur, les douleurs de ſa playe luy enflerent
le courage dvn deſir de vengeance, il ſeſleua contre ſon ennemy, &
le voulut fouler de ſes pieds de cheual; mais Theſée ſe tint ſi bien cou-
uert de ſon caſque & de ſon bouclier, que ſans eſtre bleſſé, il trauerſa
le double ſein de ce demy-homme & demy-cheual, & le fit cheoir
[345]
mort par terre. Deſia auparauant il auoit enuoyé Phlegmon, Hy-
las, Iphinoë, & Danis au triſte Royaume des Morts. Dorylas les
ſuiuit, & ce fut moy qui le bleſſay le premier. Il auoit la teſte
couuerte de la peau dvn loup, & portoit des cornes de boeuf tein-
tes du ſang de pluſieurs des noſtres quil auoit maſſacrez. Il faut
(luy dis-je) te monſtrer que mes armes ont plus de pouuoir que
tes cornes; & laſchant la parole, ie laſchay ſur luy vn jauelot, quil
penſa repouſſer de la main, nayant pas le temps de ſe detourner:
mais ſa main ne le ſauua pas du coup; car elle demeura comme at-
tachée ſur ſon front, dont chacun ſe prit à rire. Et lors Pelée, qui
eſtoit plus prés de luy que moy, luy paſſa ſon eſpée dans le ven-
tre, doù les boyaux ſortirent, ſur leſquels luy-meſme marcha. Il
meſla ſes pieds dedans ſes entrailles; de ſes pieds il les deſchira,
puis tomba le ventre tout vuide. Ta beauté, Cyllare, (ſil y a quel-
que beauté au corps dvn Centaure) ne tempeſcha pas de ſuiure
le meſme ſort de Dorylas; ne tayant peu retirer du combat, elle
ne te peut exempter de la mort. Ceſtoit le plus agreable & le plus
accomply de toute la troupe; il ſembloit que la nature ne leuſt
formé que pour plaire & eſtre admiré dvn chacun. Vn ieune poil
doré commençoit ſeulement à luy border les ioües, & vne longue
cheuelure de meſme luy pendoit iuſques ſur les eſpaules. Il auoit
vn viſage ſi attrayant, de ſi belles mains, leſtomach & les eſpau-
les ſi bien faictes, quon pouuoit remarquer en luy tous les plus
rares traicts, que lart imitant la nature ſefforce de repreſenter és
images des plus celebres ouuriers. En fin ſon viſage & ſa gorge ne
deuoient rien aux merites du beau-frere dHelene. Et ſi le haut,
qui portoit la forme dhomme, eſtoit ſi parfaict, le bas qui tenoit
du cheual neſtoit pas moins accomply. Il auoit le deuant fort re-
leué, vne croupe large plus noire que poix, & la queuë, & les iam-
bes eſtoient blanches comme neige. Pluſieurs femmes demy-ieu-
mens, rauies de ſes agreables beautez, ſouhaitterent lauoir pour
mary, mais Hylonome lemporta ſur toutes; Hylonome la perle de
ſes ſemblables, digne pour ſa grace, de poſſeder les graces de Cyl-
lare. Outre que ſon viſage ne manquoit point de charmes, elle
ſceut gaigner les affections de ce ieune Centaure, par vne infinité
de careſſes, qui le rendirent autant eſpris delle, comme elle eſtoit
de luy. Tout lornement quelle pouuoit apporter à ſes membres
diuers, elle ne loublioit point, fuſt en poliſſant ſon poil auec vn
peigne, fuſt en paſſant des fleurs comme des violettes, des oeillets,
des roſes & des lys, dans les treſſes dont il eſtoit lié. Tous les iours
elle ſe lauoit deux fois le viſage dans le cryſtal dvne fontaine, qui
eſtoit au haut de la foreſt, & tous les iours ſe baignoit deux fois
au courant dvne riuiere, qui couloit à coſté du bois. Elle auoit
comme toutes les autres ſes ſemblables, vne peau ſur leſpaule gau [346] che; mais ceſtoit vne peau des plus belles & plus ſeantes qui ſe
peuſſent trouuer, & de quelque beſte choiſie à plaiſir. Elle aimoit
vniquement ſon mary, & ſon mary la cheriſſoit de meſme, auſſi ne
ſeſloignoient-ils iamais lvn de lautre; ils ſe promenoient touſiours
enſemble ſur les coſtaux de leur foreſt, & pour ſe repoſer ſe retiroient
touſiours enſemble dans lobſcurité de quelque antre. Ils eſtoient
venus enſemble à ce feſtin, & auoient touſiours combattu lvn au-
prés de lautre, quand vn trait pour les ſeparer vint donner dans le
ſein de Cyllare, & le frappa au coeur. Hylonome ne peut ſapper-
ceuoir qui eſtoit la main meurtriere, de laquelle eſtoit partie ce-
ſte fleſche fatale à leur amour. Son dueil ne peut en auoir la ven-
geance quelle en deſiroit faire; elle penſa donc à ſecourir ſon ma-
ry mourant, elle lembraſſa, eſſaya deſtancher le ſang mettant la
main ſur la playe, & couurant ſa bouche de la ſienne, ſoppoſa en
vain quelque temps à la ſortie de ſon ame fuyarde, qui ne pouuoit
plus demeurer dans ce corps languiſſant. Le voyant mort elle fit
pluſieurs cris, meſlez de pitoyables plaintes que le bruit quon fai-
ſoit mempeſcha dentendre, & ſarmant contre ſoy-meſme du pro-
pre jauelot qui auoit tué ſon mary, elle ſe le mit dans le ſein, & fi-
nit ſa vie embraſſant celuy, pour qui ſeul elle ſe plaiſoit de viure.
Iauois à lheure deuant moy le furieux Pheocome, lequel couuert
de pluſieurs peaux de lion attachées enſemble, leua le tronc dvn
arbre, que quatre boeufs à peine euſſent peu traiſner, & en donna
ſur la teſte au fils de Phonolenis quil eſcraza, & luy fit ſortir la
ceruelle par le nez & par les oreilles: tout ainſi que les gouttes de laict
qui ſortent du clayon, ſur lequel le froumage ſe forme, ou comme
la liqueur que lon faict ſortir par force à trauers les petits trous
dvne paſſoire. Ie ne le peux empeſcher de faire ce coup-là; mais
voyant quil ſamuſoit à deſpoüiller les armes de celuy quil auoit
terracé pour en faire trophée; ie le garday bien de iouïr dvne tel-
le deſpoüille. Ie luy trauerſay mon eſpée dans le ventre (voſtre
pere le ſçait, il neſtoit pas loing de moy) & ſuiuant mon heu-
reuſe pointe, mis par terre Cthonie & Teleboas. Lvn portoit
vne fourche, lautre vn jauelot, duquel il me bleſſa; ceſt le coup
dont iay encore la marque au viſage. Ceſtoit alors que ie deuois
eſtre enuoyé à vn ſiege de Troye, ie neuſſe point redouté ce grand
Hector, dont nos ennemis font leur plus fort rampart; ſi ie ne
leuſſe ſurmonté, ie leuſſe bien empeſché au moins de faire tant
de rauages. Mais queſtoit alors Hector? il neſtoit pas peut-eſtre
encore au monde, ou ſil eſtoit nay, ce neſtoit quvn enfant, & à
moy maintenant les forces me defaillent. Ie ne daignerois icy me-
ſtendre dauantage pour vous raconter les proüeſſes de Periphas,
vainqueur du double Pyrette. Iene veux pas auſſi parler dAmpyce,
qui dvn baſton de cormier, non ferré, donna dans le viſage du Cen [347] taure Oëcle. Macarée portant vn pieu dans leſtomach dErigdupe,
le renuerſa (il men ſouuient fort bien) & Cymele dvn traict bleſ-
ſa Neſſée en laigne. Ne vous perſuadez pas auſſi que Mopſe ne
ſe ſoit meſlé dautre choſe, que de predire lauenir: dvn jauelot,
ſorty de ſa main, il fit perdre la parole & la vie enſemble à Odi-
te, qui de ce coup-là eut la langue attachée au menton, & le men-
ton à la gorge. Mon deſſein eſt de vous faire ſçauoir la mort de
Cenée; ie ne marreſteray donc plus aux autres, pour vous dire que
luy dvne main victorieuſe auoit deſia teinct ſon eſpée dans le ſang
de cinq Centaures, Stiphele, Brome, Antimache, Helime & Py-
racmon, (ien ay retenu le nombre & les noms; mais quels furent
les coups quils receurent, ie ne puis pas men ſouuenir) lors que
le monſtrueux Latrée armé des deſpoüilles dAleſe, quil auoit faict
mourir, ſauança pour ſoppoſer à ſon bon-heur & à ſes victoires.
Ce Latrée eſtoit entre deux âges, vn poil meſlé de blanc luy ceignoit
les temples, & auec ce quil eſtoit dvne hauteur auantageuſe, car il
eſtoit des plus grands, il eſtoit auſſi des mieux armez deſpée, deſ-
cu, & dvne grande picque à la Macedonienne. Il fit vn tour en
rond deuant que dattaquer Cenée, & à la face des deux troupes, ſa
preſomption luy fit laſcher ces vaines paroles: Hé quoy, Cenis, te
perſuades-tu, que ie te ſouffre icy faire la valeureuſe? Pauure fille! car
ie te tien encore pour telle, iamais ie ne te croiray autre que Cenis,
as-tu bien le courage de te preſenter deuant nous? Ta naiſſance na-
elle peu ten oſter la hardieſſe? As-tu perdu le ſouuenir de ce que te
couſte la forme menſongere dhomme que tu portes? Souuien-toy à
quel prix tu las acquiſe, & la honte que tu as ſoufferte rabbattra ton
orgueil. Repreſente-toy, foible fille, à quoy tu es née; va prendre la
quenoüille & le fuſeau auec vn petit panier, & ne te meſle ſinon
de filer. Ceſt ton exercice, laiſſe manier les armes aux hommes; les
armes ne ſont pas des outils pour tes mains. Cenée ne repartit à ces
Rodomontades, que dvn jauelot, duquel, ainſi que le Centaure
eſtendoit ſon grand corps en courant, il luy donna dans le coſté iu-
ſtement à lendroit, où les membres dhomme commençoient à
ſe meſler auec ceux de cheual. La douleur de la bleſſure aigriſſant le
Centaure luy fit ietter le dard quil auoit en main, duquel il frappa
Cenée à la iouë ſans le bleſſer, car le fer reſſauta, tout ainſi que
faict la greſle tombant ſur le toict dvne maiſon, ou vn petit cail-
loux ſur vn baſſin de cuiure. Nayant rien faict de loing, il lat-
taqua de prés, & luy vint preſenter vn eſtoc, pour luy plonger
ſon eſpée dans le coſté; mais leſpée ne trouua point dentrée, non
plus que le dard. Il ſe perſuada que la pointe eſtoit rompuë, &
donnant vn coup de taille, fit auſſi peu du tranchant quil auoit
faict de la pointe. La lame qui auoit porté ſur les coſtes, ſonna
tout ainſi comme ſi elle euſt frappé ſur vne image de marbre; elle ſe
[348]
rompit ſans faire breſche, & leſclat rejaillit ſur le col. Cenée laſſé de
receuoir des coups, encore quils ne loffençaſſent point, voulut eſ-
prouuer ſi ſon eſpée feroit de meſme ſur ſon ennemy, il luy mit
dans leſpaule, la pouſſa iuſquaux gardes, puis la tourna pluſieurs fois
pour croiſtre la playe, & ſe deffit ainſi de Latrée; mais il ne ſe peut
deffaire de ſes compagnons. La mort dvn ennemy luy en ſuſcita
pluſieurs autres; tous ſe tournerent contre luy, & faiſans retentir
lair de cris effroyables, darderent de tous coſtez des jauelots ſur
luy; ils nen voulurent quà luy ſeul, il ſeruit ſeul de butte à leurs
traicts qui tomberent tous rebouſchez ſans le pouuoir percer. Ils
ne firent pas ſortir de ſon corps vne ſeule goutte de ſang, leurs ar-
mes comme charmées ne peurent auoir priſe ſur luy, dont ils de-
meurerent tous eſtonnez. Ils ne ſçauoient plus de quel coſté laſ-
ſaillir, quand Monyche ſeſcria: Quelle honte? Faut-il quvn ſeul
homme ſurmonte tout vn peuplè? Mais que dis-je vn homme,
faut-il quvn Cenis qui neſt pas vrayement homme, dompte la
valeur des Centaures? Toutesfois, ſi eſt, il eſt homme, il eſt vray
homme, & nous ne le ſommes pas; noſtre laſcheté nous faict ce
quil a eſté autrefois, & il eſt ce que nous deurions eſtre. Dequoy
nous ſert ceſte monſtrueuſe grandeur dont nous ſommes doüez?
Quel auantage tirons-nous de nos doubles forces, & de lvnion des
deux natures que la Nature nous a données? Ceſt vne folie de nous
vanter enfans dvne Deeſſe, ou enfans dIxion, qui eut tant de cou-
rage, que daſpirer aux embraſſemens de Iunon: ſi nous eſtions
ſortis de luy, nous ne ferions pas ioug tous enſemble ſous le foi-
ble effort dvn ennemy qui neſt que demy-homme. Que ne rou-
lons-nous ſur luy des cheſnes, des roches, & des montaignes tou-
tes entieres, ſil eſt beſoin, pour eſtouffer ſon ame dans ſon corps,
puis quelle nen veut point ſortir? Il faut laccabler ſous le bois de
ceſte foreſt, afin quvne telle charge ſoit ſa mort, ſil ne peut mou-
rir autrement. Ainſi quil animoit de la façon ſes compagnons à la
ruine de Cenée, il rencontra dauanture vn arbre, que lorage des
vents auoit mis par terre, quil ietta contre ſon ennemy, & fut cau-
ſe que tous les autres firent de meſme. En peu de temps le mont
Othrys fut deſcouuert, Pelion neut plus darbres qui ombrageaſ-
ſent ſes coſtaux, & Cenée fut chargé de tout le bois, qui couuroit
parauant lvne & lautre montaigne. Il en eut vn tel amas ſur luy,
que ſon haleine en fin, retenuë dans ſon eſtomach, ne peut plus
trouuer douuerture pour rafraiſchir ſes poumons dvn air nou-
ueau. Il ſefforça pluſieurs fois en vain de ſe ſouſleuer, & renuer-
ſer ces foreſts entaſſées ſur luy, mais il ne luy fut iamais poſſible,
tout ce quil peut, fut de les eſbranler quelquefois, & faire naiſtre
vn pareil tremblement queſt celuy des montaignes, lors que les
vents reſſerrez dans les antres ſecrets de la terre les eſmeuuent. Nous
[349]
fuſmes long-temps en doute ſil eſtoit mort ou non; la pluſpart
tenoient que la peſanteur du bois qui le couuroit lauoit eſtouffé,
mais Mopſe nous aſſeura quil nen eſtoit rien, & nous monſtra vn
oyſeau couuert de plumes rouſſes, quil auoit veu ſortir de ceſt eſ-
pouuentable buſcher. Ceſtoit vn oyſeau dont ie nauois iamais veu
le ſemblable. Tandis quil faiſoit du bruit voltigeant autour de nos
troupes, Mopſe leua la veuë en haut, & le ſuiuit en lair du coeur,
& des yeux: Heureux ſois-tu (luy diſt-il) valeureux Cenée, autre-
fois la gloire des Lapithes, & maintenant oyſeau vnique en ton
eſpece, comme tu fus vnique en valeur. Lauthorité de Mopſe fit
que nous donnaſmes de la creance à ſes paroles, & ſelon ſon rap-
port, nous creuſmes que Cenée auoit eſté changé en oyſeau. Ce
fut lors que le regret de lauoir perdu, nous toucha tellement, que
le courroux doubla nos forces pour venger celuy, que mille Cen-
taures à peine auoient peu accabler. Nous nous iettaſmes ſur eux,
auec tant de furie & dopiniaſtreté à les charger, que ſans nous laſ-
ſer dalleger noſtre dueil en eſpanchant leur ſang, nous ne ceſſaſ-
mes point la tuërie, iuſquà ce que la pluſpart furent morts, &
que les autres fauoriſez de la nuict, eurent par la fuitte eſchappé le
tranchant de nos eſpées victorieuſes.
|| [350]
LE SVIET DE LA VI. FABLE.
(VI. Fable ex-
pliquée au 5.
Chap.) Periclymene ayant eu de Neptune le pouuoir de ſe changer en diuerſes formes, en
combattant contre Hercule, le voulut esblouïr par vne infinité de diuers changemens;
mais en fin pourtant il fut tué ſous la forme dvn aigle, quHercule perça dvn trait
en volant. Ce Periclymene eſtoit frere de Neſtor, auquel le Poëte faict dire la Meta-
morphoſe, auec vn extreme regret de lauoir ainſi perdu.(Tlepoleme eſtoit
fils dHercule,
& d Aſlyoche.
Aprés auoir
tué vn ſien on-
cle, il sen alla à
Rhodes où il ſe
fit Roy.) TLepoleme oyant faire le diſcours du combat des Lapithes
& des Centaures ſe ſentit offencé de ce que Neſtor nauoit
point parlé dHercule, lequel pour ſa valeur deuoit eſtre mis le pre-
mier ſur les rangs. Le regret quil en eut, ne permit pas quil ſen teuſt,
il ne ſe peut tenir de dire: Ie meſtonne, venerable vieillard, que
vous ayez raconté le ſuccés de ce ſanglant banquet des Lapithes, ſans
parler des valeurs du grand Hercule mon pere; car ie luy ay ſouuent
oüy dire, quil auoit eu lhonneur de vaincre autrefois les Centaures
demy-hommes & demy-cheuaux. Neſtor auec vn viſage triſte re-
partit dvne voix affligée: Pourquoy me rafraichiſſez-vous la me-
moire de mes douleurs, faiſant dedans mon coeur vne nouuelle ou-
uerture des playes que le temps, fauorable à mon mal, auoit deſia
fermées? Pourquoy par le cruel ſouuenir de mes afflıctions me con-
traignez-vous de confeſſer icy la haine, que iay iuſte occaſion de
porter à voſtre pere? Il faut aduoüer, & ie voudrois bien ny eſtre
point forcé par la verité, que ſes exploicts ſont ſi grands & ſi admi-
rables quils en ſont preſques incroyables; ſa valeur ne ſeſt pas eſle-
uée ſur ce qui ſe peut faire, mais au deſſus de ce qui ſe peut croire;
il ſeſt par ſes merites obligé preſque tout le monde. Mais vous ne
vous deuez pas eſtonner pourtant, ſi le diſcours de ſes loüanges ne
ma point arreſté. Nous ne loüons pas Deiphobe, Polydamas, ny
meſme le vaillant Hector: car qui eſt-ce qui prend plaiſir à vanter les
proüeſſes de ſes ennemis? Voſtre pere autrefois ruina les murailles de
Meſſine; il fit dhorribles rauages dans Elis & dans Pyle, porta le feu
dans ma maiſon, & le fer dans le ſein des miens. Quoy? de douze fils
de Nelée que nous eſtions, il nen reſte auiourdhuy que moy ſeul,
tous mes freres ſont morts, & morts de la main de ce furieux Hercu-
le, duquel Periclymene meſme ne peut euiter les traicts. Pour les au-
tres ie men eſtonne moins; mais Periclymene à qui noſtre grand-pe-
re Neptune auoit donné le pouuoir de ſe changer en autant de for-
mes quil voudroit, ne deuoit iamais eſtre vaincu ce me ſemble.
Combattant contre voſtre pere, aprés pluſieurs autres formes, il ſe
veſtit en fin de celle de lAigle, oyſeau lequel dans ſes griffes cro-
chuës porte les foudres du Roy des Dieux, & ſous ces valeureuſes
plumes attaqua furieuſement ſon ennemy. Il le bleſſa au viſage du
[351]
bec & des ongles; mais lors quil penſa ſenuoler & ſe mettre en ſeu-
reté dans les nuées, il fut frappé à la ioincture de laiſle, dvn traict
quHercule, trop aſſeuré de ſon arc, deſcocha ſur luy. La bleſſure
neſtoit pas grande, mais lincommodité quelle luy apporta luy cau-
ſa la mort. Les nerfs eſtoient offencez, il neut plus la force de battre
lair, pour ſeſleuer touſiours plus haut; ſes aiſles demeurerent ſans
mouuement; il tomba par terre, & en tombant, la peſanteur de ſon
corps fit que la fleſche, qui neſtoit que fort peu entrée, perça de
laiſle iuſques au goſier. Ie vous laiſſe à penſer, braue chef des trou-
pes de Rhodes, ſi les miens ayans eſté traictez de la façon par voſtre
pere, iay occaſion de chanter ſes loüanges. Mais ne vous perſua-
dez-pas pourtant, que la haine que ie luy porte, me rende voſtre en-
nemy; non ie ne le ſuis point, toute la vengeance que ie veux tirer
de la mort de mes freres, eſt de taire les valeureux merites de celuy
qui les a vaincus: car pour vous & moy, ie deſire que nous ſoyons
amis. Neſtor ayant finy là ſon diſcours, ils recommencerent à boi-
re, puis ſe leuerent de table, & ſen allerent repoſer le reſte de la
nuict.
LE SVIET DE LA VII. FABLE.
Neptune regrettant que Cygne ſon fils euſt eſté tué par Achille, & Hector außi,(VII. Fable
expliquée au
6. Chap.)
ſeul protecteur des murailles quil auoit baſties, pria Apollon qui luy auoit aidé en ce
[352]
trauail-là, de saller mettre parmy la meſlée, & punir ceſt indiſcret Achille. Apollon
ſe rendit au camp des Troyens, & guida ſi bien vne fleſche de Pâris, quelle frappa
Achille au talon, qui eſtoit le ſeul endroit mortel quil eut en tout ſon corps; & ainſi
mourut le plus grand & plus fort ennemy de Troye.CE grand Dieu qui de ſon trident eſmeut & calme quand il
veut les ondes de la mer, touché dvn reſſentiment paternel,
pour le piteux ſort de ſon fils, qui auoit eſté changé en oyſeau, con-
ceut tant de regrets en ſon ame, que iamais rien ne peut appaiſer la
haine, que ce coup luy fit conceuoir contre Achille. Il en conſerua
le ſouuenir plus long-temps, quil ne ſembloit eſtre bien-ſeant à ſa
grandeur: car ce ne fut quenuiron la fin de la dixieſme année du
ſiege, quil diſt à Phoebus: Ceſt donc maintenant, mon nepueu,
nepueu que ie cheris ſeul plus que tous les autres enfans de mon frere,
quil faut que nous voyons ruiner les hauts murs de Troye, que vous
mauez aidé à baſtir? Ceſt donc maintenant, quil faut que le trauail
de lvn & de lautre ſe perde, & ſen aille par terre auec les tours dIlion
noſtre ouurage? Eſt-il poſſible que vous iettiez les yeux ſans affli-
ction ſur ce fort panchant à ſa ruine? Tant de milliers de braues ſol-
dats, leſquels ont tous perdu la vie pour la deffence de nos murailles,
laiſſent-ils voſtre coeur ſans reſſentiment de leur mort? Quoy? lom-
bre miſerable du valeureux Hector, traiſné comme en triomphe au-
tour des remparts de la ville, ne ſe repreſente-elle point auec la pitié
aux yeux de voſtre ſouuenir? En pouuez-vous perdre la memoire, &
voir ſon meurtrier, voir le ſanglant Achille viure victorieux? Achil-
le plus cruel que neſt Bellone meſme, Achille le foudre qui ſeſlance
ſur noſtre trauail pour le ruiner. Ha! que ie regrette, quil ne meſt
permis de luy faire ſentir quels coups ie ſçay donner de mon ſceptre à
trois pointes! mais puis quil ne nous eſt pas loiſible dentrer au com-
bat auec luy, faictes quil ſoit ſurpris, & quil eſprouue ſans y penſer,
combien vos fleſches ſont aiguës, & voſtre main aſſeurée à les pouſſer
où voſtre deſir la guide.Apollon, que le malheur des Troyens naffligeoit pas moins que
Neptune, ſe trouua tout diſpoſé aux effects du deſir de ſon oncle. Il
ſe rendit auſſi toſt, couuert dvne nuée, dans les troupes de Troye, &
au milieu du carnage veid Pâris, qui laſchoit quelques traicts ſur de
ſimples ſoldats ſans valeur & ſans nom. Il ſapprocha de luy, ſe fit
recognoiſtre, & luy diſt: Comment tamuſes-tu à perdre ton temps
& tes fleſches dans le ſang de ce menu peuple? Ce neſt pas-là que tu
dois viſer. Si tu as enuie de conſeruer les tiens, & te conſeruer toy-
meſme auec eux; ſi la iuſte douleur de tes freres meurtris, te faict
deſirer den auoir la vengeance, tourne la pointe de tes traicts con-
tre Achille, & appaiſe de ſon ſang lombre du grand Hector,
lhonneur, le fort, & la gloire de Troye. Aprés luy auoir ainſi parlé,
[353]
il luy monſtra le victorieux fils de Pelée, qui rauageoit la plaine,
& terraçoit autant de Troyens que le ſort de la guerre en preſen-
toit à ſa valeur: Ceſt celuy-là (luy diſt-il encore) pour qui ſeul
ton arc doit eſtre bandé, & en parlant guida de telle façon & la
main & le traict de Pâris, quelle ne faillit point de porter ſur A-
chille le coup qui luy porta la mort, & au milieu de tant de miſe-
res apporta quelque conſolation au vieil Priam, des cruautez exer-
cées ſur le corps du plus vaillant de ſes fils. Te voila mort, braue
Achille, vainqueur de mille guerriers inuincibles; ton bras victo-
rieux ne ta peu deffendre du foible bras de Pâris, ſa timidité
triomphe de tes proüeſſes. Le paillard rauiſſeur dHelene ta rauy
honteuſement la vie. Ton ombre palliſſante regrette, ie maſſeu-
re, quvne main ſi peu guerriere tait faict mourir auec ſi peu
dhonneur. Si les deſtins auoient determiné que tu mouruſſes dvn
laſche coup de femme, ce te ſeroit au moins plus de gloire dauoir
eſté bleſſé de la hache de quelque courageuſe Amazone. Mais les
Cieux ne lont pas voulu; il leur a pleu que Pâris, ſeul malheur des
ſiens, fuſt auſſi ton malheur à toy. En fin voila quon bruſle
Achille, lhorreur & leffroy des Phrygiens, & lvnique fleau de
Troye, Achille lhonneur & leſpée des Grecs, Achille le rampart
des troupes ennemies de Priam, Achille fils aiſné de la Force & de
la Vaillance. On le bruſle, & le meſme Dieu qui lauoit armé, le(Vulcain, par le-
quel le feu eſt
ſignifié, auoit
faict les armes
dAchille.)
conſume. Mais il eſt deſia conſumé, il eſt en cendre, & rien ne re-
ſte de luy quvn ie ne ſçay quoy, vn peu de pouſſiere, qui ne peut
quà peine remplir le vaze mortuaire dvn tombeau. Toutefois que
dis-je? il neſt point mort, il vit encore, & ſon los remplit lVni-
uers. Sa gloire qui na iamais eu autres limites que celles de la ter-
re, vit auec ſa valeur par toute la terre habitable. Ce ſont les bor-
nes qui reſpondent à la grandeur de ſon courage. Les Enfers nont
point de pouuoir ſur ſes heroïques exploicts, ſon eſpée plus forte
que le couſteau des Parques a buriné ſon nom dans limmortalité,
pour conſeruer ſa renommée touſiours viue. Quoy? on faict tant
deſtat de ce qui reſte de luy, quil y en a qui ne redoutent point
de ſe mettre au hazard dvn combat, pour obtenir le bouclier quil
portoit aux combats. Ses armes ſont cauſe dvne nouuelle leuée dar-
mes, & quelques-vns veulent bien courir fortune de perdre la vie,
pour auoir le harnois ſous lequel il eſt mort. Mais quelles ames
ſont-ce, qui ſont bruſlées de ces jaloux ſouhaits dhonneur? Ce
neſt point celle de Diomede, bien quil ſoit des plus courageux,
ny dOïlée; il noſeroit tant entreprendre, car Menelas, ny Aga-
memnon meſme ne lentreprennent pas: ceſt le grand Aiax, &
laccort fils de Laërte, qui aſpirent à la conqueſte de ſi glorieuſes(Vlyſſe eſtoit fils
de Laërte.)
deſpoüilles. Eux ſeuls, enflez de la preſomption de leurs merites,
oſent y attenter; eux deux ſeuls ont laſſeurance de les demander,
[354]
& en les demandant empeſcher toute larmée à decider leur ho-
norable diſpute. La crainte dvn meſcontentement fit quAgame-
mnon ne voulut point de ſon auctorité les adiuger à lvn, ny à
lautre. Pour eſloigner de ſoy le ſoupçon de faueur, & parer aux
coups de lenuie; il fit aſſembler ſes Capitaines au milieu du camp,
& remit le differend au iugement de toute laſſemblée.
|| [355]
LE SVIET DE LA I. FABLE.
Achille ayant eſté tué par Pâris, Aiax couſin germain du deffunct, & Vlyſſe furent(I. Fable ex-
pliquée au 1.
Chap. du 13.
Diſcours.)
en diſpute, qui auroit ſes armes. Ils haranguerent tous deux en preſence de toute lar-
mée, & repreſenterent chacun tout ce qui pouuoit faire à leur aduantage: mais en fin
le bien dire dVlyſſe, & ſes artifices vainquirent la valeur & les rodomontades d A-
iax, car Vlyſſe demeura maiſtre des armes, par le iugement que les Chefs de larmée
rendirent en ſa faueur.
|| [356]
QVand les Chefs de larmée furent aſſis au
milieu des troupes Grecques qui les entou-
roient, Aiax, quvn eſcu couuert de ſept cuirs
auoit accouſtumé de couurir à la guerre, ſe
leua bouffi de colere, & trauerſé dimpatien-
ce, jettant la veuë ſur le port de Sigée, où
eſtoit la flotte de leurs galeres, eſlança fu-
rieuſement les mains de ce coſté-là, & diſt en
ſeſcriant:(Harangue
d Aiax.) O Dieux! ſuis-je reduit à plaider icy deuant nos vaiſſeaux, & na-
uoir en teſte quVlyſſe? Vlyſſe qui neut pas le coeur dy tenir ferme,
lors quHector y porta le feu, que ieſteignis; Vlyſſe que iy veids fuir,
lors quen chaſſant les ennemis, ie ſauuay leſperance du retour en no-
ſtre pays? Il a raiſon, le peril neſt pas tel quil y eſtoit à lheure; il ne
faut que parler, & il falloit combattre. Auiourdhuy lauantage eſt
de ſon coſté; ie ne ſuis point Orateur, & luy ne fut iamais Soldat: ie
ſçay peu dire, luy ſçait peu faire; & lartifice de ſes diſcours neſt pas
moins puiſſant en ceſte aſſemblée, que la valeur de mon eſpée leſt
aux combats, au milieu dvne troupe dennemis. Toutefois la vanité
ne me perſuadera point de vous raconter mes exploicts de guerre, il
nen eſt pas beſoin, vous les auez tous veus, inuincibles Gregeois; ceſt
à Vlyſſe à publier les ſiens, dont la nuict ſeule peut rendre quelque
teſmoignage, puis quils nont paru que dans les tenebres, que ſa laſ-
cheté cerche en tous ſes deſſeins. Ie confeſſe, à la verité, la recompen-
ſe que ie pourſuis neſtre pas petite; mais le corriual qui me lenuie luy
deſrobe beaucoup de ſa valeur. Il ny a plus de gloire en la conqueſte
de la choſe du monde la plus rare, & la plus excellente, lors quvne
fois elle a ſeruy dobjet aux eſperances dVlyſſe. Auſſi ny a-il plus icy
dhonneur à attendre pour moy. Deſia Vlyſſe a remporté le prix, puiſ-
que vaincu meſme il aura touſiours la reputation de mauoir oſé que-
reller. Quant à moy, ſi le merite de ma propre vertu, me pouuoit
eſtre diſputé; ie cercherois de lauantage en ma nobleſſe, & me vante-
rois fils de Telamon, qui ſous la conduitte de linuincible Hercule,
prit autrefois la ville de Troye, & aſſiſta Iaſon en Colchos à la con-
queſte de la toiſon dor. AEaque eſtoit ſon pere; AEaque qui dans les
enfers preſide aux iugemens des ombres de là bas, où le voleur Siſy-
phe roule ſans ceſſe vne roche: Iupiter recognoiſt AEaque pour ſon
fils: ainſi lon ne peut remarquer que trois degrez dAiax, au ſouue-
rain des Dieux, duquel il eſt iſſu. Mais ie ne veux pas que lhonneur
dappartenir au grand maiſtre des foudres, ſerue aucunement à ma
cauſe, ſil ne meſt aiſé de prouuer (braues Gregeois) que ceſtoit vne
alliance, que iauois commune auec le grand Achille, qui fut mon
couſin germain; il le fut, ie ne ſuis pas ſans droict en la pourſuitte de
ce quil a laiſſé. A quel propos, infame race de Siſyphe, Vlyſſe que les
[357]
trahiſons & les voleries font recognoiſtre digne rejetton dvne telle
ſouche; veux-tu (puis que tu en es eſtranger) meſler tes pretenſions
dans le bien de noſtre famille? Hé! quoy? me refuſera-on des armes,
dautant que ie vins le premier en larmée, & ſans y eſtre forcé? Iugera-
on celuy-là meriter de les auoir, qui ſarma le dernier? Celuy que la
timidité retint en ſa maiſon ſous le pretexte dvne feinte folie, iuſ-
quà ce que Palamede, plus ſubtil que luy, mais moins aduiſé pour
ſoy-meſme, deſcouurit ſon laſche artifice, & lamena par force à la
guerre quil redoutoit. Vlyſſe qui ne vouloit point ſarmer, aura le
choix des meilleures armes du camp; & Aiax, qui ſeſt preſenté aux
premiers aſſauts du peril, demeurera ſans honneur, priué de la glo-
rieuſe deſpoüille de ſon couſin germain! Helas! il ſeroit deſirable,
que la folie, quil feignit, neuſt point eſté ſimulée, ou que du moins
on leuſt creuë veritable, afin que ceſt infidelle autheur de toutes ſor-
tes de meſchancetez ne fuſt point venu deuant Troye. Sil neuſt
point eſté meſlé dans nos troupes; tu ne ſerois pas maintenant, pau-
ure Philoctete, en lIſle de Lemnos, où il na peu te faire abandonner,
quauec la honte de la Grece, ingrate à tes merites: tu ne ferois pas
(comme on dit) entendre aux rochers de ta ſolitude, tes plaintes di-
gnes de pitié, parmy leſquelles tu meſles des prieres, que les Cieux (ſil
y a quelques diuinitez qui les habitent) exauceront en fin, & te ven-
geront du perfide qui tabandonna. Quel regret! Philoctete, lvn des
plus redoutez Capitaines de noſtre armée, lheritier des fleſches dHer-
cule, languit miſerable, affligé de ſa bleſſ??? & de la faim, dans vne
Iſle deſerte, où pour ſa nourriture il eſt forcé demployer à la chaſſe,
& au meurtre de quelques oyſeaux, les armes deſtinées pour la fatale
ruine dIlion! Il neſt pas mort pourtant, il vit, dautant quil na pas
touſiours ſuiuy ceſt infidelle Vlyſſe. Helas! le pauure Palamede vou-
droit bien auoir eſté de meſme abandonné, car il viuroit encore, ou
du moins il fuſt mort dvn treſpas innocent, & ſans tache de crime.
Palamede auoit autrefois deſcouuert la feinte folie de ceſt impoſteur,
qui noublia iamais à recercher loccaſion de ſen venger: en fin il lac-
cuſa fauſſement deſtre traiſtre, & pour preuue de la trahiſon ſuppo-
ſée, fit veoir dans la tente de Palamede vn amas dor que luy meſme y
auoit caché, pour conuaincre de crime linnocence de lvn des plus
courageux chefs de nos troupes. A quoy ſert donc Vlyſſe? à nous af-
foiblir, & diminuer les forces des Grecs, par le meurtre des vns, & par
le banniſſement des autres: ceſt ainſi quil eſt vtile, ce ſont ſes proüeſ-
ſes, ceſt en quoy Vlyſſe eſt à craindre. Son parler eſt ſa ſeule gloire:
mais quand il vaincroit en bien dire, le ſage & fidelle Neſtor, il nau-
roit pourtant le pouuoir de me perſuader quil ne commit pas vn cri-
me de ſignalée perfidie, lors quil abandonna le meſme Neſtor. Ce
bon vieillard, tout caſſé du trauail de ſes ieunes années, monté ſur vn
cheual bleſſé, ne ſe pouuant deſgager de la preſſe des ennemis, appella
[358]
pluſieurs fois Vlyſſe, qui ne voulut, ny louïr, ny le ſecourir. Ce neſt
point vne trahiſon, née de mon inuention pour le rendre odieux;
Diomede en cela me ſera teſmoin de ſa laſcheté, il y eſtoit preſent, ce
fut luy qui honteux dvne ſi honteuſe fuitte, larreſta, & auec la fran-
chiſe dvn vray amy, luy reprocha ſon peu de courage. O que la iu-
ſtice des Cieux rend dignement à chacun ce quil a merité! Quelques
iours apres ce deſerteur Vlyſſe ſe trouua en la meſme peine quauoit
eſté Neſtor; il eut beſoin du ſecours quil nauoit point donné: ne le
deuoit-on pas abandonner comme il auoit abandonné? On le deuoit,
à la verité, luy meſine ſy eſtoit condamné: mais pourtant ie ne le
peux faire. Si toſt que ie louïs appeller ſes compagnons à ſon ayde,
ie me rendis auprés de luy; ie le veids tout paſle & tremblant de crain-
te, comme deſia poſſedé des froides apprchenſions de la mort qui le
talonnoit. Ie mis mon bouclier au deuant de ſon effroy, ie le tins cou-
uert couché à mes pieds, & tandis combattis pour ſauuer, auec peu
de gloire, ceſte ame ingrate, qui nanime ſon corps que pour faire du
mal aux ſiens. Si ta reſolution eſt de me quereller, retourne bleſſé
comme tu eſtois, à la place meſme, où mes armes te ſeruirent daſyle,
ie my trouueray pour te receuoir tremblottant ſous mon bouclier, &
là nous terminerons noſtre different. Il ſembloit, tandis quil eſtoit
parmy les ennemis, que ſa bleſſure leuſt tant affoibly, quà peine il ſe
peuſt ſouſtenir: mais lors que ie leus tiré de la preſſe, il ny eut point
de bleſſure qui lempeſchaſt de fuir. Depuis Hector paroiſt, menant
auec ſoy les Dieux à la ch???rge, & porte la terreur par tout où il va fon-
dre: Ce neſt pas à ta coüardiſe ſeule, Vlyſſe, quil donne leſpouuen-
te, les plus valeureux meſme ſe trouuent eſtonnez, tant de crainte ſon
bras faict naiſtre à laſpect du ſang quil eſpanche. Ie ne meffraye pas,
iarreſte ſon carnage, & le triomphe quil en faict, & dvn grand coup
eſlancé de loin ie le porte par terre. Depuis il demanda de faire en
duel preuue de ſa valeur auec vn des noſtres; le ſort fauorable à vos
ſouhaits (Princes & peuples Gregeois) voulut que ie fuſſe celuy qui
entraſt en lice contre ce foudre de guerre. Quel fut le ſuccés de no-
ſtre combat? Vous le ſçauez, ie ne le vainquis pas, mais auſſi ne fus-je
pas vaincu. Voicy toſt apres que les Troyens portent le fer & le feu
dans nos vaiſſeaux, & auec eux Iupiter meſme ſy trouue; où eſtoit
lors Vlyſſe? Son bien dire pouuoit-il charmer les flames? Et quand il
leuſt peu faire, oſoit-il ſe preſenter au peril? Mon courage nappre-
henda point ceſt aſſault, ie le ſouſtins, & ſauuay les mille vaiſſeaux auſ-
quels eſt attachée leſperance que vous auez de reuoir encore voſtre
pays. Pourloyer de tant de vaiſſeaux ſauuez, donnez-moy les armes
que ie demande; ſil meſt permis den dire franchement la verité, vous
les honorerez plus que moy, ou du moins lhonneur ſera reciproque:
car elles ont plus beſoin dAiax, quelles ne luy ſont neceſſaires. On
me les doit moins ſouhaitter que leur ſouhaitter à elles la gloire de
[359]
ſeruir à mes exploicts de guerre. QuVlyſſe mette icy les ſiens en com-
paraiſon, quil parle du vol des cheuaux de Rheſe, du peu glorieux
meurtre de Dolon, & dHelene fils de Priam, pris en meſme temps
que lImage de Pallas fut rauie. Ce ſont proüeſſes que le iour na point
veuës, & qui nont point eſté faictes ſans Diomede. Si vous les iugez
meriter la recompenſe des armes dAchille, il les faut partager, & que
Diomede en ayt la meilleure part, car ceſt à ſa vertu queſt deu le ſuc-
cés de telles entrepriſes. Mais à quel propos ſaduiſeroit-on den ho-
norer Vlyſſe, qui nentreprend rien quà la deſrobée, nendoſſe iamais
le harnois, & faict eſtar de touſiours ſurprendre les ennemis, lors quils
y penſent le moins, & à telle heure quils ne peuuent pas ſe deffendre?
Leſclat de lor, qui brille ſur la poliſſure du caſque, trahiroit ſes deſ-
ſeins couuerts, & le deceleroit dans lhorreur des plus ſombres tene-
bres, où il ſe ſeroit caché. Puis la ceruelle dVlyſſe neſt pas pour ſouf-
frir la peſanteur dvn tel habillement de teſte; ny la foibleſſe de ſes
mains pour manier la hache. Imaginez vous quelle grace auroit ce
grand eſcu tout graué, & enrichy de limage du monde, ſur les bras
de ce laſche poltron, qui na des mains que pour ſe conduire dans
lobſcurité de la nuict, lors quil va, non gaigner, mais deſrober vne
victoire ſur quelque endormi. Pauure ſot que deſires-tu? des armes
qui taccableroient, & ſeroient ta ruine infallible? Car ſi laueugle-
ment des Grecs eſt tel quils te les accordent, ce ne ſera pas pour te
rendre plus redoutable aux ennemis, mais pour les animer à ſe ietter
ſur toy & te deſarmer, inuitez du deſir de ſi riche deſpoüille. Helas!
tu ne penſes point, craintif Vlyſſe, le moins courageux de toute la
Grece, que nayant iamais acquis gloire quà fuir, tu ne pourrois plus,
chargé dvn ſi peſant fardeau, te ſauuer en fuyant, comme ceſt ta
couſtume: dailleurs, ton bouclier ſeſt ſi rarement trouué parmy les
coups, quil eſt encore entier, & le mien qui paroiſt percé en mille
endroicts, ſemble pour moy vous en demander vn meilleur à ſa place.
Mais en fin queſt-il icy beſoin de diſcours? faiſons-nous voir à loeu-
ure. Que les armes du fort Achille ſoient iettées au milieu des troupes
ennemies; puis commandez-nous daller là les en retirer, & les don-
nez à la valeur de celuy de nous deux qui les rapportera.La harangue dAiax ſuiuie dvn fauorable murmure, ſembloit
auoir gaigné le coeur du peuple, lors quVlyſſe ſe preſentant, aprés
auoir demeuré quelque peu la veuë contre terre, la leua du coſté des
chefs de larmée, & ouurit la bouche pour prononcer ces paroles, ac-
compagnées de tant de bien-dire & de grace, quon euſt dit que ce-
ſtoit lEloquence meſme qui parloit.Si mes voeux & les voſtres (Princes & peuples Gregeois) euſſent eſté(Harangne
dVlyſſe.)
auctoriſez du Ciel; nous ne ſerions pas maintenant en peine de que-
reller icy deuant vous. Tes armes ne ſeroient point diſputées, braue
Achille: car tu ſerois encore en vie, tu en iouïrois, & nous iouïſſans
[360]
des fruicts de ta valeur, aurions les auantages, que ton courage nous
donnoit ſur les troupes Troyennes. Mais puiſque les deſtins enne-
mis de voſtre contentement & du noſtre, nous ont rauy ce que nous
ſouhaitterions tous dauoir encore (diſant cela, il porta la main à ſes
yeux, comme ſils euſſent eſté moüillez, & fit tout ainſi que ſil euſt
eſſuyé des larmes) qui eſt-ce qui a plus de droict ſur les armes du grand
Achille, que celuy qui fut cauſe quAchille prit les armes pour la
querelle de la Grece? Ce neſt pas la raiſon que limperfection dAiax,
qui ne ſçait rien dire, comme luy-meſme le confeſſe, luy ſoit icy
auantageuſe, & que vous ſuppoſiez pour luy quelque droict imagi-
naire, quà faute deſprit il na ſceu remonſtrer. Auſſi ne deuez-vous
pas permettre que mon entendement, & mon bien-dire (ſil y en a en
moy) me ſoit preiudiciable: lvn & lautre en diuers endroits vous
ont eſté vtiles; ayans eſté par moy pluſieurs fois employez pour le
bien commun du païs, vous ne pouuez trouuer eſtrange que ie men
ſeruc pour moy-meſme. Ce neſt pas choſe qui me doiue ſuſciter de
lenuie, pour rendre mon droict ſuſpect, & mon diſcours moins fa-
uorable. Nous deuons nous preualoir des dons que nous auons, &
nous fortifier de nos propres vertus, pluſtoſt que den mendier de-
ſtrangeres. Iappelle eſtrangeres celles de nos peres & de nos ayeuls;
car nous ny auons point de part, ſi nous ne leur ſommes ſemblables.
A peine oſeroy-je dire que leur grandeur ſoit la noſtre; car ils ont tra-
uaillé pour eux, non point pour noſtre gloire. Ceſt vne vanité de
nous attribuer comme à nous, ce qui neſt plus, & na eſté que deuant
nous. Toutefois dautant quAiax ſeſt vanté que Iupiter eſtoit ſon
biſayeul; ie ne deſdaigneray point de dire, que ie ſuis auſſi ſorty du
ſang de ce grand Dieu qui ſarme de foudres, & que nous ſommes en
meſme degré: car mon pere Laërte eſtoit fils dArceſie, & Arceſie fils
(Il taxe Pelée
oncle d Aiax
qui tua ſon fre-
re Phoque, &
fut banny par
AEaque.) de Iupiter. Il ne ſe trouue point de parricides ny de bannis en toute
noſtre race, comme en celle dAiax. Dautre coſté Mercure meſt al-
lié, car il eſtoit proche parent de ma mere; & ainſi ie me puis vanter
dauoir deux Dieux pour anceſtres. Mais encore que ie deuance Aiax
en nobleſſe du coſté de ma mere, & que ie naye point doncle pollu
du ſang dvn ſien frere; ie ne veux pas dire, que pour ce reſpect les ar-
mes dAchille me ſoient deuës. Ie deſire que noſtre droict ſoit balan-
cé au poids de nos merites, pourueu quon ne tienne pas pour merite
quAiax eſt nepueu de Pelée, & partant couſin germain dAchille; il
ne faut point auoir icy eſgard aux alliances, ceſt la vertu qui doit met-
tre fin à ce different: Ou ſi le plus proche du deffunct le doit empor-
ter; il y a ſon pere Pelée, qui eſt en lIſle de Phthie, & ſon fils Pyrrhe
en Scyros; quon enuoye les armes à lvn ou à lautre. Et Teucer neſt-
il pas couſin germain dAchille, auſſi bien comme luy? Il ne deman-
de rien pourtant en ces glorieuſes deſpoüilles; ie vous laiſſe à penſer
ſil gaigneroit quelque choſe de ſe mettre en peine de les auoir? Il
[361]
neſt donc queſtion que des bons ſeruices, que lvn & lautre en
ceſte guerre auons rendus à la Grece. Des miens le nombre nen
eſt pas ſi petit, que ie les puiſſe tous enclorre en ce diſcours:
ie mefforceray pourtant de vous deduire par ordre les plus ſigna-
lez.La mere dAchille doüée dvne vertu deuinereſſe, ayant pre-
ueu les futurs deſtins de ſon fils, qui la menaçoient de ne le voir
iamais retourner du ſiege de Troye; pour empeſcher quil ny vint
lors que les Princes Grecs ſaſſemblerent, lhabilla en fille, & le
fit nourrir ainſi deſguiſé chez le Roy Lycomede. Perſonne ne le
pouuoit recognoiſtre, vn chacun y eſtoit trompé, & Aiax meſ-
me y fut deceu. Ie fus voir la troupe de filles parmy leſquelles il e-
ſtoit, & y portay des armes auec pluſieurs ioliuetez dont les fem-
mes ſe parent, que ie preſentay aux vnes & aux autres: mais luy
nen fit point de conte, il prit vn petit bouclier & vne picque, &
par vne ſi genereuſe eſlection me fit paroiſtre que ſon coeur ne-
ſtoit pas daccord auec ſa robe. Ie le pris lors par la main, & luy
dis: Genereux fils de Thetis, les deſtins ont reſerué à voſtre bras
vainqueur, la gloire de dompter vn Hector: Vous eſtes le fleau
deſtiné pour la ruine dIlion, & vous laiſſez icy languir voſtre ver-
tu parmy la molle laſcheté des femmes! Qui eſt-ce qui vous faict
retarder vos triomphes? Qui vous empeſche daller rauager ce-
ſte orgueilleuſe Troye? Ainſi ie le tiray de ceſte troupe caſanie-
re, & lamenay à ce ſiege, où les deſtins auoient iugé ſa vaillance
eſtre neceſſaire. Ceſt moy ſeul qui ly ay faict venir, ceſt donc à
moy ſeul queſt deu lhonneur de tout ce quil a faict, ceſt de moy
quon doit tenir lheureux ſuccés de tous ſes heroïques exploicts.
Ceſt moy qui ay dompté Telephe, & apres lauoir vaincu luy ay
donné la vie. Iay mis à bas les murs de Thebes, iay pris daſſaut
Leſbos, Chryſe, Tenede, Cilla villes ſubiectes au Soleil; Syros eſt
ma conqueſte, & vous deuez tenir, que ça eſté comme de ma
main, que les forts de Lyrneſe ont eſté ruinez. Et ſans faire vn
plus long denombrement des autres; iay amené à la guerre le
vainqueur dHector: ceſt donc par mon moyen que ce grand
bouleuart de Troye a eſté terraſſé, ceſt par moy que le fameux He-
ctor a eſté vaincu. Souuenez-vous que pour recognoiſtre Achil-
le ie luy preſentay des armes, ie luy donnay durant ſa vie vn bou-
clier & vne picque; qui les peut plus iuſtement que moy rede-
mander aprés ſa mort? Quand Diane arreſta nos mille vaiſſeaux
au port de lAulide, & que la cruelle voix du deuin Calchas nous
diſt, que pour auoir le vent fauorable, il falloit quAgamemnon
fiſt rougir vn autel du ſang de ſa propre fille, pour appaiſer la
Deeſſe irritée, qui ne pouuoit eſtre fleſchie, que par vn horrible
ſacrifice: le bien public ne peut ſi viuement toucher le coeur
[362]
dAgamemnon, quil luy fiſt deſpoüiller tout reſſentiment natu-
rel de la perte dIphigenie; il parut auſſi bien pere comme Roy.
Il ſe faſchoit, deſpitoit contre les Dieux meſmes, & ne vouloit
point ſe reſoudre à vn acte ſi ennemy de lhumanité. Qui le vain-
quit en fin? Qui le rangea? Qui, ſinon moy, luy fit abandonner
la vie de ſa fille pour le bien commun de la Grece? Ie tiray de luy
ce mortel conſentement; mais ce ne fut pas ſans peine, il mexcu-
ſera ſi ie le dis, ie le trouuäy infiniment contraire à maccorder ce
poinct-là: toutefois laffection quil portoit à ſon peuple & à ſon
frere, & la gloire de ſa charge le firent en fin reſoudre dacheter
de lhonneur au cher prix de ſon ſang. Le coeur du pere eſtant gai-
gné ie fus enuoyé à la mere, vers laquelle il ne fut pas beſoin de
perſuaſions, mais de ruſes pour la deceuoir. Il fallut que ie la trom-
paſſe pour auoir ſa fille: car de la faire fleſchir à ce que ie deſirois,
iamais il neuſt eſté poſſible. Si Aiax euſt faict ce voyage-là, nous
fuſſions encore au bord dAulide, iamais par ſon moyen nous neuſ-
ſions eu ce qui nous pouuoit donner le vent en pouppe, & neuſ-
ſions iamais peu venir ſurgir au port de Sigée. Depuis ie fus deputé à
noſtre arriuée pour aller deſcouurir noſtre deſſein à Priam. Sans rien
craindre ientray en plein iour dans le Palais de Troye, où ie parlay au
nom de toute la Grece; ſuiuant la chargè que ien auois iaccuſay Pâ-
ris auec tant de hardieſſe, & remonſtray auec tant de raiſons, quHe-
lene quil auoit rauie nous deuoit eſtre renduë, que Priam & le graue
Antenor recognurent que ieſtois bien fondé en mes demandes. Mais
Pâris, ſes freres, & ceux qui lauoient aſſiſté à ceſt iniuſte rapt, neu-
rent pas preſques la patience de mouïr; peu ſen fallut quils ne ſe iet-
taſſent ſur moy; vous le ſçauez (Menelas) vous y eſtiez, ça eſté la
premiere fortune perilleuſe que nous auons couruë enſemble. Il me
faudroit icy enfiler vn diſcours ſans fin, ſi ie voulois raconter tous les
ſeruices que iay faits tant au conſeil, quà la guerre, durant vn ſi long
ſiege. Aprés les premieres eſcarmouches, les ennemis ſe tindrent long-
temps à couuert dedans lenclos de leurs murailles, ils nont paru à la
campagne, ſinon ceſte année derniere; dequoy ſeruoit Aiax dans lar-
mée alors quon ne ſy battoit point? Quel ſeruice pouuoit-on rece-
uoir de toy, qui nas autres vertus que celles dvn ſimple ſoldat?
En quoy nous eſtoient vtiles les forces de ton bras? Car ſi tu me de-
mandes à quoy ieſtois employé, ie te diray que ſans ceſſe ieſpiois les
ennemis pour deſcouurir leurs ſecrettes entrepriſes, ie faiſois for-
tifier nos tranchées, ientretenois de paroles nos ſoldats, pour leur
faire plus doucement couler lennuy dvne ſi longue guerre; iauois
ſoing de pouruoir touſiours que leurs munitions ne manquaſſent
point, ie meſnageois les viures pour les faire durer, & iallois ſe-
lon que loccaſion ſoffroit par tout où il eſtoit beſoin. Et quand
Agamemnon abuſé par les vaines idées dvn ſonge, fit leuer le ſiege,
[363]
diſant, que Iupiter luy auoit commandé de ſe retirer, qui ſoppoſa
à vne ſi honteuſe retraicte? Aiax y reſiſta-il? Ne deuoit-il pas ſo-
piniaſtrer à dire, quil falloit de neceſſité pour noſtre honneur con-
tinuer le ſiege? Que ne faiſoit-il quelque charge alors pour inuiter
ce peuple fuyard à le ſuiure? Ce neuſt pas eſté trop entreprendre
à vn brauache comme luy. Mais qucy? ie le veids fuir comme les au-
tres: oüy ie te veids, & ieus honte de te voir tourner le dos, & ta
laſcheté preſte de faire voile pour ſen retourner. Que faites-vous
(dy-je lors à tous en general) quelle manie vous tranſporte, mes
amis, quelle fureur vous pouſſe, de leuer le ſiege de Troye la veille de
la priſe? Nos ennemis ſont à nous, eſt-ce maintenant quil les faut
laiſſer en paix? Aprés tant de ſang eſpandu & tant de temps perdu,
que pouuez-vous reporter en vos maiſons quvne courte honte da-
uoir conſumé dix ans en vain deuant vne ville? Ces paroles-là, ou
quelques autres ſemblables, dont mes regrets animoient mon bien-
dire, firent que la flotte tourna viſage. Et depuis au conſeil quAga-
memnon aſſembla, ie donnay courage à pluſieurs que leffroy poſſe-
doit encore. On nouït pas dire vn ſeul mot à ce vaillant fils de Tela-
mon, il nouurit pas la bouche, bien que le ſeditieux Therſite, que
ie punis tout à lheure, euſt eſté ſi oſé dattaquer nos Princes de pa-
roles iniurieuſes. Les forces de ma harangue firent rentrer la valeur
dans les coeurs de nos ſoldats, que la crainte auoit enuahis; ie chaſſay
la peur de leurs ames, & renouuellay en eux les premieres eſmotions,
& les plus courageuſes ardeurs de la haine quils portoient aux
Troyens. Si depuis ce temps-là Aiax a rien fait de loüable, ceſt à
moy quen eſt deuë la loüange, à moy qui le retiray de la fuitte. Mais
ſil faut recognoiſtre ton merite par leſtime que lon fait de toy; qui
eſt-ce dentre les Grecs qui te loüe? Qui eſt-ce qui te priſe tant, quil
daigne recercher ton amitié, ou ta compagnie? Quant à moy ie puis
dire que Diomede nentreprend rien quil ne me le communique, il
neſt point à ſon aiſe, ſi ie ne ſuis auec luy, & mhonore bien tant quil
croiroit ne pouuoir executer ſes deſſeins, ſil neſtoit aſſiſté dVlyſſe.
Ce neſt pas peu deſtre choiſi par Diomede entre tant de milliers pour
luy ſeruir de compagnon en ſes valeureux actes, & de complice en ſes
plus ſecrettes penſées: car lors que ie lay aſſiſté, ce na pas eſté le ha-
zard, ça eſté ſon eſlection qui ma fait aller auec luy. En ſa compagnie,
ſans craindre ny lhorreur de la nuict, ny les embuſches des enne-
mis, ie ſurpris Dolon, qui venoit eſpier comme nous. Ie luy fis eſ-
prouuer ce que pouuoit le tranchant de mon eſpée; mais ce ne fut
quapres lauoir forcé de nous deſcouurir tout ce qui ſe tramoit
dedans Troye. Deuant que le faire mourir iappris de luy les
deſſeins de Priam, & nauois point ſubiet de me hazarder da-
uantage, ayant ſceu tout ce que ie pouuois ſouhaitter. Ieuſſe
peu retourner auec honneur, ſans courir plus dangereuſe fortune,
[364]
mais ie ne fus pas content, ie donnay iuſquà la tente de Rheſe, à qui
ie couppay la gorge, & à tous ſes compagnons, puis me retiray, com-
me triomphant, chargé de gloire & des deſpoüilles de mes ennemis.
Dolon que ie tuay auoit eſté enuoyé de Troye pour eſpier noſtre
contenance, & ſeſtoit faict promettre, deuant que partir, le chariot
dAchille ſi les ſiens demeuroient vainqueurs; ceſt moy qui lay em-
peſché de lauoir, me refuſerez-vous donc les armes de celuy de qui
iay ſauué les cheuaux? Aiax en ceſt endroit ſera-il plus fauorable que
moy? Ie ne daignerois icy raconter le rauage que ie fis dans les trou-
pes Lyciennes de Sarpedon, ny la mort dAlaſtor, de Cerane, de
Chromie, dAlcandre, dHalie, de Noëmon, de Prytane, de Cherſi-
damas, de Thoon, de Charope, dEunomon, & de pluſieurs autres,
dont les noms ſont moins celebres, qui ont tous ſenty les ſanglants
effects de mon bras le long des murailles de Troye. Non, non, ie nay
point eſté ſi eſloigné des coups, comme mon ennemy le veut faire
croire; ie porte encore au ſein vne honorable playe, teſmoignage
certain des dangers où ie me ſuis ietté; voyez-la, ce ne ſont point im-
poſtures (& en parlant il entr ouurit ſa robe, au droit de leſtomach)
ceſt vne bleſſure que iay receuë pour le bien commun de la Grece.
Ce brauache Aiax nen ſçauroit autant faire voir en tant dannées
que nous ſommes icy demeurez; il na pas perdu vne ſeule goutte de
ſang, il na point encore eſté bleſſé. Ie ne veux pas nier quil ne ſe ſoit
oppoſé aux efforts des Troyens & de Iupiter meſme, lors quils mi-
rent le feu aux vaiſſeaux; ie confeſſe naïfuement quil fit bien ce iour-
là (car ce neſt pas mon naturel de vouloir deſrober lhonneur quvn
autre ſeſt acquis par ſa valeur) mais il ne doit pas ſattribuer à luy ſeul,
ce quil na quen commun auec beaucoup dautres. Vous qui com-
battiſtes auec luy, reſiſtans tous enſemble à vn tel effort, ne deuez
pas perdre là part de la gloire que vous y auez acquiſe. Patrocle cou-
uert des armes, pour leſquelles nous ſommes en diſpute, repouſſa va-
leureuſement nos ennemis, & le feu dont ils penſoient embraſer nos
vaiſſeaux: quAiax ne ſe vante donc pas dy auoir ſeul trauaillé. Mais
quoy? il ſe perſuade quil ny a iamais eu que luy qui ait eu le courage
de ſe battre en duel auec Hector, comme ſi Agamemnon, Menelas
& dautres encore, du nombre deſquels ieſtois, car luy ne fut que le
neufieſme, neuſſions pas eſté preſts auſſi bien comme luy dentrer en
lice. Ce ne fut pas ta valeur, brauache, qui ty porta, ce fut le ſort qui
te fauoriſa. Toutefois quel auantage y eus-tu? quel fut le ſuccés de tes
armes, que tu voudrois faire croire inuincibles? Hector ſe retira ſans
eſtre bleſſé. Ha malheur! faut-il que pour vous repreſenter icy mes
merites ie renouuelle mes douleurs? ie ne puis rentrer en la triſte me-
moire du coup qui mit à bas le rampart de la Grece, mettant Achille
par terre, que les regrets ne me terraſſent preſque, & ne moſtent la
vie auec la parole. Ie le veids tomber, helas! & laffliction que ien eus,
[365]
mes larmes, ny le danger ne me peurent empeſcher de laller releuer.
Ie le releuay, & lapportay dans ſa tente: oüy, ie le portay; ie portay
ſur mes eſpaules ſon corps & ſes armes enſemble, que ie ſuis en peine
maintenant de remporter ſur Aiax. Non, non, ie ne ſuis pas ſi foible
que ie ne laye peu faire; iay des forces aſſez pour vne telle charge, &
du iugement pour recognoiſtre le merite du preſent que vous me fe-
rez, mhonorant de telles deſpoüilles. Ceſtoit auec deſſein quelles
tombaſſent vn iour entre les mains dAiax (il y a bien de lapparence)
que Thetis fut pouſſée dvne ſi curieuſe ambition, que de faire for-
ger les armes de ſon fils par le forgeron des Cieux, lequel y graua tant(Vulcain.)
de merueilles auec tant dartifice. Le ſoin quelle en eut, fut afin quel-
les fuſſent vn iour ſur les eſpaules dvn ſoldat hebetté, qui na ny eſ-
prit, ny ceruelle. Hé? que pourroit-il recognoiſtre aux graueures du
bouclier? Il ne ſçait que ceſt du globe de la terre, des bras humides
de la mer qui lentourent, ny des aſtres diuers qui luiſent dans le Ciel.
Les Pleïades y ſont pourtraictes, les pluuieuſes Hyades, les deux Our-
ſes, leſpée dOrion, & deux villes ſur terre, où lon void des peuples
ſe plaire à deux diuers exercices, quentendra-il à ces figures-là? Ceſt
folie à luy de recercher vne choſe, qui luy ſera comme vn miracle(De ces deux
villes, lvne
dans Homere
aßiegée de tous
coſtez repreſen-
te la guerre;
lautre pleine de
reſioüißance &
plaiſirs figure
la paix.)
entre les mains. Il maccuſe deſtre venu trop tard à ce ſiege, & ne
prend pas garde quil accuſe enſemble Achille, lequel y vint plus
tard que moy. Si ie ſuis coulpable pour auoir vſé de quelque feinte,
luy leſt auſſi pour ſeſtre deſguiſé; & ſil y a de la faute en la demeure,
la mienne eſt moindre que la ſienne, pour ce quelle na pas eſté ſi lon-
gue. Ma femme me retint, & luy fut retenu par ſa mere; nous don-
naſmes tous deux quelque temps à leurs affections, & le reſte à voſtre
ſeruice. Il mimporte fort peu dauoüer vne telle faute & ne men
purger point, puis que ceſt vn reproche, qui attaque la gloire dvn ſi
grand chef de guerre, auſſi bien que la mienne. Toutesfois ie me puis
vanter que la feinte dAchille fut deſcouuerte par la ſubtilité dVlyſſe;
mais ce ne fut pas Aiax qui me deſcouurit. Il ne faut pas ſeſtonner ſi
dvne langue trop indiſcrettement picquante il taſche de moffencer;
ne vous reproche-il pas à vous vne iniuſtice, quand il dit que Pala-
mede a eſté condamné à tort? Le puis-je auoir accuſé fauſſement,
que vous ne layez faict iniuſtement mourir? Le iugement de mort
que vous donnaſtes contre luy eſt inique, ſi ſon crime que ie vous
deſcouuris, neſt veritable. Mais comment ſeroit-il faux? Il eſt ſi
vray, quil ne ſen peut iamais purger, la verité le conuain quit, & ne
vous permit point den douter, car vos yeux propres en furent teſ-
moins, vous viſtes ſa trahiſon, voyant lor quil auoit receu pour
loyer de ſa deſloyauté. Quant à Philoctete que nous laiſſaſmes en lI-
ſle de Lemnos; ie ne veux pas nier que ie ne luy aye perſuadé de de-
meurer là, pour ſexempter du trauail de la guerre & du chemin, qui
neuſt peu quaugmenter ſa venimeuſe bleſſure. Mais ſil y a de lin [366] gratitude, ce neſt pas à moy quelle doit eſtre reprochée, ceſt à vous
qui luy eſtiez obligez de laffection quil auoit faict paroiſtre au ge-
neral de la Grece. Ie luy conſeillay de ſarreſter pour ſe faire pencer,
& par le repos alleger ſes douleurs; il me creut, & ſeſt bien porté
dauoir ſuiuy mon conſeil: comment peut-on me taxer dinfideli-
té, puis que laduis que ie luy donnay, luy a eſté ſalutaire? Les
Dieux veulent quil vienne pourtant, il faut de neceſſité luy en-
uoyer quelquvn pour le faire mettre en chemin, car ſans luy ia-
mais les murs de Troye ne ſeront ruinez: mais ne me donnez pas
la charge de laller trouuer, Aiax ſen acquittera mieux que moy,
il ſçaura fort accortement appaiſer le courroux de Philoctete, &
auec ſon bien-dire vaincre ce coeur, que les douleurs & le regret
dauoir eſté laiſſé, retiennent aigry contre nous. Il eſt fort aduiſé, il
lamenera de quelque façon que ce ſoit, ie men aſſeure, il a trop
dartifices pour y mal reüſſir. Il lamenera, mais ce ſera donc, lors
que le flux de Simoïs rebrouſſé, fera retourner ſes eaux vers ſa ſource,
ou que les foreſts du mont Ida ſeront ſans fueilles. Pluſtoſt la Grece
ennemie de Troye ſarmera pour le ſecours des Troyens, que ceſte
ſotte ceruelle dAiax puiſſe vous y ſeruir, ſi ce neſtoit quauparauant
ie luy euſſe appris ce quil deuroit faire. Pour moy ie ne crains point
de nobtenir tout ce que ie voudray, ſi ie fais le voyage. Oüy, Philo-
ctete, encore quanimé de courroux contre Agamemnon, contre
tous ſes Capitaines & contre moy-meſme, tu nous ayes tous en hor-
reur, tu me deteſtes & me haïſſes ſur tous, maudiſſant ſans ceſſe ma
vie: encore que peut-eſtre tu ayes, depuis que ie ne tay veu, mille
fois ſouhaitté de mauoir en ta puiſſance, pour ſaouler ta haine de
mon ſang; ie napprehenderay point pourtant de taller trouuer, &
ne deſeſpereray point de te ramener auec moy. Pourueu que la for-
tune ne me ſoit point plus ennemie quelle ma eſté iuſquicy, ie iouï-
ray auſſi facilement des fleſches dHercule que tu as, comme iay ioüy
dHelene, duquel iay ſceu tous les ſecrets deſtins de Troye, aprés
lauoir pris priſonnier, comme ie ſuis heureuſement entré dans le
Palais de Priam ſans eſtre deſcouuert, comme iay dvne main hardie
enleué lidole de Minerue, & en la rauiſſant rauy lheur de la ville:
& luy veut ſeſgaler à moy. Ceſtoit vne image à laquelle la deſtinée
de la ville eſtoit attachée, ceſt elle qui rendoit le fort dIlion im-
prenable, delle dependoit le ſuccés de nos trauaux de dix années:
comment eſt-ce donc quAiax ne ſeſt hazardé de faire ce qua faict
Vlyſſe? Rien neſt impoſſible à la vanité de ſes paroles, & toutefois
il craint dentreprendre ce quVlyſſe execute. Aiax noſe appro-
cher de nuict les ſentinelles des Troyens, & Vlyſſe ſans apprehen-
ſion trauerſe tous leurs corps de garde; à la faueur des tenebres ne
paſſe pas ſeulement les portes de la ville, mais va iuſques dans le
Chaſteau, où il prend lidole de Minerue ſur ſon autel, & lem [367] porte au trauers des armes des ennemis. Si ie neuſſe faict ce coup-
là, en vain Aiax euſt porté ſon bouclier couuert de ſept cuirs, en
vain ſes armes ſe fuſſent teintes dans le ſang des Troyens. La nuict
que ienleuay limage de ceſte Deeſſe tutrice de nos ennemis, la meſ-
me nuict iacquis la victoire à noſtre party; ie gaignay lors le ſceptre
de Priam, faiſant vn acte ſans lequel il ne pouuoit eſtre gaigné. Tu
tabuſes de croire que tes mines moffencent, & tes ſourdes paroles,
qui me reprochent la compagnie de Diomede, comme ſi ieſtois ja-
loux de ſa gloire; ie ne luy enuie point la part de la loüange quil a
meritée. Il ma fidelement aſſiſté, il eſt vray, & toy eſtois-tu ſeul,
lors que tu deffendis nos galeres? Il y en eut plus de mille qui com-
battirent auec toy, & en mes deſſeins ie nay iamais eu quvn ſecond,
ie nay eu que Diomede, lequel ne demande rien aux armes que nous
debattons, pour ce quil ſçait quil faut que la valeur cede à la ſageſſe,
& les forces du bras aux forces de lentendement. Ceſte ſeule raiſon
lempeſche dy pretendre, autrement il voudroit y auoir part; & Aiax
fils dOïlée, (qui eſt vn Aiax beaucoup mieux appris que toy) les de-
manderoit auſſi; le furieux Eurypyle, le valeureux fils dAndremon,
Idomenée, Merion, & Menelas nen voudroient pas negliger la pre-
tenſion, ſi ce neſtoit pour mon reſpect. Ils ſont tous vaillans com-
me leur eſpée, & nont pas moins daddreſſe aux armes que toy;
toutefois ils nont point voulu menuier vn bien que mes ſeruices
mont acquis. Et toy, ne deurois-tu pas faire comme eux? Tu le fe-
rois ſi tu auois le iugement de penſer que ton bras a beſoin de gui-
de, & que pour luy faire faire quelque bon exploict, il faut que mon
eſprit le conduiſe. Tu as des forces à la verité, mais ce ſont forces ſans
eſprit & ſans conduitte; qui ſe ruineront delles-meſmes. Ie preuoy
laduenir, & pren garde que le ſuccés de nos entrepriſes ne nous ſoit
dommageable. Tu ſçais bien faire vne charge ſur les ennemis, & moy
ie ſçay en quel temps on doit les attaquer; ceſt auec moy quAga-
memnon conſulte, lors quil veut enuoyer à leſcarmouche. Tu ne
ſers noſtre party que de ton corps, & iay leſprit pour le conſeil qui
eſt beaucoup plus neceſſaire. Tu ne peux donc nier que ie ne te ſur-
paſſe autant que le Patron dvn nauire paſſe en merite vn eſclaue
qui tire à la rame, ou le Capitaine vn ſimple ſoldat: car en nous leſ-
prit eſt plus à priſer que le corps, ceſt leſprit qui poſſede les princi-
pales forces. Ne me refuſez point, Princes Grecs, le loyer que mes
veilles vous demandent; pour recompenſe des trauaux auſquels de-
puis tant dannées ie me ſuis offert, donnez-moy les honorables
deſpoüilles que ie deſire, & ie croiray mes peines heureuſement em-
ployées. Par mon moyen vous vous voyez maintenant à la fin dvn
ſi laborieux & ſi ennuyeux ſiege, iay oſté tous les obſtacles que le
deſtin oppoſoit à nos ſouhaits, & ſemble auoir deſia pris Troye,
ayant faict que nous la puiſſions dorenauant prendre. Ie vous con [368] iure donc par leſperance que nous en auons, ne perdre point le ſou-
uenir des ſeruices que ie vous ay faicts, & vous ſupplie par les murs
dIlion que nous verrons bien-toſt ruinez, par les Dieux tutelaires
des ennemis auſquels iay faict prendre noſtre party, par toutes les
entrepriſes que iay faictes, & par celles qui reſtent à faire, ſi vous pen-
ſez quil y ait encore quelque hazardeux deſſein à executer, ſi vous
vous perſuadez que les deſtinées de Troye ne ſoient pas encore toutes
vaincuës; noubliez pas que iay de la ſubtilité pour les vaincre: & ſi
vous ne voulez me faire don des armes que ie vous demande, hono-
(Limage de Pal-
las expliquée
chap. 3.) rez-en au moins ceſte fatale image: Et finiſſant ainſi, il fit voir lidole
de Minerue à toute laſſemblée.
LE SVIET DE LA II. FABLE.
(II. Fable ex-
pliquée au 2.
Chap.) Vlyſſe par la force de ſon bien-dire ayant obtenu les armes dAchille, Aiax qui les
auoit conteſtées, ſe tua de deſpit, & de ſon ſang naſquit vne fleur pareille à celle dHya-
cinthe, qui eſt comme vn oeillet.LEs forces de lEloquence parurent alors; car les Chefs de lar-
mée, tous portez pour Vlyſſe, luy accorderent ce quil deſiroit.
Le bien-diſant remporta les armes du vaillant, & le courageux Aiax
en demeura fruſtré. Aiax, qui ſeul auoit tant de fois reſiſté aux for-
ces dHector, au feu, au fer des Troyens, & à Iupiter meſme, ne peut
[369]
reſiſter aux furieux mouuemens de ſa colere. Aiax quon tenoit in-(Mort d Aiax
expliquée au 2.
Chap.)
uincible, ſe laiſſa vaincre à la douleur; il ſe rendit aux regrets, &
prenant ſon eſpée, diſt: Perſonne au moins ne me debattra ces ar-
mes icy; Vlyſſe y voudroit-il bien pretendre quelque choſe? Non,
il ne ſçauroit empeſcher que ie ne men ſerue contre moy-meſme.
Il faut que ceſte eſpée, tant de fois cy deuant trempée dans le ſang
de nos ennemis, ſoit maintenant teinte du mien; il faut quelle
rougiſſe du ſang de ſon maiſtre, afin que lon ne puiſſe dire que la
valeur dAiax ait eſté domptée par autre, que par le meſme Aiax.
Cela dit, il ſe mit ſon eſpée dans le ſein, doù rien ne la fit ſortir
que le ſang jailliſſant qui la repouſſa pour aller teindre la terre dv-
ne couleur de pourpre. De ceſte ſanglante roſée naſquit vne fleur de
meſme couleur, fleur quautresfois on auoit veu naiſtre du ſang
dHyacinthe, auſſi porte-elle peintes en ſes fueilles les plaintes de(Ceſt Ai qui
ſemble eſtre eſ-
crit ſur les fleurs
du Iacinthe.)
ce ieune garçon, qui fut durant ſa vie les delices dApollon, & porte
enſemble les premicres lettres du nom dAiax.
LE SVIET DE LA III. FABLE.
La puiſſante & floriſſante Troye ayant eſté ſaccagée & bruſlée fut dè ville reduitte
en vn deſert, & la femme de Priam Hecube, tirée du milieu des tombeaux de ſes en-
fans, pour premier changement, de Reyne fut faite eſclaue d Vlyſſe.
|| [370]
VLysse ainſi victorieux fut enuoyé à Lemnos, Iſle celebre
pour auoir veu chez ſoy naiſtre Hypſipyle, fille du fameux
Thoas, mais polluë du ſang des hommes, que les cruelles femmes
de ce païs-là firent autrefois mourir. Il y trouua Philoctete, & le
ſceut ſi heureuſement entretenir, quil le fit venir au camp des
Grecs, armé des fleſches dHercule, qui mirent fin à ceſte ſanglante
guerre. Lors arriua la fatale ruine de Priam & de ſon Eſtat, qui tom-
berent enſemble, & la Reyne Hecube, aprés auoir tout perdu, mi-
ſerable, perdit meſme la forme & le viſage de femme, & dans vn air
eſtranger fut veuë abbayer ſous vn poil de chienne. Ceſte ſuperbe
Troye, la merueille des villes, & le plus fort bouleuart de lAſie, ba-
ſtie à lendroit reſtreſſi où ſe borne la longueur de lHelleſpont, vain-
cuë en fin aprés vne ſi longue reſiſtance, parut lors toute en feu, lau-
tel de Iupiter fut teint du peu de ſang qui reſtoit au vieil Priam, & ſa
fille deuinereſſe Caſſandre fut tirée par les cheueux hors du Temple
dApollon, tendant en vain les mains au Ciel qui eſtoit ſourd à ſes
cris & à ſes prieres. Les Dames Troyennes furent la proye des Grecs,
& le petit Aſtyanax, fils vnique du vaillant Hector, fut precipité du
haut dvne tour, doù il auoit accouſtumé de voir les exploicts guer-
riers de ſon pere combattant par la plaine. Quand les froids Aquilons
commencerent à ſouffler dans les voiles, ceſte flotte victorieuſe prit
la route de ſon retour, & lors les Troyennes baiſans la terre deuant
que ſembarquer, dirent Adieu à leur fumante Troye, quelles
eſtoient contraintes de quitter. Elles veirent deuant que partir les
cendres de leurs logis embraſez, qui enſeueliſſoient deſia les flames,
& ne peurent laiſſer quauec trop daffliction les reſtes de leur pays
deſolé. Hecube fut celle (pitoyable ſpectacle) quon traiſna la der-
niere aux vaiſſeaux pour lemmener captiue. Elle fut trouuée au mi-
lieu des ſepulchres de ſes enfans, attachée ſur leurs tombeaux quelle
baiſoit, & fut par force tirée de là par Vlyſſe, qui la rendit ſa priſon-
niere: mais il ne peut lenleuer ſi viſte quelle ne priſt ſa pleine main
des cendres dHector, lhonneur de ſes fils, dont elle remplit ſon
ſein, & pour dernier preſent luy laiſſa quelques poils griſons de ſa
teſte blanchiſſante. Quelle autre mortuaire offrande luy pouuoit-
elle faire? la fortune luy auoit tout oſté, rien ne luy reſtoit en ſon ex-
treme pauureté que des cheueux & des larmes, deſquelles elle fit ſur
ſon tombeau vn pauure & triſte ſacrifice.
LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
(VIII. Fable
expliquée au
4. Chap.) Polydore, le plus ieune des enfans de Priam, auoit eſté, durant le ſiege de Troye en-
uoyé en Thrace chez Polymeſtor, qui le tua pour auoir les treſors deſquels il auoits eſté
fait depoſitaire außi bien que de la vie de ce ieune enfant.
|| [371]
DE lautre coſté de la mer tout vis-à-vis des terres où eſtoient
autrefois les hautes murailles de Troye, il y auoit en meſme
temps le Royaume de Polymeſtor, où le petit Polydore, dernier fils
de Priam, auoit eſté enuoyé par ſon pere, afin quil peuſt, ſurui-
uant le piteux deſtin de ſes freres, ſuruiure le malheur de ſon païs,
& releuer vn iour les ruines dvne ville ſi renommée. Le conſeil qui
fit prendre vne telle reſolution à Priam, eſtoit eſclos dvne grande
prudence, & le ſuccés en pouuoit eſtre heureux, ſi auec ſon fils il
neuſt point enuoyé de threſors, dangereux aiguillons des ames aua-
res. Lors que ceſt infidelle Roy de Thrace, ſceut quauec le fort dI-
lion la bonne fortune des Troyens auoit eſté renuerſée, il ne penſa
quà la mort de ſon nourriçon, duquel il deuoit auoir la vie plus che-
re que la ſienne. Vn aueugle deſir de poſſeder en propre les threſors
quil auoit en depoſt, arma ſa main dvn poignard, & luy fit coupper
la gorge à celuy duquel il eſtoit protecteur. Que fais-tu, perfide?
où eſt ta foy? où ſont les droicts inuiolables de lhoſpitalité? Penſes-
tu que la memoire de ta cruauté ſengloutiſſe dans les eaux auec le
corps que tu y iettes, aprés lauoir meurtry? Les tenebres ne peuuent
cacher lhorreur dvn tel crime, ny loubly tempeſcher den ſouffrir
la vengeance.
|| [372]
LE SVIET DE LA V. FABLE.
(V. Fable ex-
pliquée au 4.
Chap.) Les Grecs sen retournans aprés la ruine de Troye furent arreſtez en Thrace par
lOmbre d Achille, qui demanda quon luy ſacrifiaſt Polyxene ſoeur d Hector; ce qui fut
pour contenter ceſte Ombre ſanguinaire.AGamemnon auoit faict alors arreſter ſes vaiſſeaux au port
de Thrace, où lOmbre du grand Achille ſortant dvn gouffre,
parut hors de la terre, & le repreſenta tout tel quil eſtoit, quand ani-
mé dvn iniuſte courroux, il porta trop indiſcrettement leſpée à la
gorge du chef de larmée. Comment? vous vous retirez donc (diſt
lOmbre courageuſe de ce plus courageux Prince des Grecs) ingrats
peuples auſquels mes ſeruices ne ſont plus rien? Auez-vous auec
moy enſeuely le ſouuenir de ma vertu, & le iuſte reſſentiment des
obligations que vous mauez? Non, non, il ne faut pas que lingrati-
tude vous perde, ſouuenez-vous dAchille, voſtre gloire & voſtre
rampart, & ne laiſſez pas ſans honneur les reſtes de ſa proüeſſe. Ie vous
demande pour offrande la vie de la ſoeur dHector, ſacrifiez Polyxene
ſur mon tombeau, afin que ſon ſang appaiſe mes regrets dauoir eſté
tué de la main de ſon frere. Ceſte Ombre ſanguinaire neuſt pas deſ-
couuert ſon cruel deſir, quauſſi toſt on rauit Polyxene dentre les
bras de ſa mere, qui nauoit preſques plus que ceſte ſeule fille à che-
rir. On la mena ſur le tombeau de celuy, qui vif lauoit aimée, & mort
[373]
voulut auoir ſa vie pour loyer de ſes trauaux, où elle ne ſe monſtra
pas moins conſtante & courageuſe, que ſon ſort eſtoit pitoyable &
malheureux. Les apprehenſions de la mort neurent pas le pouuoir de
luy faire oublier ce quelle eſtoit: elle fit paroiſtre en ſon affliction vn
courage indompté, quì ne tenoit rien du foible coeur dvne fille; &
quand elle fut au lieu, où, miſerable hoſtie, elle deuoit eſtre la victi-
me dvn ſi deteſtable ſacrifice, voyant Pyrrhe armé dvn couſteau, iet-
ter les yeux ſur elle, elle luy diſt: Quattendez-vous pour eſpancher
les reſtes du genereux ſang des Roys de Troye? vous perſuadez-vous
de mobliger, en me laiſſant encore reſpirer lair de mes infortunes?
Non, non, ie ſouhaitte la mort; ſi vous la retardez, le delay me ſera
plus mortel quelle meſme. Plongez ce couſteau que vous auez en
main, ou dans ma gorge, ou dans mon ſein (en laſchant la parole,
elle ouurit ſa gorge, & deſcouurit ſon eſtomach, pour lexpoſer à la
cruauté de Pyrrhe) Polyxene ne peut ſeruir, & lamour de la vie ne luy
fera iamais naiſtre la volonté de ſuruiure à ſa liberté. Auancez donc
ma fin, & ne vous arreſtez point à la ceremonie dvn ſacrifice: car
auſſi bien pas vn des Dieux ne peut eſtre appaiſé du ſang dvne ſi mi-
ſerable hoſtie. La mort ne meſpouuente pas, elle ſera maintenant
mes delices: las! pleuſt aux Dieux quelle peuſt membraſſer ſans que
ma mere en euſt la cognoiſſance! Il ny a que ma mere qui mafflige,
ma mere ſeule trauerſe le contentement que iay de mourir. Toutes-
fois elle doit pluſtoſt pleurer ſa vie que mon treſpas, car elle ne fera
dorenauant que languir ſur terre, & ne reſpirera que pour ſan-
gloter. Mais afin que ma mort ſoit autant eſloignée de ſeruitude, qua
eſté ma naiſſance; permettez-moy de mourir ſans contrainte. Re-
tirez-vous loin de moy, ie vous prie, deffendez à vos mains de tou-
cher mon corps vierge; ſi vous voulez obliger le deſir que iay de me
rendre aux enfers ſans eſtre polluë de lattouchement des hommes,
loffrande de mon ſang chaſte & libre nen ſera que plus agreable à
celuy, quel quil ſoit, duquel vous voulez appaiſer les Ombres cour-
roucées. Et ſi mes dernieres prieres trouuent dedans vos coeurs quel-
que reſſentiment, qui vous puiſſe eſmouuoir doctroyer à la fille du
Roy Priam, maintenant voſtre eſclaue, ce quelle vous demandera:
ie vous ſupplie de rendre ſans rançon mon corps à ma mere, lors quil
aura icy ſeruy de victime. Ne luy vendez point le droict des triſtes
funerailles quelle me doit, elle la cherement acheté pour mes fre-
res, quand elle en a eu le moyen; contentez-vous de ſes larmes, ceſt
ce que vous pouuez maintenant auoir delle.Ce fut ſans pleurer quelle fit ce dernier ſouhait; mais le peuple
qui louït neut point tant de conſtance comme elle, il ne la peut
voir que dvn oeil humide, & le Preſtre meſme, lequel auec vn ex-
treme regret luy ouurit le ſein, ne donna pas le coup ſans ietter des
larmes. Le Preſtre ſon ennemy fut moins courageux à luy donner la
[374]
mort, quelle ne fut à la receuoir; il pallit en pleurant, & elle ſans per-
mettre à la crainte de peindre lapprehenſion ſur ſon viſage, parut
dvne face aſſeurée, lors meſme que ſon ſang eſpandu contraignit ſes
iambes de fleſchir. Son courage rendit ſa cheute glorieuſe & honora-
ble, car en tombant elle eut bien encore le ſoin, que rien de ſon
corps ne ſe veiſt, qui paroiſſant luy peuſt apporter de la honte, &
violer lhonneſte pudeur de ſa chaſteté. Les Dames Troyennes rele-
uerent ſon corps ſanglant, & plaignans ſon piteux ſort, ſe repreſen-
terent à lheure tous les meurtres, qui auoient eſté commis ſur ceux
de la maiſon Royale de Priam. Elles te pleurerent long-temps, gene-
reuſe fille, & pleurerent auſſi Hecube ta mere autrefois Reyne dI-
lion, femme du vieil Priam, lhonneur de lAſie floriſſante, & main-
tenant miſerable objet de toutes ſortes dinfortunes. Ceſte vieille de-
cheuë du ſolſtice de ſon bon-heur & de ſa gloire, eſtoit bien lors ſi
peu, que perſonne nen faiſoit conte; Vlyſſe la prit pour eſclaue;
mais il ne leuſt pas daigné prendre, ſi ce neuſt eſté à cauſe dHector,
quelle auoit enfanté. Hector, quel creue-coeur! quHector euſt de
la peine à trouuer vn maiſtre à ſa mere? Elle embraſſa le corps quv-
ne ſi genereuſe ame venoit de quitter, & ouurant la bonde des lar-
mes, quelle auoit tant de fois ouuerte pour ſon païs, pour ſon mary
& pour ſes autres enfans, le noya dvn torrent de pleurs, & remplit
de pleurs ſa bleſſure. Elle ioignit ſes ioües aux ioües de Polyxene qui
neſtoit plus, & ſoüillant ſon poil grizon dans le ſang de ſa fille, aprés
mille plaintes & mille ſanglots, la douleur, qui luy faiſoit deſchirer
ſon ſein, anima ſa bouche de ces piteuſes paroles: Helas! ma fille, tu
es morte, Polyxene dernier ſubject de mon affliction, ie voy dans ton
ſein louuerture dvne large playe, qui men faict vne pareille au coeur.
Et afin que pas-vn des miens ne veiſt ſa fin que par le fer, vn fer ta
ouuert auſſi bien quaux autres la porte du treſpas. Helas! ie me per-
ſuadois que tu en pourrois eſtre exempte, veu que tu eſtois fille;
mais bien que fille, tu nas pas laiſſé de ſentir la pointe dvn couſteau.
Ton ſexe ne ta peu deffendre dvne mort violente; le meſme Achil-
le, qui fut le fleau de Troye, & le meurtrier de tes freres, eſt celuy qui
ta faict mourir. Miſerable, lors quvn ſi cruel ennemy fut mis par
terre, bleſſé des fleſches de Pâris & du beau fils de Latone, ie dis en
moy-meſme, quil ne me falloit plus au moins redouter Achille:
mais ie me trompois, il meſtoit bien encore à craindre, puiſque ſa
cendre eſt ennemie de noſtre famille, que ſon Ombre nous perſe-
cute, & bien quil ſoit dans vn tombeau, il ne laiſſe pourtant de nous
faire la guerre. Ie nay eſté feconde que pour luy, mes enfans nont
ſeruy que pour eſleuer ſes trophées, & fournir de proye à ſes cruau-
tez. Troye eſt ruinée, iay veu la deplorable fin du ſiege, & de no-
ſtre malheur public, & ne puis voir la fin de mes deſaſtres; mes dou-
leurs domeſtiques renaiſſent chaque inſtant, & ſemble que ie nay pas
[375]
moins dennemis qualors que mon fort dIlion eſtoit en ſon entier.
Cruel regret! faut-il quHecube autresfois appuyée des forces de tant
de braues gendres, & de ſi valeureux enfans, maintenant priuée de
lappuy des vns & des autres, veufue dvn puiſſant Roy, pauure,
miſerable & comme bannie, ſoit traiſnée en pays eſtranger? Faut-il,
infortunée, que ie ſois arrachée du milieu des tombeaux des miens,
pour eſtre preſentée ſeruante à Penelope, qui me gourmandera(Penelope fem-
me dVlyſſe de
qui Hecube fut
eſclaue.)
dans ſa maiſon, me donnera ma taſche à faire tous les iours, en tra-
uaillant me monſtrera aux Dames dIthaque, & leur dira parlant
de moy: Voila la mere tant renommée de ceſt Hector, que la Vail-
lance meſme ſemble auoir autresfois redouté, voila la femme de
Priam. Mais encore ſi tu meſtois reſtée, deplorable Polyxene, ta
preſence addouciroit aucunement laigreur de mes douleurs. Mes de-
ſtins ne lont pas voulu, tu as eſté immolée ſur le tombeau dvn
Capitaine Grec, on ta offerte pour hoſtie au fils de Pelée. Ha mal-
heur! falloit-il que ienfantaſſe loffrande mortuaire, qui deuoit ap-
paiſer noſtre plus grand ennemy? Malheur! faut-il que ie viue en-
core aprés tant de malheurs ſoufferts? Quattens-je plus? nay-je pas
eſté la butte de tous les deſaſtres du monde? A quels plus ſenſibles
tourmens me reſerues-tu, ennuyeuſe & trop importune vieilleſſe?
Cruels Dieux, qui ne vous pouuez ſaouler du ſang des miens, que
voulez-vous plus faire de moy ſur terre? A quelle fin allongez-
vous ma languiſſante vie, ſi ce neſt pour touſiours allonger mes
douleurs? Eſt-ce pour me faire voir chaque inſtant quelque meur-
tre nouueau, que vous vous plaiſez de voir ſi long-temps vne vieil-
le mourante ſouſpirer ſes afflictions? Helas! qui euſt penſé, quon
euſt iugé Priam heureux, aprés le ſac & lembraſement de ſa grande
Troye? Il eſt heureux pourtant, aprés tant de pertes, la perte de la
vie luy fut vn extreme bon-heur. Il eſt heureux, en ce quil neſt point
contraint de te voir morte, ma fille; heureux quen ceſſant deſtre
Roy, il a ceſſé de viure. Ha Dieux! quelles funerailles te fera-on, ge-
nereuſe fille du Roy de Phrygie? On ne teſleuera point vn ſuperbe
tombeau, tes cendres ne ſeront point miſes dans les ſepulchres de tes
anceſtres: car noſtre maiſon a receu vn trop cruel reuers de la fortu-
ne. Tous les dons mortuaires que ie te feray, ſeront des larmes, &
quelques poignées de ce ſable eſtranger dont ie te couuriray. Iay
tout perdu, helas! il ne me reſte rien qui me face ſouhaitter de plus
long-temps traiſner ceſte vie, ſi ce neſt le petit Polydore, autre-
fois le cadet de tant denfans que iauois, maintenant lvnique eſ-
perance de noſtre Empire renuerſé. Ceſt chez le Roy de ces quar-
tiers icy quil eſt, le pourray-je point voir? Non, lon ne me per-
mettra pas de meſcarter iuſques-là. Mais pourquoy tardé-je tant
à lauer les playes de ma fille? Comment eſt-ce que ie puis voir
ſi long-temps ſa face polluë de ſang? Donnez-moy vne cruche,
[376]
Troyennes compagnes de mon malheur, & nous en allons puiſer de
leau dans la mer.
LE SVIET DE LA VI. FABLE.
(VI. Fable ex-
pliquée au 4.
Chap.) Hecube allant à leau, auec quelques Troyennes, trouua le corps de ſon petit Poly-
dore meurtri, dont la veuë en ſuitte de tant dautres afflictions la rendit furieuſe.ELle y fut en ſaffligeant, & deſpoüillant ſa teſte de ſes che-
ueux blancs; & lors quelle voulut plonger ſa cruche dans leau,
elle apperceut ſur le riuage le corps de ſon petit Polydore, que linfi-
delité des Thraces auoit ietté dans leau aprés lauoir meurtry. Les
Troyennes qui laccompagnoient ſeſcrierent deffroy à la veuë de
ce ieune enfant de Priam, leſpoir de tous ceux du pays; mais la me-
re ſaiſie dvne douleur muette ne peut ny pleurer, ny ſe plaindre. La
violence du mal quelle ſentit deuora ſa voix, & retint ſes larmes
comme glacées dans ſon ſein; elle demeura auſſi froide & auſſi roi-
de quvn rocher, iettant tantoſt la veuë du coſté où Troye auoit
eſté, tantoſt eſleuant vn oeil deſpité vers les Cieux, & tantoſt re-
gardant, ou le viſage, ou les bleſſures de ſon fils; mais ſur tout les
bleſſures: elle entra en telle colere, quelle perdit le ſouuenir de ce
quelle eſtoit, & comme ſi elle euſt encore eſté Reyne, ne donna que
la vengeance pour object à ſes penſées.
|| [377]
LE SVIET DE LA VII. FABLE.
Hecube enragée daffliction sen alla chez Polymeſtor, auquel elle creua les yeux,(VII. Fable er-
pliquée au 4.
Chap.)
eſtant aßiſtée de quelques Troyennes, & depuis fut changée en Chienne.TOvt ainſi quvne lionne, eſpoinçonnée du furieux regret da-
uoir perdu ſon petit lionceau, ſuit à la piſte celuy qui la enle-
ué, bien quelle ne le voye pas; de meſme Hecube agitée de la rage
de ſes douleurs, ſe laiſſe guider à ſon coeur, ſans ſe repreſenter la
foibleſſe de ſes ans, & ſen va dans le Palais de Polymeſtor, perfide
autheur dvn meurtre ſi execrable. Elle demande à luy parler en ſe-
cret, afin de luy deſcouurir le lieu où il y a encore dautres threſors
cachez pour lentretien de ſon fils. Ceſt auare Prince de Thrace, qui
ne reſpire que lor & largent, la croit facilement, & ſe retire à leſ-
cart pour luy dire, auec vn viſage couuert du fard de la feintiſe: Ne
craignez-point, Hecube, de mettre entre mes mains le reſte de voſtre
fortune; ma fidelité depoſitaire du bien de voſtre fils, ne luy fera rien
perdre de ce que vous me laiſſerez. Les threſors que vous mauez deſ-
ja enuoyez, & ceux que ie receuray luy ſeront conſeruez, nen dou-
tez point; ie vous le iure par la ſouueraine puiſſance des habitans des
Cieux. Tandis que ce pariure Prince faiſoit ce faux ſerment, elle qui
le regardoit dvn oeil animé de furie, ſentit la rage enfler ſon courage;
elle ſe ietta ſur luy, & fortifiée dvne trouppe deſclaues Troyennes,
[378]
quelle appella à ſon aide, creua les yeux à ce traiſtre meurtrier de
ſon Polydore, les arracha hors de la teſte, & de ſes mains ſoüillées
de ce ſang criminel luy meurtrit le viſage. Ce fut la colere qui luy
en donna la force, & la meſme paſſion porta le peuple de Thrace
à venger ſur elle laueuglement de leur Roy. Ils la pourſuiuirent à
coups de pierre, & elle pourſuiuie changea de forme & de voix: au
lieu de parler elle commença dabbayer, & en abbayant mordit les
pierres quon luy iettoit, tout ainſi que font les chiens. Le pays où
ceſte merueille aduint a tiré ſon nom des hurlemens quHecube y
fit ſous le poil dvne chienne, aux piteux abbois de laquelle les
Troyens captifs, les Grecs ſes ennemis & tous les Dieux encore fu-
rent ſi touchez de pitié, que Iunon meſme, femme & ſoeur du
grand Iupiter, & ennemie coniurée dIlion, fut contraincte dad-
uoüer que la pauure Hecube nauoit pas merité deſtre ſi mal trai-
ctée.
LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
(VIII. Fable
expliquée au 5.
Chap.) Memnon fils de Tithon & de l Aurore ayant mené du ſecours à Priam fut tué
par Achille, dont l Aurore eut tant de regret, que pour alleger ſes douleurs elle recou-
rut à Iupiter, duquel elle obtint que les cendres de ſon fils ſeroient changées en oy-
ſeaux, & elle tous les matins, apres auoir long-temps pleuré, change ſes larmes en
rosée.
|| [379]
BIen que lAurore euſt tenu le party des Troyens, on ne la
veid point autrement affligée des infortunes de Priam, ny de
ceux qui eſtoient arriuez à Hecube, elle auoit vn dueil à porter
qui la touchoit de plus prés, laffliction domeſtique de la perte de
ſon fils Memnon, quAchille auoit tué par la campagne de Phry-
gie, ne permettoit pas quelle euſt du reſſentiment pour les dou-
leurs dautruy. Le cruel creue-coeur, de lauoir veu mourir vaincu,
luy donnoit bien tant de tourmens, que ſes triſtes penſées ne pou-
uoient receuoir autre triſte obiect, que celuy pour lequel toutes
ſes plaintes & ſes pleurs eſtoient occupez. Elle le veid, helas! tom-
ber dvn coup de jauelot, pouſſé de la main dAchille, & le voyant,
les roſes de ſes ioües, quelle nous deſcouure au matin, pallirent,
& le beau luſtre de ſon front obſcurcy, fut couuert dvn nuage.
Elle le veid mourir, mais elle ne peut voir reduire ſon corps en
cendre. Quand il fut dans le feu, elle en deſtourna ſa face eſplo-
rée, & toute eſcheuelée, comme elle eſtoit, ſen alla ietter aux pieds
de Iupiter, pour luy faire ſes plaintes, arroſées dvn flux de chaudes
larmes: Grand Dieu qui portez le ſceptre des Cieux, bien que ie
ſois la moindre des diuinitez, hoſteſſes des Palais eſtoillez (car il
ny en a pas vne qui ait par le monde ſi peu de Temples que ien
ay) ie ne vien pas pourtant vous trouuer, afin que vous men fa-
ciez baſtir de nouueaux, ou eſleuer quelques autels à mon hon-
neur, & deſtiner certains iours eſquels on me face des ſacrifices ſo-
lemnels. Ie ne ſuis point poſſedée dvn ſi ambitieux deſir, & tou-
tefois ie ne croy pas que ſi vous vous mettiez deuant les yeux les
ſeruices que ie fais au monde, vous ne me iugeaſſiez digne de quel-
que honorable recompenſe: mais ce neſt pas mon enuie mainte-
nant de la recercher; ie ne ſuis pas en eſtat de pourſuiure laccroiſ-
ſement de mes honneurs. Ie ne viens icy me preſenter à vous toute
eſplorée, que pour receuoir de lallegement. Helas! ie ſuis priuée
de mon fils Memnon, il eſt mort, il ſeſt en vain, combattant pour
ſon oncle, oppoſé aux efforts des Grecs, la belle fleur de ſa ieuneſ-
ſe a eſté moiſſonnée dés ſon printemps, par ce genereux fils de
Thetis, duquel les deſtins ont fauoriſé les armes. Ie lay perdu, &
perdu auec luy toutes mes cheres eſperances; honorez donc ſon
tombeau de quelquvne de vos faueurs, ſouuerain Monarque des
Dieux, afin que lhonneur que vous ferez au fils, addouciſſe lai-
greur des douleurs de la mere. Les prieres de lAurore affligée trouue-
rent Iupiter fauorable, le buſcher allumé tomba, & ne rendit plus au
lieu de feu quvne eſpaiſſe fumée, ſemblable aux noires vapeurs qui
ſeſleuent au deſſus des fleuues, au trauers deſquelles les rays du Soleil
ne peuuent penetrer. Auec la fumée quelques cendres monterent
dans lair, & là ramaſſées enſemble firent vn corps, qui ſe formant
peu à peu en oyſeau deuint en fin oyſeau parfaict, & en meſme
[380]
inſtant naſquirent pluſieurs tous pareils, leſquels battans des aiſles
voltigerent par trois fois autour du buſcher, & par trois fois eſlan-
cerent des cris teſmoins de leur dueil. Au quatrieſme vol ils ſe ſe-
parerent, & firent deux troupes, qui comme ennemies ſe rangerent
lvne contre lautre, & ſe battirent tant du bec & des ongles, quils
tomberent tous mortuaires hoſties ſur les cendres de Memnon,
deſquelles ils auoient pris naiſſance. Celuy qui leur donna leſtre
leur a donné le nom quils portent; car ces oyſeaux-là ſappellent
Memnonides, & tous les ans, ſi toſt que le Soleil a paſſé par les
douze maiſons du Zodiaque, ils viennent ſur ce tombeau du fils
de lAurore, faire encore la guerre, & ſacrifier leurs vies à lOmbre
de Memnon. Ce fut donc vn piteux ſpectacle de voir Hecube ab-
bayer comme vne chienne, & qui affligea fort tous les Dieux: mais
lAurore pourtant nen eut point de reſſentiment, & ne la peut
pleurer, pour ce que toutes ſes larmes eſtoient employées à plain-
dre la perte de ſon fils quelle pleure encore tous les matins, lors
quelle moüille la terre de lhumide roſée, qui donne la vie aux
fleurs.
LE SVIET DE LA IX. FABLE.
(IX. Fable ex-
pliquée au 5.
Chap.) Enée fuyant le ſac de Troye auec ſon pere Anchiſe & ſon fils Aſcagne, ſe ſauua par
mer à Delphes, où Anius Preſtre d Apollon le retira, & luy conta leſtrange auanture
de ſes cinq filles qui auoient eſté changées en pigeons.
|| [381]
ENcore que la ville de Troye fuſt ruinée, les deſtins ne per-
mirent pas, que deſſous ſes ruines fuſt enſeuelie leſperance de
reſtablir vn iour lEmpire Troyen; elle demeura viue aprés le ſac,
doù Enée eſchappa, ſauuant auec ſoy quelques reliques ſacrées,
enſemble ſon pere Anchiſe, autre ſacré fardeau, dont il chargea
ſes eſpaules. Parmy tant de richeſſes quil poſſedoit, il ne fit choix
ſinon de ſon pere, pieuſe charge dvn charitable fils, & conduiſit
ſon petit Aſcagne; auec leſquels embarqué, fuyant les infidelles
riuages de Thrace, rouges du ſang de Polydore, il fut pouſſé dvn
vent fauorable à ſes ſouhaits, dans le port de Delphes, où le Roy
Anius le receut honorablement, & tous ceux qui lauoient ſuiuy. Il
leur fit voir la ville & les ſingularitez du Temple dApollon, leur
monſtra les deux arbres que Latone tenoit embraſſez, lors quelle
enfanta Apollon & Diane, & aprés auoir faict vn ſacrifice de quel-
ques boeufs, les mena dans ſon Palais, où pour les banqueter il les
fit aſſeoir ſur de riches tapis.
LE SVIET DE LA X. FABLE.
Lauanture des filles d Anius fut quayans le don de changer en bled, vin & huile(X. Fable ex-
pliquée au 5.
Chap.)
tout ce quelles touchoient, pour ce reſpect les Grecs les voulurent par force mener en
leur armée, & pour les guarentir dvne telle violence, Bacchus les changea en Pi-
geons.
|| [382]
ILs auoient deſia beu les vns aux autres, quand le pieux An-
chiſe diſt à ſon hoſte; Quen paſſant autresfois par Delphes,
(ſil ne ſe trompoit) il penſoit luy auoir veu vn fils & quatre fil-
les. A quoy ce grand Preſtre de Phoebus branſlant ſa teſte chenuë,
qui eſtoit entourée de bandelettes blanches, reſpondit dvne triſte
voix: Vous ne vous abuſez point, braue Cheualier; voſtre memoi-
re ne ſeſgare pas, il eſt vray, vous mauez veu autrefois cinq en-
fans, deſquels ie me voy maintenant preſques du tout priué, à tant
de changemens noſtre miſerable vie eſt ſubiecte. Car mon fils,
encore quil ſoit en vie, ie nen ay non plus de ſecours, que ſil ne-
ſtoit point au monde. Il porte le ſceptre de lIſle dAndres, à la-
quelle il a donné ſon nom, & a le contentement dy commander
ſouuerainement, iouïſſant du don quApollon luy a faict, de pou-
uoir predire les choſes à venir: mais ie nay pas lheur de le voir en tel
eſtat, eſtant ainſi eſloigné de moy, ie le tien comme perdu. Pour mes
quatre filles, elles ne me rendoient pas moins heureux pere, que leur
perte me rend affligé, car elles auoient receu de Bacchus vne faueur
ſi rare, quelle eſt preſque incroyable. Elles ne touchoient rien, qui
ne fuſt par leur attouchement auſſi toſt changé en bled, en vin, ou en
huile. Cela fut cauſe quAgamemnon, lequel a rauagé voſtre floriſ-
ſante Troye, me les vint arracher dentre les bras, & par force (pour
vous dire que nous auons, auſſi bien que vous, reſſenty la violence
des armes Gregeoiſes) me contraignit de les luy donner, pour ſuiure
touſiours larmée, & la nourrir par le moyen du riche don que Bac-
chus leur auoit fait. Toutefois elles ne voulurent point fauoriſer vos
ennemis, elles ſeſchapperent, & ſenfuyrent deux en lIſle dEubée,
& les deux autres du coſté dAndres chez leur frere. Les troupes Grec-
ques les ſuiuirent, & menacerent mon fils de le ruiner, ſil ne mettoit
mes filles entre leurs mains. Helas! il nauoit pas vn Enée, il nauoit
pas vn Hector pour deffendre ſa ville, & faire durer le ſiege dix ans
comme vous auez faict. Vn excuſable effroy le ſaiſit, la crainte vain-
quit laffection quil portoit à ſes ſoeurs, il les rendit aux Grecs. On
leur vouloit deſia lier les bras comme à des eſclaues, quand le regret
de ſe voir forcées, leur fit leuer les mains encore libres vers le Ciel
pour prier Bacchus de les ſecourir. Ce Dieu, qui les auoit tant fauori-
ſées auparauant, ne leur manqua pas de ſecours en telle neceſſité, ſi
ceſt donner ſecours que de couurir dvn miracle la ruine de ceux qui
prient pour eſtre ſauuez. Pour moy ie ne vous ſçaurois dire comment
elles furent changées; mais ie vous puis aſſeurer quen fin leurs corps
furent couuerts de plumes blanches, & deuindrent pigeons, oyſeaux
conſacrez à la belle Cypris voſtre femme.
|| [383]
LE SVIET DE LA XI. FABLE.
Les filles d Orion ayans bien voulu eſtre ſacrifiées pour le peuple de Thebes, aprés(XI. Fable
expliquée au
5. Chap.)
auoir eſté bruſlées, de leurs cendres naſquirent deux ieunes hommes, qui portans vn
nom de filles furent appellez Corones. Le Poëte prend occaſion de de ſcrire ceſte fable en
racontant les preſens qu Anius fit à ſes hoſtes, & dit quelle eſtoit grauée ſur vn vaſe
quil donna à Enée.ILs ſentretindrent à table de pluſieurs diſcours ſemblables,
puis ſe retirerent aux chambres pour prendre le repos de la
nuict, & le matin furent conſulter lOracle dApollon, qui leur
conſeilla daller reuoir leur ancienne mere, & abborder au riuage
doù leurs anceſtres eſtoient partis pour venir fonder en Phrygie
les murailles de Troye. Quand ils eurent receu ceſte reſponce ils
prindrent congé du Roy Anius, qui les fut conduire iuſquau port,
& fit preſent dvn ſceptre à Anchiſe, dvne robe & dvn carquois au
petit Aſcagne, & dvn vaſe à Enée. Ce vaſe eſtoit venu de Grece de
la maiſon du Roy Therſes, & auoit eſté graué du burin dAlcon,
rare ouurier de ſon temps, lequel ſeſtoit pleu à y pourtraire la ville
de Thebes auec ſes ſept portes, les buſchers, les tombeaux, les feux
qui eſtoient autour, & les meres eſcheuelées qui auoient accouſtu-
mé de faire là le dueil de leurs enfans. Pour y repreſenter naïfue-
ment laffliction, les Nymphes y paroiſſoient toutes eſplorées, les
[384]
fleuues ſembloient taris, & les fueilles des arbres ſeichées. Il ny auoit
point dherbes, les chevres lechoient les coſtes arides des montai-
gnes, & ne trouuoient rien dequoy ſe repaiſtre. Au milieu de la
ville on voyoit les deux filles dOrion, qui dvn coeur ſurmontant
tous les autres coeurs de leur ſexe, ſoffroient volontairement à la
mort pour le bien public du pays; lvne preſtant le col pour eſtre
eſgorgée; lautre ſe donnant elle meſme dvn poignard dans le ſein.
La pompe funebre dont elles auoient eſté honorées y eſtoit auſſi
repreſentée, auec le buſcher, où des cendres de leurs corps bruſlez
ſortirent deux ieunes hommes qui furent appellez Corones, & re-
ſtablirent leur maiſon, aprés auoir faict pluſieurs honneurs à la
cendre, de laquelle comme de leur mere ils auoient tiré leur naiſ-
ſance. Tout cela eſtoit elabouré auec vne merueilleuſe induſtrie ſur
le corps du vaſe, & le bord eſtoit entouré dvne couronne de fleurs,
leſmail deſquelles paroiſſant parmy lor, ne releuoit pas peu lou-
urage. Mais ſi le Roy Anius fit de riches preſens à ces Troyens fu-
gitifs, eux ne luy en firent pas de moindres; ils luy donnerent vn
encenſoir, vne couppe à ſeruir aux ſacrifices, & vne couronne dor
enrichie de pluſieurs pierres precieuſes; puis prindrent la route de
Crete, ſe reſſouuenans que Teucer qui en eſtoit ſorty, ſe trouuoit
au rang de leurs ayeuls: toutefois ils ny demeurerent pas, la corru-
ption de lair les empeſcha de ſy arreſter. Ils quitterent les cent
villes autrefois ſubjettes à lEmpire de Minos, pour aller cercher
lItalie, où ils deuoient trouuer vn port aſſeuré, & des Dieux fauo-
rables. Cependant ils furent trauaillez dvne cruelle tempeſte, &
en durerent les perilleux efforts dvne tourmente qui les ietta aux
riues des Strophades, où les monſtrueuſes faces des Harpyes les ef-
frayerent. De là ils paſſerent à coſté de Duliche, dIthaque, de Sa-
mos & de Neritie, qui ſont toutes villes ſubjettes à la couro nne de
laccort dVlyſſe, & veirent de loing ſans y prendre terre lIſle dAm-
bracie, pour le domaine de laquelle il y a eu quelques Dieux qui
ont long-temps eſté en procez, mais en fin elle eſt demeurée à
Phoebus, lequel y void encor tous les iours celuy qui luy adiu-
gea conuerty en rocher. Ils coſtoyerent aprés lEpire, & Dodone
tant vantée pour auoir en ſes terres vn cheſne parlant, qui rend des
Oracles; puis deſcouurirent la Chaonie, où les fils du Roy Moloſſe,
fuyans le cruel braſier dans lequel on les vouloit faire mourir, furent
changez en oyſeaux. En fin ils abborderent à Buthrote, où Helene
fils de Priam ſeſtant retiré, y auoit reſtably vne petite Troye. Ils ſceu-
rent de luy, qui eſtoit grand deuin, & des plus ſçauans en la ſcience
qui nous faict preſager les choſes à venir, quelle terre les deſtins leur
auoient reſeruée pour retraitte; & ainſi bien inſtruicts du chemin
quils deuoient tenir, vindrent droict en Sicile.
|| [385]
LE SVIET DE LA XII. FABLE.
Galatée, fille du Dieu Nerée, & de la Nymphe Doris, eſtant aimée d Acis fils de(XII. Fable ex-
pliquée au 6.
Chap.)
Faune, quelle aimoit außi, le Cyclope Polypheme entra en telle ialouzie contre le ieu-
ne Acis, quil recercha toutes les occaſions quil peut pour la ruiner. Vn iour il ren-
contra parmy les bois, quil tenoit ſa maiſtreſſe embraßée, dont il penſa creuer de deſ-
pit, & pour deſcharger ſa colere, arracha vne roche du Montgibel quil ietta ſur ces
deux amans, pour les aſſommer; mais Galatée ne fut point offencée, elle ſe plongea
promptement dans la mer, & ſon ſeruiteur Acis fut tué. Elle en porta bien tant de
dueil, quafin de faire encore paroiſtre apres ſa mort laffection quelle auoit euë pour luy,
elle changea ſon ſang en fleuue, qui ſous ſon nom arroſe encore la Sicile.LA Sicile a trois montaignes, leſquelles poſées comme en trian-
gle, auancent en diuers endroits trois pointes dans la mer. Le
Pachyn eſt du coſté du midy, le Lilybée au couchant, & le Pelore
ſeſtend vers le Septentrion. Ceſte flotte fugitiue pouſſée dvn vent
fauorable paſſa de nuict entre deux des pointes du triangle, & abbor-
da heureuſement au port de Zancle, qui eſt au milieu, ſans approcher
en paſſant trop prés du gouffre de Scylle, ou de celuy de Carybde,
dont le danger eſt preſques ineuitable. Carybde à main gauche deuo-
re ſans ceſſe, & reuomit des fleuues deaux, auec leſquels elle en-
gloutit les nauires, puis les reiette ſur leau; & Scylle à main droicte
faict paroiſtre mille beautez, & mille attraicts en ſa face de fille,
recelant au deſſous de la ceinture vn grand nombre de chiens,
[386]
qui ſortent de ſon ventre, pour faire abyſmer les vaiſſeaux qui ap-
prochent delle. Il ne faut pas ſeſtonner ſi ſon viſage a des attraicts,
elle a autrefois eſté des plus belles filles, & des plus recerchées qui
fuſſent de ſon temps, ſi les Poëtes ne nous abuſent point, en nous
laiſſant vne fable, eſcloſe de leur inuention, pour hiſtoire verita-
ble: car on dit que pluſieurs, eſpris de ſes beautez charmereſſes, aſ-
piroient à ſes bonnes graces comme à leur ſouuerain bon-heur, &
quelle ne les recompenſoit tous que de meſpris, & de deſdains.
Elle faiſoit des trophées de leurs affections mal-recognuës, & ſe-
ſtant pleuë à les tromper, ſe plaiſoit aprés den faire ſes contes aux
Nymphes marinieres, qui la cheriſſoient vniquement. Vne fois en-
tre-autres, peignant Galatée elle lentretenoit de ces diſcours-là,
qui furent cauſe que ceſte ieune Deeſſe luy diſt: Ie meſtonne que
vous oſez ainſi tenir pour ioüet ceux qui vous honorent: ne crai-
gnez-vous point que tant de ſeruiteurs, bruſlez dvn chaud deſir de
vous auoir poúr femme, ne ſe vengent de vos deſdains, aprés auoir
en vain recerché les remedes de la patience contre le mal que vous
leur faictes? Pour moy qui ſuis fille de Nerée, & de la Deeſſe Doris,
& qui ay le ſupport de pluſieurs ſoeurs; ie nay peu me defaire des im-
portunes affections dvn monſtrueux Cyclope, ſans quil ſe ſoit (he-
las!) cruellement vengé de moy. Ses douleurs luy rauirent alors la pa-
role, & le ſouuenir de ſes regrets luy ferma la bouche pour ouurir la
bonde de ſes pleurs, que Scylle eſſuya dvn doigt, lequel en blan-
cheur ſurmontoit le marbre ou lalbaſtre, & pour alleger ſon dueil la
pria de luy deſcouurir linfortune, qui auoit peu faire ſortir de ſi ſu-
bites larmes de ſes yeux. Ne me cachez point, ie vous prie, luy diſt-el-
le, la ſecrette cauſe de voſtre affliction; vous ne la pouuez deceler à
fille, en qui vous trouuiez plus de fidelité quen moy. Ie ne vous cele-
ray pas mon tourment (reſpondit Galatée) puis que mes ſouſpirs &
mes larmes vous en ont deſia parlé. Ce qui martyre ſi outrageuſement
mon coeur, ceſt la perte dAcis; Acis mes delices, quvn horrible &
eſpouuentable Cyclope ma rauy. Ceſtoit vn ieune homme fils du
Dieu Faune, & de la Nymphe Simethe, qui laimoient fort lvn &
lautre, & toutesfois ne le cheriſſoient pas tant comme moy, car ie ne
reſpirois que les faueurs dAcis; ieſtois toute à luy, & ne pouuois
eſtre à autre, tant ſes beautez auoient de pouuoir ſur mon ame.
Helas! il nauoit point plus de ſeize ans, le ieune poil qui commen-
çoit à cotonner ſes ioües ne paroiſſoit preſques point encore; ie ne-
ſtois pas à mon aiſe ſi ie neſtois auec luy, ie le ſuiuois par tout, & vn
importun Cyclope me pourſuiuoit ſans ceſſe, autant trauaillé da-
mour pour moy, comme ieſtois pour Acis: mais toutes ſes ca-
reſſes meſtoient odieuſes; plus il me recerchoit, plus la haine
de ſes recerehes me rendoit ennemie de ſes importunitez. Dieux!
combien la douce Venus a de puiſſance ſur nos coeurs! Belle
[387]
Princeſſe de Cythere, on ne peut aſſez admirer voſtre pouuoir, & la
longue eſtenduë de voſtre Empire, qui a tout autant de ſubjets, quil
y a danimaux ſur terre. Ceſt hideux Polypheme nourry dans lhor-
reur dvne foreſt, qui ne ſabbreuuoit que de ſang humain, ſe nour-
riſſoit de la chair de ſes hoſtes, & ne reſpiroit en ſon coeur impie que le
meſpris des Cieux & des Dieux, forcé de recognoiſtre les fleſches de
Cupidon, & honorer ſon carquois, ſentit en ſon coeur les doux-cui-
ſantes bleſſures de ce petit Dieu. Il fut eſchauffé des feux de mes yeux,
& ſentit naiſtre vn tel braſier en ſon ſein, que ſes flames luy firent ou-
blier le ſoing de ſon beſtail, & quitter ſouuent lobſcurité de ſes an-
tres pour me ſuiure. Luy qui ne ſeſtoit iamais pleu quen lordure de
ſa face deſagreable, ſe pleut lors à ſe peigner & ſe lauer pour me plai-
re. Il ſe ſeruit dvn raſteau pour peigne, couppa ſa barbe de ſauua-
ge auec ſa faux, & prit la couſtume de ſe mirer ſouuent dans leau
pour farder ſon viſage effroyable. Logeant lamour chez ſoy, il
perdit la ſanglante couſtume quil auoit de maſſacrer ſes hoſtes, il
ſembla lors auoir deſpoüillé ſon farouche naturel; les vaiſſeaux a-
borderent en toute ſeureté au riuage quil habitoit, & ne coururent
plus fortune comme auparauant, deſtre ancrez pour iamais par le
meurtre des mariniers. On tient que Teleme, qui ne ſe trompoit ia-
mais à tirer des preſages du vol des oyſeaux, fut voir en ce temps-là
ce Geant amoureux, & luy predit quVlyſſe luy rauiroit loeil quil
portoit au milieu du front, dont Polypheme ſe mocqua, & pour
repartie, diſt à Teleme: Tu te trompes, fol deuin, tes propheties ne
ſont que menſongeres paroles, ie ne dois pas craindre quVlyſſe deſ-
robe mon oeil, vn autre la deſia rauy, pourrois-je le perdre deux
fois? Il fit peu de conte du veritable infortune que Teleme luy an-
nonça, & ſen alla promener peut-eſtre ſur les ſablons de la mer de
Sicile, ou ſe repoſer dans ſon antre, car ceſtoit ſon exercice durant
le chaud de ſon amour. Il y auoit là autour vne roche fort auancée
dedans leau, que les vagues battoient des deux coſtez, où il montoit
autresfois, pour deſcouurir les nauires, deſquels il projettoit de loin
le ſac & le carnage; mais depuis que le petit fils de Venus ſe fut rendu
ſon maiſtre, il ny fut point porté de ces ſanguinaires deſſeins. Vn
iour il y monta pour alleger en chantant ſes amoureuſes douleurs, &
ſon trouppeau de moutons ly ſuiuit, ſans quil le touchaſt, car il nen
auoit plus de ſoing. Il ſaſſit au ſommet, poſa contre terre à ſes pieds
le pin qui luy ſeruoit de baſton, & toutesfois eſtoit ſi grand quil euſt
bien peu ſeruir à faire le maſt dvn nauire; puis ioüa de ſa fluſte qui
auoit cent tuyaux de roſeau, & fit reſonner ſes airs champeſtres par
toutes les roches voiſines, & par les plaines azurées de la mer. Moy
qui eſtois alors au pied de la colline, ſur le giron de mon ſeruiteur,
ientendis toute ſa chanſon, & la retins facilement pour ce quelle
eſtoit la pluſpart en ma loüange. Il diſoit: Iaime la belle Galatée
[388]
dont le front faict honte à la blancheur des lys; ſon viſage eſt plus
agreable que la face des prez eſmaillez de fleurs; elle eſt plus droi-
cte quvn aulne, plus eſclattante que le verre, plus fretillarde
quvn ieune cheureau, plus polie que neſt le dedans de leſcaille
dvne huiſtre, plus ſouhaittable que ne ſont les rays du Soleil en
Hyuer, & la fraiſcheur de lombre au chaud de lEſté, plus attrayante
que neſt la viue couleur dvne pomme penduë à vn arbre, plus
agreable à voir que neſt la hauteur dvn plane, plus luiſante que
la glace, plus douce quvn raiſin bien meur, plus delicate & plus
molle que ne ſont les plumes dvn cygne, ou bien le laict caillé,
& plus aimable, ſi elle ne me fuyoit point, que ne ſont les deli-
cieuſes odeurs dvn iardin lors quon y entre le matin. Galatée
neſt que douceur, & elle meſme neſt que rigueur pour moy. He-
las! elle meſt plus cruelle que ne ſont ces ieunes taureaux, que le
ioug na point encore domptez, plus dure quvn vieil cheſne, plus
trompeuſe que les ondes, plus muable que les foibles branches dvn
ſaulx, & plus tendre & plus ſouple que les reiettons de la vigne
blanche, plus inſenſible que les rochers où ihabite, plus violente
que neſt le cours dvn fleuue, plus enflée dorgueil quvn Paon, plus
ardante que le feu, plus rude que les chardons, plus furieuſe quv-
ne Ourſe qui garde ſes petits Faons, plus ſourde que les vagues de
la mer, plus cruelle quvn ſerpent quon a foulé du pied, & plus vi-
ſte (malheur pour moy, ceſt ce que ie luy deſirerois pluſtoſt rauir)
que neſt vn cerf ſuiuy dvne troupe de chiens abbayans. Pourquoy,
fuyarde, teſlances-tu deuant moy dvne courſe ſi precipitée? les
vents à peine pourroient eſgaller ta legereté: eſt-ce la crainte qui
te donne des aiſles, ou ſi ceſt la haine de ton amoureux Polyphe-
me? Tu ne ſçais pas, à ce que ie voy, qui ie ſuis; ſi tu auois cognoiſ-
ſance de mes commoditez, tu recognoiſtrois bien-toſt ta folie, &
au lieu de me fuir tefforcerois de marreſter. Iay pour retraitte la
pluſpart des antres qui ſont ſous ces rochers, dans leſquels on nen-
dure point en Eſté les bruſlantes ardeurs du Soleil, ny en Hyuer la
rigueur importune du froid. Iay vn iardin plein darbres chargez
de beaux fruicts, iay des vignes qui ne manquent point de raiſins
blancs & noirs; ſi tu veux venir auec moy tu en pourras manger des
vns & des autres: tu trouueras auſſi des fraizes, que tu amaſſeras en
te pourmenant; tu auras des cormes tant que tu en voudras, des
prunes violettes, & dautres qui ſont iaunes comme lor, des cha-
ſtaignes, des grozeilles, & de tous les fruicts qui naiſſent, ou ſur les
arbres, ou ſur les buiſſons. Il ny a rien par les champs que tu nayes
en abondance par mon moyen; tu iouïras de tous les biens qui ſont
en ma puiſſance. Tout ce beſtail qui eſt icy na autre maiſtre que
moy, & ſi ien ay encore vn grand nombre qui va paiſſant autour
de ceſte coſte; bien que la plus grande partie ſoit demeurée ſur la
[389]
paille dedans mes antres. Si vous me demandiez combien il y en a,
ie vous dirois, que ie ne le ſçay pas; ceſt à quelque pauure Berger,
de pouuoir compter ſon beſtail, ien ay tant quil meſt impoſſible
de le nombrer. Ie ne daignerois le vanter, & vous dire en quel eſtat
il eſt, car vous le pouuez voir, & faire que vos yeux vous ſoient teſ-
moins que mes beſtes à corne ſont ſi graſſes, quelles ne peuuent
marcher quà peine. Iay vne infinité de petits aigneaux & de che-
ureaux, qui ne ſont point encore ſortis de mes bergeries; iay touſ-
iours du laict à foiſon dont nous en beuuons vne partie, & lautre
ſert à faire des fromages. Mais ce ſont les moindres commoditez
que vous aurez auec moy. Pour paſſer voſtre temps, ie vous don-
neray des daims, des leuraux, des cheureuls, vne couple de beaux
pigeons, & vn nid doyſeaux que iay pris au feſt dvn arbre. Ie
trouuay lautre iour ſur ceſte montaigne deux petits ours, qui ne
faiſoient que ſortir du ventre de leur mere; ils vous donneront
auec le temps du plaiſir, ils ſe reſſemblent ſi naïfuement quon les
prend à toute heure lvn pour lautre: dés que ie les rencontray, ie
vous les voüay, & dis en moy-meſme, Il faut que ie les garde à ma
maiſtreſſe. Sortez donc maintenant hors de leau, belle Galatée,
ne meſpriſez point mes preſens, ny celuy qui les offre. Venez
vous rendre auprés de moy: quoy? ne vous ſuis-je pas bien agrea-
ble? Ie me veids lautre iour dans leau, mais ma façon me pleut ex-
tremement. Voyez le corps que iay; ie maſſeure que ce Iupiter,
duquel vous faites tant de contes, & à qui vous donnez le ſceptre
des Cieux, neſt point doüé dvne ſi riche taille que la mienne.
Iay vne face effroyable, que mes cheueux couurent preſque toute,
venans battre iuſques ſur mes eſpaules. Mais encore que iaye par
tout le corps vn poil heriſſé, ne vous perſuadez pas, que ien doi-
ue eſtre moins aimable. Mon poil ne meſt non plus mal-ſcant,
que ſont les fueilles à vn arbre, & le crin à vn cheual; lvn & lau-
tre ſans tels ornemens, ſe trouuent ſans grace: auſſi les oyſeaux ſem-
bleroient monſtrueux ſils nauoient des plumes, & les moutons ne
ſeroient pas ſi cheris quils ſont, ſils neſtoient chargez de laine;
leur toiſon leur ſert de parure, & le poil de meſme embellit les
hommes, il enrichit leur beauté, & plus ils en ont, plus ils doiuent
eſtre agreables. Vous me direz, peut-eſtre, que ie nay quvn oeil; il
eſt vray, mais il eſt de telle grandeur quil paroiſt autant, comme ſi
iauois vn bouclier eſclattant ſur le front, ie ne voy pas moins clair
que ceux qui en ont deux, & le Soleil qui de ſa ſeule veuë eſclaire tout
le monde en a-il dauantage? Il nen a quvn ſeul, & toutesfois il eſt
tenu pour le plus beau des Dieux. Ne prenez donc pas cela pour def-
faut, & ne men iugez pas moins digne de vos faueurs. Penſez que ie
ne ſuis point petit compagnon, eſtant fils de Neptune, qui tient le
ſceptre de lhumide Royaume où vous viuez. Si vous meſpouſez,
[390]
il ſera voſtre beau-pere: ne vous armez donc point de deſdains
contre moy, prenez compaſſion de mon mal amoureux, fauoriſez
mes voeux, & fleſchiſſez aux piteux accens de mes prieres, ie me
rends à vous, il ny a que vous ſeule au monde que ie recognoiſſe
pour maiſtreſſe; car ie ne fais point deſtat de Iupiter, de ſon Ciel, ny
de ſes foudres, ie nhonore que Galatée, & le tonnerre que ie crain,
neſt que celuy de ſa colere. Voſtre courroux, belle deſdaigneuſe,
eſt le ſeul foudre qui meffraye, & vos meſpris ſont les mortelles poin-
tes qui me tuent. Ie meurs vous voyant fuir mes careſſes, & ſuis dau-
tant plus affligé, que ie me recognoy ſeul en ceſte affliction; car ſi
vous en vſiez de meſme enuers les autres, mon tourment ſeroit beau-
coup moindre. Vous repouſſez Polypheme comme indigne de vous
approcher; vous nauez rien que des meſpris pour luy, & vous trou-
uez bien des faueurs pour Acis. Mes flames vous ſont odieuſes, &
celles dAcis vous ſont ſi fort agreables, que vous vous bruſlez dans
ſon feu, & nauez rien plus cher que ſes embraſſemens. En fin Acis
eſt voſtre coeur: mais bien quen luy ſeul ſoient toutes vos delices,
dont iay trop de regret, ie luy feray ſentir quelles ſont mes for-
ces. Il apprendra que ceſt de ſe rendre corriual dvn Cyclope, ie
luy arracheray le coeur du ſein, & le mettray tout vif en mille pie-
ces, que ie ietteray dvn coſté & dautre par ces plaines voiſines, ou
dans les eaux meſmes qui vous ſeruent de retraicte; ſi ie deſcouure
que vous le faciez iouïr des douces voluptez où iaſpire. Car mon
feu a ſurmonté les forces de ma patience; ie ne puis plus lendurer,
ie bruſle, & mon braſier croiſt dautant plus, que vos froides humeurs
ſefforcent de leſteindre. Iay toutes les fournaiſes du Montgibel,
ce me ſemble, encloſes dans mon ſein, ie ne ſuis que braize, & vous
neſtes que glace, Galatée, comment pouuez-vous me voir ſans
fondre de pitié?Quand Polypheme eut ainſi faict entendre aux ſourds rochers ſes
vaines plaintes, il ſe leua, & courant agité de pareilles fureurs, queſt
vn taureau lequel a perdu la vache quil aime, courut errant par toute
la foreſt. Ie le voyois aller & venir ſans crainte quil mapperceuſt,
pour ce que ieſtois en vn coing fort à leſcart, toutefois il ne laiſſa pas
de mentreuoir auec Acis. Il nous veid, le cruel, & ſeſcriant dvne
voix effroyable: Quoy? ie vous voy donc tous deux, ie vous rencon-
tre encore enſemble, contentans à voſtre aiſe vos amoureux deſirs?
Ce ſeront les dernieres delices dont tu iouïras, Acis, prepare-toy en
perdant leur douceur de perdre celle de la vie. Le bruit quil fit ne
ſe peut mieux repreſenter quen diſant quil eſlança tous les horri-
bles cris, que peut laſcher vn Cyclope eſpoinçonné de courroux &
de ialouſie. Le Montgibel trembla deffroy au ſon eſpouuentable de
ſes rudes accens, & moy toute eſperduë mallay ietter tremblottan-
te dans les plus proches eaux de la mer, que ie rencontray. Acis prit
[391]
la fuitte dvn autre coſté, & ſe voyant proche de ſa fin, me pria, &
ſon pere auſſi, de luy donner ſecours. Ainſi quil faiſoit ſa priere,
le furieux Cyclope qui lauoit pourſuiuy, luy ietta par derriere vne
piece de rocher, dont il laſſomma & le couurit tout entier de ceſte
peſante maſſe de pierre, encore quil ny euſt que le bout du roc qui
leuſt atteint. Pour moy ie le ſecourus autant quil me fut poſſible, &
que les deſtins me permirent de le fauoriſer, car pour le faire reuiure,
ie le changeay en fleuue, ainſi que ſon pere. Son ſang qui couloit de
deſſous la roche, perdant peu à peu ſa couleur rougeaſtre, deuint pre-
mierement comme vne riuiere que lorage des eaux du Ciel a trou-
blée, & ſeſclaircit en fin lors que le corps mué en vne viue ſource iet-
ta par diuers trous, comme par ſes canaux, vn liquide cryſtal qui ſe-
ſtendit en fleuue. Au milieu de ces nouuelles eaux parut auſſi toſt vn
ieune homme qui auoit la teſte entourée de roſeaux, & ſembloit
naïfuement Acis, ſinon quil eſtoit plus grand, & quil auoit le viſa-
ge bleu: toutefois ceſtoit Acis meſme, mais Acis changé en fleu-
ue, car la perte de ſon premier eſtre ne luy fit point perdre ſon
nom.
LE SVIET DE LA XIII. FABLE.
Glauque peſcheur, aprés auoir pris pluſieurs poiſſons quil mit ſur lherbe pour les(XIII. Fable
expliquée au 7.
Chap.)
tenir fraiſchement, fut tout eſtonné que par lattouchement de lherbe ils reprindrent
[392]
vne nouuelle vigueur, & reſſauterent tous dans leau, tandis quil faiſoit ſeicher ſes
rets. Il ſe douta alors quil y auoit quelque ſecrette vertu en ceſte herbe du riuage, qui
fut cauſe quil en mit dans ſa bouche pour en gouſter, & außi toſt deuint comme fu-
rieux, ſe precipita dans la mer, & y fut changé en Dieu marin. Depuis ayant veu
Scylle il en deuint amoureux, & pour ſe faire cognoiſtre lay fit ce diſcours de ſon chan-
gement, tel que le Poëte le repreſente icy.CAlatee ayant acheué la piteuſe hiſtoire de ſes infortunées
amours, les Naïades auſquelles elle le faiſoit, ſe retirerent à
nage en diuers endroicts de la mer, & Scylle qui apprehendoit lin-
conſtance des vagues, noſant ſe fier aux eaux, retourne du coſté
de la terre pour ſe promener tantoſt nuë ſur le ſable du riuage, &
tantoſt ſe lauer à leſcart dans quelque petit ruiſſeau, autour duquel
elle ne void perſonne paroiſtre. Elle eſtoit encore ſur larene,
quand Glauque nouueau Dieu marin lapperceut, & fendant les
eaux ſentit naiſtre en ſon ſein vn braſier qui le rendit eſclaue de
Scylle. Il ne leut pas veuë quil fut pris, & taſcha darreſter par dou-
ces paroles la belle, laquelle aprés lauoir arreſté, le fuyoit. La crain-
te lanimoit de tant de viſteſſe, quen vn inſtant elle ſe rendit au
ſommet dvne montaigne fort eſleuée, qui auoit ſon pied au riua-
ge, & faiſoit pancher au deſſus des eaux ſa pointe reueſtuë de di-
uers arbres. Eſtant là retirée elle ne craignit point de ietter la veuë
ſur celuy qui la pourſuiuoit, & admirant ſa couleur & ſa longue
cheuelure qui luy couuroit le dos, admiroit encore dauantage quil
perdoit ſa forme dhomme à la ceinture, & pour cuiſſes nauoit quv-
ne queuë de poiſſon. Elle ne ſçauoit que penſer, ſi ceſtoit vn mon-
ſtre, ou vn Dieu: ce que Glauque recognut bien, & pour luy faire
ſçauoir quel il eſtoit, ſe ietta ſur la premiere roche quil rencontra,
puis entra ainſi en diſcours auec ſa maiſtreſſe, qui louït volontiers,
pource quelle eſtoit en lieu daſſeurance: Non, non, ie ne ſuis point
vn monſtre, belle victorieuſe de mon coeur; ie ne ſuis point du nom-
bre des animaux que lOcean nourrit dans ſon humide ſein; ie ſuis vn
de ces Dieux marins qui ont du pouuoir ſur les eaux; ma puiſſance
neſt pas moindre icy que celle de Prothée, de Triton, ou de Pale-
mon. Toutefois ie ne vous nieray pas, que ie naye eſté autrefois hom-
me, mais homme touſiours nourry autour des eaux, & qui ne me
plaiſois quà peſcher. Tantoſt ie tendois des rets aux poiſſons, &
tantoſt aſſis ſur quelque rocher, ie leur preſentois au bout dvne ligne
lhameçon couuert dvn appaſt qui les deceuoit. Il y a vne prairie icy
prés de la riue, qui eſt ſi eſcartée des autres paſturages, que iamais
beſte à corne, ny boeufs, ny chevres, ny moutons, ny ſont entrez;
les abeilles meſmes ny ont rien pillé pour faire leur miel, on nen a
point tiré de fleurs pour faire des couronnes aux banquets, & ia-
mais la faux ny a couppé vne ſeule herbe. Ceſt moy qui premier
ay mis le pied ſur les gazons verds qui y ſont, & qui premier me
[393]
ſuis eſgayé & repoſé ſur les agreables tapis que la nature y a faicts.
Vn iour tandis que mes rets ſeichoient, pour voir le nombre, tant
des poiſſons que le hazard auoit amenez dans mes filets, que de
ceux qui trop credules ſeſtoient venus attacher au trompeur ha-
meçon que ie leur auois preſenté; ie les mis tous ſur lherbe fraiſ-
che. La pluſpart eſtoient morts, & ceux qui ne leſtoient pas en-
core nauoient plus que fort pou de vie; mais ils neurent pas tou-
ché lherbe, quauſſi toſt (vous tiendrez peut-eſtre cecy pour
menſonge; mais quel gain aurois-je dy mentir?) ils reprindrent
tous vne nouuelle vigueur, commencerent à remuer ſur terre, ain-
ſi que dans leau, & reſſauterent lvn aprés lautre dans la mer, me
laiſſans tout eſtonné, moy qui auois eſté ſi peu dheures leur mai-
ſtre ſur le riuage, lequel leur auoit redonné la vie. Ie demeuray
comme rauy, & fus long-temps en doute, ſi ceſtoit point quel-
que Dieu qui fuſt autheur dvne telle merueille, ou ſi lherbe auoit
eu tant de pouuoir; & en fin me perſuaday que cela fuſt venu de
lherbe. Pour leſprouuer ien cueillis, & en mis dans ma bouche;
mais ie neus pas ſi toſt gouſté du jus eſpris entre mes dents, que
ie ſentis le coeur me treſſaillir dans le ſein. Vn nouueau deſir de
changer de nature me ſaiſit; il me fut impoſſible de demeurer là
dauantage, ie pris pour touſiours congé de la terre, & luy dis vn
dernier Adieu, en me precipitant la teſte la premiere dedans leau.
Les Dieux de la mer me receurent ſi fauorablement en leur com-
pagnie, quils mhonorerent de pareils priuileges, & des meſmes
droicts quils ont dans lhumide enclos du Royaume de Neptune;
ils prierent le vieil Ocean & la mariniere Tethys de me deſpoüil-
ler de tout ce que iauois de mortel, afin que ie ne portaſſe rien
parmy eux de linfirmité humaine. Pour me purger donc entiere-
ment, ils me firent dire neuf fois certains vers, & me comman-
derent dexpoſer ma teſte au flux de cent riuieres. Ie leur obeïs, &
en meſme inſtant autant de fleuues ſortirent de diuers endroits de
la terre, qui me vindrent lauer en paſſant deſſus moy. Incontinent
aprés ie me recognus deſprit & de corps tout autre que iauois eſté
auparauant. De vous faire plus long diſcours de mon change-
ment, il meſt impoſſible, car ien ay perdu le ſouuenir; ie ne vous
en puis plus rien dire, ſinon que ce fut alors que ie commençay à
porter ceſte longue barbe, & ces grands cheueux enroüillez, que
ie traiſne parmy les eaux. Ce fut alors que mes eſpaules ſallonge-
rent, mes bras deuindrent bleus, mes pieds ioints enſemble prin-
drent la forme recourbée dvne queuë de poiſſon, & dhomme ie
fus faict Dieu marin, tel que ie ſuis maintenant. Mais que me ſert
deſtre immortel? Quel contentement meſt-ce dauoir tant eſté fa-
uoriſé des diuinitez de la mer; ſi ie ſuis ſi peu heureux que deſtre
iugé indigne de vos faueurs? Il vouloit ainſi commencer à deſcou [394] urir ſes amoureux deſirs à Scylle; mais elle ne luy en donna pas le
loiſir, elle ſenfuit & le laiſſa comme furieux & outrageuſement
offencé en ſon ame, dauoir receu vn refus accompagné de tant de
meſpris; qui fut cauſe quil recourut aux charmes de Circe pour
amollir le coeur de ſa fiere maiſtreſſe.
|| [395]
LE SVIET DE LA I. FABLE.
Glauque ayant eu recours à Circe grande enchantereſſe, la pria de faire par la vertu(I. Fable ex-
pliquée au 1.
Chap. du 14.
Diſcours.)
de ſes charmes que Scylle ne deſdaignaſt point ſes affections, mais pour ſon feu luy ren-
diſt des flames reciproques. Circe au lieu de faire ce quil deſiroit, ſe rendant amoureuſe
de luy, taſcha à le deſtourner de lamour de Scylle, & nayant peu vaincre ſa conſtance,
reſolut la ruine de ceſte beauté qui empeſchoit quelle ne fuſt aimée. Elle empoiſonna le
ruiſſeau où Scylle auoit accouſtumé de ſe baigner, & la changea ſi horriblement du ventre
embas, que Scylle ayant ſoy-meſme ſa monſtrueuſe forme en horreur, ſe ietta de regret
dans la mer de Sicile, où en haine de Circe elle fit abyſmer les compagnons dVlyſſe.
|| [396]
DEsia Glauque auoit paſſé les fumeux ſom-
mets du Montgibel, & les terres ſteriles des
Cyclopes, où le ſoc ny la charruë ne furent
iamais en vſage, ny les boeufs accouplez pour
labourer. Il eſtoit au delà de Zancle & de
Rhegio villes frontieres, lvne de lItalie,
lautre de la Sicile, que la mer diuiſe en ceſt
endroit, & auoit long-temps vogué encore
au deſſous du deſtroit, quand il prit terre au
pied de la fertile montaigne de Circe, où il ny a ſorte dherbe qui ne
croiſſe. Il napprehenda point dentrer dans le Palais de ceſte tant re-
nommée fille du Soleil, bien quil fuſt plein de beſtes effroyables, il
la ſalüa, & elle layant receu dvn gracieux accueil, il commença auſſi
toſt à deſcouurir ainſi ſon martyre: Sçauante Deeſſe, ie vous prie ayez
pitié dvn Dieu; Amour, cruel bourreau de mon coeur, ſeſt acquis
ſur moy vn pouuoir tyrannique, auquel ie ne puis reſiſter; vous ſeule
pouuez donner de lallegement au mal qui me tuë: Vous le pouuez ſi
vous me daignez iuger digne dvne telle faueur: car ie ſçay que les
herbes ont vn pouuoir eſtrange, perſonne nen peut parler plus aſſeu-
rément que moy, qui pour auoir mangé de quelques vnes ay changé
de nature. Mais afin de vous faire ſçauoir, doù ſont venus les traits
qui mont bleſſé; ie vous diray quils ſont partis des yeux de Scylle,
que ie veids ny a pas long-temps ſur le bord de la mer prés de Meſſine.
Ie la veids, & ſa veuë fut vn coup mortel à mon ame. Iaurois honte
de vous raconter lardeur des prieres que ie luy fis, les offres de ſeruice,
les careſſes, & les promeſſes; car rien ne la peut eſmouuoir, & toutes
les faueurs que ie tiray delle, ne furent que deſdains. Il meſt impoſſi-
ble de fleſchir ſon coeur de rocher, ſi ce neſt par le ſecours, ou de vos
carmes, ou de vos charmes. Si les vers me peuuent faire iouïr de ce
que ie ſouhaitte, prononcez-en, ie vous ſupplie, dés maintenant
quelques-vns; ou ſi les herbes ont plus de force, ſeruez-vous-en,
pour alleger mes douleurs. Non pas que ie deſire pourtant que vous
en vſiez ſur moy, pour guerir mon mal par la ruine de mon amour,
ce neſt pas ma volonté, mes bleſſures me ſont bien ſi agreables, que
ien cheris louuerture; & ne pourrois les voir fermées ſans mouurir
la porte du treſpas. Ne cerchez point de remede à mes flames, mais
faictes quil en naiſſe de toutes pareilles dans le coeur de Scylle; ceſt
elle que ie ſouhaitte eſchauffer, non pas me refroidir; ceſt elle qui a
beſoin de quelque reſſentiment damour, non pas moy de perdre ce-
luy que iay pour elle.Circe qui auoit lame plus que femme du monde ſenſible aux traits
de Cupidon, (fuſt quvne telle inclination luy vint de nature, fuſt que
Venus en haine de ſon pere, qui auoit faict voir à tous les Dieux ſes
adulteres baiſers, lentretint touſiours en ces chaudes humeurs) ſentit
[397]
en meſme inſtant que Glauque luy parloit, lAmour ſemparer de ſon
coeur, qui fut cauſe quelle luy diſt: Vous feriez mieux, ce me ſemble,
de vous ietter entre les bras de quelque autre maiſtreſſe qui vous careſ-
ſeroit, qui bruſleroit du meſme feu, porteroit au coeur les meſmes
voeux que vous, & nauroit point dautres ſouhaits que les voſtres.
Vos aueugles affections offencent vos perfections, & trahiſſent voſtre
merite. Ce neſt pas à vous de prier, mais vous deuez eſtre prié, & le
ſerez de moy, ſi vous me donnez eſperance que mes prieres ne ſeront
point vaines. Ne doutez pas que vos beautez nen ayent le pouuoir,
elles mont rauie, il faut que ie laduouë; & bien que ie ſois Deeſſe,
fille de lOeil de lVniuers, bien que rien ne me ſoit impoſſible, & que
par la ſecrette vertu de mes vers enchanteurs, ou du ſuc de mes herbes,
ie puiſſe acquerir tout ce que ie ſouhaitte, ie rends mon pouuoir eſ-
claue du voſtre, mon coeur vous faict voeu de mes volontez, & ma
volonté ſoblige de vous conſeruer touſiours mes affections. Payez de
deſdain les deſdains; meſpriſez celle qui ne guerdonne vos flames ſi-
non de meſpris, & donnant de lamour à lamour, cheriſſez celle qui
vous promet de vous cherir plus que ſoy-meſme. Ainſi vous vous
vengerez de deux enſemble, de Scylle qui ſeſt pleuë à vous martyrer,
& de moy qui vous ay refuſé le ſecours de mes charmes contre elle.
Ha! pluſtoſt (repartit Glauque) les fueillages verds qui honorent les
branches des arbres, couuriront les inconſtantes plaines de la mer, &
pluſtoſt ces humides herbes qui croiſſent au fond de lOcean, nai-
ſtront ſur les ſommets des montaignes, que mon coeur reçoiue les le-
geres impreſſions dvne autre affection. Tant que Scylle viura ie ne
reſpireray que Scylle, & iamais rien que ſa mort ne fera mourir mon
amour. Circe offencée dvne ſi conſtante reſponce, entra en telle co-
lere, que ſi lAmour ne leuſt retenuë elle ſe fuſt deſchargée ſur Glau-
que: mais elle tourna toutes les furies de ſon courroux contre celle
qui eſtoit cauſe du refus quelle receuoit, & pour ſe venger delle ſen
alla auſſi toſt piler des herbes venimeuſes. En les broyant elle pronon-
ça pluſieurs paroles charmereſſes, puis en tira le ſuc, & ſortant de ſon
Palais plein de diuers monſtres qui la careſſoient, veſtuë dvne robe
bleuë ſe rendit en ceſt endroit de la mer, où les villes de Rhegio & de
Meſſine ſont poſées vis-à-vis lvne de lautre. Elle courut à pied ſec
ſur les ondes, comme ſi ceuſt eſté ſur terre, & ne ſarreſta point quau-
tour dvne petite eau claire, où elle ſçauoit que Scylle auoit accouſtu-
mé de ſe baigner, lors que lardeur bruſlante du Midy lauoit affoi-
blie, & que le Soleil au milieu de ſa courſe eſchauffoit la plaine dvn
rayon plus violent, & rendoit ſes ombres plus courtes. Ce fut dans
ceſte eau-là, quelle ietta le venimeux jus des herbes quelle auoit
broyées; & outre ce ſema par tout de tres-dangereuſes racines, puis
diſt par neuf fois entre ſes dents certains vers enchanteurs, tous com-
poſez deſtranges mots, qui ne ſe pouuoient entendre. Cela faict elle
[398]
ſe retira, & peu aprés Scylle eſtant venuë à ſon baing ordinaire pour
ſe rafraiſchir, ſe mit dans leau iuſquau ventre. Eſtrange merueille! les
venins de Circe firent voir auſſi toſt leurs monſtrueux effects. Scylle
ne fut pas dedans leau, que ſes iambes & ſes cuiſſes furent transfor-
mees en chiens abbayans; elle ne veid autour de ſoy que des teſtes de
chien, comme ſi elle euſt eu ſur ſoy mille Cerberes. Du commence-
ment elle ne penſoit pas que ces chiens fuſſent membres de ſon corps,
ſaiſie deffroy elle les fuyoit, & les chaſſoit pour les faire retirer: mais
elle ſapperceut en fin quelle traiſnoit auec ſoy ce quelle fuyoit, &
quau lieu de pieds & de cuiſſes, elle nauoit plus que ces teſtes ab-
bayantes, qui ſembloient la vouloir deuorer elle-meſme. Glauque en
porta vn extreme regret, & pour ce ſeul reſpect conceut vne haine
mortelle contre Circe, qui auoit ſi horriblement difformé ceſte ieu-
(Ceſtoit à cauſe
que Circe aimoit
Vlyſſè.) ne beauté, dont il eſtoit eſpris. Depuis elle demeura touſiours dans
la mer, & en haine de Circe fit perir les compagnons dVlyſſe, en-
gloutiſſant leurs vaiſſeaux dans ſon gouffre. Elle en euſt peut-eſtre
autant faict à la flotte dEnée, qui paſſa quelque temps aprés: mais
les Dieux pour exempter de danger ce pieux fils dAnchiſe, deuant
quil la rencontraſt, la changerent en roche, qui eſt encore vn eſ-
cueil dangereux, & que les mariniers apprehendent de rencon-
trer.
|| [399]
LE SVIET DE LA II. FABLE.
Les Cercopes eſtoient des hommes trompeurs, qui par leurs ruſes & meſchancetez ſe(II. Fable
expliquée au
2. Chap.)
rendirent odieux à Iupiter. Il les prit en telle haıne quil les iugea indignes de la for-
me humaine, les changea en Singes, & les mit tous dans vne Iſle, laquelle chez les
Grecs sappelle lIſle des Singes.LEs galeres des Troyens ayans paſſé par là ſans danger, & en meſ-
me inſtant euité le perilleux gouffre de la gloutonne Carybde,
voguerent du coſté dItalie, où ils eſtoient proches daborder, quand
la fureur des vents mutinez contre leurs vaiſſeaux, les ietta aux riues
de Carthage. Là Didon receut fauorablement Enée, & ne luy fit pas
ſeulement place dans ſon nouueau Palais, mais encore dans ſon lict;
triſte ſubiect de ſon affliction, lors quelle veid que luy recompenſoit
dinfidelité vne ſi rare faueur; la laiſſant entre les mains du deſeſpoir,
pour reprendre la route dItalie. Elle en eut tant de regret, que ſes
regrets luy cauſerent la mort, quelle ſe donna de ſa propre main, ou-
urant ſon ſein dvn poignard, pour ne ſuruiure au cruel creue-coeur
dauoir eſté trompée. Enée cependant fuyant le riuage de la ſablon-
neuſe Libye ſen alla en Eryce chez ſon fidelle Achate, où il fit les
funerailles de ſon pere Anchiſe, honora le tombeau de pluſieurs ſa-
crifices, puis ſe remit encore à la mercy des vagues dans ſes vaiſſeaux
que la meſſagere de Iunon auoit preſque bruſlez. Cinglant en pleine
mer il veid de loing les terres dAEole ſans ſy arreſter, paſſa les eſcueils
enchanteurs des Sirenes, coſtoya lIſle dInarime, de Prochyte & cel-
le des Singes, qui na rien que des montaignes ſteriles. On tient que
Iupiter autrefois offencé des perfidies des Cercopes, qui eſtoient vn
peuple trompeur, & qui ne cheriſſoient autre vertu que les ruſes, pour
les punir de leurs meſchancetez, les transforma de telle façon, quils
ne furent plus hommes, & ſi retindrent quelque choſe de leſtre des
hommes. Il racourcit tous leurs me
̅
bres, leur applatit le nez, ſillonna
leur face paſle & hideuſe de mille rides, & les couurit dvn poil roux,
aprés leur auoir oſté lvſage de la parole; car il ne voulut pas quils ſe
ſeruiſſent plus de leur langue pariure pour deceuoir les autres; auſſi
ne leur laiſſa-il quvne voix enroüée pour ſe plaindre, & les enuoya
ainſi changez en Singes dans ceſte Iſle deſerte, qui a tiré ſon ſurnom
de leurs ſingeries.
LE SVIET DE LA III. FABLE.
Sibylle fille de Glauque eſtant careßée par Apollon, le pria de multiplier ſes ans iuſ-(III. Fable
expliquée au
5. Chap.)
quau nombre des grains de ſable quelle pourroit tenir dans ſa main, ſans penſer que
la vieilleſſe en fin laccableroit, comme elle fit. Car ce Dieu amoureux ayant voulu con-
tenter ſon deſir, en luy octroyant ce quelle ſouhaittoit, elle deuint auec le temps ſi vieille,
[400]
quil ne luy reſta que la voix, auec laquelle elle prediſoit les choſes à venir. Ceſt ceſte
celebre Sibylle de Cumes, chez laquelle le Poëte, aprés Virgile, faict deſcendre Enée,
pour raconter la Metamorphoſe de ceſte fille deuinereſſe.QVand Enée eut paſſé ces Iſles, laiſſant Naples à main droicte,
& à gauche le tombeau de Miſene fils dAEole, qui auoit eſté le
plus braue trompette de ſon temps; il vint prendre terre au riuage de
Cumes, fut trouuer la Sibylle, qui auoit ſon antre aſſez prés du port,
& la pria de luy donner le moyen daller aux enfers parler à lombre
de ſon pere. Ceſte fille deuinereſſe qui ne pouuoit atteindre à la fin
de ſes iours, demeura quelque temps la veuë baiſſée contre terre, ſans
rien reſpondre; puis animée de ſes ſainctes fureurs, ouurit en fin la
bouche pour dire: Voſtre deſſein eſt grand, auſſi bien quont touſ-
iours eſté vos exploicts, inuincible Troyen, qui auez rendu de ſi bel-
les preuues de voſtre valeur au milieu des armes des Grecs, & de ſi ra-
res teſmoignages de voſtre pieté au trauers de leurs flames. Ceſt vne
eſtrange entrepriſe à vn homme vif, de vouloir entrer au Royaume
des morts: toutesfois nen apprehendez point le voyage, valeureux
fils de Venus; vous le ferez en toute ſeureté ſous ma conduitte. Vous
verrez par mon moyen le triſte heritage que le ſort fit eſcheoir à Plu-
ton; ie vous ſeruiray de guide parmy les ombres de là bas, & vous fe-
ray dans les champs Elyſées recognoiſtre la chere image de voſtre pe-
re Anchiſe. Il ny a point de chemin, tant effroyable puiſſe-il eſtre,
[401]
qui ſoit fermé à la Vertu, elle paſſe par tout, & les plus perilleux paſſa-
ges ſont ſans peril pour elle. Ne doutez donc point que voſtre valeur
ne trouue entrée dans les tenebres. Cela dit, elle luy monſtra dans la
foreſt de Proſerpine vn rameau dor quelle luy commanda de couper.
Il obeït à ſon commandement, & veid auec elle les richeſſes de Pluton,
ſe promena dans les effroyables Palais du Prince des morts, & parmy
ſes anceſtres recognut la genereuſe ombre du vieil Anchiſe ſon pere,
duquel il apprit les auſteres loix dvne ſi morne demeure, & apprit en-
ſemble les perilleuſes fortunes quil courroit, & les guerres quil luy
faudroit entreprendre pour conduire ſes deſſeins, & ſes deſtinées à vne
heureuſe fin. Au retour de ces ſombres palais, marchant dvn pied laſ-
ſé aſſez lentement auec ſa guide, lentretien de leurs diſcours eſtoit le
charme qui addouciſſoit le trauail dvn ſi ennuyeux chemin: & quand
Enée ſapperceut que quelques foibles pointes de iour comme
̅
çoient
à percer lhorreur des tenebres qui les enueloppoit, il diſt à la Sibylle:
Fauorable Deeſſe, car pour moy ie ne puis penſer que vous ſoyez au-
tre, voſtre pouuoir eſt trop grand pour vous iuger du nombre des
femmes ſubjectes aux traits de la mort; vous eſtes la diuinité que iau-
ray dorenauant le plus ſouuent en mon coeur, & que ihonoreray le
plus, publiant par tout lobligation que ie vous ay, dauoir par voſtre
moyen trouué entrée dans ces lieux effroyables, où la mort tient ſon
empire, & den eſtre ſorty par voſtre aide. En recognoiſſance dvne
telle faueur, quand iauray lheur de reuoir auec la lumiere la face de la
terre, ie fay voeu de vous baſtir vn temple, que ie parfumeray dencens
à voſtre honneur, & tant que ie viuray y adoreray voſtre idole. La Si-
bylle en ſouſpirant arreſta le diſcours dEnée, & luy diſt: Helas! ie ne
ſuis point Deeſſe, gardez-vous bien, braue Troyen, doffrir les ſacrez
parfums de lencens, à vne femme mortelle. De crainte que vous de-
meuriez en ceſt erreur; ie vous veux apprendre, quil na tenu quen
moy dexempter ma vie de lineuitable couſteau des Parques; ſi ieuſſe
voulu donner, durant le beau printemps de ma ieuneſſe, la fleur de ma
virginité à Phoebus qui maimoit, ieuſſe ioüy ſans fin des agreables
fruicts dvne lumiere immortelle: toutefois encore ay-je receu quel-
que faueur de luy; mais ceſt vne faueur plus ennuyeuſe quagreable.
Tandis quil me recerchoit, flatté de ie ne ſçay quelle eſperance quil
auoit de conduire ſes deſirs à leur but, il eſſaya de me gaigner par pre-
ſens, & me diſt pluſieurs fois, que ie luy demandaſſe ce que ie ſouhait-
tois le plus en ce monde, & quil ne maqueroit point de me faire auoir
laccompliſſement de mes ſouhaits. Ie me perſuaday que ie ne deuois
point refuſer ſon offre, puis que ſa courtoiſie le pouſſoit à me la faire
pure & ſimple. Iamaſſay donc vne fois ma pleine main de pouſſiere, &
le priay de faire que ma vie peuſt nombrer en ſon cours autant dan-
nées, quil y auoit datomes en ceſte poignée de poudre que ie tenois.
Ha! que ce fut vne indiſcrette requeſte! Ie moubliay dadiouſter que
[402]
vn tel âge fuſt ſans vieillir, & mon oubly fit que ma demande fut mon
dommage. Depuis Phoebus me voulut bien donner ce que iauois laiſ-
ſé en arriere, & me doüer dvne eternelle ieuneſſe; mais ce fut au cas
que ie conſentiſſe à ſes amoureuſes careſſes. Le cher reſpect de ma vir-
ginité me fit meſpriſer le rare don quil me preſentoit; ie pris reſolu-
tion de iamais ne me marier. Iay demeuré iuſques icy en ce chaſte deſ-
ſein: mais las! les plus heureuſes années de mon âge, ſont maintenant
paſſées, ie ſuis en fin dvn pas tremblottant arriuée aux ennuyeux iours
dvne importune vieilleſſe, qui me doit encore trauailler long-temps.
Iay deſia veſcu ſept cens ans; pour accomplir le nombre des atomes de
ma poignée de poudre, il faut que ſouſtenuë des foibles eſprits dvne
languiſſante vie, ie rampe encore durant trois ſiecles ſur terre, & que ie
voye trois cens fois la ſaiſon nourriciere qui nous donne des bleds, &
autant de fois celle qui produit les agreables fruicts de Bacchus. Lâge
peu à peu minera tellement mon corps, quil le reduira comme à rien.
Ie cha
̅
geray de telle façon, quon ne pourra croire que iamais vn Dieu
mait cherie, ny quautrefois mon viſage ait eſté pourueu dattraits, ca-
pables de donner de lamour. Apollon meſme, ie penſe, ne me reco-
gnoiſtra point alors; ou ſil me recognoiſt, il ſera honteux daduoüer
quil mait recerchée en mes ieunes ans. Le temps qui ronge tout con-
ſommera mon corps; on ne verra plus rien de moy, mais on entendra
touſiours mavoix, que les deſtins conſeruero
̅
t pour la rendre eternelle.
|| [403]
LE SVIET DE LA IIII. FABLE.
Enée rencontra à Caiete Macarée, lvn des compaignons dVlyſſe, lequel sarreſta à(IIII. Fable ex-
pliquée au 4.
Chap.)
diſcourir auec Achemenide, de la fortune quil auoit couruë deſtre mangé par le Cyclope
Polypheme.TAndis que la Sibylle entretenoit Enée du diſcours de ſa trop
importune vieilleſſe, ils marchoient touſiours dans les precipi-
ces obſcurs qui menent aux enfers, doù ils ſe rendirent en fin à Cu-
mes; & de là Enée aprés ſeſtre acquitté du deuoir que ſa pieté luy fai-
ſoit par tout rendre aux Dieux, ſen alla prendre port à Caiete, terre
qui nauoit point encore ce nom-là, car elle le receut alors, & lem-
prunta du nom de la mere-nourrice dEnée, laquelle y demeura ſous
vn tombeau. Là dauanture ſe trouua Macarée, qui eſtoit du païs &
de la ſuitte de laccort Vlyſſe. Il ſe promenoit ſur le riuage, lors que
les galeres Troyennes aborderent, & fut tout eſtonné de voir dedans
celle dEnée, Achemenide quautrefois ils auoient laiſſé en Sicile, ſur
les fumeuſes roches du Montgibel; car il ne croyoit pas quil fuſt en-
core en vie. Layant par hazard rencontré des premiers; Hé! quelle
bonne fortune, luy diſt-il, ou quel Dieu ta tiré des dangers auſquels
on tauoit abandonné? Eſt-il poſſible que mes yeux te voyent viuant,
aprés tauoir pleuré comme mort? Doù vient queſtant Cheualier
Grec, ie te retrouue parmy les Troyens? Peux-tu bien viure ſans dan-
ger & ſans crainte en leur compagnie? En quel pays vas-tu prendre
terre auec eux? Achemenide nauoit point alors ceſte face hideuſe,
ces eſpines ſur la teſte, ny ceſte peau heriſſée dont il ſe couuroit, lors
quen Sicile il fuyoit Polypheme; les glaces de la peur ne le faiſoient
point trembler, il eſtoit libre & tout à ſoy, auſſi reſpondit-il dvne
voix hardie & qui ne tenoit rien de ſa miſere paſſée: Mon bon-heur
ne ma iamais porté en lieu où iaye veſcu plus content, ny plus en aſ-
ſeurance; le vaiſſeau dVlyſſe, ny meſme ma maiſon, ne me ſeroient
pas vn plus fidelle aſyle contre le danger & la crainte, que meſt ce na-
uire Troyen. Si mes penſées dementent mes paroles, ie veux encore
vne autre fois tomber au hazard deſtre deuoré par ceſt horrible Cy-
clope qui me donna tant deffroy en Sicile. Ie veux eſtre la proye de
ſes dents touſiours teintes de ſang humain, ſi mon coeur ne cherit au-
tant lhonneur dEnée, que celuy de mon propre pere. Auſſi le doy-
je faire. Quand Achemenide auroit expoſé ſon ame & ſon ſang pour
Enée; encore ne laiſſeroit-il pas de luy demeurer obligé. Ce que ie
parle, que ie reſpire lair qui me fait viure, & que ie iouïs de la clarté
des Cieux, ceſt par ſon moyen. Ceſt à luy que ie doy lheur que iay
de voir encore lagreable lumiere du iour: pluſtoſt ioublieray ma vie,
que de perdre le ſouuenir des obligations que iay à ſa valeur. Ceſt luy
qui ma retiré des ſanglantes mains du Geant Polypheme, mempeſ [404] chant dy tomber: ſans luy ie ne fuſſe plus maintenant; car ie ſerois
dans vn morne tombeau, ou dans le ventre de ceſt effroyable Cyclo-
pe. Helas! de quel deſeſpoir penſez-vous que fut ſaiſi mon coeur, lors
quVlyſſe luy ayant creué loeil fit voile ſans moy, & me laiſſa ſur le
riuage à la mercy de ſes implacables fureurs? Ie ne ſçay ce que ie de-
uins, la crainte me rauit & leſprit & les ſens, quand ie veids voſtre
vaiſſeau ſeſloigner du bord. Les froides apprehenſions de la mort me
ſaiſirent, & noſay pourtant crier, de peur que dvne voix traiſtreſſe à
moy-meſme ie ne me decelaſſe & ne fiſſe ſçauoir au Cyclope le lieu où
ieſtois. Peu ſen fallut que le bruit que vous fiſtes, aprés auoir leué les
anchres, ne vous couſtaſt la vie. Ie veids que Polypheme arracha vne
eſpouuentable piece de rocher, dont il euſt faict abyſmer voſtre vaiſ-
ſeau, ſil leuſt atteint. Il ietta pluſieurs groſſes pierres encore aprés,
quil faiſoit voler auſſi viſte que des fleſches, mais elles ne rencontre-
rent iamais où il deſiroit. Ie tremblois cependant de peur que iauois
quil ne fiſt renuerſer voſtre galere, car ie nen eſtois pas moins en
peine que ſi ieuſſe eſté dedans, & auois deſia oublié voſtre oubly qui
penſa eſtre ma ruine. Quand vous fuſtes ſi loing du riuage, quil deſ-
eſpera de vous pouuoir plus offencer, agité des furies de ſes regrets, il
courut preſques toutes les coſtes du Montgibel, portant touſiours la
main au deuant de ſon eſpouuentable viſage, de peur de ſe bleſſer à la
rencontre des arbres de la foreſt, quil ne pouuoit plus voir ayant per-
du la veuë. Il heurtoit ſi ſouuent du pied contre les roches, quil penſa
cheoir pluſieurs fois; auſſi ſarreſta-il en fin au bord de leau, où il de-
teſta mille fois les Grecs, maudit leur race, & ſur tous Vlyſſe, meur-
trier de ſon oeil. Tendant du coſté de la mer ſes bras pollus de ſang
humain, il eſlança vne plus queffroyable voix, & ſeſcria comme fu-
rieux: Où eſt-il le perfide voleur de ma lumiere? où eſt-il ce traiſtre
Vlyſſe, qui ma rauy le iour? ne tombera-il point ſous ma main ven-
gereſſe? Quoy? la fortune le mettra-elle point, ou quelquvn des
ſiens, ſous le pouuoir de mon courroux, pour maſſouuir de ſes en-
trailles? Ne deſchireray-je iamais quelquvn de ſes compaignons? Ia-
mais ma gorge ne ſera-elle arroſée de leur ſang? Feray-je iamais cra-
queter leurs os entre mes dents? Ha! combien de contentemens ie re-
ceurois dvne telle vengeance! leur mort ſeroit vn ſi doux remede à
mes regrets, que ie ne plaindrois plus la perte de ma veuë.Ceſtoient les furieuſes menaces de ce Cyclope irrité, que ie ne pou-
uois ouïr ſans trembler. Lhorreur & leffroy ſemparerent de mon
coeur, ie demeuray comme ſans ame, voyant ſa face hideuſe, qui ne
reſpiroit que cruauté; ſa grandeur meſpouuentoit, la place ſanglan-
te de ſon oeil creué, & ſa barbe chargée de grumeaux de ſang caillé me
mettoient hors de moy-meſme, tant elles me faiſoient naiſtre dap-
prehenſions. Ie nauois rien que limage de la mort deuant les yeux, &
napprehendois pas tant toutefois de mourir, que de tomber à la
[405]
mercy de ce monſtrueux Polypheme: Ie nattendois chaque inſtant
que deſtre ſa proye, ſeruir de paſture à ſes inhumanitez, & dauoir
pour tombeau le creux de ſon eſtomach affamé. Ie me repreſentois la
façon, de laquelle il auoit traicté deux de nos compagnons, les iet-
tant trois ou quatre fois contre terre; puis ſe couchant, ainſi quvn
Lion, ſur eux, pour deuorer leur chair encore demy-viue, & lenuoyer
dans les antres de ſon ventre glouton. Helas! ieſtois tout tranſi au
coing dvne roche, auſſi froid que la roche meſme; mon ſang qui
auoit pris la fuitte ſeſtoit retiré de ma face, & lauoit laiſſée comme
morte: car voyant ce cruel Polypheme manger, & reuomir enſemble
auec le vin, des morceaux de chair encore ſanglante; ie me perſua-
dois que les deſtinées mauoient preparé pour vn pareil repas que ce-
luy quil faiſoit. Ie demeuray long-temps caché auec tant de crainte,
que le moindre bruit du monde me faiſoit tremblotter; iapprehen-
dois la mort, & euſſe voulu pourtant eſtre deſia dans le Royaume des
morts, pour euiter les cruautez du Cyclope. Helas! ie nauois pour
entretien de ma languiſſante vie que du gland & des herbes; ieſtois
ſeul, priué de tout ſecours & ſans eſperance den auoir; bref, ie me
voyois à la veille de mes derniers malheurs, quand en fin iapperceus
de loing vn vaiſſeau ſillonnant les liquides plaines de Neptune; ie
mauançay alors ſur le riuage, & par ſignes coniuray ceux qui eſtoient
dedans de me retirer du peril. Ils neurent point ſi peu de pitié, quils
ne fuſſent eſmeus de ma miſere, & bien quils fuſſent Troyens & moy
Grec, ils ne voulurent point recercher ſur moy la vengeance des in-
iures paſſées; il ſembloit quils en euſſent deſia perdu le ſouuenir, &
me receurent auſſi fauorablement comme ſi ieuſſe eſté de leurs an-
ciens amis. Voila leſpouuentable fortune que iay couruë: racontez-
moy maintenant la voſtre, celle dVlyſſe, & de ceux qui ſe retirerent
auec luy.Du port où nous vous laiſſaſmes, fuyans le Cyclope aueuglé, nous
nous fuſmes rendre (diſt Macarée) chez AEole, qui mit entre les
mains dVlyſſe tous les vents enſerrez dans vne peau de boeuf, afin
quils nempeſchaſſent point noſtre flotte dabborder au port deſiré.
Ce fauorable preſent fit que nous voguaſmes heureuſement neuf
iours entiers, & commencions deſia à deſcouurir de loing la terre dI-
thaque, qua
̅
d lauarice ayant perſuadé à quelques-vns des noſtres, quil
y auoit des threſors cachez dans ce cuir, duquel dependoit lheur de
noſtre voyage; ils deffirent la peau, & laſcherent les vents, qui eſmeu-
rent vne ſi furieuſe tempeſte, que nous fuſmes en moins de rien em-
portez au riuage, doù nous auions leué les anchres neuf iours aupara-
uant. De là nous nousretiraſmes chez Antiphate Roy des Leſtrygones,
que nous penſions deuoir eſtre fauorable à noſtre miſere; mais nous
eſprouuaſmes le contraire de ce que nous attendions de luy. Ce fut
moy qui accompagné de deux autres, fus enuoyé pour le ſalüer, & me
[406]
mis au hazard de perdre la vie, ſi ie ne me fuſſe retiré plus viſte que le
pas auec vn de mes compaignons; car lautre plus peſant à courir, de-
meura à la mercy de linhumaine barbarie dAntiphate, qui le tua, &
nous pourſuiuit, ſuiuy dvn grand nombre des ſiens, iuſquau port,
où il meurtrit pluſieurs des noſtres, iettant ſur nous des maſſes de ro-
cher & de gros arbres tous entiers. Vne infinité de peuple ſaſſembla
pour nous accabler, ils nous chargerent cruellement, & ne firent pas
ſeulement perir nos compagnons, mais firent meſmes abyſmer nos
vaiſſeaux. Il ny eut que celuy dVlyſſe, où ieſtois auec luy, exempt de
leurs furies; noſtre flotte fut reduitte à vne ſeule galere, dont nous ne
fuſmes pas peu affligez: mais noſtre dueil & nos plaintes ne pouuoient
reparer noſtre perte; il ne falloit pas pourtant nous oublier nous
meſmes en pleurant les autres, car nous auions encore beſoin de pen-
ſer à la ſeureté de nos vies, & fuïr les nouueaux dangers qui nous
eſtoient preparez.
LE SVIET DE LA V. FABLE.
(V. Fable ex-
pliquée au 4.
Chap.) Achemenide racontant à ſon tour ſes fortunes à Macarée, luy dit, quil auoit eſté
changé en pourceau chez Circe, & les moyens deſquels Vlyſſe auoit vsé pour le faire
reuenir, & tous ſes compagnons à leur premiere forme: puis aduertit Enée de fuïr lab-
bord dvne ſi perilleuſe demeure.
|| [407]
APres vne ſi triſte rencontre nous allaſmes prendre terre dans
ces Iſles, que vous voyez fort loing dicy; ce ſont Iſles ſubjettes
au ſceptre de Circe. Braue fils de Venus, valeureux Enée, le plus de-
uot & plus entier de tous les ſubjets de Priam, (il meſt impoſſible
de vous nommer autrement, car de vous tenir plus pour ennemy, ie
ne le doy pas faire, puis que la guerre eſt finie entre-nous) ie vous
aduiſe que le danger eſt extreme du coſté de ce riuage-là; ſi vous me
croyez vous nen approcherez point, ou autrement vous ſerez mal
traicté par lenchantereſſe qui y commande. Quand nous y arriuaſ-
mes, le ſouuenir du cruel accueil dAntiphate & du Cyclope, nous fit
tous craindre daller au hazard de noſtre vie, nous ietter dans vne mai-
ſon, où nous ne cognoiſſions perſonne; pas-vn de nous ne ſoffrit
à faire le voyage, il fallut ietter au ſort qui ſeroient ceux leſquels
ſexpoſeroient les premiers pour toute la troupe. Le ſort tombant
ſur moy, ſur Polite, Euryloche & ſur le bon biberon Elpenor, nous
fuſmes enuoyez au Chaſteau de Circe, aſſiſtez de dix-huict de nos
compaignons, pour nous ſouſtenir ſil eſtoit beſoin de ſe battre. Si
toſt que nous euſmes le pied ſur la premiere porte, nous veiſmes
vne grande cour pleine de Loups, dOurs, de Lions, & dautres ani-
maux qui nous effrayerent extremement à lentrée, & toutefois ne
ſirent pas mine de nous vouloir offencer; mais au contraire, ſe ve-
noient ranger prés de nous pour nous flatter, & nous careſſer auec
vn doux mouuement de leurs queuës. Ils nous ſuiuirent touſiours,
iuſquà ce que nous rencontraſmes quelques ſeruantes qui nous re-
ceurent, & nous menerent par de grandes galeries toutes voûtées de
marbre, à la ſalle de leur maiſtreſſe. Circe eſtoit là dans vn ſiege eſle-
ué, veſtuë dvne robe, ſur laquelle on ne pouuoit preſques arreſter
la veuë, tant lor & les pierreries, dont elle eſtoit chargée, eſclat-
toient de tous coſtez. Les Nymphes qui luy tenoient compagnie
neſtoient point occupées à filer, ny du lin, ny de la laine; elles eſ-
pluchoient des herbes, & ſeparoient les fleurs qui auoient eſté con-
fuſément cueillies, pour mettre chaque ſorte dans vn panier à part:
puis elle qui cognoiſſoit la ſecrette vertu des vnes & des autres, les
peſoit & meſloit comme bon luy ſembloit pour en faire ſes dro-
gues. Quand nous fuſmes proches delle, nous la ſalüaſmes, & luy
fiſmes entendre ce quVlyſſe nous auoit chargez de luy dire. Elle
auſſi nous ſalüa, & dvn viſage ſur lequel la courtoiſie ſembloit eſtre
peinte, nous fit vne tres-agreable reſponce, car elle nous accorda
tout ce que nous pouuions deſirer delle, & nous pria de boire deuant
que retourner au port, où nous auions laiſſé noſtre Chef. En moins
de rien elle fit preparer vn breuuage compoſé dorge grillé, de miel,
de vin, & de laict caillé, dans lequel elle meſla le jus de ie ne ſçay quel-
les herbes dangereuſes, & nous en preſenta vne pleine couppe à cha-
cun. Nous qui eſtions alterez ne fiſmes pas difficulté de boire, mais
[408]
auſſi toſt que nous euſmes beu, & quelle nous eut touchez de ſa
verge charmereſſe ſur la teſte, (merueille eſtrange & honteuſe en-
ſemble! il meſt impoſſible de le dire ſans rougir, & toutefois il
faut que ie le die) mon corps ſe heriſſa dvne ſoye qui le couurit, ie
perdis la parole, & voulant me plaindre ie ne peux que gronder. Ie
tombay ſur les mains la teſte panchée contre terre; ie ſentis que ma
face ſallongeant ſe forma en groüin de pourceau, mes eſpaules ſeſ-
leuerent, & mes mains ſe changerent en pieds ſur la meſme place, où
iauois vuidé la coupe de Circe. Le ſemblable aduint à mes compai-
gnons, & ainſi nous fuſmes tous enſemble ſerrez dans vne eſtable.
Il ny eut quEuryloche ſeul, qui ne fut point mué en porc comme
les autres, pour ce quil ne voulut pas boire; car ſil ſe fuſt laiſſé gai-
gner aux trompeuſes perſuaſions de ceſte enchantereſſe Deeſſe, il
fuſt demeuré auec nous, & neuſt pas porté à Vlyſſe la triſte nou-
uelle de noſtre honteux deſaſtre, qui fut cauſe que nous fuſmes
ſecourus.Mercure auoit donné vne fleur blanche à Vlyſſe, que les Dieux
appellent Moly; elle a vne longue racine noire, & ſert de preſeruatif
contre toutes ſortes de charmes. Sur laſſeurance quVlyſſe eut quv-
ne telle fleur le guarantiroit, il ne craignit point dentrer dans le
Palais de Circe, il la fut trouuer, & au lieu de boire, lors quelle luy
preſenta la couppe, il ſe ietta ſur elle, luy porta le poignard à la
gorge pour leſtonner, & luy fit promettre quelle luy rendroit ſes
compagnons. Elle effrayée ſefforça, par toutes les courtoiſies dont
elle ſe peut aduiſer, dacquerir ſes bonnes graces, & ſceut ſi accorte-
ment les gaigner quelle luy donna de lamour, iouït de ſes embraſ-
ſemens, & ayant contenté ſes deſirs, contenta auſſi ceux dVlyſſe,
qui eſtoient de nous reuoir en noſtre premier eſtre. Elle nous fit
tous venir, nous arroſa du jus de quelques meilleures herbes, que
neſtoient celles qui nous auoient changez, nous toucha tous de
lautre bout de ſa baguette, diſt des vers de vertu toute contraire à
ceux quelle auoit chantez lautre fois, & comme elle les pronon-
çoit, peu à peu nos corps ſe redreſſoient, noſtre poil tomboit, &
nos pieds, nos bras & nos mains reprenoient leur forme; ſi bien
quen fin nous ne fuſmes plus pourceaux, mais hommes. Nous nous
iettaſmes incontinent au col dVlyſſe; nous lembraſſaſmes en pleu-
rant, & la ioye le fit auſſi pleurer. Les premieres paroles qui ſortirent
de noſtre bouche, furent les remerciemens de la faueur quil nous
auoit faicte de nous ſortir dvne telle miſere. Depuis nous demeuraſ-
mes là vn an entier à paſſer noſtre temps, durant lequel ie veids &
entendis dire pluſieurs choſes dignes de memoire. Entrautres lvne
des quatre principales ſeruantes, qui ſont employées aux charmes,
tandis que noſtre Prince ſeſgayoit ſeul auec Circe ſeule, me monſtra
dans loratoire de ſa maiſtreſſe limage de marbre dvn ieune homme,
[409]
lequel auoit vn Piuert ſur la teſte. Ie luy demanday qui eſtoit celuy
que ce pourtrait repreſentoit, pourquoy on lauoit poſé en lieu ſacré,
à quelle occaſion on lhonoroit de tant de couronnes, & que vouloit
dire loyſeau quil auoit ſur la teſte. Puiſque vous deſirez ſçauoir (me
diſt-elle) lhiſtoire du ieune Prince que ce marbre nous figure, ie
vous en feray le diſcours, parmy les merueilles duquel vous appren-
drez la puiſſance de noſtre Reyne. Preſtez donc enſemble & leſprit
& loreille à ce que ie vous raconteray, & vous ne receurez pas, ie
maſſeure, peu de contentement à louïr.
LE SVIET DE LA VI. FABLE.
Picus fils de Saturne & Roy dItalie, quelques iours apres auoir eſpousé Canente fille(VI. Fable
expliquée au
6. Chap.)
de Ianus, en chaſſant par les bois rencontra Circe, qui deuint en vn inſtant eſperduë-
ment amoureuſe de luy, & nayant peu faire naiſtre en ſon coeur de reciproques flames,
le changea en vn oyſeau, qui porte encore ſon nom chez les Latins.IL y auoit autrefois en Italie vn Roy Picus, fils de Saturne, Roy
qui ſe plaiſoit ſur tout à picquer les cheuaux, & recerchoit cu-
rieuſement entrautres, ceux leſquels doüez dvn courage eſleué,
eſtoient nez pour la guerre. De viſage il eſtoit tel que vous le voyez
figuré; ne vous perſuadez point que le ciſeau ait rien adiouſté à ſes
beautez, il a pluſtoſt manqué à les pourtraire toutes. Son corps ac [410] comply dautant de perfections quil eſt poſſible den ſouhaitter en
vn homme, eſtoit animé dvn eſprit tout pareil: Il nauoit pas enco-
re atteint le vingtieſme de ſes ans, & les yeux des Nymphes fore-
ſtieres de toutes les montaignes dItalie nauoient plus agreable objet
que celuy de Picus. Les vertes Naïades Deeſſes des fleuues du pays,
cheriſſoient vniquement ſes vertus, & ne ſouhaittoient rien plus que
ſon alliance. Celles du Tibre, de lAlme, du Nar, du Farfare, & cel-
les qui habitent autour de leſtang où lon adore ceſte Diane qui fut
amenée de Scythie, recerchoient toutes ſes affections; mais il ne peut
iamais donner ſon coeur quà lamour dvne Nymphe fille de Ianus, &
de la Deeſſe Venilie, qui lenfanta ſur les roches du mont Palatin.
Dés ſon bas âge il ſe laiſſa bruſler aux douces-cuiſantes flames, qui
ſortoient des yeux de ceſte Nymphe, & conſerua touſiours le braſier
quelle auoit faict naiſtre en ſon ſein, iuſ quà ce quil fut ioinct auec
elle ſous les loix dvn legitime mariage. Elle portoit en face mille at-
traicts, & faiſoit par tout où elle paroiſſoit, admirer les merueilles de
ſon viſage; mais il neſtoit pas pourtant ſi admirable que ſa voix: car
ſon chant enchanteur trouuoit du reſſentiment dans le tronc inſenſi-
ble des arbres parmy les foreſts, il amoliſſoit la dureté des rochers,
adouciſſoit le farouche naturel des beſtes ſauuages, arreſtoit le cours
des fleuues, & retenoit le vol vagabond des oyſeaux les plus errans, qui
demeuroient ſur quelque branche darbre, comme charmez à louïe
des doux accens de ſes airs: auſſi pour ce reſpect lappelloit-on Ca-
nente, dautant quil ſembloit nappartenir quà elle ſeule de recer-
cher du los en chantant. Vn iour tandis quelle exerçoit ceſte belle
voix, qui luy auoit acquis tant de reputation, Picus veſtu dvne robe
de pourpre, bordée de franges dor, monte à cheual, prend deux
dards à la main, & ſen va chaſſer vn ſanglier dans les prochaines fo-
reſts, où dauanture Circe ſe rencontra, qui eſtoit ſortie des terres qui
portent ſon nom, pour venir là cueillir quelques herbes quelle ne
pouuoit trouuer chez ſoy. Ceſte chaude fille du Soleil neut pas,
du coing dvn buiſſon, où elle eſtoit aſſiſe, apperceu Picus, quelle
demeura toute rauie, les herbes quelle auoit cueillies luy tombe-
rent des mains, & deſlors vne cuiſante flame commençant à rauager
ſes moüelles, ne luy fit reſpirer quvn bruſlant deſir de iouïr des
beautez dont ſes yeux enchanteurs auoient eſté charmez. Si toſt que
les premiers mouuemens de ſes amoureuſes fureurs furent paſſez, &
quelle ſe fut vn peu recognuë, elle voulut deſcouurir ſon feu nouuel-
lement nay à celuy qui lauoit faict naiſtre; mais la courſe legere du
cheual ſur lequel il eſtoit monté, & la troupe des gardes qui lentou-
roit, furent cauſe quelle ne peut lapprocher Quoy? (diſt-elle en ſoy-
meſme) tu fuis celle à qui lamour commande de te ſuiure? Tu neſ-
chapperas pas pourtant, encore que le vent temportaſt, ie tarreſteray;
les ſecrettes vertus des herbes & mes vers magiques me manqueront,
[411]
ou ie vaincray ta legereté, & vaincray les vents meſmes, ſi, contraires
à mes ſouhaits, ils ſe rendent mes ennemis. Cela dit, elle forme le
pourtrait dvn ſanglier qui nauoit que lapparence, & en effect ne-
ſtoit rien; puis commande à ceſte vaine figure de ſaller preſenter à la
veuë du Roy, & ſe ietter aprés, dans quelque lieu de la foreſt ſi eſpais,
que les cheuaux ny puiſſent entrer. Le Roy, quittant à lheure ſon
cheual eſcumeux, mit pied à terre, pour ſuiure vne ombre menſon-
gere qui labuſoit, & à la ſuitte ſeſgarant dans les ſombres obſcuri-
tez du bois courut long-temps aprés ceſte trompeuſe proye, ou ce
rien pluſtoſt, quil chaſſoit. Circe tandis prononça des vers eſpou-
uentables à ouïr, par la force deſquels elle a accouſtumé de coniurer
les puiſſances infernales, qui laſſiſtent lors quelle veut broüiller le
teint argentin du viſage de la Lune, ou couurir de nuées la face lumi-
neuſe du beau Phoebus ſon pere. Elle fit lors que le Ciel ſobſcurcit, &
quvn noir broüillas rendit de ſi eſpaiſſes tenebres, que le Roy trauer-
ſant çà & là perdit ſes gardes, & ſes gardes le perdirent de veuë. Ce-
ſtoit ce quelle recerchoit de trouuer le Roy ſeul, elle ſe rendit prés de
luy, & ne craignit point de luy dire: Braue Prince, les eſclairs de vos
yeux, qui ont bleſſé les miens, mont faict recourir à vous, non pas
pour vous ſupplier de fermer, mais bien dalleger ma bleſſure. Vos
graces qui mont rauie, mont faite voſtre eſclaue, bien que ie ſois
Deeſſe, & mont forcée de vous venir offrir mes voeux. Ne les deſdai-
gnez point, puiſſant Roy de mes delices, recognoiſſez à lextremité
où ma paſſion ma reduitte mes extremes affections, & ne deſdaignez
point de me faire part des voſtres. Ie vous coniure par les meſmes at-
traits qui mont tiré le coeur du ſein, de me donner le voſtre, afin que
vous ſoyez à moy comme ie ſuis à vous. Fauoriſez mes flames, & me
prenant pour femme, donnez-vous pour beau-pere le Soleil qui void
tout: Celle qui vous recerche eſt ſa fille; vous ne ſçauriez eſtre mary
de Circe, quen meſme inſtant vous ne ſoyez le gendre du grand
Oeil du monde.Picus, qui faiſoit auſſi peu deſtat delle que de ſes prieres, la repouſ-
ſant aſſez rudement luy diſt: Ceſt mimportuner de me prier que ie
vous aime, qui que vous ſoyez; il meſt impoſſible de vous promet-
tre mes affections, car vne autre deſia les poſſede, & les poſſedera auſſi
long-temps que le Ciel me permettra de reſpirer le doux air qui ſert
dentretien à ma vie. Iamais adultere alliance ne ſoüillera mon lict;
neſperez pas de me faire fauſſer la foy que ie doy à ma fidelle Canen-
te; tandis que les deſtins me la conſerueront, ie ne cheriray quelle.
Circe redoubla pluſieurs fois en vain ſes prieres, auſquelles elle ioi-
gnit tout le zele & lardeur dont elle ſe peut aduiſer, mais en fin
voyant que ceſtoient paroles perduës: Tes deſdains ne demeureront
pas impunis (diſt-elle en ſoy-meſme) tu ne fais eſtat dautres baiſers
que de ceux de Canente, tu nas autres delices; ie feray donc que tu
[412]
ſeras priué de toutes tes delices, pour tapprendre que ceſt de rendre
des deſdains à lamour dvne femme, & auec ſi peu de reſſentiment
reietter ſes affections. Il faut que ma vengeance te face ſçauoir com-
bien peut, non pas vne ſimple femme, mais vne Circe, & Circe amou-
reuſe, & amoureuſe offencée dvn trop inſupportable meſpris. Dés
linſtant meſme elle ſe tourna deux fois vers la couche du Soleil, &
par deux fois ſe retourna du coſté où il ſe leue le matin, puis frappa
trois coups de ſa baguette ſur la teſte de ce deſdaigneux Prince qui la-
uoit refuſée, & en le frappant, diſt entre ſes dents trois mots quil
neuſt ſceu entendre, quand elle les euſt prononcez à haute voix. Cela
faict, luy qui ſennuyoit de demeurer-là, prit la fuitte, mais en fuyant
Circe, il ne peut fuir la changeante vertu de ſes charmes. Il fut tout
eſtonné de ſe ſentir doüé dvne viſteſſe plus grande que ſon naturel ne
portoit, & admirant la legereté de ſon corps, il le veid de tous coſtez
couuert de plumes, qui le porterent ſur vn arbre, où de deſpit de ſe
voir ainſi changé en oyſeau, il deſchargea ſon courroux ſur le bois,
& comme ſi les playes que ſon bec pointu faiſoit à ce tronc inſenſi-
ble, euſſent allegé ſes regrets, ſe pleut à le miner peu à peu. Il de-
(Picus en Latin
ſert de nom à ce
Roy & au Pi-
uert.) meura quelque choſe de la couleur de ſa robe rouge ſur ſes aiſles, le
paſſement dor qui bordoit le tour de ſon collet ſe tourna en plumes
iaunes quil a autour du col; bref dhomme il fut Piuert, & rien ne luy
reſta que le nom quil portoit.Tandis que ces merueilles ſe faiſoient, ſes gens qui ne le pouuoient
trouuer, crioient dvn coſté & dautre, Picus; ils lappellerent plu-
ſieurs fois en vain, car il ne reſpondoit point à leurs cris; mais en le
cerchant, ils rencontrerent Circe, qui auoit deſia permis aux bruſlans
rayons de ſon pere & aux vents, de diſſiper les nuages ramaſſez autour
delle. Ces fidelles ſubiets affligez de la perte de leur Roy ſoupçonne-
rent incontinent ceſte meſchante femme de quelque meſchant acte,
ils ſe ietterent tous ſur elle, luy demanderent leur maiſtre, & pouſſez
dvn boüillant deſir de faire rougir leurs armes dans ſon ſang, la me-
nacerent de la mort, ſi elle ne leur rendoit leur Prince. Elle à qui lef-
froy auoit deſia preſques porté lame ſur le bord des levres, pour eui-
ter leurs violents efforts eut recours à ſes charmes, elle eſpancha au-
tour de ſoy vne huile tirée de quelques herbes venimeuſes, & coniura
la nuict auec toutes ſes tenebreuſes diuinitez, de venir à ſon ſecours.
Ses effroyables hurlemens firent que lErebe, le confus Chaos, & leſ-
pouuentable Hecate, qui preſide aux enchantemens, ſy trouuerent
incontinent: la terre en fut de telle façon eſbranlée, quvn horrible
tremblement fit treſſauter toute la foreſt, lagreable verdure des ar-
bres pallit deſtonnement, les herbes parurent par tout tachetées de
gouttes de ſang; les pierres ainſi quanimaux ſemblerent rendre vn
furieux mugiſſement, les chiens abbayerent, on ne veid que ſerpens
ſur lherbe, & lair fut plein dombres legeres qui voltigerent autour
[413]
de Circe, comme pour la deffendre. Les paſles apprehenſions de la
crainte refroidirent infiniment ce peuple, que le deſir de vengeance
auoit tant eſchauffé: ils furent ſi eſtonnez, & demeurerent ſi eſ-
blouïs, quils donnerent le loiſir à Circe de les toucher tous de ſa
verge charmereſſe, laquelle en les touchant les changea en diuerſes
beſtes ſauuages.
LE SVIET DE LA VII. FABLE.
Canente femme de Picus saffligea tellement de la perte de ſon mary, que ſes dou-(VII. Fable ex-
pliquée au 6.
Chap.)
leurs la conſommerent, & seſuanouïſſant ne laiſſa rien de ſoy que ſon nom, qui ſur-
nomma depuis la place où elle seſtoit perduë.QVand le Soleil ſe plongeant dans le ſein de Tethys eut fermé
les portes du iour, Canente à qui labſence de ſon mary auoit
deſia duré vn ſiecle, enuoya tous ſes ſeruiteurs auec des flambeaux le
cercher dans le bois, & voyant que perſonne ne luy en apportoit des
nouuelles, ſe plomba mille fois leſtomach à coups de poing, arracha
les treſſes blondes de ſon poil doré, & agitée des furies dvne extreme
douleur ſe ietta par les champs, où elle courut ſix iours & ſix nuicts,
tantoſt ſur des coſtaux, & tantoſt ſur le precipice des vallées, ſans laiſ-
ſer gliſſer ſes yeux au ſommeil, & ſans prendre enuie de boire ny de
manger pour refaire ſes forces debilitées. Le Tybre veid la fin de ſa
[414]
courſe, ce fut ſur ſon riuage, quaffoiblie du mal de ſon affliction, &
du trauail du chemin, elle ſe coucha pour meſler ſes larmes aux claires
eaux de ce fleuue. Ce fut là que mariant ſes douleurs à ſa voix elle fit
entendre ſes plaintes, & comme le cygne dvn chant funebre auant-
coureur de ſa mort, allegea les mortelles rigueurs de la Parque, qui
tranchoit peu à peu le fil de ſa vie. Ses tourmens firent fondre ſon
corps, il ſeſuanouït peu à peu, & ne reſta rien delle que ſon nom:
car les anciens habitans du pays, pour eterniſer ſa memoire, appel-
lerent Canente le lieu où ſes regrets la firent mourir. On me fit plu-
ſieurs pareils contes, cependant que nous eſtions-là, & à la fin de
lannée nous nous rembarquaſmes, la pluſpart fort à regret, car le
repos que nous auions eu, nous rendoit plus laſches, & nous faiſoit
plus quauparauant apprehender la tourmente. Auſſi que Circe nous
diſt, que nous auions encore beaucoup de perilleuſes fortunes à cou-
rir, & des chemins dangereux à paſſer. Pour moy, il faut que ie con-
feſſe que ſon aduis me donna de la crainte, & que ceſt la ſeule occa-
ſion qui me fit reſoudre de marreſter icy, ſi toſt que nous y euſmes
pris terre.
LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
(VIII. Fable
expliquée au
7. Chap.) Enée eſtant abordé au port dOſtie, fit la guerre à Turne, qui eſtoit ſon riual, & re-
cerchoit comme luy la fille du Roy Latin. Or Turne pour fortifier ſon party enuoya de-
mander ſecours à Diomede, qui seſtoit marié à la fille de Daune Roy de la Poüille:
[415]
mais Diomede le refuſa, & ne voulut point porter les armes contre le fils de Venus,
ſçachant combien le courroux de ceſte Deeſſe, quil auoit par meſgarde bleßée au ſiege de
Troye, luy auoit causé de malheurs. Toutefois quelques. vns des ſiens furent ſi outrecui-
dez de dire quen deſpit delle, ils ne laiſſeroient pas daller contre Enée, dont Venus les
punit tout ſur lheure, & les changea en oyſeaux blancs comme cygnes.MAcaree finit là ſon diſcours, & de meſme finirent les cere-
monies faictes par Enée aux funerailles de ſa mere-nourrice
Caiete, ſur le tombeau de laquelle ces vers furent eſcrits:Paſſant, appren ma deſtinée, Fe fus la nourrice dEnée, Que ſa pieté retira Des horribles feux de Pergame, Puis me bruſla dvne autre flame Sur ce port, où il menterra.Ce deuot fils dAnchiſe ayant faict leuer les anchres, ſeſloigna tant quil peut des embuſches de Circe, pour venir ſurgir en Italie au ha- ure le plus proche de lemboucheure du Tibre, où le Roy Latin le re- ceut, & luy fit toutes les careſſes dont il ſe peut aduiſer, iuſquà luy of- frir ſa fille Lauinie en mariage. Toutesfois ce ne fut pas ſans guerre quil accomplit ſes offres. Turne Prince de la Toſcane, à qui elle auoit eſté de long-temps promiſe, ſy oppoſa, & lamour de Lauinie luy fit armer les Toſcans contre les Latins qui fauoriſoient Enée. Lvn & lautre taſcha de rendre ſon party le plus fort quil luy fut poſ- ſible, par le ſecours des Princes voiſins. Enée receut de belles troupes du vieil Euandre, à la premiere priere quil luy fit faire de laider. Dautres auſſi ioignirent leurs forces aux forces de Turne: mais Dio- mede pourtant ne voulut point prendre ce party-là, encore que Ve- nule euſt eſté exprés enuoyé vers luy pour ceſt effect. Diomede, que limpudicité de ſa femme auoit banny de ſa maiſon, eſtoit lors en la Poüille, mary de la fille du Roy Daune, dans vne ville baſtie des com- moditez quil auoit euës de ſon beau-pere. Il receut honorablement dans ſon Palais Venule Ambaſſadeur de Turne, & ouït ſa harangue: mais il ne fut point daduis de luy accorder ce quil deſiroit. Il ſen ex- cuſa, diſant; quil ne luy eſtoit pas permis, ny denuoyer des gens de ſon beau-pere au ſecours du Prince Toſcan contre Enée, ny de four- nir des ſiens. Et ne penſez-pas (leur diſt-il) que ce ſoient vaines excu- ſes, que iemprunte du menſonge pour vous renuoyer meſcontens: afin de vous en oſter lopinion, ie vous raconteray loccaſion qui men empeſche, encore quil me ſoit impoſſible de renouueller le ſouuenir de mes douleurs paſſées ſans extremement maffliger.Depuis que le feu Grec eut conſumé les hauts murs dIlion, que Troye fut en cendres, & que le furieux Aiax fils dOïlée eut trop in- diſcrettement violé Caſſandre & le Temple de Pallas, où il la força, il fit deſcendre ſur nous tous auſſi bien que ſur luy, les fleaux du ſup [416] plice quil merita par ſon outrecuidance. Comme coulpables de ſa faute, & puniſſables du crime que luy ſeul auoit commis; nous reſſen- tiſmes tous la rigueur dvne cruelle vengeance des Cieux irritez con- tre nous. La tourmente nous aſſaillit, & neuſmes pas ſeulement la mer & les vents ennemis, mais lair auec ſes foudres, ſes pluyes, & ſes plus eſpaiſſes tenebres: & pour comble de malheur, au lieu de nous rendre dans vn port, nous allaſmes choquer les roches de Caphare, où la pluſpart des noſtres perirent. A quel propos marreſteroy-je à faire icy le diſcours entier de nos infortunes? La Grece, pour le dire en vn mot, fut lors affligée de telle façon, que lobject de ſa miſere eſtoit aſſez deplorable pour eſmouuoir Priam meſme à pleurer. Les ondes engloutirent preſques toute noſtre armée, toutefois ieſchap- pay auec laide de Minerue, qui me tira demy-mort du milieu des va- gues. Mais quoy? ie ne ſortis dvne tourmente que pour rentrer en vne autre plus furieuſe. Quand ie fus chez moy, on ne my voulut point receuoir; la Deeſſe Venus que ie bleſſay deuant Troye, pour punir mon offence quelle nauoit pas encore oubliée, me contraignit de quitter mon pays, & me fit endurer depuis, mille incommoditez, ou ſur mer, ou ſur terre. Helas! tant de malheurs ont trauerſé le repos auquel iaſpirois, tant de trauaux ont battu ma conſtance, quils mont faict mille fois appeller heureux ceux que la tempeſte enſeuelit dans les eaux de Caphare, où la pluſpart des noſtres neurent que les gouf- fres de la mer pour tombeau. Iay mille fois regretté deſtre eſchappé dvn tel naufrage, dans lequel auec ma vie mes ennuys euſſent trouué fin. La guerre & linconſtance des eaux auoit tant laſſé tous les miens, auſſi bien que moy, quils ne ſouhaittoient rien que le repos. En- nuyez dvn ſi long trauail, ils me prierent de les arreſter en lieu calme, & faire ceſſer auec nos courſes vagabondes, le cours des malheurs qui nous ſuiuoient par tout. Il me ſouuient queſtant en doute ſi ie de- meurerois icy, tous me preſſerent de me reſoudre à my repoſer, & ny eut quAgmon, qui fut dopinion contraire. Ceſtoit vn eſprit boüil- lant, lequel opiniaſtre contre les deſaſtres, vouloit paroiſtre inuinci- ble aux trauaux; & lors encore nos miſeres ſembloient lauoir aigry plus que de couſtume. Quoy? diſoit-il, y a-il quelque malheur au monde, duquel noſtre patience endurcie aux tourmens doiue appre- hender les atteintes? Que peut dorenauant Venus ſur nous, quand elle auroit la volonté de nous faire du mal? Noſtre conſtance a vain- cu ſon pouuoir, & noſtre courage eſpuiſé toutes ſes ruineuſes in- uentions. Seriez-vous bien ſi laſches de vous reſoudre aux prieres, pour appaiſer ſon iniuſte courroux? Il neſt plus temps, car les voeux ne ſont de ſaiſon, que durant lapprehenſion de quelques malheurs plus inſupportables que ceux quon a ſoufferts. Lors quon eſt au pis, on doit mettre ſous le pied la crainte & les prieres. Nos infortunes ont atteint à leur comble, noſtre miſere nous a reduits à telle extre [417] mité, quil ne ſe peut rien trouuer de plus miſerable au monde. Il ne faut donc plus auoir de crainte, nos maux ſont à leur dernier perio- de, nous ne deuons plus trembler; nous ſommes au poinct malheu- reux qui nous doit mettre en aſſeurance. Que Venus conſerue en ſon coeur tant de haine quelle voudra contre Diomede, & ceux qui laſ- ſiſtent; nous ferons auſſi peu deſtat delle que de ſa haine, & nous rendrons ſes ennemis, puis quelle nous eſt ennemie; auſſi bien nous a-elle trop fait patir pour nous reconcilier auec elle. Elle nous a bannis de noſtre pays; que pouuons-nous plus perdre ayans perdu vne ſi chere demeure? ou quelle perte nous doit eſtre dorenauant faſcheuſe à ſupporter, puiſque nous ſommes deſia comme perdus?Ceſtoient les Rodomontades dAgmon, qui offencerent la Prin- ceſſe de Cythere, & renouuellerent ſa vieille colere, renouuellant le ſouuenir de la playe quautrefois ie luy auois faicte. Toutefois il y en eut peu de ma troupe qui approuuaſſent lorgueil de telles paroles; ie len repris, & la pluſpart de mes amis luy remonſtrerent auec moy, que ſes diſcours eſtoient enflez de trop doutrecuidance; à quoy il voulut repartir, mais en penſant parler, il perdit la parole. Son col & ſa voix enſemble ſe rendirent plus greſles quauparauant, ſon poil de- uint plume, & en meſme inſtant ſon dos, ſon eſtomach, & ſes cuiſ- ſes furent emplumez. Ses bras ne furent plus bras, mais des aiſles, ſes pieds ſarmerent dongles crochus, & ſa face dvn bec pointu, qui le fit paroiſtre oyſeau, non plus homme. Lycus, Idas, Rhetenor, Abas & Nyctée furent tous eſtonnez dvn ſi ſubit & ſi eſtrange changement, ils demeurerent comme rauis, & à linſtant de leur rauiſſement, cau- ſé par vne merueille arriuée à leur compagnon, ils reſſentirent en cux-meſmes ce quils admiroient en autruy, car ils deuindrent oy- ſeaux comme luy, & commencerent lors tous enſemble à voltiger autour de noſtre vaiſſeau. Si vous me demandez de quel plumage ils furent reueſtus, & quelle ſorte doyſeaux ceſtoit; ie vous diray quils eſtoient comme Cygnes, ils en approchoient fort, & ſi ne- ſtoient pas Cygnes, perſonne nen ſçauroit aſſeurément parler. Ainſi aprés pluſieurs autres pertes, ie perdis encore miſerablement vne par- tie de mes compagnons, qui portez ſur des aiſles nouuelles ſeſgare- rent dans lair, & me laiſſerent ſuiuy dvn petit nombre damis, qui mont accompagné iuſquicy, où iabborday en fin à toute peine, & y fus receu par le Roy Daune, lequel mhonora tant à mon arriuée, quil ne deſdaigna point de me donner ſa fille en mariage.
LE SVIET DE LA IX. FABLE.
Vn Berger voulant imiter quelques Nymphes, en danſant comme elles, mais trop(IX. Fable
expliquée au
7. Chap.)
lourdement & großierement, pour ce que ceſtoit comme en leur meſpris, il fut pour pu-
nition changé en Oliuier ſauuage.
|| [418]
DIomede fit ce diſcours pour reſponce à Venule, lequel ſe
retira fruſtré de leſperance quil auoit demmener du ſecours à
ſon maiſtre. Il prit donc congé de celuy duquel il nauoit peu tirer
quvn refus, & ſortit du Royaume de la Poüille, où il veid en paſſant
ces antres entourez dvne ſombre foreſt, qui ſeruent maintenant de
retraitte au Dieu Pan, & autrefois eſtoient les Palais de certaines
Nymphes quvn berger en chaſſa. Ces Nymphes à qui leur ombre
meſme faiſoit peur, tant elles eſtoient craintiues, eſpouuentées vn
iour du bruit que faiſoit vn Paſteur, prindent la fuitte auec vn tel
effroy, quà peine eurent-elles laſſeurance de ſe retourner en cou-
rant, pour voir qui eſtoit celuy qui les ſuiuoit. Toutefois en fin
le courage leur reuint, elles ſe raſſeurerent, firent peu deſtat du
berger qui les chaſſoit, & par meſpris ſe prindrent toutes par la main
pour dancer aux chanſons en ſa preſence. Le lourdaut qui leur
auoit donné leſpouuente, ſe mocquant delles les voulut imiter
dvne façon groſſiere, pour leur faire honte, & ſautant comme el-
les, les offença de pluſieurs paroles iniurieuſes; mais il nen porta
pas loing loffence impunie. Il y eut des racines qui arreſterent ſes
pieds en terre à la meſme place où il dançoit, il deuint arbre, &
leſcorce qui luy couurit la bouche, arreſta ſa voix meſdiſante.
Son humeur ſcandaleuſe, & le venin de ſa langue picquante ſe
recognoiſt encore en ſon fruict, qui eſt extremement amer: car il
[419]
fut changé en Oliuier ſauuage, arbre lequel a retenu toute laigreur
de ſes venimeuſes paroles.
LE SVIET DE LA X. FABLE.
Turne combattant pour ſa fiancée Lauinie, mit le feu dans les vaiſſeaux dEnée,(X. Fable
expliquée au
7. Chap.)
dont Cybele mere des Dieux soffença, pource quils auoient eſté faits des ſapins du
mont Ida, qui luy eſtoit conſacré, & pour ce reſpect preſenta requeſte à Iupiter, afin
que les vaiſſeaux atteints du feu fuſſent changez en Nymphes marinieres, & à linſtant
elle veid leffect de ſon ſouhait.TVrne ſe trouua bien eſtonné voyant ſes Ambaſſadeurs de re-
tour ſans ſecours, toutefois il ne perdit point courage, & ne laiſ-
ſa pas dattaquer furieuſement les Troyens (mais ce fut auec autant
de malheur que de valeur) il fit mourir pluſieurs de leur party, auſſi
bien queux faiſoient mourir des ſiens, & dvn bras indompté porta le
feu dans leurs vaiſſeaux, leſquels aprés auoir eſchappé la violence des
ondes, ſe veirent la proye des flames, proches deſtre reduits en cen-
dre. Le feu auoit fondu la poix & la cire, il montoit deſia le long du
maſt, & ſen alloit rauager les voiles, quand la mere des Dieux ſe reſ-
ſouuint que le bois de ces vaiſſeaux-là eſtoit de ſa foreſt ſacrée du
mont Ida. Elle fit auſſi toſt retentir lair du ſon de ſes baſſins de cuiure,
entonna ſa fluſte de boüis, & montée ſur ſon chariot, que quatre
[420]
lions portoient en lair, ſe vint preſenter à Turne, & luy dire: Quoy?
oſes-tu dvne main ſacrilege mettre le feu dans ces vaiſſeaux qui ſont
en ma ſauue-garde? Penſes-tu que ie permette que ces nauires, ſacrez
membres de mes foreſts, ſoient bruſlez? Non, non, tes prophanes
flames nauront pas lhonneur de les deuorer. Ceſte Deeſſe à peine eut
laſché la parole, que les canons du Ciel commencerent à bruire dans
lair, on ne veid queſclairs, & noüit-on queſclats de tonnerre, qui
furent ſuiuis dvne groſſe pluye, meſlée auec la greſle. Les vents for-
cerent les priſons dAEole, ſe mirent en lair, & par leurs combats eſ-
meurent en la mer vne horrible tempeſte. Lvn dentreux, duquel la
Deeſſe ſe ſeruit principalement, donna ſur les cordages, qui rete-
noient les nauires attachez au port, & les ayant rompus renuerſa les
vaiſſeaux, & les fit abyſiner au plus profond de leau. Engloutis quils
furent, lhumidité amollit peu à peu la dureté du bois, & en fin de
vaiſſeaux ils furent changez en Nymphes. La pouppe fut leur face, les
rames furent leurs pieds, les flancs du nauire furent leurs coſtes, la
carene fut leſpine de leur dos, le bois qui trauerſe le maſt ſe forma en
bras, & les cordages furent muez en cheueux. Elles garderent Nym-
phes la meſme couleur quelles auoient euë eſtans nauires, & de-
meurerent touſiours dedans ou ſur les eaux; mais ce ne fut pas auec
tant de crainte & dapprehenſion, quelles y auoient eſté auparauant.
Les flots & les vagues ne leur furent depuis quvn agreable ioüet, lhu-
mide demeure des antres de Neptune leur pleut extremement, enco-
re que leur naiſſance euſt eſté ſur les ſommets dvne montaigne. Elles
mirent comme en oubly leur premier eſtre, & noublierent pas tou-
tefois les effroyables & perilleuſes fortunes quelles auoient autres-
fois couruës ſur mer. Le ſouuenir quelles en eurent fit, que bien ſou-
uent les vaiſſeaux combattus de lorage leur firent pitié: car elles nen
veirent point en danger de perir, quelles ne ſen approchaſſent pour
les ſecourir, les ſouſtenans par deſſous dvne main fauorable, de peur
que la fureur des vents ne les bouleuerſaſt, ſi ce neſtoit quelque na-
uire Gregeois. De vray quant à ceux-là, elles ne ſe ſont iamais auan-
cées pour leur donner ſecours, mais touchées dvn naturel reſſenti-
ment des ruines de la Phrygie, ont touſiours eu les Grecs pour enne-
mis, & ſe ſont reſiouïes des deſaſtres, quelles ont veu leur arriuer,
ainſi que de quelques agreables coups de vengeance. Ce leur fut vn
extreme contentement de voir le pitoyable bris des vaiſſeaux dVlyſ-
ſe; & leſcueil qui naſquit du nauire dAlcinoüs, conuerty en ro-
che, fut vn ſpectacle qui ne fut nullement lamentable à leurs
yeux.
|| [421]
LE SVIET DE LA XI. FABLE.
Turne eſtant mort de la main dEnée, la ville dArdée fut bruſlée, & des cendres(XI. Fable ex-
plıquée au 7.
Chap.)
ſortit vn oyſeau qui porta le meſme nom de la ville.ON eſperoit que le changement des vaiſſeaux dEnée en Nym-
phes marinieres, donneroit vn tel effroy à Turne, quil mettroit
les armes bas, & ceſſeroit de combattre la pieté meſme, de laquelle il
ſeſtoit rendu ennemy, combattant le deuot fils dAnchiſe. Toute-
fois il ne laiſſa pas de continuer, car ſon party eſtoit ſouſtenu de la
faueur de quelques Dieux, auſſi bien que celuy dEnée; puis tous deux
auoient du coeur & de la valeur, qui leur eſtoient comme Dieux pro-
tecteurs de leurs armes. Ils ſengagerent ſi auant à la guerre, & ſy
opiniaſtrerent de telle façon, quils ne combattoient plus, ny pour
le ſceptre du Roy Latin, que lvn & lautre eſperoit obtenir en fa-
ueur de mariage, ny pour Lauinie qui auoit eſté le ſeul ſubject de
leurs querelles, mais pour lhonneur ſeulement, & pour la gloire
demporter le laurier; honteux de poſer les armes, & mettre fin à
leurs combats, deuant le dernier iour de lvn ou de lautre. Ils ſe bat-
tirent tant quen fin Venus veid voler la victoire au camp de ſon
fils, & les Troyens triompher des Toſcans: Turne terracé par Enée
receut le coup mortel qui luy rauit la vie auec ſes eſperances. Il mou [422] rut, & ſa mort fut la ruine fatale de la ville dArdée, que la ſeule re-
putation de ſon courage rendoit puiſſante & floriſſante. Il neut pas
eſprouué le tranchant du fer dEnée, quauſſi toſt la ville ne fut quvn
braſier qui la conſuma. On ne veid tout autour que des cendres que le
vent eſleuoit en lair auec la fumée, du milieu de laquelle ſortit vn
oyſeau maigre & hydeux, qui dvn vol languiſſant battit des aiſles les
cendres eſleuées au deſſus de lembraſement. Ceſt oyſeau nauoit
point encore paru au monde, il eſtoit vnique en ſon eſpece, ſi triſte
& ſi deffaict quil repreſentoit naïfuement la miſere & les deplorables
ruines deſquelles il auoit tiré ſa naiſſance: car on le tenoit ſorty des
flames, qui auoient deuoré la ville: auſſi luy donna-on le nom dAr-
dée, de laquelle il ſembloit plaindre linfortune, tournoyant ſans
ceſſe autour des ruines poudreuſes des baſtimens rauagez par le feu.
LE SVIET DE LA XII. FABLE.
(XII. Fable
expliquée au
8. Chap.) Venus voyant que ſon fils Enée auoit vaincu tous les trauaux quon auoit oppoſez à
ſa bonne fortune, pria Iupiter pour recompenſe de ſes labeurs de luy donner vne vie im-
mortelle. Sa priere fut octroyée, les Dieux firent deſpoüiller Enée de tout ce quil auoit
de mortel dans le fleuue Numicius, où il fut laué, & depuis il fut adoré comme Dieu,
on luy baſtit des Autels & luy fit-on des ſacrifices.AInsi linuincible vertu dEnée victorieux contraignit en fin
tous les Dieux ſes ennemis, & Iunon meſme, qui eſtoit la plus
[423]
animée contre luy, de renoncer à la haine quils luy portoient. Malgré
toutes leurs ialouſes trauerſes il eſtablit les affaires de ſon fils Iüle,
afin quvn iour il peuſt dvne paiſible main porter le ſceptre que ſon
eſpée luy auoit conquis; & lors que lâge leut conduit au temps quil
deuoit quitter la terre, ſa mere aprés auoir brigué les voix de tous les
habitans du Ciel, ſalla ietter au col de Iupiter, pour luy faire ceſte re-
queſte: Grand Dieu, qui mauez touſiours eſté fauorable pere, ceſt
maintenant que ie ſouhaitte plus que iamais de voir les effects de vo-
ſtre paternelle bonté. Ie vous demande limmortalité pour Enée, du-
quel vous eſtes le grand-pere. Il eſt de voſtre ſang, car il eſt ſorty de
moy qui ſuis voſtre fille: faictes ie vous prie, afin quil paroiſſe vraye-
ment voſtre petit-fils, quil ait quelque part à voſtre diuinité, & luy
donnez telle puiſſance que bon vous ſemblera, pourueu que les Par-
ques nayent point de pouuoir ſur ſa vie. Ceſt aſſez quil ſoit vne fois
entré dans les ſombres Palais de Pluton, quil ait trauerſé les noires
eaux du Styx, & veu le triſte Royaume des morts; la fatale neceſſité du
deſtin ne vous contraint point de ly faire vne autrefois retourner. Pas
vn des Dieux ne contredit vne ſi iuſte requeſte, tous firent mine dy
conſentir, & Iunon meſme, comme ayant perdu le ſouuenir de ſes
inimitiez paſſées, fit ſigne de la teſte quelle nauroit point deſagrea-
ble de voir Enée dans les Cieux. Lors Iupiter pour ſatisfaire au deſir
de Venus, luy diſt: Ceſt la raiſon, ma fille, que voſtre fils ait place en
nos Palais, ſa vertu la bien merité, elle la rendu digne dvne diuine
puiſſance. Nen ſoyez point dauantage en peine, vous aurez lac-
compliſſement de vos ſouhaits, & luy la diuinité que vous mauez
demandée.Ceſte Deeſſe, ſouueraine des amours, ſe retira toute contente, aprés
auoir remercié ſon pere de limmortelle faueur quil faiſoit à ſon fils,
& montée quelle fut dans ſon chariot tiré par ſes colombes, trauerſa
lair pour ſe rendre au riuage dItalie. Elle fut trouuer le fleuue Nu-
mice, quelle rencontra couronné de roſeaux à lendroit où ſes eaux
ſe vont precipiter dans la mer, & luy commanda de lauer ſi bien le
corps dEnée, quil ne luy reſtaſt rien des mortelles infirmitez, que la
nature humaine traiſne auec ſoy, afin de le rendre capable de lim-
mortalité. Ce fleuue prompt à obeïr au commandement de Venus,
receut Enée dans ſon humide ſein, & le purgea de toutes les foibleſſes
auſquelles le deſtin de la mort aſſubjettit les hommes, & fit auec ſes(Les Latins ap-
pelloient Indi-
getes, ceux que
les Grecs nom-
moient Heros,
ſçauoir les enfa
̅
s
dvne Deeſſe &
dvn homme
mortel.)
eaux, que rien ne luy demeura, que ce quil auoit de plus accomply,
& vrayement digne dvn eſtre parfaict. Quand le pieux fils dAnchiſe
eut eſté ainſi baigné, ſa mere oignit ſon corps dvne huile qui ſentoit
diuinement bon, puis arroſa ſa face dambroſie meſlée de Nectar, &
le fit Dieu. Le peuple Latin commença lors à le nommer Indigete,
receut ſon idole dans les Temples, & luy dreſſa des autels.
|| [424]
LE SVIET DE LA XIII. FABLE.
(XIII. Fable
explıquée au
8. Chap.) Pomone Hamadryade eſtant eſperduëment aimée de Vertumne, (qui en la recerchant
ſe reueſtit dvne infinité de formes diuerſes pour demeurer prés delle ſans eſtre cognu)
ne fit point deſtat ny de ſes amours ny de ſes prieres, iuſquà ce que luy ſe deſguiſa en
fin en vieille, & ſous ceſt habit-là luy fit pluſieurs contes, du nombre deſquels fut celuy
des cruautez dAnaxarete, que Venus punit rigoureuſement pour auoir eſté trop rebelle
à lAmour; & ainſi luy ayant faict apprehender quelque punition la fit conſentir à ſes
deſirs.DEpvis, la ville dAlbe & toute lItalie recognut Aſcagne pour
ſon Roy, auquel Syluie ſucceda; puis il y eut vn Latin, lequel
auec le meſme ſceptre, porta le meſme nom quvn de ſes anceſtres
auoit porté. Ceſtuy-cy laiſſa ſa couronne à Epite, qui eut pour heri-
tiers Capys, Capet, & Tiberin. Le dernier fut celuy lequel ayant
perdu la vie dans vn fleuue de lItalie, qui ſappelloit alors Albula,
changea le nom des eaux, où il ſeſtoit noyé, & fut cauſe quon les
nomma, le Tibre. Il en eut deux fils, Remule & Acrote, laiſné deſ-
quels ſeſtant auec trop dimpieté voulu rendre ſinge de Iupiter, &
imiter dvn foudre ſimulé la terreur des armes du Ciel, fut bruſlé dvn
vray foudre, & ainſi laiſſa le Royaume à ſon cadet Acrote, quAuen-
tin ſuiuit, le valeureux Auentin qui a ſon tombeau ſur ceſte mon-
tagne, où il commanda ſouuerainement, & à laquelle en mourant il
[425]
laiſſa ſon nom. Procas aprés luy gouuerna le peuple Latin, ſous le re-
gne duquel, entre les Hamadryades dItalie, Pomone eſtoit la plus
celebre & la plus renommée, pour le loüable ſoing quelle auoit de
cultiuer les iardins, & de conſeruer curieuſement toutes ſortes de
fruicts; auſſi tira-elle ſon nom dvne telle induſtrie. Elle ne ſaimoit
point parmy les bois, ny ſur le grauier des riuieres, tout ſon plaiſir
eſtoit deſtre dans vn iardin au milieu des arbres fruictiers, ayant au
lieu de iauelot la ſerpe en main, pour coupper les reiettons, qui ſor-
toient en trop grande abondance, ou pour fendre vne eſcorce, & y
enter les greffes de quelque autre fruict. Tantoſt elle reioignoit des
branches trop eſcartées, & tantoſt elle arroſoit ſes plantes par le pied,
de peur que la ſeichereſſe ne leur cauſaſt la mort. Ceſtoit ſon exerci-
ce, elle nauoit autre contentement que celuy-là, & ſy plaiſoit tant,
que les plaiſirs de Venus ne pouuoient trouuer priſe ſur elle, pour
chatoüiller ſa ieuneſſe. Elle tenoit le clos de ſes fruictiers bien fermé,
de crainte que les payſans ne limportunaſſent, & ne ſe laiſſoit appro-
cher dhomme du monde. Les laſcifs Satyres, qui ſeſgayoient à ſauter
par les foreſts voiſines, firent tous leurs efforts pour vaincre ſon hu-
meur ennemie de lamour. Les Pans auec leurs cornes entourées de
branche de pin ne furent pas pouſſez dvne moindre ardeur à la re-
cercher. Le vieil Silene rechauffa pluſieurs fois à ſon occaſion ſes ieu-
nes deſirs. Et ce Dieu qui de ſa faux, ou de ſon membre honteux, ef-
fraye les voleurs, deſireux de iouïr de ſes embraſſemens, luy donna
ſouuent lalarme auſſi bien que les autres. Bref il ny auoit diuinité
champeſtre en tout le pays, qui neuſt autant de deſirs pour elle, com-
me elle auoit de perfections. Mais Vertumne plus que tous en fut paſ-
ſionné, ſes flames neurent point deſgalles, & ſi lheur pourtant le fa-
uoriſoit ſi peu, quil neſtoit non plus aimé que les autres. Helas! com-
bien de fois pour accoſter plus facilement Pomone, ſeſt-il chargé de
gerbes, & deſguiſé en moiſſonneur? Tantoſt il paroiſſoit deuant elle
auec vne couronne de foin nouueau ſur la teſte, & ſembloit naïfue-
ment vn fauſcheur qui ſort de la prairie: Tantoſt dvne main endur-
cie il portoit leſguillon, & feignoit ſi bien le laboureur quon euſt dit
quil ne venoit que de donner trefue à ſes boeufs laſſez du trauail de la
charruë. Dautre-fois il contrefaiſoit le vigneron auec vne ſerpe, le
cueilleur de pommes auec vne eſchelle ſur ſes eſpaules, le ſoldat auec
vne eſpée à ſon coſté, & le peſcheur auec vne ligne, afin de pouuoir
iouïr, ſous ces faux habits, de la veuë des beautez de Pomone, ſes
delices. Il eſprouua toutes les formes dont il ſe peut aduiſer, & nen
trouua point de plus propre pour conduire ſon deſſein à quelque
heureuſe fin, que celle dvne vieille. Il ſe coiffa donc en femme, en-
toura ſes temples dvn poil grizon, ſe couurit le viſage dvne peau
ridée, prit vn baſton en main, pour aſſeurer ſes pas tremblottans,
& entra de la façon dans le iardin de Pomone, où à lentrée il ad [426] mira la ſoigneuſe curioſité de la maiſtreſſe du lieu, & la ſalüant luy
diſt, quil ny auoit pas vne de toutes les Nymphes voiſines du Tibre,
qui ſe peuſt eſgaller à elle. Vous eſtes, diſt-il, vne belle fleur de cha-
ſteté, qui na point eſté polluë par lattouchement des hommes; vo-
ſtre pucelage eſt encore entier, & toutesfois vous vous pouuez vanter
mere de mille beaux fruicts auſquels voſtre ſoing a donné la vie.
Aprés lauoir honorée de quelques autres ſemblables loüanges, il
cueillit vn baiſer ſur ſa bouche, baiſer qui ne tenoit rien de ceux que
peut donner vne vieille, telle quil ſembloit eſtre; puis ſaſſiſt ſur
lherbe, & iettant la veuë ſur des branches darbres, qui rompoient
preſques tant elles eſtoient chargées de fruicts, apperceut entrautres
vn ormeau fort prés de ſoy, qui luy ſeruit de ſubjet pour lentrée de
ſon diſcours: car il commença ainſi à le loüer, & la vigne enſemble
à laquelle il eſtoit marié. Siceſt arbre auoit touſiours eſté ſeul, priué
de la compagnie du ſep qui lentoure, il ne porteroit maintenant que
des fueilles, & ſi ceſte vigne qui lembraſſe eſtoit demeurée contre
terre ſans eſtre appuyée ſur luy, elle ne ſeroit pas riche de tant de
grappes de raiſin qui la font cherir. Ceſt donc leur alliance qui cauſe
leur bien, & vous refuyez pourtant de vous allier auec vn homme;
vous ne ſçauez pas à leur exemple vous accompagner de ce qui doit
cauſer voſtre contentement, & vous ioindre à vn autre, ſans lequel
vous ne ſçauriez icy bas iouïr dvne felicité accomplie. Ha! pleuſt aux
Dieux que vous fuſſiez reſoluë de vous ſous-mettre aux heureuſes
loix dvn mariage! ſi vous en auiez la volonté, iamais Helene ne fut
recerchée de tant de ſeruiteurs que vous ſeriez. Hippodamie qui cau-
ſa la guerre des Lapithes, ny la femme du timide, ou effronté Vlyſſe,
ne firent iamais tant naiſtre damours & de ialouſies, que vous allu-
meriez chaque inſtant de nouuelles flames dans les coeurs de ceux qui
vous verroient. Car encore que vous ayez en horreur lagreable ioug
qui lie de ſi douces chaiſnes les hommes auec les femmes, & que vous
repouſſiez auec trop de rigueur tous ceux qui vous recerchent, ſans
les Dieux & les Demy-Dieux, hoſtes de ces montaignes dAlbanie,
qui vous cheriſſent tous vniquement, il y a plus de mille ieunes hom-
mes, qui bruſlent à lenuy dvn chaud deſir de vous auoir pour fem-
me. Mais ſi vous eſtes bien aduiſée, & que vous vouliez me croire,
moy, dis-je, qui vous porte plus daffection que vous ne vous perſua-
dez, pour voſtre contentement vous ne conſentirez iamais à maria-
ge, qui ne ſoit auec vn de voſtre qualité. Prenez Vertumne pour ma-
ry, quant à moy ie vous reſpondray de luy, il ne ſe cognoiſt pas mieux
que ie le cognois; vous laurez touſiours icy prés de vous, car il ne
va point courir par le monde, il demeure dordinaire en ces quar-
tiers, & neſt pas de lhumeur volage de ces inconſtans amoureux, qui
ſe laiſſent rauir dautant de beautez quils en voyent. Vous ſerez lv-
nique quil aura iamais aimée, & quil aimera iamais; toutes ſes fla [427] mes auront en vous leur naiſſance & leur mort, il vous fera voeu de
ſon coeur, ne reſpirera que Pomone, & naura rien quelle ne poſſede
comme luy-meſme. Sa ieuneſſe eſt doüée dvne grace naturelle, qui
ne le rend pas peu aimable, il ſe forme tout tel quil veut, & ſe deſ-
guiſe, quand bon luy ſemble, en mille façons qui ſont toutes fort
agreables, & luy viennent le mieux du monde. Quoy que vous luy
commandiez, il lexecutera, & pour vous obeïr fera que limpoſſible
meſme luy ſera poſſible. Il y a de la ſympathie beaucoup és humeurs
de lvn & de lautre, qui me fait eſperer que vous ſeriez tres-bien en-
ſemble; il aime extremement ce que vous cheriſſez le plus, car on luy
offre tous les ans les premices de vos fruicts, & luy les reçoit dvne
main qui teſmoigne en receuoir du contentement. Toutefois rien ne
luy peut plaire maintenant; il ny a ny fruitage, ny herbage qui eſ-
meuue ſes deſirs, pour ce que tous ſes deſirs ſont en vous. Il ne ſou-
haitte que vous, qui auez allumé en ſon ſein vn braſier, dans lequel
ſa vie languiſſante peu à peu ſe conſume. Permettez donc que ſes
flames fondent vos glaces, pour prendre compaſſion de luy; il vous
en prie par ma bouche, nayez pas moins de creance à ma parole
quà la ſienne meſme. Et ſi pour ſon reſpect vous ne daignez fleſchir
du coſté de la pitié, laiſſez-vous-y au moins porter par lapprehen-
ſion dvne vengeance celeſte, craignez que la Princeſſe de Cythere,
qui hait à mort les coeurs endurcis, ne puniſſe voſtre rebellion, &
redoutez la vengereſſe colere de Nemeſe qui ne laiſſera pas vos deſ-
dains impunis. Mais afin que vous ſoyez plus facilement eſmeuë à re-
cognoiſtre voſtre deuoir, & vous rendre aux loix de lamour, ie vous
raconteray vne hiſtoire veritable (car mon âge ne ma pas conduitte
iuſques icy ſans men apprendre pluſieurs) elle eſt aduenuë en lIſle de
Cypre, & ny a ſi petit de ce quartier-là, qui ne la ſçache.
LE SVIET DE LA XIIII. FABLE.
Anaxarete ſortie du ſang de Teucer, eut tant de preſomption & de deſdain en la-(XIIII. Fable
expliquée au
9. Chap.)
me, quelle ne voulut iamais faire eſtat dhomme du monde, & entrautres rendit tant
de meſpris à lamour dIphis, qui la cheriſſoit plus que ſoy-meſme, quelle le contraignit
dvſer dvn licol pour finir ſon tourment & ſa vie enſemble, pendu à la porte dvne ſi
cruelle maiſtreſſe. Mais quoy? elle demeura ſi endurcie en ſa cruauté, quelle peut voir
ſans pleurer la pompe funebre de ſon miſerable ſeruiteur, & lors Venus irritée la chan-
gea en rocher. Ceſt Vertumne qui faıct ce conte-là, puis deſpoüille ſa forme de vieille,
& contente ſes deſirs auec Pomone.
|| [428]
IPhis, qui neſtoit pas autrement de grande maiſon, ayant veu
la ſuperbe Anaxarete, fille yſſuë du genereux ſang de Teucer,
laiſſa par la veuë entrer tant de flames en ſon coeur & iuſques au plus
vif de ſes moüelles, que le feu ſe rendit ſon maiſtre, & luy ne peut de-
puis quen vain combattre des armes de la raiſon la fureur qui le poſ-
ſedoit. Ce fut pour neant quil ſefforça de vaincre ſon tourment, il
fut contraint pour lalleger, de recourir à celle qui lauoit cauſé. Il
fut à ſa porte luy offrir tous les voeux de ſon coeur, auec les plus hum-
bles prieres, que ſa furieuſe ardeur luy peut mettre en bouche. Il deſ-
couurit ſes amoureuſes douleurs à la nourrice de ſa deſdaigneuſe
maiſtreſſe, & la coniura par ſes plus cheres eſperances, de faire quA-
naxarete recognut ſon martyre. Il recercha curieuſement la faueur de
tous ſes amis, & fit ſouuent voir à ſes yeux, nourriçons de la cruauté,
ſes tourmens pourtraits en des lettres, fidelles meſſageres de ſa paſ-
ſion. Il pendıt pluſieurs fois à la porte des coronnes de fleurs, trem-
pées de leau de ſes larmes, & pluſieurs fois paſſa la nuict appuyé con-
tre la muraille, maudiſſant la ſerrure qui lempeſchoit dentrer au lieu
où toutes ſes felicitez repoſoient. Mais il nauança rien pourtant;
Anaxarete plus cruelle que neſt la mer, lors quelle ſenfle pour en-
gloutir vne flotte de vaiſſeaux, plus inſenſible quvne lame de fer re-
cuitte dans vn fourneau, & plus dure quvn rocher encore attaché à
ſa viue racine, ne meſpriſoit pas ſeulement ſes plaintes & ſes pleurs,
[429]
elle ſen mocquoit, & lorgueil de ſes paroles croiſſoit le crime de ſon
impitoyable rigueur: Les douleurs dIphis eſtoient ſes delices, & tout
ſon plaiſir, ce ſembloit, eſtoit douïr les miſerables cris de ſon infor-
tuné ſeruiteur, fruſtré du doux fruict de ſes eſperances. Ceſtoit trop
outrager vn coeur deſia outrageuſement bleſſé damour; auſſi la pa-
tience dIphis ne peut reſiſter à tant de deſdains, il ſe rendit à la dou-
leur, & laſſé de vaincre les tourmens, voulut en fin quils le vainquiſ-
ſent pour eſtre vanté martyr dAnaxarete, à la porte de laquelle il fit
ouïr ces dernieres plaintes: Ie ſuis vaincu, Anaxarete, tu ne ſeras plus
deſormais trauaillée de mes ennuyeuſes recerches, ta dureté a ſur-
monté mes importunitez; triomphe maintenant, eſleue tes trophées,
chante le glorieux Pean de la ſanglante victoire que tu as obtenuë ſur
moy, & coronne ton front de lauriers; car tu mas dompté, tu mas
donné le coup mortel qui va finir ma vie. Toutesfois ce neſt point
contre mon gré, ma volonté conſent bien à ma mort. Sus donc, reſ-
ioüy-toy, cruelle, & confeſſe par force quau moins en mourant ay-
je fait vn coup qui ta eſté agreable. Tu ſeras contrainte daduoüer
que ie tay obligée, en te deliurant de mes pourſuittes importunes:
mais ne te perſuade pas pourtant que mon affection ſorte de mon
coeur pluſtoſt que mon ame. Il faut quen meſme inſtant ie ſois priué
dvne double lumiere, de celle de tes yeux qui me tuent, & des rays du
Soleil qui me donnent la vie. Ie mourray pour faire mourir mon
tourment & mon amour enſemble, & la nouuelle de ma mort te ſera
portée, non point par le vent leger dvn commun bruit de ville, mais
ce ſera moy-meſme qui en ſeray le meſſager, moy-meſme (nen dou-
te point) tannonceray mon deſaſtre, & ſans ame me preſenteray de-
uant toy, afin que tu te repaiſſes, inſenſible beauté, de la triſte veuë
de mon corps, qui naura plus de ſentiment. O Dieux! ſi vous dai-
gnez ietter loeil ſur ce qui ſe fait icy bas; permettez que la pitié vous
donne quelque ſouuenir de ma miſere; faites, ie vous prie, que lhi-
ſtoire lamentable de mes infortunes ſe publie par tout, quelle ſerue
dentretien aux ſiecles à venir, & que les iours qui auront eſté deſrobez
à ma vie ſoient donnez à la renommée de ma trop fidelle & trop peu
heureuſe conſtance. Aprés auoir preſenté ces derniers voeux au Ciel,
il leua ſes yeux tous moüillez, & ſes bras languiſſans au feſt de la por-
te, où il auoit pluſieurs fois attaché des coronnes de fleurs, & y atta-
chant vn cordeau, diſt: Voicy les bouquets qui te plaiſent, cruelle; ce
ſont les fleurs, ingrate trop rebelle à lamour, que tu veux voir pen-
duës à lentrée de ton logis. Il parloit encor quand il paſſa la teſte dans
le licol; mais lors lamoureux deſeſpoir qui le fit pendre luy fit perdre
la parole & la voix, & peu aprés la vie. Il demeura, miſerable ſpectacle,
attaché par le col, & du bruit quil fit auec les pieds contre la porte, en
ſe debattant à laſſaut de la mort, il fit ſortir les valets de ſa cruelle
meurtriere, auſquels bien quil neuſt plus, ny ame, ny amour, il ſembla
[430]
ſe preſenter, lors quils ouurirent la porte; car il auoit la face tournée
du coſté du dedans. Ces valets plus capables de pitié que leur mai-
ſtreſſe ſeſcrierent deffroy à la veuë dIphis, & le ſouſleuerent en vain
pour luy ſauuer la vie, (car il lauoit deſia perduë,) puis le porterent
deuant le logis de ſa mere, laquelle en lembraſſant ietta toutes les lar-
mes quvne mere miſerable peut rendre à ſon fils que la Parque preci-
pitée luy a deſrobé auec tant de malheur. Quand elle eut autant verſé
de pleurs & laſché de regrets, que ſon infortune en demandoit, elle
ordonna des funerailles, & fit porter le corps de ſon fils par la ville
dans vne biere, pour luy rendre le dernier deuoir du tombeau. Il ad-
uint dauanture que la pompe funebre paſſa deuant la maiſon dAna-
xarete, à laquelle vn Dieu vengeur rongeoit deſia lame de remords.
Elle ouït les triſtes voix du dueil, & les oyant, comme touchée des
pointes de quelque repentir, diſt en ſoy-meſme: Encore faut-il voir
les obſeques de ce miſerable. Cela dit, elle ouurit la feneſtre de ſa
chambre; mais elle neut pas jetté la veuë ſur le corps mort de ſon in-
fortuné ſeruiteur, que le cryſtal de ſes yeux ſendurcit, & ſes membres
roidis perdirent tout le ſang qui les coloroit. Lors quelle penſa faire
vn pas en arriere pour ſe retirer, ſes pieds ſe trouuerent ſans mouue-
ment; quand elle voulut tourner la teſte, ſon col ne peut fleſchir; &
ainſi peu à peu le rocher, quelle auoit touſiours porté dans le ſein, ſe
ſaiſit de ſon corps, & ſon corps ne fut plus que pierre. Mais ne vous
perſuadez pas que ce que ie vous dis, ſoit vne fable écloſe de mon in-
uention, la ville de Salamis reſpond pour moy de la verité dvne ſi pi-
toyable hiſtoire; car elle garde encore limage qui ſe forma du corps
dAnaxarete, & ladore ſous le nom dvne Venus, laquelle a touſiours
loeil ſur les belles deſdaigneuſes pour les punir. Imaginez-vous donc
quil vous en peut autant arriuer, ma Nymphe, & faites que ſon mal-
heur vous rende plus fauorable à voſtre ſeruiteur. Banniſſez loing de
voſtre coeur ceſte orgueilleuſe humeur, qui vous fait meſpriſer les ca-
reſſes des hommes, & ne craignez point de vous embrazer dans le feu
de celuy qui bruſle pour vous. Auctoriſez les voeux de voſtre ſerui-
teur, & les Cieux auctoriſeront les voſtres; ils preſerueront vos fruicts
du froid du Printemps, qui les fait mourir en naiſſant, & les fleurs de
vos arbres de la violence des vents, qui les mettent par terre.Ce fut le diſcours que Vertumne fit à Pomone pour lattirer à ſon
amour; par lequel il euſt peu auancé, ſi comme vn autre Protée, ſuſ-
ceptible de toutes formes, il neuſt eu recours à ſes changemens. Il
poſa donc ſes rides & ſon habit de vieille, reprit ſon eſtre ordinaire, &
reueſtu de ſa ieune beauté, parut tout tel aux yeux de Pomone, queſt
le Soleil lors quaprés auoir vaincu les nuages, qui ſoppoſoient à ſes
clartez, il faict eſclatter, ſans que rien luy reſiſte, les rayons dorez de
ſa face lumineuſe. En meſme inſtant quil fut deuenu Dieu, il voulut
emporter de force ce quil auoit ſi long-temps recerché auec tant de
[431]
douces paroles; mais il ne fut point beſoin de violence, où la volonté
commençoit à naiſtre: car la Nymphe épriſe de ſa grace, & bleſſée
comme luy, conſentit à ſes deſirs, & ne retarda plus les delices de leur
amour.
LE SVIET DE LA XV. FABLE.
Aprés Procas, Amulie & Numitor ſes enfans eurent la couronne dAlbanie à telle(XV. Fable
expliquée au
10. Chap.)
condition quils ne regneroient quvn an lvn aprés lautre; mais quand Amulie y eut
eſté vne fois receu, il ne voulut point permettre que ſon frere Numitor y rentraſt. Ainſi
il demeura fruſtré de ce droict-là, iuſquà ce que Romule & Remus fils de ſa fille Rhea,
& du Dieu Mars, eſtans venus en âge tuerent Amulie, & remirent leur grand-pere en
ſon royaume. Puis Romule baſtit Rome, & ſe battit contre Tatius Roy des Sabins, qui
par la trahiſon de Tarpeïa ſaiſit vne des portes de la ville, mais il ne peut entrer plus
auant, car Venus pour deffendre les Romains ouurit vne ſource deaux, laquelle arreſta
les troupes de Tatius. Leau eſtoit premierement froide, & pour eſtre plus nuiſible, fut
en vn inſtant changée en eau boüillante, qui bruſloit tous ceux qui ſe iettoient dedans
pour la trauerſer. Par ce moyen Romule demeura vainqueur, & en fin apres auoir reglé
ſon peuple par belles ordonnances, fut receu dans les Cieux, & nommé Quirin.LInivste Amulie fut ſucceſſeur de Procas au royaume dAl-
banie, & en debouta ſon frere Numitor, lequel depuis y fut re-
ſtably par Romule, & Remus, enfans de ſa fille Rhea. Quelque temps(Les Palilies e-
ſtoient feſtes Pa-
ſtorales, cele-
brées en lhon-)
aprés les fondemens des murailles de Rome furent poſez vn iour des
Palilies, puis il y eut guerre ouuerte entre les Romains & les Sabins:
[432]
(neur de la Deeſ-
ſe Palés.) le fort de Tarpeïa fut trahy, & la traiſtreſſe punie par ceux meſmes
auſquels elle lauoit vendu, qui laccablerent, & la firent mourir ſous
le peſant faix de leurs boucliers entaſſez lvn ſur lautre. Ce fut alors
que les Sabins ſans faire bruit, ſurprindrent les Romains endormis,
vindrent à leurs portes que Romule auoit bien fermées, & toutesfois
Iunon en ouurit vne pour leur donner entrée ſans que perſonne ſen
apperceuſt. Il ny eut que Venus ſeule qui veid faire louuerture de la
barriere, auſſi fut-ce elle ſeule qui empeſcha lentrepriſe des Sabins.
Elle ne referma pas la porte, car il neſt pas permis à vn Dieu de def-
faire ce quvn autre Dieu a fait; mais elle pria les Nymphes, hoſteſſes
de ceſte fontaine qui eſt proche du Temple de Ianus, de ſecourir les
heritiers de ſon fils Enée. Ces Naïades promptes à luy donner le iuſte
ſecours quelle demandoit, ouurirent auſſi toſt toutes les veines de
leur ſource, & firent couler vn torrent deaux, la froide humidité du-
quel nempeſchoit pas le paſſage de la porte de Ianus ouuerte: qui fut
cauſe quelles ietterent auec du ſouffre, vn chaud & glueux limon de
bitume au fond de leur fontaine, & ainſi firent boüillir ceſte eau la-
quelle parauant en froideur egalloit celle quon void couler par les
precipices des Alpes. Les portes alors commencerent à fumer, & le
boüillonnant ruiſſeau qui paſſoit au deuant arreſtant la chaude furie
(Les Romains
ſont appellez
enfans de Mars,
à cauſe de Ro-
mule.) des Sabins, donna loiſir aux enfans de Mars de ſarmer pour venir à la
charge. Romule ſy preſenta des premiers, & rendit de ſi genereuſes
preuues de ſa valeur, quil mit par terre pluſieurs de ſes ennemis. Le
champ de bataille fut couuert des corps & du ſang des vns & des au-
tres; il y eut des Sabins, il y eut des Romains terracez, & la cruauté de
Bellonne meſla ſans pitié en pluſieurs endroits le ſang du gendre auec
celuy de ſon beau-pere. Toutefois ils ne continuerent pas leurs com-
bats iuſquà lextremité, ce ne fut pas le fer qui mit fin à leur guerre, il
(Cela ſe pouuoit
facilement faire
à cauſe que les
Romains auoie
̅
t
rauy, & pris
pour femmes les
filles des Sa-
bins.) y eut vn accord par lequel Tatius eut part à la couronne de Romule,
afin que les deux peuples veſquiſſent à laduenir en paix, ſous leurs
deux Roys vnis, & ne fiſſent quvn peuple. Et quand par la mort de
Tatius Romule demeura ſeul Monarque de Rome, il rendit, equita-
ble Prince, la iuſtice aux vns & aux autres, iuſquà ce que Mars le
voyant chargé dans, poſa ſon caſque pour preſenter ceſte requeſte à
Iupiter; Pere des hommes & des Dieux; ſi vous deſirez poſer des fon-
demens dignes de la grandeur que les deſtins promettent à lEmpire
de Rome, il eſt temps, mon pere, que vous vous acquittiez de la pro-
meſſe que vous mauez faicte, & à voſtre petit fils Romule, qui na
point paru indigne reietton de la ſouche dont il eſt ſorty. Il eſt temps
que vous lenleuiez de la terre, où il rampe, pour le loger au Ciel. Ie
nay pas oublié, ceſt choſe dont iay touſiours cherement conſerué le
ſouuenir, quvne fois, en preſence de tous les Dieux aſſemblez, vous
me diſtes, quil y auroit vn de mes enfans qui ſeroit mis au nombre
des habitans des Palais eſtoillez. Vous le diſtes alors, faites donc que
[433]
leffect maintenant confirme voſtre parole. Iupiter ſouuerain des
Dieux, dvn branſle de teſte faiſant ſçauoir à Mars quil accordoit ſa
demande, aſſembla des nuages en lair, deſquels il fit ſortir mille eſ-
clairs, & autant de coups de tonnerre, qui effrayerent tout le monde.
Ces foudres eſlancez ſeruirent de ſignal au ſanglant Dieu des com-
bats, pour luy faire entendre quil eſtoit temps dexecuter le deſſein
du rapt quil ſouhaittoit faire à la ville de Rome. Il monta donc à lin-
ſtant meſme ſur ſon chariot rouge de ſang, & dvn coup de houſſine
fit galoper ſi viſte ſes cheuaux dedans lair, quils le rendirent inconti-
nent ſur les ſommets du mont Palatin; où Romule non comme ty-
ran, ains comme iuſte iuge, decidoit les procez. De là Mars lenleua
au Ciel, & lenleuant purifia parmy lair ſon corps mortel, qui ſe fon-
dit ainſi quvne balle de plomb eſlancée fort loing auec vne fonde, &
ſe changea de telle façon quil eut vne face toute autre quauparauant.
Il fut doüé dvne beauté digne du lieu où on le receuoit, digne du lict
celeſte quon luy auoit preparé, & toute pareille à celle de ſon image,
reueſtuë dvne robe de Dieu, quon adore maintenant, ſous le nom de
Quirin, nom qui luy a eſté donné là haut, en luy oſtant celuy de Ro-
mule quil portoit en terre.
LE SVIET DE LA XVI. FABLE.
Herſilie pleurant la perte de ſon mary Romule, quelle croyoit mort, fut immortalisée par(XVI. Fable
expliquée au
10. Chap.)
Iunon, & nommée la Deeſſe Ora: ſon autel eſt proche de celuy de Romule, au mont Quirinal.
|| [434]
HErsilie femme de Romule pleura ſon mary comme mort,
elle en porta vn extreme regret, & neuſt finy ſon dueil quauec
ſa vie, ſi elle neuſt eſté conſolée par Iunon, qui de peſcha ſa meſſage-
re Iris pour luy aller dire: Vertueuſe Herſilie, ſeul honneur des Ro-
maines & des Sabines, heureuſe & digne femme du grand Romule
cy-deuant, & maintenant tres-digne & heureuſe compagne de Qui-
rin, faictes tarir la ſource de vos larmes, voſtre mary neſt pas mort; ſi
vous le deſirez voir ſuiuez-moy iuſquau plus obſcur de la ſombre fo-
reſt qui ombrage ceſte montagne: là vous trouuerez vn autel dreſſé
au Roy des Romains, & le recognoiſtrez luy-meſme. Iris obeïſſant au
commandement de ſa maiſtreſſe, deſcendit en terre, par le chemin
recourbé de ſon arc peint de diuerſes couleurs, & diſt à Herſilie ce
quon luy auoit commandé. La reine rauie à louïe de telles paroles, à
peine peut leuer les yeux, & ouurir la bouche pour reſpondre: Fauo-
rable diuinité, (car ie ne puis vous recognoiſtre pour autre que Deeſ-
ſe, bien que ie ne ſçache pas laquelle vous eſtes de celles qui logent
dans le Ciel) puis que vos faueurs ſoffrent à mon affliction pour la
conſoler, conduiſez-moy, ie vous prie, en ce lieu où vous me promet-
tez de me faire voir mon mary. Sa veuë me comblera de tant de felici-
té, que ſi les deſtins me loctroyent, ie ne croiray pas auoir receu deux
moindre faueur que ſils mauoient honorée de la demeure des Cieux.
Cela dit, elle ſuiuit Iris à la montaigne de Quirin, où elle ne fut pas,
quauſſi toſt vne eſtoille tomba du Ciel ſur elle, & de ſes rais de lumie-
re luy bruſla les cheueux, leſquels auec leſtoille ſeſuanouïrent en
lair. Lors ſon mary, pere & Roy de la Reyne des villes, la receut dvne
main quelle ne pouuoit meſcognoiſtre, & changeant ſes mortelles
infirmitez en vertus immortelles, changea auſſi ſon nom, car il la
nomma Ora, Deeſſe à laquelle on ſacrifie ſur vn autel ioignant celuy
de Quirin.
|| [435]
LE SVIET DE LA I. FABLE.
Micyle fils dAlemon, habitant dArgos, ayant eſté en dormant pluſieurs fois com-(I. Fable ex-
pliquée au 1.
Chap. du 15.
Diſcours.)
mandé par Hercule de sen aller en Calabre, & sarreſter le long de la riuiere dEſare,
reſolut en fin dobeïr à ce Dieu qui lhonoroit de tant de viſions. Et comme il faiſoit ſes
appreſts pour partir, il fut deſcouuert & accusé deuant les Iuges dArgos, comme crimi-
nel, dautant que les loix deffendoient de quitter le pays pour saller eſtablir autre part.
Sa cauſe fut remiſe au iugement du peuple, duquel on recueilloit les voix, par le moyen
de certaines petites pierres blanches & noires, quvn chacun iettoit dans vn pot de terre.
Les noires concluoient à la mort, & les blanches à labſolution. Or ſa faute eſtant toute
apparente, il auoit eſté condamné, mais Hercule fit que toutes les pierres noires deuin [436] drent blanches, & ainſi il demeura abſous, fit depuis le voyage dItalie ſans crainte,
sarreſta le long du riuage dEſare, & baſtit Crotone à la place où eſtoit le tombeau de
Croton, autrefois hofte dHercule à ſon retour dEſpagne.LA ville de Rome affligée de la perte de ſon
Roy, fut long temps à penſer ſur qui elle
pourroit remettre le peſant faix du gouuer-
nement. Elle ne fut pas peu en peine ſur le
choix dvn ſucceſſeur capable de porter le
ſceptre, & ſaſſeoir au troſne dvn ſi grand
Prince quauoit eſté Romule. Mais en fin la
renommée des merites de Numa attira les
voeux & les voix de tout le peuple ſur luy, &
luy donna la couronne de Rome, comme au
plus digne dvne telle charge. Luy quvne loüable curioſité auoit ren-
du ialoux dacquerir toutes ſortes de vertus, ne ſe contenta pas de ſça-
uoir les loix & les couſtumes des Sabins, deſquels ils eſtoit yſſu, il re-
cercha auec vn deſir & vn trauail incroyable tout ce qui ſe peut ap-
prendre des ſecrets de la nature. Pour ſatisfaire à ſon eſprit, qui ne
pouuoit eſtre ſatisfaict que par la cognoiſſance de quelques merueil-
les, il ſortit pluſieurs fois de ſon pays, & ſen alla mendier la ſcience
chez les eſtrangers. Entre autres voyages il en fit vn à Crotone, ville
baſtie autour du tombeau de Croton, ancien hoſte dHercule, où il
ſenquit qui eſtoit celuy auquel les habitans deuoient les premiers
fondemens de leurs murailles: ſurquoy vn des plus âgez dentreux,
qui neſtoit point ignorant de lantiquité, luy fit ceſte reſponce: On
tient que linuincible Hercule, fils du grand Roy des Dieux, reue-
nant dEſpagne, riche des deſpoüilles de Geryon, auquel il auoit pris
vn nombre infiny de beſtes à corne, vint heureuſeme nt abborder au
port de Lacinie, où aprés auoir mis ſon beſtail dans les paſturages
voiſins, il ſe retira chez Croton, qui le receut fauorablement, & auec
toutes ſortes de courtoiſies lobligea dauoir memoire à laduenir dvn
hoſte, en la maiſon duquel, aprés tant de trauaux, il auoit trouué vn
ſi agreable repos. Auſſi ne perdit-il pas le ſouuenir dvne telle faueur;
en ſortant du logis il diſt quvn âge à venir verroit vne ville, en place
de la maiſonnette qui alors y eſtoit. Sa veritable promeſſe fut depuis
confirmée par leffect; car vn certain Micyle, fils dAlemon habitant
dArgos, pource quil eſtoit lhomme le plus agreable aux Dieux, qui
fuſt de ſon temps, eut lheur de voir parmy les douces ecſtaſes du ſom-
meil, Hercule fleau des monſtres auec ſa maſſuë, qui luy commanda
de quitter le lieu de ſa naiſſance, pour aller habiter la riue ſablonneuſe
du fleuue dEſare, & le menaça de le punir auec beaucoup de rigueur,
ſil ne luy obeïſſoit. Hercule ſeſtant retiré auec le ſommeil, Micyle
ſortit enſemble du lict, & de ſon ecſtaſe: mais il noublia pas ſa viſion,
[437]
il y penſa pluſieurs fois le matin, & ſes penſées firent naiſtre de cruels
combats en ſon ame: car dvn coſté le commandement dHercule le
trauailloit, & de lautre les loix, qui luy deffendoient de ſortir de ſon
pays, & luy propoſoient la mort pour ſupplice, ſil eſtoit deſcouuert
en telle volonté. Il ne ſe peut reſoudre ce iour-là, le Soleil cacha ſon
front lumineux dans les flots de la mer, deuant quil euſt vaincu les
flots des diuerſes raiſons qui agitoient ſon ame. La nuict neut pas
couuert le Ciel de ſon noir manteau, ſemé deſtoilles, quauſſi toſt le
meſme Dieu ſapparut à Micyle, & luy fit le meſme commandement;
mais vſa bien de plus rigoureuſes menaces quil nauoit faict lautre
fois. Ainſi Micyle eſtonné, ſe laiſſant vaincre à Hercule, commença
ſes appreſts: mais auſſi toſt on ſapperceut quil vouloit ſortir du pays,
toute la ville en fut abbreuuée, le peuple en murmura, il fut accuſé
dauoir voulu violer les loix, & luy meſme ne le peut nier, ſa propre
bouche confeſſa ſon crime, il ne fut point beſoing de longue en-
queſte pour ouïr des teſmoins. Sa conſcience qui le condamnoit, ne
luy faiſoit plus attendre que la mort, quand leſpoir qui accompagne
encore les plus deſeſperez, luy fit leuer les yeux & les mains au Ciel
pour implorer ainſi le ſecours dHercule: Indomptable fils dAlcme-
ne, à qui douze valeureux trauaux ont donné place dans les Cieux; ie
ſuis criminel, & vous eſtes lautheur du crime dont on maccuſe, ceſt
par voſtre commandement que ie me ſuis rendu coulpable; aſſiſtez-
moy donc maintenant, ie vous prie, pour me deliurer du ſupplice
qui me talonne.Les anciens auoient vne couſtume dabſoudre les criminels auec des
pierres blanches, & les condamner auec des noires; il y eut arreſt de
mort contre luy, car le triſte vaſe où on iettoit les pierres, fut remply
de noires: mais quand on les verſa pour les voir, par merueille, chan-
gées en vn inſtant, elles ſe trouuerent toutes blanches, & ainſi Micyle
qui eſtoit condamné fut abſous auec laide dHercule. Sorty quil fut
dvn tel peril, il rendit, comme il deuoit, action de graces à celuy qui
len auoit tiré; puis lors que les vents parurent fauorables à ſon voya-
ge, il ſembarqua ſur la mer dIonie, paſſa Tarente, Sybare, le Neete,
Turio, Temeſe, & les campagnes autresfois habitées par le vieil Iapyx,
pour ſe rendre à lemboucheure du fleuue dEſare, aſſez proche du-
quel il rencontra le tombeau de Croton, & là baſtit vne ville, ainſi
quHercule luy auoit commandé. Ceſt le commun bruit, que Cro-
tone na eu autre commencement, & que ſes murs, qui bornent preſ-
ques les extremitez de la Calabre, doiuent leurs fondemens à Mi-
cyle.
|| [438]
LE SVIET DE LA II. FABLE.
(II. Fable
expliquée au
1. Chap.) Pythagore ayant quitté Samos qui eſtoit ſon pays, vint en Italie, & ſe retira à Cro-
tone, qui fut loccaſion que Numa prit la peine dy aller, pour apprendre de luy les ſe-
crets de la nature. Au reſte ce Philoſophe fut le premier qui enſeigna la Metempſycoſe,
ou paſſage des ames dvn corps à lautre, deffendit de manger la chair des animaux,
& donna pluſieurs autres preceptes à ſes diſciples que le Poëte deduit icy au long, & en
tire pluſieurs Metamorphoſes, qui ſont faciles à remarquer au texte, car ce ne ſont que
les changemens ordinaires que nous voyons.EN ce temps que Numa fit le voyage de Crotone, Pythagore y
eſtoit, lequel ſeſtant volontairement banny de ſa ville de Sa-
mos, en haine des tyrans qui y commandoient, vint apprendre aux
Italiens les ſecrets de ſa Philoſophie. Ceſtoit vn homme, qui ram-
pant ſur terre, atteignit de leſprit iuſquau Ciel, entra dans le ſecret
cabinet des Dieux, & veid des yeux de lame tout ce que la nature a
caché à la foibleſſe des yeux de noſtre corps. Lors que par le moyen
de ſon trauail & des veilles il auoit enrichy ſon eſprit curieux de quel-
que nouuelle cognoiſſance, il en faiſoit part au public, & lenſei-
gnoit à ſa troupe de diſciples muets, qui auec vn ſilence admirable
admiroient ſes diſcours, eſquels il leur deſcouuroit de quels princi-
pes ce grand-Tout auoit tiré ſa naiſſance, qui auoit cauſé leſtre de
tant de diuers corps, & quel eſtoit le pouuoir de la nature. Il leur
[439]
diſcouroit de leſſence diuine du grand Moteur du monde, leur di-
ſoit doù venoit la froide blancheur des neiges: doù naiſſoit le feu
des foudres; ſi ceſtoit Iupiter, ou les vents, qui du choc des nuées
fiſſent ſortir, auec les eſclairs & les tonnerres, tant de coups de canon
de la moyenne region de lair: qui eſtoit celuy qui pouuoit donner
de telles ſecouſſes à la terre, quil la fiſt trembler: quel ordre les aſtres
tenoient en leur courſe ordinaire: & bref leur deceloit tout ce que
la nature nous a voulu celer. Ce fut luy qui premier trouua mauuais
quon ſeruiſt ſur table la chair des animaux, & qui premier en accuſa
les hommes de cruauté, leur faiſant à ceſte occaſion ces doctes, mais
peu profitables remonſtrances: Perdez, hommes mortels, ie vous
prie, lhorrible couſtume que vous auez priſe de ſoüiller vos corps
de mille ſortes dexecrables viandes; nous auons les bleds que Cerés
nous donne pour noſtre nourriture, nous auons les fruicts des arbres
en telle abondance quils rompent bien ſouuent les branches qui les
portent, nous auons les raiſins, doux fruicts que la vigne produit. Il
y a des herbes qui ſe peuuent manger cruës, & dautres deſquelles
on peut adoucir laigreur, en les faiſant boüillir: on a lvſage du laict,
on a le miel, dont la douceur retient lagreable odeur de la fleur de
thym, qui ſert de pillage aux abeilles. La terre prodigue de ſes richeſ-
ſes nous fournit aſſez dequoy entretenir nos corps ſans nous enſan-
glanter dans le meurtre des animaux, pour contenter nos delices, &
ſatisfaire à la ſuperfluité de nos tables. Ceſt aux beſtes daſſouuir de
chair leur faim brutalle, & toutes pourtant ne ſen repaiſſent pas: car
les cheuaux, les brebis, & les boeufs viuent dherbe; il ny a que celles
quvn trop cruel, ſauuage & farouche naturel rend par tout effroya-
bles, comme les tigres dArmenie, les lions, les loups & les ours, qui
ſe plaiſent à voir couler le ſang de ce qui leur ſert de paſture. Ha! quel
crime penſez-vous que ce ſoit, de ſerrer des entrailles parmy nos en-
trailles, engloutir dautres corps dans le noſtre pour lengraiſſer, &
nentretenir noſtre vie que par la mort des autres animaux? Et quoy?
de tant de biens que la Terre, vraye mere des hommes, & plus douce
mere, que celle meſme qui les enfante, nous donne dvne main libe-
rale, nen trouuez-vous point dagreables à voſtre gouſt? Rien ne
vous peut-il plaire que ce que vous rongez dvne dent meurtriere, &
que vous ne pouuez manger ſans imiter les ſanglants repas des Cyclo-
pes? Ne pouuez-vous ſaouler la faim dereglée de voſtre ventre glou-
ton, & contenter vos appetits ſans attenter ſur la vie dautruy? Ce pre-
mier ſiecle, quen haine du noſtre de fer nous auons nommé ſiecle
dor, fut heureux en ce quil ſe contenta des fruicts des arbres, & des
herbes que la terre luy preparoit ſans enſanglanter ſa bouche de la
chair des animaux meurtris auec trop dinhumanité. Les oyſeaux lors
en toute aſſeurance battoient lair des aiſles, les lieures ſans peur ſeſ-
gayoient par les champs, & les poiſſons, hoſtes des eaux, ne couroient
[440]
point fortune deſtre trompez auec vn peu dappaſt; ils nageoient
ſans apprehenſion, dautant que leur credulité ne les auoit iamais
pendus à vne ligne. Tous animaux viuoient ſans eſtre eſpiez, & ſans
crainte deſtre ſurpris; il ny auoit point dembuſches par le monde,
car la paix y regnoit par tout. Mais depuis quvn des Dieux, quel quil
ſoit, eut introduit la peu loüable couſtume de ſe nourrir de chair,
toutes ſortes de vices commencerent à gliſſer parmy les hommes.
Il eſt vray-ſemblable, que les premiers coups qui furent donnez,
porterent ſur les beſtes ſauuages, & que le premier fer quon veid
rougir, fut empourpré de leur ſang: en quoy il ny auoit point de
crime, car les hommes ne peuuent eſtre iugez criminels pour le
meurtre des beſtes qui ſont leurs ennemies, & ne cerchent quà les
meurtrir. Mais ſil eſtoit permis de les tuer, il neſtoit pas pourtant
loiſible den manger; & ſil eſtoit bon de ſe deffaire de ces farouches
animaux, il ne falloit pas vſer de la meſme cruauté ſur ceux, qui vi-
uent priuez parmy nous. Le porc fut le premier de ceux quon tint
deuoir mourir & eſtre immolé à Ceres, pource quauec le groüin il
auoit deterré les grains ſemez, & ruiné leſpoir des laboureurs. On
trouua depuis que le bouc auoit rongé quelques bourgeons dvne
vigne, il fut de meſme ſacrifié au Dieu Bacchus. Ce fut donc par leur
faute que ces deux-là moururent, leur offence fit que leur mort fut
tenuë pour iuſte ſupplice. Mais dequoy fuſtes-vous coulpables, mou-
tons, paiſible & agreable beſtail, qui ne viuez que pour lentretien
des hommes? Que fiſtes-vous, pauures brebis pleines dvn laict, le-
quel en douceur pourroit ſeſgaller au nectar des Dieux, qui de vos
laines fourniſſez les hommes dhabits, & leur eſtes ſi neceſſaires que
voſtre vie leur eſt mille fois plus vtile que voſtre mort? Dequoy fu-
rent auſſi coulpables les boeufs, animaux ſimples de leur naturel, ſans
ruſe & ſans malice, qui noffencent iamais perſonne, & ne ſemblent
nez que pour le trauail? Comment ſe peut-il faire quen fin les hom-
mes oubliaſſent les bons ſeruices quon tire de ces beſtes-là? Ceſt
trop dingratitude; ceux-là ſont bien indignes de receuoir les fruicts
nourriciers que nous donne Ceres, qui ont le coeur de leuer le ioug à
leur boeuf laboureur, pour le mener au pied dvn autel, & ly faire
mourir. Ceſt vne trop cruelle cruauté au maiſtre de trencher dvne
hache ce col miné du ioug & du labeur, auquel il doit tant de ſillons
& tant de moiſſons recueillies. Mais quoy? encore ne ſeſt-on pas
contenté dexecuter vn ſi horrible forfaict, ſans y meſler les Dieux,
on les a rendus fauteurs dvn tel crime: car on ſe perſuade que Iupiter
ſouuerain des Cieux ſe plaiſt de voir rougir ſes autels du ſang des tau-
reaux. Pauures animaux! on vous prend à leſlite, rien ne vous nuit
tant que ce que vous auez de beau, on choiſit dentre vous ceux qui
ſans tache ſe trouuent les plus agreables, on enrichit voſtre chef la-
borieux de bandelettes & de dorures, on vous conduit deuant vn
[441]
autel, où vous oyez des prieres ſans les entendre, vous voyez mettre
entre vos cornes vn pain ſallé, pain faict du grain qui naiſt de voſtre
trauail, puis vous vous ſentez bleſſer du couſteau, que vous auiez
peut-eſtre parauant apperceu dans leau. Auſſi toſt on tire de voſtre
ſein, encore viuant, vos entrailles quon regarde de tous coſtez pour
y lire les ſecrets deſſeins des Dieux. Helas! doù vient que les hommes
ſont ſi affamez dvne viande, qui leur eſt deffenduë? Doù vous vient,
mortels, ce ſauuage appetit qui vous faict ietter ſur la chair pour la
nourriture de vos corps? Ne vous rendez plus coulpables dvne telle
horreur; ne meſpriſez point, ie vous prie, mes aduertiſſements, &
quand vous auez la chair de boeuf en bouche, tenez pour aſſeuré
que vous mangez vos laboureurs. Puis que ceſt vn Dieu qui manime
& qui me force à vous parler de la façon, ie permettray encore à ma
langue de ſuiure le ſainct mouuement quil luy donne; ie vous deſ-
couuriray les ſecrets dApollon que ie cheris vniquement, ie vous ou-
uriray le Ciel, & vous feray voir clair dans les plus obſcurs Oracles des
Dieux. Pour vous raconter des merueilles, iuſques icy demeurées in-
cogneuës, auſquelles les eſprits du paſſé nont peu atteindre; ie veux
meſleuer au deſſus des eſtoilles; ie veux quitter ceſte baſſe & pareſſeu-
ſe demeure de la terre, pour me porter ſur les nuës, & marcher ſur le
dos du puiſſant Atlas qui ſouſtient les cercles des Cieux. Là haut ie
me plairay à voir de loing les hommes qui errent çà & là par le mon-
de: & dautant quoublieux de leur deuoir, ils ne ſuiuent pas la raiſon
pour guide de leurs actions; ie leur remonſtreray ainſi leurs erreurs, &
par ordre ie leur enſeigneray les infallibles ordonnances du deſtin.Peuples abuſez, doù vient ceſte froide frayeur qui vous faict tant
apprehender la mort? A quel propos redoutez-vous les noires eaux
du Styx, les tenebres & les fauſſes horreurs dvn Enfer imaginaire?
Qui vous faict craindre ces noms inuentez pour eſpouuenter, qui
ne repreſentent ſinon des feintes, lentretien des Poëtes? Ne vous
perſuadez pas que nos corps, ſoit quon les mette en cendre, ſoit
que la pourriture les conſume, endurent aucun mal depuis que no-
ſtre ame en eſt ſeparée. Pour les ames, elles ne ſont point ſujettes
aux traits de la mort; quand elles quittent vn logis, ceſt pour aller
ſe rendre dans vn autre. Elles viuent touſiours, & ſans craindre les
Parques changent ſeulement de temps en temps leur demeure. Quant
à moy il me ſouuient fort bien, que ieſtois au ſiege de Troye, non
pas Pythagore comme auiourdhuy, mais Euphorbe fils de Panthe,
que Menelas mit par terre dvn coup de picque, dont il me trauer-
ſa. Il ny a pas long-temps que ie recognus encore, dans Argos au
Temple de Iunon, leſcu que mon bras gauche portoit alors à la
charge. Ceſt pour vous dire que toutes choſes ſe changent ſeule-
ment, & que rien ne perit. Les eſprits errent vagabonds, tantoſt dvn
coſté, tantoſt de lautre, & nont point deſgard au lieu où ils ſarre [442] ſtent, ſil eſt ſemblable ou non, à celuy doù ils ſont partis. Sortans
du corps dvne beſte ſauuage, ils vont bien ſouuent animer celuy
dvn homme, ils ne deſdaignent point dentrer dedans vn corps bru-
tal, aprés auoir logé dans quelquvn des noſtres, & conſeruent ainſi
leur eſtre, qui ne ſe perd iamais. Comme la cire molle, ſur laquelle
on imprime pluſieurs figures diuerſes lvne aprés lautre, ne demeure
pas en ſa premiere forme, & demeure touſiours pourtant la meſme
cire: de meſme ie vous appren que lame en ſoy ne ſe change point;
elle eſt bien reueſtuë de la diuerſe apparence des diuers corps quelle
anime, mais ceſt touſiours vne meſme ame. Ne vous laiſſez donc pas
commander de telle façon à voſtre ventre, que pour contenter vos
appetits vous ne craigniez point doffencer tant dames, par le meur-
tre de tant de corps deſquels vous les chaſſez. Ne nourriſſez point de
ſang voſtre ſang, vous ne ſçauriez vous repaiſtre de chair, que vous ne
deuoriez la chair de quelquvn de voſtre alliance.Mais puis que ie me ſuis embarqué ſi auant, & quen deſployant
les voiles de mon diſcours, les vents mont porté en ſi haute mer,
ie vous diray encore pour preuue de mes veritables raiſons, quil ny
a rien de durable en ce monde; toutes choſes courent à leur fin, &
toutes les formes qui ſe voyent icy bas ne ſont que formes paſſa-
geres. Le temps a ſon mouuement continuel, qui le faict ſans ceſ-
ſe couler comme vn fleuue: car tout ainſi que les eaux dvne ri-
uiere ne ſarreſtent iamais, auſſi ne font les heures legeres; & de
meſme quvne vague pouſſe lautre, & quen pouſſant celle de de-
uant, elle eſt pouſſée derriere par vne troiſieſme qui la ſuit: ainſi le
temps fuitif chaſſe touſiours deuant ſoy le paſſé, & eſt chaſque in-
ſtant ſuiuy de laduenir qui le talonne, pour paſſer toſt aprés, &
faire place à vn nouueau qui le touche. Ne voyez-vous pas, que la
nuict precipite ſon cours pour nous faire iouïr des agreables clartez
du iour, & que la lumiere touſiours commence à eſclatter parmy lair,
lors que les tenebres ont pris la fuite? Les Cieux changent ſans ceſſe:
ſur le milieu de la nuict que toutes choſes laſſées languiſſent, ou ſe re-
font, dans le repos, ils ont autre couleur qualors quauec Veſper les
ombres ſe retirent; puis ils ſe colorent encore dvn autre teinct,
quand lAurore ſe leue pour eſpandre ſes roſes, & parer le chemin
de lAſtre, pere du iour. Lors que le Soleil au matin ſort du ſein de
Tethys, & le ſoir quil ſy va plonger, il porte en face vne couleur
rougeaſtre; mais quand il eſt à ſon midy, eſleué au plus haut de ſon
cercle, comme plus eſloigné des contagieuſes humeurs de la terre, il
paroiſt, plus clair & plus beau, tout reueſtu de blanc. Et la Lune, aſtre
de la nuict, ne change-elle pas ſi ſouuent de viſage, quelle eſt à tout
propos diſſemblable à ſoy-meſme? tantoſt elle neſt quvn croiſſant,
armé de deux cornes, qui ſe remplit peu à peu pour former vn cercle
parfaict: puis ſi toſt que ſa face pleine a faict vn rond accomply, elle va
[443]
au declin, & reprend deux pointes dargent. Et quoy? ne recognoiſ-
ſez-vous pas le variable eſtat de lannée, qui diuiſe ſon cours en qua-
tre ſaiſons, & ſe conforme au changeant flux de noſtre âge? Les iours
du Printemps ſont les tendres mois de ſon enfance, mois ſemblables
à ceux que nous paſſons dans le berceau, pendant leſquels lherbe
nouuelle neſt encore que laict, ſans force & ſans fermeté. La verdu-
re faict naiſtre de leſperance dans les coeurs des payſans, & les fleurs
reſiouïſſent la veuë auec lagreable eſmail dont elles bigarrent les
prez & le feſt des arbres fruictiers, qui nont en ce temps-là que de
foibles fueilles, delicates comme la chair dvn enfant nouueau-nay,
qui pend à la mamelle de ſa mere. Lan au ſortir du Printemps entre
dans lEſté, & lors plus robuſte il ſacquiert les meſmes forces dvn
homme en la fleur de ſa ieuneſſe: car ceſt la ſaiſon la plus vigoureu-
ſe de toutes, la plus feconde, la plus boüillante, & la plus eſchauffée.
De celle-là il paſſe en lAutomne, durant lequel les ardantes cha-
leurs de ſa ieuneſſe ſattiediſſent, il deuient plus meur, ſa fougue ſe
modere, & ſe rendant plus traictable reçoit vne temperature qui
tient le milieu entre les ieunes ardeurs & les glaces de la vieilleſſe.
Autour des temples il commence à porter quelques poils meſlez
qui grizonnent, & luy preſagent ſon declin: auſſi void-il inconti-
nent aprés ſon Hyuer caduc venir dvn pas tremblottant, luy deſro-
ber les cheueux, ou le rendre comme couuert de neige. Et nos corps
que ſont-ils ſinon le ſubject ordinaire, où ſans repos le change faict
voir quels ſont ſes effects? Sans ceſſe ils ſalterent, nous ne ſommes
pas auiourdhuy ce que nous eſtions hier, & demain nous ne ſe-
rons pas ce que nous ſommes auiourdhuy. Vn temps a eſté que
nous neſtions quvn peu de ſemence dans le ventre de noſtre me-
re, nous neſtions que ces premieres eſperances deſquelles on at-
tend les hommes; puis nos membres receurent vne forme des mains
de la nature, & quelques mois aprés pour deſcharger celle qui nous
portoit en ſes flancs nous ſortiſmes au iour. Mais queſt-ce que dvn
homme quand il commence à iouïr des fruicts de la lumiere? ceſt vn
enfant ſans force, qui na pour toutes armes que des cris. Il ſe por-
te premierement à quatre pieds comme les beſtes; puis dvn pas mal-
aſſeuré va chancellant dvn & dautre coſté, ſi on ne le ſouſtient, &
auſſi toſt on le void diſpos & vigoureux, quil entre dans les ans dv-
ne valeureuſe ieuneſſe, la paſſe, & paſſe encore aprés lâge mode-
ré dentre-deux, pour gliſſer en fin au panchant dvne caduque vieil-
leſſe, qui ruine les forces de lâge de deuant. Ceſt en ceſte derniere
foibleſſe que Milon tout caſſé regrette de voir ſes bras, meurtriers
de tant danimaux indomptables, autresfois eſgaux aux inuinci-
bles bras dHercule, maintenant ſi mols & ſi laſches quà peine
les peut-il leuer. Ce fut en ce terme-là quHelene ne peut voir
dans ſon miroir, ſinon dvn oeil trempé de larmes, les rides
[444]
qui auoient labouré ſon viſage, ce fut alors quelle ſe meſcognut,
& en ſoy-meſme, ſeſtonna quels attraits auoient peu la rendre ſi ai-
mable, que deſtre par deux fois rauie. En fin le temps rongeard, &
les ialouzes années ne laiſſent rien en meſme eſtat; la dent des ſiecles
conſume toutes choſes, & les ruinant peu à peu les amene à leur fin
par vne mort lente. Quoy? les principes de ce grand-Tout, que nous
appellons Elemens, ne demeurent pas meſme ſans eſtre alterez. Si
vous daignez preſter loreille à mes diſcours, ie vous apprendray quils
ne ſentretiennent que par le changement.Ce monde a quatre corps ſimples qui ſont les ſemences de tous les
corps de ce rond Vniuers. La Terre & lEau ſont les deux plus peſans,
auſſi leur poids les a poſez embas, & les deux autres qui ſont lAir & le
Feu, eſleuez par leur legereté ſe ſont logez en haut. Encore quils ne
ſoient pas en meſme endroit, & que chacun deux ait ſa place ſeparée
de lautre, toutes choſes pourtant ſe font de lamas des quatre aſſem-
blez en vn, & retournent en eux-meſmes. La fermeté de la terre diſ-
ſoulte peu à peu ſeſcoule & ſe change en eau. Leau ſeuapore, perd
ſa peſanteur & deuient air, puis lair ſe ſubtiliſe encore pour ſacque-
rir les qualitez du Feu. Cela faict, telles actions rebrouſſées ſuiuent le
meſme ordre aux contraires effects. Le feu ſeſpaiſſit pour ſe muer en
air, puis lair en eau, & leau reſſerre ſes liquides humeurs pour ſaffer-
mir en terre. Il ny a rien qui demeure en ſon premier eſtre; la nature
ſe plaiſt à changer, deſpoüillant ſans ceſſe les corps dvne forme pour
les reueſtir dvne autre. Mais ne penſez pas pourtant que rien ſe per-
de; il ny a choſe du monde qui periſſe, tout ſe deſguiſe ſeulement, &
ſe couure dvne face nouuelle. Ce que nous appellons naiſtre, neſt
que commencer à eſtre dautre façon quon eſtoit auparauant, &
mourir auſſi neſt que ſortir dvn eſtre pour rentrer en vn autre: car
encore que cecy ait eſté tranſporté de delà, & cela ait eſté amené icy,
tout ne laiſſe pas de demeurer en gros, & chaque choſe deſtre ſous
quelque forme que ce ſoit. Pour moy ie croy quil ny a choſe au
monde qui puiſſe long-temps durer en meſme eſtat; le declin des ſie-
cles nous le teſmoigne, qui ont perdu le beau luſtre de lor & de lar-
gent, & ſe ſont reduits au fer. Ainſi la fortune de pluſieurs Prouinces
ſeſt renduë tout autre quelle neſtoit autrefois. Iay veu vn lieu, iadis
terre ferme, maintenant couuert des ondes de la mer: auſſi ay-je veu
en dautres endroits des terres, qui ont eſté plaines humides, ſubjettes
au trident de Neptune. On trouue des coquilles de poiſſons marins,
& de vieilles anchres roüillées ſur des montaignes fort eſloignées des
eaux, qui font croire que leau nen a pas touſiours eſté ſi eſcartée.
Mille belles plaines minées par le cours furieux des torrens, ſont de-
uenuës vallées, & par lorage dvn deluge il y a des montaignes meſ-
mes qui ont eſté traiſnées, & englouties dedans les flots de lOcean.
Il ſe trouue que des mareſts ont perdu leur ancienne humidité, & ne
[445]
ſont auiourdhuy, que ſeiches arenes: au contraire la ſoif de pluſieurs
arides ſablons a eſté de telle façon eſteinte, que ce ſont maintenant
terres mareſcageuſes. La nature a ouuert icy la ſource dvne nouuelle
fontaine, & là en a bouſché vne autre qui couloit. En fin le grand
nombre des tremblemens de terre que nos peres ont veus, a detourné
le cours dvne infinité de riuieres; qui eſt cauſe quon ſapperçoit en
des endroits que quelques-vnes ſont taries, & dautres lieux ſe trou-
uent arroſez de nouueaux ruiſſeaux. Ainſi en Aſie la terre ſouurit
vne fois pour boire le fleuue Lycus quelle fit renaiſtre depuis en vne
Prouince fort eſloignée de celle où elle lauoit englouty. Ainſi lEra-
ſin en Argos tantoſt faict ruiſſeller vne eau claire, tantoſt ſe ſeiche,
& ne paroiſt point du tout. Et en Myſie on tient que le Cayque a
maintenant vne autre ſource, & vnautre couche quil nauoit és ſre-
cles paſſez. En Sicile, lAmaſene a quelquesfois ſon cours, & quelque-
fois aride il demeure ſans eau. Les Grecs diſent que lAnigre deuant
lâge des Centaures auoit vne eau douce, qui ſe beuuoit: mais ſi les
diſcours des Poëtes doiuent trouuer en nous quelque creance, depuis
que ces monſtrueux enfans des nuées y eurent laué les playes que leur
fit Hercule, les eaux ſont deuenuës dvn ſi mauuais gouſt, quil eſt
impoſſible den boire. Quoy? lHypanis qui a ſa ſource dans les froi-
des montaignes de Scythie, de doux na-il pas eſté rendu ſi ſallé, que
ſon eau neſt pas moins amere que celle de la marine? Antiſſe, Pharos
& Tyr en Phenicie ont eſté des Iſles du temps de nos peres, & pour
ceſte heure ſont toutes iointes à la terre ferme. Les Leucades au con-
traire, qui nen eſtoient point ſeparées, ſont maintenant enceintes
deaux & de flots, & la ville de Meſſine qui eſtoit attachée à lItalie
ſen eſt eſcartée pour faire place à vn bras de mer entre-deux. Si lon
cerche Helice & Bure, villes iadis des plus renommées de lAchaïe,
on les trouuera ſous les ondes, car encore auiourdhuy les mariniers
en paſſant monſtrent leurs murailles & leurs tours bouleuerſées dans
la mer qui les abyſma. Il y a dans le Peloponeſe prés de Trezene vne
montaigne aſſez haute ſans arbres & ſans ombrage en lieu où ny
auoit és premiers temps quvne longue plaine. Ceſt vne choſe eſtran-
ge que la force indomptable des vents enclos dans les entrailles de la
terre, cerchans à prendre air de quelque coſté, & ne trouuans point
de fente par laquelle ils peuſſent ſexhaler & ſortir dvne ſi eſtroitte
priſon pour ſe mettre en liberté, ait peu enfler la terre de telle façon
& leſleuer ſi haut: car cela ne ſe fit point autrement, ce fut tout ainſi
comme lors quauec lhaleine, on enfle vne veſſie, ou le vent re dvn
cheureau: toutesfois lenflure a eu de la durée, elle eſt demeurée en
forme de co lline, pour ce que ſe fortifiant auec le temps, ſes fonde-
mens peu à peu ſe ſont affermis. Ie pourrois apporter vne infinité de
telles preuues de linconſtance des choſes du monde; mais ie nen met-
tray plus en auant, ſinon quelques-vnes des plus ſignalées. Quoy?
[446]
neſt-ce pas vne merueille que leau reçoiue en ſoy du changement,
& en face naiſtre de meſme dans les corps quelle laue? La fontaine du
cornu Ammon ſur le midy imite les glaçons en froideur, & ſe trouue
boüillante le matin & le ſoir. Les eaux qui ſortent de la ſource dA-
thamas en Theſſalie ont la vertu dallumer vne torche, ſi on la trem-
pe dedans, lors que la lune eſt au dernier quartier. Les peuples de
Thrace ont vn fleuue, qui endurcit tellement les entrailles quand on
boit de ſon eau, quil les change en pierre, & en fait de meſme à tout
ce quil moüille. La riuiere de Crathis & celle de Sybaris, qui ſont
toutes deux icy prés, iauniſſent les cheueux, & les rendent comme fils
dor. Mais ceſt bien vn miracle plus admirable de dire que des eaux
ayent le pouuoir de rendre les ames capables de changement, auſſi
bien que les corps. Qui eſt-ce qui na point oüy parler de la fo ntaine
Salmacis, laquelle affoiblit les courageux eſprits des hommes, & les
corrompt de la molle laſcheté des femmes? En Ethiopie, il y a vn lac
duquel on ne boit point ſans boire enſemble la rage, ou laſſoupiſſe-
ment dvn profond ſommeil. On ne gouſte point de leau de la fon-
taine de Clitoire, quauſſi toſt on nabhorre le gouſt du vin. Elle a ce
pouuoir-là de faire haïr les agreables dons de Bacchus, & ſi on nen
ſçait point la cauſe, ſi ce neſt quelle ait en ſoy quelque froide vertu,
ennemie des chaudes fumées du vin, ou bien (comme diſent ceux du
pays) dautant que Melampe fils dAmithaon, ayant par la vertu de
quelques vers, & de quelques herbes, guery les filles de Proetus de la
fureur qui les poſſedoit, ietta dans ceſte eau-là linfection tirée de
leurs cerueaux furieux, & ainſi touſiours depuis la haine du vin y eſt
demeurée. Le fleuue de Lynceſte produit des effects tous contraires,
car on noſeroit boire de ſon eau vn peu plus quil ne faut, quon ne
chancelle de meſme que ſi lon auoit pris du vin auec excés. Il y a vn
fleuue en Arcadie, que les anciens habitans du pays ont touſiours ap-
pellé Phenée, duquel leau eſt extremement dangereuſe de nuict, elle
eſt fort nuiſible au corps ſi lon en boit depuis que le Soleil eſt cou-
ché, mais tandis que le iour eſclaire, elle noffence en aucune façon.
Il ſe trouue pluſieurs autres fleuues & pluſieurs eſtangs, qui ont plu-
ſieurs autres ſecrettes vertus. Mais ce neſt pas en leau ſeule quon a
remarqué des changemens eſtranges, la terre auſſi a les ſiens. LIſle
dOrtygie, maintenant arreſtée en vne place, flottoit autresfois ſur
mer, & permettoit à lorage de la porter çà & là. Et les Iſles Symple-
gades qui ſe heurtoient au temps paſſé, & de leur choc eſtonnoient
les Argiens, ſont pour ceſte heure ſi fermes quelles vainquent la vio-
lence des vents, & ne ſe laiſſent point eſbranler. Le Montgibel qui
entretient vn feu continuel dans ſes fournaiſes ſulfurées, ne ſera pas
touſiours ainſi ardant, car il ne la pas touſiours eſté. Si la terre eſt du
nombre des corps qui viuent par vne ame, ayant pluſieurs endroits
par où elle reſpire des flames, elle peut en ſe mouuant changer les
[447]
canaux de ſes reſpirs, & tant de fois quelle ſe tourne bouſcher les
vns & ouurir les autres. Si ceſt quil y ait dedans ſes antres plus pro-
fonds des vents enclos, qui par leurs furieux mouuements facent ſor-
tir du choc des cailloux les premieres eſtincelles doù naiſſent ces
grands embraſemens, en fin lorage des vents ſeſtant appaiſé, ces an-
tres ſous-terrains demeureront ſans feu. Et ſi le braſier neſt entretenu
que du bitume & du ſouffre qui ſe trouue dans les veines de la terre,
ces alimens auec le temps conſumez laiſſeront les flames ſans nourri-
ture, & le feu, qui ne peut ſe maintenir ſans deuorer touſiours quel-
que matiere capable de ſon ardeur, ceſſera deſtre, ayant perdu ce qui
le faiſoit viure. En ces froides regions où regnent les Aquilons il y a
le mareſt de Triton dans lequel les hommes deuiennent oyſeaux,
aprés ſy eſtre moüillez neuf fois. Et en Scythie il y a des femmes
qui ſoignent dhuyles venimeuſes pour auoir des plumes, & voler
auſſi legerement que font les animaux que la nature a logez en lair.
En fin, ſil faut auoir quelque creance en ce dont nos yeux nous
rendent tous les iours teſmoignage; ne voyons-nous pas, que les
corps qui ſe pourriſſent ſur terre, & dedans terre, ſe changent en
certains petits animaux enfans de leur pourriture? Si vous aſſommez
vn boeuf, & que vous couuriez de terre ſa charogne, ceſt choſe aſ-
ſeurée, & dont lexperience nous a rendu aſſez de preuues, quauſſi
toſt des abeilles ſortiront du ventre pourry, abeilles pille-fleurs, leſ-
quelles à limitation de leur pere ſe plairont à la demeure des champs,
& trauailleront auec eſperance de voir reüſſir quelque fruict de leur
trauail. Dvn cheual pourry en terre naiſſent de groſſes mouſches
quon appelle Frelons. Si on coupe toutes les iambes dvne Eſcreuiſſe
& quon enterre le corps, dans peu de iours ce ne ſera plus vne Eſcre-
uiſſe, mais vn Scorpion, qui de ſa queuë recourbée vous menacera.
Les payſans ont pluſieurs fois remarqué que les vers à ſoye ſe chan-
gent en papillons. Les grenoüilles ſengendrent du limon de la terre
premierement ſans pieds, puis leurs cuiſſes propres à nager ſe for-
ment, & celles de derriere ſallongent plus que les deux de deuant,
afin que plus legerement elles puiſſent ſaulter ſur lherbe. Et le fruict
qui ſort du ventre dvne Ourſe, queſt-ce ſinon vne maſſe de chair
ſans mouuement & comme ſans vie? A la ſortie ce neſt rien qui reſ-
ſemble vn animal, mais la mere luy donne ſa forme en le lechant. Les
abeilles, meres du miel, ne naiſſent pas auſſi tout à coup, elles ſont en
leur premier eſtre comme des vers; puis peu à peu les pieds & les aiſles
leur viennent. Qui croiroit que le Paon, oyſeau conſacré à Iunon, &
qui ſemble porter les aſtres des Cieux en ſa queuë, lAigle gardienne
des foudres de Iupiter, les Pigeons mignons de Venus, & tant doy-
ſeaux qui viuent parmy lair, ſortiſſent dvn moyeu doeuf, ſi nos
yeux tous les iours ne nous en eſtoient fidelles teſmoins? Il y en a qui
tiennent que la moüelle de leſpine du dos des hommes ſe change en
[448]
ſerpent, quand nos corps ſont dans le tombeau. Mais tous ces chan-
gemens-là ſe font dvne choſe en vn autre; il ny a que le Phoenix
ſeul, qui trouue ſa vie en ſa mort, & ruinant ſon eſtre poſe les fonde-
mens dvn eſtre nouueau. Il retrouue ſa naiſſance en ſa fin, & ietre
ſoy-meſme la ſemence doù il doit ſortir. Ny les bleds, ny les herbes
ne ſont point ſa nourriture; il vit des larmes de lencens, & du ſuc qui
degoutte des autres arbres odoriferans que produit lArabie. Aprés
auoir accomply le cours parfaict de cinq ſiecles entiers, il commen-
ce à baſtir ſon nid auec les ongles & le bec, ſur le ſommet tremblot-
tant de quelque palme, que les branches dvn cheſne ſouſtiennent.
Là il faict vne couche de baſtons de caſſe, de nard, de canelle, & de
myrrhe; puis ſe met deſſus, & finit ſa vie parfumée de telles odeurs.
Il meurt là, & ſa mort eſt la naiſſance dvn autre ieune Phoenix, qui
ſort des cendres de ſon pere, & croiſſant peu à peu lors que ſon âge &
ſes forces le peuuent permettre, il deſcharge larbre du faix de ſon
nid, & le portant par lair porte enſemble ſon berceau, & le tombeau
de ſon pere au deuant du temple du Soleil, auquel il en faict vne of-
frande. Si ceſt quelque rare merueille de changer de ſexe, lHyene eſt
admirable en ce que tantoſt elle eſt maſle, & tantoſt femelle. Et le
Cameleon qui ne ſe repaiſt que dair & de vent, imite toutes les cou-
leurs quon approche de luy, & ſe charge dautant de teintures diuer-
ſes, quon luy en peut preſenter. On dit que les Indiens ayans eſté
vaincus par Bacchus, pour hommage luy preſenterent des Lynx, ani-
maux dont lvrine ſe change en pierre, & ſendurcit auſſi toſt quelle a
ſenty lair. De meſme le coral, qui neſt quvn foible & mol reietton
dedans leau, incontinent quil en eſt dehors commence à ſaffermir,
& ſe rendre en rocher. En fin le monde neſt que changement:
pluſtoſt le iour finiroit, & pluſtoſt le beau fils de Latone iroit ra-
fraiſchir ſes courſiers halettans dans les eaux, que ieuſſe raconté tou-
tes les varietez, qui ſe recognoiſſent à loeil. Nous ne voyons ſans
ceſſe autre choſe que des corps ſe deſpoüiller de leurs formes ancien-
nes pour ſe reueſtir de quelque nouuelle, & les peuples autrefois va-
leureux diminuer leurs forces, tandis que ceux qui iadis eſtoient foi-
bles les accroiſſent. Troye la grande, qui floriſſante en hommes & en
richeſſes, peut bien faire durer dix ans vn ſiege, & fournir à tant de
meurtres, du ſang deſquels ſes terres furent baignées, neſt pas au-
iourdhuy lombre de ce quelle a eſté, elle ne monſtre que les ruines
de ſes tours, & na pour toute richeſſe que les tombeaux de ſes ance-
ſtres. Sparte a eſté fort renommée: Mycene, Thebes, Athenes ont
de leur temps eſté des plus fameuſes & plus puiſſantes villes du mon-
de, & auiourdhuy Sparte neſt quvn champ, où les reſtes de ſes mu-
railles ne paroiſſent pas ſeulement: Les ramparts de Mycene ſont par
terre: de Thebes il nen eſt rien demeuré que le nom: & les doctes
Athenes nont plus autre eſtre, que les diſcours quon faict de leur
[449]
luſtre eclipſé. Ainſi les vnes courent à leur ruine; les autres auancent
tous les iours, & croiſſent leur grandeur. On tient que maintenant
vne Rome ſeſleue & poſe les fondemens dvn grand Empire, au pied
dvne haute montagne, proche du riuage du Tibre. Ceſt vne terre qul
change de forme en croiſſant, afin de porter vn iour le ſceptre de ce
rond Vniuers: car Rome ſera la Reyne des villes, & ny aura que les
bornes du monde, qui borneront ſa puiſſance. Les oracles & tous
ceux qui ont le don de preuoir laduenir, nous en donnent daſſeurez
preſages; & ſi iay la memoire aſſez heureuſe, il me ſouuient quHele-
ne, fils de Priam, ſur le declin de lEmpire de Troye le predit à Enée,
qui pleuroit & ſaffligeoit, douteux ſil ſuruiuroit les ruines de ſon
pays. Valeureux fils dvne grande Deeſſe, (luy diſt-il) ſi tu as quelque
cognoiſſance des deſtins de noſtre Royaume, ſois aſſeuré, que tandis
quEnée viura Troye ne ſera point toute ruinée. Elle ſe conſeruera en
toy; en toy, dis-je, à qui le fer & le feu feront place, pour paſſer au de-
là du danger. Les flames de ton pieux zele vaincront les flames des
Grecs; tu trauerſeras lembraſement, & te ſauuant ſauueras lEmpire
dIlion, que tu reſtabliras en pays eſtranger, plus fauorable à ta gran-
deur que le tien. Ie voy dvn oeil prophete vne ville, où les enfans des
Troyens regneront, vne ville qui na point auiourdhuy ſa pareille ſur
la terre, ne laura point à laduenir; & les ſiecles paſſez nont point
veu ſon egale. Ses chefs la maintiendront long temps floriſſante, mais
ſur tous vn, lequel ſe pourra vanter deſtre yſſu du ſang dIule, la ren-(Cecyeſt dit pour
Auguſte Ceſar.)
dra maiſtreſſe du monde: il eſtendra ſa puiſſance par toute leſtenduë
de la terre habitable, & en fin quittant ceſte baſſe demeure naban-
donnera ſa ſuperbe Rome, ſinon pour ſe rendre dedans les Cieux.
Voila les heureuſes deſtinées quHelene annonçoit à Enée; ie nen ay
point perdu la memoire, & ce meſt du contentement dentendre
maintenant, que les effects de tels preſages ſe font voir, que les murs
dvne ville noſtre alliée ſe leuent, & que la victoire des Grecs ſur les
Troyens ſoit tournée à lauantage de Troye. Mais de crainte que mon
diſcours ſeſgare trop loing, ie concluray icy, que le Ciel & tout ce
quil tient dans lenclos de ſes cercles, la terre, & tout ce quelle porte,
eſt ſubiect au change. Et nous qui ſommes la plus noble partie du
monde, compoſez non pas dvn corps ſeul, mais dvne ame legere, qui
ſe plaiſt à changer ſouuent de logis, & animer auſſi bien vne beſte
comme vn homme; deuons-nous iuger tolerable de manger la chair
des animaux, qui ont, peut-eſtre, logé les ames de nos peres, ou de
nos meres, de nos freres, ou de nos ſoeurs, ou de quelques autres de
nos parens: ou ſi ce ne ſont ames de nos parens, elles ſont au moins
dhommes, qui nous touchent, tous dvne generale alliance? Non,
non, nayons point telles viandes agreables; ayons en horreur ces
funeſtes banquets qui tiennent du ſouper de Thyeſte. Ha! que ceſt(Thyeſte mangea
de la chair de
ſes enfans.)
vne ſanglante & deteſtable couſtume deſgorger les taureaux auec
[450]
tant dimpieté comme on fait, & neſtre point eſmeu de leurs mu-
giſſemens! Quelle horreur ceſt deſpancher le ſang dvn cheureau,
qui en ſes cris imite la voix dvn enfant! Quelle inhumanité de man-
ger vn oyſeau, auquel on aura mille fois auparauant donné à man-
ger! Queſt-ce que nexecuteront ceux, qui nont point honte de
faire telles executions? Quel chemin eſt-ce que ces actes-là nous
frayent? Où nous guident-ils ſinon au meurtre de nos ſemblables?
Permettons que les boeufs labourent la terre, & nauançons point leurs
iours par le fer; laiſſons-les emporter à la vieilleſſe. Seruons-nous de
la deſpoüille des moutons, pour nous couurir contre la rigueur
du froid, & tirons le laict des chevres pour le boire, ſans tirer
leur ſang, & nous repaiſtre de leur chair. Nvſons plus de toiles,
ny de filets pour ſurprendre les beſtes par les bois, quittons tous ces
trompeurs exercices; nattachons plus les aiſles des oyſeaux à des ba-
ſtons glueux, narreſtons plus la viſteſſe des cerfs en trauerſant leur
flanc dvne fleſche, & ne nous plaiſons plus à deceuoir les poiſſons
auec vn appas qui couure le fer qui les accroche. Rendons-nous en-
nemis des animaux qui nous offencent, auançons leur mort pour les
empeſcher dauancer la noſtre; mais contentons-nous de leur mort,
ſans faire ſeruir leur chair ſur nos tables. Ne ſoüillons point nos
bouches de telles viandes, puis quil y en a dautres, deſquelles il nous
eſt plus ſeant dvſer.
|| [451]
LE SVIET DE LA III. ET IIII. FABLE.
Egerie femme de Numa Pompilie ſecond Roy de Rome, aprés la mort de ſon mary,(III. & IIII.
Fable expli-
quées au 2. &
3. Chap.)
de dueil sen alla viure ſolitaire en la vallée dAricine, où Hippolyte pour la conſoler
lentretint de ſon deſaſtre: ſçauoir, quayant eſté chaßé de la maiſon de ſon pere The-
ſée par la meſchanceté de ſa belle-mere Phedre, il rencontra le long du riuage de la
mer vn monſtre marin, qui eſpouuenta de telle façon ſes cheuaux, quils ietterent leur
maiſtre hors de ſon chariot, & le trainerent le pied attaché à vne des courroyes, ſi loing
quil en mourut. Il eſtoit grand chaſſeur, & pour ce reſpect Diane fit quEſculape luy re-
donna la vie; tellement que depuis il fut appellé Virbie, & demeura touſiours dans la
foreſt dAricine prés du temple de ceſte Deeſſe, qui luy auoit faict reuoir les agreables
clartez du iour.NVma ouït tous ces preceptes, & pluſieurs autres encore de la
bouche de Pythagore; puis reuint à Rome, où le peuple le de-
ſiroit pour le gouuernement de lEſtat. Importuné de prendre le ſce-
ptre en main, il laccepta, & ſeſtant marié à la Nymphe Egerie, rei-
gla ſes actions aux aduis dvne ſi ſage femme, ne fit rien ſans le con-
ſeil des Muſes ſes intimes amies, & enſeigna ſi bien les ceremonies des
ſacrifices à ſon peuple, quil le rendit beaucoup plus deuotieux quil
neſtoit parauant: car il changea lardeur farouche & amoureuſe des
combats, de laquelle il eſtoit poſſedé, en vne calme humeur, deſireu-
ſe du repos & des exercices qui entretiennent la paix. Il regna paiſi-
blement pluſieurs années, & ſe veid encore le ſceptre à la main en
vne vieilleſſe extreme, laquelle en fin en meſme inſtant le tira du
monde & de ſon throſne royal. Il ny eut à ſa mort perſonne dans
Rome qui ne teſmoignaſt auec des larmes le regret quil portoit de la
perte dvn ſi grand Roy. Le peuple le pleura, les Dames Romaines
ſen veſtirent de dueil, & le Senat meſme deſroba des pleurs à ſa graui-
té, pour plaındre la mort dvn ſi ſage Prince. Mais ſur tous, ſa femme
le regretta tant, quelle ne peut voir depuis le lieu où vne ſi triſte auan-
ture luy eſtoit arriuée; elle quitta la demeure de Rome, & ſe retira
toute eſplorée dans lobſcur des foreſts de la vallée dAricine, où de
ſes plaintes lamentables elle interrompit pluſieurs fois les ceremonies
quon faict aux ſacrifices de la Diane dOreſte. Helas! combien de(Oreſte apporta
la Diane de
Tauros dans
ceſte foreſt là.)
fois, tant les Nymphes des eaux, que celles des bois la prierent-elles
de vaincre ſon affliction? combien de fois taſcherent-elles deſueiller
ſa conſtance pour alleger ſon mal en la douceur de leurs conſola-
tions? Combien de fois Hippolyte la voyant pleurer luy a-il dit, que
elle auoit tort de ſaffliger de la façon, comme ſi elle ſeule auoit ſenty
les poignantes eſpines dvne fortune contraire? Non, non, luy re-
monſtroit-il, vous neſtes pas lvnique à qui tels deſaſtres ſont adue-
nus; iettez les yeux de voſtre belle ame ſur mille infortunes ſembla-
bles, que dautres ont ſoufferts, & vous eſprouuerez quvn tel object
addoucira laigreur de vos douleurs. Ie voudrois bien nauoir iamais
[452]
rien en ma vie reſſenty de pareil, mais mon deſtin ma rendu ſubject
à des malheurs ſi eſtranges, que vous nen pouuez ouïr lhiſtoire ſans
vous conſoler auec moy.Vous auez bien oüy parler, comme ie croy, dvn Hippolyte qui
mourut par la faute de ſon pere trop credule, & par la trahiſon de ſa
cruelle belle-mere. Vous vous eſtonnerez, ſi ie vous dis que ceſt moy,
qui eſtois alors Hippolyte, & ie maſſeure que ie ne le vous perſuade-
ray pas facilement, toutesfois ceſt la verité. Phedre vſa de tous les ar-
tifices, dont elle ſe peut aduiſer, pour meſchauffer de ſes flames ince-
ſtueuſes, & me faire conſentir à la pollution du lict de mon pere.
Nayant peu meſmouuoir, elle feignit dauoir eu en horreur ce quel-
le auoit eſperduëment deſiré. Soit que le regret du refus euſt engen-
dré la haine en ſon coeur, ſoit quelle craigniſt que la verité laccuſaſt
par ma bouche, elle me preuint, ſe deſchargea pour me charger, met-
tant ſur moy le crime dont elle eſtoit coulpable, & fit tant que mon
pere me chaſſa hors de ſa maiſon auec pluſieurs maledictions, & plu-
ſieurs horribles voeux, dont il importuna le Ciel pour ma ruine. Ainſi
banny à tort de mon pays, ie pris le chemin de Trezene, où mon deſ-
ſein eſtoit de me retirer; mais las! ie ne fus pas ſur le riuage de Corin-
the, que iapperceus la mer ſeſleuer, & faire vne orgueilleuſe montai-
gne de vagues, qui croiſſoit touſiours, ce ſembloit, & en ſortoit com-
me vn mugiſſement. Les ſommets à la fin ſe fendirent, & lors vn fier
taureau, armé de cornes, parut hors de leau iuſquau flanc, & vomiſ-
ſant vne mer de flots par ſa gueule beante, & par les narines, donna
leſpouuante à tous ceux qui me ſuiuoient. Ie demeuray ſeul ſans
meffrayer; le peril où ieſtois ne me donna point dapprehenſion, ſi
fort la faſcherie de mon banniſſement mauoit ſerré le coeur. Cepen-
dant mes cheuaux tournerent la teſte du coſté de la mer, & virent ce-
ſte effroyable beſte, qui glaça dhorreur leurs coeurs furieux. Ils dreſ-
ſerent les oreilles, & tous troublez deffroy traiſnerent dvne courſe
precipitée mon chariot ſur des rochers, doù ie taſchay en vain de les
retirer auec la bride, quvne blanche eſcume couuroit. Me couchant
en arriere ie leur tenois les reſnes ſi roides, que ie les euſſe en fin arre-
ſtez, & leur rage neuſt point eſté maiſtreſſe de mes forces, ſi lvne des
roües, piroüettant autour de leſſieu, ne ſe fuſt rompuë contre le
tronc dvn arbre: car le choc fut ſi rude quil me ietta par terre, & le
malheur pour moy fut, que ie me trouuay attaché aux longes de la
bride. Tandis que mes cheuaux mentraiſnent ainſi, dvn coſté me
̅
s
entrailles ſorties ſaccrochent à quelque ſouche, & ſallongent tirées
à la ſuitte du chariot; dautre coſté ie laiſſe quelque partie de moy-
meſme à la pointe des rochers, & aux troncs des arbres couppez. Tous
mes os ſe briſent, & ſeſclattans font vn bruit preſques incroyable.
En fin mon ame vaincuë eſt forcée par les tourmens de quitter mon
corps ſi defiguré, quil nauoit plus forme de corps humain. On ny
[453]
pouuoit plus recognoiſtre ny bras, ny iambe, ny autre membre quel
quil fuſt; ce neſtoient par tout que bleſſures, & bleſſures ſi proches lv-
ne de lautre quelles ne faiſoient quvne playe. Quoy? pourriez-vous?
oſeriez-vous bien, ſage Nymphe, parangonner lhorreur de mes mal-
heurs à la perte que vous auez faicte? Il ny peut auoir de comparai-
ſon, mon deſaſtre me porta iuſques au ſombre royaume de Pluton;
???lauay les reſtes de mon corps mutilé dans les eaux de Phlegethon, &
me veids pour eſtre à iamais ombre miſerable, hoſteſſe des tenebres,
ſans la faueur que me fit Eſculape. Ce docte fils dApollon par la ver-
tu de ſes herbes ſalutaires me rendit la vie, que iauois perduë auec
tant de tourmens. En deſpit du triſte Roy des morts, ie ſortis de ſon
tenebreux Empire, & de peur quvn tel priuilege nengendraſt de la
ialouzie contre moy, Diane en ſortant me couurit dvn nuage. Et
quand ie fus ſur terre, la meſme Deeſſe augmenta le nombre de mes
ans, & me changea le viſage de telle façon, quon ne me peut reco-
gnoiſtre pour Hippolyte. Elle craignoit que ie ne tombaſſe encore
vne autre fois entre les mains de liniuſte courroux de mon pere; pour
meſcarter de ſes terres elle fut long-temps en penſée, ſi elle me ren-
droit habitant de Crete ou de Delos: mais en fin elle reſolut de me lo-
ger icy, & my eſtabliſſant me commanda de changer mon nom, qui
pouuoit à toute heure en me repreſentant mes cheuaux, me rafraiſ-
chir le piteux ſouuenir de mon deſaſtre. Vous auez, me diſt-elle,
veſcu vn temps ſous le nom dHippolyte, il faut que dorenauant on
vous nomme Virbie. Ie luy rendis toute lobeïſſance que ie deuois,
& pour me conformer à ſa volonté, ie ſuis touſiours depuis ce
temps-là demeuré dans les bois vn des moindres Dieux de ceſte
foreſt.
LE SVIET DE LA V. VI. ET VII. FABLE.
Egerie femme de Numa ne pouuant eſtre conſolée, ſes larmes furent en fin par Dia-(V. VI. & VII.
Fable expli-
quées au 2. &
4. Chap.)
ne changées en vne fontaine, qui porte ſon nom. Vn Payſan de la Toſcane labourant
rencontra vne motte de terre ſi groſſe & ſi peſante quelle arreſta le ſoc de ſa charruë,
dont il demeura tout eſmerueillé, & plus encore lors quil veid que de la meſme motte,
ſe forma le corps dvn enfant qui fut appellé Tagés, & apprit depuis aux Toſcans la
ſcience des preſages pour cognoiſtre laduenir. Et pour autre merueille eſt encore adiou-
ſtée celle du dard de Romule changé en arbre, qui eſt tirée de lhiſtoire Romaine.
|| [454]
LEs infortunes dHippolyte eſtoient grands, mais ils ne peurent
pourtant alleger les douleurs dEgerie, ny eſtancher ſes pleurs.
Elle ſaſſit au pied de la montaigne, & penſant de faire eſcouler ſon
mal par les yeux, elle fondit toute en larmes: qui fut cauſe que Diane
touchée du reſſentiment de ſon affliction, la changea en vne froide
& viue ſource deaux, qui porte encore le nom dEgerie.Les Nymphes du pays demeurerent toutes rauies dvne telle mer-
ueille, & Hippolyte nen fut pas moins eſtonné que ce laboureur de
Toſcane, qui veid en eſcorchant la plaine, vne fatale motte de terre
ſe mouuoir delle-meſme ſans quon la touchaſt, & peu à peu quit-
tant ſa forme elementaire prendre la forme dhomme; puis ouurit
ſa bouche nouuellement formée, pour deſcouurir les ſecrets du de-
ſtin, deſquels il diſcourut long temps le iour meſme de ſa naiſſance.
Les habitans du pays appellerent ceſt enfant-là Tagés, & apprirent
de luy la ſcience qui nous deſcouure le ſuccés des auantures à ve-
nir.Hippolyte fut ſaiſi dvn eſtonnement pareil à celuy de Romule,
quand il veid jadis ſon dard fiché ſur les coſtes du mont Palatin pren-
dre racine en terre, & ietter des fueilles; bref en vn inſtant neſtre plus
dard, mais vn arbre qui couurit ſes yeux eſmerueillez dvne ombre
ineſperée.
|| [455]
LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
Valere Maxime dit que Cippus Genutius retournant victorieux dvne bataille,(VIII. Fable
expliquée au
5. Chap.)
sapperceut deuant que dentrer dans Rome quil auoit des cornes ſur la teſte, & que les
deuins luy dirent que ceſtoit vn preſage, quil ſeroit Roy ſi toſt quil auroit paßé la porte
de la ville. Cela fut cauſe que luy qui deteſtoit la Royauté, ny voulut entrer, & aima
mieux ſe bannir volontairement de Rome que den eſtre ſouuerain.OV bien il fut rauy de meſme que Cippe lors quil recognut
dans le cryſtal du Tibre, que des cornes luy eſtoient nouuelle-
ment creuës ſur le front; car ce fut dedans leau quil les apperceut
premierement, & penſant que ce fuſt quelque image menſongere qui
le deceuſt, porta pluſieurs fois la main à ſa teſte, pour toucher ce quil
voyoit, & ſaſſeurer que ſa veuë neſtoit point charmée. Il venoit
alors victorieux de dompter les ennemis du peuple Romain, & ſen
alloit triomphant entrer dedans Rome; mais ce prodige larreſta, &
luy fit leuer les yeux & les cornes vers le Ciel, pour dire: Dieux qui
nous preſagez touſiours par quelque eſtrange aduanture, nos heureux
ou malheureux ſuccés, ſi ceſt vne bo
̅
ne fortune que vous mannoncez,
ie vous prie que ce ſoit mon pays qui en iouïſſe: Mais ſi vous menacez
lEſtat Romain de quelque deſaſtre, quil tombe ſur moy ſeul, que ce
ſoit moy ſeul, ie vous ſupplie, qui en ſouffre le mal. Cela dit, il parfuma
dodeurs vn autel de gazons verds, remplit de vin les couppes du ſa [456] crifice, & immolant deux brebis, recercha dans leurs entrailles trem-
blottantes les ſecrets de ſa deſtinée. Le deuin qui les viſita y recognut
de grandes affaires, qui alloient à lEſtat, deſquelles toutefois il ne
pouuoit ſeſclaircir; mais quand il eut leué la veuë de deſſus les en-
trailles pour contempler les cornes de Cippe, il ne fut plus en doute
de ce quil deuoit predire. Il faut (diſt-il à Cippe) que ie vous ſaluë
comme Roy; car ceſte terre & les forts dItalie ne vont deſpendre que
de vous. Vos cornes nous preſagent, que la couronne de Rome vous
eſt acquiſe. Sus donc, auancez-vous, ne vous retardez plus la iouïſ-
ſance dvn bien qui vous eſt offert; entrez dans la ville; les deſtins
vous le commandent, obeïſſez à leur ordonnance, & allez accepter
la Royauté, que les voix du peuple vous donneront: car on vous met-
tra en main le ſceptre Latin, & vous en iouïrez, paiſible Prince, auſſi
long-temps que les Cieux vous permettront de demeurer ſur terre. A
louïe de telles paroles, Cippe ſe tirant arriere, & regardant de trauers
la ville de Rome en deſtourna ſa veuë; puis diſt: Gauchiſſez, celeſtes
puiſſances, ie vous ſupplie, gauchiſſez leffect de ce preſage; iabhor-
re les couronnes que liniuſtice ordinairement accompagne, & me
perſuade de viure plus heureux banny de Rome, que dentrer dans le
Capitole auec vn ſceptre en main. La priere finie, il fit aſſembler le
Senat & le peuple, & aprés auoir couuert ſes cornes de quelques fueil-
les, dont il entoura ſa teſte, monta ſur vn petit tertre aſſez eſleué, où
ſelon lancienne couſtume de ceux qui vouloient haranguer, il im-
plora la faueur des Dieux; puis diſt au peuple: Ie vous aduiſe quvn
homme de ceſte aſſemblée ſera voſtre Roy, ſi vous ne le banniſſez de
la ville. Ie ne veux pas le nommer, mais ie vous donneray des enſei-
gnes qui vous le feront aiſément recognoiſtre. Ceſt vn qui porte des
cornes au front; les deuins vous aſſeurent, que ſil entre dans Rome
il ſera voſtre maiſtre; vous receurez la loy de ſes commandemens. Il a
bien eſté en ſon pouuoir de ſaiſir vos portes, & ſe ietter dedans; mais
ie my ſuis oppoſé, encore quhomme du monde ne me touche ſi
prés que luy. Repouſſez-le donc, genereux enfans de Mars, empeſ-
chez-le dentrer, ſi vous deſirez vous affranchir de ſon pouuoir; ou ſi
vous le iugez criminel, mettez-luy les fers aux pieds & aux mains, ou
le faictes mourir pour vous deliurer par ſa mort de lapprehenſion de
ſa fatale tyrannie.Qui a quelquesfois oüy les ſifflets du vent entonné dans vn bois de
pins, ou de fort loing le boüillonnant murmure des vagues de la mer;
celuy-là ſe peut naïfuement repreſenter vn bruit tout pareil qui ſeſ-
meut à lheure parmy le peuple. Ceſtoit vn million de voix confu-
ſes, deſquelles rien ne ſe pouuoit ouïr, ſinon vn, Qui eſt ce? Qui eſt-ce?
quon entendoit par tout. Chacun regarde à la teſte des plus ſigna-
lez de la troupe, pour voir qui eſt ce cornu qui doit eſtre Roy. Ils
ſont en vne inquietude, de laquelle Cippe les deliure auſſi toſt, leuant
[457]
la couronne quil auoit ſur la teſte, & leur diſant, aprés auoir deſcou-
uert ſes cornes; Voicy celuy que vous cerchez. Il ny eut perſonne
qui ne veiſt à regret vn tel prodige, tout le peuple baiſſa la veuë con-
tre terre, honteux (qui le peut croire?) de voir ce chef riche dhon-
neur, ainſi deshonnoré ce luy ſembloit. Toutesfois on ne vous per-
mit pas, victorieux Cippe, de demeurer long temps deſcouuert, on
remit auſſi toſt autour de vos temples ceſte glorieuſe couronne, qui
teſmoignoit voſtre valeur; & le Senat voyant voſtre loüable reſolu-
tion de nentrer point dans la ville, vous donna pour retraitte vne
belle maiſon aux champs, auec autant de terre que vous en pourriez
enceindre du ſillon dvne charruë depuis la pointe du iour iuſquà la
ſombre venuë de la nuict: Et pour memoire eternelle, tant du pro-
dige, que de voſtre vertu, voſtre face cornuë fut pourtraicte au vif ſur
la porte dorée, par où voſtre modeſtie refuſa dentrer.
LE SVIET DE LA IX. FABLE.
La ville de Rome eſtant affligée dvne cruelle peſte, on enuoya ſçauoir de lOracle(IX. Fable
expliquée au
6. Chap.)
dApollon quel remede ſe pouuoit apporter à vn ſi dangereux mal. La reſponce fut, quil
falloit amener AEſculape dEpidaure à Rome. Pour ceſt effect, on enuoya des Ambaſ-
ſadeurs en Epidaure, qui eſtans là virent le Dieu quils demandoient changé en Dragon
ſe venir gliſſer dans leur vaiſſeau. Ainſi ils retournerent tous ioyeux, & vindrent
prendre port prés dvne Iſle du Tibre, dans laquelle le Dragon ſe ietta, & sy tint caché
ſous les herbes, & les arbriſſeaux dont elle eſtoit pleine.
|| [458]
MVses, diuinitez touſiours fauorables aux Poëtes, apprenez-
moy de quel pays AEſculape fut amené dans ceſte Iſle du Tibre,
où il eſt maintenant adoré: car vous le ſçauez, vous nauez point
perdu le ſouuenir du temps, auquel il accreut le nombre des Dieux
de Rome; la longue ſuitte des années, qui trompe la memoire
des hommes, ne peut faire perdre la voſtre dans les tenebres de lou-
bly.Lair de Rome autrefois fut infecté de ſi puantes vapeurs, que les
corps les mieux diſpoſez ne pouuoient reſiſter à la mortelle conta-
gion qui rauageoit & depeuploit la ville. On ne voyoit par tout que
des morts, & chaſque inſtant le mal croiſſoit ſans quon y peuſt ap-
porter remede: car tous les ſecrets de la medecine eſtoient vains, & ne
pouuoient donner ny ſanté ny allegement aux malades. Le ſecours
humain ſe trouuant inutile, on implore laide des Dieux, on enuoye à
Delphes (terre que lon remarque tenir le milieu du monde) pour
conſulter lOracle dApollon, & le prier de ſecourir le peuple de Ro-
me affligé. On attend de luy quelque ſalutaire reſponce, on implore
ſon aide, afin de voir finir le furieux mal qui deſerte la Reyne des vil-
les. Aux prieres quon luy fit, ſon Temple eſtant agité dvn tremble-
ment de terre, ſes lauriers & le carquois quil porte furent eſbranlez;
puis le trepied rendit, du plus ſecret du Temple, ceſte voix qui fut
leffroy de toute la compagnie: Braues Romains, leur diſt-il, vous a-
uiez vn ſecours plus proche que le mien, il neſtoit pas neceſſaire de
recourir à moy, vous deuiez recercher vne diuinité moins eſloignée.
Ce neſt pas dApollon que vous auez beſoing, ceſt le fils dApollon
que vos larmes doiuent fleſchir. Allez cercher mon fils, logez-le de-
dans Rome, auec aſſeurance que vous obtiendrez de luy la faueur que
vous ſouhaittez. La reſponce rapportée au Senat, on ſenquiert de la
demeure dAEſculape, il ſe trouue que ſon Temple eſt en Epidaure,
on y depeſche des Ambaſſadeurs, leſquels ayans pris terre, furent
ouïs en laſſemblée des principaux de la ville, où ils firent entendre
loccaſion de leur voyage, & les prierent doctroyer leur Dieu à la
miſere du peuple de Rome, qui ne voyoit par tout que les triſtes
images de la mort. Les Senateurs dEpidaure ne ſe peurent pas aiſé-
ment reſoudre à lentherinement de la requeſte des Romains: leurs
opinions furent diuerſes; les vns tenoient que refuſer vn ſecours ſi ne-
ceſſaire à la ville de Rome, eſtoit vne eſpece de cruauté; les autres
neſtoient pas daduis de laiſſer tranſporter leur Dieu, dont vn iour ils
pourroient auoir beſoin. Leur reſolution eſtoit encore douteuſe,
lors que la nuict, ayant chaſſé la lumiere, eſpandit ſes tenebres; car
à lheure AEſculape ſe preſenta en ſonge aux Romains endormis,
tout tel quil eſt dedans ſon Temple, auec vn baſton à la main gau-
che, & maniant ſa longue barbe de la droicte, il monſtroit bien à ſon
viſage quil deſiroit les obliger, auſſi leur diſt-il: Ne ſoyez point
[459]
en peine, ie men iray auec vous: mais voyez ce ſerpent qui de ſon
corps recourbé entoure ce baſton, & le remarquez, afin que vous le
puiſſiez recognoiſtre, car ceſt le corps que ie prendray pour men al-
ler: toutesfois ie ſeray plus grand, & ne me changeray quen forme
digne de couurir vne diuinité. En meſme inſtant que le Dieu ceſſa de
parler, il diſparut; & en meſme inſtant le Sommeil auſſi ſe retira, &
permit au Reſueil de deſſiller les yeux des Ambaſſadeurs Romains. La
fuitte du Sommeil fut ſuiuie de celle de la Nuict, lAurore du lende-
main ouurit incontinent les portes du iour, & lors le Senat dEpidau-
re party en ſes opinions, ſaſſembla derechef dans le ſuperbe Temple
du Dieu quon demandoit. Ils le prierent, pour les oſter de peine, de
leur deſcouurir par quelque ſigne, ſil deſiroit changer de demeure,
& ſi celle de Rome luy ſeroit plus agreable que celle dEpidaure. A
peine eurent-ils finy leurs oraiſons, que ce Dieu, quon adoroit ſous
vne idole dor, parut en forme de ſerpent, & ſiffla de telle façon quà
ſon arriuée il eſbranla lautel, lidole, le paué de marbre, & les lam-
bris dorez de ſon Temple. Il ſe planta au milieu de laſſemblée, &
tournant ſes yeux dans leſquels brilloient des eſclairs comme de fla-
me, effroya tous les aſſiſtans, horſmis le Preſtre, lequel ayant ſon
chaſte poil lié dvne bandelette blanche, recognut que ceſtoit Eſcu-
lape, & ſeſcria, Ceſt noſtre Dieu, ceſt noſtre Dieu; gardez-vous,
peuple, de prophaner maintenant vos ames, ou vos bouches, par
quelques penſées ou paroles indignes de ſa preſence. Que ce ſoit, diſt-
il, ſaddreſſant au ſerpent, pour noſtre bien, ie vous prie, que nous
iouïſſions de voſtre veuë, ne deſdaignez point les voeux de ce peuple
qui a tant chery voſtre honneur, fauoriſez-le touſiours de voſtre ai-
de. Lors vn chacun fut reſioüy dauoir la veuë de ce Dieu; tous lado-
rerent, & ladorans redirent les meſmes paroles que le Preſtre auoit
prononcées. Les Romains ainſi que les autres, & de coeur & de bou-
che, luy offrirent leurs oraiſons, & luy demanderent ſecours contre
le mal contagieux qui oppreſſoit leur ville. Son coeur vaincu de lar-
deur de leurs prieres, fleſchit à leurs deſirs: branſlant la teſte il leur fit
ſigne quils ſeroient ſecourus de ſa faueur; puis eſlançant les pointes
de ſa langue fourchuë ſiffla comme auparauant. Peu aprés il ſe gliſſa
le long des degrez, qui eſtoient dvn marbre poly, & retourna la teſte
en arriere, comme pour ſaluër le Temple où il auoit eſté ſi long temps
adoré. De là rampant par les ruës, qui eſtoient toutes pauées de fleurs;
il trauerſa la ville dvn pas ondoyant, & ſe rendit au port, où il ſarre-
ſta vn peu pour prendre congé de la troupe qui lauoit ſuiuy, puis ſe
ietta dans le vaiſſeau Romain, lequel chargé de la peſanteur dvn
Dieu, reſſentit bien quil portoit quelque ſouueraine puiſſance. Les
Ambaſſadeurs rauis dvn extreme contentement, pour action de gra-
ces ſacrifierent vn taureau ſur le riuage, & pour marque de triomphe
mirent des couronnes au haut du maſt; puis firent leuer les anchres,
[460]
& prindrent la route de Rome. Le Dieu plus eſleué que les autres pa-
roiſſoit de fort loing ſur la poupe, doù il ſe plaiſoit à voir leau; &
tandis vn vent fauorable pouſſa ſi legerement & heureuſement leur
vaiſſeau, quils furent dans ſix iours hors de la mer dIonie ſur la coſte
dItalie. Ils veirent en paſſant le fameux Temple de Iunon en Lacine,
le riuage de Scylle, la Calabre, à gauche les roches dAmphriſe, à
droicte celles de Ceraune, la ville de Romech, le mont Caulon &
Narice. De là ils vainquirent les perils de la mer de Sicile, & trauerſe-
rent non ſans peine les deſtroits de Pelore; coſtoyerent les Iſles, deſ-
quelles AEole autresfois porta le ſceptre, deſcouurirent les minieres
de Temeſe, lIſle de Leucoſie, & les beaux iardins de la fleuriſſante
Paeſte en Champagne; puis lIſle de Capriene, la colline au pied de
laquelle Minerue a vn Oratoire; les coſtes de Surrente renommées à
cauſe des bons vins quelles portent, la ville dHeraclée, Stabie, Na-
ples, qui ſemble neſtre que pour le plaiſir & les delices des hommes,
& Cumes où lon void encore le Temple de la Sibylle, qui a rendu ſon
nom ſi celebre. Les chaudes fontaines de Baye leur parurent aprés, la
ville de Linterne qui nous donne le maſtic; celle que le ſablonneux
fleuue de Vulturne trauerſe, Sinüeſſe, lair groſſier de Minturne, Ca-
iete où Enée enterra ſa nourrice, Formies où Antiphate a logé au-
tresfois, la mareſcageuſe Trachine, les terres de Circe; & en fin vin-
drent abborder au port dAntium, à cauſe que les vagues commen-
çoient à ſenfler, & les menacer dvn orage. Si toſt que le vaiſſeau eut
pris terre, AEſculape deplia les cercles de ſon corps entrelaſſé, & ſe-
ſtendant en ondes ſe gliſſa ſur larene, puis ſe traiſna peu à peu iuſ-
ques dans le Temple de ſon pere, qui eſtoit proche du riuage. Il de-
meura quelques iours chez Apollon, & quand la tempeſte fut cal-
mée, prenant congé du Dieu ſon pere, & ſon hoſte, il ſortit, ſillon-
na le ſablon auec ſes eſcailles, & rampant ſur le gouuernail ſe rendit
au haut de la poupe du vaiſſeau, où il ſe coucha comme auparauant,
& ſy tint, iuſquà ce quayant paſſé Caſtre, & la ville à laquelle Laui-
nie donna ſon nom, ils vindrent à lemboucheure du Tibre. Là tout
le peuple Romain, les Senateurs, les Dames de la ville, & ces vierges
meſmes qui gardent le feu de Veſta, ſe trouuerent pour le receuoir
auec tout lhonneur, quil fut poſſible de luy rendre. A ſon arriuée ils
le ſaluërent de mille cris dallegreſſe, & le long du riuage ainſi quil
paſſoit dvn & dautre coſté parfumerent lair dvn encens petillant
dans le feu, & firent rougir les couſteaux de leurs Preſtres dans le ſang
boüillonnant de pluſieurs victimes, quils immolerent au pied des
autels quon auoit dreſſez ſur le ſable. En fin entré quil fut dans Ro-
me, ville capitale du monde, il ſeſleua, & ſappuyant contre le maſt,
il tourna la veuë de tous coſtez pour choiſir vn lieu propre à ſe reti-
rer. Il y a vn endroit où le Tibre my-party faict vne Iſle, quil entou-
re dautant deau dvne part que dautre; ce fut là que le vaiſſeau ſe
[461]
rendit, & en meſme inſtant le ſerpent fils de Phoebus ſy ietta, y reprit
ſa diuine forme, & deſtournant le fleau dont la ville eſtoit affligée,
mit fin aux plaintes & aux pleurs des Romains, chez leſquels il a touſ-
iours demeuré depuis pour les ſecourir en leurs neceſſitez.
LE SVIET DE LA X. FABLE.
Le Poëte pour mettre fin à ſon oeuure, dit que Ceſar aprés auoir vaincu tous les plus(X. Fable
expliquée au
7. Chap.)
valeureux peuples de la terre, fut par Venus changé en Comete, & ne quitta point la
terre que pour aller, aſtre nouueau, eſclairer dans les Cieux.QVand AEſculape, entrant dans Rome, accreut le nombre de
nos Dieux, ce fut vne diuinité eſtrangere à laquelle on donna
place dans la ville; mais depuis vn autre de la ville meſme, par ſes pro-
pres concitoyens a eſté recognu pour Dieu. Ceſt Ceſar, lequel au
milieu des ſiens, & au lieu meſme doù il auoit tiré ſa naiſſance, a eſté
adoré; ce grand Ceſar qui en valeur parmy les orages des guerres, ny
en conſeil dans vn Senat durant le calme de la paix, ne veid iamais ſon
pareil. Ceſt inuincible Ceſar, qui na point eſté eſleué dans les Cieux,
& changé en eſtoille cheueluë, plus pour le reſpect de tant de victoi-
res obtenuës à la pointe de ſon eſpée, ny de tant dautres ſeruices quil
a faicts à la republique, & par leſquels il la en peu de temps renduë
maiſtreſſe du monde; que pour le merite du fils quil nous a laiſſé: car
[462]
il na pas plus acquis de gloire au plus glorieux de ſes admirables ex-
ploicts, quil en a gaigné ſe rendant pere dvn ſi digne ſucceſſeur de
ſes vertus. Auoir dompté les Anglois, retranchez du reſte du monde,
& remparez des furieuſes vagues de lOcean: auoir conduit ſes vaiſ-
ſeaux victorieux ſur les ſept bras du Nil, lequel nous fournit les eſ-
corces qui ſeruent de papier, & ſeſtre rendu maiſtre de lEgypte:
auoir puny la rebellion des Numides, vaincu le Roy Iuba, & rangé
ſous laigle Romaine les ſuperbes peuples du Pont, orgueilleux des
anciennes victoires de Mithridate: Bref auoir pluſieurs fois triom-
phé & merité de triompher pluſieurs autres, bien que ce ſoient cho-
ſes grandes; ce neſt pas tant toutefois que dauoir eu pour fils, & laiſ-
ſé pour ſucceſſeur, vn ſi grand Empereur, ſous le regne duquel les
Dieux ont daigné departir plus de faueurs au monde, quils nauoient
iamais faict. Afin donc que ceſtuy-cy fuſt immortel, & quon ne
peuſt le iuger yſſu dautre race que diuine; il falloit de neceſſité que
celuy-là fuſt immortaliſé, falloit que le pere trouuaſt place parmy les
aſtres pour faire recognoiſtre le fils yſſu du ſang des Cieux. Venus
mere dEnée le preueid bien, & le preuoyant deſcouurit les ſecrets
deſſeins des traiſtres parricides qui auoient conſpiré la mort de celuy
quelle vouloit faire Dieu: elle veid la ſanglante entrepriſe des coniu-
rez; veid leurs armes preſtes doſter la vie à Ceſar, & le voyant leffroy
pallit les roſes de ſes ioües. Pour ſe conſoler en ceſte triſte apprehen-
ſion, elle ſarreſtoit à tous les Dieux quelle rencontroit, leur diſant:
Voyez, ie vous prie, quels partis ſe font contre moy, quelles embuſ-
ches on me dreſſe, quels attentats ſe projettent ſur la vie des miens, &
auec combien de perfidie & de cruauté on veut aſſaſſiner celuy, qui
deſcendu de mon petit Iüle me reſte auiourdhuy ſeul de ma genereu-
ſe poſterité? Faut-il que Venus ſeule, entre tant de diuinitez qui lo-
gent dans le Ciel, ſoit ſans occaſion touſiours ſi cruellement affligée?
Iay autresfois eſté contrainte de voir mon ſang ſortir de la bleſſure
que me fit Diomede. Iay veu bouleuerſer les murailles de Troye,
bruſler & ſaccager le peuple que ie cheriſſois le plus en Aſie. Mon fils
a eſté pluſieurs années battu ſur mer dvne continuelle tourmente; les
ondes lont ietté tantoſt çà, tantoſt là, & porté au trauers de mille pe-
rils à laſpect de mille morts, que ſa pieté & ſa valeur ont vaincuës.
Ses afflictions lont forcé daller meſme trouuer les ombres des enfers,
il a couru la fortune dvne longue & dangereuſe guerre contre Tur-
ne, ou pour mieux dire contre Iunon, qui a touſiours recerché ſa rui-
ne. Mais à quel propos eſt-ce, que ie me veux repreſenter maintenant
tous les infortunes & les deſaſtres cy-deuant arriuez aux miens? La
crainte me doit faire oublier ceux du paſſé, pour auoir loeil ſur celuy
qui ſauance. Vous voyez les pointes des poignards quon eſguiſe
pour les plonger en mon ſang: deſtournez-les, ie vous ſupplie, gau-
chiſſez le coup dvn ſi horrible deſſein; ne permettez pas que le ſacré
[463]
feu de Veſta ſoit eſteint du ſang de voſtre grand Preſtre, car ſa mort(Ceſar eſtoit
grand Pontife.)
ſera la mort de la pieté & du reſpect quon doit à vosautels.Ceſtoient les plaintes que Venus, trauaillée de triſtes apprehen-
ſions, faiſoit par tout le Ciel pour eſmouuoir les Dieux, & les tou-
cher dvn pitoyable reſſentiment de la mort preparée à Ceſar: mais
ceſtoit en vain quelle ſe lamentoit ainſi, car il eſt impoſſible aux
Dieux meſmes de vaincre les dures loix du deſtin & des Parques. Tou-
tesfois ne pouuant ſoppoſer au deſaſtre quils preuoyoient; ils rendi-
rent tous teſmoignage, quvn tel meurtre narriueroit pas ſans les af-
fliger. On tient que pour ſiniſtre preſage de lexecrable aſſaſſin qui ſe(Preſages de la
mort de Ceſar.)
deuoit faire; on entendit parmy lair vn furieux cliquetis darmes, &
vn effroyable ſon de trompettes, qui ſonnoient la charge dedans
leſpaiſſeur des nuées. Le Soleil ces iours-là touché de douleur, neſ-
clarra la terre ſoucieuſe que dvne paſle lumiere. On veid au Ciel des
torches ardantes, on apperceut des gouttes de ſang meſlées parmy la
pluye qui tomboit. Laſtre qui ouure & ferme les portes du iour,
comme veſtu de dueil, ne parut point ſi clair que de couſtume, & la
Lune portant vne face rougeaſtre, teignit ſon chariot comme dvn
rouge de ſang. Les hybous, triſtes prophetes des malheureuſes nou-
uelles, publierent dvne voix infernale en mille endroits lexecution
de ce coup denfer. En mille endroits les idoles dyuoire & de marbre
trouuerent des larmes, pour pleurer le malheur panchant ſur le chef,
vray chef de ce bas Vniuers. On ouït dans les Temples & dans les an-
tres ſacrez, des chants & des voix effroyables, qui ſembloient vſer de
menaces. De tant de victimes quon immola, pas vne nappaiſa le
courroux des Dieux, tous les ſacrifices quon fit ne les peurent ren-
dre propices; on ne liſoit quinfortunes, que troubles, que ſeditions
dans les entrailles des hoſties. De nuict il y auoit des chiens, qui aux
places publiques, & autour des maiſons des Dieux, hurloient comme
des loups. On rencontroit par tout des ombres vagabondes, & pour
effrayer encore dauantage le peuple, la ville fut eſbranlée deſtranges
& horribles tremblemens de terre. Toutefois ces celeſtes aduis & ces
ſignes auant-coureurs ne peurent empeſcher le coup fatal, à leffect
duquel les deſtins auoient conſpiré auec les traiſtres. Pour ceſte ſan-
glante execution, ils ne iugerent lieu plus commode que le Senat,
tous les complices du meurtre y porterent chacun vn poignard ſous
la robe; & alors Venus, comme tranſportée dvn cruel deſeſpoir, ſe
plomba le ſein des deux poings, & laſcha tant la bride à ſes douleurs,
quelle ſembla poſſedée de quelque furie. Elle voulut aller couurir
Ceſar de la meſme nuée de laquelle autresfois elle entoura Pâris pour
luy faire eſchapper leſpée de Menelas; & le pieux Enée, pour le re-
tirer du peril auquel il ſeſtoit engagé combattant Diomede: mais Iu-
piter la retint, luy diſant; Quoy? ma fille, voulez-vous faire force au
deſtin, & dvne iniuſte violence rompre la fermeté de ſes arreſts, que
[464]
pas vn des Dieux na encore ſceu violer? Entrez dans le ſecret cabinet
des Parques; vous verrez-là les grands regiſtres des affaires du monde,
eſcrittes ſur des tables de fer & de cuiure, qui ne craignent ny les fou-
dres du Ciel, ny la roüillure des ſiecles, car leur durée ne ſe borne que
par leternité. Et parmy tant dinfallibles & irreuocables ordonnan-
ces, vous trouuerez les deſtinées de ceux de voſtre ſang, empreintes
dans la dureté eternelle dvn diamant, ſur lequel elles ſont grauées.
Pour moy ie les ay leuës, & nay pas perdu la memoire de ce quelles
portent; ie vous le diray, afin que vous ne ſoyez point ignorante des
auantures de ceux qui vous touchent. Quant à celuy pour lequel vous
eſtes maintenant en peine, ceſt en vain que la crainte de ſa mort vous
(Il eſtoit âgé de
59. ans.) afflige; car ſes iours ſont accomplis, il eſt au bout du terme quon luy
a limité pour demeurer ſur terre, il ne peut y viure plus long temps;
mais vous le pouuez loger dans les Cieux. Et ceſt choſe aſſeurée quil
y ſera receu, quil ſera immortaliſé, & là bas dans vn Temple adoré
comme Dieu, tant pour voſtre reſpect que pour le merite de ſon
fils, qui digne heritier de ſon nom, de ſes vertus, & de ſon Empire,
aura ſeul le gouuernement de tant de Prouinces ſubjettes aux Aigles
Romaines: & ſouſtenu de noſtre faueur, vengera de ſes iuſtes armes
liniuſte attentat de ceux qui cruels meurtriers auront oſté la vie à ſon
pere. La ville de Mutine aſſiegée, & preſques priſe aura recours à ſa
valeur pour ſa deliurance. Les champs de Pharſale le verront vain-
queur de Brute & de Caſſie. Il fera encore vne autre fois baigner de
ſang les plaines de Macedoine, il vaincra en Sicile le fils du grand
Pompée: & en Alexandrie, ceſte ſuperbe Egyptienne (laquelle for-
tifiée dAntoine ſon pretendu mary, en vain ſe promettra de gaigner
noſtre Capitole, & le rendre ſubject aux loix de lEgypte) fera ioug
ſous leffort de ſes armes inuincibles. Ce ne ſeroit iamais faict de vous
nombrer icy les nations barbares, & les peuples quil domptera, tant
au delà des mers du Leuant, que ſur le froid riuage de celles du Cou-
chant. Tout ce quil y a dhabitable deſſus le globe de la terre ſe ran-
gera ſous ſa puiſſance; & ſi la terre ſeule ne ſera pas de ſon domaine,
lOcean tributaire de ſon Empire, & toutes les liquides plaines de Ne-
ptune luy rendront obeïſſance. Lheur de ſes armes portera la paix
par tout, & quand ſes vertus auront mis ce rond Vniuers en repos, ſes
equitables ordonnances lentretiendront touſiours paiſible. Sa vie ſe-
ra le modelle, ſur lequel chacun ſe reiglera pour reformer ſes moeurs
(Tibere fils de
Liuie, fut ado-
pté par Augu-
ſte, & le Poëte
lappelle fils
dvne vierge,
luy attribua
̅
t ce
que la Sibylle
auoit predit de
Ieſus-Chriſt.) dereiglées. Sa preuoyance eſtablira ſon fils né dvne vierge, luy fera
porter ſon nom, & le faix des affaires de lEmpire. Puis ayant atteint
lâge caduc & les ans de ſon pere, il ſe rendra prés de luy dedans nos
Palais du Ciel. Mais tandis que ie parle, voila la genereuſe ame de Iule
qui a deſia quitté ſon corps meurtri, receuez-la ma fille, & en faictes vn
aſtre brillant, afin quil ait touſiours ſa veuë ſur mon Capitole, & ſoit
icy haut comme il a eſté là bas, protecteur de la grandeur de Rome.
|| [465]
A peine Iupiter eut laſché la parole, que Venus ſe rendit dans la
ſalle où le Senat eſtoit aſſemblé, & ſans que perſonne la veiſt, receut
lame de Ceſar à la ſortie du corps, deuant quelle ſeſgaraſt parmy
lair. Elle la porta dés lheure meſme dans le Ciel, & la portant ſentit
quelle ſe changeoit en feu, & ſarmoit de lumiere, qui fut cauſe quel-
le la laiſſa delle-meſme voler plus haut. Lors ceſte genereuſe ame de-
uenuë eſtoille, fit paroiſtre ſa face eſclattante auec ſa longue cheue-
lure de flames, & iettant loeil ſur les valeureux & ſages exploicts de
ſon fils, aduoüa que les ſiens eſtoient beaucoup moindres. Il reçoit
là haut vn contentement incroyable de ſe voir vaincu par ſon fils, &
le fils en terre reçoit vn deſplaiſir extreme, douïr le peuple eſleuer
ſes loüanges au deſſus de celles de ſon pere: car encore quil deffende
de faire comparaiſon de lvn à lautre; il ne peut empeſcher que la li-
bre langue de la Renommée, malgré luy, ne le prefere à ſon deuan-
cier. En cela ſes deffenſes ſont vaines, & ſes commandemens en tout
le reſte religieuſement obſeruez, en ce poinct ſeul ne trouuent point
dobeïſſance. Ainſi la viue gloire quAgamemnon ſacquit par ſa
vertu, ſurpaſſa de beaucoup celle dAtrée: ainſi Theſée ſurmonta ſon
pere Egée: ainſi le valeureux Achille ſe fit place auec ſon eſpée plus
auant dans lEternité que nauoit faict Pelée. Et pour me ſeruir
dexemples eſgaux en tout & par tout, ainſi la grandeur de Saturne eſt
recognuë beaucoup moindre que celle de Iupiter, Iupiter dis-je, qui
eſt dans les Cieux ce quAuguſte eſt en terre: lvn tient le ſceptre des
hautaines regions, qui font auec lair trois Royaumes; lautre a en
main le gouuernail de tout ce que lair enuironne: tous deux ſont
Roys, & tous deux peres de leurs peuples. Mais que puis-je dire digne
de leurs merites? Leur grandeur rend defectueux les diſcours les plus
accomplis, & faict ramper les plus releuez. Ie changeray donc les
loüanges en voeux, & finiray par ces prieres. Dieux tutelaires de Troye,(Sont les Dieux
Indigetes.)
qui fuſtes compagnons dEnée, lors que le fer, & le feu vaincus par ſa
pieté luy firent paſſage; vous qui ayans eſté icy bas hommes comme
nous, vous eſtes par vos heroïques vertus donné rang parmy les
eſtoilles; vous Romule pere des Romains, & vous Mars, grand Dieu
des armées, pere de linuincible Romule & de ſa ville enſemble; Vous
chaſte Veſta qui auez voſtre Temple dans la maiſon de lEmpereur, &
vous beau Phoebus, qui domeſtique du Prince, eſtes auſſi adoré dans
le meſme Palais; Vous Iupiter qui auez voſtre ſiege au haut du Capi-
tole, & vous tous autres Dieux, quil eſt permis à vn deuot Poëte
dinuoquer, faictes ie vous prie que le iour qui doit rauir Auguſte à la
terre ne ſe voye point en nos iours, retardez ſon heure fatalle, & ne
permettez pas quelle ſoit marquée dedans les faſtes de noſtre âge, afin
que le monde, (quil doit quitter alors pour ſe placer au Ciel) ne perde
point, tant que ce ſiecle durera, le bon-heur de luy obeïr, & nos prie-
res celuy deſtre aſſiſtées de ſa fauorable preſence.
|| [466]
(Concluſion
dOuide.) MOn deſſein eſt accomply, iay en fin parfaict vn oeuure, dont la
durée ne pourra iamais eſtre vaincuë, ny par le foudroyant cour-
roux du grand fils de Saturne, ny par le feu, ny par le fer, ny par la
dent ialouze du temps rongeard, qui peu à peu conſume toutes cho-
ſes. Vienne quand bon luy ſemblera le iour fatal, qui na pouuoir que
deſſus la foibleſſe de nos corps, pour borner le cours incertain de mes
ans, & trencher le fil de ma vie. Il ne ſçauroit faire que lhorreur dvn
tombeau me couure tout entier; la meilleure partie de moy, dom-
ptant la mort, ira voler iuſques dedans les Cieux, & mon nom bien
auant graué ſur les grandes tables de lVniuers, nen ſera iamais effa-
cé. On le lira par tout où la puiſſance des Romains, qui na point
dautres bornes que celles de la terre habitable, a planté ſes Aigles
victorieuſes. Et ſi les preſages des Poëtes ſont auctoriſez de quel-
que verité, vn beau renom allongera ma vie, auſſi long temps que
les ſiecles, meſurans lâge du monde, rouleront les cercles des annees.
|| [ID00493]
A
- ABeilles naiſſent du corps mort dvn taureau. page 447
- Abeilles naiſſent au commencement ſans pieds. ibid.
- Acheloys & Hercule combattans. 244
- Acheloys changé en diuerſes formes. 244. 245
- Acheloys vaincu & eſcorné par Hercule. 245
- Achilles tué par Pâris. 353
- Achilles mort, ſes armes ſont données à Vlyſſe. 368
- Acis changé en fleuue. 391
- Aconit ſortit de leſcume de Cerbere. 194
- Acteon petit fils de Cadmus changé en Cerf. 78. puis mangé de ſes chiens. 79
- Adonis fils de Myrrhe, deſia changée en arbre. 294
- Adonis mort, ſon ſang eſt changé en fleur rouge. 302
- AEme & Rhodope en montaignes. 156
- AEſaque changé en plongeon. 332
- AEſculape changé en Dragon. 459
- AEſculape porté à Rome. 460
- AEtna montagne de Sicile, maintenant appellée Mont-gibel, pourquoy bruſle perpetuellement. 446
- Aglaure, fille de Cecrops changée en pierre. 68
- Aiax & Vlyſſe plaident pour les armes dAchille. 356. & ſuyu.
- Aiax ſe tuë, & ſon ſang ſe change en Hyacinthe. 369
- Airain ſurnomme la dureté dvn des âges du monde. 8
- Albanie, par quels Roys gouuernée. 424
- Alcidamas eut vne fille changée en pigeon. 192
- Alcithoé auec ſes ſoeurs en Chauue-ſouris. 112
- Althée mere de Meleagre le faict mourir, pour venger la mort de ſes freres. 228. 229
- Amaſene, fleuue de la Sicile, quelquefois a de leau, dautrefois nen a point. 445
- Amathunte terre ſubiecte à la Deeſſe Venus. 284. ſes habitans changez en boeufs. ibid.
- Ambre ſortie des larmes des ſoeurs de Pbaëton. 48
|| [ID00494]
- Ames changent dvn corps en vn autre ſelon lopinion de Pythagore. 441
- Ammon fontaıne en Afrique, froide de iour, & chaude de nuict. 446
- Amphion meurt daffliction. 162
- Anaxarete fille changée en pierre. 430
- Andromede expoſee à vn monſtre marin. 121. deliurée par Perſée. 124. mariée auec Perſée. 125
- Anigre, fleuue, de doux deuenu amer. 445
- Anius Preſtre auoit des filles, qui changeoient en bled, en vin, en huile, tout ce quelles touchoient; elles furent changées en pigeons. 382
- Année diuisée en quatre ſaiſons. 7
- Antigone changée en Cigogne. 156
- Antiſſe autresfois iſle. 445
- Apollon en Eurynome. 106
- Apollon deſguiſé en Berger. 157. en païſan. ibid. en oyſeau de proye. ibid. en lion. ibid. en corbeau. 138
- Apollon & Neptune deſguiſez en hommes baſtiſſent les murailles de Troye. 311
- Arachne deffie Minerue en louurage de tapiſſerie. 154
- Arachne changée en araignée. 158
- Arcas auec ſa mere Calıſton eſt poſé dans le Ciel, & ſont changez en eſtoil- les. 54
- Ardée, ville de Turne en oyſeau. 422
- Arethuſe Nymphe en fontaine. 150
- Argus, fils dAriſtor, tué par Mercure. 34
- ſes yeux mis en la queuë du Paon. ibid.
- Arné changée en Chucas. 195
- Aſcalaphe en Hybou. 46. 47
- Atalante recerchée de pluſieurs ſeruiteurs pour ſa beauté. 297. 298
- ſa legereté. 296. 297
- Atalante changée en lionne. 301
- Athamas fontaine dont leau allume le bois. 446
- Atlas Roy de Mauritanie changé en montagne. 121
- Atys en pin. 278
- Auguſte Empereur Romain, & ſes loüanges. 449
- Aurore pleurant ſon fils Memnon, ſes larmes ſont changées en roſée. 380
B
- BAcchus fils de Semele fut couſu dans la cuiſſe de Iupiter. 82. quelles furent ſes nourrices. ibid. elles furent raicunies par Medée. 189
- Bacchus fut ſurnommé de diuers noms. 98
- Bacchus changé en ieune garçon. 93. en Acete. 92
- Bacchus en bouc. 138
- Bacchus en grappe de raiſin. 157
- Bacchantes de Thrace en arbres. 305
|| [ID00495]
- Batte, fils de Nelée, païſan changé en pierre. 63. 64
- Baucis en arbre. 236. ſa maiſonnette en temple. ibid.
- Belier vieil en agneau. 190
- Berger de la Poüille changé en Oliuier ſauuage. 418. 419
- Bıblis fille de Milet, changée en fontaine. 266. 267
- Buris & Helice, villes ſubmergées. 445
C
- CAdmus fondateur de Thebes. 75
- Cadmus & Hermione changez en ſerpens. 118
- Ceſar changé en Comete. 349
- Calaïs & Zetés enfans de Borée volent comme oyſeaux. 178
- Caliſto fille de Lycaon, changée en ourſe. 53. en aſtre. 54
- Calliroë veid ſes petits enfans deuenir ieunes hommes. 258
- Canente femme de Picus, morte de douleur, laiſſa ſon nom au lieu où elle mourut. 413. 414
- Carme auxiliaire, chanté par Medée pour vn effect de Magie. 184
- Cannes, ou roſeaux parlans. 310
- Caune frere de Biblis fuit ſes inceſtueuſes amours. 266
- Cayque fleuue change le lieu de ſon reflux. 445
- Celme, petit garçon, en Diamant. 108
- Cenée deuenu homme qui ne pouuoit eſtre bleſſé, fut changé en oiſeau. 347. 348
- Cenis fille, changée en homme appellé Cenée. 340. 341
- Centaures & Lapithes ſe battent en vn feſtin. 341. 342. & ſuyu.
- Cephale auoit vn dard, qui ne manquoit iamais datteindre où il deſiroit. 206
- Cephale rauy par lAurore. 204
- Cephale change de face, pour tenter Procris ſa femme. 205
- Cephée donne ſa fille à Perſée. 124. ſes ſubjets font vne ſedition à la nopce. 128. ils ſont changez en pierres. 132. 133. 134
- Cephıſe en monſtre marin. 193
- Cerambe en oyſeau. 192
- Ceraſtes en taureaux. 284
- Cerbere, traiſné par Hercule, iette vne eſeume qui eſt changée en Aconit. 194
- Cerbere donne tant deffroy à vn homme, quil ſe change en pierre. 246
- Cercopes en Singes. 399
- Ceſar changé en comete. 463. 464. 465
- Ceyx en oyſeau. 330
- Chaos en quatre elemens. 2
- Chameleon en diuerſes couleurs. 446
- Champignons naiſſans de lhumidité, changez en hommes. 194
- Cheſnes parlans en Dodone. 384
- Chione aimée par Mercure. 315
- Cippe eut des cornes au front, pour preſage quil regneroit. 455. 456. 457
|| [ID00496]
- Circe magicienne, & ſes enchantemens. 396. 397. 398
- Clitoire, fontaine dont leau fait haïr le vin. 446
- Clytie Nymphe en fleur iaune. 107
- Cos Iſle, où les femmes furent changées en vaches. 192
- Combe en oyſeau. ibid.
- Coraıl deſſous leau eſt mol, & au deſſus eſtant à lair deuient dur comme pier- re. 124. 448
- Corail naiſt de petits reiettons. 124
- Corbeau parauant blanc deuient noir. 55
- Corne dabondance de la corne du fleuue Acheloys. 245
- Corone dArıadne portée au Ciel, & changée en aſtre. 218
- Corones ieunes hommes nez des cendres des filles dOrion. 384
- Coronis en Corneille. 57
- Crathis & Sybaris fleuues dont les eaux font les cheueux comme dor. 446
- Crocus & Smilax en fleurs. 108
- Curetes engendrez des torrents dvne groſſe pluye. 108
- Cyane Nymphe en fontaine, qui porte ſon nom. 141. 142
- Cycne, fils de Sthenele, Roy de Ligurie, en oyſeau qui porte ſon nom. 49
- Cycne, fils dHyrie en Cygne. 192
- Cycne fils de Neptune ayant le corps à leſpreuue des armes eſt eſtouffé par Achille. 338. changé en oyſeau de ſon nom. ibid.
- Cynare pleure ſes filles changées en marches dvn temple. 156. 157
- Cypariſſe en Cyprés. 279
D
- DAphné changée en laurier. 27
- Daphnis en pierre. 108
- Dedale senuole des priſons de Crete. 220
- Dedale ſe rend chez Cocale. 222
- Dedalion en oyſeau de proye. 316. 317
- Dejanire femme dHercule, violentée par Neſſe Centaure. 246
- Deluge du monde ingenieuſement deſcrit. 15. 16. 17
- Dercete en poiſſon. 95. ſa fille en pigeon. ibid.
- Deucalion iette des pierres qui deuiennent hommes. 20
- Diane ſe deſguiſe en chat. 138
- Diomede veid ſes compagnons changez en oyſeaux. 417
- Dragon que trouua Cadmus, & ſes dents ſemées changées en hommes ar- mez. 73. 74. 75
- Dragon de Pitane ville dAEolie en rocher. 192
- Dragon aſſoupy par Iaſon, & ſes dents de meſme ſemées changées en hom- mes armez. 183. 184
- Dryope en arbre. 256
|| [ID00497]
E
- EAu froide deuint boüillante. 432
- Echo Nymphe en voix. 88
- Egée reçoit Medée chez ſoy. 194
- Egerie femme de Numa en fontaine. 454
- Egine autresfois appellée Oenopie. 196
- Enée fait voile du coſté de Italie. 415. ſa pieté enuers ſon pere. 381. eſt immortaliſé. 423
- Enfers deſcrits. 113. 114
- Eſcume de Cerbere en poiſon. 194
- Elemens ſe changent ſans ceſſe les vns auec les autres. 444
- Enuie ingenieuſement deſcrite, & ſa maiſon. 66. 67
- Eraſin fleuue, quelquefois coule ſous terre, quelquefois paroiſt deſſus. 445
- Eriſicthon, & ſon impieté. 237. 238. ſa faim inſatiable. 240. ſa fille changée en diuerſes formes. 241
- Eſon de vieil eſt raieuni par Medée. 188. 189
- Eſtang de Phrygie faict par linondation des eaux. 234
- Eumele eut vne fille, qui deuint oyſeau. 193
- Euphorbe deuint Pythagore. 441
F
- FAim deſcrite, & ſa demeure. 239
- Femmes de Scythie volent. 447
- Femmes de lIſle de Cos en vaches. 192
- Fer donnant le ſurnom à la cruauté de noſtre âge. 8
- Fourmis changez en hommes, appellez Myrmidons. 202
- Frelons naiſſent dvn cheual. 447
G
- GAlanthis ſeruante en Belette. 254
- Ganymede rauy par Iupiter. 280
- Geans foudroyez, & leur ſang changé en hommes. 10
- Glauque peſcheur changé en Dieu des eaux. 392. 393
- Grenoüilles engendrées de limon. 447
- Gouttes du ſang de la teſte de Meduſe en ſerpens. 120
H
- HAlcyone en oiſeau de meſme nom quelle. 330
- Helice & Bure, villes dAchaïe ſubmergées par les eaux. 445
- Hecube de rage deuint chienne. 375
|| [ID00498]
- Hercule & Acheloys combattent enſemble. 244
- Hercule execute pluſieurs difficiles entrepriſes, quon appelle ſes trauaux deſcrits. 249. 250
- Hercule deifié, & marié auec Hebé. 252. 257
- Hermaphrodite & Salmacis deuiennent vn meſme corps. 110. 111
- Herſilie femme de Romule, deifiée, & appellée la Deeſſe Ora. 434
- Heſione fille de Laomedon, deliurée par Hercule. 311
- Hippolyte reuint au monde ſous le nom de Virbie. 452. 453
- Hippocrene fontaine, ſortie de la corne du pied du Pegaſe. 135
- Hippodame mariée auec Pirithoüs. 341
- Hippomene ſurmonte à la courſe Atalante par le moyen des pommes dor, que luy donne Venus. 299. 300
- Hippomene & Atalante changez en lions. 301
- Homme formé par Promethée. 4. 5. ſes quatre âges. 443
- Hommes armez nais des dents dvn ſerpent. 183. 184
- Hommes ſortis de potirons. 194
- Hommes ſortis des fourmis. 202
- Hyacinthe ieune garçon en fleur. 283. feſtes ſolemniſées en ſon honneur. ibid.
- Hyene tantoſt maſle tantoſt femelle. 448
- Hypane fleuue, eſtant doux deuint amer. 445
- Hyrie daffliction de la perte de ſon fils, fut changée en estang. 192
I
- IAſon faict le voyage de Colchos. 180. & ſuyu.
- Iaſon gaigne la toiſon dor par le moyen de Medée. 183. 184
- Icare auec ſes aiſles tombe dans la mer, à laquelle il donne ſon nom. 220
- Image dyuoire en fille. 286
- Ino & Melicerte en diuinitez marines. 116. les compagnes dIno en pierre & en oyſeaux. 116. 117
- Io fille dInache en vache. 30
- Io eſt faicte Deeſſe, & nommée Iſis. 35
- Iolas le vieil deuient ieune. 257. 258
- Iphigenie fille dAgamemnon en biche. 335
- Iphis fille deuient garçon. 271
- Iris meſſagere de Iunon. 325
- Iſis Deeſſe, & ſa compagnie. 268
- Itys fils de Terée tué par ſa mere. 176. ſa Ehair ſeruie ſur table à ſon pere. ibid.
- Iuge dAmbracie changé en pierre. 384
- Iunon, fille de Saturne & dOpis ſe change en vieille femme. 81
- Iunon en vache. 138
- Iupiter amoureux de Ganymede, ſe change en Aigle pour le rauir. 281
- Iupiter en bomme. 13
- Iupıter en Diane. 51
|| [ID00499]
- Iupiter pour rauir Europe, fille dAgenor ſe change en taureau. 70. 157
- Iupiter en or. 157. en belier. 138. 157. en Aigle. 280. en Cygne. 157. en Satyre. ibid. en Amphitryon. ibid. en feu. ibid. en Berger. ibid. en Serpent. ibid.
- Iupiter & Mercure en hommes. 234
L
- LAbyrinthe, artificieuſe priſon de Dedale. 218
- Lac dEthiopie rend inſenſez, ou endormis ceux qui en boiuent. 446
- Lapithes combat tans auec les Centaures. 341. 342. & ſuyu.
- Leucades autresfois terre ferme, maintenant iſles. 445
- Leucothoé, fille dOrchame, eſt enterrée toute viue. 106
- Ehangée en vne verge dencens. 107
- Lichas en eſcueil. 250
- Lotos, Nymphe changée en vn arbre qui porte ſon nom. 256
- Loup changé en rocher. 319
- Lucine en vieille. 254
- Lycaon en loup. 11. 12. 13. 14
- Lyciens payſans en grenoüilles. 166
- Lycus fleuue englouty par la terre en vn endroit, ſort ſur terre dvn autre. 445
- Lynceſte fleuue, dont leau enyure comme le vin. 446
- Lyncus Roy de Scythie, changé en Lynx. 152
- Lynx animal dont lvrine ſe change en pierre. 448
- Lyre dOrphée admirable en ſes effects. 305
M
- MAriniers en Dauphins. 95
- Mars & Venus couchez enſemble. 105
- Marſyas eſcorché vif. 167. puis changé en fleuue. ibid.
- Medée amoureuſe de Iaſon. 181. 182. 183
- Medée eſprouue ſon art magique ſur vn baſton ſec, puis raieunit Eſon pare de Iaſon. 188
- Meduſe auoit des ſerpens meſlez parmy ſes cheueux, & pourquoy. 126
- Meleagre courageux chef de guerre, & ſa deſtinée. 225. 226. 227
- Meleagre meurt. 229
- ſes ſoeurs ſont changées en oyſeaux. 230
- Memnon eſtant bruſlé, de ſes cendres ſortent des oyſeaux. 379. 380
- Meſſine autrefois en terre ferme, maintenant Iſle. 445
- Menthe Nymphe en Menthe herbe. 302
- Menephron couche auec ſa mere. 193
- Mer changée en terre. 445
- Mera en chien. 192
- Mercure en Berger. 32
|| [ID00500]
- Mercure en Cicogne. 138
- Metre en di???erſes formes. 240. 241
- Meures blanches teintes de noir. 104
- Midas par ſon attouchement change tout en or. 307
- Midas porte des oreilles daſne. 309. 310
- Midas a vn ſeruiteur qui deſcouure ſa honte, & la voix du ſeruiteur eſt changée en roſeau. 310
- Milet fondateur de la ville de Milet. 260
- Minerue en vieille. 154
- Minos faict la guerre aux Atheniens. 212. & ſuyu.
- Moloſſe Roy de Chaonie, void ſes fils en oyſeaux. 384
- Monde diuiſé en ſiecles, & en quatre âges. 6. 7. 8. 9
- Montagne eſleuée dans vne plaine à Trezene. 445
- Morphée ſuſceptible de diuerſes figures. 327
- Murs rendans vne voix. 212
- Muſes prennent des aiſles, pour euiter la violence de Pyrenée. 136
- Mutations diuerſes de toutes choſes. 442
- Myrrhe fille de Cinyre inceſtueuſement amoureuſe de ſon pere. 287. & ſuyu.
- changée en arbre qui porte ſon nom. 293
N
- NAiades Nymphes des eaux, changées en Iſles. 231
- Naïs Nymphe en poiſſon. 99
- Narciſſe amoureux de ſoy-meſme meurt. 86. 88
- Narciſſe changé en fleur qui porte ſon nom. 88
- Naufrage elegamment deſcrit. 322. 323. 324
- Nauire en rocher. 420
- Nauires dEnée en Nymphes. 420
- Neptune changé en veau. 157
- Neptune en Enipe fleuue. ibid. en Belier. ibid. en Cheual. ib. en Dauphin. ibid.
- Neſſe Centaure veut violer Dejanire. 246. ſon ſang ſe change en poiſon. 247
- Niobe trop ſuperbe void mourir ſes fils & ſes filles. 161. 162
- Niobe changée en rocher. 163
- Niſe Roy, pere de Scylle changé en oyſeau. 216
- Numa Pompilie va trouuer Pythagore pour apprendre ſa doctrine. 438.
- il inſtruit les Romains au cult des idoles. 451
- Nyctimene en Hybou. 58
O
- OCyroé fille de Chiron en iument. 62
- Olene & Lethée en pierres. 276
- Orithye enleuée par Borée. 178
|| [ID00501]
- Orphée & Eurydice mariez enſemble. 274
- Orphée deſcend aux enfers. ibid.
- Orphée charme de ſa voix les beſtes & les arbres. 277
- Orphée eſt mis en pieces par les femmes Bacchantes. 304
- Orphée accuſé dauoir eſté chez les Thraces autheur des amours contre na- ture. 276
- Ortygie Iſle iadis mouuante. 446
P
- PActole fleuue qui a vn ſablon dor. 308
- Pallas ſe change en vieille. 154
- Pallas diſpute auec Arachne de la gloire des tapiſſeries. 154. 155. & ſuyu.
- Parnaſſe montagne qui a deux ſommets. 17
- Pegaſe cheual aiſlé, & Chryſaor ſortirent du ſang de Meduſe. 126
- Pelias tué par ſes filles, que Medée trompa. 190. 191
- Pelops auoit vne eſpaule dyuoire. 168
- Penthée mis en pieces par ſa mere & ſa tante. 96
- Perdix changé en Perdrix. 221
- Periclymene fils de Nelée ſe changeoit en diuerſes formes. 350
- Periclymene & ſes freres tuez par Hercule. 350. 351
- Perimele fille dHippodamas, en Iſle. 232
- Periphas en oiſeau. 194
- Perſée valeureux cheualier, & ſes braues & genereuſes entrepriſes. 119. 125. 128. 129. 130. 134
- Perſée deliure & eſpouſe Andromede. 123. 124
- Perſée engendré de Iupiter changé en or. 119
- Peſte en Egine du temps du Roy Eaque. 198. 199. 200. 201
- Phaëton fils du Soleil & de Clymene eſt renuerſé dvn coup de foudre, nayant peu gouuerner le chariot de ſon pere. 46
- Phaëton en querelle auec Epaphe. 35
- Phaëton fut tant regretté de ſes ſoeurs, quelles moururent de dueil, & furent changées en Peupliers, & leurs larmes en Ambre. 47. 48
- Pharos anciennement eſtoit vne Iſle. 445
- Phenée, lac dArcadie, duquel les eaux ſont de nuict venimeuſes, & de iour ne font point de mal. 446
- Phenix naiſſant de ſes cendres. 448
- Philemon changé en arbre. 236. ſa maiſon en temple. ibid.
- Philomele forcée par ſon beau-frere Terée. 172. changée en Roſſignol. 176
- Phinée frere de Cephée changé en pierre auec tous ſes compagnons. 133. 134
- Phinée en oiſeau. 194
- Picus en oyſeau & ſes compagnons en diuerſes beſtes. 412
- Pierides, filles de Piere & dEnipe, changées en Pies, pour auoir oſé attaquer les Muſes. 152
|| [ID00502]
- Pierres noires en blanches. 437
- Plexippe & Toxée freres dAlthée, tuez par Meleagre. 227
- Polydecte changé en rocher. 135
- Polydore fils de Priam tué par Polymeſtor. 371
- Polypheme amoureux de Galatée, ſes richeſſes & ſes chanſons. 386. 387. & ſuyu.
- Polyphemon changé en oyſeau. 194
- Polyxene immolée ſur le tombeau dAchille. 373. 374
- Potirons en hommes. 194
- Pretus en rocher. 134
- Progné en Hirondelle. 176
- Procris femme de Cephale. 204. tuée par ſon mary. 209
- Prodiges preſageans la mort de Ceſar. 463
- Propetides changées en rochers. 284
- Proſerpine fille de Cerés rauie par Pluton. 141
- Proteſilas tué. 336
- Prothée ſe changeant en diuerſes formes. 237
- Pygas en gruë. 157
- Pygmalion ennemy des femmes. 284. 285
- Pyrame & Thyſbée amoureux infortunez meurent tous deux enſemble. 100. 101. 102. 103. 104
- Pyrenée ſe precipita ſoy-meſme en voulant pourſuiure les Muſes. 136
- Pyrrhe des pierres quelle iettoit veid naiſtre des femmes. 20
- Pythagore, & ſa doctrine. 438. 439. & ſuyu.
- Pythagore deux fois nay. 441
- Python ſerpent nay de lhumidité de la terre, tué par Apollon. 22
R
- REnard fuyant le Chien de Cephale, & le Chien en pierres. 207
- Rome baſtie par Romule. 431
- Rome loüée par lautheur. 449
- Romule deïfié ſous le nom de Quirin. 433
- Romule iettant ſon iauelot en terre, il prit racine & deuint arbre. 454
- Roy & Reyne de Calaure en oyſeaux. 192
S
- SAlmacis fontaine qui effemine les corps des hommes. 108. 111. 446
- Salmacis Nymphe & Hermaphrodite ioints enſemble. 110. 111. 446
- Saturne changé en cheual. 157
- Sciron en eſcueil. 195
- Scorpion naiſſant dvne Eſcreuiſſe. 447
- Scylle fille de Niſe, changée en oyſeau. 216
- Scylle changée depuis la ceinture en bas en chiens abbayans. 398. elle meſ|| [ID00503]me changée en rocher. ibid.
- Scython tantoſt maſle tantoſt femelle. 108
- Semele enceinte fut bruſlée du feu des foudres de Iupiter. 82
- Semiramis en pigeon. 99
- Serenes portans viſage de filles, le reſte doiſeau & de poiſſon. 147. 148
- Serpent changé en pierre, lors quil sauançoit pour ronger la teſte dOrphée. 305
- Serpent engendré de la moüelle de leſpine du dos de lhomme. 447. 448
- Sibylle Cumée aimée de Phoebus. 401. changée en voix. 402
- Sicile deſcrite. 385
- Sommeil deſcrit, & ſa demeure. 325. 326. ſes enfans. 326. 327
- Stellés petit garçon changé en Lezard. 143
- Symplegades, Iſles iadis mouuantes, qui ſont maintenant arreſtées. 446
- Syrinx Nymphe en fluſte de roſeaux. 33
T
- TAgés ſorti dvne motte de terre. 454
- Tale, ieune garçon, inuenteur de la ſcie & du compas. 221
- Taureaux iettans le feu par les narines. 183
- Telchines, peuples qui empoiſonnoient de leur ſeule veuë, ſubmergez par Iu- piter, & changez en rochers. 192
- Tempé deſcrit. 29
- Thebes baſtie par Cadmus. 75
- Theſée & ſes valeureux actes. 195. ſe bat contre les Centaures. 342. 344
- Thetis Nymphe ſe changeant en diuerſes formes. 313
- Terre a la forme ronde. 2
- Terre mere de pluſieurs ſortes danimaux aprés le deluge. 3
- Terée Roy de Thrace en Hupe. 177
- Thraciennes qui aſſiſterent à la mort dOrphée, changées en arbres. 305
- Tireſias changé en femme, puis de femme retourne en homme. 82
- Tireſias aueuglé par Iunon, receut de Iupiter le don de predire les choſes à venir. 83
- Triptoleme enſeigna le labourage aux hommes par le commandement de Ce- rés. 151
- Trıton mareſt dans lequel les hommes deuiennent oyſeaux. 447
- Tumulte excellemment deſcrit. 128
- Tyr autrefois Iſle. 445
- Tyrrheniens mariniers en Dauphins. 95
V
- VEau deſrobé par le fils de Bacchus en cerf. 192
- Venus en poiſſon. 138
|| [ID00504]
- Venus engendrée de leſcume de la mer. 116
- Venus ſurpriſe en adultere auec Mars. 105
- Vents, & les regions quils doiuent courir. 4
- Vers à ſoye en papillons. 447
- Vertumne amoureux de Pomone ſe change en diuerſes formes. 425
- Vlyſſe void ſes compagnons changez en pourceaux. 407. 408