Transkription

Les Metamorphoses D'Ovide : Traduites en Prose Françoise, et de nouueau soigneusement reueuës, corrigees en infinis endroits, et enrichies de figures à chacune fable. Avec XV. Discovrs Contenans l'Explication Morale et Historique. De Plvs Outre le Jugement de Paris, augmentees de la Metamorphose Des Abeilles, traduite de Virgile, de quelques Epistres d'Ovide, et autres diuers traitez – Les Metamorphoses
Ovidius Naso, Publius
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LES METAMORPHOSES D’OVIDE Traduites en Proſe Françoiſe, et de nouueau soigneuſement reueuës, corrigees en infinis endroits, et enri= chies de figures à chacune Fable. AYEC XV. DISCOVRS Contenans l’Explication Morale et Hiſtorique. DE PLVS Outre le Jugement de PARIS, aug= mentees de la MEJAMORPHOSE. DES ABEJLLES, traduite de VIRGILE, de quelques EPGSTRES d’OVIDE, et autres diuers traitez. Pleiland. L’1619. An. chhcxxxxl.Pour l’Autheur A PARIS Chez la veufue LANGELJER au premier pilier de la grande. Salle du Palais Auec priuilege du Roy
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AV ROY.
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SIRE, Pluſieurs ſiecles deſ-ja vaincus Par le deſtin de ceſt Ouurage, en promettent il y a long-temps l’eternité: mais il n’en peut eſtre aſſeuré, ſi voſtre Maiesté ne daigne le deffendre de l’iniure des ſiecles à venir. L’ingenieuſe hardieſſe d’ Ovide, qui oza porter l’Empereur Auguſte dans le Ciel, recerche l’Im- mortalité en l’immortelle Gloire de voſtre auguſte Nom, offrant comme trophée à vos heroïques Vertus ce Ta- bleau des feintes Merueilles de l’antiquité. Pour le faire viure malgré la jalouſie des années, il ſuffit, Sire, que la Poſterité ſçache qu’il aura quelque fois eſté le diuertiſ- ſement du Monarque, par qui les Cieux ont fait voir à la France mille veritables miracles. Vueille ſon bon- heur en cela fauoriſer ſon eſperance: Et puiſſe la Ivstice, triomphante au milieu des Fleurs-de-Lys ainſi que dans ſon Temple, bien-heurer voſtre regne des proſperitez, qu’en ſes voeux plus ardans & plus fidelles ſouhaitte à Voſtre Maiesté,SIRE,Voſtre tres-humble & tres-obeïſſant ſubject & ſeruiteur, N. Renovard.
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Cest le viſage que dans Ro ̅ me Apollon autrefois porta Lors que vestu du corps d’vn homme Le nom d’Ouide il emprunta Jaspar Isaac Incidit
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A MONSIEVR,
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MONSIEVR DE LVYNES, CONSEILLER DV ROY EN SES CONSEILS D’ESTAT ET PRIVE, Premier Gentil-homme de ſa Chambre, Grand Faul- connier, Gouuerneur & Lieutenant General pour ſa Majeſté en l’Iſle de France.MONSIEVR, Le pouuoir que vos courtoiſies vous acquierent ſur les coeurs & les volon- tez, la candeur de voſtre ame purement Françoiſe, le zele de voſtre paßion ſans egale au ſeruice du Roy, & l’inſigne fidelité qui tenoit ces iours paſſez voſtre vie attachée au piteux deſtin d’vn naufrage comme ineuitable, dont l’Eſtat eſtoit menacé, m’inuiterent durant le peril de l’o- rage à conceuoir & vous faire le voeu, que i’accomply main- tenant dans les agreables eſperances de la durée du calme. L’ambition d’Ouide, qui ſ’eſt de long temps donné à la Fran- ce, eſt de paroiſtre en fin aux yeux du Monarque restaura- teur de l’auctorité de ſon Sceptre, & de la liberté de ſes peuples; de Lovys miracle des Roys, dont la Vertu deuançant les années eſt auiourd’huy l’amour & l’effroy de l’Europe. Fl croit que ce genereux Perſee, à qui la France, ſa chere Andromede, doit la deliurance en laquelle elle reſpire aprés tant de miſeres & d’horribles apprehenſions, ne pourra voir icy les heroïques [ID00012] proüeſſes des plus celebres Princes de l’Antiquité, foibles pour- traicts de la grandeur de ſon courage, ſans remarquer auec contentement combien les trophées de ces feinctes images de la Vaillance ſont au deſſous des lauriers que le Ciel reſerue à ſon Eſpée. Pour eſtre conduit à l’aſpect d’vn ſi grand Roy, ſeul Aſtre qui nous marque le Pole de la Felicité, voſtre illuſtre Nom eſt l’Aymant, qu’Ouide emprunte de l’honneur qu’il ſe promet de voſtre protection. Ayez agreable, Monsievr, qu’il vous doiue la grace d’vn ſi ſouhaittable bon-heur; Il en pu- bliera bien loin dans le monde la iuſte recognoiſſance, & van- tera iuſques aux ſiecles à-venir vos courageuſes reſolutions aux rencontres où le danger ſembloit deuoir eſbranler la meſme Conſtance; les inimitables merueilles de voſtre Modeſtie au milieu des heureux ſuccés; & les diuins conſeils de voſtre Pru- dence en l’important & honorable reſtablıſſement des anciens & ſacrez Oracles du Conſeil de ſa Majeſté, qui ne pouuoient auoir ceſſé que pour noſtre ruine, puis que iamais ils n’ont par- lé, ſinon pour la gloire des Fleurs-de-lys, & pour noſtre repos. Et ces rares merites, publiez comme teſmoignages irreprocha- bles de l’integrité de vos actions, obligeront toutes les voix de la France à vos loüanges & aux meſmes voeux que ſeront touſiours ceux que faict pour voſtre proſperité,MONSIEVR,Voſtre tres-humble ſeruiteur, N. Renovard.
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ALA FRANCE.
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MEre des courtoiſies, chere Terre, l’aſyle des eſtrangers affligez: Ce Poëte banny de ſon pays oublie ſon affliction au ſouuenir de l’accueil que vous luy auez faict, & ne ſçauroit maintenant auoir que des actions de graces en bouche. Vos careſſes l’ont trop obligé pour les taire, il confeſſe naïfue- ment qu’elles vont au delà de tous les com- plimens que l’ingenieuſe facilité de ſon eſ- prit peut fournir à ſa plume: car encore qu’à peine il fuſt Ouide, vous l’auez receu comme Ouide meſme, & l’auez chery comme voſtre, bien que veſtu d’aſſez mauuais ha- bits à la Françoiſe. En cela vos faueurs ont ſurmonté ſes eſperan- ces, & l’ont inuité d’eſſayer à polir encore ſa langue, pour ſe ren- dre plus digne de vos courtoiſies. Il ſemble que ſon deſir ſoit d’e- ſtre naturaliſé François; vous l’auez tant eſtimé, que deſia preſ- ques il ſ’en oze promettre la grace. Si vous voulez auparauant ſçauoir quel il fut autrefois, ie luy ſeruiray de truchement pour vous dire: Que Rome ſous l’Empire d’Auguſte, le veid au rang des Cheualiers, aſſez accommodé des biens hereditaires de ſon pere, yſſu d’vne noble & ancienne famille. Il porta les armes ſous Varron en Aſie, & parut depuis au barreau, d’où l’amour de la Poëſie le retira pour le conduire dans le repos, auquel nous de- uons la meilleure partie des ouurages qu’il a laiſſez. La beauté de ſon ame luy donna part aux bonnes graces de la fille de l’Empe- reur, mais ce luy fut vn funeſte bon-heur qui cauſa ſa ruine. Soit qu’Auguſte en euſt de la ialouſie, ſoit que ſans y penſer il ſe fuſt rencontré à la veuë de quelques honteuſes actions du meſme Au- guſte, il fut chaſſé de Rome en l’âge de cinquante ans, & ſes li- ures de l’Art d’Aymer, ſeruirent de pretexte pour authoriſer ſon banniſſement. Les glaces de la Scythie, où il fut confiné, luy ſont en horreur, & ſon ingrate Rome luy eſt meſme odieuſe: l’air de [ID00014] vos Prouinces eſt plus doux, l’humeur de vos peuples plus agrea- ble, & les vertus de noſtre inuincible Henry ſont à ſon iuge- ment plus dignes d’vn autel, que celles de ſon impiteux Auguſte ne furent de l’Empire. Il ſ’accuſe ſoy-meſme de flatterie, & n’eſt pas honteux d’aduoüer, qu’il fut autant ingenieux à feindre les vaines loüanges de ſon Prince, comme il ſeroit defectueux à re- preſenter le diſcours veritable des triomphes du noſtre. La renom- mée d’vn ſi grand Monarque luy faict negliger les Aigles Romai- nes, pour ſe ranger à l’ombre de vos Fleurs de Lys; fauoriſez ſes ſouhaits à l’égal de ſon merite, & cheriſſez en ſa faueur ſon In- terprete,N. RENOVARD.
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ELEGIE POVR OVIDE.
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OVide, c’eſt à tort que tu veux mettre Auguſte Au rang des immortels; Ton exil nous apprend qu’il eſtoit trop iniuſte Pour auoir des autels.
Außi t’ayant banny ſans cauſe legitime Il t’a deſaduoüé, Et les Dieux l’ont ſouffert, pour te punir du crime De l’auoir trop loüé.
Et vrayment il falloit que ce fuſt vn barbare De raiſon dépourueu, Pour priuer ſon pays de l’eſprit le plus rare Que Rome ait iamais veu.
Et bien que la rondeur de la terre & de l’onde Obeïſt à ſa Loy, Si deuoit-il iuger qu’il n’auoit rien au monde Qui fuſt ſi grand que toy.
Mais ny ton nom fameux iuſqu’aux bords d’où l’Aurore Se leue pour nous voir, Ny tes iuſtes regrets, ny tes beaux vers encore Ne peurent l’émouuoir.
O combien ſ’affligea la Deeſſe d’Eryce Des plaintes que tu fis, Et de voir vn Tyran faire tant d’iniuſtıce Au maiſtre de ſon fils!
On tient qu’à ton depart les filles de Memoire Se veſtirent de dueil, Croyans que ce malheur alloit mettre leur gloire Dans le fonds d’vn cercueil.
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Le Tybre de regret quittant ſa robe verte, Publia ſur ſes bords, Qu’il n’auoit iamais faict vne ſi grande perte Qu’il en faiſoit alors.
Et qu’il eut moins d’ennuy lors qu’en la Theſſalie La fureur des Romains Verſa le meilleur ſang de toute l’Italie Auec ſes propres mains.
Ses Nymphes qui ſouloient ſ’aſſembler à la Lune Pour chanter tes beaux vers, Le laiſſerent tout ſeul, pour ſuiure ta fortune Au bout de l’vniuers.
Et ie croy qu’außi toſt qu’en laiſſant ſon riuage Tu te mis deſſus l’eau, Toy-meſme tu les veis durant tout ce voyage Autour de ton vaiſſeau.
Tu ne les veis pas ſeul, les Scythes qui les veirent En furent eſbahis, Et nous ont teſmoigné comme elles te ſuiuirent Iuſques dans leurs pays.
Eux qui n’ont rien d’humain que la forme de l’homme Les voyans en ces lieux, Croyoient auec raiſon qu’on euſt banny de Rome Les hommes & les Dieux.
Ce fut lors que leur ame autrefois impaßible Et ſans nulle amitié, Apprit en leur eſcole à deuenir ſenſible Aux traits de la pitié.
Et que leurs yeux nourris de ſang & de carnage En ſe rendans plus dous Se ſentirent moüillez, & trouuerent l’vſage De pleurer comme nous.
Meſme on veid qu’en ce temps leurs rochers ſe fendirent, En t’oyant ſouſpirer, Et qu’en ſ’amolliſſant leurs glaces ſe fondirent Afin de te pleurer.
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Mais lors que la pitié veid les roches contraintes De prendre vn coeur de chair, Tu ſceus qu’vn ſeul Auguste inſenſible à tes plaintes En prit vn de rocher.
Hé! comment veux-tu donc qu’oubliant des exemples Si pleins de cruautez, Nous vantions ſa clemence, & luy donnions des temples Qu’il n’a point meritez?
Romps pluſtoſt les autels éleuez à ſa gloire, Et les employant mieux, Oſte-luy le Nectar que tu luy faiſois boire A la table des Dieux.
Et n’attens plus de luy, ny de ton innocence Ce que tu t’en promets: Außi bien le climat où tu pris ta naiſſance T’a perdu pour iamais.
Car les Dieux irritez, ne ſe peuuent reſoudre De rendre ce bon-heur A ce pays ingrat, plus digne de la foudre Que d’auoir ceſt honneur.
On dit que l’Amour meſme en fut cauſe en partie, Tant il eut de pouuoir, Et qu’il vint tout exprés au fonds de la Scythie Te le faire ſçauoir.
O! qu’il eſtoit alors bien changé de viſage, Et de ce qu’il eſtoit, Quand tu prenois le ſoing de luy monſtrer l’vſage Des fleſches qu’il portoit.
Il n’auoit plus ſes traits, il n’auoit plus ſes armes, Son arc, ny ſon flambeau: Heureux ſi ſeulement pour eſſuyer ſes larmes Fl euſt eu ſon bandeau.
Tel le veid-on iadis quand ſortant de Cythere Ayant les yeux ternis, Et le poil tout poudreux, il vint trouuer ſa mere Qui pleuroit Adonis.
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Celuy qui ſans pitié l’euſt peu voir de la ſorte. Que tu le veis alors, Pourroit voir d’vn oeil ſec le cercueil où l’on porte Son pere entre les morts.
Mais outre ſa douleur en ſa face depeinte Qu’il ne pouuoit celer, Il paroiſſoit encor’ qu’vne ſecrette crainte L’empeſchoit de parler.
Car ſe voyant nommer l’autheur de ta miſere, Fl n’oſoit t’approcher, Et craignoit iuſtement tout ce que ta colere Luy pouuoit reprocher.
Tu recognus ſa crainte, & luy faiſant careſſe Pour chaſſer ſon ennuy, La pitié t’empeſcha d’augmenter ſa triſteſſe En te plaignant de luy.
Außi ce doux accueil luy rendant le courage Il reprit ſes eſprits, Pour te conter ainſi le ſujet du voyage Qu’il auoit entrepris.
Mon Maiſtre, te dit-il, ſçachant combien ie t’ayme Par zele & par deuoir, Tu peux iuger de l’aiſe, & du plaiſir extreme Que i’ay de te reuoir.
Mais ſi ie viens ſi tard en ceſte ſolitude Où l’on t’a confiné, C’eſt la peur ſeulement, & non l’ingratitude Qui m’en a detourné.
Car depuis ton exil tu m’as touſiours faict craindre De m’approcher de toy: Le ciel m’eſtant teſmoin qu’il ne t’oit iam ais plaindre Sans te plaindre de moy.
Comme ſi recerchant par vne plainte iniuſte D’auoir du reconfort, Tu pouuou excuſer la cruauté d’Auguſte Pour m’en donner le tort.
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Toutefois ſi tu crois la vengeance capable D’adoucir ton ennuy, Ie ne refuſe point de me dire coulpable De la faute d’autruy.
Mais las! ſi ſans courroux tu vois dans mon viſage Combien ie ſuis changé, Quel tourment me peux-tu deſirer dauantage Pour eſtre mieux vengé?
Ne te ſuffit-il pas de ſçauoir que ma gloire Mourant de iour en iour, Eſt reduite à tel poinct, que ie n’oſe plus croire ‘D’eſtre encore l’Amour?
Et qu’ayant negligé durant ta longue abſence Les traits que ie portois, Voyant ce que ie ſuis, ie perds la ſouuenance D’eſtre ce que i’eſtois?
Tu vois que i’ay perdu les marques immortelles Que ie ſoulois auoir, Et que ie ne me ſuis reſerué mes deux aiſles Que pour te venir voir.
Ne penſe pas pourtant que ces ruiſſeaux de larmes Qui coulent de mes yeux, Te vueillent coniurer de me donner des armes Pour reuoler aux Cieux.
Car ie vien ſeulement en ce pays ſauuage Pour eſtre plus content, Et t’oſter le deſir de reuoir le riuaege Où le Tybre t’attent.
Mais Rome en te chaſſant ſ’eſt tant monſtrée ingrate Que les loix du Deſtin Te lairroient pluſtoſt voir, ou le Gange ou l’Euphrate, Que le fleuue Latin.
Fay donc ce qu’il ordonne, & puis que c’eſt la France Qu’il t’a voulu choiſir, Permets que la raiſon t’oſte la ſouuenance De ton premier deſir.
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Et de faict qu’auiourd’huy la France eſt embellie De tant de doux esprits, Que ſelon ton merite elle rend l’Italie Digne de ton mespris.
C’eſt là que le Soleil ne void point naiſtre d’homme Que l’on puiſſe blaſmer D’ignorer ce bel art que tu monſtrois à Rome Pour ſçauoir bien aymer.
Leur coeur eſt ſi ſenſible, & leur ame ſi prompte A receuoir ma loy, Qu’ils me font deſdaigner les autels qu’Amathonte A veu faire pour moy.
Les Dames d’autre part y ſont ſi bien pourueuës De graces & d’appas, Que meſme allant au Ciel aprés les auoir veuës Le Ciel ne me plaiſt pas.
Mais entre ces beautez tu verras apparoiſtre Ce bel Aſtre Lorrain Que la France adora quand elle le veid naiſtre Sur les riues du Clain.
Toy-meſme en regardant ceſte belle RENEE Qui n’a rien de mortel, Tu pourras aduoüer que la ville d’Enée N’eut iamais rien de tel.
Telle eſtoit ta Daphné quand tu la fis ſi belle Que ſon oeil me rauit, Et força le Soleil de courir aprés elle Außi toſt qu’il la veid.
Außi quand ie la voy ſon bel oeil me conſume, Et me ſemble ſi beau, Que pour le voir touſiours i’ay perdu la couſtume De porter mon bandeau.
C’est elle qui répand deſſus les bords de Seine Ceſte douce poiſon Qui ſe coule dans l’ame, & luy fait prendre en haine Les Loix de la raiſon.
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Mais la rare beautè dont elle eſt ſi vantée Par tout ceſt Vniuers, Ne ſe verra iamais bien dignement chantée Si ce n’eſt par tes vers.
Quitte donc tes Romains, que ton ame charmée Ne faict que ſouſpirer, Pour voir ceſte Princeſſe à qui ta renommée Te faict tant deſirer.
Va trouuer les François où le deſtin t’appelle Pour finir ton malheur, Et quitte de bon coeur ta langue maternelle Pour apprendre la leur.
Ce pendant Renovard t’offrant vne retraite En ce lieu bien-heureux, Te promet ſa faueur, & d’eſtre l’interprete De tes vers amoureux.
C’est celuy dont la plume auiourd’huy me faict croire Qu’il euſt eu ſoing de moy, Si le Ciel qui t’auoit reſerué ceſte gloire L’euſt faict naiſtre auant toy.
Et que pourras-tu craindre ayant la cognoiſſance D’vn Eſprit ſi parfaict, Et pour qui les neuf Soeurs ſe plaiſent plus en France Qu’elles n’ont iamais faict?
Ainſi diſoit l’Amour, quand tu luy fis reſponce Que n’ayant plus de chois Tu ſuiuois le Deſtin, & la douce ſemonce D’vn peuple ſi courtois.
Vien donc heureuſement acquitter ta promeſſe, Où la France t’attend, Et ne differe plus de veoir vne Princeſſe Qu’Amour te loüa tant.
Vien voir tant de beautez dont le Ciel qui l’adore A voulu la doüer, Pour les loüer toy-meſme, & pour m’apprendre encore Comme il les faut loüer.
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A MONSIEVR RENOVARD. Sur la traduction des Metamorphoſes d’Ouide.
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SVperbe & vain deſir de ſçauoir toutes choſes, Qui penetres par tout, & iamais ne repoſes, Icare audacieux, Qui voles ſur la nue, & terre que nous ſommes Nous veux perſuader que les eſprits des hommes Comprennent tous les Cieux.
Demeure dans l’enclos du ſejour qui t’enſerre, Appren ſi c’est l’Aimant qui balance la terre, Si l’air cauſe nos maux, Et d’où vient le reflus de la mer appellée L’eternelle ſueur de la terre foulée Du pied des animaux.
Mais de tant de ſecrets, la diuine puiſſance T’a bien donné l’enuie, & non la cognoiſſance, Sçauoir les paßions, C’eſt le plus digne ſoin d’vne ame curieuſe, Comme de les regler, c’eſt la plus glorieuſe De nos ambitions.
Ceux außi que la Muſe en la fureur in ſpire Parlent de paßions, & monſtrent leur empire, Non pas pour l’aduancer: Mais bien pour affoiblir leurs forces trop hardies, Comme les Medecins parlent des maladies, Afin de les chaſſer.
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Ainſi le doux Ouide a faict voir par ſes fables, Que des affections nos Circes dommageables L’infidele poiſon A la brutalité ſans iugement nous meine: Et feint que leur pouuoir oſte la forme humaine, En oſtant la raiſon.
Cependant à l’amour il ſe trouue ſenſible, Mais ſi c’eſt vne erreur elle eſt bien remißible, Nous en ſommes tous faicts: Amour par qui la vie en delices abonde, Et dont les animaux, les hommes, & le monde Ne ſont que les effects.
Doux & ſubtil Ouide, Ame la plus polie Qui iamais apparut dans l’ingrate Italie, Ouıde mal-heureux, Te voila, pour l’amour, loing du bel air de Rome, Banny par vn Tyran, qui ſon aage conſome De ſa fille amoureux.
Aux champs deſerts où l’Iſtre eſtend ſon froid riuage, Ne parle plus, Ouide, en Sarmate ſauuage, Puis que ſi doctement L’eloquent Renovard, cher ſoucy de Mercure, De ta Metamorphoſe en ſes fables obſcure Se faict le truchement.
Il a ſi bien ſuiuy tes graces nompareilles, Et faict voir aux François tes Romaines merueilles, Delices de Cypris: Qu’il ſemble en imitant ta douceur infinie, Qu’il ait ſceu ta penſée, ou qu’vn meſme Genie Ait conduit vos eſprits.
Vien donc auec ce guide en nos terres heureuſes Souſpirer doucement tes plaintes amoureuſes, Cerche vn ſi beau ſejour, Comme entre les François, Ames franches & braues Par la loy du pays on ne voit point d’eſclaues. Tous le ſont de l’Amour.
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STANCES. Sur les Metamorphoſes d’Ouide, traduictes par Monſieur Renouard.
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SI iamais vn ouurage où l’honneur eſt compris, Se rendit admirable aux plus diuins esprits, On voit à ceſtui-cy ceſte gloire arriuée: Car ce rare labeur d’vn air qui vole aux cieux Comme du tout parfaict eſmerueille les Dieux, Tant auec la vertu ſa palme eſt releuée.
Toutesfois bien qu’Ouide en ſes eſcrits ſi dous Ait parfaict vn ouurage admirable ſur tous, Chantant des Siecles vieux tant de formes changées: Neantmoins Renovard par vn plus beau deſtin, Aux douceurs du François changeant l’air du Latin, Rend de plus de beauté ces merueilles chargées.
Ainſi parmy ce liure auec tant de clairté Le ſçauoir d’Apollon faict luire ſa beauté, Afin que deſormais elle ſoit mieux aimée: Et qu’vn ſi beau diſcours par ſa bouche exprimé En ces termes ſi doux de gloire ranımé, Vole mieux que deuant auec la renommée.
Mais ſi les beaux esprits marians leur pouuoir Admirent ce chef-d’oeuure, & ſont ſoigneux de voir Tant de changes diuers, en tant de belles choſes: Fls iugeront en fin par vn droict iugement Que ces traductions ſont le beau changement, Qui paroiſt ſur tout autre en ces Metamorphoſes.D. DM.

PRIVILEGE DV ROY.
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LOvys par la grace de Dieu Roy de France & de Nauarre. A nos amez & feaux Conſeillers, les gens tenans nos Cours de Parlemens de Paris, Tholoſe, Roüen, Bourdeaux, Dijon, Aix, Greno- ble, & Rennes. Au Preuoſt de Paris, Bailly de Roüen, Seneſchaux de Lyon, Tholoſe, Bourdeaux, & Poictou, & à tous autres Officiers & Iuſticiers qu’il appartiendra, Salut. Noſtre cher & bien amé McNicolas Renovard Aduocat en noſtre Conſeil Priné, Nous a faict remonſtrer, qu’ayant trauaillé à la traduction des Metamorphoses d’Ovide, & explication de la moralité des fables, auec noſtre permiſſion, Leſdites Metamorphoses par luy traduictes en proſe Françoiſe & moraliſées, ont eſté imprimées, & ſi fauorablement receuës, que le ſuccés de ſon trauail l’auroit inuité à reuoir de nouueau, tant ſadicte traduction, que les diſcours Moraux, pour les purger de pluſieurs fautes, repolir [ID00025] le langage & repreſenter auec plus de ſoin & de naïfueté les conceptions du Poëte: Enſemble augmenter leſdits diſcours Moraux, & y ioindre quelques autres Traictez, tant de ſon inuention, que traduits du meſme Poëte, à deſſein de faire reimprimer le tout en volume plus commode, & auec l’enrichiſſement d’vn grand nombre de figures en taille douce: Ce qu’il ne peut executer & faire entrer aucun Libraire ou Imprimeur en la deſpence qu’il conuient faire pour vn tel ouurage, ſ’il n’eſt deffendu à tous autres Libraires & Impri- meurs que ceux qui auront pouuoir dudit expoſant, d’imprimer leſdictes Metamorphoses. Et pour ceſt effect, Nous a tres-humblement ſupplié luy vouloir ſur ce accorder nos lettres neceſſaires: à quoy in- clinans volontiers, Aces cavses, & autres à ce Nous mouuans, Auons permis & permettons audict Renovard, de faire reimprimer, mettre en lumiere, & diſtribuer par tels Libraires & Imprimeurs que bon luy ſemblera leſdictes Metamorphoses d’Ovide, traduictes en François, auec les figures en taille douce. Et ce pour & durant ie temps de dix ans prochains & conſecutifs, à commencer du iour que le liure ſera paracheué de reimprimer. Pendant lequel temps, Novs faisons tres-expreſſes inhibi- tions & deffences à tous autres que ceux qui auront pouuoir dudit expoſant, d’imprimer ou faire impri- mer, vendre ou diſtribuer leſdictes Metamorphoses d’Ovide; traduictes en proſe Françoiſe, ny les Diſcours contenans les Moralitez d’icelles, ſoit ſur les precedentes Impreßıons, ou ſur la coppie reueuë & augmentée, en tout ou partie, ſeparément ou auec autres oeuures, ſoubs autre nom, tiltre, volume ou autrement, en quelque façon & maniere que ce ſoit, à peine à l’encontre de ceux qui les imprimeront ſaus ſon conſen- tement, & les expoſeront en vente, de confiſcation des volumes dont ils ſe trouueront ſaiſis, & de mil li- ures d’amende, appliquable le tiers à nous, l’autre tiers audit expoſant, & l’autre tiers aux denonciateurs. Vovlons & nous plaiſt, le contenu en ces preſentes eſtre entierement executé, nonobſtant oppoſi- tion ou appellation quelconque, pour leſquelles & ſans preiudice d’icelles, ne voulons eſtre differé. Et afin que nul ne pretende cauſe d’ignorance du contenu en ces preſentes, Nous voulons qu’elles ſoient in- ſerées au commencement ou à la fin dudit liure, & moyennant ce, qu’elles ſoient tenue ̅ s ainſi que nous les tenons, pour bien & deuëment publiées & ſignifiées à tous qu’il appartiendra. Si vovs mandons & à chacun de vous endroit ſoy, tres-expreſſément enjoignons, que le contenu cy deſſus vous faictes gar- der & executer, ſans permetrre y eſtre contreuenu. Contraignant à ce faire & ſouffrir tous ceux qu’il appartiendra, & pour ce ſeront à contraindre, par les voyes en tel cas accouſtumées. Car tel eſt noſtre plaiſir. Donné à Paris le 25. iour de May, l’an de grace 1615. Et de noſtre regne le ſixieſine. Signé, Lovys. Et plus bas, Par le Roy, Delomenie, & ſeellées du grand ſeau en cire iaulne.

Extraict des regiſtres de Parlement.
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VEV par la Cour les lettres patentes du Roy données à Paris le 25. May dernier, Signées, Lovys, Par le Roy. Delomenie, & ſeellées du grand ſeel de cire iaulne, par leſquelles pour les cauſes y contenue ̅ s, Ledıt Seigneur permet à Maiſtre Nicolas Renovard, Aduocat en ſon priué Conſeil, de faire reimprimer, mettre en lumiere, & diſtrıbuer par tels Libraires & Imprimeurs que bon luy ſemblera, les Metamor- phoses d’Ovide, traduictes en François, auec les figures en taille douce, & cepour le temps & eſpace de dıx ans, prochains & conſecutifs, à commencer du iour que le liure ſera paracheué de reimprimer, ainſi & comme plus au long le contiennent leſdıtes lettres. Requeſte preſentée à ladite Cour par ledit Renovard, tendante afin d’entherinement d’icelles, Concluſions du Procureur General du Roy, tout conſideré. Ladite Cour entherinant leſdites lettres a ordonné & ordonne que l’impetrant ioüyra de l’effect & contenu en icelles. Faict au Parlement le 30. Iuin, 1615.Signé, Dv Tillet.Ledit Priuilege a eſté de meſme verifié au Parlement de Roüen, le 9. Iuillet 1615.

PRIVILEGE DV ROr.
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LOVYS PAR LA GRACE DE DIEV ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE. A nos amez & feaux Conſeillers, tenans nos Cours de Parlement, Baillifs, Seneſchaux, Preuoſts, leurs Lieutenans, & à tous nos autres Iuſticiers & Officiers qu’il appartiendra, Salut. Noſtre amée Françoise de Lovvain, veufue de feu Abel l’Angelier Libraire iuré en l’Vniuerſité de Paris. Nous a fait remonſtrer qu’il eſt tombé en ſes mains vn petit liure intitulé, Les Abeilles, Metamorphoſe traduitte du IIII. lıure des Georgiques de Virgile. Lequel elle deſireroit faire imprimer: mais craignant que quelque au- tre ne le vouluſt faire à ſon preiudice, apres en auoir fait les frais: Elle nous a tres-humblement ſup- plié luy accorder nos lettres de permiſſion neceſſaires. A quoy inclinans, luy auons permis & octroyé, & de nos graces ſpeciales permettons & octroyons par ces preſentes, d’imprimer ou faire impri- mer, vendre & diſtribuer ledıt liure par tout noſtre Royaume ſoubs telle forme qu’elle voudra: Faiſans tres-expreſſes deffences à toutes perſonnes d’imprimer ou faire imprimer, vendre ny diſtribuer ledit petit liure, ſeparément ou auec autres oeuures, ſoubs quelque pretexte ou deguiſement que ce ſoit, durant le temps de dix ans, à commencer du iour qu’il ſera paracheué d’imprimer, à peine de mll liures d’a- men de, applicable moitiéà nous, & l’autre moitié à ladite veufue l’Angelier, à laquelle nous auons ac- quis & confiſquez tous les exemplaires & liures imprimez par autres que ceux qui auront pouuoir d’elle: Leſquels elle fera ſaiſir en quelques lieux qu’ils ſoient, nonob ſtant quelconques oppoſitions ou appella- tions. Si vovs mandons & tres-expreſſèment enioignons que du contenu en ces preſentes vous faites, ſouffriez & laiſſiez ioüir, & vſer ladite veufue l’Angelier, ſans luy faire mettre ny donner, ny permettre Iuy eſtre donnè aucun empeſchement au contraire. Car tel eſt noſtre plaiſir. Voulons ces preſentes eſtre tenues pour deüement ſignifièes, en mettant au commencement ou fin dudit liure vn extraict d’i- celles. Donné à ſainct Germain en Laye le deuxieſme iour d’Aouſt, l’an de grace mil ſix cens dix, huict, & de noſtre regne le neufieſme. Signè, Par le Roy en ſon Conſeil, Renovard. Et ſeellées du grand ſeau en cire iaune.
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LE PREMIER LIVRE DES METAMORPHOSES D’OVIDE.
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IE vevx repreſenter les diuerſes formes deſ- quelles pluſieurs corps, comme changeans leur eſtre envn eſtre nouueau, ont eſté reueſtus: mais ie ne le puis faire ſans voſtre ayde, Celeſtes puiſ- ſances, qui les auez changez. Fauoriſez donc mon deſſein, & m’inſpirez pour me faire attein-(Le changement de Ceſar en Aſtre, eſt la derniere Meta- morphoſe de ceſt oeuure.) dre où i’aſpire. Faictes que mon diſcours naiſ- ſant, pour ſon premier ſubjet prenne la naiſ- ſance du monde, & de là tiré d’vn fil continu iuſqu’à noſtre âge, finiſſe par la fin de ce grand Cesar qui luit main- tenant clair Aſtre parmy vous.
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LE SVIET DE LA I. FABLE.
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(I. Fable expli- quée au 1. Chap. du 1. Diſcours.) Le Chaos, comme dit Heſiode en ſa genealogie des Dieux, eſtoit le meſlange de toutes choſes, quı furent à la naiſſance du monde diſtinguées en leurs eſpeces, & logées en cer- tains lieux conuenables à leur naturel. Le feu & l’air, comme plus legers & moins eſpais prirent le deſſus, afin qu’à trauers leurs corps nous fußions eſclairez des rays du Soleil & de la Lune: au contraire la terre & les eaux demeurerent embas, y eſtans contrainctes par leur peſanteur.DEvant que la Mer & la Terre fuſſent, & qu’il y euſt vn Ciel, lumineuſe couuerture du monde, qui enuelo- paſt ce grand-Tout, la face de la Nature par tout ſem- blable ne pouuoit faire voir vne ſeule de ſes parties qui fuſt differente de l’autre. Ce n’eſtoit qu’vne maſſe groſſiere ſans or- dre & ſans mouuement, que l’Antiquité ſurnomma Chaos, vn meſ- lange de tout, qui n’auoit rien d’accomply, mais ſeulement les ſemen- ces confuſes de tant de diuers corps que nous voyons, maintenant ſeparez, en leur eſtre parfaict. Le monde n’eſtoit pas encore monde, car il n’y auoit point de Soleil qui chaſſaſt les tenebres auec ſes beaux rays de lumiere, ny de Lune qui nous renouuellaſt les Mois renou- uellant les cornes de ſon Croiſſant. La terre, balancée dedans ſon propre poids, n’eſtoit pas lors penduë en l’air, ny la mer eſtenduë en tant de plaines azurées n’allongeoit pas, comme elle faict, ſes bras humides pour l’embraſſer. L’air, la terre & les eaux eſtoient tous peſle- meſle, la terre ſans fermeté, les eaux ſans flux, & l’air broüillé de telle façon qu’il ne pouuoit faire iour à nos yeux parmy ſon eſpaiſſeur. Il n’y auoit rien qui fuſt embelly d’vne forme, pour ce que l’vn nuiſoit à l’autre. En meſme endroit ſe trouuoient à toute heure le chaud & le froid combattans, dedans vn meſme corps l’humidité iointe à la ſei- chereſſe taſchoit touſiours à la vaincre, les choſes molles attaquoient les plus dures, & les peſantes debattoient ſans ceſſe auec les legeres. C’eſtoit vn corps confus, trauaillé d’vne guerre ciuile, que Dieu, au- theur de la Nature, en fin pacifia, ſeparant les cieux de la terre, & la terre des eaux, tirant le feu du plus pur element de l’air, & purifiant l’air afin que lon veiſt au trauers. Quand il eut tout deſbroüillé, & que de ceſt amas de confuſion, furent ſorties les principales parties, qui de- uoient former l’Vniuers, il donna la place à chacune, pour en bannir le diſcord, puis vnit ces corps aſſis en diuers lieux du lien de la paix qui les conſerue. Ce fut lors que le feu, comme le plus vif element, ſe lo- gea le plus haut, eſtabliſſant ſon ſiege dedans le dernier cercle des voûtes celeſtes. L’air qui approche de ſa legereté le ſuiuit & voulut eſtre ſon voiſin, pour ce qu’il eſt aucunement ſon ſemblable. La terre plus eſpaiſſe que les autres fut forcée par ſa peſanteur de demeurer embas, permettant aux eaux qui furent les dernieres à placer, de ſ’e- ſtendre autour d’elle, pour affermir les fondemens du monde.
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LE SVIET DE LA II. FABLE.
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La terre ancienne mere de tant d’enfans qu’elle porte ſur ſoy, ayant eſté ſeparée des(II. Fable expliquée au 2. Chap.) autres elemens, il ne reſtoit que l’Homme qui en deuoit eſtre ſeigneur: pour ce Promethée fils de I apet, ainſi que le meſme Heſiode feint, forma vn homme de terre détrempée auec de l’eau, auquel Minerue ſouffla vn eſprit qui l’anima ſi bien, que de la terre ainſi meta- morphosée ſortit l’Homme, abregé de tout ce qui ſe void.SI toſt que les elemens demeſlez eurent eſté rangez par ordre, chacun au lieu où ſon naturel le portoit, ce Dieu grand maiſtre de la nature, qui les auoit ainſi diſpoſez, voulut que la Terre, afin que de toutes parts elle fuſt égalle, ſe rendiſt comme vne boule ronde. Sur ſes coſtez il eſpandit les mers, & leur commanda de l’entourer en certains endroits limitez d’vn riuage, non pas de l’enuelopper toute, meſmes en la plus grande fureur des vents & de l’orage, qui pourroient enfler leur courroux. Outre ce, il deſcouurit des ſources, d’où jaillirent les viues eaux des Fontaines, & d’autres d’où ſourdirent les mortes humeurs des eſtangs. Il fit couler les ruiſſeaux, qui comme branches des veines de la terre par des voyes obliques ſe vont rendre dans les gros Fleuues qui les engloutiſſent, pour ſ’aller puis apres tous enſem- ble ietter dedans les vagues de la Mer. Il commanda à certains en- droits de la terre de ſ’eſtendre & ſ’vnir, pour faire des plaines, à d’au- tres de ſ’abbaiſſer pour former les vallées, & aux plus pierreuſes parties de ſe dreſſer pour eſleuer des montaignes. Et tout ainſi que le Ciel di- uiſé en cinq demeures, qu’on appelle Zones, en a vne ſur le milieu [4] plus chaude que les autres, il ordonna que ceſte maſſe terreſtre qui faict le centre des ſpheres des Cieux, ſe remarqueroit diuiſée en cinq eſtenduës pareilles: dont celle du milieu, toute roſtie des ardeurs du Soleil, n’auroit que des plaines inhabitables; les deux qui tiennent les extremitez du globe, toutes glacées ſeroient touſiours couuertes de neiges: mais pour celles d’entre-deux il modera le chaud & le froid, afin d’en rendre la demeure agreable. Depuis conſiderant le corps de l’air, voiſin de ces diuerſes faces de la terre, beaucoup moins peſant qu’elle, & plus ſubtil auſſi que l’eau, mais plus groſſier que le feu, il re- ſolut qu’en ſa moyenne region ſ’arreſteroient des vapeurs, pour y for- mer les nuées, les neiges, les greſles, les eſclairs meſſagers du tonnerre, le tonnerre effroy des hommes, & les foudres vengeurs des impietez. Les vents auſſi eurent là leur retraicte; mais non pas auec telle liberté qu’il fuſt permis à chacun d’eux de courir indifferemment par tout l’air: ils euſſent faict naiſtre des orages, capables de ramener la confuſion du Chaos: car à peine pouuons-nous reſiſter à leur violence, bien que leur ſouffle reiglé ſoit limité dans le quartier qu’ils doiuent courir; & le monde à peine ſe peut maintenir contre leurs furies, qui les rendent ennemis l’vn de l’autre, encore qu’ils ſoient freres. Pour conſeruer doncques ſon oeuure touſiours entier, ce grand Architecte du monde (Eurus, Zephy- rus, Boreas, Auſter.) fit vn departement des terres qu’ils eſuenteroient. L’vn ſe retira du co- ſté de l’Aurore, pour regner ſur les Arabes, les Perſes, & ſur toutes les montaignes, que les premiers rayons de Phoebus eſclairent au matin. L’autre, prenant vn chemin contraire, ſ’alla loger prés de la couche du Soleil. Les fiers & froids Aquilons ſe ſaiſirent du Septentrion: & le Midy fut enuahy par vn vent pluuieux qui aſſemble les nuages, & les faict fondre en eau. Au deſſus des elemens ainſi diſpoſez fut logé le Ciel, compoſé d’vne matiere ſi ſubtile qu’elle n’a point de poids, pour ce qu’elle eſt ſans meſlange des bouës de la terre. Et ſi toſt que ſes grandes rouës eurent eſté appuyées ſur les poles, les eſtoilles, petits feux qui auoient touſiours auparauant demeuré eſtouffez dans le broüillis de ceſte maſſe obſcure, commencerent à eſclatter dans les lambris celeſtes: puis chacune region du monde fut affectée à certains animaux, afin que pas-vne ne demeuraſt ſans eſtre habitée. Les aſtres auec les Dieux eſtablirent leur ſiege dans les Cieux, la mer receut les poiſſons pour habitans, la terre ſouffrit volontiers que les beſtes la foulaſſent aux pieds, & l’air fut bien content d’eſtre battu des aiſles des oyſeaux. Que reſtoit-il dauantage? vn plus ſainct & parfaict animal, capable d’vn eſprit plus eſleué pour ſçauoir commander aux autres, (Le Poëte igno- rant la Creatio ̅ , parle en doute de la naiſſance de l’Homme.) qui n’eſtoient que pour obeïr. On manquoit icy bas d’vn gouuer- neur, & pour gouuerner, l’Homme naſquit; ſoit que de la main meſme de ce grand Ouurier de l’Vniuers, il ait eſté extraict de quelque ſe- mence diuine; ſoit que la terre toute nouuelle, & fraiſchement tirée du meſlange où elle eſtoit auec les Cieux, encore pleine des ſubtiles [5] influences du ciel ſon allié, ait eu le pouuoir de produire le Roy qui la domine: car on tient que Promethée en détrempa quelque peu auec de l’eau, & du limon qu’il en fit, forma vn corps figuré ſur le pour- traict des Dieux. Ce fut le corps de l’homme, chef-d’oeuure abbregé de ce grand Tout, auquel il donna vn eſtre plus noble & vne nature plus accomplie qu’à tout ce qui ſe void au reſte du monde. Les autres animaux auec vn oeil panchant embas n’ont iamais la veuë qu’en ter- re: luy ſeul de tous a le viſage releué, & ſa face porte les marques du commandement qu’il receut de jetter touſiours les yeux en haut, pour ſe rauir en la contemplation des merueilles des Cieux. Ainſi la terre ſans forme, qui n’eſtoit qu’vn vil & poudreux element, changée en corps humain, ſe veid en fin couuerte de diuers viſages d’hommes, qui n’auoient point encore paru.

LE SVIET DE LA III. FABLE.
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Depuis la reſolution du Chaos en ces corps elementaires que nous voyons, le cours du(III. Fable expliquée au 3. Chap.) Monde changeant a eſté diuisé en quatre ſiecles, l’humeur deſquels eſt figurée par les noms qu’on leur a donnez. Le premier fut l’âge d’Or, qui ſous Saturne iouiſſoıt de tout à ſouhait, mais declinant en fin fut conuerty en celuy d’Argent, auquel les hommes moins ſimples ſe rendirent indignes que la terre d’elle-meſme portaſt fruit pour leur nourriture, ſans eſtre cultiuée. Le troiſieſme encore pire ſucceda à ce ſecond, & fut ſurnommé l’âge d’Airain, pour ce que plus diſſolu que l’autre il ſe laiſſoit aller à vne infinité d’horribles crimes, cauſez par l’auarice. Le quatrieſme du tout desbordé ne pouuant paſſer à vne dureté plus dure, a eſté appellé de Fer, d’autant que preſque à toutes heures le fer y eſt en vſage pour les meurtres.
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(Age d’Or.) LE premier âge du monde fut par honneur ſurnommé l’âge d’Or, pour ce que c’eſtoit vn ſiecle heureux, auquel le peuple ſans eſtre forcé par les loix, fidelle cheriſſoit ſa foy autant comme ſa vie, & de ſon propre mouuement embraſſoit l’equité pour reigle de ſes actions. La crainte & les tourmens ordonnez pour punition n’effrayoient point alors, car on ne voyoit ny ſupplice, ny criminel puny, d’autant que les hommes viuoient ſans crime. On n’apprehendoit ny priſon, ny chaiſne, ny torture; il n’y auoit ny eſclaues ny priſonniers; & les peuples exempts du trauail des procés n’eſtoient point obligez de pa- roiſtre tremblans deuant la face d’vn Iuge: car chacun, iuge de ſoy- meſme, ſe gardant d’offencer n’eſtoit point offencé. On n’auoit pas encore veu les pins coupez & deſcendus de leurs montaignes, flotter ſur l’inconſtance des eaux, & ſ’aller rendre au bord d’vn païs eſtran- ger, pour ce que les hommes à l’heure ne ſçauoient pas ſeulement qu’il y euſt d’autres terres au de là de la mer, dont leur riuage eſtoit borné. Ils n’auoient point de villes cloſes; ſans murailles & ſans foſſez, ils vi- uoient en toute aſſeurance: auſſi iamais trompette, ny tambour ne leur auoit donné l’allarme. Ny les caſques, ny les eſpées n’eſtoient en vſage; car on ne faiſoit point la guerre, & les peuples paiſibles, ſans auancer leur mort, accompliſſoient le terme de leurs iours dans la douceur d’vne vie tranquille. La terre lors n’eſtoit ny labourée, ny ſeulement touchée du rateau; mais vierge fourniſſoit ſes largeſſes aux hommes, contens de ce qu’elle leur donnoit liberallement ſans qu’ils la cultiuaſſent. Ils ne meſpriſoient point les fruicts ſauuages, les frai- zes, les cormes; ces meures rouges, qui naiſſent aux buiſſons, & le gland qui tombe des cheſnes, eſtoient les delices de leurs repas. Lesans, con- tinuez en la gayeté d’vn air touſiours ſerein, ſembloient vn Prin- temps eternel, entretenu par les Zephyrs, qui de leurs tiedes haleines careſſoient les fleurs nées ſans auoir eſté ſemées. Pour ſe charger de bleds la Terre n’attendoit point le trauail du laboureur, car vne iaune & riche moiſſon couuroit çà & là les plaines, ſur leſquelles iamais la charruë n’auoit paſſé. Les ſources d’eau eſtoient alors preſques toutes ſources de laict, & quelques-vnes meſmes iettans le Nectar, ſous la verdure de quelque arbre, duquel le miel couloit, faiſoient dans leurs ruiſſeaux deſalterer les hommes du breuuage des Dieux.

LE SVIET DE LA IV. FABLE.
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(IV. Fable expliquée au 4. Chap.) Ceſt heureux ſiecle d’Or fut ſous le regne de Saturne, lequel ayant eſté chaßé de ſon throſne, & meſme du Ciel par ſon fils Iupiter, l’Empire du monde demeura à ceſt ingrat enfant, qui ne voulut pas continuer les ans au meſme eſtre que ſon Pere auoit fait; maıs les diuiſa en quatre ſaiſons, dont le Printemps qui eſtoit eternel auparauant, fit la premiere, l’Eſté chaleureux la ſeconde, l’Automne temperé la troiſieſme, & l’Hyuer tout glacé la derniere.
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MAis depuis que Saturne eut eſté deboutté de ſon ſiege par la re-(Age d’Ar- gent.) bellion de ſon fils, & que le monde fut ſous l’Empire de Iupiter, I’humeur du ſiecle toute d’or, tirant peu à peu au declin laiſſa pallir ſon iaune doré, & de là naſquit vn âge d’Argent, moins bon que le premier, mais beaucoup meilleur que celuy d’Airain qui deuoit venir en ſuitte. Iupiter, dont le regne fut la naiſſance de ce ſiecle moins ri- che de bon-heur, pour varier les temps retrancha l’eternel Printemps qui eſgayoit le monde, & faiſant naiſtre tantoſt des ardeurs exceſſiues, puis de tiedes chaleurs, & en fin des glaces, interrompit l’ancien & agreable cours des ans qu’il partit en quatre ſaiſons. L’air commença(Quatre ſaiſons.) lors à eſtre bruſlé des rays violens du Soleil: ce fut lors que premiere- ment les eaux gelées par la froideur des vents firent comme vn corps de cryſtal. Deuant ce temps-là les hommes n’auoient eu autre couuert que le ciel, mais lors ils recercherent les antres pour retraicte; les caues des rochers furent leurs premieres maiſons, ou quelques bois touf- fus, ou quelque cabane de fueillée çà & là ramaſſée. Las! vous fuſtes lors violée, Terre grand-mere de nos corps; lors voſtre ſein ouuert par le coultre tranchant apprit à receuoir le grain, qu’il nous rend auec tant d’vſures; lors les taureaux parauant indomptez, furent mis ſoubs le ioug pour eſcorcher vos plaines.
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LE SVIET DE LA V. FABLE.
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(V. Fable ex- pliquée au 3. Chap.) L’auare conuoitiſe des hommes allant touſiours croiſſant, fit naiſtre les derniers âges, ſurnommez d’ Airain & de Fer, à proportion de la difference remarquable d’entre les precedens, & des violences qui commencerent à s’y commettre par le fer.(Age d’ Ai- rain.) AVare inuention des hommes, qui donna place peu à peu à vn plus cruel âge; âge qui prompt aux armes fut ſurnommé d’Ai- rain, encore qu’il ne fuſt pas autrement meſchant. C’a eſté le dernier, lequel ſe chargeant des vices des ſiecles paſſez, ſ’en eſt rendu l’amas; (Age de Fer.) ſiecle qui forgé d’vn fer aigre a plus d’horreur en ſoy que ſon nom de Fer n’eſt horrible; car embraſſant toute ſorte d’impieté, il a chaſſé la honte, la verité, & la foy, pour cherir en leur place l’effronterie, les ru- ſes, les trahiſons, la violence, & l’execrable deſir d’auoir, dont la ſoif ne ſe peut eſteindre. Il a bien oſé ſe fier à la mer & aux vents, deuant qu’auoir recognu leur inconſtance. Il a bien eſté ſi outrecuidé que de mettre des vaiſſeaux à la mercy des vagues, & n’auoit pas encore ap- pris l’art qui nous guide à les conduire. La terre commune mere dont chacun ſe ſeruoit parauant en commun, & auſſi librement que tout le monde vſe encore auiourd’huy de la lumiere du Soleil, & de l’air que nous reſpirons, comme nouuellement conquiſe par ceſt âge nouueau le plus cruel de tous, fut diuiſée tout ainſi qu’vn butin, duquel chacun apres pouuoit monſtrer ſa piece. Mais encore eſtoit-ce peu ſi les hom [9] mes contens d’vn tel partage, n’euſſent point importuné ceſte meſ- me terre qui les nourrit, d’autre choſe que de ce qu’elle produit pour l’entretien de leur vie, ſans porter parricides le fer dedans ſon ſein, foüiller au fonds de ſes entrailles, & piller là-dedans les threſors qu’elle y a cachez comme plus dangereux que le fer meſme. C’eſt de là qu’auec les richeſſes on a tiré la ſemence de tous nos maux; ri- cheſſes ſeules ſources d’où nos miſeres ſont ſorties; richeſſes, qui fi- rent incontinent naiſtre le diſcord par le monde, & le diſcord la guerre, laquelle née pour l’argent eſt par l’argent entretenuë, & ſouſtenuë par les armes. Richeſſes ſeules pierres qui ont eſquiſé le fer pour les meurtres; car depuis que le luſtre de leurs metaux eſ- bloüiſſant la veuë a peu charmer les coeurs, lon n’a veu que ſang eſ- pandu. Depuis la mort des hommes n’a eſté qu’vn jeu tout commun, & vn moyen pour rauir le bien de ceux-là deſquels on ne pouuoit l’a- uoir ſans leur rauir la vie. Depuis les venerables droicts de l’hoſpita- lité, autresfois tant inuiolables, n’ont peu rendre aſſeuré vn eſtran- ger dedans le logis de ſon hoſte. Et c’eſt bien pis, vn beau-pere au- iourd’huy ne ſe peut fier à ſon gendre, les freres meſmes que le ſang a vnis ſont peu vnis en leurs affections, le mary bien ſouuent a de- quoy craindre du coſté de ſa femme, & la femme ſujet de redouter la perfidie & la main violente de ſon propre mary. Lesbelles-meres pouſſées d’vne maraſtre cruauté n’ont point en horreur le poiſon pour ſe deffaire des enfans d’vn premier lict. Les fils deſnaturez ſ’en- nuyent des longs iours de leurs peres, & n’ont pas honte de ſouhait- ter la mort à ceux dont ils ont eu la vie. En fin la pieté enſemble & la pitié couchées par terre ſont maintenant dans le meſpris comme foulées aux pieds, & la Iuſtice, diuine Aſtrée, qui ſeule des celeſtes vertus a plus long temps icy bas reſiſté contre la violence des vices, a eſté forcée d’abandonner la terre, où elle eſtoit abandonnée, pour ſ’en aller au Cielauec les Dieux.

LE SVIET DE LA VI. FABLE.
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Les Geans, hommes d’vne grandeur exceßiue, ſe laiſſerent bien par leur outre-(VI. Fable expliquée au 5. Chap.) cuidance porter iuſques à tel excés, qu’ils oſerent faire la guerre aux Dieux, & pour eſcheller le Ciel entaſſerent pluſieurs montaignes l’vne ſur l’autre, du haut deſ- quelles ils furent renuerſez à coups de foudre, & de leur ſang beu par la terre naſqui- rent des hommes en impieté, en grandeur & en preſomption preſques égaux à leurs peres.
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OVoy? l’impieté deſlors ſans bornes ſe deſborda ſi outrageuſe- ment, qu’il ne luy ſuffit pas de ſ’eſtre acquis la ſouueraineté du bas monde, elle ſuſcita des Geans, leſquels bouffis de preſomption voulurent planter ſon enſeigne dans le Ciel. Pour chaſſer les Dieux de leur throſne & enfans de la terre ſ’aller ſeoir aux ſieges des habi- tans des Cieux, ils firent vn amas de montaignes qu’ils eſleuerent, dit- on, iuſques au cercle de la Lune; mais leur deſſein fut renuerſé auec les monts de leur outrecuidance. Car Iupiter d’vn foudre, que le cour- roux & la crainte luy mirent en main, bouleuerſa les coſtes qu’ils auoient entaſſées l’vne ſur l’autre, & les enſeuelit ſous ces orgueilleuſes eſchelles, dreſſées pour enuahir ſon Empire. La terre abbreuuée des chauds ruiſſeaux de leur ſang boüillonnant, afin de ne demeurer point ſans enfans, r’anima (à ce que lon dit) ce ſang eſpandu, & en fit renaiſtré vne autre race d’hommes: Race cruelle toutesfois, race im- pie & toute pleine d’vn deſdaigneux meſpris des Dieux, race qui ſor- tie du ſang n’abbreuuoit que de ſang humain ſon inhumaine ſoif, & n’aſſouuiſſoit ſa brutale faim que de la chair des hommes plus que brutalement maſſacrez.
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LE SVIET DE LA VII. FABLE.
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Pour preuue de la cruauté de ceſte deteſtable lignée ſortie du ſang des Geans, le Poëte(VII. Fable expliquée au 6. & 7. Chap.) apporte l’exemple de Lycaon, tyran d’Arcadie, qui par vne infinité de meurtres, commis ſur ceux qu’il receuoit en ſon logis, irrita tellement Iupiter, qu’il ſe veſtit de la forme d’vn homme, pour auoir plus iuſte occaſion de le punir, & ſe rendit chez Lycaon, duquel ilco- gneut le deſſein, qui eſtoit, croyant que ce fuſt vn homme, de le faire mourir comme les autres, apres l’auoir banqueté de chair humaine. Dequoy Iupiter plus courroucé qu’au- parauant, pour auoir luy-meſme couru fortune d’eſtre traicté ainſi que les autres hoſtes, fit que d’homme il deuint loup, ne luy changeant rien que la face, car deſia il portoit le nom de ce furieux animal, & en auoit le coeur & l’humeur enragée.LE puiſſant fils de Saturne veid du haut de ſon Palais celeſte les ſanglans deportemens de ces hommes ſans humanité: il en fut affligé en ſoy-meſme, & ſe repreſentant à l’heure le cruel repas que Lycaon luy auoit preparé, ſi peu de iours auparauant que la nouuelle n’en eſtoit pas encore eſuentée, fut eſmeu d’vne colere digne de Iupi- ter. Pour entrer en Conſeil ſur le ſubjet de ſon courroux, il conuoque l’aſſemblée generale des Dieux, leſquels ne manquent point d’obeïr tous auſſi toſt à ſon mandement. On void paroiſtre dans le Ciel, lors que l’air eſt ſerein, vn grand chemin fort haut & remarquable pour(Ce chemin eſt la religion qui nous conduit à Dieu.) ſa blancheur, qu’on nomme le Chemin de laict, c’eſt par là que les Dieux paſſent pour ſe rendre dans la Royalle maiſon du maiſtre des foudres. Les plus puiſſans d’entr’eux firent voir alors d’vn coſté & [12] d’autre les portes de leurs logis ouuertes: car il n’y a que les moindres diuinitez qui logent çà & là en diuers endroits. Les douze plus hono- rées puiſſances de là haut, ont chacun leur Palais vis à vis de ce beau paué blanc: les plus ſuperbes hoſtels y ſont, qui rendent le lieu ſi fre- quenté, qu’auec vn peu de hardieſſe on le pourroit nommer, la Cour du Ciel. Quand donc tous aſſemblez furent aſſis en leurs ſieges de marbre, & que ce ſouuerain des habitans des Cieux en ſon throſne plus eſleué de quelques degrez que les autres, eut appuyé ſa main ſur ſon ſceptre d’yuoire, il ſecoüa trois ou quatre fois la teſte, & de telles ſecouſſes, ſignes de ſon courroux, eſbranla la terre, la mer & les Cieux, puis en ouurant la bouche ouurit la bonde de ſa muette colere, pour parler ainſi. I’ay veu autresfois des montaignes leuées iuſqu’aux pieds de mon ſiege pour le ruiner, i’ay veu des monſtres d’hommes, chacun auec cent mains armées contre moy pour me rauir mon ſceptre, i’ay veu le Ciel preſques rendu eſclaue de l’arrogance des Geans: mais ia- mais ie ne me veids en telle peine que ie ſuis maintenant, iamais pour le gouuernement de l’Empire du monde mon coeur n’a eſté agité de tant de troubles. Car lors que ces grands enfans de la terre oſerent auec leurs pieds de ſerpens grimper ſi haut pour m’attaquer, bien qu’en eux i’euſſe vn fier & fort ennemy en teſte, ſi n’auois-ie affaire qu’à vne certaine famille; ie n’auois qu’à foudroyer vne ſeule troupe d’hommes, & auiourd’huy il faut que ie perde tous ceux qui rampent ſur la terre depuis vne mer iuſqu’à l’autre. Il n’y a que des vices parmy les hommes; il faut que ie les ruine tous pour ruiner le vice. Il le faut, ie le iure par les fleuues d’Enfer, qui coulent couuerts de tenebres au trauers du ſombre Royaume de mon frere Pluton. Toutesfois il n’eſt pas beſoin de recourir à ce remede extréme, ſans auoir tenté la cure de tout autre plus doux: mais auſſi faut-il retrancher les playes incura- bles auec les membres corrompus, de crainte qu’ils gaſtent ceux qui ſont encore ſains. I’ay des baſſes diuinitez là bas, des Nymphes cham- peſtres, & des Nymphes des eaux, des Faunes dans les bois, des Satyres & des Siluains ſur les montaignes. Ce ſont puiſſances que nous ne vou- lons pas ſi toſt honorer de la demeure des Cieux; il eſt donc bien rai- ſonnable de les conſeruer ſur terre, où nous auons voulu qu’ils habi- taſſent. Hé! en quelle aſſeurance, diuinitez compagnes de ma ſupre- me diuinité, penſez-vous que les demy-dieux puiſſent viure parmy les hommes, puis que moy-meſme qui ay le foudre en main, qui puis eſtre à toute heure aſſiſté de voſtre aide, qui ſuis ſouuerain dans les Cieux, & vous commande à tous, moy dis-ie, me ſuis veu en danger chez ceſt enragé Lycaon, duquel la cruauté a rendu le nom ſi celebre?A ces paroles, l’aſſemblée fremit d’horreur, & d’vne commune voix demandant vengeance fit entendre tout haut, auec vn bruit qui ſ’eſle- ua, qu’elle ne deſiroit rien plus que de voir punir la ſacrilege audace de celuy qui auoit tant osé attenter. Ainſi lors que la nouuelle courut, [13] que quelques deſeſperez, pouſſez d’vne infernale furie, auoient eſté ſi outrecuidez de leuer la main pour eſtouffer la grandeur de l’Empire de Rome dedans le ſang de l’Empereur, tout le monde eſtonné d’ef-(Le Poëte parle de quelque at- tentat ſur la vie d’Auguſte.) froy, demeura ſans parler en l’eſmotion d’vn confus murmure, par lequel il teſmoignoit plus ouuertement qu’auec vn diſcours ouuert, les viues apprehenſions qu’il a des malheurs que nous cauſeroit l’hor- rible effect d’vn ſi execrable deſſein. C’a eſté pour vous, grand Prince de ce rond vniuers, que l’vniuers a eu tant de crainte: Et ceſte crainte, comme gage de l’amour de vos ſubiects, (paiſible Monarque, qui par voſtre bonté vous eſtes acquis l’auguſte nom d’Auguſte,) ne vous a pas eſté moins agreable, que fut alors celle des Dieux à Iupiter leur ſou- uerain, lequel ayant recognu par le trouble qu’ils eſmeurent, l’affe- ction qu’ils luy portoient, leur commanda de ſe taire. Ils n’eurent pas ſi toſt oüy ſa voix, & apperceu le ſigne de ſa main, que leur murmure ceſſant, ils demeurerent dans le ſilence, pour preſter vne calme au- dience à la ſuitte de ſa harangue qu’il continua ainſi: Ie l’ay puny com- me il falloit, ne vous en affligez pas d’auantage. Son audace a ſouffert le iuſte chaſtiment qu’elle meritoit: mais ie veux vous apprendre quel fut ſon crime, & quelle ma vengeance.Ie n’auois eu encore cognoiſſance de la meſchanceté des hommes de ce temps, ſinon par oüy-dire, quand pour en ſçauoir la verité, ie deſcendis du Ciel, il n’y a pas long-temps, & ayant voilé ma diuinité de la mortelle couuerture d’vn corps humain, ie feis vne reueuë ſur la terre. Il me faudroit vous faire icy vn monde de diſcours, ſi ie voulois vous repreſenter toutes les impietez du monde. Ie ſouhaittois que le bruit fuſt plus grand que le vice, mais contre mon deſir, & auec mon regret, ie trouuay qu’en effect il y a plus d’horreurs en terre que la renommée ne m’en auoit faict entendre. Faiſant la ronde par là bas, apres auoir paſſé les eſpouuentables montaignes de Maenale, pleines de grottes de beſtes farouches, le Cyllene, & les pins du froid Lycée; ie me veids en Arcadie, & me rendis au dangereux logis du cruel tyran de ce pais-là. Le Soleil deſia dans les eaux ſ’en alloit permettre à la nuict d’eſtendre ſon grand voile noir, lors que i’entray chez ceſt im- pie & impitoyable hoſte. A mon arriuée par ſignes euidens ie rendis quelque preuue de ma diuinité, que ceux de la maiſon commençoient à recognoiſtre en m’addreſſant leurs prieres, quand Lycaon riant des voeux qu’ils me faiſoient, leur diſt, qu’il eſprouueroit bien ſi i’eſtois Dieu ou non, & à l’eſſay ſe rendroit aſſeuré ſi ma nature alloit au delà de l’humanité. Il reſout de me ſurprendre aſſoupy d’vn profond ſom- meil, & me maſſacrer dans le lict; il ne veut point d’autre preuue de mon pouuoir, il tient que c’eſt la plus certaine. Il ſe plaiſt en ce dete- ſtable deſſein, & ſi ſa cruauté ne ſe borne pas encore là. Les Moloſſes vaincus pour gages de l’obeïſſance qu’ils promettoient luy rendre à l’aduenir, luy auoient quelques iours auparauant enuoyé des oſtages: [14] il faict couper la gorge à l’vn d’eux, mettre le corps en pieces, & des pieces à demy viues les vnes en la broche pour roſtir, les autres dans l’eau chaude pour boüillir. Ce furent les viandes dont il me traicta: mais il ne les eut pas faict ſeruir ſur table, que pour punir le crime du maiſtre, ie fis bruſler le logis, & d’vne flamme vengereſſe rauageay ce- ſte ſanglante maiſon digne du foudre de ma colere, pour auoir recellé tant d’inhumanitez. Luy que le feu chaſſa, en fuyant par les champs fut tout eſtonné d’entendre ſes plaintes, qui n’eſtoient plus plaintes d’homme, mais hurlemens effroyables d’vn loup, qui voulut parler, & ne peut former vne ſeule parole. Ses dents ſ’armerent de la rage dont ſon coeur eſtoit plein, pour continuer ſur les beſtes les meſmes cruautez qu’il auoit accouſtumé d’exercer ſur ſes hoſtes: car encore auiourd’huy il ne ſe repaiſt que de ſang. Ses habits attachez à ſa chair ſe muerent en vn poil rude, ſes bras furent les deux iambes de deuant; bref ſon ame enragée ſe trouua dans vn corps de loup, qui garde en- core apres ſon change, la meſme couleur du poil griſon qu’il portoit, la meſme horreur en face, les meſmes eſclairs de feu dans les yeux, & tous les meſmes traicts qui faiſoient parauant lire ſur ſon viſage ſon humeur ſanguinaire.

LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
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(VIII. Fable expliquée au 8. & 9. Chap.) Le courroux de Iupiter fut tel, que ne ſe voulant point contenter de la punition exem- plaire de Lycaon, pour eſtonner le monde, il reſolut de noyer tous les hommes par vn deluge, puiſque tous l’auoient offencé par l’horreur de leurs crimes.
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ET bien, Lycaon a eſté puny, ſa maiſon bruſlée a ſenty la ven- geance des crimes qu’elle receloit: mais ce n’eſt pas aſſez d’vne maiſon ruinée, puiſque les furies d’enfer regnent par toute la ronde eſtenduë de la terre, & que les hommes ſemblent auoir iuré de ne ſui- ure que l’iniuſtice. Tous ennemis de la vertu ont conſpiré pour le vi- ce ſon ennemy; il les faut donc tous punir, & d’vn chaſtiment gene- ral corriger ce general deſordre. Il le faut, il eſt reſolu, puis que tous ont failly, qu’ils portent tous la peine de leur faute.Ceſte reſolution de Iupiter eſt aigrie par quelques-vns des Dieux qui la loüent, & ſimplement approuuée par les autres moins paſſion- nez, qui ſe contentent de n’y point contredire; & toutesfois il n’y en a pas vn que la ruine du genre humain n’afflige. Ils ſ’enquierent que ce ſera de la terre, lors que deſerte ils la verront orpheline de tant d’enfans qu’elle porte. Ils ſe demandent l’vn à l’autre qui parfumera d’encens leurs autels, & ſi doreſnauant ce bas monde ne ſera plus qu’v- ne grande foreſt expoſée aux rauages des beſtes ſauuages. A quoy leur grand Roy reſpond, qu’il y mettra ordre, & pour les oſter de la peine qu’vne telle apprehenſion leur donne, promet de faire ſortir des rui- nes de ce peuple maudit, vn peuple d’humeur toute contraire, dont on admirera la naiſſance. Deſia ſa main armée de foudres eſtoit preſte d’embraſer la terre d’vn feu vengeur pour la reduire en cendre, deſia il alloit darder les premiers eſclats: mais il fut retenu par la crainte qu’il eut, que d’vn ſi grand braſier les flammes montaſſent iuſques au Ciel, & ſe prinſſent à l’eſſieu qui faict tourner les rouës des planet- tes. Et ſa crainte ſ’augmenta d’autant plus, qu’il ſe reſſouuint à l’heu- re d’auoir autresfois leu dans les ſecrets regiſtres du deſtin du monde, que la terre & la mer vn iour, & meſmes ſon Palais eſtoillé ſeroient conſumez par le feu. Pour ce reſpect il quitta les armes ordinaires, dont ſe ſert ſon courroux, armes forgées de la main des Cyclopes, & ſ’aduiſa d’vn autre fleau, qui fut d’enſeuelir les hommes dans les eaux, & de tous les coſtez du Ciel faire couler des torrens de pluyes ſur la terre pour la noyer. A l’inſtant meſme il fit ſerrer les froids Aquilons dans les antres d’AEole, & tous les autres vents, leſquels ennemis de l’humidité diſſipent les nuées. Il ne laiſſa la campagne libre qu’à ce- luy qui venant du Midy ne laiſſe iamais la terre alterée. Ce vent hu- mide porté ſur ſes ailes moites parut auſſi toſt en l’air, couuert d’vne ſombre obſcurité qui ſ’oppoſoit aux clartez du Soleil. De ſa barbe chargée d’eau, & de ſon poil moüillé couloient mille liquides va- peurs; ſon front n’eſtoit qu’vn nuage eſpais, ſon ſein le canal d’vn ruiſſeau, & n’y auoit plume ſur luy qui ſans ceſſe ne degoutaſt. Apres qu’il eut ramaſſé en courant les broüillars eſpars çà & là, & qu’il les eut preſſez en ſa main, vn bruit ſ’ouït en l’air qui deuança les ruiſſeaux de pluſieurs grands fleuues de pluye: pour leſquels entretenir Iris meſſa- gere de Iunon, veſtuë de ſon manteau de diuerſes couleurs, alla puiſer [16] tant d’eau de tous coſtez, que le flux en ſembla deuoir eſtre eternel. Les laboureurs voyent en moins d’vn iour ruiner le labeur de toute leur année. Les meſmes eaux qui battent les bleds & les couchent par terre, rendent vains leurs deſirs, & abbattent leurs eſperances. Quoy? ceſt orage du Ciel ne ſuffit pas à Iupiter, ſa colere ne ſe contente point de tempeſter en l’air; il prie ſon frere Neptune de ſ’eſmouuoir auec luy, & ioindre ſes forces liquides aux ſiennes, pour deffaire l’impieté qui regnoit ſur la terre. A ſa requeſte, ce puiſſant Roy des inconſtan- tes plaines de la mer, manda les fleuues ſes ſubiects, & les ayant aſſem- blez chez ſoy, ſans les retenir d’vne longue ſuitte de diſcours, leur commanda d’aller promptement ouurir toutes les bondes de leurs ſources, & ne ſ’arreſter plus dedans les bords de leur couche ancienne, mais eſtendre leurs riues auſſi loing que pourroient courir leurs va- gues & leurs ondes. Le commandement faict, eux incontinent l’exe- cutent, & deſbordez d’vn cours furieux ſe vont tous rendre dans la mer, qui void ſes plus profonds abyſmes remplis en vn inſtant: de façon que Neptune ne pouuant loger tant d’eaux en ſon lict, eſt con- trainct de ſe ietter ſur terre, & la frappant trois fois de ſon trident, rompre les ports & les leuées, qui bornent les riuages: & les riuieres alors ſ’eſtendans, ſont d’vne largeur effroyable. La violence de leur flux traiſne auec ſoy les plantes, les arbriſſeaux, les beſtes, les hommes, les maiſons & les temples ſacrez auecques leurs idoles. S’il y a quelque baſtiment mieux fondé qui reſiſte, & ne ſe laiſſe point emporter à l’o- rage; il ne ſçauroit pourtant ſauuer ſes hoſtes, les ondes couurent auſ- ſi toſt le plus haut de ſa couuerture: car les tours meſmes les plus eſle- uées, enſeuelies dans le gouffre, ne paroiſſent non plus que les plaines de la campagne. Ainſi les eaux cachent la face de la terre engloutie, ce grand-Tout n’eſt qu’vne grande mer, dont on ne trouue point la ri- ue. Les vns ſ’en vont languir ſur les ſommets d’vne montaigne; les au- tres heureux, ce leur ſemble, d’auoir rencontré vn batteau, cerchans le port, voguent en meſme endroit où peu auparauant ils auoient la- bouré. L’vn nage ſur ſes bleds; l’autre rame au deſſus de ſa maiſon, & de la rame bien ſouuent frappe les plus hauts toicts de ſon village ſub- mergé. S’ils iettent l’ancre, elle mord ou dedans la terre molle d’vn pré verd, ou peut-eſtre, dans vne vigne. Les poiſſons paroiſſent au feſt des plus hautes branches des ormes; & les monſtres marins eſten- dent leurs grands corps où les cheures & les moutons auoient accou- ſtumé de paiſtre. Les vertes Nereides ſ’eſmerueillent de voir des bois, des maiſons & des villes dedans l’enclos de leur humide demeure. Les Dauphins parmy les foreſts ſe trouuent à la rencontre des arbres, dont ils heurtent les branches & eſbranlent les troncs. Les loups peſle-meſle auec les moutons, portez par les vagues perdent l’enuie d’offencer les brebis, & les brebis dans l’effroy des eaux ſont ſans le tourment ordi- naire, que leur donne la crainte du loup. Rien ne reſiſte au rauage, le [17] coeur des lyons eſt forcé de ceder à la violence des flots, la cruauté des tigres, la force des ſangliers ne ſ’en peut deffendre, & la viſteſſe des cerfs inutile ne les en peut ſauuer. Les oyſeaux eſperdus ne font que voltiger çà & là, cerchans, ou quelque peu de terre, ou quelque bran- che d’arbre, & ne trouuans où ſe repoſer, tombent laſſez en l’eau, dont les vagues couurent iuſques au ſommet des montaignes. En fin la plus grande partie de ce qui viuoit icy bas perit en ce naufrage general, & ceux qui peurent eſchapper des eaux furent contraincts de mourir plus cruellement, peu à peu domptez par la faim.

LE SVIET DE LA IX. FABLE.
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Deucalion fils de Promethée, & Pyrrha ſa femme enſemble & ſa ſoeur eſtans ſeuls eſ-(IX. Fable expliquée au 9. Chap.) chappez de ce general naufrage, quand ils veirent les eaux abbaißées, eurent recours à la Deeſſe Themıs, & par ſon inſpiration ietterent des pierres en arriere, deſquelles naſquirent miraculeuſement des hommes & des femmes, nouueaux habitans de la terre deſerte.ENtre la Beoce & l’Attique, au milieu de la Phocide, terre fertile (qui n’eſtoit point lors terre, mais vn quartier de mer, ou vn champ d’eaux ramaſſées en peu de iours) le mont Parnaſſe, mont que la renommée a touſiours infiniment honoré, iette deux coupeaux dans le Ciel, & faict paſſer ſes ſommets iuſqu’au delà des nuées. Ses pointes iumelles, au plus haut vn peu deſcouuertes, eſtoient le ſeul port qui fuſt alors au monde, & Deucalion vif dans [18] vne barque auec ſa femme eſtoit le ſeul homme viuant reſté du delu- ge: toutesfois il n’eſtoit pas encore eſchappé, il le fut ſeulement lors qu’il rencontra ce bout de terre, où il arreſta ſon petit vaiſſeau. Iamais homme ne veſquit auec plus d’integrité que Deucalion, ny femme auec plus de zele au ſeruice des Dieux, que ſa femme Pyrrha. Tous deux à leur arriuée ſaluërent les Nymphes de la montaigne qui leur ſeruoit d’aſyle, firent hommage aux Muſes hoſteſſes de ceſte double crouppe, & adorerent la Deeſſe Themis qui preſidoit lors aux Oracles.Iupiter qui d’enhaut les veid, & les veid ſeuls de tant de milliers d’hommes & de femmes ſauuez d’vn general naufrage, touché de leur pieté enuers les Dieux toute egalle en l’vn & en l’autre, & de leur pa- reille innocence, ſe reſolut de reparer par leur moyen les ruines du genre humain. Il fit ſortir des vents qui diſſiperent les nuées; & ren- dans l’air ſerein rendirent aux Cieux la veuë de la terre, & à la terre celle des Cieux. La mer auſſi appaiſa ſon courroux, & pour calmer les flots irritez, Neptune poſant ſon trident fit commandement à Triton de ſonner la retraicte. Ce bleu courrier de l’Ocean, couuert d’vn azur naturel qui luy naiſt deſſus les eſpaules, obeïſſant à Neptune prend ſon cornet que pluſieurs tours recourbent, & vont eſlargiſſant iuſ- qu’au bout, cornet dont le ſon eſlancé du milieu de la mer ſe faict en- tendre à toutes les deux riues, à celle où le Soleil laſſé va plonger au ſoir ſes treſſes dorées, & à celle d’où le matin il ſe leue pour nous don- ner le iour. Il n’eut pas enflé ſes ioües humides, qu’à l’ouïe du ſignal qu’il donna, les ondes de la mer, & les ondes des fleuues, toutes cal- mées en vn inſtant, commencerent à ſe retirer: les mers firent voir l’a- rene de leur greue, & les riuieres retreſſies ſe veirent d’vn & d’autre coſté bornées de ſablons. Les fleuues ſ’abbaiſſerent, & les montaignes parurent ſ’eſleuer, lors que la terre en ſe deſcouurant ſembla croiſtre à meſure que les eaux décroiſſoient. Auec le temps les foreſts firent paroiſtre le feſt de leurs arbres, tous boüeux du limon que les eaux leur auoient laiſſé: & en fin la terre des-enſeuelie monſtra de tous co- ſtez ſa face deſolée à Deucalion deſolé, qui ne voyant rien en vie que ſa femme Pyrrha le ſeul ſecours de ſa vie, taſcha ainſi de ſe conſoler auec elle, luy diſant la larme à l’oeil.Helas! ma ſoeur, vraye ſoeur de mon affliction, chere femme, vraye femme de mon mal, & ſeule femme que la terre porte auiourd’huy vi- uante, femme que la nature premierement rendit mon alliée par le ſang de nos peres, puis noſtre chaſte lict par le ſainct noeud du maria- ge, & qu’auiourdhuy tant de mal-heurs communs d’vn tiers lien ont encore ioincte auec moy. Nous deux ſommes tout le monde de ce bas monde, nous ſommes tout le peuple qui l’habite, le reſte a eſté en- glouty par les eaux. Nous deux ſeuls ſauuez du naufrage auons trou- ué vn port, port toutesfois où nous ne pouuons pas tenir noſtre vie. aſſeurée, veu que l’air encore troublé n’a point rompu entierement [19] l’eſpaiſſe horreur des nuages qui nous menacent. Las! pauurette, ſi ie fuſſe pery, qu’euſſes-tu faict maintenant priuée de toute compagnie? Comment ſeulette euſſes-tu peu reſiſter à la crainte & à l’effroy qui nous tranſit? Qui t’euſt conſolée au milieu de tant d’infortunes, dans ce muet deſert, où ton oreille n’euſt pas oüy vne ſeule parole, qui euſt addoucy l’aigre pointe de tes douleurs? Car pour moy ie t’aſſeure que ſi l’orage t’euſt rauie, ie ne fuſſe pas demeuré; le meſme gouffre qui t’euſt abyſmée m’euſt auſſi abyſmé tout à l’heure. Ha! pleuſt aux Dieux, que i’euſſe le ſecret duquel mon pere ſe ſeruit pour faire mou- uoir & donner vne ame d’homme à la terre qu’il mania. Son ſçauoir admirable me ſeroit bien neceſſaire pour reparer les ruines du genre humain, qui n’a maintenant eſtre qu’en nous deux. Miſerables! nous ſommes reſtez ſeuls, & ç’a eſté la volonté des puiſſances du Ciel, afin que nous ſeruions de patron pour former & le corps & la vie des hom- mes qui naiſtront.Voila les diſcours qu’il luy tint, puis en pleurant eſmouuoit ſa fem- me à pleurer. La rigueur de leurs douleurs leur y ſerrant la bouche, ils demeurerent quelque temps ſans parler, ſe plaignans des yeux l’vn à l’autre: mais en fin pouſſez d’vn eſprit diuin, ils ſe reſolurent d’auoir recours aux Dieux, & recercher l’aide des Oracles ſacrez, pour eſtre in- ſpirez de ce qu’ils auoient à faire. La reſolution priſe ſans tarder da- uantage, ils deſcendirent enſemble ſur la riue du fleuue, qui battoit le pied de la montaigne, où ils ne firent que ſe moüiller les leures de l’eau encore trouble & eſpaiſſe, puis ſ’en eſtans ietté quelque peu ſur la teſte & ſur leurs habits, allerent droict au temple de Themis, dont les murailles iuſques au plus haut eſtoient toutes couuertes de mouſ- ſe, & les autels ſans feu pollus d’vne relante humidité. Si toſt qu’ils eurent touché du pied le premier degré de l’Oratoire, ils ſe ietterent l’vn & l’autre par terre, tirerent de leurs leures, auec autant de reſpect que de crainte, la froideur du paué qu’ils baiſerent, puis eſleuerent ainſi l’ardeur de leurs prieres:Deeſſe Royne des Oracles, ſi les Dieux vaincus par nos voeux, dai- gnent fleſchir leurs coeurs aux requeſtes des hommes, & ſi leur cour- roux eſchauffé peut eſtre appaiſé par nos oraiſons, iuſte Deeſſe, per- mettez à celles que ie vous fay, d’eſtre ouïes d’vne oreille propice. Ce n’eſt pas pour moy que ie vous prie, c’eſt pour le monde que vous voyez deſert. Inſpirez-moy comment ie pourray repeupler ces plai- nes deſolées, & m’aydez, fauorable, de voſtre ſecours pour reſtablir ce que le rauage des ondes a deſtruict.Themis qui les entendit, & en les entendant laiſſa tirer ſon coeur à la compaſſion, pour reſponce de ſa deuinereſſe bouche, leur dit: Qu’e- ſtans ſortis du Temple, ils deuoient ſe voiler la face, deſlier leurs cein- tures, & ietter en arriere les os de leur grand’-mere. Voila l’aduis qu’ils receurent, & qu’ils n’eurent pas ſi toſt oüy, que tous confus en eux [20] meſmes, d’eſtonnement ils perdirent la parole, iuſqu’à ce que Pyrrha la premiere, rompant le ſilence, mais non pas l’incertitude en laquelle ils eſtoient, diſt, Qu’elle ne pouuoit obeïr au commandement de la Deeſſe. Auec vne voix tremblante elle la prie de l’excuſer d’vn tel acte, qui ſeroit vn horrible crime ſelon ſon opinion; car elle penſe- roit, dit-elle, outrageuſement offencer les ombres de ſa mere, ſi d’vne main prophane elle touchoit ſes os pour les ietter. C’eſt vn conſcien- tieux ſcrupule, qui les affligeant leur fait pluſieurs fois ruminer l’ob- ſcure reſponſe de la Deeſſe: mais en fin Deucalion aprés auoir bien penſé, reſioüit extrémement Pyrrha, quand il luy dit: Non m’amie, ne vous trauaillez point dauantage, l’Oracle (ou ie me trompe) ne nous commande rien d’impie, nous ne pouuons bleſſer noſtre conſcience en faiſant ce qu’il nous conſeille. Noſtre grand’-mere, c’eſt la terre; & les os de ſon corps, pour moy ie croy que ce ſont les pierres, leſquelles il nous faut ietter apres nous. Ainſi Deucalion deſcouurit le vray ſe- cret de l’Oracle, dont ſa femme conceut quelque eſperance, mais le- gere toutesfois & fort douteuſe, tant ils ſe deffient tous deux de l’ad- uis que les Cieux leur ont donné par la bouche de Themis. Mais aprés auoir bien conſulté, Que nous peut nuire (diſent-ils) d’en faire l’eſſay? C’eſt vne folie de craindre où il n’y a point de danger. L’eſpreuue nous rendra certains de ce qui nous tient en ſuſpend. Du pas meſme ils vont au milieu d’vne plaine, où ils ſe couurent le viſage d’vn linge, deſlient leurs ceintures & ramaſſent des pierres qu’ils iettent en arrie- re. Ces cailloux iettez de leurs mains (qui le croiroit ſi nous n’en auions l’autentique teſmoignage de la venerable antiquité?) deſpoüillans peu à peu leur dureté naturelle, commencerent à ſ’amollir, puis prin- drent vne forme, laquelle croiſſant plus ils ſ’amolliſſoient, à ſon prin- cipe repreſentoit bien quelque choſe de l’homme, mais ſi groſſiere- ment qu’on n’y pouuoit qu’à peine recognoiſtre vn membre d’auec l’autre. C’eſtoit tout ainſi comme vn marbre qui n’a encore ſenty que les premiers coups du ciſeau, ou vne image de laquelle le peintre n’a tiré que les plus gros traicts. Ce que la derniere main de l’ouurier ap- porte à vn pourtraict auec vn long trauail, fut miraculeuſement ap- porté d’enhaut à ces pierres en vn inſtant. Leurs parties humides & terreſtres tournées en chair formerent le plus mol du corps: & ce qui eſtoit de ſolide fourniſſant aux dures parties de l’homme, fit les os & les dents. Les veines ſeules, ſans changer de nom, demeurerent veines, mais elles ſe trouuerent pleines de ſang, lors que des eſprits d’hom- mes par le vouloir des Dieux, firent mouuoir les pierres que Deuca- lion auoit iettées, & des ames de femmes animerent celles qui eſtoient parties de la main de Pyrrha. Ainſi chacun d’eux repara la perte de ſon ſexe, ainſi d’vn rocher ſortirent nos corps, qui teſmoignent en la dure- té de nos coeurs, & par les trauaux qu’ils endurent, combien leur dur naturel a eu vne dure naiſſance.
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LE SVIET DE LA X. FABLE.
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Apres la retraicte des eaux naſquit des boües de la terre l’horrible ſerpent Python,(X. Fable expliquée au 10. Chap.) qù’ Apollon fit mourir tout percé de ſes fleſches. Et afin que la memoire d’vne ſi belle vi- ctoire fuſt eternelle, en l’honneur d’Apollon qui fut pour ce reſpect ſurnommé Pythien, on inſtitua des jeux & des combats qu’on appella außi Pythiens, pour rafraiſchir aux hommes l’obligation qu’ils auoient à ce Dieu vainqueur d’vn ſi eſpouuentable monſtre.AInsi l’homme naſquit, puis les autres animaux que la terre, eſchauffée des rays du Soleil, engendra de ſoy-meſme ſans au- tre aide: car de ſon limon, qui couuoit dedans ſoy les ſemences de toutes choſes, enflé par la chaleur du feu celeſte, ſortirent toutes ſor- tes de beſtes qui eurent auec le temps vne forme auſſi parfaicte com- me ſi elles euſſent eſté conceües dedans le ventre de leur mere. Ce fut de meſme qu’en Egypte, lors que le Nil ayant retiré ſes ſept bras de- dans leur couche couſtumiere, laiſſe les plaines boüeuſes, ſur leſquelles le Soleil n’a pas ſi toſt donné, que les laboureurs en ouurant les mot- tes de terre y trouuent des animaux, dont les vns ſont quelquesfois encore au premier poinct de leur naiſſance, les autres imparfaicts manquent de quelques membres, & bien ſouuent n’ont qu’vne demie vie, eſtans animez d’vn coſté & de l’autre n’eſtans que terre. La cha- leur & l’humidité temperées ſont les cauſes de tels effects; car bien que comme qualitez ennemies elles ſe combattent touſiours, vnies pour [22] tant par vne diſcordante concorde, elles font naiſtre tout ce qui ſe void icy bas. Les boües doncques que le deluge auoit laiſſées, ayans eſté animées du Soleil, qui donne vie à tout auec ſa lumiere, la terre engendra vn nombre infiny de beſtes, la pluſpart qui auoient deſia eſté auparauant, & d’autres auſſi qu’on n’auoit iamais veuës. D’elle contre ſa volonté ſortirent des monſtres, du nombre deſquels fut Python, furieux ſerpent, dont la forme incogneuë aux hommes nou- ueaux nez, & la monſtrueuſe grandeur, qui couuroit preſques vne montaigne entiere, fut l’effroy de l’Vniuers renaiſſant. Pour deliurer la terre de l’horreur de ceſte eſpouuentable maſſe, Apollon ne ſe ſer- uit point d’autres fleſches, que de celles qui n’auoient auparauant ac- couſtumé d’eſtre employées, qu’au meurtre des Daims & des Che- ureulx. Il en tira bien mille ſur ceſte hideuſe beſte, & ſe veid preſque en crainte d’eſpuiſer ſon carquois ſans rien faire, mais en fin les ruiſ- ſeaux du venin dont le monſtre eſtoit remply, ſ’eſcoulans par tant de bleſſures laiſſerent ſon corps ſans mouuement & ſans vie. Et de peur que l’ingrate oubliance auec le temps ne fiſt perdre le ſouuenir d’vn (Inſtitution des Ieux Pythiens.) acte ſi digne de memoire, furent deſlors inſtituez ces Ieux ſacrez, & ces tant celebres exercices, qui tirerent leur nom du nom de ce ſer- pent vaincu par le fils de Latone, eſquels les ieunes hommes victo- rieux, fuſt à la luitte ou à la courſe, à pied ou ſur des chariots, eſtoient par honneur couronnez de fueilles de cheſne. Il n’y auoit point alors de lauriers, leurs branches verdoyantes n’auoient pas encore ſeruy de marques de gloire ſur le front des vain queurs, Phoebus en ce temps-là n’eſtoit pas en ſoucy de quel arbre fuſt ceinte ſa longue cheuelure; toutes ſortes de fueilles luy eſtoient indifferentes, il n’auoit point d’affection plus pour les vnes que pour les autres, auſſi n’auoit-il point encore eu d’amour.

LE SVIET DE LA XI. FABLE.
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(XI. Fable expliquée au 11. Chap.) Apollon amoureux de Daphné fille du fleuue Penée, & la plus belle qui fut lors en Theſſalie, voyant que ny par prieres ny par promeſſes il ne pouuoit tirer d’elle le conten- tement qu’il deſiroit, ſe reſolut d’emporter par force ce que la douceur ne luy pouuoit ac- querir, & en la pourſuyuant la contraignit de recourir à ſon pere, qui pour conſeruer ſa virginité, comme il luy auoit promis, la tranſmua en vn laurier, arbre qui chez les Grecs porte le nom de Daphné. Voila l’origine des lauriers que donne le Poëte, & la cauſe pourquoy le Soleil les cherit.
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LEs premieres flames qui bruſlerent le coeur du beau fils de Lato- ne furent celles des yeux de la belle Daphné, ce fut elle qui fit nai- ſtre le premier braſier qu’il ſentit en ſon ſein, braſier que le hazard n’y alluma point, mais le courroux & la vengeance du petit Amour, qu’il auoit offencé. Quelque temps apres la deffaicte du ſerpent, Apollon tout bouffy de la gloire qu’vne telle victoire luy auoit acquiſe, ren- contra d’auanture Cupidon auec vn arc en main qu’il bendoit, pour en deſcocher quelque fleſche amoureuſe: Pauure enfant, luy dit-il, laſche enfant qui n’as que les foibles forces de ta molle delicateſſe, eſt- ce à toy de toucher les puiſſantes armes que tu manies? Quitte-les moy, elles te viennent mal en main, ton bras n’eſt pas pour ſ’en ſer- uir, c’eſt pour moy qu’elles ont eſté faictes, pour moy qui en ſçay ſans faillir frapper les beſtes où ie veux, & d’vne main aſſeurée les teindre du ſang de mes ennemis. Pour moy, dis-ie, qui en vſay ſi à propos contre ce monſtrueux ſerpent, qui de ſon ventre empoiſonné cou- uroit tant d’arpens de la terre, le renuerſant tout percé de mes traits. Contente-toy, petit Dieu, d’auoir en main vn brandon, duquel tu peux faire naiſtre ie ne ſçay quel feu dans les coeurs, & n’entrepren plus d’accroiſtre ta puiſſance auec les outils de ma gloire. Amour pic- qué de l’inſolence de Phoebus repartit en colere; Tu te vantes que tes fleſches peuuent bleſſer les beſtes, ie ne leur en enuie point le triom- phe, mais ſçaches que toy-meſmes ne te ſçaurois garder des miennes, [24] & recognoiſſant que ton coeur eſt ſubjet à leurs douces-aigres pointu- res, auouë que l’honneur de mon carquois va plus haut que le tien, en ce qu’il a pouuoir ſur les Dieux, & le tien ne peut rien que ſur les ani- maux. Il ne fit pas plus longue repartie, ſes aiſles auſſi toſt pouſſées du deſir de la vengeance qui l’animoit, le porterent d’vn vol leger ſur les ſommets de Parnaſſe, où il ſortit de ſa trouſſe deux traits qui n’e- ſtoient pas ſemblables, auſſi ſ’en vouloit-il ſeruir à deux effects di- uers. L’vn doré & armé par le bout d’vne pointe luiſante, eſt celuy dont la bleſſure engendre l’amour dedans les coeurs naurez. L’autre doüé d’vne vertu contraire qui porte auec ſoy la haine de l’amour, eſt émouſſé, & n’a ſon bois armé que de plomb. De ceſtuy-cy il toucha Daphné, Nymphe dont la beauté eſtoit tant enuiée; & du premier il en bleſſa outrageuſement le coeur de ce Dieu qui l’auoit offencé de meſpris. Les coups ne ſont pas donnez d’vn coſté & d’autre, qu’auſſi toſt l’vn reſſent les feux de la chaude paſſion qui nous faict aimer; & l’autre eſt ſaiſie d’vne froide humeur qui luy fait auoir le ſeul nom d’amour en horreur. A pollon bruſle, & Daphné n’eſt que glace, elle ſe plaiſt à vne vie champeſtre, ſes delices ſont de chaſſer, & faict tro- phée des deſpoüilles des beſtes qu’elle prend, non pas des coeurs que ſes beautez captiuent. Ses exercices ſont les meſmes exercices de la chaſte Diane; elle court par les bois auec vn arc en main, & n’a pour coiffure qu’vne ſimple bandelette, qui ſerre ſon poil mal-peigné. Pluſieurs la recerchent pour femme, qu’elle fuit d’auoir pour maris. Elle ne ſçait que c’eſt de mariage, auſſi ne le veut-elle pas ſçauoir, car elle abhorre l’amour & la compagnie des hommes. Son pere luy dit ſouuent: Ma fille, vous me deuez vn gendre, quand me voulez-vous ſatisfaire? Ie deurois deſia eſtre appellé grand-pere par vos enfans, ne penſez-vous point encore à eſtre mere? Mais elle qui deteſte l’allian- ce d’vn homme comme quelque honteux forfaict, à l’oüye de telles paroles, colorant ſon beau teint de lis d’vne rouge pudeur, ſe iette au col de ſon pere, l’embraſſe eſtroittement, & auec les plus douces prie- res que ſon chaſte coeur luy peut mettre en bouche, le ſupplie qu’il luy ſoit permis de viure touſiours fille, & conſeruer entiere la fleur de ſa virginité, comme Iupiter autresfois le permit à Diane. Elle l’en prie & l’en coniure de telle ardeur, que le pere vaincu de ſon pudique zele, eſt contrainct de luy accorder. Quelles requeſtes ſont-ce là, belle Nymphe? quels ſouhaits eſt-ce que vous faictes? Vos beautez enne- mies de vos voeux ne ſont pas d’accord auec vos deſirs. Vous meſmes vous vous trahirez, car voſtre grace & voſtre âge ſeront les volleurs qui ſans ceſſe attenteront ſur la fleur que vous voulez garder. Mais quoy! luy parler, c’eſt perdre inutilement des paroles. Elle n’a rien ſi cher que la vierge reſolution de ſon coeur puceau, & la promeſſe dont ſon pere a daigné authoriſer ſon chaſte deſſein. Cependant Phoebus l’aime, il bruſle de deſirs pour elle, & ſes deſirs luy font naiſtre des [25] eſperances: mais c’eſt pour-neant qu’il eſpere, il ſ’abuſe ſoy-meſ- me en ſes oracles, qui trompeurs, luy promettent vn bien, dont ia- mais il ne iouïra. Tout ainſi qu’en vn champ, où lon met le feu aprés la moiſſon, ſe faict tout à coup vn grand embraſement dans les chaumes qui y ſont demeurez: de meſme que lon voit les hayes quelquefois ſ’allumer à la torche de paille du voyageur, qui en mar- chant de nuict ou l’approche trop prés, ou bien quand le matin ouure le iour, la iette ſans l’eſteindre au pied du buiſſon: Ainſi ce Dieu, pere de la lumiere, en vn rien tout eſpris du feu des beaux yeux de Daphné, ſe bruſle & ſe conſomme d’vne ardeur qu’il ne peut & ne veut eſteindre. Il cherit ſon braſier & ſe plaiſt à nour- rir d’vn vain eſpoir ſes inutiles flames. Il void ſes cheueux qui tous meſlez font eſclatter vn luſtre d’or: Las! que ſeroit-ce, dit-il en ſoy-meſme, ſ’ils eſtoient bien peignez? Il void la brillante lumie- re de ſes yeux, pareille à celle des aſtres, & du feu qui en ſort ſent croiſtre ſon braſier. Il void les roſes de ſes ioües & le corail de ſa bouche, mais telle veuë ne ſçait engendrer en luy qu’vn regret de n’en auoir que la veuë. Il admire ſes mains & ſes bras que ſa man- che retrouſſée laiſſe preſque tous deſcouuerts. Il ne ſe peut laſſer de loüer tant de traits de beauté qu’il remarque, & ne ſe peut rien imaginer d’aſſez beau, pour repreſenter aux yeux de ſon ame le me- rite de ce que la robe cache. Il bruſle de l’approcher, mais elle court de telle viſteſſe, qu’on diroit que les legeres aiſles d’vn vent l’emportent, elle ne veut point ouïr les cris de celuy qui la ſuit; ou ſi elle les entend en courant, elle ne veut pas ſ’arreſter pour reſpon- dre. Il a beau luy crier: Demeurez, belle Nymphe, demeurez, ie vous prie: Quoy, me tenez-vous pour voſtre ennemy! Ainſi la craintiue brebis fuit les dents ſanglantes du loup: ainſi le cerf timide auec ſes pieds animez du vent, euite la fureur du lion: ainſi la peureuſe co- lombe d’vne aiſle tremblotante taſche à ſe ſauuer des griffes de l’Ai- gle: ainſi tous animaux fuyent ceux que la hayne pouſſe à les ſuiure. Mais demeurez, ma belle, ce n’eſt pas vne telle furie qui guide mes pas, c’eſt l’amour qui me tranſporte & me force de courir aprés vous. Miſerable ie porte vn braſier dans le ſein, & pour m’affliger mille glaces viennent maintenant ſ’y gliſſer. Ie bruſle & ie friſſonne à cha- que pas, de crainte que i’ay qu’en courant par meſgarde vous ne heur- tiez quelque branche qui vous bleſſe, ie meurs d’apprehenſion que mon feu ne vous ſoit cauſe du mal que vous ne meritez pas ſouffrir. Le chemin que vous tenez eſt faſcheux, ne courez pas ſi viſte, ie vous ſupplie; ſi vous allez plus doucement, ie me haſteray moins auſſi, & ne vous tiendray pas de ſi prés. Mais eſtes-vous ſi peu curieuſe qu’il ne vous ſoucie point de ſçauoir qui vous ayme? deſdaignez-vous d’ap- prendre le nom de celuy de qui vous eſtes les delices? Ce n’eſt pas vn païſan, ny vn bucheron de ceſte montaigne; ce n’eſt point vn berger, [26] non ma chere vie, iamais ie ne fis paiſtre troupeau dedans ce bois. Vous fuyez ſans ſçauoir qui vous ſuit, ha fille trop peu aduiſée! vous fuyez voſtre bien en me fuyant, deuant que m’auoir recognu, car vous ne fuyriez pas, ie m’aſſeure, ſi vous me cognoiſſiez. Ie ſuis celuy qu’on recognoiſt pour ſouuerain à Delphes, à Claros, à Te- nede, & dans le Palais de Patare. Ce grand Dieu qui de ſa main ef- froyable darde les foudres ſur la terre, m’aduoüe pour ſon fils. Sans moy le monde enueloppé d’vn manteau de tenebres, ne verroit rien de tout ce qu’il contient. C’eſt moy qui ay le premier marié les vers aux cordes & aux accords du luth. I’ay l’arc fort bien en main, i’ay des traits qui ne manquent point d’atteindre où ie viſe, ils ſont tres-aſſeurez de leur coup, mais non pas ſi certains que la fleſche dont mon coeur a receu le coup qui me tuë. Tous les remedes de la me- decine ſont eſclos de mon inuention: auſſi pour les rares cures que ie fay, ſuis-ie tenu par le monde pour le Dieu de tous le plus fauora- ble. La terre ne produit point d’herbes qui ne ſoient en ma puiſſance, ie cognoy leur vertu, & ſçay comme il en faut tirer le ſuc. Ha! mal- heur pour moy, que les herbes ne peuuent alleger le mal d’amour: malheur que i’ay vne ſcience dont chacun tire quelque commodi- té, & pour moy ſeul elle ſe trouue vaine. Les ſecrets de mon art peu- uent fermer les bleſſures d’autruy, & ne peuuent rien pour la gueriſon de la mienne.Il euſt bien encore continué ſes plaintes, mais Daphné que la crain- te talonnoit, ayant repris haleine reprit vne courſe ſi viſte qu’elle le deuança fort, & le laiſſant loing aprés elle, luy fit laiſſer ſes diſcours imparfaicts. Il ceſſe de parler, mais il ne ceſſe pas de pourſuiure; il cognoiſt ſa Nymphe ennemie de ſes deſirs, mais il ne la recognoiſt pas moins belle: au contraire ſentant croiſtre le chaud de ſon ar- deur, il ſe perſuade de voir croiſtre les beautez qui le fuyent. Le vent qui iette en arriere les treſſes vagabondes de ceſte fuyarde, leue par fois ſa robe, & faict paroiſtre ſa cuiſſe d’albaſtre, dont ce ieune Dieu tout rauy ſe laiſſe plus furieuſement tranſporter à ſa paſſion, qui ani- me ſes pieds d’vne viſteſſe incroyable, pour faire demeurer par for- ce celle que ſes douces paroles n’ont peu arreſter. Tout ainſi que quand vn leurier faict leuer le lieure en raze campagne, tous deux ſ’échauffent à la courſe, l’vn pour la proye, & l’autre pour ſa vie. Le chien comme panché ſur le lieure penſe à tous coups auoir deſia la dent dedans, & ne le touche pas, il allonge le col & luy donne quel- quefois des atteintes, eſquelles il ne gaigne que de la bourre: Le lieure d’autre coſté ſe trouue bien ſouuent ſi eſperdu, qu’il doute ſ’il eſt pris ou non, il ſ’eſlance d’vn ſault à droict ou à gauche, faict d’vne ſecouſſe perdre la priſe au leurier, & ſ’arme de nouuelle legereté aprés auoir receu pluſieurs bourraſques. De meſmes en font ce Dieu & ceſte Nymphe. Ils courent, luy porté du vent de ſes eſperances, elle [27] pouſſée de l’apprehenſion qu’elle a d’eſtre priſe: tous deux courent eſperduëment; mais luy qui eſt aidé des aiſles de l’amour continuë plus legerement ſa courſe, il ne donne point de repos à la belle, il touche preſque ſa robe par derriere, & la tient de ſi prés, que ſon ha- leine en reſpirant humecte ſes cheueux où les Zephyrs ſe ioüent. Bref il la preſſe de telle façon qu’elle n’en peut plus, la couleur luy change, ſigne aſſeuré que la force luy manque. Elle ſe ſent vaincuë par le tra- uail & la longueur d’vne courſe ſi precipitée, & ne veut pas pourtant laiſſer vaincre ſa chaſteté. De tant loing qu’elle apperçoit les eaux de ſon pere Penée, elle ſ’eſcrie à luy, & le ſomme de ſa promeſſe, afin de deffendre ſon pucelage contre la violence d’Apollon. Si voſtre humi- de puiſſance (dit-elle en courant) eſt aſſez forte pour me conſeruer, ſecourez-moy mon pere, oppoſez-vous au rauiſſeur qui va fleſtrir la chere fleur de ma virginité. Rompez les riues de vos eaux, & coulez iuſqu’icy pour m’enuelopper dans les ondes, ou bien faictes fendre la terre pour m’engloutir, ou ruinez au moins par quelque change ceſte charmereſſe beauté, qui me rend trop aimable pour le bien de ma chaſteté. Elle n’eut pas finy ſa priere, qu’en meſme inſtant ſa courſe prit fin, elle demeura droicte ſur la place, ſans poulx & ſans mouue- ment. Son corps ſe reueſtit d’vne tendre eſcorce, ſes cheueux furent des fueilles, ſes bras ſe fendirent en pluſieurs rameaux, & ſes pieds per- dans leur viſteſſe furent les immobiles racines qu’elle ietta dans terre. Son viſage fut le feſt de l’arbre où ſa beauté demeure encore peinte, qu’Apollon cherit touſiours: car deſlors la voyant changée en arbre il ne laiſſa pas d’embraſſer le tronc, & luy ſentit battre le coeur deſſous ceſte nouuelle eſcorce. Il fit mille regrets autour, & baiſa mille fois le bois en ſe plaignant: mais quoy? le bois, comme ſ’il euſt eſté pollu de la chaleur de tels baiſers, ſembloit les auoir en horreur. Si elle euſt peu, elle ſe fuſt encore retirée pour fuir ce Dieu, à qui ſon change- ment ne peut faire changer d’affection. Il demeura long temps à la ca- reſſer, & en fin luy diſt: Puis que vous ne pouuez plus eſtre ma fem- me, au moins ſerez-vous mon arbre: oüy belle, vous porterez des branches qui me ſeront conſacrées, & mon amour vous fera poſſeder tant d’honneur, que les vainqueurs ſans vous ne pourront eſtre di- gnement honorez. Vos fueilles couronneront leurs chefs, elles ſe- ront poſées pour ornement autour des luths, & ſeruiront de glorieu- ſes ceintures aux trouſſes des chaſſeurs. Sera vous, beau laurier, qui ſerez teſmoin de la gloire des Empereurs, lors que victorieux ils ſe- ront conduits en triomphe dedans le Capitole, auec vne infinité de voix d’allegreſſe. Comme fidelle gardien de leur Palais on vous poſera deuant leur porte, autour d’vn cheſne qui tiendra le milieu. Et comme moy ſans vieillir ie porte touſiours ma cheuelure blonde toute entie- re, auſſi la voſtre ne ſe fleſtrira iamais; vos fueilles touſiours vertes vaincront la rigueur de l’hyuer, & vous conſerueront ceſte verte [28] beauté, en eſchange de celle que vous auez perduë. A ces promeſſes d’Apollon le laurier panchant vn peu ſes rameaux, ſembla faire ſi- gne de la teſte qu’il en eſtoit d’accord, & qu’il auoit bien agreables les faueurs d’Apollon.

LE SVIET DE LA XII. XIII. XIIII. XV. ET XVI. FABLE.
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(XII. XIII. XIIII. XV. & XVI. Fable ex- pliquées au 12. Chap.) Iupiter amoureux d’Io fille du fleuue Inache, l’ayant gaignée par belles paroles, afin d’en iouïr paiſiblement, ſans eſtre importuné des ialouſies de ſa femme, la changea en vache. Mais Iunon ne laiſſa pas de deſcouurir ſes amours, du fruict deſquels elle le priua en luy demandant ceſte vache, qui paroiſſoit en beauté ſur tout le beſtail du Pelo- poneſe: car luy ne peut refuſer ſi peu de choſe à ſa femme, ou il ſe fuſt entierement de- celé. Or Iunon l’ayant en ſa puıſſànce, pour n’en auoir plus de martel, & empeſcher que Iupiter ne l’approchaſt, elle la donna en garde à Argus fils d’Ariſtor, qui auec cent yeux qu’il auoit ne la perdoit iamais de veuë. Mercure par le commandement de ſon pere tua eeſt Argus, apres l’auoir endormy de ſa fluſte, & Iunon voyant le gardien de ſa vache mort, le changea en vn Paon, oyſeau qui eſt en ſa protection, dans la queuë duquel elle poſa les yeux qui luy auoient eſté creuez. Or le conte que Mercure faiſoït à Argus, lors qu’il l’endormit, eſtoit de l’inuention de ſa fluſte. Il diſoit que Syrinx, la plus belle des Naïades, qui fuſt autrefois dans toute l’Arcadie, eſtant aymée du Dieu Pan, fut par luy vne fois pourſuiuie iuſqu’au fleuue Ladon, où de peur d’eſtre violée, auec l’aide de ſes ſoeurs elle ſe conuertit en roſeau, duquel depuis les fluſtes ont eſté faictes, qui chez les Grecs portent encore ſon nom. Et depuis, Io furieuſe, apres auoir couru vne incroyable eſtenduë de terres, s’arreſta en Egypte, où Iupiter touché de pitié la fit retourner en ſon premier eſtre ſous le nom d’Iſis, Deeſſe adorée par les Egyptiens.
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DAns l’Emonie au milieu des bois qui ombragent la valée de Tempé, par laquelle le fleuue Penée deſcendant du Pinde roule ſes eaux eſcumeuſes, qui de leur cheute violente faiſans ſortir vne fu- mée de pluye, dont le ſommet des arbres de la foreſt eſt arroſé, y entretiennent des vapeurs continuelles, & rendent vn bruit impor- tun à ceux meſme qui en ſont aſſez eſloignez; il y a vn antre taillé dans la roche, qui ſert de palais au pere de Daphné. C’eſt là ſa demeu- re ordinaire, c’eſt le ſiege où il rend ſes iugemens aux eaux de ſon do- maine, & aux Nymphes qui les habitent. C’eſt là qu’il faict ſes aſ- ſemblées: auſſi fut-ce là que toutes les riuieres du païs, ayans oüy l’e- ſtrange auanture de ſa fille, le vindrent trouuer, ou pour s’en reſ- iouïr auec luy, ou pour le conſoler: car ils ne ſçauoient ſi c’eſtoit choſe qui l’euſt affligé, ou que luy meſme euſt deſirée. Sperchie auec les peupliers dont il eſt entouré ſ’y trouua, l’inconſtant Enipée, le vieillard Apidane, le doux Amphryſe, & AEas ne manquerent point d’y venir; bref tous les fleuues de la prouince ſ’y rendirent, tant ceux qui d’vne courſe lente, que ceux leſquels d’vn flux precipité vont engloutir dans la mer leurs eaux laſſées de leurs longs deſtours. Il n’y eut qu’Inache ſeul, qui ne fut point de la compagnie, ſa douleur le retint dans ſon antre, où croiſſant ſes eaux par ſes larmes, il pleuroit ſa fille Io comme perduë. Il ne ſçait ſi elle reſpire encore le doux air de ceſte vie, ou ſi Charon l’a deſia paſſée au ſombre Royaume de Pluton; ne la trouuant point il croit qu’elle n’eſt plus, & n’en enten- dant point de nouuelles l’apprehenſion luy faict imaginer qu’elle eſt tombée en des accidens pires que la mort. Elle n’eſtoit pas morte pourtant, mais vn Dieu l’auoit faict eſgarer du riuage, où tous les iours elle auoit accouſtumé de paſſer ſon temps.Iupiter par hazard l’ayant rencontrée vn peu à l’eſcart, non pas loing toutefois des eaux de ſon pere, fut ſi eſpris des douces merueil- les qu’il veid peintes ſur ſon viſage, que ſa veuë mere de ſon amour ſit qu’il l’accoſta tout à l’heure, & luy diſt comme rauy: O diuine beauté digne des embraſſemens du grand Iupiter, belle fleur, que ie ne ſçay quel homme du monde aura le bon-heur de cueillir! com- ment laiſſez-vous gaſter ce teint de neige aux bruſlans rayons du So- leil? Que ne vous retirez-vous à l’ombre d’vn coſté ou d’autre, cepen- dant que ſon feu au milieu de ſa courſe altere ainſi la terre? Si l’ap- prehenſion de rencontrer quelque beſte ſauuage, vous faict crain- dre d’entrer ſeule dans la foreſt, vous trouuerez en moy vn Dieu, qui vous y fera compagnie, & vous conduira en aſſeurance dans la fraiſcheur des plus eſpaiſſes ombres qui y ſoient. Entrez-y hardi- ment, vous ſerez en la ſauuegarde, non de quelque baſſe diuinité, mais du grand Iupiter, de moy qui ſouuerain des Cieux en ay le ſce- ptre en main, de moy qui eſtonne le monde au bruit des foudres que i’eſlance. Quoy? vous fuyez: non, non, arreſtez-vous, ma [30] douce, ie ne vous veux pas offencer. Car effrayée aux premieres paroles de Iupiter, elle auoit commencé à doubler le pas, & lors ſe haſta encore dauantage, ſi bien qu’elle paſſa les marets de Lerne, & trauerſa tout le plan que les Arcades ont dedans leurs terres, touſiours ſuiuie de ce Dieu, lequel en fin laſſé de la pourſuiure en vain, l’enueloppa d’vne nuée, dans laquelle il l’arreſta, & tira d’el- le, auec ſon pucelage, tout le contentement qu’il ſouhaittoit. Ainſi qu’au milieu de l’ombrage de ces broüillars eſpais il ſe combloit de delices, Iunon eſmerueillée de voir le nuage, qui faiſoit vne nuict en plein iour, ſ’eſtonna d’autant plus qu’elle recognut qu’il n’a- uoit point eſté ramaſſé des vapeurs que le Soleil attire, ou des eaux, ou de l’humidité de la terre. Elle entra en deffiance que ce ne fuſt vn traict de ſon mary, car elle le ſoupçonne volontiers, dautant qu’elle l’a ſurpris pluſieurs fois en pareils larcins amoureux. Elle le cerche d’vn coſté & d’autre, & ne le trouuant point dans le Ciel, dit en ſoy- meſme, qu’elle eſt bien trompée, ou qu’il fait quelque coup qui l’of- fence. Pour en eſtre eſclaircie à l’inſtant meſme, elle deſcend en terre, diſſipe la nuée, & void au deſſous ſon mary, mais ne deſcouure rien autour de luy qu’vne vache: car Iupiter ſ’eſtant apperceu de la venuë de ceſte ialouſe Deeſſe, auoit desfiguré les agreables traits du viſage d’Io, poſant des cornes ſur ſa teſte, & la veſtant d’vn cuir groſſier cou- uert de poil; bref d’vne fille en auoit faict vne ieune geniſſe, qui ſous ceſte peau & ce poil faiſoit encore eſclatter ie ne ſçay quoy de ſes pre- mieres beautez. A ſon arriuée Iunon l’admire, contre ſon coeur elle force ſa bouche à dire qu’elle ſe plaiſt de voir vne beſte ſi polie; com- me ignorante de la verité, elle ſ’en quiert qui l’a amenée là, & de quel troupeau elle a eſté tirée. Iupiter pour faire ceſſer tant d’enqueſtes reſpond, que fraiſchement elle eſt née de la terre. Iunon lors conti- nuë encore à la loüer, & feignant d’en auoir enuie ſupplie ſon mary de luy en faire vn preſent. Importune demande! Que peut-il faire? il ne ſçait à quoy ſe reſoudre. D’engager ſes amours entre les mains d’v- ne femme ialouſe, c’eſt vne cruauté trop inſupportable. De ſ’excu- ſer auſſi, il ne peut, car en tel cas toutes excuſes ſont ſuſpectes. La hon- te d’vn coſté veut qu’il face le don, d’autre coſté l’amour luy deffend de le faire: toutesfois l’Amour ſon vainqueur euſt facilement vaincu la honte, ſi ce n’euſt eſté le ſoupçon que le refus euſt engendré: mais pour ſi peu eſconduire vne ſoeur, à vne femme refuſer vne vache, c’euſt eſté aſſez pour faire croire que c’eſtoit bien autre choſe qu’vne vache. Il la donne donc, Iunon la reçoit, & bien qu’elle l’ayt en ſa puiſſance, ne ſe deſpoüille pas pourtant de ſes ialouſes apprehenſions: elle craint touſiours que Iupiter à la deſrobée n’en ioüiſſe, iuſqu’à ce qu’elle l’ait miſe ſous la garde d’Argus. Ceſt Argus vigilant con- cierge, auoit la teſte enuironnée de cent yeux, deux deſquels tour à tour ſe fermoient pour prendre repos, tandis que les autres ouuerts [31] faiſoient la ſentinelle. En quelque lieu qu’il fuſt, il ne perdoit iamais la vache de veuë, touſiours Io eſtoit deuant ſes yeux, & meſmes lors qu’il luy tournoit le dos. De iour il luy laiſſe bien le champ libre pour paiſtre, mais de nuict il la ſerre, & le col de la belle, ſans l’auoir me- rité demeure priſonnier d’vn licol. Pauurette! ſes viandes ſont des fueilles d’arbres & des herbes ameres, elle n’a autre couche que la terre, le plus ſouuent ſans litiere, & ne boit que de l’eau boüeuſe de quelque bourbier. Elle regrette en elle meſme ſa miſere, & veut par fois ten- dre la main pour demander quelque choſe à Argus qui la garde, mais toute eſtonnée elle trouue qu’elle n’a point de main. Si ſon affliction l’inſpire de ſe plaindre, au lieu de parler elle mugit, & de ſa voix pro- pre ſ’effraye, tremblottant à l’ouïe de ſes rudes accens. Il aduint vne fois qu’en ſe pourmenant elle ſe trouua ſur la riue de ſon pere Inache, où elle ſ’eſtoit ſouuent ioüée, & ſ’approchant du bord ſe veid dans le cryſtal des eaux, qui auoient accouſtumé de luy ſeruir de miroir: elle ſe veid & veid ſon front cornu, qui luy fit tant de peur qu’elle en prit la fuitte, comme ſi fuyant elle euſt peu ſ’eſloigner de ſoy-meſme. Les vertes Nymphes des eaux la voyent courir par les plaines voiſines, Inache la voit auſſi, mais Inache ny les Naïades ne ſçauent qui elle eſt. Elle ſuit pourtant ſon pere; elle ſuit les Nymphes ſes ſoeurs, permet qu’ils la touchent, & prend plaiſir à demeurer deuant eux, lors qu’ils admirent ſes beautez. Le bon Inache tout griſon ne ſe peut laſſer de la careſſer, à cauſe qu’elle le careſſe; il luy donne des herbes, elle luy leche & luy baiſe la main; il la flatte, il la mignarde, & elle à ſa façon, en luy faiſant de meſme, laſche des larmes que le regret qu’elle a de ne ſe pouuoir deſcouurir, luy faict tomber des yeux. Elle ſe deſpite en ſoy-meſme ſentant que la parole luy manque pour parler à ſon pere, luy demander ſon ſecours en luy diſant ſon nom, & luy racon- ter ſa fortune: mais en fin elle trace du pied ſur terre ce qu’elle ne peut dire de bouche, & monſtre à ſon pere ſon nom eſcrit dans la pouſſie- re, qui l’aſſeure du triſte changement de ſon corps. Ha! miſerable, (ſ’eſcria lors Inache, ſe panchant ſur les cornes de ceſte blanche ge- niſſe, qui pleuroit) miſerable, redoubla il, & trois fois miſerable pere: Eſt-ce toy, ma fille, que i’ay cerchée auec tant de ſoucy par toute l’eſtenduë de la terre? Ie te rencontre icy, & ne te trouue pas pourtant; non, ma fille, ie ne te trouue pas, car tu n’es plus celle que ie cerchois. Las! mon regret eſtoit bien moindre, quand ie t’auois entierement perduë, qu’il n’eſt ores que ie te recouure de la façon. Pourquoy te tais-tu? que ne reſpons-tu à mes plaintes? T’eſt-il impoſſible de faire ſortir autre choſe de ton ſein que ces profonds ſouſpirs? Ne peux-tu donc pour des paroles rendre que des mugiſſemens? Helas triſte pere! Ie traittois de ton mariage, i’eſtois aux appreſts de ta nopce; ie te pen- ſois voir bien-toſt mere, & poſois deſia mes eſperances ſur l’appuy d’vn gendre & de tes enfans. Maintenant il faut (cruel creue-coeur) [32] que ie te voye accouplée auec vn mary, que tu choiſiras au milieu de ces troupeaux cornus, & que de toy pour petit-fils ie ne voye naiſtre qu’vn veau. Mais encore ſi la mort pouuoit finir l’amertume des dou- leurs que i’en ay! Elle n’en a pas le pouuoir, ma diuinité l’en empeſ- che; diuinité nuiſible qui me ferme la porte du treſpas, pour allon- ger mes pleurs, & donnant à ma vie vne durée eternelle, continuer mon mal iuſqu’à l’eternité.Tandis que ſes regrets luy mettoient ces piteuſes paroles en bou- che, Argus ennuyé de ſes larmes retira ſa fille de deuant luy, & l’eſloi- gnant des eaux du fleuue la mit au milieu d’vn grand paſturage, puis ſ’en alla ſeoir ſur le coupeau d’vne montaigne, d’où il deſcouuroit toutes les plaines des enuirons.Que faictes-vous, grand Iupiter, comment laiſſez-vous ſi long temps ramper miſerable ceſte beauté, qui vous a eſté ſi chere? com- ment laiſſez-vous captiue celle qui a captiué voſtre coeur? De vray le mal d’Io l’afflige outre meſure, il ne peut la voir ainſi traictée, il ne peut plus patienter, faut qu’il la deliure du cruel ioug ſous lequel Iu- non la retient. Il appelle ſon fils Mercure, fils engendré des embraſſe- mens d’vne des Pleïades, & luy commande de mettre à mort Argus, trop eſueillé concierge de ſes delices. Mercure prompt à obeïr, ſans tarder prend ſon chapeau aiſlé, arme de plume ſes talons, & ayant en main la baguette qui endort tout ce qu’elle touche, deſcend du Ciel en terre, où il oſte les aiſles qu’il porte à la teſte & aux pieds, ne ſe re- ſerue que ſa verge, & ſ’en va par les champs comme vn Berger, tou- chant deuant luy quelques chevres. Quand il ſe veid proche d’Argus, il tira ſa fluſte, en ioüa, & rauit tellement ce gardien eſtoillé, qu’il le pria de ſ’aſſeoir prés de luy: Braue Berger, diſt-il à Mercure, qui char- mez les coeurs par l’oreille auec les doux accens de voſtre flageol, ſi vous auez enuie de vous repoſer, vous ne pouuez trouuer lieu plus commode ny plus frais, que ſous l’ombrage qui couure ceſte roche; venez-vous ſeoir icy, vos beſtes ne manqueront pas d’herbe pour pai- ſtre, ſans ſe beaucoup eſcarter de nous. Ce petit fils d’Atlas ne deſ- daigna point de ſ’arreſter là, y eſtant inuité; veu que c’eſtoit ſon deſ- ſein quand l’autre ne l’en euſt pas prié. Il ſ’aſſit, entretint Argus de pluſieurs diſcours, puis taſcha auec ſes chanſons de clorre tant d’yeux, qui n’eſtoient ouuerts que pour empeſcher l’effect de ſon entrepriſe: mais Argus, que la crainte d’eſtre ſurpris tenoit touſiours en ceruelle, reſiſta autant qu’il luy fut poſſible. Sentant gliſſer le ſommeil il ſ’op- poſe à ſa douce langueur, & ſ’il ſe rencontre que d’vn coſté toutes ſes ſentinelles ſoient preſques endormies, elles demeurent toutesfois bien eſueillées de l’autre. Il combat contre le ſommeil & contre les charmes de ceſt inſtrument nouueau, du quel en combattant il deſire ſçauoir l’autheur; il ſ’enquiert de Mercure, qui c’eſt qui le premier ioignant enſemble ces roſeaux a inuenté vn exercice ſi plaiſant. Lors [33] Mercure qui ne cerchoit qu’vn tel ſubjet d’àllonger ſes diſcours, luy en fit ainſi le conte. Autour des montaignes chenuës de l’Arcadie (diſt-il) il y auoit autresfois vne Nymphe, que ſes compagnes appel- loient Syrinx, renommée ſur toutes les autres pour auoir ſagement reſiſté aux chaudes furies des Satyres ſes amoureux, & ſceu accorte- ment ſe deffaire de tous les Dieux champeſtres qui l’auoient recer- chée. Imitant Diane en ſes exercices, elle l’imitoit auſſi en chaſteté: elle portoit vne robe ceinte & retrouſſée tout ainſi que ceſte Deeſſe chaſſereſſe, bref on l’euſt priſe pour Diane meſme, ſi ce n’euſt eſté que les bouts de ſon arc eſtoient de corne, & ceux de Diane ſont do- rez: mais pluſieurs ne laiſſoient pas de ſ’y tromper, ſi naïfuement elle repreſentoit la chaſte fille de Latone. Vn iour Pan la rencontra qu’el- le deſcendoit du mont Lycée: il ne l’eut pasap perceuë, qu’il ſentit que ſa grace prit place dans ſon coeur, il treſſaillit en ſoy-meſme & fut bien ſi eſmeu, que les branches du pin, dont il eſt coronné, en furent eſbranlées. Il ne ſe peut tenir de courir apres elle, & l’accoſtant luy di- re: Quoy belle Nymphe, eſt-ce ainſi que vous deſrobez les coeurs en paſſant, & en apparence n’en faites point de conte? Ie n’ay pas eu ſi toſt ma veuë ſur vous, qu’à l’inſtant tout à vous, ie n’ay plus eſté à moy-meſme. Vous m’auez par les yeux rauy ma liberté, vous m’auez enleué mon ame; permettez-donc que ie vous donne auſſi mon corps, afin que ioinct au voſtre d’vn ſacré lien, nous puiſſions viure enſemble deſſous les loix d’vn heureux mariage. Ie le ſouhaitte, diſoit- il, cedez aux voeux d’vn Dieu qui vous deſire. Voila ce qu’il luy diſt: mais elle au lieu d’en faire eſtat prit la fuite, & ne fit de là qu’vne cour- ſe iuſques aux ſablons du fleuue Ladon, où ſe voyant arreſtée par les eaux, & preſſée du Dieu qui la ſuiuoit, ſon recours fut aux Naïades ſes ſoeurs, qu’elle eſmeut à pitié par ſes prieres, & fit auec leur ayde que ſon corps transformé ne ſe trouua qu’vn amas de roſeaux. Lors que Pan la penſa embraſſer il fut tout eſtonné de ne voir entre ſes bras que ces freſles herbes des marets au lieu du corps de ſa Nymphe. Helas que de regrets! il croyoit d’auoir atteint au comble de ſa felicité, & il ne ſ’en trouue pas ſeulement fruſtré, mais encore de toutes ſes eſperances. Il ſe plaint, il ſouſpire, & de ſes ſouſpirs anime le vuide des cannes qu’il embraſſe; il les remplit du vent de ſes triſtes haleines, & aprés les auoir remplies, il entend comme vne voix plaintiue qui en ſort. Ce petit ſon, qui reſpond à ſon affliction, luy ſemble ſi doux, qu’il ſe reſoult de continuer à l’eſmouuoir, afin d’alleger ſa douleur par le moyen de celle meſme qui cauſe ſa peine. Pour ceſt effect il ioignit enſemble auec de la cire, quelques tuyaux du roſeau, dont il fit l’inſtrument qui porte encore en certains lieux le nom de ſa maiſtreſſe.Mercure eſtoit en reſolution de diſcourir ainſi au long toute l’hi- ſtoire, mais il n’en eut pas le loiſir; car ayant dés le commencement du conte veu les yeux d’Argus gaignez du ſommeil, il laiſſa ſon [34] diſcours pour executer ſon deſſein, & le touchant de ſa verge l’aſſou- pit dans vn profond dormir, puis mit l’eſpée au poing, luy trancha la teſte, & ietta le corps du haut du precipice embas, qui roulant le long de la coſte enſanglanta toute la roche. Te voila terracé, pauure Argus, te voila mort: tes yeux ont perdu la clarté du grand Oeil qui eſclaire tout, tes cent lumieres ſont eſteintes, elles ſont vaincuës, & vne ſeule nuict les tient enueloppées de tenebres. La Deeſſe que tu ſeruois en luy gardant ſi fidellement la vache-Nymphe, qui eſmou- uoit ſes ialouſes humeurs, ne te ſçait pas garder des mains de Mercure; elle poſe bien les images de tes yeux dans la queuë du Paon, qu’elle cherit entre tous les oyſeaux, elle y range bien des couleurs qui n’ont ny veuë ny vie, mais elle n’y poſe pas tes yeux meſmes, ils demeu- rent clos malgré elle, Mercure pour-iamais en a eſteint la viue clarté.Toutesfois Iunon le regrette extremement, & pour ſa mort entre en telle colere, qu’elle ſe reſoult de faire mourir Io furieuſe. Elle luy met deuant les yeux toutes les horreurs de l’enfer auec les viſages eſpouuentables des filles de la Nuict, & l’eſpoinçonne au dedans des ſecrettes pointes d’vne rage qui l’agite & la trouble de telle façon qu’elle court tout le monde, ſans ſçauoir où ſa fougue la porte. Ceſte pauure vache, pouſſée d’vne errante fureur, faict preſque le tour de la terre, & laſſée en fin ſe vient rendre au bord du Nil, où ſes genoux affoiblis de ſa courſe flechiſſent ſur l’arene. Elle demeure ſans force & ſans haleine, & verſant ſa teſte en arriere leue deuers le Ciel ſes yeux fondus en larmes. Ses pleurs teſmoignent ſes douleurs, dont elle de- mande allegement à celuy qui les a cauſées, & ſon triſte mugiſſement fait recognoiſtre qu’elle ſe plaint à Iupiter de tant de martyres ſouf- ferts à ſon occaſion. Luy touché de pitié recourt à ſa ialouſe Iunon pour l’appaiſer, il l’embraſſe, il la flatte, & la priant de faire ceſſer les fleaux dont elle afflige ceſte Nymphe, luy promet que les gra- ces d’Io ne luy donneront iamais d’ennuy, il iure que iamais Io ne violera ſon lict, & appelle à teſmoins de ſon ſerment les ſombres ma- rets des enfers. Le courroux de Iunon ne fut pas appaiſé, qu’auſſi toſt la Nymphe reprenant ſes premieres beautez, fut toute telle qu’elle auoit eſté auparauant. Ce rude poil de vache luy tombe, ſes cornes ne paroiſſent plus ſur ſon front, le cercle de ſes yeux ſe retreſſit, & l’ou- uerture de ſa bouche auſſi ſe reſſerre. Les pommes de ſon ſein ſe re- font, les mains luy reuiennent, & la corne, qu’elle a aux pieds, ſe change en ongles & ſe diuiſe en cinq. Pour marcher elle ne ſe ſert plus que de deux pieds, ſon corps ſe redreſſe & luy faict voir le Ciel, bref elle ne tient plus rien de ſon eſtre de vache, ſinon qu’elle demeure touſiours blanche. Elle ſe void dedans ſon corps de Nymphe, & tou- tesfois n’oſe parler, elle craint de mugir encore, & ne laſche que peu à peu des paroles entrecoupées pour recognoiſtre quelle ſera ſa voix. [35] En fin Iupiter, pour ne laiſſer point ſans honneur celle qu’il auoit ho- norée de ſes affections, la fit adorer en Egypte, & rendit ſa renommée fort celebre en ce païs-là ſous le nom de la Deeſſe Iſis.On tient que de ces amours de Iupiter & d’Io en ſortit Epaphe, au- quel pour ce reſpect, par toutes les villes d’Egypte, on a dreſſé des Temples ioignant ceux de ſa mere. Ceſt Epaphe en ſes ieunes ans fut compagnon du petit Phaëton, car ils eſtoient tous deux d’vn meſme âge, & n’auoient pas moins de courage l’vn que l’autre. Si la preſom- ption enfloit le coeur de l’vn, l’autre n’en eſtoit que trop chatoüillé, & de ſi ambitieuſes humeurs, naiſſoient entr’eux bien ſouuent des querelles. L’vn comme fils de Iupiter, vouloit par tout prendre le deſ- ſus; l’autre orgueilleux d’auoir Apollon pour ſon pere, ne penſoit pas qu’il fuſt obligé de ceder à ſon compagnon: tellement qu’vne- fois ſ’eſtans eſchauffez ſur ce differend, Epaphe offencé des inſolen- ces de Phaëton, ne ſe peut tenir de luy dire, qu’il auoit trop bonne opinion de ſoy, & que c’eſtoit à luy vne grande ſimpleſſe d’adiouſter foy aux contes de ſa mere, qui l’abuſoit des vains diſcours d’vn pere qui iamais ne l’auoit touchée. Phaëton confus en rougit, & laiſſant vaincre ſa colere à la honte qu’il eut d’entendre tels reproches, ſans rien repartir, ſ’en alla droict à Clymene ſe plaindre de l’iniure qu’on luy auoit faicte. Il faict mille regrets deuant elle, & pour l’eſmouuoir dauantage, confeſſe qu’il a enduré l’affront ſans repartie. Il eſt vray (dit-il) mes levres ne ſe ſont peu ouurir pour parer de la langue le cuiſant coup de langue qu’il m’a donné. Ses paroles m’ont touché ſi viuement au coeur, qu’elles m’ont oſté la parole. Quelle honte à moy qu’on tient pour vn brauache, & d’vne humeur qui ne ſçait rien patir, d’eſtre demeuré comme inſenſible eſtant ainſi offencé? i’ay peu ſouf- frir vn tel outrage, i’ay peu de mes oreilles l’ouïr, & ma bouche n’a peu repartir pour ma deffence. Hé! comment me fuſſé-ie deffendu? Ie n’auois point de preuue pour le conuaincre. Donnez-m’en donc quelqu’vne ſ’il vous plaiſt, ma mere; ſi ainſi eſt que ie ſois ſorty de la ſemence d’vn Dieu, rendez-moy teſmoignage aſſeuré de la diuinité de ce ſang, qui me doit vn iour faire place dans les Cieux. Le deſir qu’il a d’en eſtre eſclaircy faict qu’il ſe iette au col de ſa mere, la con- iure par elle-meſme, par la chere vie de ſon mary Merops, & par l’heureux flambeau qui doit eſclairer aux nopces de ſes ſoeurs, de luy faire ſçauoir qui eſt ſon vray pere, & luy en laiſſer des aſſeurances pour l’oſter du doute qui l’afflige. Clymene lors, ſoit que pouſſée de colere, elle ſe vouluſt purger du crime qu’on luy reprochoit, ſoit qu’elle deſiraſt ſeulement ſatisfaire au ſouhait de ſon fils, tendit auec la veuë ſes bras au Ciel, & d’vn oeil fixe regardant le grand Oeil du monde, diſt à Phaëton: Ie te iure, mon fils, par ceſte viue clarté, en- tourée de tant de rays eſclatans, par ce Dieu de lumiere qui nous oyt & nous void, que tu n’as autre pere que luy; que luy, dis-ie, qu’on [36] recognoiſt pere du iour & pere des ſaiſons. Si ce que ie te dis n’eſt vne verité tres-veritable, ſi ie t’abuſe de la vanité d’vn menſonge, pour t’enfler le coeur d’vne folle preſomption, qu’il me cache maintenant ſa face lumineuſe, que ces beaux rayons que tu voy, ſ’obſcurciſſent pour moy, & que ce iour me ſoit le dernier de mes iours. Mais ſa re- traicte n’eſt pas loing d’icy, la terre d’où il ſort le matin pour eſclairer le monde, eſt proche de la noſtre; ſi tu as enuie que ſa bouche meſme t’en rende certain, va le trouuer, mon fils, tu le ſçauras de luy. Ces paroles de la mere, chatoüilleuſes à l’oreille de Phaëton, le firent treſ- ſaillir de ioye. Il part à l’inſtant, & va voir ſi Phoebus le recognoiſtra pour ſon fils. Il marche ſur terre, mais ſon eſprit en eſt bien eſcarté, il a des deſſeins ſur les aſtres, & ſes conceptions hautaines l’eſleuent deſia dans les Cieux. Ayant paſſé la Morée, il paſſe les chaudes Pro- uinces des Indiens, & pouſſé d’vn deſir qui luy donne des aiſles, ſe va rendre au lieu d’où ſon pere ſe leue tous les iours.
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LE SECOND LIVRE DES METAMORPHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. FABLE.
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Clymene fille de l’Ocean & de Tethys, fut mere de Phaëton qu’elle eut du Soleil, au-(I. Fable ex- pliquée au 1. Chap. du 2. Diſ- cours.) quel elle l’enuoya quand il fut grand, afin que le pere recognuſt ſon fils, & que le fils fuſt aſſeuré de ſon pere. Ce voyage fatal au fils, fut cauſe de ſa mort, car ayant demandé pour preuue d’vne affection paternelle, le gouuernement du grand Char qui eſclaire le monde, il ne ſceut pas gouuerner les cheuaux qui le tirent, tellement qu’eſgaré du chemin ordi- naire que le Soleil a accouſtumé de faire, au lieu d’eſclairer la terre il s’en alloit la re- duire en cendre, ſi Iupiter d’vn coup de foudre ne l’euſt ietté du chariot embas, & mis les courſiers en liberté, qui deliurez de ceſt indiſcret gouuerneur ſe remirent d’eux-meſ- mes à leur route ancienne.
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LE Palais du Soleil eſleué ſur de hautes col- lomnes eſtoit comme vn grand brillant, dans lequel l’or eſclattoit de tous coſtez, & les eſcarboucles iettoient vne lueur pareille à celle du feu. Le faiſte eſtoit couuert d’vn yuoire poly, & l’entrée eſclairée de deux grandes portes de fin argent, ſur leſquelles l’ouurier auoit ſi heureuſement rencontré, que les traits de ſon ouurage ſe faiſoient plus admirer que la richeſſe de la matiere. Car Vulcain y auoit graué les mers qui ceignent le milieu de la terre. La boule terreſtre y eſtoit, & l’air qui entoure la boule. Sur la mer paroiſ- ſent les bleües diuinitez des eaux, comme Triton qui a touſiours en main ſon cornet, Prothée qui ne ſçauroit demeurer en vn eſtre, le grand Egeon qui embraſſe les corps monſtrueux des baleines, & la Nymphe Doris auec ſes filles: dont les vnes ſemblent nager, ou ſei- cher leurs cheueux verds deſſus la croupe de quelque rocher; les autres ſe faireporter ſur le dos des poiſſons. Elles ne ſont pas toutes tirées ſur vn meſme patron, leurs viſages ſont differens, mais elles ont ie ne ſçay quels traits ſemblables, qui monſtrent bien qu’elles ſont ſoeurs. La terre autour de ſon corps arrondy faict voir des villes pleines de peu- ple, des foreſts peuplées de beſtes, des Nymphes par les champs, des Faunes, des Satyres; bref pas vn n’y eſt oublié de tous les dieux cham- peſtres qui l’habitent. Au deſſus reluit la brillante image du Ciel, eſ- clairée des planetes, & ceinte en trauers d’vne bande diuiſée en douze parts, remarquables par autant d’animaux qui y ſont figurez. Le fils de Clymene, ayant eſgallement admiré la richeſſe & l’artifice d’vne ſi ſuperbe entrée, paſſa outre & ſ’auançant au dedans du Palais alla droit au throſne de ſon pere, ſans ſ’en approcher toutesfois, car ſes yeux n’euſſent peu endurer de prés les eſclairs de la lumiere qui en ſortoit. Phoebus veſtu d’vne robe de pourpre eſtoit aſſis en ſon ſiege eſclat- tant, tout chargé d’eſmeraudes, & autour eſtoient poſées les Heures, eſloignées d’vne egale diſtance les vnes des autres, les Iours, les Mois, les Ans, & les Siecles. L’An y auoit auec luy ſes quatre ſaiſons, le Prin- temps coronné de fleurs, l’Eſté nud qui portoit des eſpics en ſa main, l’Automne ſoüillé de vendange, & l’Hyuer dont le poil griſon eſtoit tout heriſſé de froid. Du milieu d’eux le Soleil iettant le meſme oeil dont il eſclaire l’Vniuers, ſur ce ieune homme qui demeuroit rauy à l’aſpect de tant de merueilles, recognut que c’eſtoit ſon fils; il l’ap- pella par ſon nom, & luy demanda qui l’auoit meu de le venir voir. Claire ame de la terre, qui donnez vie à tout en donnant la lumiere (diſt lors Phaëton,) Aſtre pere du iour que i’oſerois nommer mon pere, ſi le doute où ie ſuis, ne m’en oſtoit la hardieſſe, croiray-ie que ie ſois de voſtre ſang? Tiendray-ie ce que ma mere m’en a touſiours [39] perſuadé pour vne verité, ou pour couuerture eſcloſe de ſon inuen- tion, afin de pallier ſa faute? La deffiance que i’ay d’elle m’a ameiné icy pour en eſtre eſclaircy. Ne me laiſſez donc plus en ſuſpend, mon pere; ſi ie ſuis voſtre fils, donnez-m’en de telles aſſeurances, & de tels gages de voſtre affection paternelle, qu’on ne m’oſe iamais reprocher d’eſtre ſorty d’autre que de vous. Voila le diſcours qu’il tint à Phoe- bus, lequel poſa incontinent les rayons qui brilloient autour de ſa face, & luy commanda de ſ’approcher, puis en l’embraſſant luy diſt: Et quoy, mon fils, pouuiez-vous vous perſuader que ie vous deuſſe meſcognoiſtre? Il m’eſt impoſſible; quand ie le voudrois faire, voſtre viſage me dementiroit. Vous ne portez pas la façon d’vn fils indigne d’eſtre aduoüé de ſon pere. Non, non, Clymene ne vous a point abu- ſé; comme elle eſt voſtre vraye mere, auſſi ſuis-ie voſtre vray pere. Et afin que vous n’en doutiez plus, mon enfant, demandez moy tout ce que vous voudrez, & vous eſprouuerez qu’il n’y a rien en ma puiſ- ſance dont mon affection vous puiſſe refuſer. Quelque preſent que vous ſouhaittiez, vous eſtes aſſeuré de l’auoir, ie vous le promets, & veux que le marets qui reçoit le ſerment des Dieux, vous ſoit teſmoin de ma promeſſe. Il n’eut pas laſché la parole, que Phaëton luy de- manda ſon char lumineux, & le gouuernement de ſes courſiers pour vn iour ſeulement.O folle requeſte, demande infortunée, qu’vne promeſſe trop precipitée a faict naiſtre! Mais encore ſ’il n’y auoit qu’vne ſim- ple promeſſe; il y a vn ſerment qui trauaille cruellement le pere. D’vn branſlement de teſte il teſmoigne le repentir qui le ſaiſit pour auoir iuré trop à la legere. Las! mon fils (dit-il) l’offre indiſcrette que ie t’ay faicte, t’eſt cauſe d’vn peu diſcret ſouhait; pleuſt aux Dieux qu’il me fuſt permis de ne te donner point ce que ie t’ay promis! Il n’y a que cela ſeul au monde, faut que ie le confeſſe, dont ie te vou- luſſe eſconduire, ſi c’eſt t’eſconduire de ne donner point ce qui te doit ruiner. Ie ne puis pourtant m’en deſdire; mais ie pourray bien peut-eſtre, te deſtourner d’vn deſir qui ſera ta mort, ſi tu ne le chan- ges. Tu attentes trop haut, Phaëton, tes forces ne ſont pas baſtantes pour ce que tu ſouhaittes, ny ton âge capable d’vn ſi perilleux deſſein. Penſe que tu es homme, & qu’il n’y a rien d’humain où ton foible coeur aſpire. Pauure enfant, ton ignorance te fait affecter vne choſe que les Dieux meſmes n’oſeroient entreprendre. Chacun doit meſu- rer ſes deſſeins auec ſon pouuoir, afin de ne ſe laiſſer point, par vne vaine preſomption, porter à ſa ruine, apres auoir eſté porté au delà de ſa puiſſance. Il n’y a que moy ſeul qui ſe puiſſe tenir ſur ce chariot flamboyant. Iupiter ſouuerain des Cieux, qui de ſa main eſpouuen- table iette là-bas le feu de ſes foudres, ſe trouueroit en peine ſ’il fal- loit qu’il ſ’aſſiſt à ma place, & toutesfois il n’y a point de puiſſance égale à la ſienne. Le chemin que ie tiens du commencement, a vne ſi [50] roide montée, que les cheuaux tout frais, ſortans le matin de leur eſ- curie, y ſont infiniment trauaillez. Sur le milieu du iour ie me trou- ue ſi haut, que i’ay horreur de voir embas les eaux & la terre; ie n’y puis ietter la veuë que mon coeur ſaiſi de frayeur ne me face trembler. Le ſoir i’ay vne dangereuſe deſcente, où il eſt bien beſoin qu’auec diſcretion ie laſche & retienne la bride à mes courſiers; autrement d’vne cheute precipitée ie m’yrois noyer dans le ſein de Tethys (qui en a peur bien ſouuent) au lieu d’aller doucement cacher ma lumiere deſſous ſes eaux. D’autre coſté le Ciel en tournoyant ſans ceſſe traiſne les Aſtres auec ſoy, & les force par ſa viſteſſe de ſuiure ſon tour; il faut que mes cheuaux reſiſtent à ſa violence, & que tenant vne route con- traire à la ſienne, ie monte & deſcende ſans que ſa courſe legere m’em- porte comme les autres planettes. Si i’y trauaille fort tous les iours; imagine-toy mon fils, combien tu t’y trouueras empeſché, & ſi tu pourras bien retenir les cheuaux dans leur route ancienne. Peut-eſtre te figures-tu des villes le long de ton chemin, des Temples & des Ora- toires riches d’offrandes preſentées aux Dieux: mais tu te trompes, il te faut trauerſer les embuſches de certaines beſtes farouches, dont les formes horribles t’effrayeront: car ſi tu ne t’eſgares point, tu verras vn Taureau qui ſemblera dreſſer ſes cornes contre toy, tu verras vn Ar- cher auec ſa fleche en main, vn Lion, vn Scorpion, & vne Eſcreuiſſe. Et ne penſe pas qu’il te ſoit facile de manier auec la bride, ainſi que tu voudras, les furieux courſiers de mon chariot, qui iettent le feu par la bouche & par les narines: leur fougue ſemble indomptable lors qu’ils ſont vne fois eſchauffez, à peine veulent-ils recognoiſtre ma main, & obeïr aux reſnes. Iamais, mon fils, ils ne te ſouffriront pour gouuerneur: change donc de deſir deuant que ta fortune change, & n’atten pas à t’en repentir lors que tu ſeras monté, car autrement ie crain que ma faueur ne te ſoit plus funeſte que fauorable. Tu me de- mandes des preuues qui facent croire que tu es vrayement ſorty de moy: ce que ie crain pour toy eſt la preuue la plus aſſeurée que tu en ſçaurois retirer, ie montre par ma crainte paternelle que ſans doute ie ſuis ton pere. Ne voy-tu pas peintes ſur mon viſage les glaces de la peur qui m’afflige? Mais c’eſt peu que de voir la face, pleuſt aux Dieux que tes yeux peuſſent percer au dedans de mon ſein, pour y deſcou- urir les viues apprehenſions que ton mortel ſouhait me donne. Le monde tout remply d’vne infinité de threſors poſſede tant de diuer- ſes richeſſes; regarde ce qui te plaiſt au Ciel, ou ſur la mer, ou ſur la terre, & me le demande, tu es aſſeuré de n’eſtre point refuſé. Il n’y a que mon ſeul chariot auquel ie te prie de ne penſer point; ce te ſeroit vn fleau, non pas vn honneur; c’eſt ton mal-heur Phaëton, que tu veux auoir pour faueur. Helas! pourquoy en m’embraſſant ſi eſtroit- tement me preſſes-tu de vouloir plaire à ton fol deſir? Non, non, ne te deffie point de ma promeſſe; ce que tu ſouhaitteras, tu l’auras, ie l’ay [41] par les noires ondes du Styx: mais fay de plus ſages ſouhaits. Ainſi finit Phoebus ſes remonſtrances, ſans que Phaëton mette fin à ſon impor- tune requeſte: il ne faict point eſtat de tout ce que ſon pere luy dit, il veut auoir ce qu’il deſire, & ne veut point deſirer autre choſe; bref ſon coeur bruſle de le faire bruſler, & ſa vanité n’apprehende point d’eſtre reduitte en cendre, pourueu que ce ſoit le feu du Ciel, qui en allume le braſier.Le Pere voyant donc qu’il ne pouuoit autrement contenter ſon fils, aprés auoir vſé de toutes les longueurs qu’il luy fut poſſible, le mena en fin voir ſon chariot elabouré de la main du Vulcain, l’eſſieu duquel eſtoit d’or, le tymon d’or, le tour de la rouë doré, & les rayons d’argent. Ce n’eſtoit deſſus que pierreries, leſquelles frappées des rays du Soleil, le refrappoient des eſclats de la lumiere qu’elles iettoient. Plus Phaë- ton y void de merueilles, plus ſon courage hautain ſ’enflame de deſirs; & cependant qu’il admire l’artifice de ce char qu’il ſouhaitte, voila l’Aurore eſueillée qui ouure les rougeaſtres portes du iour; ſes allées couuertes de roſes ſe deſcouurent, les eſtoilles ne paroiſſent plus, la portiere du iour les chaſſe toutes deuant ſoy, & ſe retire la derniere(Heſperus ou Lucifer, c’eſt l’e- ſtoille qui pa- roiſt le matin la dernïere, & le ſoir la premie- re.) du milieu des plaines du Ciel. Ainſi la terre commence à rougir, & les cornes de la Lune à ſ’eſuanouïr peu à peu, qui eſt cauſe que Phoe- bus commande aux Heures d’atteller ſes cheuaux. Ces haſtiues filles du Temps obeïſſent promptement, elles brident les courſiers du Soleil, & les ſortent de l’eſcurie, bien pleins du ſuc de l’ambroſie dont ils ſont nourris. Le pere auparauant qu’il donnaſt ſa lumiere, eſtendit vn onguent ſacré ſur la face de ſon fils, pour empeſcher que le feu duquel il alloit le reueſtir, ne l’offençaſt; puis luy entoura le viſage d’vne couronne de rayons, & tirant du profond de ſon coeur, trauaillé de crainte, pluſieurs ſouſpirs meſſagers de ſon affliction, diſt à ce trop courageux enfant: Las! mon fils, ſi tu peux recognoi- ſtre au moins ce dernier aduis de ton pere pour aduis ſalutaire, gar- de-toy bien de picquer les cheuaux; ils ne courent que trop d’eux- meſmes. Tien-leur la bride courte; autrement tu n’en pourras iouïr, quand ils ſeront vne fois eſchauffez. Et ne penſe pas que ton chemin ſoit d’aller coupper droict ces cinq cercles, qui diuiſent le Ciel; il y a vne large carriere qui ſ’eſtend en trauers ſur les trois zones du milieu, ſans entrer dedans celles qui ſont autour de l’vn & de l’autre pole; c’eſt par là qu’il te faut paſſer, & ſuiure touſiours la piſte des rouës que tu y verras aſſez apparente. Mais afin qu’également le Ciel & la terre reçoiuent la chaleur auec la lumiere, ne va pas trop bas, & ne monte pas auſſi trop haut: car l’vn feroit que tu bruſlerois le Ciel, & l’autre que tu embraſerois la face de la terre. Pour aller ſeurement tien touſiours le milieu. Et de crainte que tu ne ſois emporté, ou trop à la main droicte du coſté du Dragon, voiſin du pole Arctique, ou à la gauche vers l’Autel, qui eſt à l’Antarctique, ton vray chemin, eſt [42] celuy d’entre-deux, ſuy-le mon fils, ie ne te puis rien dire dauantage. Ie laiſſe le ſuccés de ton deſſein à la fortune, & la prie qu’en te fauori- ſant, elle ait plus de ſoing de ta vie que tu n’en as toy meſme. Il ne nous eſt pas permis d’en conſulter plus long temps, l’heure nous preſſe, la nuict a deſia acheué ſon humide courſe, la terre demande le iour, du- quel l’Aurore a ouuert la porte, & chaſſé les tenebres. Pren les reſnes en main, ou ſi tu ſens que ton coeur ſe puiſſe deſdire de ce qu’il a tant ſouhaitté, embraſſe le conſeil que ie te donne au lieu d’embraſſer le gouuernement de mon chariot. Aduiſes-y, mon fils, ce-pendant que tu es encore en lieu de ſeureté. Repens-toy de ton fol deſir, tandis qu’il t’eſt loiſible de le faire ſans en ſouffrir dommage. Permets-moy que ie donne la lumiere au monde, & n’affecte point ta ruine en affectant de la donner pour moy. Tout cela ne peut rien contre l’ambition de ſon trop genereux courage, il ſaute legerement ſur ce leger chariot, & apres ſ’y eſtre aſſis, poſſedé d’vn contentement incroyable, prend la bride, & remercie ſon pere, qui ne le void là qu’à regret.Cependant les quatre courſiers du Soleil, Pyroïs, Eoüs, Ethon & Phlegon, henniſſans aux portes du iour jettoient le feu par les narines, & d’impatience de ſortir frappoient du pied leur barriere. Quand ils furent ſortis de chez Tethys (qui les euſt retenus, helas! ſi elle euſt ſceu la fortune qu’alloit courir ſon petit fils) ils ſe ietterent dans le Ciel, & fendans les nuées, commencerent leur courſe d’vne telle viſteſſe, qu’en vn rien enleuez ſur la plume de leurs aiſles, ils deuancerent les vents qui eſtoient partis auec eux du coſté du Leuant. En courant ils ſ’e- ſtonnent de ſentir ce qu’ils traiſnent plus leger que de couſtume, car le char n’auoit pas ſon poids ordinaire. Tout ainſi qu’vn nauire qui n’a pas la charge qu’il doit, pouſſé tantoſt d’vn coſté, tantoſt de l’au- tre, eſt agité de continuelles ſecouſſes à faute d’auoir ſon iuſte poids qui reſiſte: de meſme le chariot, comme ſ’il n’y euſt eu perſonne deſ- ſus, branſlant touſiours ne faict que des ſauts parmy l’air: qui eſt cauſe que les cheuaux, ainſi que ſans chartier, courent ſelon que leur fureur les pouſſe, & ne tiennent ny le chemin, ny ne reiglent leurs pas à l’or- dinaire. Le cocher eſpouuenté demeure tout eſperdu, il a les reſnes en main, mais il ne ſçait de quel coſté tourner, il ne ſçait quel chemin tenir, & quand il le ſçauroit il ne pourroit y mettre ſes cheuaux. Les ſept eſtoilles qui ſont touſiours gelées auprés du Pole Arctique, ſen- tirent lors la chaleur du Soleil, & pour la fuyr taſcherent en vain de ſe plonger dans le ſein de Tethys, qui iamais ne les y receut. Le Dra- gon gardien de l’autre colomne du monde, que le froid retenoit comme engourdy en ſa pareſſe contre ſon Pole, ſ’eſchauffa de colere, & ſe rendit effroyable à Phaëton, qui l’eſchauffoit l’approchant de trop prés. Et le Bouuier tout troublé, bien qu’il ſoit fort peſant, & aſſez empeſché à la conduitte de ſa charette, picqua lors ſes boeufs plus viſte que de couſtume, pour ſ’enfuir, de peur d’eſtre bruſlé. [43] Las! quel effroy ſaiſit le pauure Phaëton, il void du Ciel entre luy & la terre, vn abyſme infiny qui le glace d’horreur. Il pallit, le coeur & les genoux luy tremblent, quand il iette les yeux ſi bas, & pour en deſ- tourner ſa veuë, ſ’il regarde autour de ſoy, il ne void que du feu qui l’eſbloüit, & l’aueuglement luy faict deteſter ſes deſirs aueuglez. Il voudroit n’auoir iamais veu ſon pere, & moins encore ſes cheuaux, il recognoiſt qu’il a eſté trop importun pour obtenir ſon mal, il ſe dé- pite contre ſa trop outrecuidée temerité, & regrette d’auoir à ſon dam trouué vn pere trop facile à fleſchir à ſes voeux. Il deſireroit eſtre en terre, & n’eſtre iamais tenu que pour fils de Merops: ſon coeur luy preſage combien luy doit couſter la curieuſe recerche de ſon ſang, il ſe trouue agité des flots d’vne cruelle tempeſte; & tout ainſi qu’vn vaiſſeau battu des vagues & des vents, que le Patron deſeſperé laiſſe à la mercy des eaux, ſe ſeruant pour tout art des prieres qu’il faict aux Dieux, il n’a autre recours qu’aux voeux: car de reſolution pour ſe ſau- uer, il n’en ſçauroit prendre. Que pourroit-il reſoudre? Helas! que pourroit-il faire? Il eſt bien auant dans le Ciel, il a deſia fait vne gran- de partie de ſa courſe, & en a encore vne plus grande à faire. Il tourne la veuë du coſté du Leuant, puis ſe retourne du coſté du Couchant, & void qu’il luy eſt impoſſible de ſe rendre à l’vn ny à l’autre. Il ne ſçait à quel conſeil ſ’arreſter, il ſ’effraye, il ſe perd en ſes apprehen- ſions. De laſcher entierement la bride aux cheuaux, il n’oſe; de les ar- reſter, il ne peut, il ne ſçait pas leurs noms, & eux n’entendent point ſa voix. Puis les formes effroyables des animaux qu’il rencontre le font preſques mourir de peur. Il y a vn endroit où le Scorpion eſten- du auec ſes bras en arc, & ſa queuë recourbée, faict comme deux ſi- gnes; ce ieune Soleil, eſgaré de ſon chemin, & de ſoy-meſme, venant là, n’eut pas ſi toſt apperceu ceſte fiere beſte, couuerte d’vne veni- meuſe ſueur noire, que d’horreur & de crainte, il laſcha les reſnes qui luy eſchapperent de la main. Les cheuaux lors ayans la bride ſur le dos, coururent ſans guide tout le Ciel, ils furent iuſqu’au firmament, & galopperent au deſſus des eſtoilles fixes: tantoſt ils montoient, & tantoſt deſcendans d’vne courſe precipitée ſ’en alloient ſur les cercles plus proches de la terre. La Lune ſ’eſtonna de voir le chariot de ſon frere au deſſous du ſien, elle ſ’eſmerueilla de ſentir ſon humidité di- minuer, & ſe faſcha de la fumée dont l’air tout embraſé ſembloit la vouloir eſtouffer. La face de la terre ſentit incontinent le dommage du feu, la ſeichereſſe fit qu’elle ſe fendit par tout, les paſturages tous bruſlez changerent leur verdure en couleur de cendre, les fueilles & les arbres enſemble furent conſumez, & les bleds ſeichez deſia preſts à moiſſonner ſe trouuerent trop preſts à bruſler. Mais quelle per- te eſt-ce que ie plains? ce furent-là les moindres ruines, le feu de- uora de grandes villes; des Prouinces entieres, auec les peuples qui les habitoient, furent enſeuelies ſous la cendre; les foreſts em [44] braſées ne perdirent pas ſeulement leurs vertes cheuelures, leurs troncs bruſlerent, & les montaignes meſmes qu’elles couuroient. Athos fut tout en feu, le mont Taurus, Cilix, Tmole, & celuy qui ſeruit de tombeau à Hercule. Les celebres fontaines d’Ida tarirent, l’Helicon fut roſty, & la montaigne où depuis les Menades deſchire- rent Orphée. Les braſiers d’AEtna ſ’accreurent infiniment, les dou- bles croupes du Parnaſſe, les ſommets d’Eryx, de Cynthe, d’Othrys, de Mimes, du Dindyme & de Mycale furent en flame. Les hautes nei- ges de Rhodope ſe fondirent, le feu ſe prit au ſacré Citheron, au mont Caucaſe, à l’Oſſe, au Pinde, & à l’Olympe. Le froid ne peut preſeruer la Scythie, ny les Alpes, ny le tenebreux Apennin. Phaëton void tout l’Vniuers en vn braſier, qui iette tant de flames, qu’il n’en peut ſupporter l’ardeur. Il eſt ainſi comme ſur l’ouuerture de quel- que grande fournaiſe, l’air qu’il reſpire n’eſt que feu, il ſent que ſon ſiege le bruſle, la cendre & la fumée l’eſtouffent, il ne ſcait où ſe reti- rer pour trouuer de la fraiſcheur, & ne ſçait pas meſme ou il eſt, car il eſt entouré d’vne ſi eſpaiſſe fumée qu’il ne void rien, mais il ſent bien que ſes cheuaux le traiſnent touſiours, tantoſt bas, tantoſt haut, ſelon que leur fougue les pouſſe. On tient que ce fut alors que les Mores deuindrent ainſi noirs comme ils ſont par la force de la cha- leur qui attira le ſang au dehors, & que les ſeichereſſes de la Lybie ſont venuës auſſi de ceſt embraſement, qui rauit l’humeur de ſes ter- res. Mais quoy? la Terre ne ſouffrit pas ſeule, l’eau n en ſentit pas moins, les Naïades eſplorées ſ’affligerent extremement de voir tarir leurs fontaines, & leurs eſtangs. La Beotie perdit les eaux de Dirce, les Argiens trouuerent les ſources d’Amymon toutes ſeiches, & les Corinthiens ſ’eſmerueillerent de n’auoir plus leur fontaine Pirene. Les plus grands fleuues meſmes n’eurent pas aſſez d’humidite dans leurs corps liquides pour reſiſter à la violence du feu, Tanaïs en Scythie, le vieil Penée en Theſſalie, le Cayque en Myſie, Iſmene en Beotie, Erymanthe en la Phocide, & le iaune Lycormas en Etolie, ſentirent bien tant de chaleur que leurs eaux furent preſoues reduites en fumée. Le Xanthe fut lors bien plus eſchauffé que durant le ſiege de Troye, quand Hector fit bruſler les galeres des Grecs. Les riues recourbées de Meandre ſe retreſſirent fort, & les licts alterez de Me- las & d’Eurotas ne furent preſques que des ſablons arides. La ville de Babylone veid boüillir ſon fleuue Euphrate; Oronte, Thermodoon, le Gange, le Phaſe, & le Danube boüillirent auſſi. Le riuage d’Al- phée & de Sperchie n’eſtoit que braize, & le Tage n’auoit point d’or ſur ſa greue qui ne fuſt tout fondu. Les cygnes qui de le??? chant fu- nebre font retentir l’air voiſin du Cayſtre bruſlerent preſque au mi- lieu des eaux. Le Nil de crainte ſe retira aux extremitez du monde, où il ſe cacha ſi bien qu’on n’a peu depuis deſcouurir ſa ſource; il quitta ſes ſept emboucheures, qui ne furent lors que ſept poudreuſes vallées, [45] où n’y auoit point d’eau. En Thrace l’Hebre & Strymon furent ſei- chez de meſme, en Allemagne le Rhin, le Rhoſne en France, & en Italie le Pau & le Tybre, auquel la ſouueraineté du monde auoit eſté promiſe. La terre ſ’entr’ouutit, & à trauers ſes fentes donna du iour aux Enfers, dont Pluton & ſa fenime ſe trouuerent en peine. La mer à demy conſumée ſe reſſerra, & ne laiſſa qu’vn ſablon deſſeiché, où parauant elle eſtendoit ſes bras. Il ſurgit des montaignes és endroits que l’Ocean auoit couuerts, & ce qui eſtoit mer en peu de iours ac- creut le nombre de tant d’lſles que les eaux enuironnent. Les Dau- phins n’oſoient paroiſtre, to??? poiſſons ſe retirerent au fonds de l’eau, où les veaux marins eſt??? la renuerſe preſque morts. On tient que Nerée meſme; la ???ymphe Doris ny ſes filles n’en oſerent ſortir. Par trois fois Neptune controucé de ſentir ſes ondes plus que tiedes, vou???ut niettre la teſte dehors, & par trois fois l’Air tout rouge de feu le contraignit de rentrer. Toutesfois la Terre, entourée com- me elle eſtoit de l’Ocean, & de tant de ſources, de tous coſtez cachées dans ſon ſein, ainſi qu’au giro???e leur mere, ſe reſolut de paroiſtre au milieu de l’embraſement de ???ir pour faire ſa plainte. Elle eſleua ſa face aride, enuiron iuſques au col, & mettant la main au deuant de ſon front, pour empeſcher que la clarté du feu ne l’eſbloüiſt, ſ’eſmeut de telle façon que de ſon mouuement elle eſbranla tout le monde, puis abbaiſſa la maſſe de’ſon corps vn peu plus bas qu’elle n’a accou- ſtumé d’eſtre, & ſe plaingnit ainfi à Iupiter: Las! ſouuerain des Dieux, ſi c’eſt voſtre volonté que ie periſſe par le feu, ſi i’ay merité d’eſtre bruſlée, pourquoy n’eſt-ce du feu de voſtre foudre? S’il faut que ie ſois donnée en proye aux flames, faictes qu’elles partent de voſtre main, & que l’Autheur de ma ruine ſerue au moins à me conſoler. A peine puis-ie ouurir la bouche pour vous parler, les vapeurs de l’em- braſement m’eſtouffent, i’ay le viſage tout couuert de cendres & de bluettes de feu; voyez comme mes cheueux ſont grillez, & mes yeux rouges de fumée! Sont-ce les fruicts du trauail que tous les ans i’en- dure, fouffrant que le fer des charuës & des raſteaux eſcorche le dos de mes plaines? Eſt-ce l’honneur qu’on me rend pour tant de biens que ie produis? Eſt-ce le loyer de l’abondance dont i’entretiens le monde, donnant des herbes aux beſtes, des bleds aux hommes, & de l’encens pour honorer vos autels? Mais quand bien par ma faute i’au- rois merité d’eſtre ainſi punie; à quel propos eſt-ce que la mer eſt auſ- ſi bien affligée que moy? En quoy vous peut auoir offencé voſtre fre- re Neptune, pour luy retrancher ſon domaine, faiſant preſque tarir les eaux qui luy ſont eſcheuës en partage? Que ſi ny luy ny moy ne pouuons trouuer faueur prés de vous, ſi noſtre mal ne vous peut tou- cher pour nous ſecourir, ayez au moins pitié du Ciel où vous auez voſtre palais, voyez comme les poles fument, & penſez que ſi le feu ſ’y prend, vos maiſons ne ſcauroient eſtre conſeruées. Atlas eſt ſi [46] cruellement trauaillé, qu’il ne peut plus ſouſtenir l’eſſieu du monde; qui luy bruſle les eſpaules tant il eſt eſchauffé. Si les eaux ſ’en vont en fumée, & la terre & les Cieux en cendre, voila tout confus, nous voila dans l’horreur de l’ancien Chaos. Preſeruez donc ce peu qui reſte encore entier, grand Monarque, rauiſſez aux flames l’V- niuers, qu’elles vous veulent rauir, & ayez ſoing de conſeruer ce grand-Tout, auquel vous auez donné l’eſtre. La fumée ne per- mit pas à la Terre d’en dire dauantage; elle fut contrainte de finir ſa harangue, ne pouuant plus ſupporter les chaudes vapeurs qui l’eſ- touffoient. Elle retira ſa face dans ſoy-meſme: & ſ’alla rafraiſchir dans les plus profonds antres qu’elle ayt autour des Palais de Plu- ton.Iupiter ayant remonſtré aux autres Dieux, & à Phoebus meſme, qui auoit faict la faute, le danger auquel le monde eſtoit, ſ’il n’y mettoit ordre, monta au plus haut du Ciel, d’où il a accouſtumé d’eſpandre les nuages, eſmouuoir les tonnerres, & darder les foudres icy bas: Il recercha des humides vapeurs pour temperer l’ardeur qui conſumoit le monde, mais il ne trouua ny vapeurs, ny pluyes qu’il peuſt faire fondre ſur terre; il ne ſe peut ſeruir que de ſon foudre, d’vn coup du- quel il renuerſa le cocher, qui en meſme inſtant perdit ſon chariot & la vie. Ainſi ce dangereux feu fut eſteint par vn autre feu. Le char du Soleil fut briſé, dont les pieces demeurerent eſparſes çà & là. D’vn coſté on void le mords des cheuaux qui ſ’en eſtoient deffaicts en tombant, & aprés ſ’eſtre releuez auoient pris la fuitte ſans collier, ſans frein & ſans bride: de l’autre eſt le tymon, de l’autre l’eſſieu, & de l’autre la moitié d’vne rouë rompuë. Où es-tu cependant, Phaëton? où eſt ton courage? où ſont tes genereux ſouhaits? ta preſomption te ruine, & tes deſſeins ambitieux te ſont cauſe d’vne honteuſe cheute. Les temeraires flames de ta peu diſcrette ieuneſſe font tomber ſur toy des flames qui gaſtent ton beau teint, rauiſſent l’honneur de ton poil doré, & te rauiſſent enſemble la vie. Comme vne eſtoille qui tombe, ou pour le moins ſemble tomber, quand le Ciel eſt ſerein, on te void cheoir du Ciel à trauers l’air dedans les eaux du Pau, fleuue fort eſ- loigné du lieu de ta naiſſance, qui regrette pourtant ton deſaſtre, & laue ton corps noirci de fumée. Les Nymphes voiſines de ce fleuue enterrerent le corps foudroyé de ce courageux fils d’Apollon, & fi- rent grauer ces vers ſur le marbre qui le couurit:
Icy giſt Phaëton, que la temerité Fit cheoir, ieune cocher, du grand char de ſon pere: S’ıl ne peut le conduire, au moins l’a-il tenté, La gloire du deſſein conſole ſa miſere.
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LE SVIET DE LA II. III. ET IIII. FABLE.
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Les ſoeurs de Phaëton, Phaëteuſe, Lampetie & Lampeteuſe, s’affligerent tellement pour(II. III. & IIII. Fable expliquée au Chap. 2.) la mort de leur frere, que les Dieux prenans pitié d’elles les changerent en peupliers, & leurs larmes en Ambre, qui eſt vne gomme qu’on dit ſortir de ces arbres-là, puis s’affer- mit aux rays du Soleil. Ala rencontre deſquelles Cygne Roy de Ligurie, leur parent, fut tant eſmeu de leur piteux deſtin, & de la cheute enſemble de leur frere, qu’ıl ſe rendit compagnon de leur dueil, & fut comme elles changé, non en peuplier, maıs en l’oyſeau, duquel il portoit le nom, qui eſt le Cygne.APollon, miſerable pere, que la perte de ſon fils affligeoit ou- tre-meſure, voulut que la terre auſſi bien que luy en portaſt le deüil. On dict qu’il tint vn iour entier ſa face lumineuſe couuerte, pour couurir l’Vniuers d’vn manteau de tenebres: mais il ne manqua pas de lumiere pourtant; car le feu faiſoit iour par-tout, les flames rui- neuſes de ce grand braſier ſuppléerent au defaut de ſes rayons, ſi bien que le mal arriué apporta encore pour lors quelque commodité. Mais voyons que faict Clymene, & quels ſont ſes regrets à l’ouïe de ceſte funeſte nouuelle. Elle laſche premierement toutes les piteuſes paro- les, que ſa douleur & les cruels reſſentimens d’vn tel mal-heur luy peuuent mettre en bouche: puis ſon tourment la rendant furieuſe, elle crie, elle ſ’arrache les cheueux, ſe deſchire le ſein, & court tout le monde pour trouuer le corps mort, ou les reſtes au moins, de ſon fils foudroyé. Elle en rencontre en fin les os enterrez ſur la riue d’vn [48] fleuue eſtranger, où le nom graué ſur le marbre du tombeau, luy ap- prend ce qui eſt deſſous, & l’y fait arreſter eſtenduë ſur ceſte froide pierre, fondant peu à peu en eau par les yeux. Ses filles ne ſ’affligent pas moins, elles noyent auſſi de pleurs le ſepulchre de leur frere, pour luy elles ſacrifient en vain des torrens de larmes à la mort, & en ſe frappant l’eſtomach appellent d’vne voix plaintiue nuict & iour Phaëton, qui ne leur peut reſpondre. La Lune par quatre fois ac- complit le rond de ſa courſe, tandis qu’elles demeurerent preſques touſiours couchées ſur la pierre qui couuroit le corps de leur frere. Elles n’auoient contentement qu’en leurs plaintes, les ſanglots leur ſeruoient de nourriture, & leur affliction leur fournit vn flux de lar- mes ſi continu, qu’elles ſ’acquirent l’habitude de touſiours pleurer. Phaëteuſe l’aiſnée, voulant ſ’aſſeoir contre terre, ſentit que ſes iambes roidies ne ſe pouuoient plier. La belle Lampetie penſant aller ſecou- rir ſa ſoeur, ne peut tirer ſes pieds, qui auoient deſia ietté des racines en terre. Et la troiſieſme en ſe tourmentant, au lieu de ſe tirer le poil de la teſte, fut tout eſtonnée qu’elle ne tiroit que des fueilles. L’vne ſe faſche que ſes cuiſſes ſoient formées en tronc d’arbre; l’autre que ſes bras ſoient deuenus des branches: & ce-pendant qu’elles ſ’eſton- nent, toutes eſmerueillées d’vn ſi ſubit changement, l’eſcorce leur montant du ventre à I’eſtomac, aux eſpaules & iuſques au bout des doigts, ne leur laiſſe rien que la face deſcouuerte, & la bouche ou- uerte pour appeller leur mere à leur ſecours. Mais quel ſecours leur peut-elle apporter? Elle ne ſçait que courir tantoſt à l’aiſnée, tan- toſt à la puiſnée, tantoſt à la cadette, & les baiſer l’vne aprés l’autre, tandis que leurs viſages ſont encore viſages. Elle ſ’efforce bien en eſ- branlant le tronc de tirer leurs corps hors de terre, mais elle n’a pas la force de les arracher, & ne le pouuant faire, elle ſ’attaque aux plus foibles branches. Elle les rompt facilement, car elles ſont encore tendres, & regrette apres de les auoir rompuës, voyant couler le ſang qui en ſort, tout ainſi que d’vne bleſſure. Las! gardez-vous, ma mere, (ſ’eſcrie la premiere bleſſée) gardez-vous, ie vous prie, de toucher à nos branches; vous démembrez nos corps en penſant eſbrancher ces arbres. Receuez de nous le dernier Adieu; Adieu, ma mere, nous allons n’eſtre plus que bois; nous ſentons que l’eſcorce nous va cou- urir la bouche, mais nous ne perdrons pas toutefois le reſſentiment de nos douleurs, nous les teſmoignerons touſiours par nos larmes, qui tombans goutte à goutte ſ’endurciront au Soleil, & ſe forme- ront en grains d’Ambre, que le Pau traiſnera par l’Italie pour ſeruir d’ornement aux Dames.Cygne Roy de Ligurie, autrefois Seigneur de pluſieurs grandes villes, & ton parent du coſté de ta mere, Phaëton, mais plus eſtroi- tement ton allié d’amitié, qu’il n’eſtoit de nature, fut preſent à ce triſte changement: car il ſ’eſtoit eſloigné de ſon Royaume, pour ſe [49] rendre compagnon des douleurs de tes ſoeurs. Il plaignoit parauant auec elles ta deplorable fortune, & depuis le lamentable ſort d’elles- meſmes, qui auoient pleuré auec luy, fut le ſujet de ſes larmes. Il fit long-temps retentir de ſes cris le riuage du Pau, & les foreſts voiſines; mais en fin ſa voix ſ’affoiblit, & deuint plus claire qu’elle n’eſtoit, ſon poil ſe changea en plumes blanches, ſon col ſ’allongea, ſes doigts tous ioincts enſemble prindrent vne couleur rougeaſtre, ſes flancs ſe reue- ſtirent de plume auſſi bien que la teſte, vn bec mouſſe & ſans pointe ſe forma ſur ſa bouche; bref d’homme il deuint Cygne, & ſi ne perdit pas pour changer de nature, le ſouuenir du deſaſtre de Phaëton, car ce ſouuenir le tient encore en crainte de Iupiter qui traicta ſi cruelle- ment ſon parent. Il ne ſ’eſleue iamais dedans l’air de peur du feu cele- ſte, ſa demeure eſt ſur les eſtangs, ou ſur les herbes humides d’vn ma- reſt. Sa haine du feu qu’il deteſte luy a faict faire election d’vn ele- ment contraire, & choiſir les eaux pour retraicte.

LE SVIET DE LA V. ET VI. FABLE.
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Iupiter viſitant le monde pour eſteindre le feu s’il s’en trouuoit encore en quelques(V. & VI. Fable expliquées au 3. Chap.) endroits; lors qu’il paſſa par l’ Arcadie, fut ſi rauy des beautez de Caliſton, fille de Lycaon, que pour iouir d’elle il ſe reueſtit de la forme de Diane, & ainſi l’approcha facilement, & en tira ce qu’il deſiroit: dequoy Iunon offencée, pour oſter à Caliſton ce qui la rendoit aymable, la changea en Ourſe. Depuis Iupiter la mit au Ciel en ceſte forme d’Ourſe auec ſon fils Arcas, qu’elle auoit eu de luy.
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CEpendant le Soleil, pour ſe voir priué de ſon fils, demeure comme priué de ſon ordinaire beauté; ſes clartez languiſſent & ſont paſles, tout ainſi que lors qu’il ſe couche. Il a ſa lumiere en hor- reur, il hait le iour, & ſe veut mal à ſoy-meſme, il ſ’abandonne aux plaintes & aux pleurs; ſon coeur n’eſt animé que de regrets, auec leſ- quels il meſle l’aigreur d’vne iuſte colere, qui fait qu’il ſe depite contre le monde, & ne veut plus l’eſclairer: I’ay aſſez trauailié (dit-il) depuis la naiſſance de l’Vniuers, ie n’ay que trop peiné ſans me repoſer, ie m’en repens; & i’ay bien ſujet de m’en repentir, voyant mon trauail ſi mal recogneu. Que quelque autre entreprenne de conduire ce chariot qui ſert de flambeau à la terre. Que ſi perſonne ne le veut faire, ſi tous les Dieux confeſſent leur pouuoir n’eſtre pas capable d’vne ſi penible couruée, que Iupiter meſme en pre ̅ ne la charge; aya ̅ t en main les reſnes de mes cheuaux, il n’y pourra au moins auoir ſes foudres, dont il faict eſtat de meurtrir le coeur des peres par le meurtre de leurs enfans. Lors il eſprouuera la fougue & la viſteſſe des courſiers qui tire ̅ t mon char, & l’eſprouuant recognoiſtra qu’on ne merite pas la mort, pour manquer à les bien co ̅ duire. Ainſi qu’il vomiſſoit auec telles paroles l’aigreur de ſon courroux; tous les Dieux eſtoient autour de luy, qui le prioient de ne ſ’opiniaſtrer pas ſi fort en ſes regrets, qu’ils luy fiſſent laiſſer le mon- de dedans les horreurs d’vne nuict continuelle. Iupiter meſme ſ’excu- ſe du coup de foudre dont il a tué ſon fils; il le prie d’oublier vne telle perte, & auec les prieres meſle imperieuſeme ̅ t quelques menaces, pour le faire plus promptement reſoudre. En fin Apollon, vaincu de tant de remonſtrances, raſſemble ſes cheuaux encore furieux, & tous eſperdus de la peur qui les auoit ſaiſis, il les attelle, & deſchargeant ſur eux ſa co- lere auec ſon foüet & ſon aiguillon, ſemble ſ’alleger en les tourme ̅ tant. Il leur reproche la mort de ſon fils, & les en punit comme coulpables.Cependant Iupiter ſ’en alla faire la ronde des Cieux, pour recognoi- ſtre les dommages du feu, & ayant veu tout en bon eſtat, deſcendit en terre pour viſiter de meſme les ruines des flames. Il courut toutes les Prouinces du monde; mais celle où il ſ’arreſta le plus fut l’Arca- die, à cauſe qu’elle a eſté honorée de ſa naiſſance. Il fut là plus curieux qu’autre part de recercher iuſqu’aux moindres incommoditez du feu; il y fit paroiſtre l’eau des fontaines qui n’oſoient ſortir de leur ſource, fit couler les riuieres, rendit à la terre ſes tapis verds, couurit les arbres de fueilles, & reſtablit le degaſt des foreſts. Ainſi qu’il va & vient, tour- ne & retourne pluſieurs fois d’vn coſté & d’autre, l’Amour ſ’empa- re de ſon coeur, & l’arreſte aux regards d’vne Nymphe qui le captiue. Il demeure rauy à la veuë de Caliſton, & tandis qu’il repare les rauages du feu, ſent vn feu ſecret ſe gliſſer en ſon ſein, qui rauage ſes moüelles, & le rend amoureux des graces de ceſte ieune beauté. La profeſſion de ceſte fille n’eſtoit pas de manier & filer de la laine, elle ne ſe plai- ſoit point à friſotter mignardement ſes cheueux de diuerſes façons, [51] elle les auoit touſiours aſſez mal peignez, & ne les ſerroit ſimplement que d’vne bandelette blanche. Son exercice eſtoit de chaſſer, elle mar- choit touſiours ſa robe retrouſſée, auec vn iauelot, ou vn arc en main; bref c’eſtoit vne des compagnes de Diane, & la plus belle qui fuſt à ſa ſuitte. Son front tyranniſoit cruellement les coeurs, on ne la pouuoit voir ſans l’adorer, tant ſes yeux auoient de puiſſance: mais las! ceſte violente puiſſance ne fut pas de durée.Le Soleil auoit deſia faict plus de la moitié de ſa courſe, lors que laſ- ſée du trauail du matin, pour ſe repoſer elle ſe retira dedans l’ombre d’vne eſpaiſſe foreſt, où on n’auoit iamais porté la coignée pour abat- tre vn ſeul arbre. Là elle deſtendit ſon arc, & oſtant ſa trouſſe de deſ- ſus ſes eſpaules, la mit deſſous ſa teſte en ſe couchant ſur l’herbe. Iu- piter qui la veilloit, fut ioyeux de la voir ſans compagnie, & penſa que ce luy eſtoit vne belle occaſion pour accomplir ſon deſir. Qui me peut deſcouurir icy? (diſt-il en ſoy-meſme) ie ne croy pas que ma femme puiſſe rien ſçauoir de ce que ie feray: mais quand bien elle le ſçauroit, doy-ie faire tant d’eſtat de ſes crieries, que la crainte d’e- ſtre querellé me priue de mes delices? A l’inſtant meſme il changea de face, & reueſtu de l’habit auſſi bien que du viſage de Diane, diſt à Caliſton: D’où venez-vous, ma compagne, où auez-vous chaſſé ce matin? Caliſton ſe leue, & ſaluant ceſte diuinité qu’elle tient pour ſa maiſtreſſe, par ſes loüanges la prefere à la puiſſance de Iupiter meſ- me, qui l’entend, & ſe rit d’ouïr ſa diuinité deſguiſée plus careſſée & plus cherie que ſa veritable grandeur. Il la baiſe comme pour teſ- moignage d’amitié; mais ſes baiſers, ne ſont pas baiſers de fille, ils ne tiennent rien de la modeſtie qu’il porte en face. Elle luy veut con- ter le ſuccés de ſa chaſſe, mais il interrompt ſon diſcours par vn laſcif embraſſement, qui le deſcouure entierement, & le faict recognoiſtre pour autre que Diane. Il ſ’efforce d’atteindre au poinct qu’il deſire, el- le ſe roidit au contraire autant que ſa foibleſſe le permet. Elle reſiſte tant qu’elle peut (las! Iunon, ſi vous euſſiez pris garde à ſa reſiſtance, vous n’euſſiez pas auec tant de rigueur puny ſur elle le crime de voſtre mary!) elle combat & ſe debat tout ce qu’il eſt poſſible; mais ſes def- fences ſont vaines: qui eſt-ce qui pourroit laſſer Iupiter? Il demeure victorieux, & ſe retire aprés dans le Ciel auec vn contentement in- croyable, d’emporter les delicieuſes deſpoüilles d’vne ſi belle proye. Il laiſſe ceſte pauure Caliſton ſi deſpite, qu’elle ne ſçait preſques qu’el- le faict; elle a en horreur la foreſt qui de ſes ombres a fauoriſé le rapt de ſon pucelage. Elle en ſort ſi eſperduë, que peu ſ’en faut qu’elle n’oublie ſa trouſſe ſur l’herbe, & ſon arc pendu à vn arbre.Quand elle fut le long des coſtes du mont Menale, Diane glorieuſe des deſpoüilles de quelques beſtes qu’elle venoit de tuer, l’apperceut, & l’appella: mais la deffiance qu’elle auoit, que ce ne fuſt encore Iupi- ter deſguiſé, fit qu’elle ſ’enfuit au lieu de ſe rendre auprés de la Deeſſe [52] qui luy faiſoit ſigne. Toutesfois voyant les Nymphes ſes compagnes à ſa ſuitte, elle creut que ce n’eſtoit point la fauſſe Diane qui l’auoit violée, & ne craignit plus de l’aller trouuer. Las! qu’il eſt difficile, quand nous auons failly, d’empeſcher que noſtre viſage ne decele noſtrè faute. Il ſemble que ſa honte la vueille trahir, elle n’oſe pas leuer la teſte, ſes yeux ſont abbaiſſez contre terre, elle ne va pas à coſté de la Deeſſe comme elle auoit accouſtumé, & ne paroiſt point en la troupe ainſi qu’autrefois. Sa bouche eſt muette, & ſon viſage couuert d’vne rouge pudeur parle aux yeux qui la voyent, par ſignes qu’il leur donne de ſa chaſteté violée. Si Diane n’euſt eſté fille, il y auoit mille marques, qui luy pouuoient deſlors deſcouurir, auſſi bien que aux Nymphes qui ſ’en apperceurent, ce qu’elle ne peut recognoiſtre qu’enuiron neuf mois apres, lors qu’elle voulut la faire mettre nuë dedans l’eau. C’eſtoit en Eſté que ceſte Deeſſe laſſée du trauail de la chaſſe, & importunée de la chaleur du Midy, fut contrainte de cer- cher le frais d’vn bois, qu’vn petit ruiſſeau trauerſoit. Le cryſtal d’vne eau claire, qui couloit ſur le ſable menu, luy fit premierement loüer l’agreable commodité du lieu, elle moüilla le bout du pied ſur la ri- ue; puis diſt aux Nymphes ſes ſuiuantes: Qui nous peut voir icy? Perſonne ne ſçauroit nous deſrober la liberté de nous lauer: quittons nos robes, & ioüiſſons du contentement qu’vn bain ſi delicieux nous offre. Diane n’eut pas laſché la parole, que toutes ſe deſpoüil- lent à ſon exemple; Caliſton ſeule deuient rouge, & n’oſe deueſtir ſon habit, la honte la retient dans des longueurs qu’elle recerche pour excuſes, & ſes longueurs importunes à ſes ſoeurs, font que par force elles luy oſtent ſon accouſtrement. Elles la rendirent toute nuë, & lors ſon ventre deſcouurit ce qu’elle deſiroit tenir couuert; l’enflu- re fit paroiſtre qu’elle eſtoit enceinte, & la conuainquit d’vn faict dont Iupiter eſtoit coulpable. Toute eſtonnée elle porte les mains ſur le ſujet de ſa honte, mais ſes mains ne la peuuent cacher, ny ſon eſtonnement l’excuſer de ſon crime. Helas! elle eſt ſi confuſe en ſoy- meſme, que ſa bouche ne ſe peut ouurir pour ſa deffence: & tandis que ſa langue eſt muette, le courroux anime celle de Diane, qui luy commande de ſe retirer, & luy deffend d’approcher du baing, dont les eaux ſeroient polluës, & la ſaincteté prophanée, ſi ſon impudicité ſ’y lauoit. Ainſi Caliſton miſerable, n’oſe plus paroiſtre auec les Nym- phes par les bois, elle eſt bannie de leur troupe, & a deux puiſſantes Deeſſes ennemies, car ſa groſſeſſe en meſme temps luy a ſuſcité la hai- ne de Diane & de Iunon.Toutesfois il y auoit long-temps que Iunon ſçauoit ce qui ſ’eſtoit paſſé entr’elle & ſon mary, & ſe promettoit bien de la punir, mais elle attendoit que l’occaſion luy offriſt quelque vengeance ſignalée. La naiſſance d’Arcas fut le coup qui luy fit perdre la patience d’atten- dre. Elle ne peut le voir naiſtre que d’vn oeil armé de courroux; le ia [53] loux reſſentiment qu’elle en eut l’aigrit plus que iamais: Quoy, diſt- elle, falloit-il que pour comble de mes ennuys, ie veiſſe ſortir vn en- fant des impudicitez de mon mary? Falloit-il, adultere Caliſton, que ton accouchement augmentaſt ton offence? Falloit-il qu’en deue- nant mere, toy-meſme publiaſſes l’iniure que tu m’as faicte, & les ſa- les affections de mon Iupiter? Tu n’as eſté que trop feconde pour mon contentement, & pour ton bien; ton enfantement croiſtra ton malheur, & la rigueur de ma vengeance.Ie t’oſteray ces beautez qui font que ſuperbe tu te plais à toy-meſ- me, & prens bien en gré de plaire à celuy qui ne doit rien auoir agrea- ble que moy. La colere qui luy mettoit telles paroles en bouche; l’a- nima de tant de furie, qu’à l’inſtant meſme elle ſe ietta ſur Caliſton, & la prenant par les cheueux la renuerſa par terre, ſans eſtre touchée des prieres qu’elle luy faiſoit pour l’eſmouuoir à pitié. La pauurette tendoit les bras en demandant pardon, & ainſi qu’elle les leuoit ils commencerent à ſ’heriſſer d’vn poil noir; ſes doigts deuindrent de grands ongles crochus, ſes mains ſe courberent, & luy ſeruirent de pieds; & ceſt agreable viſage qui auoit autresfois tant charmé Iupiter, horriblement fendu ne fut pas moins difforme qu’il auoit eſté beau. De crainte que ſes douces paroles fleſchiſſent les coeurs, elle perdit le parler, Iunon ne luy laiſſa qu’vne voix rude, voix pleine de menace, & ſi eſ pouuentable, qu’elle ſemble ne ſortir que pour effrayer. En fin ſa forme difformée prend l’eſtre d’vne Ourſe, & rien ne luy reſte de ſa premiere nature ſinon l’eſprit, qui faict qu’elle a quelque reſſenti- ment de ſes douleurs, comme ſes pleurs le teſmoignent, & ſes mains telles quelles qu’on luy void bien ſouuent leuer deuers le Ciel à Iupi- ter, pour eſtre ſecouruë. Elle le voudroit bien appeller ingrat, mais elle ne peut; faut qu’elle ſe contente de le iuger tel en ſon coeur, ſans luy en pouuoir faire les iuſtes reproches. Las! combien de fois ſe def- fiant de luy eſt-elle ſortie le ſoir de la foreſt, & n’oſant y demeurer ſeule, ſ’en eſt allée coucher à la porte du logis où elle demeuroit eſtant fille? Las! combien de fois les chiens & les chaſſeurs l’ont-ils faict fuïr? elle qui chaſſereſſe auoit tant faict eſtat de ſuyure les beſtes à la piſte? Elle ſe cachoit bien ſouuent, à faute de ſe reſſouuenir de ſon ſau- uage naturel, lors qu’elle apperceuoit quelque beſte farouche. Tou- te Ourſe qu’elle eſtoit, elle prenoit l’effroy quand elle voyoit des ours, & les loups meſmes luy faiſoient peur, bien qu’elle n’euſt pas occaſion de les redouter, veu que ſon pere eſtoit loup.Le Soleil tournoyant le monde auoit trois fois cinq fois paſſé ſur le poinct qui nous marque les nouuelles années, depuis le changement de Caliſton, lors que ſon fils âgé de quinze ans couroit, grand chaſ- ſeur, çà & là à la ſuitte de quelque beſte, dedans la foreſt d’Eryman- the, ou peut eſtre cerchoit les endroits plus commodes à tendre ſes toiles, & en chaſſant la rencontra. Il ne la cognoiſſoit point (las! euſt-il [54] peu penſer qu’vne Ourſe fuſt ſa mere?) mais elle ne le peut meſco- gnoiſtre. Le recognoiſſant elle ſ’arreſta, & Arcas eſtonné, que ceſte furieuſe beſte demeuraſt les yeux fichez ſur luy, en prit l’eſpouuente. L’effroy luy fit faire vn pas en arriere, & la crainte deſia luy auoit faict prendre vne fleſche, pour ſe garantir de la mort; deſia il alloit percer le flanc à ſa mere qu’il ne cognoiſſoit pas, ſi Iupiter ne l’en euſt empeſ- ché, gauchiſſant vn tel malheur, pour les enleuer tous deux dans le Ciel, où transformez en eſtoilles il les fit aſtres voiſins l’vn de l’autre.Tous les furieux reſſentimens que le mal de la ialouſie donne, ſaiſi- rent Iunon, lors qu’elle veid la maiſtreſſe de ſon mary eſclatter dans le firmament. Elle deſcendit du Ciel, & pour deſcharger ſa colere, en contant ſes regrets, alla trouuer Tethys & le vieil Ocean, qui ont touſiours eſté fort reſpectez des Dieux. A ſon entrée ils ſ’apperceu- rent bien qu’elle auoit de l’affliction, auſſi luy demanderent-ils in- continent, qui l’auoit meuë de les venir voir. Vous enquerez-vous, leur dit-elle, à quelle occaſion, moy qui ſuis Royne de là haut, ay quitté mon throſne celeſte? Quoy? vous eſtonnez-vous de me voir icy bas, puis que maintenant dans le Ciel vne autre tient ma place? Il eſt vray, croyez-le ainſi que ie le dis; ie veux que vous n’adiouſtiez iamais foy à ma parole, non plus qu’à la plus menſongere du monde, ſi lors que la nuict aura voilé la terre de ſon noir bandeau, vous ne voyez de nouuelles eſtoilles autour du pole, eſtoilles dont la lumiere m’offence ſi outrageuſement, que ie n’ay peu demeurer dans les Cieux depuis qu’elles y ont eſté poſées. C’eſt trop deſdaigner mon pouuoir. Qui eſt-ce qui doreſnauant me redoutera? qui craindra de me faſcher, puis que ie ne me ſçay pas venger? Les ſupplices que i’ordonne ſe trouuent en fin des honneurs, & mon malheur eſt tel, que de ceux que ie veux punir, i’en auance la gloire. Qu’ay-ie faict pour mon con- tentement de changer Caliſton? (helas! ma puiſſance eſt bien vaine,) i’ay voulu l’empeſcher d’eſtre femme, Iupiter l’a faicte Deeſſe. Voila les belles vengeances que ie pren, voila l’auctorité que i’ay. Que ne la deſpoüille-il de ce rude poil dont elle eſt couuerte? Que ne luy re- donne-il ſa premiere beauté, comme il fit n’y a pas long temps à la fille d’Inache? Il deuroit me chaſſer pour l’eſpouſer, la faire coucher (* Lycaon pere de Caliſton, cy- deuant changé en loup.) à ma place, & en la prenant pour femme prendre vn loup * pour beau-pere. Ie vous coniure donc, mere Tethys, chere gouuernante de ma foible ieuneſſe, & vous pere Ocean, qui receuez dans voſtre ſein les aſtres de la nuict, durant la lumiere du iour, ſi vous m’aimez, & ſi l’iniure qui m’eſt faicte touche voſtre venerable vieilleſſe, ne per- mettre point que ces eſtoilles, receuës dans le Ciel pour loyer de leur honte, trouuent iamais place dans vos ondes d’azur: repouſſez-les touſiours, & n’endurez pas que ceſte paillarde ſe plonge dans vos eaux.
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LE SVIET DE LA VII. FABLE.
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Le Corbeau parauant blanc fut faict noir par Apollon, pour auoir deſcouuert que(VII. Fable expliquée au 4. Chap.) Coronis aimoit vn autre que luy; car à la chaude Apollon la tua d’vn coup de fleſche, dont il ſe repentit apres, & punit de la façon celuy qui auoit decelé l’affaire. Et ceſte pu- nition fut deuant l’effect preſagée au Corbeau par la Corneille, lors qu’elle luy conta ce qu’elle auoit ſouffert pour auoir decelé la curioſité des filles de Cecrops en l’ouuerture de la corbeille d’Ericthon.LEs Dieux de la mer accorderent à Iunon ce qu’elle leur deman- da, & elle ſe retira dans le Ciel, montée ſur ſon chariot traiſné par des Paons, dont la queuë auoit eſté nouuelleme ̅ t peinte à la mort d’Ar- gus, comme nouuellement auſſi la plume blanche du Corbeau auoit eſté teinte en noir: car autrefois ceſt oyſeau ne cedoit pas en blancheur aux Pigeons, ny aux Oyes gardiens du Capitole, ny meſmes aux Cy- gnes qui ſe plaiſent autour des eaux; mais ſa langue fut cauſe de ſon changement, ſa langue babillarde fit que de blanc il deuint noir.Il ne ſe voyoit point en Theſſalie de fille qui eſgallaſt en beauté Coronis, elle paſſoit en grace toutes celles de ſon âge, & ſes graces charmereſſes la rendoient plus aimable que pas vne autre. Phoebus fut vaincu de ſes yeux, & la cherit vniquement, tant qu’elle ſe main- tint chaſte, ou que ſon impudicité ne fut point deſcouuerte: mais le Corbeau trop fidelle à ſon maiſtre, ſ’eſtant apperceu qu’vn autre que [56] Apollon iouïſſoit de ſes embraſſemens, ne ſe peut tenir de le deceler. Ainſi qu’il eſtoit en chemin pour aller faire à Phoebus le conte de ce qu’ıl auoit veu, la Corneille le rencontrant fut curieuſe de ſçauoir ce qu’il auoit en teſte: Il luy raconta ſon deſſein, & elle aprés l’auoir oüy, luy remonſtra qu’il n’eſtoit pas trop aduiſé de porter de telles nouuel- les. Vous entreprenez, luy diſt-elle, vn mauuais voyage; ſi vous m’en croyez, vous n’irez point faire à voſtre maiſtre ces rapports qui le faſ- cheront. Voſtre fidelité en cela ne luy ſera pas agreable, ne meſpriſez point ce que ie vous en preſage; ie ſçay que c’eſt de telles affaires, i’ay eſté autre que ie ne ſuis, & ce n’eſt que ma foy trop entiere, qui m’a re- duite à l’eſtre qu’on me void maintenant. Pallas auoit mis Ericthon, enfant né de Vulcain ſans mere, dans vne corbeille d’ozier qu’elle don- na en garde aux trois filles de Cecrops, & ne leur monſtra point ce qui eſtoit dedans; mais leur deffendit d’eſtre ſi curieuſes que d’entr’ouurir la corbeille, pour ſçauoir ce qu’elle y auoit enfermé. I’entendis com- bien elle leur recommanda de tenir ſecret ce qu’elle leur laiſſoit; car i’e- ſtois derriere vn cheſne proche de là, quand elle leur parloit, & y de- meuray pour eſpier ce qu’elles feroient lors qu’elle ſe fut retirée. Pan- droſe & Herſe ne penſoient point à outre-paſſer le commandement de Pallas; mais Aglaure chatoüillée d’vne folle curioſité ne ſe peut co ̅ tenir. Elle diſt à ſes ſoeurs, que ce leur eſtoit vne ſottiſe de demeurer là auec tant de ſoing, ſans ſçauoir dequoy elles eſtoient ſi ſoigneuſes: elle meſme deffit la premiere quelques noeuds, qui tenoient la corbeil- le fermée, & fit voir dedans aux deux autres vn enfant porté ſur des pieds de ſerpent, qu’on euſt iugé eſtre vn ſerpent à part, nourry auec ce monſtrueux fils de Vulcain. Moy qui penſois re ̅ dre en cela quelque ſeruice agreable à Minerue ma maiſtreſſe, luy fus auſſi toſt dire ce qui ſ’eſtoit paſſé contre ſa volonté; ie luy contay la deſobeïſſance des filles de Cecrops, dont ie n’ay retiré pour recompenſe que la perte de la fa- ueur que i’auois auprés d’elle. l’eſtois en ſa protectio ̅ ; elle m’honoroit de ſes bonnes graces, & maintenant en mon lieu elle cherit le hybou, le plus odieux animal qui porte plume. Ie vous laiſſe à penſer ſi ce m’eſt du regret, qu’vn tel oyſeau preferé à moy tie ̅ ne auiourd’huy ma place. Voila le malheur où ma langue me porta, voila l’indigne loyer que re- ceut ma fidelité; loyer qui doit, ce me ſemble, faire taire mes se ̅ blables, & leur apprendre le danger qu’il y a de porter de faſcheuſes nouuelles. Si vous me dema ̅ dez quelle entrée??? auois auprés de Minerue, pour tant regretter d’en eſtre reculée; ie vous diray qu’elle m’auoit priſe en telle affection, & ie ne ſçay pourquoy, que touſiours elle me vouloit auoir auprés d’elle. Ie m’aſſeure qu’elle ne le deſauoüera pas, encore qu’elle ſoit faſchée co ̅ tre moy, & en recognoiſtra la verité, ſi vous vous en en- querez. Auſſi n’eſtoit-elle pas ignorante de ma qualité, elle eſtoit bien informée que Coronée Roy de la Phocide me recognoiſſoit pour ſa fille. Car de vray, & ne me pe ̅ ſez pas meſpriſer, i’ay eſté autresfois dans [57] vn Palais Royal careſſée de pluſieurs grands Princes, & d’eux recer- chée pour femme; mais ma beauté, cauſe de mon deſaſtre, m’a re- duitte en l’enſtat où ie ſuis.

LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
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Vne autre Coronıs, fille de Coronée Roy de la Phocide, fut changée en Corneille pour vn(VIII. Fable expliquée au 5. Chap.) rapport ſemblable à celuy du Corbeau; qui eſt pourquoy, elle l’aduertit icy de ne rien dire des amours par luy deſcouuertes, & luy preſage quelque mauuais ſuccés de ſon babil, par le recit de ſon changement.VNe fois ainſi que ie me promenois ſur le bord de la mer, Neptu- ne ſe pleut à me voir, & me voyant ſentit vn tel braſier luy eſ- chauffer le ſein, que ſes flames nouuellement conceües le contraigni- rent de m’accoſter pour tirer de moy, ſ’il pouuoit, l’allegement qu’il ſouhaittoit. Il m’vſa premierement de prieres, & apres auoir perdu ſon temps & ſes belles paroles, voulut venir par force à l’effect. Ie le laiſſe, il me ſuit, ie me deſtourne en fuyant aſſez loing du riuage; il ne ceſſe pas de me pourſuiure, tant que laſſée ie ſuis contrainte de crier au ſecours. I’inuoque les Dieux, i’appelle les hommes à mon aide; mais des hom- mes pas vn ſeul ne me ſecourut, vne vierge Deeſſe ſeule prit la def- fence de ma virginité. Pallas ſeule fauorable à mes cris, ouït auec pitié les pitoyables accens de ma voix. Ie tendois les bras au Ciel, & mes bras tendus ſe conuertirent en aiſles; ie taſchois de deueſtir ma robe pour courir plus legerement, mais ie ne trouuay rien autour de moy que des [58] plumes qui auoient deſia pris racine dans ma chair. Penſant frapper de la main ma poictrine, ie ne me ſentis plus de mains. Ie courois fort viſte, & ne me laſſois point comme auparauant, mes pieds ne ſ’enfon- çoient point dans l’arene, car mes aiſles leur faiſoient perdre terre. En fin ie fus eſleuée en l’air, & toute vierge fus faicte compagne de la vier- ge Minerue. Mais quel auantage m’en demeure-il? qu’ay-ie gaigné de conſeruer ma chaſteté contre la violence de Neptune, puis que Nycti- mene, qui pour ſon impudicité fut eſchangée en oyſeau le plus o- dieux de tous, a peu ſucceder à l’honneur que Pallas me faiſoit?

LE SVIET DE LA IX. FABLE.
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(IX. Fable expliquée au 4. Chap.) Nyctimene fille du Roy Nyctée, amoureuſe de ſon pere ſe gliſſa vne nuict dans ſon lict, & pour punition de ſon inceſte elle fut changée en Hybou. C’eſt vne Fable que la Corneille meſle en ce diſcours, ſuiui de l’infortune de Coronis, tuée par Apollon en colere, des funerailles de laquelle Eſculape fut tiré, & le Corbeau puni de ſon babil par vn changement de plumage.OVoy, n’auez-vous iamais oüy parler de l’inceſte de ceſte impu- dique Nyctimene? Il n’y a ſi petit en l’Iſle de Leſbos, qui ne ſça- che qu’elle fut ſi effrontée que d’oſer ſoüiller le lict de ſon pere, & laſ- ciue paillarde de celuy qui luy auoit donné la vie, prendre la place de ſa mere. Elle eſt maintenant oyſeau à la verité, mais c’eſt vn oyſeau qui n’oſeroit paroiſtre à la veuë des autres, qui luy donnent touſiours la chaſſe, & l’ont autant en haine comme il a le iour en horreur, car il n’aime que les tenebres, dans l’eſpaiſſeur deſquelles il penſe couurir ſon vice & ſa honte.
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Le Corbeau eut bien la patience d’ouïr le diſcours de la Corneille, mais il fit peu d’eſtat de ſes remonſtrances. Facent les Dieux, (luy diſt- il) que le mal que ta langue me predit, t’arriue à toy qui veux deſbau- cher ma fidelité. Ce ſont reſueries que tu me contes, ie me ris de tes vains preſages. Et continuant ſon voyage ſ’en alla dire à ſon maiſtre qu’il auoit veu Coronis entre les bras d’vn ieune homme de Theſſalie. Ha! quelle nouuelle? Apollon ne l’eut pas ouïe, qu’il ſe ſentit frapper au coeur comme d’vn coup mortel, & fut ſi eſmeu, que ſa couronne de laurier luy tomba de la teſte, & ſa lyre des mains. La couleur luy chan- gea, il pallit d’extreme colere, & à la chaude tout boüillant de cour- roux prit ſes armes ordinaires pour ſ’aller indiſcrettement venger de ſon coeur, en ſe vengeant de celle qu’il n’aimoit pas moins que ſoy- meſme. De tant loing qu’il l’apperceut il banda ſon arc, puis l’appro- chant peu à peu deſcocha ſur elle vne fleſche, & trauerſa ce blanc eſto- mac, auquel Amour auoit tant de fois attaché le ſien. Coronis frappée à mort, fit vn ſi piteux cry, que ſa voix mourante meurtrit encore le coeur d’Apollon qui l’auoit bleſſée. Elle meſme tira le traict de ſon ſein, & le tirant veid ruiſſeller le pourpre de ſon ſang ſur ſes membres d’albaſtre. Helas! diſt-elle, ſi ie vous auois offencé, beau Soleil, ſi i’auois merité la mort fleſchiſſant aux chaudes affections d’vne autre que vous, ne pouuiez-vous pas retarder ceſte iuſte vengeance iuſques à la naiſſance de l’enfant que ie vous porte dans le flanc? Faut-il que luy ſouffre la peine du crime dont il n’eſt point coulpable? Faut-il qu’il meure auec moy, puiſque c’eſt moy ſeule qui ay commis l’offence? Faut-il que deux meurent pour vne? La mort ne permit pas qu’elle fiſt de plus longues plaintes, elle finit là, & finiſſant perdit enſemble la vie auec la voix, ſon ame ſ’enuola en l’air, & ſon corps froid de- meura eſtendu ſans mouuement.Quand Apollon la veid morte, il fut (trop tard helas!) ſaiſi du repen-(Naiſſance d’AEſculape expl. au Chap. 5.) tir, de ſ’eſtre laiſſé porter à vne ſi cruelle vengeance. Il ſe deſpite con- tre ſoy-meſme d’auoir preſté l’oreille à ceſt indiſcret meſſager d’vne ſi funeſte nouuelle; il ſe veut mal d’auoir creu ſa colere, veut mal à l’oy- ſeau qui luy a deſcouuert la faute de ſa maiſtreſſe, faute qu’il voudroit n’auoir iamais ſceuë, il hait à mort, & ſon arc & ſa main, & ne peut voir ſes fleſches, deſquelles il a faict vn coup ſi à la legere; il entre preſque en humeur de les rompre toutes. Las! que n’a-il le pouuoir de vaincre le couſteau des Parques? Pourquoy ſon art, domptant les forces du de- ſtin, ne peut-il rendre la vie à celle que ſon courroux a meurtrie? Il ſ’eſtend ſur ſa Coronis, & l’embraſſant taſche de reſchauffer les gla- ces mortelles, qui ont roidy ſes membres; il eſprouue ſur elle tous les ſecrets de la medecine, mais c’eſt en vain, car le fil fatal de nos iours ne ſe peut renoüer, lors qu’il eſt vne fois rompu. C’eſt faict d’el- le, tous les tardifs remedes qu’il recerche ſont inutils; il faut qu’il voye ſon tombeau que deſia lon prepare. Il en void les appreſts, void [60] le bucher où elle doit eſtre bruſlée; mais c’eſt auec tant de ſouſpirs (car de pleurer, c’euſt eſté trop de laſcheté à vn Dieu) qu’il ſemble que ſon ame doiue ſortir auec ſes ſanglots. Il eſlance des cris ſembla- bles à ceux d’vne vache, qui void à ſes yeux aſſommer ſon ieune veau de laict. Il ſe tourmente, il ſ’afflige, & toutesfois ſe reſoult en fin de ne laiſſer pas perdre l’enfant auec la mere. Apres auoir embauſmé le corps de parfums, dont l’odeur eſtoit odieuſe à l’ombre de Coronis, apres l’auoir de ſon bras homicide pluſieurs fois embraſſé, & l’auoir honoré de toutes les funebres ceremonies, que ſon iniuſte dueil vou- lut rendre aux reſtes de ſes amours, afin de ne voir point dans vn meſ- me feu reduire en cendre ſon fils auec ſa maiſtreſſe, il tira du ventre le petit AEſculape ſon enfant, qu’il porta dans l’antre de Chiron, pour y eſtre nourry & inſtruit à la medecine. Le Corbeau receut vn loyer tout autre qu’il ne ſ’eſtoit promis, pour ſon trop indiſcret, bien que veritable, rapport: car il ne fut recompenſé, que de la haine d’Apol- lon, qui changea ſon plumage blanc en noir, pour luy faire à iamais porter le dueil de Coronis, à qui ſon babil auoit oſté la vie.

LE SVIET DE LA X. FABLE.
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(X. Fable ex- pliquée au 6. & 7. Chap.) Ocyroé fille de Chiron ne ſe contentant pas des ſecrets de la medecine que ſon pere luy auoit appris, voulut ſe meſler de prophetiſer les choſes à venir, dont Iupiter ſe faſcha, & pour punition de ſon outrecuidance la transforma en iument. Le Poëte met dans le texte quelques-vnes de ſes propheties, tant pour AEſculape, que pour ſon pere, qui ſont faciles à entendre.
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CEpendant Chiron demy homme & demy cheual ſe rendoit infiniment curieux de bien nourrir le petit AEſculape fils du So- leil; la peine qu’il prenoit à l’inſtruire luy eſtoit ſi agreable, qu’il en retiroit vn extreme contentement, & ſe iugeoit fort honoré de l’a- uoir en ſa charge. Sa fille Ocyroë, fille qu’vne Nymphe luy enfanta ſur la riue du fleuue Cayque, n’en eſtoit pas moins ſoigneuſe. Elle n’ignoroit rien qui ſeruiſt à la gueriſon des corps languiſſans; ſon pe- re l’auoit renduë parfaicte en ſon art, mais ſon eſprit ne ſe peut con- tenter d’vne telle ſcience. Trop curieuſe de ſçauoir les choſes à venir, que les Dieux ſe ſont reſeruées; elle voulut ſe rendre preſent, ce qui n’eſtoit point encore, & penetrant dans les ſecrets du Ciel, predire aux hommes leurs bonnes & mauuaiſes deſtinées. Or vne fois que ſes deuinereſſes fureurs l’auoient miſe comme hors de ſoy, ayant ſon poil roux eſpandu ſur ſes eſpaules, & toute eſmeuë du Demon qui la poſ- ſedoit, elle ietta la veuë ſur le nourriçon de ſon pere, & luy preſagea ainſi ſes heureuſes & malheureuſes aduantures: Croiſſez petit, luy diſt-elle, croiſſez heureux enfant, qui deuez à l’auenir eſtre le plus celebre medecin du monde. Pluſieurs hommes vn iour vous vante- ront pere de leur ſanté. Quoy! vous aurez bien tant de pouuoir que vous ferez rentrer les ames dans les corps qu’elles auront quitté: mais ayant vne fois oſé faire de telles merueilles, les Dieux courroucez contre vous ne ſouffriront pas, que vous rendiez ainſi l’humanité eſ- gale à leur diuinité: car Iupiter voſtre grand-pere d’vn coup de fou- dre vous oſtera la vie, pour vous empeſcher de la donner aux autres. De Dieu vous ſerez fait vne maſſe de chair ſans vie, puis d’vn corps mort vous deuiendrez encore Dieu, renouuellant vos iours pour re- uoir la lumiere. Et vous, cher pere (diſt-elle en ſe tournant du coſté du Centaure) qui de voſtre naiſſance auez tiré l’immortalité, pour ne finir iamais vos iours qu’auec la fin des ſiecles, verrez vn temps que vous meſmes deſirerez voſtre mort. Fauorable à la valeur du grand Hercule vous le receurez dans voſtre maiſon; il vous permettra de toucher ſes fleſches teinctes du ſang venimeux de ceſte monſtrueuſe beſte à ſept teſtes qu’il aura aſſommée, & vous en maniant ſes traicts en laiſſerez cheoir vn dans voſtre pied, dont vous ſerez tellement tourmenté, que vous ſouhaitterez la fin de voſtre vie pour finir vos douleurs. Lors les Dieux pitoyables, touchez de voſtre mal, autho- riſeront vos ſouhaits, & d’immortel vous rendront ſubiect à la mort, permettans aux Parques de trancher le fil de vos ans, qu’elles n’euſſent autrement oſé toucher. Elle auoit encore quelque fatalle auanture à deſcouurir, mais ſon diſcours fut rompu par des ſouſpirs, qui tout à coup ſortirent du plus profond de ſon ſein, & luy mirent ces plaintes en bouche: Las! diſt-elle en pleurant, ie ſens que les Dieux n’ont pas agreable que ie parle dauantage, ma langue ſe rend muette, & mes le- ures ne peuuent qu’à peine former ma parole. Ha! maudite ſcience [62] qui m’as faict encourir la haine des Cieux; de quel bien m’as-tu iamais faict iouïr qui ſoit à comparer au mal que tu m’apportes? Ha! pleuſt aux Dieux que folle deuinereſſe ie n’euſſe iamais ſceu les ſecrets du de- ſtin; ma curieuſe temerité m’a preparé vn trop cruel ſupplice. Quoy? ie???e ſuis deſia plus fille, ma belle face ſe perd & ſ’eſchange en forme de beſte, deſia l’herbe me plaiſt pour nourriture, & deſia l’enuie me prend d’aller paiſtre parmy les champs, & courir d’vn coſté & d’autre. Ie deuien iument, & vay tantoſt preſques du tout reſſembler à mon pere: mais pourquoy la moitié de mon corps ne demeure-elle encore en ſon eſtre, veu que mon pere n’eſt cheual qu’à demy? Ces regrets qu’elle faiſoit ſ’entendoient bien au commencement, mais ſur la fin on ne peut diſcerner vne ſeule parole, ſes plaintes n’eſtoient qu’vne voix confuſe, qui n’eſtoit pas pour-tant encore proprement vne voix de iument, mais comme d’vne perſonne qui la voudroit imiter. Peu de temps aprés elle ſceut auſſi naïfuement hennir que les cheuaux; elle ſe ſeruit des mains auſſi bien que des pieds pour courir ſur l’herbe, & ſes pieds & ſes mains ſ’armerent, au lieu d’ongles, d’vne corne qui ioignit tous les doigts enſemble. Son col groſſit & ſ’allongea, ſa bouche ſ’ou- urit plus qu’elle n’eſtoit, le derriere de ſa robbe ſe conuertit en vne queuë, ſes cheueux panchans tous du coſté droit furent ſon crin; bref elle ne changea pas ſeulement de voix, mais d’eſtre, de nom, & de forme.
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LE SVIET DE LA XI. FABLE.
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Apollon conduiſant les troupeaux du Roy Admet, s’amuſa tant à ioüer de ſa fluſte(XI. Fable expliquée an 7. Chap.) pour ſe deſ-ennuyer, qu’il laiſſa eſcarter ſon beſtail fort loing de ſoy: ce que Mercure ayant deſcouuert, il les emmena, & les mit paiſtre dans vne foreſt, où perſonne ne les veiden- trer que Batte, auquel il donna vne vache pour luy faire promettre de n’en dire mot: mais ce Batte fauſſant ſa promeſſe deſcouurit au meſme Mercure (qui pour l’eſprouuer paſſa par là vn peu aprés en forme deſguiſée.) le bois où eſtoit le troupeau des beſtes à corne, dont le Dieu irrité punit ceſt infidelle, le changeant en pierre de touche.CHiron voyant ſa fille ainſi changée, t’appella pluſieurs fois à ſon aide, grand Prince de Delphe, mais ſes cris furent vains, car tu ne pouuois oppoſer ta puiſſance aux volontez de Iupiter, & quand tu euſſes peu reſiſter à ſes ordonnances, tu n’eſtois pas prés de là pour le faire. C’eſtoit au temps qu’en Theſſalie couuert d’vne peau de cheureau, tu touchois les trouppeaux d’Admet, auec vn baſton d’oliuier ſauuage. C’eſtoit lors que l’Amour te faiſoit la guerre, & que pour addoucir la rigueur de ſes traits en ioüant de ta fluſte à ſept tuyaux, tu ne pris pas garde à tes boeufs, qui ſ’en allerent, dit-on, ſans que tu t’en apperceuſſes, iuſques aux terres ſablonneuſes de Pyle, où Mercure te les deſroba. Perſonne n’auoit veu ſon larcin, ſinon Batte vieil païſan de ce quartier-là, qui auoit ſoin des foreſts, des paſtura- ges, & des haras du Roy Nelée. Ce ruſé meſſager des Dieux, craignant qu’il ne decelaſt la proye qu’il venoit de mettre dans vn bois à l’eſcart, l’accoſta fort accortement, le pria de ne rien deſcouurir de ce qu’il auoit veu, ſi d’auenture quelqu’vn luy demandoit nouuelle de ce troupeau eſgaré, & pour ſe mieux aſſeurer de luy, luy fit preſent d’vne des plus belles vaches du troupeau. Batte la receut, & apres en auoir remercié Mercure, luy diſt qu’il ſe tint aſſeuré & ne craigniſt rien, que par ſon moyen le larcin ne ſeroit non plus decelé, que par le moyen d’vne pierre qui eſtoit deuant eux, & il montra la pierre de la main en faiſant le ſerment. Mercure ne ſe voulut pas fier à ſa promeſſe, il ſe retira pour vn peu de temps, puis reuint auſſi toſt en habit diſſimulé, & d’vne façon toute autre qu’il n’eſtoit auparauant. Il changea meſ- me ſa voix pour luy parler: Dictes-moy, bon-homme, fit-il, n’auez- vous point veu du beſtail eſgaré paſſer par icy? ie vous prie ne me ca- cher point ſi quelqu’vn l’a emmené, ie vous donneray la couple d’vn des boeufs auec ſa vache. Quand le vieillard ouït parler d’vne double recompenſe, il fut auſſi-toſt gaigné, & ne fit difficulté de dire, Allez vous-en le long de ceſte montaigne, vos beſtes y ſont. Et de vray el- les y eſtoient, c’eſtoit là meſme que Mercure les auoit laiſſées, lequel ne ſe peut tenir de rire du païſan, qui par ſon infidelité penſoit auoir faict quelque grand butin: mais ſon ris eſtant paſſé, il ſe mit en colere. Comment, diſt-il, tu me trahis, villain, tu me trahis, ou pluſtoſt tu te trahis toy-meſme? Iamais ta langue pariure ne fauſſera tes ſermens. [64] Tout à l’inſtant il le fit demeurer roide ſur la place, & le conuertit en vne pierre dure, qui ne ſçauroit celer la fauſſeté des metaux en les tou- chant, non plus que le païſan ne peut tenir ſecret le larcin de Mercu- (Pierre de touche.) re. C’eſt vn vice qui en eſt demeuré au rocher, & qui luy dure encore ſans qu’il y ait de ſa faute.

LE SVIET DE LA XII. FABLE.
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(XII. Fable expliquée au 3. Chap.) Mercure ſe trouuant à vne ſolennité faite en l’honneur de Pallas à Athenes, y veid Herſe fille de Cecrops, de laquelle il ſe rendit extremement amoureux, & pour iouïr de ſes amours prattiqua Aglaure ſoeur de Herſe, laquelle luy promit de faire pour luy enuers ſa ſoeur tout ce qu’il deſiroit, moyennant quelque ſomme d’argent, dont ils s’accorderent. Pallas qui deſia d’autre coſté vouloit mal aux trois ſoeurs, à cauſe de la corbeille qu’elles auoient ouuerte contre ſon commandement (comme nous auons dit cy-deſſus) s’aigrit en- core dauantage ayant ſceu ce honteux marché.DE là Mercure ſe ietta en l’air ſur deux aiſles pareilles, & d’vn vol leger ſe rendit au deſſus du terroir d’Athenes, où il eut le con- tentement de voir d’enhaut le plan du païs, que Minerue cherit le plus, & la verte cheuelure des arbres qui ombrage le mont Lycée. C’eſtoit dauanture le iour d’vne ſolemnité, que les filles faiſoient en l’honneur de leur Deeſſe, portans à ſon Temple, ſelon leur couſtu- me, quelques offrandes ſur leurs teſtes dans des paniers couronnez de fleurs. Elles retournoient du chaſteau, lors que ce Dieu aiſlé les ap- perceut, & pour les mieux voir ne vola pas droict vers elles, mais [65] mais voltigea pluſieurs fois en rond autour de leur troupe. Tout ainſi que l’auide Milan voyant les entrailles des beſtes qu’on ſacrifie, entre les mains des miniſtres du Temple, ne ſ’oſe pas ietter deſſus, mais auſſi ne ſ’en peut-il retirer; il fait mille tours à l’entour, & fai- ſant ſes rondes volées aux enuirons de ce qu’il deſire, le deuore par eſperance mille fois auant que l’auoir: de meſmes ce leger meſſager des Dieux, d’vn bas vol va cent fois tournoyant le long des tours d’Athenes où ces filles paſſent, deſquelles vne entre autres le rauit eſ- perduëment. L’eſtoille matiniere, qui ouure les portes du iour, ne ſurmonte pas dauantage en clarté les autres petits feux du Ciel, & la Lune toutes les humides lumieres de la nuict, comme Herſe au gré de Mercure ſurpaſſe toutes ſes compagnes; auſſi de vray eſtoit-ce l’honneur de ceſte aſſemblée. Mercure en la voyant ſ’eſchauffe de- dans l’air comme vn plomb eſlancé d’vn bras roide auec vne fonde, lequel emprunte la chaleur de ſa viſteſſe, & peu à peu ſ’embraſe en ſ’auançant, bien qu’il fuſt froid en ſortant de la fonde. En fin ce Dieu ſent de ſi viues allumettes d’amour, qu’il rebrouſſe chemin (car il al- loit au Ciel) pour prendre la briſée du logis de Cecrops. Il ſe met en terre ſans ſe deſguiſer, auſſi n’euſt-il ſceu ſe preſenter d’vne façon plus agreable qu’en ſon habit ordinaire; mais il a bien ſoin pourtant de ſe polir & nettoyer ſes habits, pour faire dauantage paroiſtre ſa beauté naturelle. Il peigne ſes cheueux, poſe ſa robe de telle façon qu’elle ne pende point plus d’vn coſté que d’autre, faict paroiſtre tant qu’il peut l’or qui eſt deſſus ſes accouſtremens, prend garde de tenir ſon Cadu- cée de bonne grace, & oſte la poudre de ſes ſouliers aiſlez. Eſtant ainſi entré dans le palais de Cecrops, il trouua au plus profond de la maiſon trois chambrettes voûtées & toutes enrichies d’yuoire, deſ- quelles celle de la main droicte eſtoit à Pandroſe, à gauche eſtoit cel- le d’Aglaure, & au milieu celle de Herſe. Aglaure fut la premiere qui apperceut entrer Mercure, & qui ſ’auança de luy demander ſon nom, à laquelle il reſpondit qu’il eſtoit petit fils d’Atlas & de Pleione, fils du grand Iupiter, & ſon fidelle ambaſſadeur, puis luy diſt: Ie ne vous diſſimuleray point mon deſir, les aiſles de l’amour m’ont icy porté, c’eſt Herſe voſtre ſoeur qui m’a forcé de venir, Herſe l’idole de mon coeur, & le ſeul object de mon contentement. Soyez-luy fi- delle, ie vous en prie, & fauoriſez mes flames, ſi vous deſirez ſon bon-heur & le voſtre. Faictes qu’elle recognoiſſe mon feu d’vn bra- ſier tout pareil, & que ſes affections egalles aux miennes, nous vniſ- ſent enſemble d’vn lien, qui vous rende tante de mes enfans. Aglaure l’ayant oüy, le regarda du meſme oeil, qu’elle auoit veu depuis peu de iours les ſecrets de la rouſſe Minerue, & pour luy faire vn tel ſeruice, effrontément luy demanda vne grande ſomme d’argent. Elle receut la ſomme, & le fit ſortir du logis, auec aſſeurance de pratiquer ſi ac- cortement ſa ſoeur, qu’elle le feroit iouïr du contentement où il aſpi [66] roit. La guerriere Pallas ſceut les conditions de ce ſale marché, & en eut bien tant de regret, qu’elle ne peut voir depuis Aglaure, que d’vn oeil trauerſé de courroux. L’horreur d’vne ſi laſche trahiſon l’eſmeut tellement, que le plaſtron qu’elle porte ſur l’eſtomac, & le caſque qu’elle a en teſte en tremblerent. Sa colere animée contre Aglaure la fit reſſouuenir du peu de reſpect qu’elle-meſme auoit autrefois ren- du à ſes commandemens, deſcouurant d’vne main prophane la cor- beille où eſtoit le ſecret depoſt, dont ſa fidelité & celle de ſes ſoeurs eſtoit chargée. Elle ſe repreſente l’effronterie de ceſte malicieuſe fille, qui fit voir au iour les membres monſtrueux du fils de Vulcain, & augmente en ſon coeur la haine d’vn tel acte, la voyant encore fraiſ- chement ſi ingrate à Mercure, ſi perfide à ſa ſoeur, & ſi auare que de receuoir de l’argent pour loyer de ſa perfidie.

LE SVIET DE LA XIII. FABLE.
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(XIII. Fable expliquée au 8. Chap.) Pallas pour punir Aglaure, va commander à l’Enuie de luy inſpirer la ialouſie de ſa ſoeur, & ceſte ialouſie la faiſant oppoſer au deſir de Mercure, elle fut par luy changée en ro her.POvr la punir, du pas meſme elle va trouuer l’Enuie en ſa ſom- bre retraicte, de tous coſtez polluë d’vn ſang noir tout caillé, que ſon ialoux creue-coeur luy faict ietter, quand elle entend parler du bon-heur d’autruy. Ceſte maiſon de l’Enuie eſt dans le fonds d’vn [67] antre obſcur où iamais le Soleil ne donne, le vent n’y entre point, & ſi touſiours il y faict vn froid extreme, il n’y a iamais de feu, mais tout y eſt plein d’vn broüillas eſpais. La Deeſſe eſtant arriuée à la porte d’vn ſi triſte logis, ne voulut point entrer dedans, elle frappa du bout de ſa picque, & l’huys ſ’ouurit, qui luy fit voir la morne maiſtreſſe de la maiſon dans vn coing mangeant des viperes, delicieuſe viande pour l’entretien de ſes vicieuſes humeurs. Ses yeux ne ſ’arreſterent pas ſur les horreurs, dont ceſte funeſte maiſon eſtoit remplie, elle tourna incontinent la veuë de l’autre coſté; & cependant l’Enuie ſe leua len- tement, laiſſa les corps de ſes ſerpens à demy-mangez, & ſ’auança vers Pallas, qu’elle ne peut voir ſans ſouſpirer: ſa grace, ſa beauté, & la richeſſe de ſes armes l’affligerent, car ſon naturel eſt de ſ’attriſter de tout ce qui contente les autres. Auſſi du tourment qu’elle ſe donne n’a-elle que les os, ſa face horriblement deffaicte teſmoigne le venim qu’elle a touſiours au coeur; iamais elle ne regarde que de trauers, ſes dents iaunaſtres ſont comme roüillées, & ſa langue picquante eſt cou- uerte d’vne humeur venimeuſe, dont elle ſoüille la renommée de tous ceux de qui elle parle. Iamais elle ne rit, ſi ce n’eſt pour quelque deſaſtre; les triſtes auantures qui font que chacun pleure, ſont ſes de- lices & les agreables ſubjets de ſes funeſtes feux de ioye. Le ſommeil ne ferme point ſes yeux, touſiours vn ſoing rongeard l’eſueille, qui tient ſes paupieres ouuertes, & luy faict voir auec regret les conten- temens d’autruy, car les heureux ſuccés des hommes ſont les fleaux de ſon coeur. Si elle fait du mal, elle n’en reſſent pas moins; elle ſe ſert de geſne à ſoy-meſme, & dans ſon ſein elle porte touſiours le ſup- plice de ſa meſchanceté. Encor que ſa face horrible fuſt infiniment deſagreable à Minerue; elle luy parla pourtant, mais elle ne la luy fit pas longue: Il faut, dit-elle, que vous infectiez de voſtre poiſon le coeur d’vne des filles de Cecrops; c’eſt Aglaure, ne manquez pas de l’aller trouuer maintenant, & la rendre ialouſe. Voila le diſcours qu’elle luy tint, puis ſe retirant entendit que l’Enuie, qui la regardoit de coſté, murmuroit entre ſes dents ie ne ſçay quelles ialouſes paro- les. Elle ſe faſchoit d’eſtre forcée à recognoiſtre la grandeur de Mi- nerue, à laquelle il falloit qu’elle obeïſt. Le voyage luy eſtoit bien agreable, mais elle l’euſt voulu faire ſans commandement, ialouſe de l’auctorité de celle qui auoit le pouuoir de luy commander. Elle n’oſa pas pourtant tarder, elle prit ſon baſton entouré d’eſpines, & couuerte d’vne nuée ſ’en alla du coſté d’Athenes gaſtant tout où elle paſſoit. El- le foule & rauage les bleds, bruſle les herbes, ſe plaiſt à couper le bou- ton des fleurs qu’elle void eſclore, & de ſon haleine puante infecte au- tant de villes, de bourgs, de maiſons qu’elle void. Quand elle fut dans ceſte floriſſante ville de Minerue, riche d’eſprits, & de toutes commo- ditez, où chacun paſſoit ſon temps à cauſe de la feſte, à peine ſe peut- elle tenir de pleurer, pour ce qu’elle n’y voyoit rien de deplorable. [68] Elle entra chez Cecrops, fut trouuer Aglaure dans ſa chambre, & la mania ſi bien de ſes mains ſaffranées, qu’elle luy perça le coeur de mil- le ialouſes pointes, luy fit gliſſer ſon venim dans le ſein, & luy rem- plit le poulmon & toutes les veines du poiſon dont elle ſe nourrit. Et de peur que les enuieuſes humeurs de la pauure Aglaure ne ſ’arreſtaſ- ſent generalement à tout ce qu’elle verroit; elle luy mit pour objet ſa ſoeur deuant les yeux, & l’image des contentemens qu’elle pouuoit receuoir auec Mercure, luy repreſentant ce ieune Dieu accompagné de toutes les vertus, par leſquelles on ſe peut rendre aymable. Cela faict elle laiſſa Aglaure, qui rongée d’vn mal ſecret ne fit depuis que ſe plaindre nuict & iour, fondant peu à peu, tout ainſi que la glace aux foibles rayons du Soleil qui luit en Hyuer. Penſant au bien dont ſa ſoeur Herſe, trop heureuſe à ſon gré, doit iouïr, elle ſe conſume de meſme que les herbes auſquelles on a mis le feu, & qui ſans faire flame ſe bruſlent lentement. Elle ſouhaitte bien ſouuent de mourir, tant elle a peur de voir ce qu’elle ne deſire pas: d’autres-fois il luy prend enuie de deſcouurir, comme vn rapt attenté ſur la chaſteté de ſa ſoeur, l’amour de Mercure à ſon pere; & en fin ſe reſoult au moins d’empeſcher ce Dieu amoureux de paruenir où il aſpire.Le voyant venir elle ſ’en va ſeoir ſur le ſueil de la porte de leur logis pour le garder d’entrer. Luy croit qu’elle l’attende pour effectuer ſa promeſſe, il l’accoſte auec toutes les douces paroles que ſes deſirs luy inſpirent, la ſomme de luy faire voir ce qu’elle luy a faict eſperer, la flatte, la prie, l’en coniure: mais ſes prieres ſont vaines, l’ingrate Aglaure ne les veut pas ouïr, elle repouſſe ce Dieu amoureux, & dit qu’elle ne partira point d’où elle eſt aſſiſe, qu’il ne ſ’en ſoit allé. Mer- cure la prend à ſa parole, dit qu’il eſt bien d’accord qu’elle demeure là, & pour entrer il touche la porte de ſon Caducée, & l’ouure en la touchant. Aglaure qui void la porte ouuerte, ſe veut leuer pour la re- fermer, mais toutes les ioinctures qui ſe plient lors que nous ſommes aſſis, retreſſies en elle ne permirent pas qu’elle ſe peuſt dreſſer ſur ſes pieds. Elle ſ’efforce en vain, de plus en plus ſes genoux ſ’endurciſſent, le froid ſaiſit les extremitez de ſes doigts, le ſang tarit en ſes veines qui demeurent ſeiches: & tout ainſi que la gangrene, ayant pris racine en vn corps, gaigne peu à peu les membres ſains, pour corrompre tout à la fin; de meſme vne glace mortelle ſe gliſſe dans ſon ſein, qui luy oſte enſemble le reſpir & la vie. Elle ne ſe peina point pour parler, mais quand elle ſ’y fuſt peinée, elle n’euſt ſceu laſcher vne ſeule paro- le, car elle auoit le canal de la voix bouſché; deſia ſon col & ſon viſa- ge n’eſtoient que roche, bref elle n’eſtoit plus qu’vne ſtatuë ſans ſen- timent, dont la pierre ne demeura pas blanche, mais fut tachée de la meſme humeur qui palliſſoit auparauant ſa face enuieuſe.
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LE SVIET DE LA XIIII. FABLE.
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Iupiter ayant veu Europe, fille d’Agenor Roy de Phenicie, s’eſgayer auec d’autres(XIIII. Fable expliquée au 8. Chap.) filles ſur le bord de la mer, autour de quelque beſtail qui y eſtoit, ſe changea en taureau, & ſe meſlant parmy le troupeau ſceut ſi bien attirer Europe qu’en ſe ioüant elle monta ſur ſon dos, & lors luy ſe ietta dans la mer, la trauerſa à nage, & porta ceſte ieune fille dans l’Iſle de Crete, où il eſteignit ſon ardeur auec elle, cueillant le fruict de ſes agrea- bles beautez.MErcvre vengé des ſottes paroles, & de la perfidie d’Aglaure, quitta d’vn vol leger la ville d’Athenes, & ſ’en alla dans le Ciel, où Iupiter l’ayant retiré à part, ſans luy rien deſcouurir de ſon amour, luy commanda d’aller en Phenicie, toucher deuers la mer les trou- peaux du Roy Agenor, qui paiſſoient le long de la coſte d’vne mon- taigne qu’il luy monſtra. Le fils fidelle aux commandemens de ſon pere, rendit incontinent l’obeïſſance qu’il deuoit; le beſtail d’Age- nor chaſſé de la montaigne fut auſſi toſt ſur le riuage, où Europe auoit accouſtumé de paſſer ſon temps auec les autres filles de Tyr. L’a- mour & la majeſté d’vn grand Roy ne furent iamais bien d’accord, il leur eſt impoſſible de demeurer enſemble, car leurs mouuemens ſont contraires, & l’vn veut touſiours deroger au merite de l’autre. Ce grand Iupiter pere & maiſtre des Dieux qui a les foudres en ſa main, & qui d’vn branſlement de teſte eſbranſle tout le monde, n’eut pas veu la commodité d’approcher ceſte belle fille d’Agenor, de laquelle il [70] eſtoit picqué, qu’il quitta ſon ſceptre, & deſpoüillant la grauité digne de la place qu’il tient, ſe reueſtit de la forme cornuë d’vn taureau, ſ’en alla mugir parmy les autres, & ſe pleut, en ſe pourmenant ſur l’herbe, à faire admirer ſa brutale beauté. Et de vray la neige n’eſt pas plus blanche qu’eſtoit ſon poil, car iamais la pluye ne l’auoit gaſté, ny iamais païſan en le montant ne l’auoit ſoüillé de ſes pieds. Il portoit ſon col droit & fort eſleué, au deſſous duquel pendoient de grandes peaux blanches comme le reſte. Ses cornes eſtoient petites, mais ſi bien faites & ſi eſgalles, qu’on les euſt iugées pluſtoſt artificielles que naturelles, tant elles eſtoient polies & luiſantes. Il ne releuoit point ſes ſourcils pour ſe faire craindre: ſon oeil n’eſtoit pas furieux, mais pour ſe rendre aimable il portoit l’amour ſur le front, ainſi que dans le coeur. Europe admire ſa douceur & ſon paiſible naturel, en admi- rant ſa beauté; elle l’aime ſur tous, à cauſe qu’il ne fait point la guerre aux autres, & ſe laiſſe facilement approcher: toutefois elle n’oſe pas le toucher de premier abord, mais ſe hazarde peu à peu à le manier, en luy donnant des herbes & des fleurs. Ie vous laiſſe à penſer ſi luy, que le feu d’amour cuiſoit au dedans de ce poil blanc, auoit ces careſ- ſes agreables; de ioye le coeur luy treſſailloit, & en attendant le com- ble des delices qu’il eſperoit, il baiſoit les mains de ſa maiſtreſſe. Qu’il auoit de peine à ſe retenir! En luy lechant la main il ne ſe peut preſques commander; peu ſ’en faut qu’il n’attente au reſte. Tantoſt il ſaute deſſus l’herbe verte, tantoſt il ſe couche ſur le gra- uier, & moins Europe ſ’effraye de luy, plus il ſ’appriuoiſe auec el- le, permettant qu’elle luy frappe le ventre de ſa main delicate, & qu’elle pare ſes cornes de bouquets. En fin il ſe rendit ſi mania- ble qu’elle ne craignit point de le monter, mais las! elle ne ſçauoit pas que Iupiter fuſt ſa monture. Quand il la ſentit ſur ſon dos, ſ’eſ- loignant peu à peu de la terre, il ne ſe moüilla premierement que le bout des pieds le long du riuage, comme ſ’il n’euſt voulu que ſe ra- fraiſchir; puis tout d’vn coup ſe mit ſi auant dedans l’eau, qu’Europe qui eſtoit ſa proye, ſ’eſtonna d’auoir perdu le bord preſques ſans ſ’en apperceuoir. Elle eut crainte de ſe trouuer au milieu de la mer, im- portunée d’vn vent qui ſe plaiſoit à faire voler ſa robe, elle ne pouuoit voir ſans trembler la riue d’où elle eſtoit partie, & toutesfois l’effroy n’eut point tant de pouuoir qu’il luy fiſt laſcher la corne qu’elle te- noit de la main droicte, ou affoiblir le bras gauche, duquel elle ſ’ap- puyoit ſur la croupe du taureau, qui la paſſa d’vn riuage à l’autre.
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LE TROISIESME LIVRE DES METAMORPHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. FABLE.
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Le Roy Agenor ayant perdu ſa fille, commanda à Cadmus ſon fils de l’aller chercher,(I. Fable expli- quée au 1. Chap. du 3. Diſcours.) & luy deffendit de reuenir ſans la luy amener; tellement que le fils apres auoir preſques couru tout le monde ſans trouuer ſa ſoeur, n’oſa retourner vers ſon pere, mais reſolut de ſe retirer où les Dieux luy conſeilleroient. Il conſulta l’Oracle d’Apollon, duquel ıl eut aduis de s’arreſter où la premiere vache qu’il rencontreroit le conduiroit. Au ſortir du Temple il ne manqua point de trouuer vne vache, qu’il laſſa en la pourſuiuant, & en fin laßée qu’elle fut, elle demeura couchée en vn lieu qu’ıl iugea eſtre la place, que les deſtins luy auoient reſeruée pour baſtir vne ville. Deuant que de rien entreprendre, il enuoya ſes compagnons puiſer de l’eau à la prochaine fontaine, pour faire vn ſacrifice à [72] Iupiter, mais ſes compagnons deuorez par vn Dragon qui y eſtoit, ne retournerent point, il fut contraint d’y aller luy meſme. Il aſſomma ceſte horrible beſte, & luy ayant arraché toutes les dents, les ſema, ainſi que Pallas luy auoıt commandé. De ces dents miſes en terre, ſortirent des hommes armez, qui s’entretuerent ſur le camp les vns les autres, ſinon cinq qui reſterent de leur guerre ciuile. Et c’eſt la Metamorphoſe que le Poëte ſçait fort à propos tirer de la derniere du liure precedent, pour ioindre le commencement de ceſtuy-cy à la fin de l’autre.DEsia Iupiter auoit trauerſé la mer, deſia il eſtoit arriué en Crete, & deſia il ſ’eſtoit deſ- couuert à Europe, retirant d’elle le fruict des amoureuſes couruées qu’il auoit faictes pour elle, quand ſon pere tout eſperdu de l’auoir perduë, fit commandement à Cad- mus de l’aller cercher. Il ne luy ordonna pas ſeulement de la cercher, mais le condam- nant à ne voir iamais ſon païs, ſ’il ne la ra- meuoit, parut en vne meſme action charitable pere à ſa fille, cruel & trop ennemy de ſon fils, qu’il banniſſoit ſans raiſon à faute de trou- uer ſa ſoeur. Où la pouuoit-il rencontrer, puis que Iupiter qui la te- noit cachée, ne vouloit pas qu’elle ſe trouuaſt? Pouuoit-il eſtre ſi ſubtil que de vaincre les ſecrettes ſubtilitez d’vn grand Dieu? Il n’eſt pas poſſible aux hommes de deſcouurir les larcins amoureux du mai- ſtre des foudres. Auſſi Cadmus ne ſçauroit-il le faire, il court en vain preſque tout le monde, & en fin banny de ſon païs par le courroux de ſon pere, qu’il n’oſe aller reuoir ſans y mener ſa ſoeur, va conſulter l’Oracle d’Apollon, pour ſçauoir en quelle partie de la terre il ſe doit retirer. Tu rencontreras, luy reſpond l’Oracle, dans des plaines de- ſertes où tu paſſeras bien toſt, vne vache qui iamais ne porta le ioug pour eſcorcher la terre en traiſnant la charruë. Depuis que tu l’auras apperceuë, ne la perds point de veuë, & la ſuiuant touſiours marque bien le champ où elle ſe repoſera; c’eſt là qu’il faut que tu baſtiſſes vne ville, nommant le païs d’autour Boëtie, à cauſe de la vache qui t’y aura conduit.Il n’eſt pas ſorty de l’antre où Phoebus luy auoit parlé, qu’il void vne vache eſgarée ſans marque ſur le col, qui montraſt qu’elle euſt ia- mais ſeruy au labourage; il la ſuit de prés, & en ſon coeur rend graces au fils de Latone, qui n’a point manqué de luy donner vne guide ſe- lon ſa veritable reſponſe. Lors que la vache eut paſſé le fleuue Cephiſe & les terres de Panopie, ſ’arreſtant au milieu d’vn champ, elle leua ſa teſte cornuë en haut, fit retentir l’air voiſin du bruit de ſon mugiſſe- ment, & ſe retournant du coſté de ceux qui la ſuiuoient, ſe coucha ſur l’herbe. Cadmus alors recognoiſſant combien les Dieux luy eſtoient fauorables, leur fit ouïr de ſa bouche le reſſentiment que ſon coeur en auoit; il baiſa la terre eſtrangere qu’ils luy donnoient pour [73] retraicte, ſalüa les plaines du païs, & honora les montaignes, deſ- quelles il ne ſçauoit pas les noms. Pour faire vn ſacrifice à Iupiter, il commanda à ſes compagnons d’aller puiſer de l’eau à la premie- re fontaine qu’ils trouueroient. Ils ne furent pas loing qu’ils entre- rent dans vne grande foreſt que l’antiquité auoit touſiours tant re- ſpectée, qu’elle n’en auoit iamais oſé eſbrancher vn ſeul arbre. Sur le milieu de la foreſt ils trouuerent vn antre, remply de petit bois, qu’vne baſſe voûte de pierre couuroit, & vne viue ſource d’eaux l’arrouſoit. C’eſtoit la retraicte d’vn horrible ſerpent, ſerpent d’v- ne grandeur eſpouuentable, lequel heriſſé de creſtes dorées, portoit du feu dans les yeux, auoit le ventre tout enflé de venim, & au trauers de trois rangs de dents, faiſoit eſclatter le rouge de trois langues. Les Tyriens compagnons de Cadmus, à leur malheur arriuez là, n’eu- rent pas faict bruire l’eau en plongeant leur cruche dedans, que ceſte furieuſe beſte ſortit la teſte de l’obſcurité de ſon antre, & les eſtonna tellement d’vn ſifflet effroyable, que l’eau & la cruche enſemble leur tomba des mains. Ils demeurerent comme hors d’eux-meſmes, ſans autre mouuement que celuy que la peur leur cauſoit en les faiſant trembler. Cependant le Dragon, tout ſemblable à celuy, lequel po- ſé entre les deux Ourſes eſt comme gardien du pole, ſe roule en re- courbant ſa queuë couuerte d’eſcailles; puis tout d’vn coup fait vn tel ſaut qu’il ſe iette ſur ces Pheniciens à demy-morts de crainte, deuant qu’il les euſt mis à mort. Soit que les vns euſſent encore le coeur de mettre la main aux armes pour ſe deffendre, ſoit qu’ils priſ- ſent la fuitte, ou ſoit que l’effroy les fiſt demeurer ſans reſiſtance; ils ſeruirent tous de victime à ce monſtre; les vns mordus de ſes dents venimeuſes, les autres eſtouffez ſous luy; & les autres empoiſonnez, ou de ſon haleine puante, ou de l’eſcume venimeuſe qu’il iettoit.Le Soleil monté au plus haut du Ciel ne faiſoit paroiſtre ſur ter- re que des ombres fort courtes, quand le fils d’Agenor eſmerueillé que ſes compagnons ne retournoient point, ſ’arma pour les aller cer- cher. Il ſe couurit de la peau d’vn lion, prit en main vne picque, auec vn dard pour ietter de premier abord à quiconque l’attaqueroit, & ſ’en alla ainſi armé d’vn courage indompté qui le rendoit plus fort que toutes les armes du monde. Quand il fut entré dans le bois, & qu’il eut veu ſes compagnons eſtendus ſur la place, auec leur vain- queur ennemy deſſus, lequel alloit d’vne langue ſanglante lechant leurs triſtes & funeſtes bleſſeures: Helas! dit-il, fidelles compagnons de mon banniſſement; vous n’auez donc pas ſeulement meſpriſé pour moy la perte de voſtre païs, mais celle meſme de la vie: vous vous eſtes ſacrifiez pour moy, mais ie iure à voſtre fidelité, qu’elle ne demeurera point ſans eſtre vengée. Ou ie ſeray vengeur de voſtre mort, ou la victime qui appaiſera vos ombres, & les ſuiura bien toſt aux Enfers. Cela dit, il leua vne pierre, groſſe comme vne meule, [74] & auec vn effort incroyable ietta contre le ſerpent ceſte maſſe de ro- cher qui eſtoit d’vne incroyable peſanteur. Du coup qu’il donna il y auoit aſſez pour eſbranler la muraille d’vne tour, & toutesfois la beſte n’en fut pas bleſſée; ſes eſcailles ainſi qu’vne cuiraſſe, & le cuir endur- cy de ſa peau noire la deffendirent de telle façon qu’elle ne ſ’en ſentit point. Sa dureté vainquit la dureté de la pierre; mais elle ne peut pas rebouſcher la pointe du jauelot qu’il luy mit depuis dans les reins, car eſtant entré au droit de l’eſpine (qu’elle auoit foible pour ſe plier plus aiſément) il paſſa iuſqu’au ventre, & luy perça les boyaux. Lors que ceſte furieuſe beſte ſe ſentit bleſſée, la douleur animant ſa rage, elle ŕecourba ſa teſte ſur ſon dos, pour voir ſa playe, & mordre mille fois le dard qu’elle arracha en fin, non pas entier pourtant, car le fer demeura dans le corps. Ce luy fut vn nouueau ſubject d’eſchauffer ſes fureurs plus que de couſtume. Les veines de ſa gorge ſ’enflerent, & tout autour de la contagieuſe couuerture de ſa grande gueule beante coula vne eſcume blanchaſtre, & ſortit vne haleine noire, ainſi que d’vn fourneau d’Enfer, qui infectoit & gaſtoit meſmes les herbes. Tantoſt elle ſe courboit & faiſoit de ſon corps vn cercle grand à mer- ueilles, tantoſt ſ’eſtendant elle paroiſſoit longue & droicte comme vne poutre, & tantoſt ſ’eſmouuoit auec tant de violence qu’elle eſ- branloit les arbres contre leſquels elle heurtoit. Cependant qu’elle ſe tourmente de la façon Cadmus ſ’arreſte vn peu, les deſpoüilles de lion qu’il porte le couurent contre les aſſaults qu’elle luy donne, il luy pre- ſente ſa picque qui l’arreſte quand elle penſe ſ’auancer. Elle enrage qu’elle ne le peut offencer, & ſon deſpit l’anime de tant de furie qu’elle donne en vain mille coups de dent au fer de la picque, qui l’empeſche d’approcher ſon ennemy. Elle teignoit bien deſia l’herbe de ſon ſang empoiſonné; elle eſtoit bien bleſſée, mais c’eſtoit d’vne legere bleſ- ſeure, pour ce qu’elle ſe retiroit des coups, & ſe retirant en arriere em- peſchoit que le fer n’entraſt aſſez auant, & rendoit ainſi ſes playes moins profondes: quand Cadmus la ſuiuit de ſi prés, qu’il l’arreſta contre vn cheſne, & du jauelot qu’il luy porta dans la gorge, luy at- tacha la teſte au tronc du cheſne. La peſanteur du corps du ſerpent courba l’arbre, & peu ſ’en fallut qu’il ne fuſt mis par terre, tant il fut battu de la queuë de ceſte beſte mourante. Ainſi Cadmus demeura vainqueur; mais ayant les yeux arreſtez ſur la grandeur de ſon en- nemy vaincu, il entendit vne voix, qui le troubla & l’empeſcha de ſauourer le doux contentement de ſa victoire. Il ne ſceut pas recognoiſtre qui c’eſtoit qui parloit, mais il ouït bien qu’on luy diſt: Que fais-tu là, braue fils d’Agenor? A quoy te plais-tu, à voir vn ſerpent meurtry de ta main? Tu prens vn plaiſir de luy, que d’au- tres auec le temps auront de toy, car vn iour tu ſeras ſerpent. L’ouïe d’vne telle voix luy fit perdre la voix & la parole, d’horreur les cheueux luy dreſſerent à la teſte, & demeura ſans couleur, iuſqu’à ce [75] que Pallas, qui l’auoit touſiours fauoriſé, deſcendant du Ciel luy fit reprendre coeur, l’aſſeurant qu’il verroit auec le temps vn grand peuple ſous ſon obeïſſance, & pour en faire naiſtre le commence- ment, luy commanda de labourer la terre, & ſemer dans les ſillons qu’il feroit, les dents du ſerpent qu’il auoit tué. Obeïſſant au com- mandement de la Deeſſe ſa tutrice, il mena la charruë au milieu d’v- ne plaine, y ſema le grain qu’on luy auoit enjoinct, & de telle ſe- mence (merueille au delà de toute creance) ſortirent des eſpics ani- mez & armez, ayans tous forme d’hommes. La pointe des eſpieux qu’ils portoient, fut ce qui ſortit le premier hors de terre, puis leurs caſques auec les plumes de diuerſes couleurs, les eſpaules, l’eſtomach, & les bras auec les armes qu’ils auoient en main, & en fin tous les au- tres membres parurent, ſe deſcouurans peu à peu comme font les perſonnages peints en vne piece de tapiſſerie, lors qu’on la deplie pour l’eſtendre ſur vn theatre: car leuant le tapis en haut, premiere- ment les faces ſe deſcouurent, & le reſte paroiſt de ſuitte iuſqu’aux pieds qui demeurent embas. Cadmus les ayant veu naiſtre ſe perſuada qu’autant d’ennemis luy eſtoient nez, & pource penſoit-il deſia à ſ’armer contr’eux; mais vn de ces nouueaux ſoldats l’aduertit de ne ſe meſler point dans leur troupe. Garde-toy bien, ſ’eſcria-il, de pren- dre party parmy nous, atten le ſuccés de nos armes, & ne te ſoüille point au ſang de noſtre guerre ciuile. Ceſt enfant de la terre en laſ- chant la parole, delaſcha vn coup de ſon eſpée ſur la teſte à l’vn de ſes freres, & auſſi toſt luy meſme fut couché par terre d’vn jauelot qui le trauerſa: Celuy qui l’auoit tiré ne veſquit guere plus long-temps, vn autre en meſme inſtant luy fit perdre la vie, qu’il ne venoit que de receuoir, & tous ceux de la troupe de meſme, pouſſez d’vne furie ſan- guinaire, ſe deffirent les vns les autres, r’entrans par la mort aux tene- bres, deuant qu’auoir preſques veu la clarté du Soleil. Ainſi ils arrou- ſerent de leur ſang leur mere, qui ne venoit que de les enfanter, & tous tomberent morts ſur elle, ſinon cinq qui reſterent, deſquels Echion le premier, par le commandement de Minerue, mit les armes bas, & faiſant paix auec ſes freres fut cauſe qu’ils la firent entr’eux. Ces cinq reſtez d’vn ſi ſanglant combat, furent ceux qui aiderent au fils d’ Agenor à baſtir la ville, qui luy eſtoit promiſe par l’Oracle d’A- pollon, ceſte ville où il deuoit commander, ceſte puiſſante ville de Thebes qu’il veid toſt aprés ceinte de murailles, & pleine d’vn grand peuple qui luy obeïſſoit. Que te reſtoit-il lors, Cadmus, pour l’ac- compliſſement de tes deſirs? Que pouuois-tu ſouhaitter dauantage? Ton exil ſembloit eſtre ton bon-heur; on pouuoit iuger l’heure de ton banniſſement pour la premiere qui auoit cauſé ta felicité. Eſpou- ſant Hermione, tu eus Mars pour beau-pere, & Venus fut ta belle- mere. Tous les Dieux par ceſte alliance te furent alliez; tu en eus plu- ſieurs enfans, tant fils que filles, & des petits fils des vns & des autres, [76] que tu veids tous en âge floriſſant. Mais las! qui ſe peut dire heureux deuant ſon dernier iour? Tant de malheurs trauerſent le foible heur de ce monde, qu’ils ne permettent pas que nous ioüiſſions icy bas d’v- ne felicité aſſeurée; pour ſe pouuoir vanter d’y eſtre paruenu, il faut attendre la mort qui borne nos miſeres.

LE SVIET DE LA II. FABLE.
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(II. Fable expliquée au 2. Chap.) Pour la premiere atteinte donnée à l’heureuſe fortune de Cadmus, le Poëte r’appǒrte le malheur d’ Acteon ſon petit-fils, fils d’Ariſtée & d’Autonoë, lequel ayant veu par hazard Diane nuë qui ſe baignoit, de peur qu’il ne s’en ventaſt, fut par elle tranſmué en Cerf, & deſchiré par ſes chiens.LE premier malheur, qui trauerſa le cours des heureuſes deſti- nées de Cadmus, fut l’infortune de ſon petit-fils Acteon; ce fu- rent ces cornes de Cerf qui luy ſortirent de la teſte, ce furent vous, chiens ingrats, qui deuoraſtes voſtre maiſtre, & vous repeuſtes de ſon ſang. S’il eſt permis de recercher l’offence qu’il auoit faicte, pour eſtre ſi cruellement puny, on trouuera qu’il n’y eut point d’offence, & que ce ne fut qu’vne fortune ennemie de ſon bien qui le porta là: car qui voudroit aduoüer pour offence vne rencontre par hazard? Il auoit chaſſé tout le matin, & tué pluſieurs beſtes, quand la chaleur du So- leil, & les ombres racourcies, luy ayans faict recognoiſtre, que Phoe- bus ſur le milieu de ſa carriere auoit deſia marqué la moitié du iour, il [77] appella ſes compagnons, & leur diſt: Nos armes ſont toutes teintes, & nos filets trempez du ſang des beſtes que nous auons arreſtées; ce ma- tin nous a eſté ſi fauorable, que nous nous deuons contenter. Demain ſi toſt que l’Aurore eſueillée aura monté ſon chariot rougeaſtre, pour ſemer par le Ciel ſes roſes, meſſageres du iour, nous retournerons voir ſi noſtre chaſſe ſera auſſi heureuſe qu’auiourd’huy; mais pour maintenant que le Soleil en ſon midy altere la terre de ſes ſeiches ar- deurs, deſtendez les filets, & nous en-allons rafraiſchir. Les ſiens luy obeïrent & quitterent à l’inſtant la chaſſe.Au pied de la montaigne, qu’il auoit couruë, eſtoit la vallée de Gargaphie, vallée où les pins & les cyprés rendoient vn’ ombre ſi agreable à Diane qu’elle ſ’y plaiſoit plus qu’en lieu du monde. Dans le fond il y auoit vn antre, auquel ny l’induſtrie, ny la main des ma- çonsn’auoient iamais eſté employées pour le rendre & commode & plaiſant: mais la nature imitant l’art, auoit vaincu en ſa naïfueté tout l’artifice qu’on y euſt peu apporter. Elle y auoit formé vne voûte de viue pierre ponce & de tufeau, qui naturellement liez enſemble con- ſeruoient ceſte arcade naturelle ſans ſe demolir, & à main droicte couloit le cryſtal d’vne eau de fontaine, qui de ſon doux murmure inuitoit ceux qui l’approchoient, à ſe repoſer ſur les tapis verds dont ſa riue eſtoit reueſtuë. Vn peu deuant qu’Acteon quittaſt la chaſſe, Diane laſſée du meſme exercice eſtoit entrée ſous ces delicieuſes om- bres, pour ſ’y baigner ſelon ſa couſtume. Elle auoit donné ſon jaue- lot, ſon arc, & ſon carquois à la Nymphe ſon eſcuyere, vne autre luy auoit deſpoüillé ſa robe, & deux des plus petites deſchauſſé ſes bro- dequins, tandis que Crocale fille du fleuue Iſmene, qui eſtoit des plus habiles, luy retrouſſoit ſon poil flottant ſur ſon col, de crainte qu’il ſe moüillaſt. Niphé, Hyale, Rhanis, Pſecas & Phiale, auec leurs grandes cruches puiſoient deſia de l’eau, & la verſoient ſur leur chaſte Maiſtreſſe; bref ceſte Deeſſe chaſſereſſe ſe lauoit, quand A- cteon, apres auoir remis la partie au lendemain, ſ’eſgara dans le bois, & ſe rendit, guidé par le demon de ſa ruine, droit dedans l’antre ar- roſé de ces viues eaux qui ſeruoient de baing à Diane. Les Nymphes nuës, comme elles eſtoient toutes, ne l’eurent pas apperceu, qu’en ſe frappant le ſein elles firent vn cry de peur & de honte, dont toute la foreſt retentit, & ſe ietterent promptement autour de la Deeſſe pour couurir ſon corps de leur corps: toutesfois elle ne laiſſoit pas de pa- roiſtre encore au deſſus d’elles, elle les paſſoit toutes de la teſte, & la richeſſe de ſa taille fit que ſe voyant nuë à la veuë d’vn homme, elle eut vne partie de la honte. L’albaſtre de ſon viſage prit la meſme cou- leur que prend vn nuage peu eſpais, lors qu’il eſt par derriere eſclairé des rayons du Soleil, ou pareille au beau pourpre dont ſe pare l’Au- rore. Bien que ſes compagnes ſe ſerrent autour d’elle, pour empeſ- cher qu’on ne la voye, elle n’oſe pourtant tourner ſinon le viſage du [78] du coſté d’Acteon, contre lequel elle entre en telle colere, que ſi elle auoit ſon arc & ſes fleſches en main, il mourroit ſur la place, mais elle n’a que de l’eau, qu’elle luy iette au viſage, & luy moüille toute la teſte, adiouſtant à ſon eau vengereſſe ces paroles prophetes du malheur qui le talonna: Va te vanter maintenant, diſt-elle, de m’auoir veuë ſans robe, il t’eſt permis d’en diſcourir, ſi tu le peux faire. Elle n’vſa point d’autres menaces, & tout à l’heure il tomba ſur ſes mains qui ſe chan- gerent en pieds, de ſa teſte moüillée ſortirent des cornes de cerf, ſon col ſ’allongea, ſes oreilles ſe dreſſerent en pointe, ſes bras furent ſes cuiſſes, & ſon habit fut vn poil roux marqueté de diuerſes couleurs. La crainte ſ’empara de ſon coeur genereux, & la viſteſſe ſe gliſſa dans ſes iambes, ſi bien qu’en fuyant luy meſme ſ’eſmerueilla d’eſtre de- uenu ſi viſte. Mais las! quand il ſe veid auec ſes cornes dans l’eau où il beut aprés auoir couru, & qu’il penſa ſ’eſcrier; Ha! miſerable que ie ſuis; & qu’il ne peut parler, lors il recogneut qu’auec ſa premiere forme il auoit perdu la parole. Ce qu’il ſceut faire, fut de pleurer & ſe plaindre ſans dire mot, car rien ne luy reſtoit que l’eſprit, qui le trauailloit par la cognoiſſance de ſon changement. Il eſt en peine de ſe reſoudre ſ’il doit retourner chez ſoy, & ſ’en aller paroiſtre auec des cornes dans le Palais Royal de ſon grand-pere, ou ſ’il doit de- meurer par les bois. La crainte luy diſſuade l’vn, & la honte l’empeſ- che de l’autre: mais cependant qu’il eſt en ceſte irreſolution ſes chiens viennent autour de luy qui l’en oſtent. Melampe & Ichnobate ab- bayent les premiers contre luy, puis tous les autres enſemble ſe met- tent à courir aprés. Pamphage, Dorcée, Oribaſe, chiens d’Arca- die, le courageux Nebrophon, Lelaps le furieux, Theron le leger, Pterelas, le bon Agre, le farouche Hylée qu’vn ſanglier auoit bleſſé peu auparauant, Napé dont la mere fut couuerte d’vn loup, Poeme- nis qui auoit autresfois gardé les brebis, Harpye auec ſes deux petits, Ladon qui auoit les iambes courtes & ramaſſées, Dromas, Canache, Sticte, Tigris & Alce. Le fort Lacon, le blanc Leucon, le noir Aſ- bole, & Aëllon, chien de la plus longue haleine qu’il y en euſt à la troupe. Thoüs auſſi le court, Cypriot & Lyciſque qui eſtoient de meſ- me ventrée, Harpalos qui auoit vne marque blanche à la teſte, Me- lanaee, la barbette Lachné, Labros, & Agriodos, qui eſtoient ſortis d’vn chien de Crete, & d’vne chienne de Laconie, auec le criard Hy- lactor, & tous les autres qui ſeroient ennuyeux à nommer le ſui uent par les bois, par les rochers, au trauers des hayes, par des chemins ru- des à merueilles, & par des lieux meſmes où il n’y auoit point de chemin. Luy fuit comme cerf ſur les meſmes briſées où il auoit ſou- uent couru les cerfs. Il fuit helas! & il auoit accouſtumé de ſuiure, & qui pis eſt, il fuit ſes chiens auſquels il ſouloit commander. S’il pouuoit parler il leur diroit, Ie ſuis Acteon, pourquoy me chaſſez- vous? Ie ſuis voſtre maiſtre, ne me recognoiſſez-vous point? Mais il [79] ne peut dire mot, & encore qu’il peuſt former quelque parole, ils ne l’entendroient pas, tant ils abbayent, & ſi fort tout autour l’air re- tentit de leurs voix eſclatantes. Melanchete ieune leurette premie- re le mordit à la feſſe; puis Theridamas preſque en meſme endroit, & Oreſitrophe mit, ſans laſcher la priſe, les dents dans ſon eſpaule. Ces trois chiens eſtoient partis les derniers, mais ils couperent che- min par le plus rude de la montaigne, & atteignirent les premiers leur maiſtre, qu’ils arreſterent, tandis que les autres accoururent pour le mettre en pieces. Ils ſe ietterent tous deſſus luy, & le couurirent de tant de playes, qu’ils ne laiſſerent point de place entiere, où il peuſt eſtre dauantage bleſſé: cependant il gemiſſoit ſous eux, & d’v- ne voix plaintiue, qui n’eſtoit pas vrayement voix d’homme, mais telle qu’vn autre cerf auſſi n’en euſt pas peu ietter vne ſemblable, eſ- mouuoit meſmes les rochers à pitié. Il demeure à genoux, comme ſ’il vouloit faire quelque priere, & tourne la teſte d’vn coſté & d’au- tre, à faute de pouuoir leuer les bras. Ses compagnons, ignorans ſon deſaſtre, arriuent prés de luy ſans le recognoiſtre, ils animent de leurs cris ordinaires les chiens contre luy, & cependant ils le cerchent. Ils iettent la veuë de tous coſtez pour voir ſ’il ne vient point, ils ſe faſ- chent en eux-meſmes qu’il n’a le plaiſir d’vne ſi belle priſe, & pour le faire haſter appellent tant qu’ils peuuent Acteon, comme ſ’il n’e- ſtoit pas deuant eux. Las! il voudroit bien n’y eſtre point, il leue la teſte lors qu’il ſ’entend nommer, & ſe deſire auſſi loing qu’on le pen- ſe: il voudroit bien auoir la veuë de ſes chiens acharnez ſur vn cerf, mais il ne voudroit pas l’eſtre; il ſouhaitteroit de les voir ſans reſſen- tir les pointes de leurs dents, qui le mettent en pieces ſous ceſte fauſſe peau. Ainſi Diane ſe vengea de luy, & ſa colere ne ſe ſaoula point de ſon ſang, que par la perte de ſa vie, qu’elle veid eſcouler par autant de playes qu’il auoit de membres capables de bleſſure.

LE SVIET DE LA III. ET IIII. FABLE.
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La ſeconde affliction que Cadmus eut à ſouffrir, fut pour le reſpect de Semele ſa fille,(III. & IIII. Fa- ble expliquée au 3. Chap.) laquelle eſtant aimée de Iupiter, Iunon ialouſe ſe deſguiſa en vieille pour la tromper, & ſe venger d’elle meſme par elle meſme. Sous ceſte forme menſongere elle la fut trouuer, & luy perſuada de prier Iupiter, qu’il ne la vint point voir que de la meſme façon qu’il alloit voir ſa femme Iunon. La requeſte preſentée par Semele, luy fut außi toſt accordée par Iupiter, lequel entra depuis dans ſa chambre auec les tonnerres, & les foudres en main, du feu deſquels elle & ſa maiſon fut bruſlée. Iupiter voyant que tout s’en alloit reduire en cendre, tira du ventre de Semele Bacchus qu’elle auoit conceu de luy, & le porta couſu dedans ſa cuiſſe autant de mois qu’il auoit encore à demeurer dedans le ven- tre de ſa mere, puis le donna aux Nymphes d’vne montaigne d’indie pour le nourrir. Depuis Iupiter gauſſant auec Iunon, ſuruint entre eux vne difficulté; ſçauoir, qui a plus de plaiſir en l’exercice de Venus, ou l’homme, ou la femme, & pour en eſtre reſolus prindrent pour Iuge Tireſias qui auoit eu en diuers temps les deux ſexes. Il prononça [80] pour Iupiter, qui diſoit l’homme auoir moins de plaiſir, dont Iunon offencée, aueugla le Iuge: mais Iupiter en recompenſe luy inſpira la ſcience des choſes à venir, pour les predire veritablement aux hommes.CE fut vne vengeance de laquelle on ne ſe teut pas, le peuple en parla fort diuerſement. Aux vns la Deeſſe ſemble auoir eſté plus rude qu’elle ne deuoit; & ceux-là l’accuſent de cruauté: d’autres la loüent, diſans que la virginité ne peut ſe conſeruer auec trop de ſeuerité; & les vns & les autres ne manquent point de raiſons pour donner poids au iugement qu’ils en font. Chacun en dit ce qu’il en penſe; il n’y a que Iunon, qui ne ſ’arreſte pas tant à diſcourir, ſi c’eſt vn acte digne de Diane, ou non, comme elle ſe reſiouït en ſoy- meſme, de voir vn tel deſaſtre tombé ſur ceux de la maiſon d’A- genor, car à cauſe d’Europe, elle a iuré vne haine mortelle contre toute la race. C’eſt vne offence de laquelle ſon coeur ne luy laiſſe point perdre le ſouuenir, & quand elle l’auroit perdu, Semele fille de la meſme maiſon, que Iupiter a tout de nouueau engroſſée, re- nouuelleroit bien la playe, comme de faict elle augmenta fort le mal ialoux de Iunon, qui plus que iamais courroucée diſt à par ſoy: Qu’ay-ie auancé par mes crieries? Dequoy m’ont ſeruy tant de re- proches que i’ay faicts à mon mary, puis qu’il continuë touſiours à careſſer d’autres que moy? Ie ne m’en veux plus prendre à luy, i’attaqueray celle qui l’attire, & la puniray auec tant de rigueur que [81] ſon exemple effrayera les autres. Ie la ruineray, ou ie manqueray de pouuoir; mais en puis-je manquer? ſuis-je pas Reyne du Ciel, femme de Iupiter, ou ſa ſoeur au moins ſi ie ne ſuis ſa femme? Per- mettray-je qu’vne autre paſſe ainſi ſon temps auec mon mary? Qu’vne autre porte au ventre vn enfant du plus grand des Dieux, choſe qui ne m’eſt aduenuë à moy qu’vne ſeule fois? Se preſume-elle bien tant de ſa beauté, qu’elle ſe iuge digne d’vn tel honneur? Ie luy apprendray que ce n’eſt pas à elle d’approcher Iupiter; ie feray que luy meſme ſera cau- ſe de ſa ruine, ie feray que luy meſme la mettra entre les bras de la mort, ie le feray; ſi ie n’en vien à bout, qu’on ne me tienne plus pour fille de Saturne. La reſolution priſe elle ſe leue de ſon ſiege, ſe couure d’vne nuë, & ſ’en va chez Semele. Deuant que ſortir hors du nuage qui l’en- touroit, elle ſe deſguiſa de telle façon qu’elle ſembloit naïfuement la vieille Beroë, mere nourrice de Semele: elle fit naiſtre du poil blanc autour de ſes temples, retreſſit par tout ſa peau pour paroiſtre ridée, & ſ’en alla d’vn pas mal-aſſeuré auec vne voix caſſée accoſter Seme- le, qu’elle entretint premierement de diuers diſcours, puis la fit tomber ſur celuy des affections de Iupiter, & lors à l’ouïe du nom de ce grand Dieu, interrompit d’vn feint ſouſpir, ce que Semele luy en racontoit, pour dire; Helas! vueillent les Dieux que ce ſoit Iupiter qui vous aime, mais ie crain que vous ne ſoyez abuſée; il y en a pluſieurs qui ont eſté trompées par des hommes ſous le faux nom de quelque Dieu. Ne vous fiez pas entierement à ſa parole; pour gage du feu dont il ſe dit bruſſer à voſtre occaſion, faictes qu’il vous face paroiſtre que c’eſt luy qui commande dans les Cieux, priez-le qu’il vous approche tout tel, & de la ſorte qu’il ſe ioinct à Iu- non: & pour ne vous laiſſer point en doute quel il eſt, deuant que vous embraſſer, qu’il prenne en main ſes armes ordinaires, marques de ſa grandeur.Semele creut ce ruineux conſeil, ſans ſçauoir qui la conſeilloit; el- le pria Iupiter de luy faire vne faueur, & ne luy nomma pas pour la premiere fois la faueur qu’elle deſiroit; luy meſme la rendit har- die pour demander ſon mal, quand il luy diſt, qu’elle ne pouuoit rien ſouhaitter, dont elle couruſt fortune d’eſtre refuſée, quoy qu’el- le deſiraſt, qu’il contenteroit ſes deſirs; & pour l’en aſſeurer luy iura par les tenebreuſes puiſſances qui ſont autour des noires eaux du Styx, puiſſances infernales craintes & reuerées des puiſſances celeſtes, qu’el- le auroit tout ce qu’elle demanderoit. S’eſiouïſſant en ſon deſaſtre (car ce luy eſtoit vn malheur de trouuer ce Dieu amoureux ſi prompt à la fauoriſer) Ie n’ay autre ſouhait, diſt-elle, que de vous baiſer tout ainſi que faict Iunon, & eſtre careſſée du meſme Iupiter qui la careſſe: ioignez-vous auec moy de la meſme façon que vous vous ioignez auec elle, lors que vous recerchez enſemble les plaiſirs de Venus, & ie ſeray contente. Ha! qu’il euſt bien voulu retenir ſa promeſſe, lors [82] qu’il entendit la requeſte, ou que Semele euſt retenu ſa parole; mais comme il auoit faict le ſerment, auſſi auoit-elle faict le ſouhait: ils ne ſe peuuent deſdire ny l’vn ny l’autre, faut qu’il en paſſe ainſi. Il monta donc tout triſte dans le Ciel, ramaſſa les nuées dont ſon vi- ſage ſ’eſtoit chargé, & y meſla les pluyes, les vents, les eſclairs, les tonnerres, & les foudres effroyables, deſquels il ne faut point de frap- per où il veut. Toutefois il modera leur ardeur tant qu’il peut, & ne ſ’arma pas de celuy du feu duquel il auoit autresfois bruſlé & terracé le Geant à cent mains, c’eſt vn trop cruel foudre. Il en a vn autre plus doux, où les Cyclopes ont meſlé moins de rigueur & de flame, & de- dans la trempe duquel il n’y a pas tant de colere. Les Dieux appellent cela ſes moindres armes. Ce ſont celles qu’il prit & porta chez Seme- le, qu’il n’eut pas ſi toſt approchée, ainſi armé de feux, qu’elle ſe con- ſuma entre ſes bras, mortelle ne pouuant ſupporter l’ardeur des fla- mes immortelles dont il eſtoit couuert. Iupiter la voyant embraſée tira de ſon ventre l’enfant qu’elle portoit, & pour ſeruir de mere à ce petit Bacchus, formé ſeulement à demy, duquel il eſtoit pere, le mit dedans ſa cuiſſe, où l’enfant (ſi c’eſt choſe croyable) accomplit le reſte des neuf mois. Ino ſa tante fut celle qui en eut ſoin les premiers iours, & les Niſeïdes aprés le tindrent caché dans les antres de Cythe- ron, où elles le nourrirent de laict.La nourriture de Bacchus deux fois né fut tenuë ſi ſecrette que perſonne n’en deſcouurit rien: Iunon ne ſ’en apperceut point, & n’eut point pour luy de diſpute auec ſon mary; mais durant ce temps-là meſme ils eurent bien quelque autre different pour vn plaiſant ſubjet. Iupiter vn iour, à ce qu’on dit, peut-eſtre plus plein de Nectar que de couſtume, pour prendre quelque relaſche de tant de ſoin que luy donnent les affaires du monde, ſ’amuſa à rire auec Iunon; & en gauſſant luy diſt, qu’elle & toutes celles de ſon ſexe eſtoient heureuſes en ce qu’elles auoient beaucoup plus de plai- ſir en la compagnie des hommes, que les hommes n’en auoient auec elles. Iunon ne fut pas d’accord auec luy en ce poinct-là, mais ſouſtenant le contraire, fut cauſe que pour en eſtre eſclair- cis ils eurent recours au docte Tireſias, qui auoit ioüy autresfois des delices de l’vne & de l’autre Venus. Car ayant frappé deux ſer- pents qui eſtoient l’vn ſur l’autre au milieu d’vne foreſt, miracu- leuſement par leur attouchement, il deuint femme, & demeura ſept ans en ce foible ſexe; puis au huictieſme ayant rencontré les meſmes ſerpens en la meſme poſture, il les frappa encore de ſon baſton pour eſprouuer ſ’ils auroient la vertu de changer ſon ſexe, comme autresfois ils auoient faict. Son baſton ne les eut pas at- teint, que reueſtu de ſa premiere forme, il ſe trouua qu’il auoit le ſexe auec lequel il auoit eu ſon premier eſtre. Eſtant donc eſleu arbitre d’vne ſi plaiſante diſpute, il confirma l’opinion de Iupiter; [83] dont Iunon ne fut pas moins courroucée, que ſi le ſubjet euſt merité de ſ’en offencer. On dit qu’elle ſ’en picqua plus qu’elle n’en auoit d’occaſion, & pour ſe venger du Iuge, luy oſta la lumiere des yeux, & fit que depuis il ne veſquit qu’en tenebres. Iupiter ne luy rendit point la veuë, car il n’eſt pas permis à vn Dieu de deffaire ce qu’vne autre diuinité a faict; mais au lieu des yeux du corps, dont il auoit eſté priué, luy ouurit tellement les yeux de l’ame, que ſon eſprit eſ- clairé d’vne celeſte lumiere, veid deſlors tout ce qui deuoit arriuer durant les ſiecles à venir. Ainſi le mal de ſa perte fut allegé par l’hon- neur qu’il receut.

LE SVIET DE LA V. ET VI. FABLE.
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Tireſias predit à Narciſſe, fils de Liriope & du fleuue Cephiſe, qu’il ſeroit fort heu-(V. & VI. Fable expliquée au 4. Chap.) reux, & iouïroit d’vne longue vie, pourueu qu’il n’euſt point cognoiſſance de ſa beauté: en quoy il luy preſagea ſon malheur; car ce ieune Narciſſe merueilleuſement beau s’eſtant veu dans vne fontaine, s’amouracha tellement de ſoy-meſme, qu’il ſeicha ſur les pieds, & mourut de l’amour qu’il ſe portoit. Son corps mort fut changé en vne fleur qui porte ſon nom. Or pluſieurs Nymphes l’auoient aimé, leſquelles il meſpriſoit toutes, & entr’- autres Echo, de qui le Poëte raconte icy l’occaſion pourquoy elle ne dit pour le plus que trois ou quatre mots, & encore eſt-ce apres les auoir ouïs: & dit que ſa parole luy fut ainſi li- mitée par Iunon, pour auoir arreſté d’vn long diſcours ceſte Deeſſe, & empeſché qu’elle ne ſurprıſt Iupiter qui eſtoit dans les bois auec quelque Nymphe.
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IL ſe rendit en peu de temps fort celebre par ſes reſponces, que le peuple d’Aonie tenoit pour Oracles, ayant recognu en plu- ſieurs qu’elles n’eſtoient point menſongeres. Liriope la premiere en eſprouua la verité, lors que forcée par le fleuue Cephiſe, qui l’embraſſa de ſes bras humides, elle enfanta de luy le petit Narciſſe, patron des beautez de ſon âge: car ſe deffiant qu’vn ſi bel enfant peuſt long- temps viure, elle demanda au deuin Tireſias, ſi ſon fils atteindroit heureux iuſqu’à l’âge caduc d’vne venerable vieilleſſe; & luy reſpon- dit, que ſans doute il accompliroit, auec beaucoup de contentement, le cours de ceſte vie, pourueu qu’il n’euſt point cognoiſſance de ſa beauté. La mere ſe perſuada long-temps telle reſponce n’eſtre que vaines paroles, deſquelles il ne falloit point attendre de ſuccés aſſeu- ré; mais à la fin l’effect luy fit voir qu’il n’y auoit point eu de vanité. L’eſtrange fureur de ſon fils, & la mortelle langueur qui eſteignit peu à peu le feu de ſa vie, furent les trop veritables malheurs dont Ti- reſias l’auoit aduertie. Ceſt enfant n’auoit pour le plus que ſeize ans, & deſia il eſtoit recerché d’vne infinité de ieunes hommes: pluſieurs filles le cheriſſoient, mais ſa beauté luy auoit bien tant enflé le coura- ge qu’il ne faiſoit eſtat ny des vns ny des autres. Chacun le careſſoit, & luy ne vouloit careſſer perſonne; il ſe plaiſoit à rendre autant de meſpris comme on luy faiſoit paroiſtre d’amour. Vne fois qu’il chaſ- ſoit vn cerf, & taſchoit de le jetter dans ſes toiles, Echo le veid, Echo Nymphe babillarde, qui ne ſçait ny ſe taire lors qu’on parle à elle, ny parler ſi on ne luy parle. Elle auoit encore pour l’heure vn corps de Nymphe, ce n’eſtoit pas vne ſimple voix comme elle eſt auiourd’huy, & toutefois ne parloit pas autrement qu’elle faict, elle ne ſçauoit non plus deſlors que redire les dernieres paroles. Car Iunon qu’elle auoit pluſieurs fois retenuë par ſon babil, l’auoit deſia punie de ceſte cour- te haleine. Lors que ceſte ialouſe Deeſſe cerchoit ſon mary dans les bois, où il eſtoit ſouuent auec quelque Nymphe, Echo pour donner loiſir à Iupiter, & à la Nymphe qu’il tenoit embraſſée, de ſe retirer deuant que Iunon les deſcouuriſt, l’arreſtoit ordinairement en luy faiſant quelque conte; dont Iunon ſ’apperceut en fin, & ſe vengeant de la langue d’Echo, qui l’auoit tant de fois abuſée, fit que ceſte Nymphe ne pourroit iamais parler que peu de mots de ſuitte, & re- doubler en l’air la fin de ce qu’elle auroit oüy dire.Elle auoit donc deſia la langue r’accourcie lors qu’elle veid Narciſ- ſe courant par les bois, qui luy toucha ſi viuement le coeur des attraits de ſa beauté, qu’elle fut contrainte de le ſuiure, & le ſuiuant ſe bruſler au feu de ſes regards; tout ainſi qu’vn flambeau au feu qui le conſume. Las! combien de fois eut-elle enuie de le ſalüer, & l’attaquer de quel- que douce parole! Combien de fois ſouhaitta-elle de luy óffrir ſon coeur, & ſes affections! Elle en auoit la volonté à chaſque pas qu’elle faiſoit, mais non pas le pouuoir; car ſa nature contraire à ſon deſir ne [85] permettoit pas qu’elle commençaſt: il fallut qu’elle attendiſt que luy parlaſt le premier, pour luy redire aprés ce qu’il auoit dit. Par hazard il ſe trouua aſſez loing de ſes compagnons, & n’en voyant pas-vn prés de ſoy, pour les faire auancer, diſt fort haut: Hola, qui vient auec moy? Lors Echo reſpondit, Moy. Luy tout eſtonné iette la veuë d’vn coſté & d’autre, & d’vne voix eſclattante dit: Venez-çà. Elle l’appellant, comme il l’appelloit, redit auſſi: Venez-çà. Luy ſe re- tourne vne autrefois, & dit encore: Quoy, ie penſe que vous me fuyez? Elle repete ces mots meſmes, Vous me fuyez. Narciſſe ainſi abuſé par ceſte double voix continuë encore, diſant: Aſſemblons- nous. Elle qui ne deſiroit rien plus que d’eſtre aſſemblée auec luy, le prend au mot, ſans ſe ſeruir d’autre parole que de la ſienne qui eſt, Aſſemblons-nous: & pour ioindre les effects aux paroles ſe iette hors du bois, penſant ſ’aller ietter au col de ce deſdaigneux Narciſſe, qui la fuit, ne veut pas permettre qu’elle le baiſe, & par meſpris luy dit: Pauure abuſée, te perſuades-tu que ie deſire que tu m’embraſſes? A quoy elle ne reſpondit rien ſinon, Ie deſire que tu m’embraſſes. Honteu- ſe d’auoir receu vn tel affront, elle ſe retira dans le plus eſpais de la foreſt, ſe couurit la face de fueilles, & n’a point eu depuis autre de- meure que les antres & les rochers, autour deſquels elle ſe plaint touſ- iours du meſpris de Narciſſe. Car l’Amour ne la quitta point alors, mais la rigueur du deſdain fit gliſſer plus auant le feu dans ſes moüel- les, qui redoubla ſa fieure amoureuſe, dont la ſeiche ardeur deſſei- cha tellement ſon corps qu’il ne luy reſta que la voix & les os; encore dit-on que les os ſe changerent en pierres, & que la voix ſeule demeu- ra, pour ſe faire entendre par les bois ſans eſtre veuë, & reſpondre aux piteux accens des amans deſolez comme elle. Ce deſdaigneux Narciſſe en fit de meſme à pluſieurs autres Nymphes hoſteſſes, ou des montaignes, ou des eaux, deſquelles il faut croire que quelqu’vne outrageuſement offencée de ſes meſpris, leuant les mains au Ciel, fit des voeux, afin qu’vn iour il fuſt autant tourmenté d’amour comme elle, ſans iouïr de ce qu’il aimeroit, & que Rhamnuſie, Deeſſe ven- gereſſe des ingrates amours, ne fut point ſourde à vne ſi iuſte priere.Laſſé des exercices de Diane, & du chaud qui alteroit la terre, il ſe retira depuis ſur le bord d’vne fontaine dont le cryſtal argentin n’a- uoit iamais eſté troublé par les bergers en y beuuant, ny par les che- ures montaigneres, ny par les oyſeaux, ny par les beſtes ſauuages, & non pas meſmes par la cheute des branches ſeiches des arbres. La viue humeur de l’eau claire qui en ſortoit, nourriſſoit vne herbe verte tout autour, que le Soleil ne fletriſſoit iamais, ſi eſpaiſſe eſtoit la foreſt qui faiſoit naiſtre l’ombrage, aux delices duquel Narciſſe fut attiré pour ſe rafraiſchir. Il eſtoit alteré, & en penſant eſtancher là ſa ſoif, il fut affligé d’vne ſoif plus cruelle. Il ſe panche ſur l’eau pour boire, [86] & panché void dans l’eau ſon viſage qui le rauit; il ſe tranſporte d’a- mour pour vn vain pourtrait de ſoy-meſme; il eſt charmé de l’eſpoir d’vne feinte, & tout eſpris de ce qu’il void, penſe que ce ſoit quelque corps, & ce n’eſt que ſon ombre. Il ſ’admire ſoy-meſme, & a telle- ment ſa face attachée ſur ſa face qu’il perd le mouuement, & ſem- ble vne idole de marbre courbée ſur ceſte fontaine. Il iette les yeux ſur ſes yeux qu’il tient pour deux eſtoilles; il ne peut ſe laſſer de voir ſon poil doré, digne du beau chef d’Apollon, ny ſes mains potelées, qui ſont les naïfues images de celles de Bacchus. Ses ioües polies qui ne cottonnent point encore, ſon col d’yuoire, & ſon teint meſlé de roſes & de laict le rauiſſent; bref ſa grace, & tout ce qu’il a d’agreable luy eſt plus qu’agreable. Il bruſle de deſirs, & ne ſçait pas qu’il ſoit l’objet de ſes deſirs; luy meſme eſt ce qu’il aime, il eſt ce qu’il affecte; bref il ſent vn braſier dont luy-meſme eſt le feu, & luy meſme le bois qui en eſt conſumé. Helas! combien de fois en vain baiſe-il l’eau? combien de fois plonge-il ſes bras dedans pour em- braſſer le col qu’il y void, & ne recognoiſt pas que ce ſoit le ſien? Il ne ſçait que c’eſt qu’il a deuant les yeux; mais quoy que ce ſoit, c’eſt ce qui le charme, c’eſt ce qui l’afflige, c’eſt ce qui le martyre. Ce qui l’attire, c’eſt ce qui le deçoit; ce qui l’eſmeut, c’eſt ce qui le trompe. Abuſé que tu es, pourquoy taſches-tu en vain de prendre vne image qui te fuit? Ce que tu careſſes n’eſt rien; deſtourne-toy de là, & ce que tu aimes ſe perdra, car il n’a autre eſtre que celuy que ta preſence luy donne. Ceſte beauté que tu vois n’eſt que l’ombre de la tienne, ombre qui te ſuit & demeure touſiours auec toy, ombre qui ſ’en ira ſi tu peux t’en aller. Mais comment ſ’en aller? Il eſt ſi charmé là, qu’il ne penſe point d’en partir, ny pour manger, ny pour dormir: il de- meure eſtendu ſur l’herbe, & a touſiours la veuë ſur ce viſage trom- peur, ſigne de ſon viſage, qu’il deuore des yeux ſans ſ’en raſſaſier. Yeux cruels meurtriers de ſon coeur, qui ſe plaiſent à receuoir les traicts qui le tuent. Par fois il ſe releue, & tendant les bras aux ar- bres qui l’enuironnent: Foreſts, agreable retraicte des amans (leur dit-il) las! pouuez-vous me nommer quelqu’vn qu’Amour ait plus cruellement traicté? Pouuez-vous vous repreſenter vn autre, au ſein duquel Amour ait porté plus d’eſpines qu’il en a planté dans le mien? Vous eſtes fidelles teſmoins des delices, & fidelles teſmoins du mar- tyre de pluſieurs; vous reſſouuenez-vous d’en auoir iamais veu depuis tant de ſiecles qu’il y a que vous eſtes icy, vn ſeul qui égalaſt en ſes tourments la rigueur de mes peines? Ie voy tout ce que ie deſire, ce qui m’embraſe ne m’eſt point caché, ie l’ay deuant moy, & ſuis ſi eſ- bloüy que ie ne le ſçaurois trouuer. Mais regret trop cruel! ce n’eſt point la large eſtenduë d’vne mer qui nous ſepare, ce n’eſt point vne longue plaine, vne montaigne, ou vne ville; ce n’eſt qu’vn peu d’eau qui m’empeſche de l’approcher, & l’empeſche qu’il ne m’em [87] braſſe, car luy le deſire auſſi bien que moy. Tant de fois qu’auançant mon viſage ſur l’eau ie me ſuis eſſayé de le baiſer, autant de fois de ſon coſté il ſ’eſt auancé: mais lors que ie penſe toucher ſes levres de mes levres, il ſe trouue encore quelque choſe entre-deux, qui eſt ſi peu, qu’à peine pourroit-on croire que cela nous priuaſt des baiſers que nous ſouhaittons. Ha! qui que tu ſois, ſors de là, ſors de là, mes delices, pourquoy te plais-tu à me deceuoir? pourquoy te perds-tu, lors que ie te veux careſſer? Ma beauté ny mon âge, ne ſont pas tant à meſpriſer que tu doiues ainſi me fuir; ie ne ſuis point ſi peu aima- ble que pluſieurs Nymphes ne m’ayent recerché. Tes actions me promettent ie ne ſçay quoy, ton viſage me repaiſt de quelque eſpe- rance; ſi ie te tends les bras, tu me les tends auſſi; ſi ie te ris, tu me ris; & ſi ie pleure, ie me ſuis ſouuent apperceu que tu pleures de meſ- me. Tu me fais ſigne de la teſte, & à ce que ie puis iuger par le mou- uement de ce beau corail qui colore ta bouche, tu n’es pas muet, tu me reſponds lors que ie parle, toutesfois tes paroles ne viennent pas iuſqu’à mon oreille. Mais à qui eſt-ce que ie parle? C’eſt à moy meſ- me, ie me recognoy maintenant, c’eſt le pourtrait de mes beautez que ie voy. Ie bruſle d’amour, & ne ſuis point bruſlé par autre que par moy; c’eſt moy qui reçoy dans mon ſein les flames, & i’en ſuis l’allumette; c’eſt moy qui les y iette, i’en ſuis le boutte-feu. Que fe- ray-je donc miſerable? auray-je recours aux prieres, ou ſi ie me feray prier? A qui m’addreſſeray-je? Et que pourray-je demander? I’ay ce que ie ſouhaitte, & pour l’auoir i’en ſuis priué; ce que ie l’ay, fait que ie n’en puis iouïr. Las! que mon corps ne peut-il ſortir de mon corps? pourquoy n’ay-je le pouuoir de m’eſloigner de moy? Mes deſirs ſont contraires aux deſirs des autres amans; ie voudrois eſtre loing de ce que i’aime, ie voudrois eſtre ſeparé de ce qui m’eſt ſi agreable. Deſia la rigueur de mon martyre m’a rauy ma ieune vigueur, mes forces af- foiblies ne permettront pas que ie traiſne gueres plus long-temps ce- ſte vie languiſſante, le cruel hyuer de la mort va fleſtrir le printemps de mon âge; toutefois la mort ne m’eſt point importune, puis qu’en me rauiſſant la vie, elle me doit enſemble rauir mes douleurs. Ie deſi- rerois bien que celuy que i’aime veſquiſt plus long-temps, mais nous ne pouuons eſtre ſeparez; le meſme coup mortel qui me frappera, ſera ſa mort, & de nous deux il ne fera ſortir qu’vne ame. Il n’eut pas acheué ces plaintes, que trop follement eſpris de ſoy-meſme, il re- tourna encore à ſon ombre, & fondit tant de larmes deſſus, que l’eau troublée de ſes pleurs, troublant les viues eaux de la fontaine, ternit l’argent qui brilloit dedans, & fit comme diſparoiſtre l’image. Ne la voyant plus ſi à clair qu’auparauant, il ſe perſuadoit à tout propos qu’elle deuoit ſ’eſuanouïr, & pour la retenir ſ’eſcrioit: Où fuyez- vous ſi toſt? Demeurez encore, beau pourtraict de moy-meſme, ne ſoyez pas ſi cruel que de m’abandonner. S’il ne m’eſt pas permis de [88] vous toucher, qu’il me ſoit au moins permis de vous voir, & d’vne ſi miſerable veuë entretenir ma douce fureur. Cependant qu’il ſe tour- mentoit ainſi, il ouurit ſa robe par le deuant, & ſe frappa tant de fois l’eſtomac nud auec ſes mains d’albaſtre, que le marbre de ſon ſein battu de ſes poings deuint rouge, & meſla auec ſa blancheur vne couleur vermeille, toute ſemblable à celle des pommes qui ne ſont colorécs que d’vn coſté, ou des raiſins qui ne commencent qu’à meurir, & ne ſont encore teints de pourpre qu’en quelques endroits. Il ſentoit bien qu’il ſe bleſſoit, mais il n’euſt pas ceſſé pourtant de ſe frapper, ſ’il n’euſt veu dedans l’eau l’eſtomac de ſon ombre offencé: car alors ſeulement il ſ’arreſta, & ſe laiſſant tomber à la renuerſe ſur l’herbe, ſe conſuma là peu à peu, tout ainſi que la cire ſe fond auprés d’vn petit feu, & la roſée du matin aux foibles rays du Soleil qui ſe Ieue. Les ſecrettes flames qu’il couuoit en ſon coeur le rongerent de telle façon, qu’elles luy firent perdre la couleur & la force; il ne luy reſta que les os couuerts d’vne peau ſeiche. Ce ne fut plus Narciſ- ſe, ce ne fut plus ce beau corps, qu’autrefois Echo auoit ſi eſperduë- ment aimé; & toutefois quand elle le veid, bien qu’elle n’euſt pas perdu le ſouuenir de l’affront qu’il luy auoit faict, elle changea ſon courroux en compaſſion, & ſe laiſſa toucher de ſa miſere, auec tant de pitié, qu’en ſe plaignant il ne diſoit iamais, helas! qu’elle auſſi-toſt aprés ne fiſt entendre ce piteux, helas! S’il faiſoit bruit en ſe frappant, elle auec vne voix plaintiue battoit l’air d’vn ſon imitant le bruit des mains de Narciſſe. Ses dernieres paroles, iettant encore la veuë ſur ce viſage enchanteur qui paroiſſoit dans la fontaine, furent; Ha! que ie t’ay trop à mon dam chery; & lors Echo en diſt autant, & quand il diſt, Adieu, elle de meſme diſt, Adieu. A l’inſtant les tapis verds ſur leſquels il eſtoit couché receurent, auec le reſte de ſon corps, ſa teſte qu’vn eternel ſommeil aſſoupit, & la mort luy ferma les yeux, yeux bourreaux de leur maiſtre, qui l’auoient ſi bien accouſtumé à cherir ſa beauté, qu’en paſſant meſme, pour aller aux Enfers, ſur les eaux tenebreuſes du Styx, il ne ſe peut tenir de regarder dedans pour ſ’y voir. Les Naïades ſes ſoeurs, ayans ſceu ſa mort, en porterent vn dueil extreme, de regret elles couperent leurs cheueux qu’elles eſtendirent ſur ſon corps, & prierent les Dryades de les accompagner aux fune- railles, où Echo meſme les ſuiuit, pour imiter leur affliction auec les accens de ſa voix deſolée. Le bucher eſtoit deſia preparé auec les tor- ches & la biere, mais il n’y auoit point de corps, au lieu du corps on ne trouua qu’vne fleur iaune, meſlée de quelques fueilles blanches ſur le milieu.
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LE SVIET DE LA VII. FABLE.
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Penthée fils d’Echion & d’ Agaue, aprés s’eſtre mocqué des Propheties de Tireſias ſe(VII. Fable expliquée au 5. & 6. Chap.) mocqua encore de Bacchus, & ne voulut pas que ſes gens allaſſent au deuant de luy le iour de la ſolemnité qu’on luy fit, mais commanda à ſes ſeruiteurs de prendre ce petit Bacchus, & l’amener lié deuant luy, à cauſe, dıſoit-il, qu’à faux il ſe vantoit fils de Semele. Bacchus en eſtant aduerty ſe changea en Acete, qui eſtoit vn de ſes compa- gnons, & ſous ceſte forme-là permit qu’on le menaſt lié à ce Roy impie, qui le retint priſonnier.LA mort infortunée de ce fol amoureux des ombres acquit vne merueilleuſe creance aux oracles de Tireſias, & rendit ſon nom fort fameux par toutes les villes d’Achaïe. Penthée ſeul, hom- me impie, qui tenoit pour folie tout l’honneur qu’on rendoit aux Dieux, ſe mocqua de ce veritable Deuin, & reprocha par meſpris à ce bon vieillard ſon aueuglement, & la miſere de ſes yeux ſans clar- té. Dequoy Tireſias offencé, luy diſt vne fois, en branſlant ſa teſte chenuë: Que tu ſerois heureux, ſi comme moy tu perdois les yeux deuant que voir la feſte de Bacchus! car vn iour viendra, & mes pre- ſages me le font iuger bien proche, que le nouueau fils de Semele en- trera en ce païs pour y eſtablir ſa puiſſance. Si tu ne fais baſtir des Temples à ſa diuinité, & ne l’honores autant comme tu dois, ie t’an- nonce ta mort, & que ton corps deſcoupé en mille morceaux & ſemé çà & là, n’aura autre tombeau que la noire & vaſte eſtenduë d’vne [90] ſombre foreſt, qui ſera polluë de ton ſang par les mains furieuſes de ta mere, & de ſes ſoeurs. Ce que ie te dis aduiendra ſans doute, carie ſçay que ton impieté ne te permettra pas d’honorer la puiſſance du Dieu Liber, tu reſſentiras la vengeance que ie te predis, & ton malheur te fera aduoüer que i’ay trop veu pour toy, au milieu des tenebres où ie ſuis. Ces diſcours-là ne pleurent point à Penthée, auſſi les interrom- pit-il; mais il ne laiſſa pas d’en eſprouuer, malgré ſoy, les miſerables effects. Bacchus vint dans Thebes, & à ſon arriuée eſmeut & la ville & les champs. Vne troupe infinie d’hommes & de femmes, tant du bas peuple, que de ceux qui tenoient rang aux plus honorables charges de la ville, fut au deuant de ce nouueau Dieu, & pour feſtoyer ſa ve- nuë, ils firent ouïr iuſques dedans les airs les plus loingtains les horri- bles accens de leurs hurlemens. Quelle manie vous poſſede? (leur oſa dire Penthée en les reprenant) quelle ſotte rage vous tranſporte, ô belliqueuſe race de Mars? quelles furies agitent vos eſprits, valeureux fils d’vn Dragon inuincible? Quoy? vn tintamarre de baſſins battus auec des baſtons de fer, vn ſon de fluſtes, & vn chant de vers enchan- teurs ont-ils bien le pouuoir devous rendre inſenſez? Comment, vous, que le fer tranchant de vos ennemis, ny le furieux ſon de leurs trom- pettes, ny la fiere reſolution de leurs troupes armées, n’ont iamais peu vaincre; vous rendez vaincus à des voix de femmes enragées, à des clochettes qui bruyent à vos oreilles, & au vin, ſeul Demon qui vous inſpire ceſte honte? Ie ne ſçay deſquels dauantage m’eſmerueiller, ou de vous autres vieillards, qui bannis de Tyr, courans la fortune de Cadmus, auez dompté mille dangers ſur mer, deuant que trouuer ce- ſte heureuſe retraicte, & maintenant vous y laiſſez dompter ſans faire reſiſtance: ou ſi ie me dois eſtonner qu’vne boüillante ieuneſſe, ſor- tie d’vn ſi genereux tige, au lieu d’auoir le caſque en teſte, n’y ait que des fueilles, & pour armes ne porte en main qu’vn ſep de vigne. Re- preſentez-vous la valeur de celuy duquel vous auez tiré voſtre naiſ- ſance. Armez-vous du meſme courage dont ce Serpent eſtoit enflé, qui terraça pluſieurs hommes. Il mourut à la deffence des eaux qu’il auoit en garde; ne mourez pas, mais vainquez pour accroiſtre voſtre renom. Il ſurmonta de braues ſoldats, & ſe rendit vain queur de leur valeur: ſurmontez donc au moins la laſche foibleſſe de ces troupes pleines de vin, & ne laiſſez point perdre l’honneur que vous ont ac- quis vos anceſtres. Si c’eſt vn arreſt du deſtin que la ville de Thebes ne doiue pas eſtre long-temps floriſſante, que le fer ou le feu d’vn braue ennemy ruine nos murailles; ſ’il nous faut eſtre miſerables, qu’il n’y ait point de crime attaché à noſtre miſere; ſ’il nous arriue des infortunes, que ce ſoit ſans les attirer ſur nous par nos fautes: pour le moins il nous ſera permis alors de les plaindre en public; nous n’aurons point ſubjet de les taire, n’y ayant point de honte meſlée parmy les larmes que nous en ietterons. Mais quoy? voila maintenant vn petit garçon [91] ſans armes qui ſe ſaiſit de Thebes, Thebes deshonorée ſeva rendre ſous le ioug d’vn enfant, d’vn enfant qui iamais ne parut aux armées, iamais ne mit la main à l’eſpée, & iamais ne picqua cheual. D’vn enfant de qui la valeur n’eſt qu’en l’yurongnerie, & en la molleſſe de ſes delices; dont ſon poil parfumé, ſa laſciue couronne, & ſa robe de pourpre brochée d’or ſont les marques. Il vous vient abuſer d’vne vaine opi- nion de ſa diuinité; mais ſi vous l’abandonnez, ie le contraindray bien de confeſſer luy-meſme ſes impoſtures, qu’à faux il ſe vante yſſu de Iupiter & de Semele, & que l’honneur qu’il ſe fait faire n’eſt que pour vous ſurprendre. Acriſe l’a-il recognu? Quoy? n’a-il pas bien eu le courage de reſiſter à ce Dieu trompeur? Il luy a bien oſé fermer les portes d’Argos, & nous luy ouurirons celles de Thebes? Nous ſe- rons ſi laſches que de nous eſpouuenter à la veuë de ceſt impoſteur eſtranger? nous redouterons ſa vaine puiſſance, & nous rendrons à luy? Que les Thebains le craignent, qu’il ſe face honorer par toute la ville; il n’aura iamais de pouuoir ſur Penthée. Allez toſt (dit-il à ſes ſeruiteurs) & m’amenez le Chef de ceſte furieuſe ceremonie. A- uancez-vous, & ne manquez point, ſ’il reſiſte, de le traiſner par for- ce iuſqu’icy. Cadmus ſon grand pere, Athamas & tous ſes plus pro- ches qui ſont autour de luy, le reprennent de ſon impieté, & ſ’ef- forcent en vain de le retenir, car les remonſtrances qu’on luy faict, l’irritent, & les lenitifs qu’ils veulent apporter à ſon chaud mal l’eſ- chauffent dauantage. Tout ainſi qu’vn torrent, où rien ne ſ’oppoſe à ſon flux, coule plus doucement; mais ſi quelque piece de bois, ou quelques pierres le trauerſent, il boüillonne, il eſcume, & n’anime ſon cours de tant de violence, qu’és endroits où il trouue des obſta- cles qui luy font reſiſtance: de meſme Penthée n’entend ce qu’on luy dit, que pour croiſtre ſa rage; plus on luy parle, plus il ſ’aigrit, & tout ce qui ſ’oppoſe à ſa fureur ne ſert qu’à le rendre plus furieux. Cependant ſes valets retournent tous ſanglans; il leur demande où eſt Bacchus, eux diſent qu’ils ne l’ont ſceu voir, mais qu’ils luy ont amené vn de ſa ſuitte, vn qui ſert à ſes ſuperſtitieuſes ceremonies, & qui l’a touſiours ſuiuy depuis la Toſcane.

LE SVIET DE LA VIII. IX. ET X. FABLE.
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Bacchus ſous le viſage d’Acete raconte ce qu’il eſt à Penthée, luy diſcourt des merueil-(VIII. IX. & X. Fable expliquée au 5. & 6. Chap.) les faites par Bacchus, changeant les mariniers qui l’auoient trompé en Dauphins, & aprés auoir long temps diſcouru on le met en priſon, d’où il ſort ſans qu’on s’en apper- çoiue, & ſe retire au mont Cithéron. Là pour ſe venger de Penthée, il troubla tellement ſa mere Agaué & ſes tantes, Ino & Autonoë, que furieuſes elles mirent en pieces ceſt impie Penthée qui meſpriſoit ſes ſacrifices.
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ILs luy preſentent Acete, qu’il regarde d’vn oeil animé de tant de courroux, qu’à peine ſe tient-il de le faire à l’inſtant mourir, pour eſtonner les autres: toutefois deuant que le punir il eſt curieux de ſçauoir d’où il eſt, il luy demande ſon nom, & celuy de ſon pere; de quel païs il eſt ſorty, & pourquoy il ſ’arreſte à la folle ceremonie de ces nouueaux ſacrifices. Acete, ſans ſ’effrayer, luy dit ſon nom, & luy apprend que la Lydie eſt ſon païs, laquelle l’a veu naiſtre de bas lieu. Ie ne ſuis point, dit-il, yſſu d’vn pere qui riche m’ait laiſſé des terres à labourer, ie n’ay eu de luy ny moutons, ny beſtes à corne. Comme il eſtoit pauure, n’ayant reuenu que celuy de ſa ligne & de ſon hameçon, auec lequel il prenoit du poiſſon, ſa mort ne me fit heritier, que de ſa pauureté & de ſon induſtrie à peſcher qu’il m’auoit appriſe. Tout l’heritage que i’eus de luy, furent les eaux qui l’auoient nourry; les eaux ſont le ſeul patrimoine qu’il me laiſſa, autour deſquelles ie m’en- tretins quelque temps comme il auoit fait, & depuis pour ne demeu- rer touſiours engourdi, & comme attaché ſur les meſmes rochers, i’ap- pris à conduire vn batteau. Peu à peu ie m’accouſtumay à recognoi- ſtre l’aſtre pluuieux de la chevre Amalthée; ie remarquay les Pleïades, les Hyades, l’Ourſe, les quartiers d’où partent les vents, & les ports fa- ciles à aborder: & quand i’eus par l’experience acquis l’art qui dompte l’inconſtance des eaux, ie commençay à voyager ſur mer. Vne fois te- nant la route de Delos, ie me trouuay ſur le ſoir prés l’Iſle de Chios, où [93] ie pris reſolution de paſſer la nuict: ie fis ramer à droicte; mon nauire bondiſſant ſur l’eau fut porté dans le port, où nous nous repoſaſmes. Le matin ſi toſt que l’Aurore commença de rougir, m’eſtant leué le premier, ie commanday à mes gens qu’ils allaſſent puiſer de l’eau fraiſ- che pour porter dans le vaiſſeau, & moy meſme leur y monſtray le chemin de la fontaine. Cependant ie monte ſur vne motte aſſez eſleuée d’où ie preuoy le temps que les vents nous promettent; de là ie retourne au nauire, i’appelle mes compagnons, deſquels Ophelte ſ’auance le premier, & ſe rend prés de moy, auec vn ieune enfant, mer- ueilleuſement beau, qu’il meine par la main, & le tient comme proye que le hazard luy a fait rencontrer dans vne terre deſerte. Ceſt enfant, ainſi que ſ’il euſt eſté plein de vin, & tout aſſoupy de ſommeil, alloit balançant ſon corps çà & là, & ſembloit ne pouuoir marcher. Ie le re- garday au viſage, ie conſideray ſa façon, ſon habit & ſon pas, & m’ap- perceus que c’eſtoit de luy autre choſe que ce qu’il faiſoit paroiſtre. Ie dis à mes compagnons que ie ne ſçauois pas quelle diuinité il y auoit en luy, mais qu’aſſeurément ie croyois que c’eſtoit vn Dieu; & dés l’heure meſme en le ſalüant le ſuppliay, quel qu’il fuſt, de fauoriſer nos trauaux, nous ſecourir de ſon aide parmy les dangers, & pardon- ner à ceux qui l’auoient oſé prendre, non point en qualité de Dieu, mais pluſtoſt d’vn eſclaue. Dictys, le plus habile que i’euſſe dans mon vaiſſeau, pour monter promptement au haut du maſt, & deſcendre de là en ſe gliſſant le long de la corde, entendant les prieres que ie faiſois à leur priſonnier, ſ’en faſcha, & me diſt effrontément, qu’il n’eſtoit pas beſoin que ie fiſſe des excuſes pour eux, qui n’auoient point commis d’offence. Autant en dirent Libys, le rouſſeau Melanthe qui eſtoit ſur la prouë, Alcimedon, Epopée gouuerneur de ceux qui ramoient, & tous les autres qui auoient part à la priſe; ſi fort le gain d’vne telle proye les aueugloit. Si ne permettray-je pas pourtant, dis-je alors, que mon vaiſſeau ſoit pollu de voſtre ſacrilege; i’ay le principal intereſt à prendre garde qu’vn meſchant coup ne cauſe noſtre ruine à tous; ie ne veux point qu’on l’emmene. Et pour empeſcher qu’ils ne le iettaſ- ſent dans le batteau, ie me mis à l’entrée: Dequoy Lycabas, le plus deſ- eſperé de toute la troupe, Lycabas qu’vn horrible meurtre auoit ban- ny de la Toſcane, entra en telle colere contre moy, que pour me faire retirer il me porta vn coup de poing au deſſous du menton, duquel il m’euſt faict cheoir dans l’eau, ſi ie ne me fuſſe bien tenu à vne corde. Pas-vn de la troupe ne l’en reprit, mais tous d’vne commune voix loüerent ſon outrecuidance; & lors Bacchus (car c’eſtoit Bacchus qu’- ils auoient pris) comme eſueillé par leurs crieries, ainſi que ſ’il fuſt ſorty d’vn eſblouïſſement cauſé par le vin: Que faictes-vous? (leur diſt-il) quel bruit eſt-ce que i’entends? Hé! dictes-moy ie vous prie, qui m’a ameiné icy? où eſt-ce que vous me voulez porter? Ne craignez rien, luy reſpondit Prorée, vous eſtes en ſeureté auec nous, faites-nous [94] ſçauoir ſeulement où vous deſirez qu’on vous laiſſe, & nous vous met- trons dans le port que vous nous direz. Ie voudrois, diſt Bacchus, eſtre à Naxos: car i’ay là ma maiſon, où i’aurois moyen de vous receuoir, & vous y traicter tous enſemble. Perfides ils luy iurerent par les ondes eſcumeuſes du griſon Ocean, & par toutes les bleües puiſſances qui commandent deſſus les eaux, qu’ils le rendroient ſur le bord qu’il ſou- haittoit, & auſſi toſt me dirent que ie fiſſe voile. Nous auions l’Iſle de Naxos à coſté droict; ie tendis les voiles pour aller à main droicte, mais Ophelte incontinent ſ’en offença. Que faictes-vous miſerable? me diſt-il, quelle furie vous pouſſe à cercher de ce coſté-là voſtre mal- heur & le noſtre? Chacun d’eux eſt en crainte que ie ne le face abor- der au riuage de Naxos: les vns me font ſigne de tourner à gauche, les autres me le viennent dire à l’oreille, & m’importunent de telle fa- çon, que ie quitte le gouuernail du nauire, & ne veux plus le guider, pour ne ſeruir point de guide à leur meſchanceté. Ils me querellent tous, ils murmurent tous enſemble contre moy ſeul, & durant leur ſeditieux murmure Ethalion ſe leue pour me dire, Penſes-tu que nos biens & nos vies ſoient en ta ſeule main? Tu te trompes, ſi tu te per- ſuades que nous ne puiſſions voguer ſans ton aide: il ſe trouuera icy d’autres Patrons que toy. Et laſchant la parole prit le gouuernail en main, ſe mit à ma place, & nous deſtourna de Naxos. Bacchus auoit iuſques-là diſſimulé de recognoiſtre leur perfidie, & à l’heure comme ſ’il n’euſt faict que de ſ’en apperceuoir, en regardant l’eau de deſſus la pouppe, commença à ſe plaindre d’eux. Il feignit de pleurer premie- rement ſans dire mot, puis d’vne voix façonnée au ton de l’affliction qu’il vouloit repreſenter, leur diſt: Helas! ce n’eſt pas là où vous m’a- uiez promis de me faire aborder, ce n’eſt pas là la terre où ie vous auois prié de me conduire. En quoy vous ay-je offencez pour me traicter de la façon? Helas! ce vous ſera bien peu de gloire de me tromper. Vous eſtes hommes, & ie ſuis vn enfant; vous eſtes pluſieurs, & ie ſuis ſeul; ie vous laiſſe à penſer quelle loüange ce vous ſera de m’auoir abuſé. Pour moy entendant ſes regrets, ie ne me pouuoy tenir de pleurer: & ce qui faiſoit croiſtre la ſource des eaux de mes yeux, eſtoit qu’eux en voguant touſiours, ſe mocquoient de ſes plaintes & de mes larmes: mais ils furent punis par vne merueille, qui arriua comme ie vous la diray ſans mentir, & le Dieu meſme qui en fut autheur m’en ſoit teſ- moin. Tout à coup le vaiſſeau ſ’arreſta en pleine mer, comme ſ’il euſt eſté ſur le ſable, dont les mariniers eſtonnez firent en vain mille ef- forts pour ſe deſgager: mais ny le vent entonné dans les voiles, ny la force des rames ne les peurent ſortir de là. Ils demeurerent ſans pou- uoir auancer d’vn coſté ny d’autre, il leur ſembla que les auirons eſtoient liez de lierre, & l’eſtoient en effect. Bacchus alors leur faiſant voir ſur ſa teſte vne coronne de raiſins, pour les effrayer encore da- uantage, branſla ſa picque entourée de fueilles de vigne, & fit naiſtre [95] autour de ſoy des tygres, des lynx, des leopards, & des pantheres. La vaine image de ces beſtes furieuſes (car il n’y en eut qu’en apparence) donna telle eſpouuente aux matelots, qui pariures ſe ſentoient coul- pables de trahiſon, que de crainte, ou de rage ils ſe ietterent tous dans l’eau; où Medon le premier commença à noircir, & courberſon corps en forme de Dauphin. Lycabas eſtonné d’vne telle merueille, luy vou- lut dire: Quel eſtrange changement eſt-ce qui vous arriue? Et en par- lant, ſa bouche plus fenduë que de couſtume, ſes narines eſlargies, & ſon dos endurcy qui ſe chargeoit d’eſcailles, le firent apperceuoir que luy meſme eſtoit auſſi changé. Libys mettoit la main ſur des rames pour les deſtourner; & il trouua ſes mains racourcies, qui deſia n’e- ſtoient plus mains, mais aiſlerons dont les poiſſons battent l’eau quand ils nagent. Vn autre penſant ſe prendre aux cordages du vaiſſeau, à fau- te de bras pour ſ’y arreſter tomba dedans la mer, non pas eſtendu en corps d’homme, mais tout courbé auec vne queuë qui prit la forme du Croiſſant de la Lune. Ils ſautent de tous coſtez du nauire, & font naiſtre comme vne pluye qui rejaillit en haut par leurs ſauts: tantoſt ils ſe plongent deſſous les ondes, tantoſt ils paroiſſent au deſſus, ils ſe ioüent enſemble de telle façon qu’on diroit qu’ils danſent; ils font mille laſcifs mouuemens, & rejettent ſans ceſſe par la large ouuerture de leurs narines l’eau qu’ils reçoiuent par la bouche. Ainſi de vingt hommes que nous eſtions auparauant dans le vaiſſeau; ie demeuray ſeul, & ſi effrayé de tant d’eſpouuentables viſions, qu’à peine Bacchus qui me parla lors fort doucement pour me conſoler, peut m’aſſeurer contre les glaces de la crainte. N’ayez point de peur, me diſt-il, prenez la route de Chios, & n’apprehendez pas d’eſtre puny comme vos compagnons. I’obeïs à ſon commandement, & quand nous fuſmes à bord, pour honorer ſa puiſſance dont i’auois veu de ſi merueilleux ef- fects, i’aſſiſtay à ſes ſacrifices, que depuis i’ay touſiours frequentez.Penthée ennuyé d’vn ſi long diſcours, diſt alors: C’eſt trop patienté, & trop oüy de reſueries, qui n’ont faict que m’eſchauffer dauantage, au lieu d’appaiſer ma colere, comme ie me perſuadois: Qu’on l’oſte de deuant moy, diſt-il à ſes ſeruiteurs; qu’il n’y ait ſorte de tourment qu’il n’endure, & que ſon ſupplice ne finiſſe que par la mort. Auſſi toſt il fut enleué, & reſſerré dans vne eſtroitte priſon: mais cependant que les valets ſ’armoient & de fer & de flames, cruels inſtrumens de la mort qu’on luy preparoit, la porte de la priſon (à ce qu’on dit) ſ’ouurit d’el- le meſme, les chaiſnes luy tomberent des mains & des pieds, & firent que libre il ſe guarantit des cruautez de Penthée, qui de regret ſ’enai- grit dauantage, & reſolut de ſe trouuer luy meſme à la premiere feſte qu’on feroit à Bacchus, pour ſe ſaiſir du Dieu ſ’il pouuoit. Depuis ayant ſceu que ces furieuſes ſolennitez ſe faiſoient ſur le mont Cithé- ron; il y fut en perſonne, & à l’ouïe de tant d’horribles cris, dont le peuple faiſoit retentir la foreſt, ne fut pas moins eſmeu qu’eſt vn [96] cheual de guerre, lors qu’il entend la trompette ſonner qui l’anime à la charge. Les hurlemens qui battoient ſon oreille, embraſoient ſon coeur de tant de courroux, qu’à peine ſe pouuoit-il tenir de ſe ietter l’eſpée au poing au trauers de ce peuple inſenſé, quanà ſa mere, qui eſtoit du nombre, l’apperceut dans vne plaine ſans arbres, qui eſt ſur le milieu de la montaigne, d’où ſes prophanes yeux regardoient la ceremonie. Elle l’apperceut la premiere, & la premiere comme enra- gée ſe ietta ſur luy, elle la premiere le bleſſa de ſa picque fueilluë, criant à ſes ſoeurs: Voicy le ſanglier qui rauage nos terres, venez m’ai- der, mes ſoeurs, venez auec moy le deffaire. Lors toute ceſte troupe animée de fureur & de rage l’entoura, & par l’effroy qu’elle luy donna luy fit moderer ſa colere: Il tremble & ſe paſme de crainte; il n’a plus en bouche ſes brauaches paroles, il ſ’accuſe ſoy-meſme, & confeſſe auoir offencé Bacchus. Il recognoiſt ſa tante Autonoë entre celles qui le pourſuiuent à mort; & la coniure par les ombres d’Acteon d’a- uoir pitié de luy: mais elle qui a les yeux & l’eſprit eſbloüys de ces fu- reurs Bacchiques, n’eſt non plus eſmeuë du nom d’Acteon que de luy; elle ſemble ne les auoir iamais cognus, ny l’vn ny l’autre; & ſuy- uant le mouuement de ſa chaude manie, emporte auec les dents la main que Penthée luy tendoit en la priant de le recognoiſtre pour ſon neueu. Ino ſon autre tante à l’inſtant meſme luy rompt l’autre bras; tellement que le miſerable n’ayant plus de mains pour tendre à ſa mere, il luy tendit les reſtes de ſes bras deſchirez, & luy monſtra ſes playes pour l’eſmouuoir: à la veuë deſquelles Agaue hurla plus fu- rieuſement qu’auparauant, ſ’eſmeut de rage, fit pluſieurs fois ondoyer ſes cheueux en l’air; & le ſaiſiſſant au col tandis que d’autres le tiroient par les pieds, fit tant qu’elle luy arracha la teſte; puis d’vne main ſan- glante la leua, pour la monſtrer à ſes compaignes, & les reſiouïr d’vne ſi horrible victoire. L’orage d’vn vent ne deſpoüille pas ſi viſte vn ar- bre de ſes fueilles ſeiches, comme elles ſont en Automne, & preſtes à tomber, que les mains parricides de ces femmes inſenſées deſchire- rent le corps de ceſt impie Penthée, lequel ſi iuſtement puny de ſon outrecuidance par Bacchus qu’il auoit offencé, fut cauſe que les Dames Thebaines celebrerent plus ſolemnellement les feſtes de ce nouueau Dieu, & auec plus de deuotion parfumerent d’encens ſes autels.
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LE QVATRIESME LIVRE DES METAMORPHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. II. ET III. FABLE.
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Alcithoë fille de Minée, quoy qu’elle euſt ſceu l’exemplaire punition de Penthée, ne(I. II. & III. Fable expliquée au 1. & 2. Chap. du 3. Diſcours.) laiſſa pas de meſpriſer encore Bacchus trauaillant auec ſes ſoeurs vn iour qu’on luy fai- ſoit feſte. Or pour entretien parmy leur trauail, qui eſtoit de filer du lin & de la laine, elles s’adui ſent de conter chacune vne fable. Celle qui commence eſt en doute ſi elle doit raconter celle de Dercete, qui fut changée en poiſſon, ou de Semiramis qui deuint pigeon, ou de Naïs qui fut außi poiſſon comme Dercete, puis s’arreſte à celle de Pyrame & Thiſ- bée. En fin apres leurs contes, pour punition, elles furent changées en chauues-ſouris, leurs toiles & ouurages en lierre & fueilles de vigne.
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ALcithoe’ fille de Minée ne veut pourtant recognoiſtre Bacchus, elle ne ſçauroit ſe per- ſuader qu’on doiue receuoir dans Thebes la folle ceremonie de ſes Orgies. Sa temerité ne le peut aduoüer pour fils de Iupiter, elle de- meure opiniaſtre en ceſt erreur, & entretient ſes ſoeurs compagnes de ſon impieté en la creance qu’elle a, qu’il ne le fut iamais. Vn iour que les Preſtres auoient commandé de faire feſte par toute la ville, aux maiſtreſſes enſemble & aux ſeruanres de quitter leur trauail, ſe veſtir de peaux, deſlier les bandelettes de leurs cheueux, attacher des bouquets à leurs teſtes, & prendre en main des picques entourées de fueilles de vigne, ou qu’autrement leur Dieu les menaçoit de leur faire voir quelques ſanglans effects de ſon courroux: Les femmes & ieunes & âgées, obeïſſantes aux commandemens des Preſtres, laiſſerent leurs paniers & leurs toiles pour aller donner de l’encens aux autels de Bacchus, & l’appeller d’vne voix effroyable, tan- toſt Bromie, Lyaee, fils du feu; puis Nyſée, Thyonée, deux-fois-né, enfant de deux meres, Lenée pere des raiſins, Nyctilie, Elelée, Iacche, Euan; bref le nommer de mille autres noms que la Grece luy a don- nez, & chanter deuant luy ceſte Hymne de loüanges:Beau fils duquel l’agreable ieuneſſe ne fleſtrira iamais, enfant qui en beauté ſurpaſſes tous les autres habitans des Cieux; car ta face at- trayante, lors que tu as poſé tes cornes, porte les meſmes charmes & les meſmes attraits que celle d’vne fille. C’eſt toy qui as dompté la terre depuis le coing où ſon oeil ſe reſueille, iuſques aux noires regions des Indiens que le Gange abbreuue. C’eſt toy, venerable Enfant, qui as vaincu Penthée & le porte-hache Lycurgue, ennemy des vignes: tu les as punis tous deux de leur ſacrilege audace: c’eſt toy qui fis ietter dans l’eau les mariniers de Tyr, toy dis-je, que les lynx (domptez de ta main) traiſnent aſſis dans vn chariot, ſuiuy de femmes en furie, de Satyres & du vieil Silene qui touſiours plein de vin, à peine ſe peut te- nir ſur le dos courbé de ſon aſne. En quelque lieu que tu ſois, la ioye & l’allegreſſe t’accompagnent, on y entend les cris des ieunes hommes, les voix eſclattantes des femmes, le bruit des baſſins qu’on frappe des mains, & le ſon des trompettes & des fluſtes.Ainſi, pere Liber, les Dames de Thebes celebroient ton nom, & te coniuroient de leur eſtre fauorable, ainſi toutes vaquoient à ton hon- neur, horſmis les filles de Minée, leſquelles trop mal à propos meſna- geres profanoient la ſolennité de ta feſte, l’vne filant de la laine, l’au- tre du lin; & l’autre plus ardante à ſa toile, qu’elle n’auoit iamais eſté, preſſoit ſes ſeruantes de trauailler autant ou plus que les autres iours.Celle qui filoit du lin, ennuyée de leur triſte ſilence, fit ouuerture la premiere d’vn moyen par lequel elles tromperoient le temps, & l’en [99] nuy qui ſ’engendre auec vn muet trauail: Tandis que les autres Dames de la ville (diſt-elle à ſes ſoeurs) oiſiues font vne feſte inuentée en l’hon- neur de ie ne ſçay quel Dieu, nous qui ſommes icy occupées aux exer- cices de Pallas, Deeſſe dont la puiſſance eſt trop mieux par tout reco- gnuë, pour faire couler plus doucement la peine que nous prenons à nos profitables ouurages, faiſons chacune à ſon tour quelque conte; les heures ne nous ſeront pas ſi longues, nous les tromperons. Son ad- uis fut loüé des autres, qui la prierent de commencer. Elle leur accor- de, & penſant en ſoy-meſme quel conte elle feroit le premier (pour ce qu’elle en ſçauoit pluſieurs) eſt en doute ſi elle doit commencer par celuy de Dercete, qui changée en poiſſon, & couuerte d’eſcailles, fut faicte hoſteſſe des eſtangs de la Paleſtine: ou ſi elle dira le changement de Semiramis ſa fille, qui ſur la fin de ſes iours reueſtuë de plumes de pigeon, ſ’en alla viure au haut des plus eſleuez baſtimens de Babylone. Elle fut vne fois preſques en reſolution de les entretenir de Naïs, qui par la vertu de ſon chant, & la ſecrette puiſſance de ſes herbes, fit que pluſieurs ieunes hommes deuindrent poiſſons, & le deuint elle-meſ- me auſſi en fin: mais ſe reſſouuenant du meurier qui portoit ancienne- ment vn fruict blanc, lequel fut depuis faict rouge par la teinture du ſang de deux amans, elle creut que ceſte derniere fable ſeroit plus a- greable à ſes ſoeurs, pour ce qu’elle eſtoit moins commune que les au- tres. Elle la commença donc ainſi, faiſant ſuiure à ſon fil de lin le fil de ſon diſcours.
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LE SVIET DE LA IIII. FABLE.
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(IIII. Fable expliquée au 3. Chap.) Pyrame & Thisbée eſtans voiſins & de meſme âge deuindrent amoureux l’vn de l’au- tre, & entretindrent long-temps leurs ſecrettes flames ſans auoir moyen de ſe voir qu’à trauers vn trou qu’ils firent à la muraille de leurs logis qui eſtoient proches; mais en fin pour accomplir leurs chauds deſirs, ils s’aßignerent vn lieu hors la ville de Babylone, où Thisbée ſe trouua la premiere, & s’aßit deſſous le meurier, qui eſtoit le rendez-vous à tous deux. Elle ne fut pas là qu’vne Lionne ſortant du bois luy donna tellement l’eſ- pouuante, qu’elle s’enfuit de peur, & laiſſa ſon eſcharpe au pied de l’arbre, que la Lionne deſchira & enſanglanta toute; puis alterée, s’en alla boire à vne fontaine qui n’eſtoit pas loing de là. Pyrame y arriua außi toſt, & trouua l’eſcharpe de ſa maiſtreſſe ſanglan- te, qui luy fit croire que quelque beſte furieuſe l’auoit deuorée, & de regret ſe tua ſur la place: puis Thisbée vn peu raſſeurée y reuint, & voyant ſon ſeruiteur mort s’ouurit le ſein du meſme poignard. Ainſi tous deux par vn tragique malheur arrouſerent de leur ſang le meurier, qui à ceſte occaſion a touſiours produit depuis des fruicts rouges au lieu des blancs qu’il portoit auparauant.PYrame & Thiſbée eſtoient tous deux enfans de ceſte ſuperbe Babylone, que Semiramis entoura de murailles de brique: l’vn reputé du nombre des plus accomplis ieunes hommes qui fuſſent en ce quartier-là; l’autre en beauté tenuë pour la plus agreable perle qui enrichiſt les terres d’Orient. Ce qui fit ouuerture à la cognoiſſance qu’ils eurent l’vn de l’autre, fut le voiſinage de leurs maiſons qui ſe touchoient. Les premieres bluettes de leur feu prindrent là leur naiſ- ſance, & ſ’accreurent tellement peu à peu qu’ils ne furent en fin qu’vn coeur, & vne ame contrainte d’habiter en deux corps, auſſi bien que leurs corps dedans deux logis ſeparez. Ils ne deſiroient rien tant que d’eſtre ioincts enſemble par les liens d’vn legitime mariage: mais leurs peres ennemis de leur contentement, ne furent iamais d’accord auec leur amour; ils leur defendoient de ſe voir, & leur defendoient en vain de ſ’aimer, en vain dis-je, car telles defences eſtoient les allu- mettes de leurs flames. S’ils ne ſe pouuoient parler de bouche, ils ſe parloient par ſignes, & par geſtes entretenoient leur braſier qui ſ’aug- mentoit touſiours, moins il oſoit paroiſtre. Le mur commun, ſur le- quel eſtoient appuyez leurs logis, auoit d’ancienneté vne fente à la- quelle perſonne n’auoit iamais pris garde; mais dequoy eſt-ce que l’Amour ne ſ’apperçoit? Y a-il rien qui puiſſe demeurer caché à la lueur de ſon feu? Ce fut vous, Amans clair-voyans, qui premiers re- cognuſtes en la muraille ce vice, qu’elle receloit il y auoit long temps, & qui vous en ſeruiſtes comme d’vn conduit qui portoit ſecrettement vos amoureuſes paroles à l’oreille l’vn de l’autre. Ils ſe rendoient à toute heure, Pyrame deçà, Thiſbée delà, & diſcourans au trauers de la fente, ſe combloient, ce leur ſembloit, de felicité par l’ouïe: & tou- tefois en fin ennuyez de la parole, à laquelle ils ne pouuoient ioindre l’attouchement, ils ſe deſpitoient bien ſouuent contre la muraille, qui ne les pouuoit fauoriſer que d’vne ſi froide faueur. Maintefois [101] aprés que leurs bouches ſ’eſtoient enuoyez l’vn à l’autre mille reci- proques ſouſpirs: Ialouſe muraille (diſoient-ils) pourquoy fauorable ennemie en nous faiſant du bien, t’oppoſes-tu à nos contentemens? Puiſque tu nous permets de parler, las! que ne nous permets-tu de nous embraſſer? Ou ſi tu ne nous puis faire vne ſi grande ouuerture, que nous nous ioignions corps à corps, ouure-toy au moins de telle façon qu’en auançant la teſte, vn doux baiſer puiſſe coller nos levres enſemble. Mais c’eſt trop t’importuner de te demander plus qu’il ne t’eſt poſſible, nous t’auons de l’obligation, agreable muraille; enco- re eſt-ce beaucoup, & nous n’en ſommes point ingrats, que tu fais ouuerture à nos bruſlans diſcours. Ainſi tous deux ſe plaignoient or- dinairement, puis ſe diſoient Adieu, lors que la nuict eſtoit venuë, & deuant que ſe retirer baiſoient chacun de ſon coſté la muraille, qui ne pouuoit (helas!) porter tels baiſers à leurs bouches, comme elle portoit la parole à leurs oreilles.L’Aurore n’auoit pas le lendemain chaſſé les humides lumieres de la nuict, & le Soleil du chaud de ſes rayons ſeiché les herbes couuertes de roſée, qu’auſſi toſt ils eſtoient le long de leur muraille à l’entre- tien de leur feu par les flames qu’ils reſpiroient: mais auec le temps l’air de leurs ſimples paroles leur fut ennuyeux. Vn iour aprés auoir faict mille plaintes, & remply pluſieurs fois la fente, complice de leurs affections, des regrets qui les affligeoient; ils reſolurent enſem- ble de ſortir la nuict de la maiſon, & ſe rendre tous deux hors la ville au ſepulchre de Ninus, où il y auoit prés d’vne fontaine vn grand ar- bre chargé de meures blanches. Ce meurier fut leur rendez-vous, ils reſolurent de ſ’y trouuer tous deux, & leur reſolution fut ſuiuie de tant d’impatience, que la courſe du Soleil ce iour-là leur ſembla durer vn ſiecle, en attendant la nuict, qu’ils penſoient deuoir eſtre mere de leurs delices, & le fut de leur dernier malheur. Le Soleil n’eut pas plon- gé ſes rayons dans les eaux, & les tenebres eſten du leur noir manteau deſſus la terre, que Thiſbée la premiere ſortit de ſon logis, ſans que perſonne de la maiſon ſ’en apperceuſt, & ſe rendit le viſage couuert d’vn voile, deſſous l’arbre aſſigné, où elle ſ’aſſit en attendant Pyrame. Elle ſembloit ne craindre rien, ſi hardie l’amour la rendoit, auſſi de vray craignoit-elle fort peu; mais qui pourroit demeurer aſſeuré de- uant vne beſte farouche? Elle ne fut pas aſſiſe qu’elle veid vne Lion- ne, teinte du ſang de quelques boeufs fraiſchement deuorez, qui ſe venoit deſalterer dans la fontaine voiſine. De tant loin que Thyſbée l’apperceut aux rayons de la Lune qui eſclairoit, elle courut d’vn pied craintif ſe cacher dans les plus ſombres endroits de la foreſt, & en cou- rant laiſſa cheoir ſon eſcharpe. La Lionne, qui ne cerchoit que l’eau, appaiſa ſa ſoif, & ſe retirant aprés dans les bois, rencontra par hazard non la maiſtreſſe, mais l’eſcharpe, qu’elle deſchira de ſes dents encore ſanglantes. Cependant Pyrame, qui eſtoit party le dernier de chez [102] ſoy, arriue, & à ſon arriuée remarque dans la poudre les pas de quel- que beſte ſauuage. Il pallit d’apprehenſion, & la crainte de premier abord luy preſagea quelque infortune: mais quand il eut trouué l’eſ- charpe ſoüillée de ſang, ce fut lors que tout eſperdu il ſ’eſcria: Ha! nuict infortunée, perfide nuict, qui deſſous l’appas d’vn bon-heur as conduit deux Amans à la mort; tu eſtois donc deſtinée à nous perdre? Mais ſ’il me falloit eſtre offert victime à ta ſombre lumiere, pour- quoy eſt-ce que dans mon malheur ſe trouuent enueloppez les de- ſtins de Thiſbée, dont la beauté meritoit de fleurir vne eternité? Mal- heureux que ie ſuis, de l’auoir faict venir icy; c’eſt moy qui l’ay per- duë, c’eſt moy qui l’ay meurtrie. Oüy Thiſbée, mon indiſcretion eſt coulpable de voſtre ſang, c’eſt moy qui vous ay conduite à la mort, vous perſuadant de vous rendre de nuict en vn lieu plein d’effroy, où traiſtre i’ay man qué de me trouuer le premier. Armez-vous de rage contre moy, lions qui habitez les antres de ces roches, plongez vos dents dedans mon coeur, deſchirez mes entrailles criminelles, & ven- gez par mon meurtre le meurtre de Thiſbée, que i’ay faicte la proye de voſtre cruauté. Mais c’eſt à faire à vn courage laſche de ſ’arreſter long-temps à ſouhaitter la mort, qui ne peut ſ’eſloigner alors qu’on la deſire. Il leua l’eſcharpe à l’inſtant, & ſ’en alla deſſous l’arbre fatal qu’ils auoient deſtiné teſmoing de leurs delices. Il y baiſa mille fois ce voile de Thiſbée, le moüilla de ſes larmes, puis diſt: Cher voile qui couurois le Soleil de mon ame, voile empourpré du beau ſang de Thiſbée, reçoy auſſi la teinture du mien que ie luy ſacrifie. Cela dit, il ſe plonge ſon poignard dans le ſein, que d’vne main mourante il retire auſſi toſt de la playe toute chaude, & tombe à la renuerſe. Son ſang boüillonnant ſ’eſlança en haut, tout ainſi comme lors qu’vn vieil canal de plomb ſe creue, le petit trou qui ſ’eſt faict, fremiſſant darde vne longue picque d’eau, qui jallit en l’air, & le fend d’vne extreme violence. Les fruicts de l’arbre en furent par ce moyen arroſez; ils en changerent leur blancheur en couleur rouge-noire, & la racine ab- breuuée du ſang qui ſ’eſcoula par terre, fit que ceſte ſanglante tein- ture leur demeura.Thiſbée n’auoit pas encore perdu la crainte de la Lionne, toute- fois de peur que ſon ſeruiteur ne ſe perſuadaſt qu’elle l’euſt abuſé manquant à ſa promeſſe, elle ſortit du bois, & iettant la veuë d’vn co- ſté & d’autre n’employa pas moins les yeux de ſon affection, que les yeux de ſon corps à le recercher, deſireuſe de luy raconter en quel danger elle ſ’eſtoit trouuée. Elle recognut bien de loing & l’arbre & la fontaine; & toutesfois la couleur du fruict, autre qu’auparauant, la tint en ſuſpend: elle ne ſçauoit que penſer; & cependant qu’elle eſtoit ſur ce doute, elle apperceut la terre couuerte de ſang, & vn homme eſtendu, que les derniers aſſauts de la mort faiſoient encore debattre. L’horreur d’vn tel ſpectacle luy fit faire deux pas en arriere; [103] elle demeura ſans couleur, & tremblottante fut agitée de la meſme façon que la mer, quand vn petit vent ne faict que frizer le deſſus des eaux. L’effroy l’arreſta quelque peu; mais depuis qu’elle eut recogneu ſon Pyrame, en ſe frappant le ſein & ſ’arrachant le poil, elle ſe ietta ſur ce corps mourant, pour lequel ſes affections eſtoient ſi viues; elle remplit ſa playe de larmes, meſlant ſes pleurs auec ſon ſang, & atta- chant ſa bouche ſur les glaces de ſes ioües, d’vne voix que ſa douleur aigriſſoit, appella pluſieurs fois Pyrame. Las! mes delices (crioit-elle) quel ſort ennemy de mon bien m’a rauy mes plaiſirs en vous oſtant la vie? Parlez-moy, ma chere ame, qui vous a ainſi meurtry? Reſpon- dez-moy, Pyrame, c’eſt voſtre fidelle Thiſbée qui vous appelle, ne ſoyez pas ſourd à ſes cris, leuez vn peu la veuë, releuez ceſte face pan- chante pour releuer mes eſperances qui ſ’en vont mourir auec vous. A l’ouïe du nom de Thiſbée, les yeux de Pyrame deſia enueloppez des ombres de la mort, ſ’ouurirent quelque peu, & ſe refermerent auſſi toſt qu’ils eurent veu Thiſbée. Elle tandis recognut ſon eſchar- pe, & veid au coſté du corps mort vn fourreau ſans poignard, qui luy fit dire: Ha! deplorable amant, c’eſt donc ta propre main, & les chau- des inquietudes d’amour qui ont porté le fer dedans ton ſein? mon eſ- charpe ſanglante a peu faire naiſtre en ton coeur des ſoupçons, qui t’ont oſté la vie: la ſeule opinion de ma mort t’a rendu la lumiere du iour odieuſe, & ie ne mourray point ayant deuant mes yeux les aſſeu- rances de la tienne? Ton erreur t’a faict deuancer le couſteau de la Parque, & mon veritable deſaſtre permettra que ie l’attende? Non, non, ma main eſt aſſez forte pour vn pareil coup; ie n’ay pas moins d’amour que tu en as eu; Amour me fournira des forces pour faire vne ouuerture, d’où ſ’eſcoule enſemble mon ſang, mes regrets & ma vie. Ie te ſuiuray mort dedans les horreurs de l’Enfer; & ſi ie ſuis accu- ſée de ton deſaſtre, la vengeance que i’en prendray ſur moy-meſme m’en excuſera. Lon me dira, miſerable, la cauſe & la compagne de ta mort, & en noſtre miſere nous aurons ceſt auantage ſur la Parque, qui ſeule nous pouuoit eſloigner l’vn de l’autre, que meſme ſa rigueur ne nous aura peu ſeparer. O peres malheureux, tant le ſien que le mien: Meres infortunées, authoriſez ce dernier voeu de nos affections: Vous n’auez pas voulu permettre que nos corps viuans fuſſent ioints en- ſemble; ne ſoyez pas ialoux qu’vn meſme tombeau les enſerre, puis qu’vn ſi eſtroit noeud d’amour nous a vnis, que le deſtin de noſtre heure derniere n’a pas oſé le rompre.Et toy funeſte meurier, qui de tes fueilles couures deſia vn corps mort, & maintenant en couuriras deux, retien touſiours quelques marques, ie te prie, du deplorable ſort qui nous a accablez ſous ton ombre; fay que ton fruict reueſtu d’vne couleur noiraſtre porte le dueil du double meurtre qui enſanglantera tes racines. Ce furent là les derniers ſouhaits de Thiſbée, auſquels elle mit fin, quand elle ſe [104] ſe planta dans le ſein la pointe du poignard, encore chaud du ſang de ſon Pyrame, & ſe jetta deſſus pour le faire entrer plus auant. Les Dieux touchez de pitié fauoriſerent ſes voeux, car depuis le fruict du meurier deuient noir ſi toſt qu’il eſt meur. Les peres & les meres auſſi plus pi- toyables à leurs enfans apres la mort que durant la vie, ayans trouué les corps qui ſ’embraſſoient, ne leur donnerent qu’vn tombeau, afin que leurs cendres touſiours vnies teſmoignaſſent à iamais l’eſtroitte vnion de leurs coeurs.

LE SVIET DE LA V. ET VI. FABLE.
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(V. & VI. Fable expliquée au 4. & 5. Chap.) Leucothoë ſoeur d’ Alcithoë deuant que raconter la fable de Leucothoë fille du Roy Or- chame en diſcourt l’occaſion, qui fut que le Soleil ayant deſcouuert l’adultere de Venus auec Mars, elle ſe vengea de Phoebus en le rendant amoureux de Leucothoë, de laquelle il ne peut iouïr qu’auec beaucoup de peine, mais en fin il en eut ce qu’il deſiroil, apres s’eſtre changé en la forme d’Eurynome ſa mere. Or le pere ayant ſceu la faute de ſa fil- le, il la fit enterrer toute viue, dequoy le Soleil eut pitié, & conuertit ſa maiſtreſſe en l’arbre duquel ſort l’encens. Clytie de regret qu’ Apollon l’euſt quittée, s’affligea telle- ment qu’elle deuint en fin Fleur iaune, qui ſe tourne & ſuit touſiours le cours du Soleil.OVand Alcithoë eut acheué ſa fable, Leucothoë ſa ſoeur ne tarda pas beaucoup à commencer la ſienne. Ce n’eſt pas les hommes ſeuls, diſt-elle, qui ſe laiſſent ainſi tranſporter à l’Amour: les Dieux auſſi ſentent la rigueur de ſes flames, & le Soleil entre autres, [105] qui faict naiſtre les mois & les ſaiſons, a eſté ſouuent amoureux, comme ie vous raconteray. C’eſt luy qui premier deſcouurit les adulteres baiſers de Mars & de Venus, auſſi eſt-ce luy le premier qui void ce qui ſe faict au monde. Il veid le furieux Dieu de la guerre auec la mere de Cupidon, dont il ſ’offença, & le fit ſçauoir à Vul- cain mary de la Deeſſe, auquel il monſtra meſmes la place où il les auoit deſcouuerts, afin qu’il les y peuſt ſurprendre. Ce boiteux fils de Iunon demeura tout hors de ſoy, ſon ouurage luy tomba des mains; puis ſ’eſtant recognu il ſe mit à faire de petites chaiſnettes, ſi delicates qu’à peine les pouuoit-on voir, & les entrelaſſa ſi propre- ment en forme de rets, qu’on euſt dit que c’eſtoient toiles d’araignées, ſinon que pour ſubtils que les filets d’airain fuſſent, ils ne laiſſoient pas d’eſtre forts & maniables comme ſoye. Il tendit ce filet autour de ſon lict, auec vn tel artifice, qu’alors que Venus & ſon adultere y fu- rent, ils ſ’y trouuerent arreſtez au milieu de leurs embraſſemens. Re- tenus qu’ils furent, Vulcain ouurit ſes portes d’yuoire, & fit entrer les Dieux qui les veirent ainſi couchez enſemble, & honteuſement accouplez. Il y auoit de la honte pour Mars, mais quelqu’vn des moins triſtes Dieux euſt bien deſiré de ſouffrir à tel prix vne pareille honte. Tous n’en firent que rire, & ce fut vn ſujet qui les entretint long- temps de diſcours dans les Cieux. Venus ſeule en demeura offencée, mais elle n’oublia pas de venger ſon offence. C’eſtoit du coſté de l’amour que l’iniure la touchoit, & ce fut par l’amour qu’elle punit l’autheur de ceſte iniure. Dequoy vous ſert, beau fils de Latone, ce teint vermeil qui colore vos ioües, & tant d’eſclairs qui luiſent auec vos beautez autour de voſtre face? Vous qui du feu de vos rayons pouuez tout embraſer, eſtes maintenant embraſé d’vn feu ſecret qui vous conſume les moüelles. Vous qui deuez ietter la veuë par- tout, ne la iettez que ſur Leucothoë; vne ſeule fille arreſte voſtre oeil, dont la lumiere eſt deuë à tout le monde. Quoy? vous vous leuez tantoſt plus matin que de couſtume, & tantoſt vous plongeant plus tard dedans les ondes, pour iouïr plus long-temps de la veuë de vos amours, vous allongez en hyuer les iours & les heures. Le tourment de voſtre ame vous eſblouït ſouuent les yeux, quel- quefois il faict comme eclipſer voſtre lumiere, & par des om- bres non accouſtumées, dont il couure voſtre viſage, donne l’ef- froy à l’Vniuers. Ce n’eſt pas pourtant que la Lune ſ’oppoſe à vos clartez, ce n’eſt pas la rencontre de ſon corps humide qui vous faict pallir, c’eſt l’Amour voſtre vainqueur qui vous faict changer de couleur; l’amour, dy-je, non point de Clymene, de Rhodos, ou de la mere de Circe, mais de Leucothoë, qui a eſteint toutes vos autres flames, & vous a faict meſme oublier l’importune ardeur de Clytie, laquelle vainquant vos meſpris par ſes affections n’eſtoit point hon- teuſe de recercher vos embraſſemens apres auoir eſté pluſieurs fois [106] repouſſée. Ha! combien de martyre vous luy cauſaſtes alors, voyant que Leucothoë ſeule vous poſſedoit.Leucothoë eſtoit fille d’Orchame, ſeptieſme Roy de Perſe apres Belus, & d’Eurynome mere tres-belle d’vne fille, laquelle la ſur- monta autant en beauté, comme elle en ſon temps auoit vaincu les autres de ſon âge. Le Soleil donc raui de ſes perfections, la fut trouuer vne nuict, tandis que ſes cheuaux dans vn champ proche des riues où il ſe couche, ſe paiſſans d’ambroſie, ſe rafraiſchiſſoient pour la courſe du lendemain. Il entra dans ſa chambre deſguiſé de telle façon qu’on ne l’euſt peu iuger autre qu’Eurynome, & l’ayant priſe par la main, au milieu de douze ſeruantes, qui paſſoient la ſe- rée en filant auec elle, il la baiſa, comme ſi c’euſt eſté ſa fille, puis commanda aux ſeruantes de ſe retirer, pour communiquer de quel- que affaire ſecret, qu’il ne vouloit pas qu’elles entendiſſent. Elles penſans obeïr à la mere de leur maiſtreſſe, obeïrent à ce Dieu a- moureux, qui ſe trouuant ſeul auec la belle Leucothoë; Ie ſuis, luy dit-il, celuy qui meſure le cours des ans & des ſiecles. Ie ſuis ce Dieu clair-voyant, à qui rien n’eſt caché, & par qui toutes choſes ſont ren- duës viſibles. Ie ſuis le grand oeil du monde, oeil pourtant captif de vos yeux, ma belle, de vos yeux qui m’ont rauy le coeur & l’ont ren- du tout voſtre. Elle ſ’eſtonna tellement que d’effroy la quenoüille & le fuſeau luy tomberent des mains, mais ce fut auec tant de grace, que la peur qu’elle eut, ne la rendit que plus aimable. Lors Apollon ſans tarder dauantage reprend ſa forme & ſes beautez ac- couſtumées, qui charmerent en peu de temps le coeur de Leucothoë, & la rendirent ſi eſpriſe, que toute eſpouuentée qu’elle eſtoit de ce- ſte inopinée rencontre, elle ſe laiſſa pourtant vaincre ſans beau- coup de peine, aux douces forces dont le Soleil la combattit. Clytie qu’Apollon auoit autrefois infiniment aimée, ialouſe de ceſte nou- uelle maiſtreſſe, en deſcouure l’amour, & le faict ſçauoir à Orchame. Ce pere ſans pitié, fit mettre viue, dans terre, la pauure Leucothoë, qui ne peut iamais le fleſchir, quoy que tendant les bras en haut, & monſtrant le Soleil, elle ſ’eſcriaſt: C’eſt luy qui m’a forcée. Las! ç’a eſté contre ma volonté, qu’il a ioüy des deſpoüilles de ma virginité, ie n’ay peu reſiſter à ſa violence. Telles excuſes ne te ſeruirent de rien, Leucothoë, on te ferma la bouche de terre, & t’en couurit-on le viſage; cruauté que le Soleil ne peut endurer, il entr’ouurit la ter- re par la force de ſes rayons, pour donner air à ta face enterrée, mais las! ce fut trop tard; ta teſte deſia aſſoupie d’vn mortel ſom- meil ne ſe pouuoit dreſſer, tu n’eſtois plus qu’vn corps ſans mou- uement & ſans vie. On tient que Phoebus depuis le triſte embra- ſement de ſon fils Phaëton, n’auoit rien veu de ſi lamentable à ſes yeux. Il taſcha bien par la vertu de ſes rayons à reſchauffer tes membres que la mort auoit deſia glacez, penſant te redonner la [107] vie: mais les loix du deſtin ſ’oppoſerent à ſes deſſeins, & l’ayans con- traint d’en quitter l’entrepriſe, il arroſa ton corps de Nectar, & toute la terre d’entour, puis diſt en ſe plaignant: On ne m’a pas permis de te faire reuiure pour ramper encore ſur terre, mais ie feray que tu mon- teras iuſques dans les Cieux. Le corps humecté de ce diuin breuuage ſ’amollit auſſi toſt, & abbreuuant la terre de la meſme odeur dont il eſtoit trempé, commença peu à peu à ietter des racines, deſquelles ſortit l’arbre qui porte l’encens, encens dont la fumée, ainſi que Phoe- bus luy auoit promis, va penetrer iuſqu’au troſne des Dieux.Les cuiſans regrets que l’ Amour auoit faict naiſtre dans le coeur de Clytie, luy pouuoient bien ſeruir d’excuſe enuers Apollon pour le rapport faict à Orchame: mais ce Dieu fut ſi deſpité, que rien ne peut appaiſer la haine qu’il conceut contre elle; bien qu’elle ne l’euſt offencé que par trop d’amour. Il ne la voulut point voir depuis, dont elle engendra vn tel creue-coeur qu’elle ne fit plus que languir. Vne manie d’amour qui la tourmentoit, luy rendoit odieuſe la han- tiſe des Nymphes ſes compagnes. Elle demeura huict iours toute nuë, aſſiſe en terre, eſcheuelée, ſans autre couuert que le Ciel, ny la nuict, ny le iour, & ſans receuoir nourriture que celle de l’humidité de ſes larmes. Elle ne ſe remua point de la place où elle eſtoit; tout ſon mouuement eſtoit en ſes yeux, qui ſuiuoient le tour du Soleil, & pour le voir ſans ceſſe luy faiſoient tourner la teſte où ſa lumiere paroiſſoit. En fin elle y demeura tant, qu’on dit que ſes membres prindrent racine en terre, & ſa face palliſſante ſe changea en Souci, fleur qui retient encore ſa ialouſe couleur auec ſon amour: car bien qu’elle ait le pied arreſté, elle ne laiſſe pas de ſe tourner touſiours du coſté que ſon beau Phoebus ſe pourmeine.

LE SVIET DE LA VII. VIII. IX. X. XI. ET XII. FABLE.
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Alcithoë ayant à conter ſa fable à ſon tour, en touche quatre en paſſant, qu’elle ne(VII. VIII. IX. X. XI. & XII. Fa- ble expliquées au 6. & 7. Chap.) daigne dire, pource qu’elles ſont trop communes; puis raconte au long celle d’Herma- phrodite, fils de Mercure & de Venus, lequel fut aimé de la Nymphe Salmacis, qui l’embraſſa ſi eſtroictement, lors qu’il ſe baignoit dans vne fontaine, qu’ils ne furent faicts qu’vn corps des deux, mais de telle façon qu’il retint les deux natures. Dont Hermaphrodite s’apperceuant, fit priere aux Dieux que tous ceux qui ſe baigneroient dans la meſme eau, s’ils eſtoient hommes, s’affoibliſſent-là comme luy, ſe faiſant demy hommes & demy femmes, & ſi c’eſtoient femmes qu’elles participaſſent à la nature de l’homme. Ce qui luy fut accordé, & l’effect ſuiuit ſa priere, car quiconque ſe lauoit-là, ſe trouuoit apres auoir vne double nature.
|| [108]
ALa fin du diſcours de Leucothoë, chacune de la compagnie ſ’eſmerueilla des eſtranges auantures de la fille d’Orchame, & de Clytie auſſi: Les vnes diſoient que cela n’auoit peu ſe faire: toutesfois, diſoit l’autre, les vrays Dieux peuuent tout, il ne faut point douter de leur puiſſance; mais Bacchus n’eſt pas de ceux-là. Elles ſomment tandis Alcithoë de ſ’acquitter de ſon conte, laquelle faiſant courir ſa nauette au trauers des filets de ſa toile, diſt, lors que ſes ſoeurs ſe furent toutes teuës: Ie ne vous daignerois entretenir du Berger Daphnis, qui fut changé en rocher, pour auoir meſpriſé vne Nymphe qui l’aimoit, car il n’y a rien plus commun que ces vengeances des coeurs amou- reux, auſquels les deſdains & les refus ſont inſupportables. De vous importuner auſſi de la variable nature de Scython qui eſtoit tantoſt homme & tantoſt femme; ou de l’amitié que Iupiter enfant porta au petit Celme, qui depuis fut changé en Diamant: c’eſt choſe qui ne vous pourroit eſtre, ce me ſemble, trop agreable, non plus que la naiſſance des Curetes, qui ſ’engendrerent des torrens d’vne groſſe pluye, ou le changement de Crocus & de Smilax ſa femme, qui de- uindrent fleurs. Ie vous veux raconter quelque hiſtoire, que la nou- ueauté vous face ouïr auec plus de contentement. Vous auez bien ouy parler de la fontaine Salmacis, chacun ſçait la molle vertu qu’elle a de rendre les hommes effeminez, & de fortifier les femmes en les ren- dant demy-hommes; mais il y a peu de perſonnes qui en ſçachent la [109] cauſe. Les Naïades eſleuerent autresfois dans les antres du mont Ida vn fils de Mercure & de Venus, fils qui ſur le viſage portoit peintes les beautez & les graces de ſon pere & de ſa mere enſemble; il les repre- ſentoit naïfuement l’vn & l’autre, auſſi luy donna-on vn nom meſlé de leurs deux noms. Quand ceſt enfant eut atteint l’âge de quinze ans, curieux de voir autre choſe que les ſommets du mont où il auoit eſté nourry, il ſe pleut à voyager, & courant les terres eſtrangeres, veid les diuers fleuues des diuerſes Prouinces, ſans ſe laſſer, tant ſon deſir luy faiſoit trouuer doux le trauail des voyages. Il fut par toutes les vil- les de Lycie, & de là en Carie, où il ſ’arreſta d’auanture autour d’vne fontaine, dont l’eau claire comme cryſtal faiſoit iour iuſques dans ſon fond ſablonneux. Il n’y auoit dedans ny roſeaux, ny ioncs, ny autre herbe, c’eſtoit vne eau purement nette; enceinte ſans artifice d’vn gazon touſiours verd, qui ſeruoit bien ſouuent de couche à vne Nym- phe, laquelle faiſoit là ſon plus ordinaire ſeiour. Ceſte Nymphe, ſeule de toutes les Naïades incogneuë à Diane, & ſans cognoiſſance de ſes exercices, n’auoit iamais eſprouué ſon haleine à la courſe, ny la dexterité de ſon bras à deſcocher vn trait ſur vne beſte fauue. On dit que bien ſouuent les Nymphes ſes ſoeurs luy diſoient: Quittez ceſte languiſſante vie, Salmacis, prenez vn jauelot en main, ou chargez vos eſpaules d’vne trouſſe, & meſlez ce laſche repos auec les robuſtes plaiſirs de la chaſſe: mais iamais elle ne voulut prendre ny arc, ny trouſſe, ny jauelot, pour meſler le trauail de la chaſſe parmy ſon oi- ſiue pareſſe. Tantoſt elle baignoit l’albaſtre de ſon corps dans le cry- ſtal de ceſte fontaine, tantoſt peignoit ſes cheueux à la façon de Ve- nus; puis conſultoit auec la bien-ſeance dedans le miroir naturel de l’eau claire, quelle parure luy venoit le mieux; & tantoſt couuerte d’v- ne robe legere, au trauers de laquelle ſon corps paroiſſoit comme nud, elle ſe couchoit mollement, ou ſur des fueilles ſeiches, ou deſ- ſus l’herbe fraiſche. Son plus violent exercice eſtoit de ſe baiſſer pour cueillir des fleurs çà & là; & c’eſt ce que parauanture elle faiſoit lors qu’elle veid Hermaphrodite, & de ſa veuë ſentit naiſtre le feu de ſon amour. Elle n’eut pas jetté les yeux ſur luy, que ſon coeur le ſouhaitta & luy commanda de le recercher: mais quoy que ſon deſir la preſſaſt de courir à luy, elle ne ſe preſenta point pourtant qu’elle n’euſt rele- ué ſa coiffeure, & regardé ſon habit d’vn coſté & d’autre, afin de pa- roiſtre plus propre. Elle ſe forma vne contenance la plus aimable qu’elle peut, puis accoſta ainſi celuy qui la rauiſſoit: O enfant digne d’eſtre Dieu, auſſi l’es-tu, ie m’aſſeure; ie croy que tu es fils de Cypris: car ſe pourroit-il faire que tant de beautez que ie voy ſur ton viſage fuſſent mortelles? ie ne le puis penſer; mais ſi tu n’es qu’vn homme, ie tien ceux qui t’ont engendré trop heureux. Heureuſe la mere qui t’a porté dedans ſes flancs; heureuſe, ſi tu en as quelqu’vne, la ſoeur qui eſt ſortie du meſme ventre que toy; heureuſe la nourrice de qui tu as [110] ſuccé le laict, & heureuſe mille fois plus celle qu’vn fauorable hymen a renduë digne de ta compagnie. C’eſt de ta femme ſeule, ſi tu es ma- rié, que i’enuie la felicité. Si tu en as vne, permets-moy maintenant qu’en t’embraſſant ie luy deſrobe quelque fruict des delices qu’elle ti- re de ton amour: ou ſi tu n’en as point, fay que ie ſois ta femme, & que dés ceſte heure meſme nous nous ſeruions de ceſte herbe pour couche. Là Salmacis ſe teut, & Hermaphrodite rougit. Le viſage de ce ieune homme, qui n’auoit point encore appris quels eſtoient les effects, ny du flambeau, ny des fleſches de Cupidon, prit la couleur d’vne pomme vermeille, ou d’vn yuoire teint de rouge d’Eſpagne, ou de la Lune, lors qu’vne Eclipſe change le teint argentin de ſa face. Il fut honteux du peu de honte de la Nymphe; mais la honte qu’il eut ne le rendit que plus aimable, ſa rouge pudeur rauit doublement Sal- macis, qui plus eſpriſe qu’auparauant, le prie de la fauoriſer au moins d’vn ſimple baiſer. Elle l’en coniure & l’en preſſe, l’aſſeurant qu’elle n’entrera point auec luy en des careſſes plus eſtroittes, que celles qu’v- ne ſoeur doit à ſon frere. Elle luy porte deſia les bras au col pour l’em- braſſer; mais luy ſe retire, & dit: Ou laiſſez moy, ou vous me con- traindrez de m’en aller d’icy, pour euiter vos importunes careſſes. Elle de crainte qu’il ſ’enfuye, luy dit, Las! mes delices, ce ſera moy qui vous quitteray pluſtoſt la place; demeurez icy en toute liberté, perſonne ne vous faſchera. Feignant de ſ’en aller d’vn autre coſté, elle ſ’arreſta derriere quelques arbriſſeaux, où ayant mis vn genoüil en terre, elle ſe courba pour voir ce qu’Hermaphrodite feroit. Luy ſe croyant ſeul va deçà & delà, ſe promeine ſur l’herbe, ainſi qu’vn en- fant qui n’a rien à faire; met la plante du pied dans l’eau qui leche le riuage; & reſſentant qu’elle n’eſt point trop froide prend enuie de ſe lauer. Il ſe deſpoüille & ſe faict voir nud à Salmacis, qui bruſle & ſe perd à la veuë de tant de beautez deſcouuertes. Vn feu ſ’engendre de ſes yeux, pareil à celuy que lon void naiſtre des rayons du Soleil, lors que la glace d’vn miroir qui les arreſte, les r’enuoye d’où ils ſont dar- dez. A peine peut-elle attendre, elle ne peut retarder l’accompliſſe- ment de ſes deſirs; elle meurt qu’elle n’embraſſe deſia ce qu’elle void, vne chaude furie la tranſporte à laquelle elle ne peut reſiſter. Cepen- dant luy ſe iette dans l’eau, où il ſe ſouſtient des paulmes de la main, & remuant les bras l’vn aprés l’autre faict paroiſtre ſon teint embruny à trauers ce liquide element, ainſi qu’au trauers d’vne verriere paroiſt quelque figure d’yuoire, ou les fueilles argentines d’vn lys. Ha! ie te tien, ſ’eſcria la Nymphe, tu es maintenant à moy: & ioignant l’ef- fect aux paroles, ietta ſa robe, ſauta dans l’eau où elle l’embraſſa, quelque reſiſtance qu’il fiſt, luy deſroba mille baiſers, malgré luy toucha delicieuſement le marbre poli de ſon eſtomach, & ſe meſla tantoſt çà, tantoſt là auec luy, qui reſiſte autant qu’il peut; mais plus il ſ’efforce à ſe deffaire d’elle, plus elle le ſerre eſtroictement, & l’en [111] toure des bras & des iambes, ainſi qu’vn ſerpent que l’aigle emporte en l’air, lequel entrelaſſe ſa queuë autour des pieds & des aiſles de l’oi- ſeau ſon ennemy: ou tout ainſi qu’vn lierre embraſſe vn arbre, ou vn Polype auec tous ſes pieds le peſcheur qui le veut ſurprendre. Elle le retient, mais c’eſt en vain, car il ſ’oppoſe à ſon contentement, & ne permet point qu’elle eſteigne auec luy l’ardeur qui la tourmente. Ses attraits ne le charment point; ſes feux ne peuuent l’eſchauffer; il ſ’opiniaſtre autant comme elle le preſſe. Elle ne le laſche point auſſi, mais le tenant embraſſé ſe couche de ſon long, & dit: Tu as beau te debattre, meſchant, tu ne m’eſchapperas pas, ta reſiſtance ne me ren- dra que plus conſtante. Las! ie vous prie ô Dieux! faictes que iamais ſon corps ne ſ’eſloigne du mien, & que touſiours ioints enſemble, i’aye au moins ce contentement d’auoir auec moy ce que i’aime; bien que ie n’en puiſſe cueillir les fruicts de mon amour. Ses voeux ouïs de- dans le Ciel furent auctoriſez des Dieux, ils ne deuindrent qu’vn corps, leurs deux viſages ne firent qu’vne face, & comme deux ra- meaux qu’on entoure d’eſcorce en croiſſant peu à peu ſe lient, leurs membres entez les vns dans les autres furent liez d’vn ſi eſtroit em- braſſement qu’ils ne parurent qu’vn. Ce ne fut qu’vn corps, qui ne ſe pouuoit dire pourtant corps d’homme, ny de femme, mais corps neu- tre, ou corps pluſtoſt qui auoit imparfaictement les deux ſexes en- ſemble. Lors Hermaphrodite voyant que les eaux où il ſ’eſtoit baigné l’auoient rendu demy-homme & demy-femme, leua les mains au Ciel, & d’vne voix moins robuſte que de couſtume (car il tenoit deſia de l’affoibliſſement de ſon ſexe) ſit ceſte priere commune, tant à ſon pere qu’à ſa mere: Fidelle ambaſſadeur du plus grand des Dieux, & vous Princeſſe de Cythere, de qui i’ay eu la vie & le nom que ie porte; fauoriſez les voeux de voſtre fils, en luy octroyant la requeſte qu’il vous preſente. Ma nature affoiblie dans l’humeur de ces eaux m’a ren- du de telle façon que ie ne ſuis maintenant ny homme ny femme; faictes ſ’il vous plaiſt, que pour ma conſolation il en aduienne de meſme à tous ceux qui ſ’y laueront. Le Dieu & la Deeſſe inuoquez entherinerent la requeſte de leur fils, & iettans quelques medicamens dans la fontaine, luy donnerent telle vertu que ceux qui ſ’y ſont plon- gez depuis ont tous acquis vne double nature.Quand ces impies ennemies de l’honneur de Bacchus eurent ache- ué leurs contes, elles ne laiſſerent pas de continuer encore leur trauail pour dauantage prophaner la feſte: mais comme à l’enuy elles ſ’ef- forçoient de faire plus que de couſtume, elles furent toutes eſtonnées qu’elles n’entendirent autour de leurs oreilles que ſons de trompettes, de fluſtes & de baſſins ſonnans, & par vne merueille plus admirable que croyable, leurs toilles & leurs robes deuindrent vertes, & ce qu’el- les manioient ne fut que lierre ou fueilles de vigne. Le iour alors eſtoit à ſon declin, & l’heure ſ’approchoit qui tient autant de la nuict que [112] du iour, heure qui n’a qu’vne ſombre lumiere voiſine des tenebres; tout à coup vn horrible tremblement eſbranla la maiſon, mille flambeaux eſclairerent la chambre hoſteſſe de ces ſacrileges filles de Minée, & pluſieurs hurlemens effroyables, comme de beſtes farou- ches, ſe meſlerent parmy le ſon des baſſins, dont elles ſ’effrayerent de telle façon qu’elles quitterent leurs ouurages pour ſ’aller cacher. Elles ne furent pas dans les coings tenebreux qu’elles recerchoient pour euiter le feu & la lueur des flambeaux, que leurs corps diminuez ne furent plus que de petits os couuerts d’vne ſimple peau noire. Elles ſe trouuerent changées en oyſeaux, mais elles ne furent pas pour- tant enleuées dans l’air ſur des aiſles de plume; vn creſpe delié ſ’eſten- dit autour de leurs bras qui leur tint place d’aiſles. Leur parole ſe per- dit, & ne leur laiſſa qu’vne voix, laquelle n’eſt pas proprement voix, mais vn petit bruit ſeulement qui leur ſert à ſe plaindre. En fin elles deuindrent Chauues-ſouris, oyſeaux qui font leur retraicte dans les maiſons, non pas dans les foreſts, & ennemis de la clarté du iour, ne volent iamais que la nuict.

LE SVIET DE LA XIII. ET XIIII. FABLE.
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(XIII. & XIIII. Fable expli- queés au 8. Chap.) Iunon en continuant ſes vengeances contre les filles de Cadmus, apres auoir puny Agaue en la mort de Penthée; Autonoë en celle d’ Acteon, & Semele en la faiſant bruſler du foudre de Iupiter; arme les furies d’enfer contre Ino, qui eſtoit la quatrieſme; faict qu’ Athamas ſon mary tuë à la chaſſe ſon fils Learche, & qu’elle ſe precipite auec ſon au [113] tre fils Melicerte du haut d’vn rocher dans la mer, où Neptune touché de pitié la receut au nombre des Deeſſes marines, ſous le nom de Leucothée, & ſon fils Melicerte fut ap- pellé Palemon. Les compagnes d’Ino affligées de la mort de leur Princeſſe, la voulurent ſuiure & ſe precipiter comme elle dans la mer; mais Iunon craignant que Neptune leur ſiſt le meſme honneur, deuant qu’elles ſe precipitaſſent les changea en rochers & en oyſeaux.CE furent des merueilles qui rendirent le nom de Bacchus fort venerable dedans Thebes: chacun vantoit ſa puiſſance, & ſur toutes Ino ſa tante & ſa nourrice publioit par-tout les actes de ce nouueau Dieu; Ino ſeule des quatre filles de Cadmus, qui ſe pou- uoit dire alors ſans affliction, ſi ce n’eſtoit que ſon coeur fuſt affligé des triſtes infortunes aduenus à ſes ſoeurs. La grandeur de ſon mary Athamas luy enfloit extremement le courage, ſes enfans qui eſtoient deſia en âge accomply ne la reſioüiſſoient pas peu, & Bacchus d’au- tre coſté ſon nourriçon la rendoit ſi contente, que Iunon ne peut voir ſon heur ſans l’enuier. Quoy? diſt à-part-ſoy ceſte ialouſe Deeſ- ſe: Faut-il que le fils de l’vne des paillardes de mon mary, animé de vengeance, ait peu changer les mariniers de Tyr en Dauphins, ait peu faire deſchirer Penthée par les mains de ſa propre mere, ait peu donner aux filles de Minée vne nouuelle ſorte d’aiſles, & que moy ie ne puiſſe rien? Vn baſtard aura peu ſe rendre redoutable, & Iunon ſans pouuoir ſera reduite aux larmes? Ses pleurs luy ſuffiront, & des eaux tirées de ſes yeux ſeront les ſeules marques de ſa puiſſance? Non, il n’en ſera pas ainſi; luy meſme m’apprend ce que ie doy faire; il n’eſt pas deffendu d’apprendre de ſon ennemy, & quelquefois ſe re- preſenter ſes actions pour exemple. Il a faict paroiſtre en la mort de Penthée, ce que peut la fureur & la rage. Quoy? Ino n’eſt-elle pas ca- pable des meſmes furies qui ont agité le coeur de ſes ſoeurs? Faut qu’el- le les eſpreuue.Il y a vne ſombre deſcente, ombragée de branches funeſtes d’If, par laquelle au trauers de l’horreur d’vn ennuyeux ſilence on deſcend aux Enfers. Les mortes eaux du Styx y enuoyent touſiours des va- peurs, & touſiours la terre luy fournit de nouuelles Ombres, qui vien- nent de laiſſer fraiſchement leurs corps pour deſcendre là bas. Les pal- les tremblemens, lafrayeur, & le froid ont vne longue eſtenduë dans ce rude chemin, où les tenebres ſont ſi eſpaiſſes qu’à peine les nouueaux Eſprits ſe peuuent rendre dans ce noir Royaume, & trouuer l’en- trée de l’horrible Palais de Pluton. C’eſt vne grande ville pourtant, à laquelle il y a plus de mille aduenuës, & des portes ouuertes de tous coſtez. Comme la mer reçoit les fleuues de toutes les parts de la terre, ainſi ce lieu-là ſert de retraicte à toutes les ames du mon- de, & ſi n’eſt iamais trop petit, quelque peuple y puiſſe aller, on ne ſ’apperçoit pas ſeulement de la preſſe. Les habitans ſans corps & ſans os y errent vagabonds. Les vns frequentent le barreau de leurs Iuges auſteres, les autres vont faire la cour à leur Roy tenebreux, [114] d’autres ſ’exercent aux meſmes meſtiers qu’ils ont faits autresfois du- rant leur vie; & les autres ſont retenus dans les iuſtes ſupplices que leurs crimes ont meritez. La colere & la haine eurent tant de pouuoir ſur le coeur de Iunon, qu’elle ne deſdaigna point de quitter les Cieux pour aller humer l’air d’vne ſi horrible demeure. Elle y fut, & à ſon arriuée ſon pied ſacré, faiſant trembler le ſueil de la porte, fit ouurir les trois gueules de Cerbere, dont il fit trois cris tout d’vn coup. Elle appella ces noires Soeurs, implacables Deeſſes que la Nuict engendra, leſquelles eſtoient aſſiſes deuant les portes des priſons, fermées à clefs de diamant, où elles peignoient les noirs ſerpens de leurs che- ueux. L’eſpaiſſeur des tenebres ne leur eut pas permis de recognoiſtre Iunon, qu’auſſi toſt elles ſe leuerent de leur ſiege, qu’on appelle le ſiege d’horreur & de meſchanceté. Là Titye eſtendu preſentoit ſes entrailles à vn Vautour qui les rongeoit, & de ſon corps monſtrueux en grandeur couuroit neuf grands arpens de terre. Là Tantale en vain eſſayoit de rafraiſchir ſa bouche de l’eau qu’il auoit au men- ton, ou de prendre le fruict qui luy venoit pendre deſſus la teſte. Si- ſyphe rouloit ſa pierre, ou couroit aprés. Ixion tourné ſur vne rouë, en meſme temps ſe ſuiuoit & ſe fuyoit ſoy-meſme; & les cruelles Da- naïdes, qui oſerent ſe plonger dans le ſang de leurs couſins germains, ſe peinoient à puiſer de l’eau dans des cribles qui ne la pouuoient re- tenir. Iunon regarda tous ces criminels de trauers, & ſui tous Ixion, puis Siſyphe, ſur lequel ayant la veuë, elle diſt aux Fu- ries: Pourquoy eſt-ce que celuy-là ſeul des enfans d’AEole eſt condamné au ſupplice eternel d’vne rouë, qui le bouleuerſe ſans ceſſe, & qu’Athamas ſon frere, le ſuperbe Athamas ennemy de mon nom, & ialoux de l’honneur de Iupiter meſme, eſt à ſon ai- ſe, enflé d’orgueil, dans les delices d’vn Palais Royal? Quoy? ſes meſpris ne l’ont-ils pas bien rendu digne de la meſme peine, ou d’vne plus cruelle encore que celle qu’endure Siſyphe? Il en a me- rité dauantage, diſt-elle: puis deſcouurit à ces impitoyables Soeurs l’occaſion qu’elle auoit de le haïr, & par meſme moyen l’occaſion qui l’auoit meuë de recourir à elles, qui eſtoit pour ruiner tou- te la maiſon de Cadmus, & remplir de fureur & de rage le coeur d’Athamas, afin que d’vne main parricide il deffiſt ſes propres en- fans. Parmy le commandement qu’elle leur faict d’executer en ce- la ſa volonté, elle meſle enſemble promeſſes, prieres & menaces: mais Tiſiphone, touſiours preſte d’entreprendre quelque meſ- chant acte, ne la laiſſe pas long-temps haranguer, aprés auoir en branſlant la teſte ſecoüé ſon poil griſon, & ietté en arriere les cou- leuures qui luy pendoient ſur la bouche: Il n’eſt point beſoing (diſt-elle à Iunon) de plus longs diſcours pour nous eſmouuoir; tenez comme deſia faict ce que vous nous auez commandé, & ne reſpirez pas dauantage le deſagreable air d’icy bas; retirez-vous [115] dedans les Cieux, toute aſſeurée de voir vos ennemis punis ſelon vo- ſtre ſouhait.Iunon ſ’en retourná toute contente, mais deuant que r’entrer dans le Ciel, pour la purger de ceſt air infect des Enfers, ſa meſſagere Iris verſa ſur elle vne roſée qui la nettoya des puantes vapeurs dont elle eſtoit chargée. Cependant Tiſiphone prend ſa torche & ſa robe, tou- tes deux rouges & moüillées de ſang, & ſ’eſtant ceinte d’vn ſerpent ſort de ſon horrible retraicte, accompagnée de pleurs, d’horreur, de terreur, & de ce furieux effroy qui rend les hommes inſenſez. Quand elle fut ſur la porte du logis d’Athamas, la porte meſme pallit & trembla de peur, & le Soleil effrayé o??? retira ſes rayons. Athamas & ſa femme de frayeur voulurent ſe ietter hors de la chambre, mais Erinnys les arreſta eſtendant ſur la ſortie ſes bras couuerts de vi- peres. Elle ſecoüa les ſerpens qui luy pendoient de la teſte ſur le col & ſur l’eſtomach, qui dardans leurs ???angues brillantes, en ſif- flant vomiſſoient vne bourbe venimeuſe: puis en arracha deux, qu’elle ietta d’vne main contagieuſe; l’vn ſur Ino, l’autre ſur Atha- mas; dans le ſein deſquels gliſſez, ils leur inſpirerent toutes ſortes de violences. Toutesfois ny l’vn, ny l’autren’en ſentit ſon corps of- fencé, les playes furent ſur les ames, ce furent elles qui ſentirent les coups. Mais outre ces ſerpens, elle auoit encore apporté pluſieurs ſortes de liquides poiſons, de l’eſcume de Cerbere, du venim que iette l’Hydre, des rages, des larmes, des humeurs ſanguinaires, du deſeſpoir, des oubliances de ſoy-meſme, & mille errantes fureurs toutes pilées enſemble, & deſtrempées auec du ſang chaud, qu’elle auoit fait boüillir dans vi???chauderon d’airain, les broüillant auec vn baſton de ciguë. Tandis qu’ils demeurent tous deux preſque morts d’eſtonnement; elle verſe ſur eux ce furieux venim, lequel leur perce l’eſtomach & penetre iuſques aux parties nobles. Elle faict aprés pluſieurs cercles de feu en tournoyant auec ſa torche ardante: Et ainſi comme victorieuſe, & fort contente en ſoy-meſme d’auoir dignement executé les commandemens de Iunon, ſe retire dans le ſombre Royaume du Prince des tenebres, où elle poſa ſa ceinture de viperes. Auſſi-toſt Athamas qui eſtoit au milieu de ſon Palais, tranſ- porté de furie penſa eſtre à la chaſſe da ??? vn bois; ſa femme luy ſembla vne lionne, & ſes enfans des lionceaux. Il commença à faire mille cris, comme parlant à ſes compagnons pour l’aſſiſter à les prendre, & pourſuiuit ſa femme, ainſi que ſi c’euſt eſté vne beſte ſauuage. Il luy arracha d’entre les bras le petit L???rche, lequel flattoit ſon pere d’vn ris en luy tendant les bras: & le cruel toutesfois l’ayant pris d’vne main, & tournoye deux ou trois fois comme vne fonde, briſa ſes membres enfantins contre la dureté d’vn rocher. Lors la mere pouſſée, ou par l’effort de ſes douleurs, ou par la force du venim dont elle auoit eſté couuerte, ſe mit à courir comme eſperduë auec ſes cheueux [116] eſpars çà & là, & ſon petit Melicerte à ſon col. Elle hurloit en cou- rant, & appelloit Bacchus de ſes diuers noms; en quoy Iunon rece- uoit du contentement, voyant que ſon ennemy meſme authoriſoit la vengeance qu’elle prenoit de celle qui l’auoit nourry.Il y auoit vn eſcueil en ces quartiers-là, lequel ſ’auançant ſur la mer, eſtoit embas caué par les eaux, & portoit vne rude pointe de roche au deſſus des ondes, qu’il tenoit couuertes, & defendoit de la pluye. Les forces de la manie qui poſſedoit Ino la monterent iuſqu’au plus haut de ceſt aſpre rocher, d’où elle ſe precipita auec l’enfant qu’elle auoit ſur les bras, & ſe ietta dedans les vagues, qui blanchi- rent d’eſcume au coup que ſon corps tombant leur donna.Venus grand’ mere d’Ino ne peut voir que d’vn oeil de pitié l’in- iuſte ſort de ſa petite fille; elle recourut donc à Neptune ſon oncle, & le flatta ainſi: Grand Dieu auquel eſt tombée en partage la ſecon- de puiſſance du monde, ſouuerain Prince des eaux, à qui les vagues & les flots obeïſſent, ie vien vous faire vne requeſte qui n’eſt pas petite, mais ne me refuſez pas pourtant, ie vous prie, ayez pitié des miens, que vous voyez battus des ondes flotter ſur la mer d’Ionie. Leur in- fortune les a iettez entre vos bras, receuez-les, fauorable Roy des plai- nes liquides, au nombre des bleuës diuinitez qui habitent voſtre hu- mide Royaume. Si ma naiſſance me donne quelque credit auprés de vous, ſi pour eſtre ſortie des eſcumes de l’Ocean, & pour auoir tiré mon nom de ces blancs excremens qu’il iette, i’ay merité voſtre fa- ueur, ne la refuſez point maintenant à ceux pour leſquels ie vous la demande. Neptune fauoriſant les deſirs de ſa niepce, oſta à Ino & à Melicerte tout ce qu’ils auoient de mortel, leur forma le viſage au maintien d’vne majeſté plus hautaine que celle qu’ils repreſentoient parauant, & les fit Dieux marins, ſurnommant Ino, Leucothée, & Melicerte, Palemon.Les Dames Thebaines & les ſeruantes qui auoient ſuiuy de loing leur Princeſſe, l’ayans perduë de veuë autour de l’eſcueil, & ne la trouuans point quand elles y furent, ne ſe douterent de rien moins que de ce qui eſtoit aduenu. Toute leur conſolation fut aux pleurs & aux plaintes, parmy leſquels elles deteſtoient les ialouſies de Iunon, & ſes trop iniuſtes vengeances: dont la Deeſſe courroucée reſolut de leur faire ſentir auſſi bien qu’à Ino ce que peut ſa puiſſance, & les pu- nir de telle façon qu’elles ſeruiſſent à iamais de teſmoignage de ſa cruauté. La reſolution priſe fut fuiuie de ſon effect: car celle de toute la troupe, qui autresfois plus affectionnée que les autres au ſeruice de la Princeſſe, eſtoit lors la plus affligée, ayant pris vne enuie de ſui- ure ſa maiſtreſſe iuſques dedans la mer, quand elle penſa ſ’eſlancer pour ſ’aller engloutir ſous les ondes, ne peut ſe mouuoir, & demeura comme partie de l’eſcueil, attachée ſur le precipice: l’autre en l’excés de ſes douleurs voulant du poing ſe frapper l’eſtomach, ſentit que [117] ſon bras roidy & refroidy ne ſe pouuoit plier. L’vne ayant d’auanture les bras tendus du coſté de la mer, fut changée en rocher, tendant les bras de ce meſme coſté de l’eau. L’autre ſ’arrachant les cheueux fut eſtonnée que ſes cheueux & ſes doigts enſemble endurcis eſtoient deuenus pierre. Pas vne ne changea de poſture pour auoir changé de nature, ſinon celles leſquelles, reueſtuës de plume, furent faictes oyſeaux, qu’on void encore auiourd’huy en volant effleurer du bout des aiſles, les ondes de ce golphe-là.

LE SVIET DE LA XV. FABLE.
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Cadmus ayant veu tant d’infortunes arriuer à ſes filles, & aux fils de ſes filles, ſe(XV. Fable expliquée au 9. Chap.) perſuada que le malheur venoit du lieu où il s’eſtoit arreſté; & pour ce reſpect quittant la ville de Thebes, s’en alla en Sclauonie, & là auec ſa femme Hermione fut changé en Dragon ſelon ſon ſouhait, car luy-meſme le demanda aux Dieux.CAdmvs ne ſceut pas deſlors qu’Ino & ſon petit fils euſſent eſté faicts Dieux marins, il ne ſe repreſentoit que leur miſerable fin, qui luy remit deuant les yeux tous les infortunes aduenus à ſes autres enfans; à la memoire deſquels, il ſe trouua tant affligé, que vaincu d’vne ſi longue ſuitte de malheurs arriuez, & d’autres à venir qu’il preuoyoit encore, il ſortit de la ville de Thebes qu’il auoit baſtie, & quitta le païs, comme ſi c’euſt eſté le mal-heureux deſtin du lieu qui le pourſuiuoit, & non ſa deplorable fortune. Apres auoir long temps [118] erré par les Prouinces eſtrangeres, il ſ’arreſta en fin en la Sclauonie; & là ſur ſes vieux ans diſcourant vn iour auec ſa femme Hermione, du deſtin de leur maiſon, & des cruels fleaux dont leur vie auoit eſté tant de fois trauerſée: Las! diſt-il, ceſt horrible ſerpent conſacré au ſan- glant Dieu des armées, que ie tuay peu aprés mon banniſſement de Sidon, n’a-il point eſté l’occaſion des maux que i’ay ſoufferts? Ses dents que ie ſemay n’ont-elles point eſté la piteuſe ſemence d’où ſont nez mes deſaſtres? O Dieux! ſ’il eſt ainſi, ſi c’eſt le ſang de ce Dragon qui eſchauffe voſtre courroux, & faict roidir le bras de vos vengean- ces contre moy; faictes que pour dernier ſupplice de la faute que ie fis lors, ie ſois maintenant changé en ſerpent. Il n’eut pas laſché la parole, qu’auſſi toſt il ſentit ſon ventre ſ’eſtendre en long, ſa peau ſ’endurcir & ſe couurir d’eſcailles, & ſa chair noire ſe marqueter de taches comme bleües. Il tomba ſur le ventre, & ſes deux iambes eſten- duës en pointe ſe ioignirent enſemble. Le viſage luy reſtoit encore & les bras, quand il les tendit à ſa femme, & luy diſt en pleurant: Ap- prochez-vous ma femme, femme miſerable d’vn plus infortuné ma- ry; approchez-vous de moy tandis qu’il reſte encore quelque choſe de moy, touchez ma main cependant qu’elle eſt main: car ceſte for- me de ſerpent qui me couure, luy va faire perdre ſa forme. Il euſt bien voulu parler dauantage, mais ſa langue lors ſe fendit en deux, qui luy fit perdre la parole, & ne luy laiſſa autre voix, qu’vn ſifflet qu’il faict entendre quand il ſe veut plaindre. Quoy? ſ’eſcria lors Hermione, ſe battant le ſein de la main, hé! que deuenez-vous Cadmus? Demeurez tel que vous eſtiez, cher ſupport de ma vie, & deſpoüillez ceſte monſtrueuſe figure qui vous deſguiſe ſi horrible- ment. Où ſont vos pieds? où ſont vos bras & vos eſpaules? Où eſt la couleur que vous auiez? où eſt la face venerable qui faiſoit honorer voſtre vieilleſſe? Mais que m’arreſté-je à demander vos membres l’vn aprés l’autre? Où eſtes vous tout, ſeul confort de ma miſere? Pourquoy (chere moitié) changez-vous ſans que ie change auſſi? Noſtre ſort n’a-il pas touſiours eſté commun? Pourquoy, celeſtes puiſſances, qui vous ioüez de nous, me reſeruez-vous vn viſage que vous oſtez à mon mary? Que ne ſuis-ie ſerpent, puis que ie ſuis ſa femme? Tandis qu’elle ſe plaignoit ainſi, il lechoit la bouche à ſa femme, ſe gliſſoit autour de ſon col, qu’il auoit accouſtumé d’em- braſſer, & luy faiſoit mille autres careſſes, dont ceux qui eſtoient là preſens ſ’eſtonnoient; mais ils ſ’effrayerent bien plus, quand ils vei- rent la femme auec vne peau auſſi luiſante que celle du mary, eſtre de meſme deuenuë ſerpent. Il n’y en auoit parauant qu’vn, & en vn in- ſtant ils furent deux, qui rampans contre terre d’vn mouuement eſ- gal, ſe traiſnerent à pas ondez iuſques dans la prochaine foreſt, où ils viuent paiſibles ſans craindre & offencer perſonne: car bien qu’ils ayent perdu leur premiere forme, ils ne perdent point le ſouuenir de [119] ce qu’ils ont eſté, & ſi ont encore ce contentement pour ſe conſoler en leur affliction, de ſçauoir que Bacchus fils d’vne de leurs filles, vainqueur des Indiens, ſ’eſt faict recognoiſtre Dieu parmy eux, & que la Grece honorant ſa puiſſance luy a baſty des Temples.

LE SVIET DE LA XVI. FABLE.
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Persée fils de Iupiter & de Danaé enuoyé par Polydecte contre Meduſe qui charmoit(XVI. Fable expliquée au 10. Chap.) les hommes, & les eſchangeoit en rochers, ſe porta ſi dextrement en ſon entrepriſe, qu’a- uec l’aide de Minerue il coupa la teſte à ceſte beauté charmereſſe, du ſang de laquelle naſquirent des ſerpens, & de ſon ventre ſortit le cheual aiſlé Pegaſe. Depuis par la ver- tu de ceſte hideuſe teſte Persée fit qu’Atlas Roy de Mauritanie, fut changé en vne mon- tagne, pour luy auoir refusé la retraicte chez ſoy.IL n’y auoit ville en Grece, où il ne fuſt lors adoré, ſinon dans Argos, où Acriſe deſcendu de meſme race que luy, ne vouloit point permettre qu’on le recognuſt. Acriſe ſeul reſiſtoit à l’eſtabliſ- ſement de ce nouueau Dieu, & ne pouuoit croire qu’il fuſt ſorty de Iupiter: c’eſtoit vne impoſture à ſon opinion, & impoſture encore ce qu’on diſoit ſa fille Danaé auoir conceu Perſée du meſme Iupiter, deſguiſé en pluye d’or. Il ne ſe pouuoit perſuader qu’vne ſeule goutte de pluye fuſt entrée dans la tour d’airain où il la tenoit reſſerrée: tou- tesfois comme la verité le contraignit en fin de croire que Bacchus eſtoit Dieu, auſſi fut-il forcé d’auoüer que ſa fille l’auoit faict beau- pere du plus grand des Dieux, & eut occaſion de ſe repentir de n’auoir [120] pas recognu Perſée pour fils de Iupiter, lors qu’il le veid porter en main l’horrible teſte de Meduſe, glorieuſe deſpoüille du perilleux combat qu’il auoit entrepris. Ce genereux fils d’vn ſi grand pere aprés ſa victoire, courant dans l’air laiſſa couler quelques gouttes de ſang de la teſte qu’il portoit ſur les terres d’A frique, deſquelles ſ’engen- drerent des ſerpens: & c’eſt de là que ſont ſortis tant de venimeux ani- maux qui ſe trouuent en ce païs-là.Perſée ainſi porté en l’air, fut comme vne nuée pouſſée par diuers vents deſſous diuers climats, tantoſt prés du pole glacé de l’Ourſe, tantoſt du coſté de l’Eſcreuiſſe, ores au Leuant, & ores au Couchánt, touſiours ſi eſleué que la terre, d’enhaut ne luy ſembloit qu’vn poinct. Il eſtoit au deſſus du Royaume d’Atlas, quand il ſ’apperceut que le iour ſ’abbaiſſant eſtoit proche de faire place à la nuict, qui fut cauſe qu’il ſ’arreſta pour y repoſer. Il fut trouuer ce puiſſant Roy du païs, où le Soleil laſſé va le ſoir rafraiſchir ſes cheuaux dans la mer, Roy qui en force & en grandeur de corps paſſe tous les hommes du monde, Roy qui auoit lors mille troupeaux de brebis par les champs, & au- tant de beſtes à corne, Roy qui dedans ſes terres, leſquelles font les extremitez de la terre, auoit des arbres dont les fueilles & le fruict eſtoient d’or. Perſée donc haraſſé de ſa courſe, eut recours à ce grand Atlas, & le pria de luy donner le couuert pour la nuict ſeulement iuſ- ques au matin. Si la gloire (luy diſt Perſée) du genereux ſang des an- ceſtres peut quelque choſe auprés de vous, pour attirer vos courtoi- ſies, ie ſuis fils du maiſtre des foudres. Et ſi l’honneur des beaux ex- ploicts vous charme dauantage, les miens, dont les peuples ſ’eſton- nent, vous ſeront d’agreables merueilles, quand ie vous les diray. Obligez-moy, grand Prince, d’vne faueur que l’hoſpitalité vous de- mande pour moy, & me permettez de repoſer en voſtre maiſon. At- las l’ayant oüy parler, ſe reſſouuint d’vn vieil oracle, qu’il tenoit de la Parnaſſienne Themis, laquelle luy auoit autrefois dit, qu’vn fils de Iupiter viendroit & deſpoüilleroit ſes arbres des pommes d’or qu’ils portoient. La crainte d’vne telle perte luy auoit faict entourer le iar- din de montaignes fort hautes, au milieu deſquelles eſtoit vn horrible dragon, qui auoit touſiours l’oeil ſur ces riches fruicts pour les con- ſeruer. Ce threſor-là eſtoit cauſe qu’il receuoit fort peu d’eſtrangers chez ſoy, & pour ce reſpect n’y voulut point auſſi loger Perſée: il le repouſſa aſſez rudement, comme impoſteur, qui ſe vantoit yſſu du ſang des Dieux, & ſe vouloit donner vn faux renom d’auoir faict quelques valeureux actes. Il le menaça meſmes de le frapper, ſ’il ne ſe retiroit, & l’euſt frappé, ſi Perſée ſe ſentant le plus foible (car qui pourroit eſgaler ſes forces aux forces d’Atlas?) ne luy euſt parlé dou- cement. Il feignit de ſe retirer, & en ſe retournant diſt à ce peu cour- tois Prince de la Mauritanie; Puis que tu fais ſi peu d’eſtat de m’obli- ger, reçoy donc de moy ce preſent: & lors de la main gauche il deſ [121] couurit l’eſpouuentable teſte de Meduſe, à la veuë de laquelle ce grand Atlas ne fut plus homme, ce fut vne montaigne, & ne luy reſta rien que ſon nom de tout ce qu’il auoit auparauant. Sa barbe & ſes cheueux furent l’eſpaiſſe foreſt qui le couurit; ſes bras & ſes eſpaules furent ſes coſtes, ſa teſte fut le ſommet, & ſes os en furent les pierres. Quand les Dieux le veirent ainſi changé, ils le firent croiſtre iuſques à vne telle hauteur, qu’ils le rendirent l’appuy du Ciel, & des eſtoilles, faiſans repoſer ſur ſon dos l’eſſieu de tous les cercles celeſtes.

LE SVIET DE LA XVIII. FABLE.
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Andromede punie pour la preſomption de ſa mere, qui auoit osé vanter ſa beauté, & la(XVIII. Fable expliqueé au 11. Chap.) preferer à celle de toutes les Nereides, eſtoit attachée à vn rocher à la mercy d’vn monſtre marin preſt de la deuorer, lors que Persée paſſa par l’Ethiopie, lequel fut touché d’amour enſemble & de compaßion, la voyant en telle extremité. Rauy de ſa grace, il promit à ſon pere Cephée, & à Caßiopée ſa mere de la deliurer, pourueu qu’ils vouluſſent luy donner en mariage. Dequoy eſtans d’accord entr’eux, il vint à bout de ſon entrepriſe en tuant le mon- ſtre; puis ſe voulant lauer mit la teſte de Meduſe ſur des fueilles & ſur des petits reiettons verds qui naiſſent dans la mer, leſquels furent außi toſt changez en branches de Corail.PErsee repoſa donc la nuict chez Atlas malgré luy, & le lende- main voyant vn calme aſſeuré, & qu’AEole auoit enfermé les vents en leur priſon, ſi toſt que le portier du iour (grand maiſtre qui nous aduertit de ce que nous auons à faire) eut faict paroiſtre ſa clarté dans le Ciel, il remit ſes eſperons aiſlez à ſes talons, & ſon eſpée [122] courbée en faux à ſon coſté, ſ’eſlança en l’air, & paſſant par deſſus vn nombre infiny de Prouinces, ne ſ’arreſta point, qu’il ne fuſt en AEthio- pie ſur les terres du Roy Cephée. Là l’iniuſte rigueur de Iupiter Ham- mon, pour deliurer le païs des rauages d’vn monſtre marin que les Nereides y auoient ietté, auoit faict attacher Andromede à vn ro- cher, afin que deuorée par ceſte furieuſe beſte, elle fuſt, ſans auoir offencé, punie du meſpris & des deſdains par leſquels ſa mere auoit irrité les Nymphes des eaux. Ceſte innocente beauté, liée contre ceſt eſcueil, n’euſt ſemblé à Perſée qu’vne image de marbre, ſi le doux vent qui ſouffloit n’euſt faict voleter ſes cheueux: mais le mouuement de ſon poil, dans lequel ſ’eſgayoient les Zephyrs, luy apprit que ce n’eſtoit pas vn ſimple pourtraict, auſſi qu’il veid vne eau tiede, que ſon dueil faiſoit couler ſur ſes ioües. Il n’eut pas ietté la veuë deſſus, que ſans y penſer ſes yeux luy porterent du feu au coeur, il demeura comme rauy, & ſi charmé à l’aſpect de tant de merueilles, que peu ſ’en fallut qu’il ne ſ’oubliaſt de battre des aiſles pour ſe ſouſtenir en l’air. L’enfant aiſlé de Venus l’arreſta, & l’ayant arreſté luy fit dire: He- las! ce ne ſont pas là les cordages, dont ce beau corps deuroit eſtre enchaiſné. Les agreables liens, qui ſerrent deux amans embraſſez, ſont les chaiſnons deſquels (douce enchantereſſe des coeurs) vous de- uriez eſtre captiue. Mais dites-moy, ie vous prie, qui vous eſtes, de quel païs, comment vous vous nommez, & qui eſt l’inhumaine main qui vous a mis ces fers, & aux pieds & aux mains? Andromede d’abord n’oſe reſpondre, la honte luy ferme la bouche, & la modeſtie luy euſt porté les mains ſur le viſage, ſi elle ne les euſt eu liées. Elle ne peut teſmoigner ſes regrets qu’en laſchant vn torrent de larmes; elle en ar- roſe le rocher ſans rien dire: toutesfois Perſée l’importune tant, qu’en fin de crainte qu’il ſoupçonne en elle quelque crime, elle luy dit, & ſon nom & celuy de ſon païs, & luy raconte la vanité des beautez de ſa mere. Elle n’en auoit pas encore acheué le diſcours, quand l’eau fit du bruit, & qu’vn grand monſtre marin ſ’auançant couurit vne plaine de mer de l’eſtenduë de ſon ventre. La fille toute eſperduë ſ’eſcrie de frayeur. Elle a ſon pere eſploré, & ſa mere preſques deſeſperée auprés d’elle, miſerables tous deux; mais moins miſerables qu’elle, qui eſt l’hoſtie offerte au courroux des Nymphes marines, pour eux & pour leur païs. Ils ne la ſecourent que de leurs ſouſpirs; c’eſt toute l’aide qu’ils luy donnent, & ſe ioignans contre elle, attendent en pleurant de la voir bien-toſt la proye de ce monſtrueux poiſſon. Perſée, que la veuë d’vn ſi piteux ſpectacle faiſoit mourir de dueil, diſt au pere & à la mere: Quoy! vos larmes ſont-elles tout le ſecours qu’elle doit atten- dre? Retenez-les vn peu, vous aurez aſſez de loiſir vne autre fois de les eſpandre; penſez pluſtoſt à la ſecourir, il ne vous reſte plus que fort peu de temps pour le faire. Si ie vous la demandois pour fem- me, moy qui me puis vanter d’auoir eſté conceu du plus grand des [123] Dieux, lequel ſe forma en orliquide, pour ſe couler dans la tour où eſtoit ma mere: moy qui vainqueur de la Gorgone, coiffée de ſer- pens, ay porté dedans l’air ſes deſpoüilles, & me ſuis bien oſé fier au vol de quelques plumes attachées à mes talons, ſi ie vous la deman- dois, dy-je, ie ne doute point que ma qualité ne me donnaſt la pre- ference ſur tout autre: mais ie deſire encore me rendre plus recom- mandable. Ie veux adiouſter aux merites de mon ſang & de ma va- leur, le merite d’vne obligation ſignalee; ie veux mettre au hazard ma vie pour la ſienne, & i’eſpere que les Dieux fauoriſeront mon deſſein; mais aſſeurez-moy donc que ie l’auray pour femme, quand ie l’auray ſauuée. Qui eſt le pere qui euſt en telle extremité refuſé telles offres? Ils donnent fort volontiers parole à Perſée de marier leur fille auec luy, ils l’en prient, & luy promettent pour dot le Royau- me d’Ethiopie.Cependant ceſte monſtrueuſe beſte approche touſiours, & n’eſt pas ſi loing de l’eſcueil, qu’vn plomb eſlancé auec vne fonde ne peuſt aller iuſqu’à elle. Lors Perſée que la pitié & l’amour agitoient, frap- pant du pied en terre ſ’eſleua en l’air, & ſ’en alla ainſi qu’vne ombre voltiger au deſſus de la beſte, qui ſ’enfle en le voyant, & anime peu à peu ſon courroux contre luy, mais elle ne le peut offencer. Tout ainſi qu’vn’ Aigle, quand elle apperçoit le ſerpent eſtendu au milieu d’vn champ, chauffant ſon dos iaune au Soleil, ſe iette deſſus par derrie- re, & de peur qu’en ſe tournant il ne l’offence de ſes dents venimeu- ſes, ſe ſaiſit auſſi toſt de la teſte auec ſes griffes aiguës, faiſant en- trer ſes ongles iuſqu’à la ceruelle: de meſme Perſée d’vn vol preci- pité venant fondre ſur le dos du monſtre, luy mit ſon eſpée iuſques aux gardes dans l’eſpaule droicte. Ce furieux animal au ſentiment d’vne telle bleſſeure, de rage fit vn ſault en l’air, puis ſ’enfonça de- dans l’eau, & ſ’y bouleuerſa auec autant de furie que faict vn ſan- glier eſpouuanté du bruit de pluſieurs chiens abbayans autour de luy. Il taſcha pluſieurs fois à ſe venger auec les dents de celuy qui l’a- uoit bleſſé, mais Perſée d’vn vol leger ſe deſtournoit lors qu’il ſ’a- uançoit pour le mordre, & cependant cerchoit touſiours ſur ſon dos les endroits où les eſcailles eſtoient entr’-ouuertes pour y faire de nouuelles playes, tantoſt plongeant ſon eſpée entre les coſtes, & tantoſt donnant ſur la queuë. Le monſtre en fin ietta de tous co- ſtez le ſang & l’eau enſemble, dont les aiſles de Perſée furent ſi moüillées, qu’il ne fit plus eſtat de voler depuis; mais voyant vn eſcueil, qui de ſa pointe paſſoit les eaux lors qu’elles eſtoient cal- mes, & n’eſtoit point ſi haut qu’il ne fuſt couuert auſſi toſt que la mer ſ’enfloit tant ſoit peu, il ſ’appuya deſſus, & tenant le rocher de la main gauche, auec la droicte paſſa encore trois ou quatre fois ſon eſpée dans le ventre de la beſte. Le riuage retentit de tant d’allegreſſe, que les voix ſe firent ouïr iuſques dans les Cieux. [124] Cephée & Caſſiopée rauis de ioye ſaluërent Perſée comme leur gen- dre, & l’appellerent leur fidelle ſecours, le ſeul appuy, le Dieu con- ſeruateur de leur maiſon. On délie Andromede, Perſée la void mar- cher deſchargée des chaiſnes, qui ſembloient parauant l’accuſer de quelque crime, & void en elle le cher prix & la cauſe du hazard au- quel il ſ’eſt mis. Cependant il puiſe de l’eau, dont il laue ſes mains vi- ctorieuſes, & pour empeſcher que la teſte couuerte de ſerpens, qu’il a laiſſée ſur le grauier, ne ſoit bleſſée de la dureté du ſable, il eſtend des fueilles, & ſur les fueilles arrange de petits rejettons de tendres ar- briſſeaux, qui naiſſent dans la mer, & poſe là deſſus ceſte monſtrueuſe face de Meduſe. Ces tendres rejettons, encore tous viuans & remplis de moüelle, ſentirent auſſi toſt la force des ſerpens, & endurcis au toucher de la teſte, leurs rameaux & leurs fueilles ſ’acquirent vne fer- meté qu’ils n’auoient iamais euë. Les Nymphes de la mer ſ’en eſmer- ueillerent, & la merueille leur fit eſprouuer en pluſieurs autres peti- tes branches, ſi elles en pourroient faire autant. Elles l’eſprouuerent auec le contentement d’vn ſuccés tel qu’elles le ſouhaittoient, & la pluſpart de celles qu’elles firent ainſi changer, elles les ietterent çà & là dans la mer, où elles ont ſeruy de ſemence au Corail, qui ſ’eſt iuſ- qu’icy conſerué en ceſte nature de ſ’endurcir à l’air: car ſes branches qui ſont deſſous l’eau ſouples comme vn ozier, ſur l’eau deuiennent dures comme pierre.
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LE SVIET DE LA XIX. FABLE.
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Meduſe pour ſa beauté recerchée de pluſieurs, ne peut euiter en fin que Neptune ne iouïſt(XIX. Fable expliquée au 10. Chap.) des delices de ſes embraſſemens dedans le Temple de Minerue; dont la Deeſſe offencée, pour punir celle qui auoit ainſi prophané vn lieu qui luy eſtoit conſacré, afin qu’à l’ad- uenir elle effrayaſt pluſtoſt ceux qui la verroient, que de les rendre amoureux d’elle, luy changea les cheueux en ſerpens. Le Poëte en faict faire le conte à Persée, diſcourant auec ſon beau-pere de ſes valeureuſes executions, dont la premiere & plus ſignalée fut d’auoir coupé ceſte monſtrueuſe teſte, du ſang de laquelle naſquit le cheual aiſlé Pegaſe, qui luy ſeruit de monture pour aller en l’air.PErse’e pour rendre graces aux Dieux de l’heureuſe victoire qu’il auoit obtenuë ſur le monſtre, dreſſa de gazons trois au- tels, ſur leſquels il alluma autant de feux, & ſacrifia ſur celuy qui eſtoit à main droicte, vne genice à Pallas, à gauche vn veau à Mercure, & ſur l’autel du milieu vn taureau à Iupiter; puis tout ioyeux fut em- braſſer Andromede, digne & riche loyer de ſon combat. Le Dieu Nopcier & le fils de Venus commandent qu’on allume les torches nuptiales de tous coſtez: on ſent l’odeur des parfums qui bruſlent, on void par-tout des bouquets pendus, & des couronnes de fleurs, on oyt le ſon des luths & des fluſtes, ce ne ſont que chants d’allegreſſe, & tous ſignes heureux d’vne douce reſiouïſſance. Les grandes portes du Palais Royal ouuertes, donnent entrée aux galleries & aux ſalles de Cephée, où les tables ſont dreſſées auec vn ſuperbe appareil, pour traicter la nobleſſe de la Prouince. Le banquet ſ’y fit, & lors qu’ils eu- rent tous pris leur repas, & librement eſgayé leurs eſprits des agreables dons du genereux Bacchus, Perſée ſ’enquit des moeurs, des couſtumes, & de l’antiquité du païs. A quoy Cephée ayant ſatisfaict, luydiſt: Mais, braue Perſée, faictes-nous ſçauoir auec combien de peine, & par quels moyens vous coupaſtes ceſte horrible teſte, heriſſée de ſerpens.Dans l’enclos du froid Royaume d’Atlas (diſt Perſée commen- çant ſon diſcours) il y a vn lieu renfermé de bonnes murailles, à l’en- trée duquel demeuroient deux ſoeurs, filles de Phorque, qui n’a- uoient qu’vn oeil, dont elles ſe ſeruoient tour à tour. Ie les ſurpris ac- cortement, car ainſi que l’vne donnoit l’oeil à l’autre, preſentant ma main, au lieu de celle qui le deuoit receuoir, ie leur deſrobay, & lors ſans empeſchement ie me rendis au logis de Meduſe la troiſieſme des ſoeurs, par des chemins cachez, mal-aiſez à tenir, & tres-faſcheux à cauſe des foreſts & des eſpouuentables rochers qui y ſont. En paſſant ie veids pluſieurs figures d’hommes & de beſtes ſauuages, changez en pierre à la veuë de ceſte hideuſe fille de Phorque. Ce me furent des aduertiſſemens pour prendre garde à moy. Ie ne la veis qu’au trauers du bouclier que i’auois au bras gauche; & lors que par là i’apperceus qu’vn profond ſommeil l’auoit aſſoupie elle & ſes ſerpens, de ce court ſommeil, ie la feis entrer en vn autre plus long, luy oſtant la teſte de [126] deſſus les eſpaules, du ſang de laquelle naſquit le cheual aiſlé Pegaſe, & ſon frere Chryſaor. Voila le diſcours qu’il en fit, & adiouſta apres les veritables dangers qu’il auoit courus en ſes longues courſes, ſur quel- les mers il auoit paſſé, quelles terres il auoit deſcouuertes d’enhaut, & de quelles eſtoilles il ſ’eſtoit le plus approché en volant. Le recit de ſes auantures eſtoit ſi agreable aux oreilles de la compagnie, qu’elle ne ſe fuſt iamais laſſée de les ouïr: auſſi dés qu’il eut finy, vn des plus an- ciens de la troupe luy donna ſubjet de parler encore, ſ’enquerant, pourquoy l’vne de ces trois ſoeurs auoit des ſerpens meſlez auec ſes cheueux. Ce que vous demandez (diſt Perſée) eſt à la verité bien di- gne de memoire, ie vous en feray le conte. Meduſe eſtoit la fille des plus recerchées & plus careſſées qui fuſſent de ſon temps, c’eſtoit l’eſ- poir d’autant de ſeruiteurs qu’il y auoit d’hommes dignes de la voir: car ſa face ne pouuoit eſtre veuë ſans eſtre adorée. Elle n’auoit rien qui ne fuſt tres-accomply, mais l’or de ſes cheueux ſur tout rauiſſoit les ames par les yeux; chaque poil eſtoit vn chaiſnon, qui auoit vn coeur pour eſclaue. I’ay rencontré des teſmoins oculaires de ce que ie vous dis, leſquels me l’ont ainſi aſſeuré. Or comme vn chacun idola- tre de ſes perfections, poſoit en elle ſon ſouuerain bien; Neptune en fut auſſi rauy, lequel ne peut nourrir pour elle des flames inutiles, il voulut contenter ſes deſirs, & de faict les contenta vne fois dedans le Temple de Minerue. Ceſte chaſte Deeſſe en eut horreur, ſes mains vierges de honte porterent ſon eſcu deuant ſes yeux: & afin que le crime de ſon Temple pollu ne demeuraſt point impuny, elle changea en ſerpens le poil de Meduſe, & pour effrayer ſes ennemis, poſa deſ- lors l’image de ceſte horrible teſte entourée de viperes, ſur le pla- ſtron qu’elle a deuant l’eſtomach.
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LE CINQVIESME LIVRE DES METAMORPHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. ET II. FABLE.
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Cephée deuant que ſa fille Andromede euſt eſté condamnée à eſtre exposée à ce mon-(I. & II. Fable expliquées au 1. Chap. du 3. Diſ- cours.) ſtre marin, l’auoit promiſe à ſon frere Phinée, lequel faſché de voır qu’vn eſtranger fuſt preferé à luy qui eſtoit proche parent, eſpouſant celle qu’il eſperoit & ſe tenoit comme aſſeuré d’auoir vn iour pour femme, vint troubler la feste, aßiſté de pluſieurs hommes armez pour la rauir. Il y eut vn furieux combat, & pluſieurs de coſté & d’autre de- meurerent ſur la place: toutefois Phinée eſtoit le plus fort, & s’en alloit vainqueur à cauſe du grand nombre de ſoldats qu’il auoit auec luy. Ce que Persée recognoiſſant il eut recours à la teſte de Meduſe qu’il leua, aprés auoir commandé aux ſiens de ſe retirer, & par ce moyen conuertit Phinée en rocher auec tous ceux qui l’aßiſtoient. De là Persée auec [128] ſa femme fit vn voyage en Argos, où il changea Pretus en rocher, & reſtablit Acriſe ſon grand pere au Royaume d’où il auoit eſté chaßé. Faueur qu’il rendit courageuſement ſans reſſentiment de ce qu’il auoit eſté autrefois par luy exposé ſur mer à la mercy des vents & des ondes.TAndis que Perſée entretenoit ainſi ſon beau-pere, & la nobleſſe du païs des merueil- les de ſa valeur, vn bruit ſ’eſmeut dans le Pa- ais, qui ne reſſentoit rien des cris d’allegreſſe, dont on a accouſtumé d’eſgayer la ſolennité d’vne nopce. Mille voix bruyantes ſ’eſleue- rent tout à coup, non point pour chanter l’hymen d’Andromede, mais comme pour ſonner l’allarme. Tout ainſi que la mer, calme auparauant, ſi toſt que le vent ſe leue, eſt en ???n inſtant troublée, l’orage enfle en moins de rien l’azur de ſes eaux, & fait naiſtre des montaignes liquides, où peu deuant n’y auoit que ???es plaines: de meſme en vn moment le tranquille repos de ce paiſi- ble banquet fut rompu par vne troupe ſeditieuſe qui ſe ietta dans la ſalle, pour rauir la mariée à celuy qui plus que iuſtement ſe l’eſtoit acquiſe au hazard de ſa vie. Phinée temeraire chef de l’entrepriſe, en- tra le premier auec vn eſpieu à la main, & ſ’adreſſant à Perſée, luy diſt: Voicy la main vengereſſe de ton impudence: Voicy celuy qui te pu- nira du rapt d’vne fille que tu luy as deſrobée. Il faut que i’aye ta vie, impoſteur, & que ta mort me rende ma chere Andromede. Ny la le- gereté de tes plumes, ny ce faux Iupiter changé en or duquel tu te vantes le fils, ne te peuuent ſauuer. Ainſi qu’il vouloit donner le coup, Cephée ſe mit au deuant, & luy ſaiſiſſant le bras, ſ’eſcria: Que pen- ſez-vous faire, mon frere? quelle furie vous pouſſe à ce ſanglant deſ- ſein? Sont-ce les graces que vous luy voulez rendre de l’obligation que nous luy auons? Eſt-ce par ſa mort qu’il doit eſtre recompenſé de la vie qu’il a ſauuée à ma fille? Eſt-ce le loyer que vous luy appreſtez pour la perilleuſe fortune qu’il a couruë? Non, non, ce n’eſt pas luy qui a fruſtré vos eſperances, & vous a priué de ma fille que vous vous attendiez d’eſpouſer. Ce n’eſt point luy qui vous l’a rauie; c’eſt l’im- portune & cruelle puiſſance des Nereides courroucées contre nous, c’eſt le cornu Hammon, c’eſt ce cruel monſtre marin qui en deuoit eſtre repeu. Elle ne fut plus à vous dés l’heure qu’on la luy expoſa en proye; l’arreſt qui l’adiugea à ceſte fiere beſte, vous oſta tout le droict que vous auiez ſur elle; ce ſanglant arreſt fut la ruine de vos preten- ſions. Et quoy! ſeroit-il poſſible que vous euſſiez tant d’inhumanité au coeur, que de luy ſouhaitter la miſerable fin qui la talonnoit, pluſtoſt que de la voir entre les bras d’vn autre? Nos pleurs, ie penſe, vous ſeroient plus agreables, ſi elle auoit eſté deuorée, que n’eſt le contentement que nous auons de la voir auec celuy qui l’a deliurée. [129] Vous ſon oncle & ſon fiancé auez bien eu le courage ſi laſche, que de permettre qu’on l’attachaſt à vn rocher, ſans vous y oppoſer. Vous ne l’auez point ſecouruë en telle miſere, & ſemblez offencé qu’vn autre l’ait aſſiſtée. Penſez-vous que ce ſoit pour vous, que ſon bras indompté l’a tirée d’entre les bras de la mort? Il a combattu, & vous aurez le prix de ſa victoire? Non non, ſi vous l’euſſiez aſſez priſée, vous fuſſiez allé l’arracher de l’eſcueil ſur lequel on l’auoit enchaiſ- née. Perſée ſe l’eſt acquiſe, vous l’en deuez laiſſer iouïr, c’eſt par ſon moyen que i’ay l’heur d’auoir encore vne fille, ma promeſſe & ſa va- leur luy ont donnée. Ne vous imaginez pas d’auoir eſté meſpriſé: ce n’eſt point à vous, c’eſt au ſort pitoyable d’Andromede, c’eſt à la mort de ma fille que ie l’ay preferé. Phinée demeura ſans repartie à telles remonſtrances, & reſolu de n’y reſpondre que de la main, re- garda de trauers Cephée auſſi bien que Perſée, en doute lequel des deux il chargeroit; puis laſcha vn coup, auec autant de force que la colere luy en donnoit, ſur Perſée qu’il ne bleſſa point, car le ja- uelot n’entra que dans ſon ſiege, d’où Perſée ſauta embas, & du meſme dard qu’il renuoya, alloit trauerſer Phinée, ſ’il ne ſe fuſt deſ- tourné en ſe iettant derriere l’autel, autel qui ſeruit indignement d’aſyle à ſa meſchanceté. Toutefois l’effort de Perſée ne fut pas vain, car ſon traict manquant de frapper Phinée alla donner droit dans le front de Rhoete, lequel tombant à la renuerſe, quand on luy eut tiré le fer de la teſte, ſe bouleuerſa de telle façon, qu’en ſe tourmentant il fit jaillir du ſang en pluſieurs endroicts de la table. Et ce fut lors que ce peuple aſſemblé alluma tous les feux de ſa colere, ce fut lors que les traits volerent par la ſalle; lors il y en eut qui oſerent bien crier, qu’il falloit enſemble maſſacrer le gendre & le beau-pere; mais Ce- phée eſtoit deſia ſorty de la maiſon, aprés auoir pris à teſmoings les Dieux tutelaires des droits de l’hoſpitalité, la Iuſtice, & la Foy, du re- gret qui le tourmentoit de voir vn tel trouble arriuer ſans qu’il y peuſt mettre ordre. Tandis la guerriere Pallas prenoit bien garde que ſon frere Perſée n’euſt mal; elle le couuroit touſiours de ſon plaſtron, & luy augmentoit à toute heure la force & le courage. Il y auoit à la ſuitte de Phinée vn Atys Indien, que la Nymphe Limniace, à ce qu’on dit, auoit enfanté dans les eaux du Gange; Ce ieune homme, qui n’auoit pour le plus que ſeize ans, infiniement beau de viſage, n’ou- blioit pas à releuer ceſte beauté en ſe parant de riches habits. Veſtu d’vne robbe de pourpre, bordée de frange d’or, il portoit vn collier doré, & auoit ordinairement ſon poil frizé, tout humide d’onguent parfumé. Il eſtoit fort adroict à ietter vn dard de ſi loing que ce fuſt, mais beaucoup plus à tirer vne fleſche. Deſia il auoit deſcoché plu- ſieurs traicts, quand Perſée voyant qu’il bandoit ſon arc, prit vn tiſon ardant au milieu du foyer, dont il luy eſcraſa le viſage. L’Aſſyrien Ly- cabas ſon intime amy & ſon fidelle compagnon, l’apperceut par terre [130] ſoüillant ſa face dans ſon ſang, & deſia proche de rendre la vie aux douleurs de ſa bleſſeure, il le regretta, puis ſe ſaiſit de l’arc qu’en tombant il auoit laiſſé bandé, & diſt à Perſée: C’eſt moy qu’il faut maintenant que tu combattes, ne te perſuade pas de porter loin le contentement d’auoir vaincu vn enfant, ſa mort t’a plus chargé d’en- uie que de gloire. Il n’en auoit pas encore tant dit, qu’il tira ſur Perſée, mais il ne donna que dedans ſa robe, où le traict demeura pendu. S’il manqua Perſée, Perſée ne le manqua pas; il leua ſon eſpée, glorieuſe du meurtre de Meduſe, & la plongea dans le ſein de Lycabas, lequel tombé, ietta encore ſes yeux, deſia errans dedans les ombres de la mort, d’vn coſté & d’autre pour voir où eſtoit Atys, & ſ’eſtant ap- puyé ſur luy, porta dans les enfers la douce conſolation, d’eſtre mort auprés de celuy qu’il aimoit le plus en ce monde. Phorbas fils de Me- thion & Amphimedon ſ’auançans en furie pour ſe ietter ſur Perſée, tomberent tous deux enſemble, ſi gliſſante eſtoit la ſalle, où le ſang couloit de tous coſtez. Ils penſoient ſe releuer, mais ils en furent em- peſchez par vn coup qui les perça tous deux, l’vn à la gorge, & l’autre dans le flanc. Erithé fils d’Actor, qui portoit vne hache large fut le premier qui ſe preſenta aprés deuant Perſée pour receuoir, non pas vn coup de coutelas, mais d’vn grand pot au vin, dont Perſée l’aſ- ſomma, & luy fit tout à l’heure rendre l’ame auec le ſang, qu’il vo- mit par la bouche. Il mit encore par terre Polydegmon, qui eſtoit de la race de la Royne Semiramis, Abaris, Lycete, Elyce auec ſes grands cheueux, Phlegias & Clyte: bref en renuerſa tant qu’il ne pouuoit marcher par la ſalle, ſinon ſur des corps morts. Iamais Phi- née n’oſa l’attaquer de prés; il luy jetta bien vn jauelot, mais par ha- zard au lieu de bleſſer Perſée, il bleſſa Idas, qui n’auoit point pris de party en ceſte guerre domeſtique, & n’eſtoit-là que comme neutre pour y mettre la paix. Le pauure Idas demy-mort, en regardant de trauers ce ſeditieux Phinée, tira de ſon ſein le traict qui le perçoit, & ſ’en alloit en rendre autant qu’il en auoit receu à celuy qui trop indiſ- crettement ſ’eſtoit rendu ſon ennemy, mais le coeur luy faillant auec la force, il tomba ſans ſ’eſtre vengé. Là meſme par Clymene fut tué Odite, le plus grand de tout le Royaume aprés Cephée; Protenor frappa Hipſée, & Hipſée Lyncide. Au milieu de la foule eſtoit le vieil Emathion, lequel n’eſtant pas en âge de manier les armes, combat- toit de la langue tant qu’il pouuoit l’inſolence & la cruauté de Phinée, & deteſtoit l’iniuſte deſſein de ſes armes. Ce bon vieillard le plus hom- me de bien & le plus craignant Dieu qui fuſt de ſon temps, eſtoit ap- puyé ſur l’autel, quand Cromis le vint aſſaillir par derriere, & luy cou- pa la teſte, qui tomba ſur le ſacré braſier des ſacrifices. Il laſcha demy-mort quelques paroles pleines d’execrations, puis rendit l’ame comme victime au milieu du feu. Broteas & Ammon fre- res iumeaux, tous deux braues & vaillans pour ſe battre à coups de [131] poing, firent ioug ſous le tranchant de l’eſpée de Phinée, & auec eux Alphite preſtre de Cerés, auquel la bandelette blanche, dont il auoit la teſte ſerrée, ne ſeruit de rien contre la violence de la mort. Il fut mis par terre, & toy auſſi, pauure fils de Iapet, qui n’eſtois pas là pour te battre; mais pour vn doux exercice de paix, & pour reſiouïr l’aſſem- blée en la charmant des accens de ta voix mariée aux accords de ton luth. Tu n’auois autres armes en main que ton inſtrument enchan- teur, & toutefois Pettale te planta ſon poignard dans la teſte, & ſe mocquant de toy, te diſt: Va chanter le reſte aux ombres d’enfer. Tes doigts mourans toucherent encores les cordes de ta lyre, & tient-on que par hazard ce furent les accords d’vne triſte chanſon, qu’ils fi- rent reſonner, comme plaignans ta mort, qui ne demeura pas impu- nie: car Lycormas prit la barre qui eſtoit au coſté droit de la porte, dont il donna ſi grand coup ſur la teſte au cruel bourreau de ta vie, qu’il l’aſſomma ſur la place, & le fit tomber chancelant, ainſi qu’vn taureau que l’on ſacrifie. Pelate cependant eſſayoit de tirer l’autre barre, mais ainſi qu’il ſ’y efforçoit, Corite d’vn dard luy perça la main, & l’attacha contre la porte; puis Abas luy donna dans le coſté, & mourut ainſi tout debout, ſouſtenu de la main que ceſte fleſche rete- noit cloüée contre le bois. Menalée partiſan de Perſée y fut auſſi tué auec Dorilas, qu’on tenoit pour le plus grand terrien de la Libye, & le plus riche en grains qui fuſt en tout ce païs-là. Il receut vn coup mortel dans l’aigne de la main d’Alcyonée, qui le voyant ſanglotter & rouler les yeux dans la teſte, luy diſt: Voila ce qui te reſte de tant d’arpens de terre que tu as poſſedez; il ne t’en demeurera rien que ce peu que ta charongne couure. Ainſi ce ſuperbe vainqueur triom- phoit de ce riche vaincu, lors que Perſée, vengeur du ſang des ſiens, luy donna d’vne picque dans le nez, qui trauerſa iuſques au cerueau, & fit ſortir la pointe par derriere. De là ſuiuant l’heureuſe fortune de ſa main, il mit par terre deux freres de deux diuers coups; Clytie eut les deux cuiſſes percées, & Dane fut frappé d’vn jauelot dans la bouche. Sur la place meſme tomberent morts Celadon, Aſtrée fils d’vn pere incognu, & d’vne femme de la Paleſtine; AEthion lequel autrefois auoit bien ſceu preuoir les choſes à venir, mais à ceſte heure-là ne ſceut pas preſager ſon malheur: Thoaſte eſcuyer du Roy, le parricide Agyrte meurtrier de ſon propre pere, & pluſieurs autres encore, qui auec ceux-là eſprouuerent la force du bras de Perſée. Il en terrace vne infinité, & ſi luy reſte plus d’ennemis à combattre qu’il n’y en a de vaincus. Tous n’en veulent qu’à luy, ils ne tendent qu’à ſa ruine, auſſi l’enuironnent-ils de tous coſtez en grand nombre, obſtinez en vn party ennemy du merite & de la foy. C’eſt en vain que la cauſe de Per- ſée eſt authoriſée de la pieté de ſon beau-pere; en vain ſa belle-mere & ſa nouuelle eſpouſe le fauoriſent, & par leurs pleurs teſmoignent leurs regrets: c’eſt en vain qu’elles crient contre ce ſeditieux Phinée, car [132] leurs cris ne ſont point ouïs, le cliquetis des armes, les voix ſanglot- tantes de ceux qui meurent, & les furieux mouuemens de Bellonne, qui noye tout de ſang, ne permettent pas qu’on ſ’arreſte aux cris & aux plaintes des femmes. Phinée ſuiuy de mille hommes armez preſ- ſe de tous coſtez Perſée; l’orage d’vne greſle n’eſt pas ſi eſpais, que celuy des fleſches qui volent autour de luy. Elles aſſiegent ſes deux flancs, paſſent deuant ſes yeux, & ſifflent ſans ceſſe à ſes oreilles. Pour ſ’aſſeurer du derriere, il ſe range contre vn pilier, & ſouſtient par de- uant l’effort de ſes ennemis. Molphée à gauche, & Ethemon à droi- cte le tiennent de ſi prés, qu’il ne ſçait ſur lequel pluſtoſt auoir l’oeil. Tout ainſi qu’vne Tygreſſe eſpoinçonnée de la faim, lors qu’elle en- tend en diuers endroits de la vallée le mugiſſement de diuers trou- peaux de beſtail, ne ſçait ſur lequel des deux ſe ietter, bien qu’elle bruſle de ſe ruër, ou ſur l’vn, ou ſur l’autre: de meſme Perſée demeu- re en doute quelque temps; puis permettant tout d’vn coup à ſa main de rompre le doute, ſe deffaict de Molphée en le bleſſant à la cuiſſe. Il ſe contenta de luy auoir donné ce coup-là, pour l’eſloigner, n’ayant pas le temps de luy faire dauantage de mal, à cauſe d’Ethemon qui d’autre coſté le preſſant, le voulut frapper ſur la teſte: mais la furie qui l’eſbloüiſſoit fit qu’il donna contre le pilier ſi rudement que ſon eſpée rompit, & la pointe retournant de la pierre ſe vint planter par hazard à la gorge de ſon maiſtre: toutefois ce n’eſtoit pas pour le faire mourir, ſi Perſée ne luy euſt encore faict ſentir le tranchant du cou- telas qu’il auoit en main.Ce valeureux fils de Iupiter faict vne reſiſtance qui ſurpaſſe preſ- ques la creance: mais plus il maſſacre d’ennemis, plus ils croiſſent; ſa valeur à peine peut plus reſiſter au grand nombre, & la force ſemble ſe deuoir rendre en fin maiſtreſſe de ſon courage. La crainte qu’il en a, le contraint d’auoir recours à ſon ancienne ennemie pour dompter ſes ennemis; & criant tout haut à ceux de ſon party, qu’ils ne tour- nent point la veuë de ſon coſté, leue la teſte de Meduſe, dont Theſſa- le eſprouua la force le premier. Ce ſuperbe Theſſale ſ’en mocquoit, & diſant à Perſée; Il faut que tu en cerches d’autres que moy, qui ſ’e- ſtonnent de tes miracles; auoit la main leuée pour luy darder vn jaue- lot, mais le jauelot ne partit pas de ſa main, il demeura en ceſte po- ſture, vraye ſtatuë de pierre ſans mouuement & ſans ame. Amphix en meſme inſtant voulut frapper le courageux fils de Lyncée, & ſon bras roidy ne ſe peut mouuoir ny d’vn coſté ny d’autre. Vn peu aprés Nilée qui à faux ſe vantoit d’eſtre né du grand Nil d’Egypte, & pour don- ner couleur à ſon menſonge, auoit les ſept emboucheures grauées en or & en argent ſur le bouclier qu’il portoit, ſ’auança pour dire à Per- ſée: Voy là deſſus de quels anceſtres ie ſuis ſorty, & receuant vn coup mortel de ma main, reçoy ceſte conſolation en mourant, d’auoir eſté tué par l’vn des plus braues & plus genereux qui fuſt en la meſlée, [133] où tu as perdu la vie. Sa voix ſe perdit en diſant cela, & demeura la bouche ouuerte comme ſ’il euſt voulu encore parler; mais il n’auoit plus ny vie, ny parole. Eryx voyant ſes compagnons changer de face: Ha! ce n’eſt, leur diſt-il, qu’à faute de courage que vous palliſſez ainſi; ce n’eſt point Meduſe qui vous tranſit, c’eſt la peur qui vous glace le coeur; ſuiuez-moy ſans rien craindre, & nous mettrons aiſé- ment à bas ce Perſée, qui n’a plus d’autres armes que ſa magie. Il ſ’al- loit auancer au combat, mais ſes pas furent retenus auec ſa voix, & ſon corps endurcy demeura roide ſur la place en forme d’homme ar- mé. Ce fut à bon droit, & comme ils l’auoient merité que ceux-là fu- rent ainſi punis: mais Acontée, qui combattoit pour le iuſte party de Perſée, ayant ietté la veuë ſur Meduſe, par meſgarde tomba en meſme accident qu’eux; ſur lequel Aſtyage, à l’inſtant meſme qu’il ſe changeoit en rocher, deſchargea vn coup d’eſpée, penſant qu’il fuſt en vie, & l’eſpée rendant vn ſon aigu ſur la pierre, rendit Aſtyage tout eſtonné, & d’vn eſtonnement qui dura touſiours; car eſtant de- uenu roche comme l’autre, ſa face de pierre retint des traits, qu’vn homme qui admire quelque choſe, a peints ſur le viſage. Ce ne ſeroit iamais faict de nommer tous ceux du vulgaire, qui reſſentirent la ſe- crette vertu du chef de Meduſe; ils eſtoient bien encore deux cens les armes à la main, qui furent tous conuertis en rocher à la veuë de ce poil de viperes. Lors par force Phinée ſe repentit d’auoir entrepris vne ſi iniuſte guerre; il ne voyoit autour de ſoy que vaines idoles, deſ- quelles il n’eſtoit point ſecouru; c’eſtoient des images qui repreſen- toient bien ſes ſoldats, mais elles n’auoient point de ſentiment, elles ne ſ’eſmouuoient point à ſa parole, & auſſi peu à ſon toucher: luy ſeul des ſiens reſtoit en vie, qu’euſt-il peu faire ſeul? Il poſa donc les armes pour recourir aux prieres, & tendant les bras à Perſée deſtourna la veuë de luy, de crainte de perdre la vie en la demandant: Las, diſt-il, vous eſtes vainqueur, Perſée, ne perdez pas la gloire de ſauuer voſtre vaincu, retirez ce monſtre qui charme les corps; retirez-le, ie vous prie: ce n’eſt point vne haine conceuë contre vous, ny l’ambitieux deſir de regner, qui me firent prendre les armes, c’eſt l’amour d’vne fille promiſe qui me les mit en main. Si les merites de voſtre valeur employée pour elle, rendoient voſtre party fauorable, le temps eſtoit pour moy, car la promeſſe, qui m’en a eſté faicte, eſt bien auparauant la voſtre. Ie n’ay point de regret pourtant de vous en quitter le droict, braue & vaillant Perſée, ie ne vous demande que la ioüiſſance libre de l’air que ie reſpire; ioüiſſez du reſte, ie ne vous l’enuieray point, & recueillez, heureux, le doux fruict de mes eſperances. Telles prie- res ſortoient de ſa bouche, & ſes yeux n’oſoient regarder celuy auquel il les faiſoit. Comment, laſche Phinée (luy diſt le vaillant fils de Da- naé) eſt-ce là qu’eſt reduitte l’inſolence de tes menaces? Quoy, les glaces d’vne honteuſe crainte ont-elles tellement eſtouffé le feu de [134] con orgueil, que tu puiſſes te laiſſer aller à demander la vie? C’eſt vne obligation que recerchent les ames coüardes; mais puiſque i’en ay le pouuoir, & que tu le deſires, ie veux obliger ta laſcheté. Bannis de toy la peur qui te bourrelle, mon eſpée ne ſera point teinte de ton ſang, tu demeureras ſur pieds, & pluſieurs ſiecles à venir te verront encore dans la maiſon de celuy que tu as ſouhaitté pour beau-pere; afin que ma femme, autrefois ta fiancée, ayt au moins le contente- ment de te rencontrer ſouuent deuant ſoy. Cela dit, il tourna ſa Me- duſe du coſté des yeux de Phinée, qui taſcha bien encore de les en deſtourner, mais ils furent pluſtoſt endurcis qu’il n’eut regardé autre- part. La crainte demeura peinte ſur ſa face de cailloux, auec l’humble maintien d’vne perſonne ſuppliante, & ſes mains abbaiſſées en ſ’e- ſtendant toutes roides, ſemblerent encore demander la vie à Per- ſée.Perſée victorieux, aprés ſ’eſtre vengé de Phinée, mena Androme- de au Royaume de ſon grand pere Acriſe; Royaume qu’Acriſe ne poſſedoit pas alors pourtant, car ſon frere Pretus l’en auoit chaſſé. Là ce genereux fils de Iupiter oubliant la cruauté auec laquelle luy & ſa mere auoient eſté expoſez ſur la mer, vengea Acriſe, & le remit en ſes eſtats, par la mort de Pretus, qui ne peut euiter les forces charmereſſes de Meduſe, quelque reſiſtance qu’il fiſt dans les tours qu’il auoit ty- ranniquement occupées.
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LE SVIET DE LA III. ET IIII. FABLE.
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Polydecte Roy de l’Iſle de Seriphe, où aborda Persée, auec Danaé, enfermez dans vne(III. & IIII. Fa- ble expliquées au 2. Chap.) corbeille, pour eſloigner le fils afin de iouïr plus librement de la mere, enuoya Persée à la conqueſte de la teste de Meduſe, laquelle il trancha auec l’aide de Minerue, & l’ap- porta à ce Polydecte, qui ne pouuant croire que cela fuſt vray ſans le voir, veid à ſon malheur la teſte, & fut conuerty en rocher. Les Muſes s’en allans au mont Parnaſſe furent ſurpriſes d’vne groſſe pluye, qui les fit retirer chez Pyrenée, lequel ne les voulut apres laiſſer ſortir, mais s’efforça de violer leur chaſteté; tellement que pour ſortir de ſon chaſteau où il les tenoit enfermées elles furent contraintes de prendre des aiſles, & ſe ſauuer comme oyſeaux dedans l’air. Pyrenée les voulut ſuiure, mais il ne ſe trouua pas aiſlé comme elles, qui fut cauſe qu’il tomba, & ſe tua.TV entends toutes ces vengeances-là, Polydecte, petit Roytelet de Seriphe, & ne laiſſes point pourtant de continuer la haine mortelle que tu as conceuë contre Perſée; ny ſa ieune vertu eſprou- uée au milieu de tant de trauaux, ny tous les maux qu’il a ſoufferts, ne peuuent amollir ton coeur, il demeure inſenſible à la compaſſion, & ton iniuſte courroux ne trouue point de fin. Ialoux de ſa valeur tu taſches d’offuſquer le luſtre de ſa gloire, tu dis que c’eſt vn impoſteur, que iamais il ne trancha la teſte à Meduſe, & que ce ſont des fables tout ce qu’il en veut faire croire. Tu le dis en ſa preſence meſme, & luy te diſt, qu’il t’en rendroit vn teſmoignage aſſeuré; il aduertit tous ceux de la compagnie de fermer les yeux, & alors te monſtra le chef de la Gorgone, chef à la veuë duquel tu perdis la veuë, & ton corps eſpuiſé de ſang, deuint pierre.La guerriere Pallas auoit touſiours iuſques-là aſſiſté ſon frere Per- ſée; mais elle le laiſſa dans Seriphe, & couuerte d’vn nuage paſſant à main droicte de Cythne & de Gyare, trauerſa la mer à l’endroit, qu’el- le iugea plus à propos pour accourcir ſon chemin, & par Thebes ſe rendit ſur les vierges ſommets d’Helicon, où elle parla ainſi aux do- ctes Soeurs qui y font leur demeure: Sçauantes filles de Memoire, le bruit qui court d’vne nouuelle fontaine, née du coup qu’vn cheual aiſlé a donné, en frappant du pied contre terre, eſt cauſe que ie ſuis venuë icy, deſireuſe de voir ceſte ſource miraculeuſe. I’ay veu naiſtre le cheual du ſang de Meduſe, ce me ſera vn contentement d’auoiren- core la veuë du merueilleux effect de ſon pied. Vranie qui la receut reſpondit: Pour quelque occaſion que ce ſoit, ſage fille de Iupiter, que vous honoriez ce lieu-cy de voſtre preſence, elle ne nous peut eſtre que tres-agreable. Il eſt vray, nous auons vne fontaine dont la naiſſance n’eſt pas moins admirable que nouuelle, voyez-en l’eau (ce diſant elle luy monſtra) c’eſt le pied de Pegaſe qui a engendré la ſour- ce ſacrée d’où ſort ce liquide cryſtal. Pallas eſtonnée d’vne telle mer- ueille demeura quelque temps comme rauie, ayant les yeux fichez ſur ces eaux, filles de la corne d’vn cheual aiſlé: puis ſe retourna viſitant les [136] lieux ſacrez de ceſte ancienne foreſt d’Helicon; les antres, & les tapis verds, eſmaillez d’vn million de diuerſes fleurs, dont la terre eſt cou- uerte; elle honora de mille loüanges les doux exercices des Muſes, vanta tant de commoditez qu’elle recognoiſſoit en leur agreable ſe- jour, & autant pour le lieu que pour la douceur de leur vie, les appel- la pluſieurs fois heureuſes. Surquoy vne de ces neuf doctes Soeurs re- pliqua: Venerable Deeſſe, qui euſſiez, ie m’aſſeure, accreu ſur ce mont noſtre troupe, ſi voſtre vertu ne vous euſt portée au ſoin de plus grandes affaires, voſtre bouche n’a prononcé que la verité meſme: ce n’eſt pas ſans raiſon que vous approuuez nos arts & le lieu de noſtre demeure. Noſtre vie eſt heureuſe, & noſtre condition aſſez agreable, ſi nous eſtions en aſſeurance. Mais quoy? le vice ſ’eſt acquis tant de pouuoir au monde, qu’il n’y a rien auiourd’huy qui ne ſoit violé. Les filles ne viuent qu’en crainte. En quelle ſeureté penſez-vous que nous ſoyons? Nous auons touſiours le deteſtable Pyrenée deuant les yeux; le ſouuenir de ſa perfidie nous faict trembler à toute heure. Pour moy ie ne ſuis pas encore bien reuenuë à moy depuis l’affront qu’il nous voulut faire. Ce traiſtre, par la force de ſes tyranniques armes, aſſiſté de quelques troupes de Thrace auoit enuahy Daulis, auec la Phocide, qu’il tenoit ſous ſon iniuſte puiſſance. Lors que nous y paſſaſmes, vn iour que nous allions au mont Parnaſſe, il nous deſcouurit en che- min, & recognut bien qui nous eſtions, car il nous ſalüa, & auec vn viſage, deſguiſé du fard de la feintiſe, nous fit en apparence autant d’honneur qu’il ſembloit nous en pouuoir rendre: l’air chargé d’hu- mides vapeurs faiſoit fondre vne groſſe pluye qui nous incommo- doit infiniment. Ne vous plaiſt-il pas, nous diſt-il, de vous mettre à couuert dans ma maiſon? Ne deſdaignez pas de vous y retirer, doctes Deeſſes, on a bien ſouuent veu des Dieux prendre de moindres logis que le mien. Son honneſteté ſimulée, & l’orage des eaux, firent que nous luy accordaſmes ce qu’il deſiroit, & entraſmes dans ſon logis. Cependant la pluye ceſſa, les froids Aquilons chaſſerent les humides vents du Midy, & diſſipans l’obſcurité des nuées rendirent l’air ſi ſe- rein qu’il nous prit enuie de nous en aller: mais au lieu de nous laiſſer ſortir, il nous ferma la porte, & pouſſé d’vne rage amoureuſe entre- prit de violer la chaſte fermeté de nos voeux. Pour euiter ſa violence, n’ayans que l’air libre, nous nous reueſtiſmes de plumes, & portées ſur des aiſles en forme d’oyſeaux ſortiſmes de chez luy. Il nous vou- lut ſuiure, ſe perſuadant qu’il en atteindroit quelqu’vne de nous, & pour ce faire monta au haut de ſa tour, d’où le pauure ſot en penſant voler, ſe precipita, & par ſa cheute ſe froiſſa de telle façon tout le corps qu’il mourut ſur la place, & fit boire ſon traiſtre & infidelle ſang à la terre, qui en fut teinte.
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LE SVIET DE LA V. FABLE.
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Piere Roy de Macedoine eut neuf filles qui furent ſi outrecuidées que d’oſer defſier(V. Fable ex- pliquée au 3. Chap.) les Muſes à chanter; elles entrerent en lice à qui feroit le mieux; mais ces trop indiſ- crettes filles ne gaignerent rien, ſinon qu’aprés auoir eſté honteuſement vaincuës, elles furent conuerties en Pies. Le Poëte met les chanſons que les vnes & les autres chan- terent, qui ſont toutes pleines de Metamorphoſes.TAndis que la Muſe diſcouroit, le bruit d’vn battement d’ai- les fut oüy en l’air, auec pluſieurs voix, deſcendantes des plus hautes branches des arbres, qui ſembloient ſalüer la compagnie. Pallas regarde en haut, ſ’enquiert d’où viennent ces paroles-là, & croit que ce ſoient voix humaines; toutesfois ce n’eſtoit que le jargon de neuf pies, leſquelles ſe plaignoient de leur infortune. El- les ſ’arreſterent ſur vn arbre à gazoüiller; qui fut cauſe que la Muſe raconta leur changement à Pallas eſtonnée de les ouïr, & commen- ça ainſi l’hiſtoire de leur deffy. Il n’y a pas long-temps auſſi que celles-cy, honteuſement vaincuës par leur temerité, accreurent le nombre des oyſeaux; c’eſtoient les filles de Piere & d’Anipe, qui ſe veirent neuf toutes grandes, & aſſez accomplies, ſi leurs perfections n’euſſent eſté accompagnées de trop de preſomption. L’orgueil leur enfla tellement le courage, que pour nous deffier elles prindrent bien la peine de trauerſer la Theſſalie, & tant de villes qu’il y a dans la Grece; vindrent iuſqu’icy, & à leur arriuée ne craignirent point de [138] nous attaquer ainſi: Vous auez trop long-temps abuſé l’ignorance des peuples groſſiers de la vaine douceur de vos chanſons, ceſſez de l’en- treprendre deſormais, Deeſſes Theſpiennes, ſi vous auez du courage, il faut que vous entriez en lice auec nous. Vous poſſedez vn honneur que nous voulons vous debattre; ie m’aſſeure qu’à chanter & à bien dire, vous ne l’emporterez point. Noſtre nombre eſt eſgal au voſtre; nous ſommes neuf, qui en ſçauoir ne vous voulons rien ceder: ou il faut que vaincuës vous nous quittiez la fontaine Hippocrene, & celle d’Aganippe, ou nous vous quitterons les foreſts d’Emathie, & nous retirerons ſur les montaignes chenuës de la Macedoine. Prenons quelques Nymphes pour iuger qui fera le mieux. C’eſtoit vne honte à nous de nous abbaiſſer tant que de nous mettre du pair auec elles; mais de refuſer auſſi le cartel, nous iugeaſmes que c’euſt eſté encore choſe plus honteuſe. Nous eſleuſmes donc des Nymphes pour ar- bitres de noſtre different, qui iurerent par la ſource venerable de leurs fleuues, que ſans paſſion elles iugeroient du merite des vnes & des autres, puis ſ’aſſirent ſur le rocher pour entendre à leur aiſe nos diuerſes chanſons. Lors vne de ces indiſcrettes filles, ſans aduiſer qui deuoit commencer, ſe mit à chanter les aſſauts des Geans, pour enua- hir les Cieux. Au deſauantage des Dieux elle donna mille fauſſes loüanges à ces impies enfans de la terre; diſt que la monſtrueuſe gran- deur de Typhée eſpouuenta de telle façon les habitans des Cieux, que ſans ſ’oſer deffendre, ils prindrent tous la fuite, & n’eurent iamais l’aſſeurance de tourner viſage, iuſqu’à ce que laſſez ils arriuerent en Egypte, où le Nil fend ſes eaux vagabondes en ſept bras: Que Typhée les pourſuiuant ſe trouua auſſi là, & que de peur ne pouuans plus cou- rir ils ſe cacherent ſous la forme menſongere de quelques animaux, eſquels ils ſe deſguiſerent. Iupiter prit la peau d’vn Belier, qui eſt cau- ſe qu’en Libye on adore encore Iupiter Ammon auec des cornes, Apollon ſe changea en corbeau, Bacchus en bouc, Diane en chat, Iunon en vache, Mercure en cigogne, & Venus couurit ſes beautez des eſcailles d’vn poiſſon.Quand elle eut d’vne voix mariée aux accords de ſon luth, chanté ces vers ſcandaleux, on nous diſt que c’eſtoit à nous de faire paroiſtre ce que nous ſçauions: mais peut-eſtre, ſage Deeſſe, n’auez-vous pas le loiſir d’arreſter icy dauantage, pour ouïr les vers que nous chantaſ- mes. Non, non, repartit Pallas, ne craignez point de me reciter par ordre toutes vos chanſons; & diſant cela elle ſ’aſſit à l’ombre d’vn buiſſon. Nous ne vouluſmes pas, diſt lors la Muſe, parler toutes, Cal- liope ſeule d’entre-nous entreprit la deffence de noſtre party, & ſe leuant auec ſon poil lié de fueilles de lierre, aprés auoir accordé les cordes plaintiues de ſon luth, leur fit dire ces vers.
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LE SVIET DE LA VI. FABLE.
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Venus faſchée que Proſerpine à l’imitation de Diane vouloit demeurer fille, en ren-(VI. Fable ex- pliquée au 5. & 6. Chap.) dit Pluton ſi amoureux qu’il l’enleua dans ſon chariot, ainſi qu’elle cueilleit des fleurs autour du mont AEtna. L’ayant rauie il rencontra la Nymphe Cyane qui le voulut re- tarder par prieres qu’elle luy faiſoit de laiſſer Proſerpine; mais luy deſpité d’eſtre là re- tenu contre ſon gré fit entr’ouurir la terre là meſme où il eſtoit, ſans aller plus auant, & par l’ouuerture qu’il fit entra dans ſon Royaume des Enfers. Pour punition Cyane qui l’auoit osé retarder fut conuertie en vne fontaine, qui porte encore ſon nom.CEre’s la premiere a d’vn coultre trenchant rompu les mottes de la terre; elle nous a donné les bleds, dons nourriciers qui ſouſtiennent les hommes, & nous a auſſi donné les loix qui poliſſent & reiglent noſtre vie. Tous les biens que nous auons nous les tenons d’elle, c’eſt donc bien la raiſon que nous chantions ſes loüanges. Ie re- grette que ma poëſie ne ſoit digne de ſa grandeur, car à la verité c’eſt vne Deeſſe qui merite qu’on luy chante quelque beau vers. Quand les Geans qui oſerent planter des eſchelles contre les Cieux, renuerſez par le foudre de Iupiter, eurent eſté enterrez dans la Sicile, Typhée le plus fort, & auſſi le plus outrecuidé de tous, eſſaya pluſieurs fois de ſe rele- uer, pour recommencer encore la guerre: & quoy que ſa main droicte fuſt enſeuelie ſous la peſante maſſe du mont Pelore, la gauche ſous les coſtes du Pachyn, ſes cuiſſes ſous les montaignes de Lilybée, & ſa teſte [140] ſous le Mont-gibel, où il ſouſpire encore ſans ceſſe, & auec ſes ſouſ- pirs bruſlans iette des flames par la bouche: il ſ’efforça pourtant de renuerſer les villes & les hautes montaignes, qui couuroient ſon corps, & fit de tels efforts que la terre en trembla pluſieurs fois, & donna l’effroy à Pluton, qui eut crainte qu’elle ne ſ’ouuriſt, & faiſant iour aux Enfers n’eſpouuentaſt les Ombres, hoſteſſes de ſon Royau- me tenebreux. Ce triſte Prince des morts, ſoigneux de pouruoir à vn tel danger, eſtoit ſorty de ſon noir Empire, monté ſur vn chariot ti- ré de quatre cheuaux noirs, auoit viſité les fondemens de la Sicile, re- cogneu que tout y eſtoit aſſeuré, & ſ’eſtoit par ce moyen guery de l’apprehenſion qu’il auoit euë; quand Venus du haut des ſommets d’Eryce, l’apperceut qu’il ſe promenoit. Elle embraſſa ſon fils aiſlé, & le ſerrant d’vn bras qui le coniuroit, luy diſt: Mon fils, mon ſeul ap- puy, ma force & ma puiſſance, preſte ta main à ta mere, arme-toy, pe- tit Archerot, de ces traits indomptables, auſquels rien ne faict reſi- ſtance, & deſcoche vn des plus aigus dans le coeur de ce morne Dieu, à qui le dernier ſort des trois ſceptres du monde eſt eſcheu en parta- ge. Tes fleſches victorieuſes triomphent des diuinitez, hoſteſſes du Ciel, & des foudres de Iupiter meſme. Les humides puiſſances des eaux reſſentent dans la mer le feu de ton brandon, & le trident de Ne- ptune leur ſouuerain n’empeſche pas qu’il ne te recognoiſſe ſon vain- queur. Leurs couronnes releuent des loix de ton carquois; il n’y a que les ſeuls Enfers, où elles ne ſont point recognuës. Pourquoy eſt-ce que les Ombres de là bas ne te font point hommage? Que ne penſes- tu à les conquerir, & de leur conqueſte accroiſtre ton Empire, & ce- luy de ta mere? Il n’y va pas de peu, il ſ’agit de la troiſieſme part du monde. Si tu ne prens garde à te maintenir, peu à peu lon perdra la crainte de tes feux. Ne vois-tu pas comment on nous meſpriſe deſia dans les Cieux? Ne t’apperçois-tu point combien noſtre ſouffrance a diminué de mon pouuoir & du tien? Minerue nous braue; la vanité de ie ne ſçay quelle vierge ſageſſe faict que ſans crainte de tes feux, elle ſe rit de ton pouuoir, & les traits de Diane ne veulent pas ceder aux tiens. L’vne & l’autre ont eſchappé tes flames, & les charmes de mes delices: ſi nous le permettons, la fille de Cerés fera de meſme, car elle affecte de les imiter, & ſe flatte d’eſperances toutes pareilles. Si tu as quelque ſoin de noſtre Empire commun, ſi l’ambition de noſtre grandeur te touche, fay bruſler ton oncle Pluton au feu de ſes beau- tez, & le charme ſi bien des attraits de ſes yeux, qu’il la prenne pour femme. Venus n’eut pas laſché la parole qu’Amour ouurit auſſi toſt ſa trouſſe, & fit choiſir à ſa mere la fleſche d’entre mille qu’il auoit, la plus aiguë & la plus acerée; puis courba ſon arc appuyé ſur ſon genoüil, & donna dans le coeur de ce tenebreux Prince des En- fers.Il y a vn lac aſſez prés des fournaiſes du Montgibel, que les habitans [141] de ce païs-là appellent Perguſe, ſur lequel on ne void pas moins de cygnes chanter que ſur le Cayſtre. Vne grande foreſt ceignant de tous coſtez le riuage, auec ſes fueilles, ainſi que d’vn voile, deffend les eaux de l’ardeur du Soleil. Les arbres font naiſtre autour l’ombrage & la fraiſcheur; & la terre humide, produiſant touſiours des fleurs, y entretient vn Printemps eternel. Là Proſerpine, chaſte fille de Cerés, ſ’eſgayoit auec ſes compagnes, & cueillant ou des lys, ou des oeillets, ou des violettes, faiſoit à l’enuy auec ſes pareilles à qui pluſtoſt auroit remply de fleurs ſon panier & ſon ſein, quand Pluton l’apperceut, l’aima, & l’enleua; car ſes affections furent ſi precipitées qu’en meſme inſtant qu’il la veid, il en fut eſpris, & en meſme inſtant la rauit. La fille toute effrayée appelle en vain pluſieurs fois ſa mere, & ſes com- pagnes à ſon aide, mais beaucoup plus de fois ſa mere que ſes com- pagnes. Elle deſchire ſa robe, du bas de laquelle tombent les fleurs qu’elle auoit ſerrées, & au milieu de ſon affliction ſe ſent encore affli- gée de la perte de ſes bouquets, tant de ſimplicité accompagne ſa ieuneſſe. Ce violent amoureux tandis haſte le plus qu’il peut ſes che- uaux; il les anime en les nommant chacun par leur nom, & leur ho- che la bride, bride dont le cuir ſemble auoir emprunté la couleur d’vn fer roüillé. Il paſſe pluſieurs profondes eaux mortes, il trauerſe les eſtangs des Paliques, & ſent l’odeur du ſouffre que leurs ſources boüillantes iettent, lors qu’elles ſortent de la terre entr’ouuerte; & de là ſ’en va par la ville, iadis baſtie entre deux ports d’inegale gran- deur par les enfans de Bacchias, yſſus de la grande Corinthe, qui a deux mers à ſes coſtez.Entre Cyane & Arethuſe il y a vn bras de mer reſſerré d’vn coſté & d’autre par les pointes des rochers. C’eſt là qu’eſtoit Cyane, Nym- phe la plus renommée qui fuſt lors en Sicile, & qui a laiſſé en ce païs- là ſon nom aux eaux qui le portent encore. Elle parut hors de l’eau enuiron iuſqu’au ventre, & recognoiſſant Proſerpine ſe preſenta pour la ſecourir. Vous ne paſſerez pas plus auant (diſt-elle à Pluton) comment? voulez-vous eſtre par force le gendre de Cerés? La fille meritoit bien d’eſtre gaignée par douces paroles, non pas d’eſtre en- leuée. Pour l’auoir, vous la deuiez prier, & non pas la forcer. Quant à moy ie vous diray bien, ſ’il m’eſt permis de meſler en comparaiſon ma baſſeſſe auec ſa grandeur, que i’ay eſté autrefois aimée du fleuue Anape; mais il ne m’eut pas de la façon en mariage. Il recercha long- temps mon amitié, & ne iouït point de mon corps, qu’il n’euſt pre- mierement acquis mes volontez. En faiſant telles remonſtrances, elle eſtendoit les bras d’vn coſté & d’autre tant qu’elle pouuoit, pour em- peſcher le chariot de paſſer outre; dont Pluton irrité donna de ſon trident, ſceptre de ſon Empire, ſi grand coup contre terre, qu’elle ſe fendit, & fit vne ouuerture à ſes effroyables cheuaux, par laquelle ils ſe rendirent incontinent dans le ſombre Palais des Ombres, auec la [142] proye qu’ils traiſnoient. Cyane eut vn tel creue-coeur, tant d’auoir veu ainſi enleuer Proſerpine, que d’auoir eſté meſpriſée, & ſes eaux violées, qu’elle en conceut vn dueil en ſon ame, duquel elle ne peut iamais eſtre conſolée. Nourriſſant de larmes ſes ſecrettes douleurs, elle ſe conſuma ſi bien qu’elle fondit en pleurs, & ſe conuertit en ces eaux, deſquelles elle auoit eſté Deeſſe tutelaire. On veid peu à peu ſes membres ſ’amollir; ſes os perdirent leur dureté, & ſe rendi- rent ployables, comme firent auſſi les ongles. Tous les membres les plus foibles, ainſi que les cheueux, les doigts, les pieds & les cuiſſes, deuindrent premierement liquides, car vn corps moins il eſt eſpais, pluſtoſt il eſt changé en eau, puis aprés les eſpaules, les reins, les co- ſtes & l’eſtomach ſ’eſcoulerent en ruiſſeaux. En fin ſes veines cor- rompuës au lieu de ſang, ne furent pleines que d’eau, & de tout ſon corps rien ne luy reſta qu’on peuſt arreſter de la main.

LE SVIET DE LA VII. FABLE.
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(VII. Fable expliquée au 7. Chap.) Cerés courant par le monde pour trouuer ſa fille, s’altera tellement qu’elle fut con- traeinte de demander de l’eau à vne vieille femme pour ſe rafraiſchir la bouche. La vieille luy donna d’vn certain breuuage doux auec de la boullie, que la Deeſſe ne refuſa pas; & ainſi comme elle beuuoit, elle apperceut deuant elle vn petit garçon, nommé Stelles, qui ſe rioit de ce qu’elle prenoit cela ſi à la haſte, & l’appelloıt gourmande; dont elle s’offença, & pour le punir n’acheua pas de boire, mais luy ietta au nez ce qui reſtoit dans le verre & le conuertit en lezard.
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CEpendant Cerés eſperduë cerche ſa fille par mer & par ter- re; elle court touſiours, ſoit que l’Aurore eſparpille ſes treſ- ſes humides, ſoit que Veſper ferme les portes d’où ſort la lumiere du monde. Pour la nuict elle a en main deux torches de pin, coupées és coſtaux d’AEtna, auec leſquelles elle ſe faict iour au milieu des tenebres; & quand le Soleil eſt ſorty du ſein de Tethys, elle ſe ſert de ſes clartez, touſiours criant çà & là, Proſerpine, où es-tu Proſerpine? Les peuples d’Orient & ceux du Couchant la veirent en ceſte peine, les habitans de l’vn & de l’autre pole ſceurent par elle-meſme ſon af- fliction, car elle paſſa par leurs terres, & ſe laſſa de telle façon en cou- rant le monde, qu’elle fut contrainte de ſ’arreſter à vne petite mai- ſon couuerte de chaume, pour ſe rafraiſchir. Elle frappa à la porte, d’où ſortit vne vieille, à laquelle elle demanda vn peu d’eau, & la bonne femme luy donna d’vne boiſſon douce, meſlée d’vn peu de vin & de miel, luy preſentant enſemble dans vn pot, de la boullie qu’elle venoit de faire cuire. Elle en beut, & cependant qu’elle beu- uoit ſ’apperceut qu’vn petit garçon effronté ſe mocquoit d’elle; & à cauſe que ſa ſoif extreme la faiſoit boire auidement, l’appelloit gourmande: dont la Deeſſe offencée le punit tout à l’heure, en luy iettant ſur le viſage le reſte de ſon breuuage, & enſemble la boullie, qui fit que ceſt enfant trop hardy à parler deuint tout tacheté de verd & de gris. Ses bras auſſi toſt diminuez de beaucoup furent ſes cuiſſes, vne queuë luy creut par derriere, & deuint lezard; petite beſte qui a peu de force, afin que moins elle puiſſe nuire, eſtant de nature trop encline à mal faire. Tout eſtonné d’vn ſi ſubit change- ment, il pleura de regret, & ayant horreur de toucher ſa peau ta- chetée, eut honte de plus paroiſtre aux yeux de la vieille: il ſ’alla(Le lezard en Latin s’appelle Stellio.) cacher promptement, & deſlors emprunta ſon nom des eſtoilles, qu’il a touſiours retenu depuis, à cauſe des taches de diuerſes cou- leurs qui le rendent comme eſtoilé.

LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
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La fontaine Arethuſe qui a ſa ſource auprés de Piſe, & ne paroiſt point pourtant en(VIII. Fable expliquée au 6. & 7. Chap.) ce quartier-là, mais va par deſſous terre (comme lon ſe perſuade) couler en Sicile, fut celle qui premiere deſcouurit à Cerés le rapt de ſa fille. La Deeſſe eut lors recours à Iu- piter, qui luy promit de la ſortir des Enfers, pourueu qu’elle n’y euſt rien mangé: mais Aſcalaphe fils d’Acheron, rapporta qu’elle auoit mangé ſept grains de grenade; qui fut cauſe que Iupiter ordonna qu’elle demeureroit ſix mois de l’an en Enfer auec Pluton, & les ſix autres mois ſur terre auec ſa mere. Depuis Proſerpine changea ceſt Aſcalaphe, qui l’auoit decelée, en hybou, oyſeau de ſinıſtre & tres-mauuais augure.
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CE ſeroit vn denombrement ennuyeux de coucher ſur ce pa- pier les noms de toutes les terres que Cerés courut en cerchant ſa fille, & des fleuues qu’elle trauerſa; l’Vniuers manqua à ſes recer- ches, ſi loin elle les continua: car ſes regrets la porterent d’vne extre- mité du monde à l’autre, & la ramenerent encore en fin dans la Sicile, où Cyane auoit combattu pour ſa fille. La Nymphe, non plus Nym- phe, mais lors ſeulement humide liqueur, luy euſt volontiers conté ce qui ſ’eſtoit paſſé; mais elle n’auoit plus ny bouche, ny langue pour parler: toutesfois elle ne laiſſa pas de luy apprendre des nouuelles, en luy faiſant voir ſur ſes eaux la ceinture de Proſerpine, que le hazard auoit fait cheoir en ceſt endroit-là. Cerés l’ayant recognuë, comme ſi lors ſeulement elle euſt ſceu le rapt de ſa fille, redoubla ſes plaintes & ſes pleurs, ſ’arracha le poil de la teſte, & de coups de poing ſe meur- trit pluſieurs fois l’eſtomach. Elle eſtoit bien aſſeurée de la perte de ſa fille, mais elle ne pouuoit penſer en quel endroit elle ſ’eſtoit per- duë. Elle accuſoit en general toute la terre d’ingratitude, & l’appel- loit indigne des dons qu’elle luy faiſoit tous les ans. Il n’y a Prouince que ſon courroux ne deteſtaſt, mais ſur toutes elle maudiſſoit la Sici- le, dans laquelle elle auoit trouué ceſte ceinture, teſmoignage aſſeuré de ſa perte. Ce fut là qu’elle commença à rompre les charruës, & d’v- ne main vengereſſe meurtrir enſemble les laboureurs & les boeufs qui ſeruoient au labourage. Elle commanda aux terres enſemencees [145] de faire perdre ce qu’elles auoient en depoſt, corrompit le grain ſe- mé, & ruina en vn iour les belles eſperances qu’on auoit de la fertilité de l’année. Tous les bleds moururent en l’herbe, en des lieux roſtis par l’ardeur des rays du Soleil, en d’autres noyez d’eaux, & en d’autres gaſtez par les vents. Fuſt par la ſeichereſſe, ou par trop de pluyes, fuſt par le degaſt des oyſeaux, ou des beſtes qui rongent la racine, rien ne demeura par les champs, que de meſchantes herbes auec des chardons. Ceſte extreme miſere qui alloit affliger le monde d’vne cruelle fami- ne, fut cauſe qu’Arethuſe ſortit la teſte hors de ſes eaux, & aprés auoir ietté derriere ſes oreilles ſon poil moüillé, qui luy degouttoit autour du viſage, parla ainſi à Cerés: Deeſſe mere des bleds, & mere d’vne fille eſgarée, que l’Vniuers vous a veuë cercher par toute ſa longue eſtenduë; ceſſez de vous trauailler dauantage, & ne permettez point à voſtre douleur d’aigrir voſtre courroux contre ceſte terre, qui vous a touſiours eſté ſi fidelle. Non, non, la Sicile ne vous a point offencée, & ſi elle ſ’eſt entr’ouuerte, ce n’a point eſté pour fauoriſer le rapt de Plu- ton, car elle y a eſté forcée. Ce que ie vous en dis ne vous doit pas eſtre ſuſpect, ce n’eſt pas pour mon païs que ie parle; ie ſuis venuë icy de plus loin, Piſe a veu ma naiſſance, ma ſource eſt en Arcadie, & c’eſt comme eſtrangere que ie demeure en Sicile. Ie n’ay point toutesfois de plus agreable demeure que celle-cy, c’eſt ma retraicte auiourd’huy, c’eſt le ſiege de mon repos, que ie vous prie, fauorable Deeſſe de vou- loir conſeruer. De vous dire pourquoy i’ay changé de lieu, & ſuis ve- nuë me rendre en ce païs à trauers vne ſi longue plaine d’eaux, il ne ſe- roit pas maintenant à propos, ie vous en pourray faire le diſcours vne autre fois, que vous aurez l’eſprit moins trauaillé, & le viſage meilleur que vous n’auez pour ceſte heure. Ie paſſe au deſſous de la mer, par les plus profondes cauernes de la terre, & de là bas ie vien ſortir icy, ſous vn Ciel nouueau, à l’aſpect de nouuelles eſtoilles. Mon flus ſe va ren- dre dans les mareſts du Styx, & c’eſt là qu’en paſſant i’ay veu voſtre fil- le, de qui ie vous veux dire des nouuelles. Elle eſt là bas, triſte à la veri- té, car elle ne ſe trouue pas encore bien aſſeurée en lieu ſi effroyable; mais elle y eſt Reyne pourtant, elle eſt la premiere de ce monde tene- breux, elle eſt la femme de Pluton, Prince ſouuerain du morne Empire qui eſt deſſous terre.Cerés alors receut vn coup par les oreilles, dont elle fut ſi outrée, qu’elle demeura quelque temps ſans ſe mouuoir, non plus que ſi c’euſt eſté vn rocher; puis comme d’vne extreme douleur on entre ordinai- rement en vne furie extreme, elle toucha d’vne viſteſſe incroyable ſon chariot dans l’air, & fut trouuer Iupiter toute eſcheuelée auec les larmes aux yeux: Grand Dieu (luy diſt-elle) qui tenez le ſceptre des Cieux; ie ſuis icy venuë preſenter mes pleurs deuant vous pour ma fille Proſerpine, ma fille, dis-je, & la voſtre, car c’eſt voſtre ſang auſſi bien que le mien. Ie l’ay perduë, miſerable mere que ie ſuis, [146] & c’eſt ſa perte qui m’a faict recourir à vous pour la r’auoir. Si vous ne daignez pas en eſtre eſmeu pour moy, qu’elle au moins vous eſmeuue en vous reſſouuenant que vous eſtes ſon pere, que vous eſtes celuy qui l’auez engendrée, & moy celle qui l’ay portée dans mes flancs, & vous l’ay enfantée; car pour eſtre ſortie de moy, ie ne penſe pas que vous la deuiez moins cherir. Helas! ie l’ay tant cer- chée qu’en fin ie l’ay trouuée, ſi c’eſt trouuer ce que lon cerche, que d’eſtre aſſeuré de l’auoir perdu, ou ſi c’eſt l’auoir trouuée, que d’auoir appris où elle eſt. Quoy que ce ſoit, i’en ay eu des nouuelles, mais pi- teuſes nouuelles, par leſquelles i’ay ſceu qu’elle n’eſtoit plus à moy, nouuelles qui m’ont aſſeurée que voſtre frere Pluton l’a rauie. Qu’elle ait eſté rauie? patience; nous nous conſolerons, pourueu qu’il nous la rende, car de la laiſſer pour femme à ſon rauiſſeur, ce n’eſt pas ce que voſtre fille merite. Iupiter prenant la parole diſt à Cerés, que Pro- ſerpine eſtoit le gage commun de leurs anciennes affections, & que luy auſſi bien qu’elle, deuoit auoir du reſſentiment pour ce qui con- cernoit le bien de leur fille commune: Quant à l’iniure dont elle ſe plaignoit, que ſans changer le vray nom de la choſe, ceſt acte-là ne pouuoit pas eſtre appellé iniure; mais vne douce violence, que l’a- mour rendoit plus excuſable qu’accuſable. Et quoy? luy diſt-il, pen- ſez-vous que ce nous ſoit vne honte d’auoir pour gendre le Prince des Enfers? Il ne vous peut faire deshonneur, & ne puis iuger que Proſer- pine ſoit mal auec luy, pourueu que vous l’ayez agreable. N’eſt-il pas mon frere? Quand il n’auroit que ceſte ſeule qualité, n’eſt-ce pas vn grand aduantage? il en a d’autres encore pourtant, car il ne recognoiſt rien au monde au deſſus de ſoy, ſinon moy qui ay eu l’heur de ren- contrer le meilleur lot de noſtre partage. Toutesfois ſi vous deſirez tant de les voir ſeparez, nous retirerons Proſerpine des Enfers pour la remettre auec vous: mais il faut premierement ſçauoir ſi elle n’a point mangé depuis qu’elle eſt là bas; car ſi elle a rompu le ieuſne comman- dé à ceux qui veulent retourner ſur terre, les Parques ne l’en laiſſeront iamais ſortir; c’eſt vne loy, à laquelle nous ſommes obligez par l’al- liance que nous auons auec les Filandieres de la vie des hommes.Cerés, quoy que luy diſt Iupiter, ne peut ſe reſoudre à laiſſer ſa fille dans vne ſi triſte demeure, elle la voulut auoir; mais les irreuocables decrets du deſtin ne le permirent pas, dautant que Proſerpine auoit rompu le ieuſne qu’il luy falloit garder pour auoir touſiours le choix de ſortir ou de demeurer. La pauure fille ſans y penſer, en ſe pour- menant dans les iardins que Pluton a ſous terre, auoit cueilly d’vne branche qui panchoit plus bas que les autres, vne pomme de gre- nade, & ſ’en eſtoit mis ſept grains l’vn aprés l’autre dans la bou- che. Perſonne ne veid cela, ſinon Aſcalaphe fils de la Nymphe Orphné & du fleuue Acheron, qui l’auoit engendré ſe ioüant a- uec ceſte Nymphe dans les antres obſcurs de l’Auerne. Aſcalaphe [147] ſeul ſ’en eſtoit apperceu, & toutefois on ne laiſſa pas de le ſçauoir. Si toſt qu’il entendit parler que Proſerpine deuoit ſortir, il d???ſt ce qu’il auoit veu, & par vn tel rapport luy ferma la ſortie: dequoy elle fut extremement deſpite. De regret ceſte triſte Reyne de l’Erebe luy jetta ſur la teſte de l’eau noire du fleuue Phlegeton, & par la vertu de ceſte eau, le changea en vn oyſeau qui n’a que le bec, de grands yeux & des plumes; vilain oyſeau, lequel auec ſa groſſe teſte, & ſes ongles crochus, ne peut qu’à peine mouuoir ſes aiſles rouſſes; oyſeau, l’hor- reur des autres oyſeaux, touſiours meſſager de pleurs & de douleurs, pareſſeux Hybou, l’execrable augure de toutes funeſtes auantures.

LE SVIET DE LA IX. FABLE.
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Les Serenes filles d’Acheloys, & compagnes fidelles de Proſerpine, en la cerchant pour(IX. Fable expliquée au 8. Chap.) aller außi bien ſur la mer que ſur terre obtindrent des Dieux, d’eſtre changées en oy- ſeaux, & ne leur reſta rien que leur viſage & leurs voix de filles, auec leſquelles elles auoient accouſtumé de charmer les coeurs des hommes, comme elles font encore ceux qui paſſent prés de l’eſcueil, où laßées de voler elles s’arreſterent.CE babillard Aſcalaphe meritoit bien d’eſtre faict hybou, il a- uoit par ſon cacquet aſſez donné ſuject d’eſtre ainſi puni: mais vous filles d’Acheloys, belles Serenes, pourquoy eſt-ce que vos corps reueſtus de plumes ſ’acquirent des aiſles, ſans que vos faces ſe chan- geaſſent? Eſt-ce pour ce que vous eſtiez en la compagnie de Proſer [148] pine, & que vous cueilliez des fleurs auec elle, lors qu’elle fut rauie? Vouluſtes-vous changer de ſort à cauſe qu’elle en auoit changé? A la verité ſon rapt vous affligea infiniment, & pour teſmoigner voſtre douleur auſſi bien ſur mer, que vous l’auiez teſmoignée ſur terre, vous ſouhaittaſtes d’eſtre portées au deſſus des eaux, & ſelon voſtre ſouhait les Dieux vous donnerent des aiſles, auec leſquelles ainſi qu’auec des rames vous voguaſtes, ou volaſtes pluſtoſt au deſſus des vagues. Vos corps ſe couurirent de plumes, mais vos viſages ne perdirent pas pourtant leur beauté; ils demeurerent en leur nature, de peur que voſtre voix, née pour attirer les ames par l’oreille, & vos attrayantes paroles ne ſe perdiſſent, ſi voſtre bouche euſt pris vne autre forme.

LE SVIET DE LA X. FABLE.
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(X. Fable ex- plıquée au 9. Chap.) Arethuſe, Nymphe des plus belles qui fuſſent en toute la Grece, eſtant aimée du fleuue Alphée, il la pourſuiuit de telle façon que pour empeſcher qu’il ne iouiſt d’elle, Diane qui la cheriſſoit la changea en fontaine. Le fleuue n’en fut pas marry, car außi toſt il meſla ſes eaux auec celles de la Nymphe; dont Diane eut encore deſpit, & pource fendit la terre, afin de faire eſcouler Arethuſe par deſſous; mais Alphée ne la laiſſa pourtant, il la ſuiuit iuſqu’en Sicile, où elle ſort de terre, ainſi qu’vne nouuelle ſource. Voila ce qu’Arethuſe conte de ſon changement à Cerés appaisée, & contente de ce que Iupiter luy auoit re- donné ſa fille pour ſix mois de l’année.IL y eut vne grande diſpute, & dans le Ciel, & aux Enfers, ſur le ſujet de Proſerpine, ſçauoir ſi elle deuoit demeurer auec Pluton. [149] Ce fier Prince des Ombres conteſtoit pour la retenir, & Cerés debat- toit extremement pour la r’auoir. Iupiter pour ſatisfaire à tous deux ſans les meſcontenter ny l’vn ny l’autre, ordonna que ſix mois de l’an- née elle demeureroit auec ſon mary, & les autres ſix mois auec ſa me- re. Proſerpine toute reſiouïe ayant oüy prononcer vn ſi equitable ar- reſt, ſembla changer de face; ſon viſage couuert de dueil & de triſteſſe ſe deffit de ſes mornes humeurs, & parut eſclairé de mille feux de ioye. Elle fit voir ſon front pareil à celuy du Soleil, lors qu’il a fendu les nuages, qui ombrageoient parauant ſa clarté.Si la fille fut contente, la mere ne le fut pas moins: car alors ſans plus penſer à ſon affliction paſſée, elle voulut ſçauoir d’Arethuſe ce qu’elle auoit laiſſé à luy dire, apprenant pourquoy elle auoit changé de païs, & comment elle eſtoit deuenuë fontaine. A la requeſte de la Deeſſe les eaux ſe calmerent, hors deſquelles Arethuſe ſortit la teſte, & ayant de la main preſſé ſes cheueux pour les eſgoutter, commença ainſi puis apres à diſcourir des anciennes flames d’Alphée. Pour moy, diſt-elle, i’ay eſté autrefois Nymphe de Grece, auſſi curieuſe qu’vne autre de recercher les endroits propres à la chaſſe, & auſſi prompte à tendre les toiles dans vne foreſt. Encore que ie n’aye iamais affecté de faire renommer ma beauté, & bien que ie fuſſe aſſez groſſiere, toute- fois on me vantoit pour eſtre belle: choſe qui m’eſtoit plus deſplai- ſante qu’agreable; car i’auois honte, ſotte que i’eſtois, des dons que la nature m’auoit departis, & contraire à l’humeur des autres filles, qui tirent de la gloire des traits de leur viſage, ie me perſuadois que c’e- ſtoit vne offence de plaire à autruy. Il me ſouuient que ie ſortois de la foreſt de Stymphale en vn temps merueilleuſement chaud: l’ardeur du Soleil eſtoit de ſoy preſques inſupportable; mais pour moy, i’en auois vn double reſſentiment à cauſe de l’exercice que ie venois de fai- re. Ie rencontray d’auanture vne eau doux-coulante, & des plus cal- mes qu’il eſt poſſible de voir, au trauers du cryſtal de laquelle le gra- uier paroiſſoit comme à deſcouuert. Son flux à peine ſe pouuoit reco- gnoiſtre, ſi paiſible il eſtoit, & l’ombre des ſaulx & des peupliers qui bordoient le riuage, attiroit ceux qui paſſoient là pour y prendre de la fraiſcheur. Ie ne me peux tenir de m’y aller lauer les pieds; puis d’y entrer iuſqu’aux genoux; ny en fin de deffaire ma robe, la mettre ſur vn ſaulx courbé, & me plonger en l’eau. Cependant que ie me bai- gnois, & faiſois mille tours en battant des mains, & iettant les bras çà & là, i’entendis quelque bruit ſous les eaux, dont i’eus peur, & me re- tiray toute effrayée à la plus proche riue. Alphée parut auſſi toſt, & d’vne voix enroüée, me diſt par deux fois: Où fuyez-vous, belle Nym- phe? où fuyez-vous, Arethuſe? Sa veuë & ſa parole m’eſpouuente- rent encore dauantage: ie me mets à courir ſans robe, ainſi que i’e- ſtois, car i’auois laiſſé mes habits à l’autre bord; mais plus ie le fuy, plus il ſ’eſchauffe à me pourſuiure, & d’autant plus ſ’y opiniaſtre-il qu’il [150] me void nuë, & partant, ce luy ſemble, plus facile à eſtre vaincuë. Eſ- blouïe de crainte ie courois deuant luy, comme faict la peureuſe co- lombe, d’vn aiſle tremblottante, le Milan qui la chaſſe. Et luy de ſon coſté me pourſuiuoit auec la meſme viſteſſe qu’vn Milan ſuit la proye, dont il ſe veut repaiſtre. Il paſſa Orchomene, Pſophis, les co- ſtes du mont Cyllene, de Menale, d’Erymanthe, & les campagnes voi- ſines d’Elis, ſans qu’il me peuſt atteindre. Il n’alloit pas plus viſte que moy, mais il auoit l’haleine plus longue, & comme plus robuſte por- toit mieux le trauail de la courſe, que ie ne pouuois faire: toutefois ie trauerſay des champs labourez, des bois, des rochers, des montaignes, & paſſay en pluſieurs endroits où n’y auoit point de chemin frayé. En fin mes forces ſ’eſtans affoiblies, il me talonna de ſi prés, que les rays du Soleil, qui nous battoient par derriere, me firent voir ſon ombre deuant moy. Ie ne ſuis pas aſſeurée ſi ie la veids, ou ſi la peur me fit imaginer de la voir; mais au moins ſuis-je bien certaine qu’au bruit qu’il faiſoit des pieds en courant, il m’eſtoit facile à iuger qu’il eſtoit bien proche de moy. Deſia ſon haleine humectoit les treſſes de mes cheueux, lors que la crainte & la laſſitude, aſſiſtées du deſeſpoir de pouuoir eſchapper, me firent recourir à Diane, & m’eſcrier ainſi: Las! ie ſuis priſe, Deeſſe chaſſereſſe, fauoriſez-moy de voſtre aide, ne per- mettez pas qu’Arethuſe que vous auez daigné receuoir au nombre de vos chaſtes ſeruantes, & que vous auez bien ſouuent tant honorée que de luy faire porter voſtre arc auec voſtre trouſſe pleine de fleſ- ches, perde maintenant l’heur de ſe pouuoir plus dire voſtre, perdant la chere fleur de ſa virginité. La Deeſſe eſmeuë de pitié, à l’inſtant meſme que ie finis ma priere me couurant du manteau d’vne eſpaiſſe nuée, fit qu’Alphée qui me touchoit preſques, me perdit de veuë. Il ne ſceut tout à coup ce que ie deuins, par deux fois il fit la ronde au- tour du nuage qui m’entouroit ſans ſçauoir que ie fuſſe dedans; par deux fois il m’appella, criant, Arethuſe, où eſtes-vous, Arethuſe? Las! miſerable en quelle aſſeurance eſtois-je! En l’aſſeurance qu’eſt la bre- bis, qui entend bruire vn loup à la porte de la bergerie, ou en la frayeur qu’eſt le lievre caché dans vn buiſſon, qui void de tous coſtez les chiens abbayer autour de ſoy, & n’oſe ſe leuer, ny ſeulement ſe mou- uoir tant ſoit peu. Alphée ne part point de là, il ne va point plus auant, pour ce qu’il ne recognoiſt point à la piſte que i’aye paſſé outre; il demeure en garde à la meſme place qu’il m’a perduë de veuë, & a touſiours les yeux ſur la nuée. Cependant ſaiſi d’vne ſueur froide, ie ſentis que l’eau me couloit d’vn coſté & d’autre; en quelque part que ie poſaſſe les pieds, ie voyois la place moüillée, vne roſée me tomboit des cheueux; bref goutte à goutte en moins qu’il y a que i’en parle, ie fondis toute en eau, & ainſi ie deuins fontaine. Le change fut eſtran- ge, mais quoy? Alphée ne me meſcognut pas pourtant, l’Amour luy fit incontinent recognoiſtre le ruiſſeau que ie iettay, & luy fit poſer [151] auſſi-toſt la forme d’homme qu’il auoit priſe, pour retourner en ſon liquide naturel, afin de ſe meſler auec moy: toutefois Diane l’en empeſcha encore, car elle m’ouurit la terre en ceſt endroit-là, & fit que par des profondes cauernes qui voiſinent le centre du monde, ie me vins rendre en ceſte Iſle de Delos, proche de la Sicile, où ie me plais extremement, à cauſe que ma maiſtreſſe tire bien ſouuent vn ſurnom du nom de ceſte meſme Iſle, qui a veu la premiere mes eaux paroiſtre au iour.

LE SVIET DE LA XI. FABLE.
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Cerés pour reſtablir le labourage enuoya Triptoleme par le monde, lequel ayant couru(XI. Fable expliquée au 10. Chap.) l’Europe & l’Aſie, fut en Scythie chez le Roy Lyncus, qui entra en ialouſie contre luy, & au lieu de le careſſer aprés l’auoir receu en ſon logis, delibera de le faire mourir. Cerés pour ſauuer la vie à ſon Ambaſſadeur, & punir le traiſtre deſſein de ce Roy perfide, changea Lyncus en ceſte beſte tant renommée pour ſa veuë, qu’on appelle Lynx.ARethvse finit là ſon diſcours, & lors Cerés penſa au degaſt qu’elle auoit faict par le monde. Pour reparer donc vne telle perte, elle fit monter Triptoleme ſur vn chariot tiré par deux dragons volans, & luy commanda d’aller enſemencer toutes les terres qu’il ver- roit deſertes. Il courut l’Europe & l’Aſie, iettant par tout d’vne main liberale des grains en abondance, & en fin arriua en Scythie, où il deſ- cendit chez le Roy Lyncus, qui voulut ſçauoir ſon nom, le nom de [152] ſon païs, & quelle eſtoit l’occaſion de ſon voyage. Ce ieune ambaſſa- deur de Cerés diſt, qu’il auoit nom Triptoleme, que la celebre ville d’Athenes eſtoit le lieu de ſa naiſſance, & qu’il eſtoit venu-là, non point à pied ſur terre, ou dans vn nauire ſur mer, mais dans vn chariot volant en l’air, pour eſpandre des bleds par les champs, & eſlargir aux hommes les dons de ſa maiſtreſſe nourriciere du monde. La ialouſie ſ’engendra lors au coeur de ce Roy barbare, il enuia l’honneur d’vne ſi grande liberalité, & pour ſe rendre luy-meſme autheur d’vn tel bien- faict reſolut de faire mourir Triptoleme. Il le retira chez ſoy, & quand il fut de nuict aſſoupy d’vn profond ſommeil, il vint le poignard à la main, pour luy oſter la vie. Deſia il luy en alloit donner dans le ſein, quand Cerés luy retint le bras, & à l’heure meſme le changea d’hom- me en Lynx; puis commanda à Triptoleme de continuer ſon voyage dedans l’air, afin de rendre fertiles toutes les Prouinces du monde.Ainſi Calliope chanta diuinement bien les loüanges de la Deeſſe des bleds; & quand elle eut finy, les Nymphes arbitres du differend, d’vne commune voix iugerent que les Muſes, hoſteſſes de l’Helicon, deuoient emporter le prix. Mais les effrontées filles de Piere, quoy que honteuſement vaincuës, ne voulurent pas pourtant recognoiſtre les Muſes pour maiſtreſſes: au lieu de les honorer apres le iugement don- né, elles ſ’armerent d’iniures contre elles, & les combattirent outra- geuſement à coups de langues. Quoy? dirent lors les doctes Deeſſes d’Helicon; vous ne vous contentez pas de nous auoir oſé trop indiſ- crettement deffier, & par ce moyen merité d’eſtre punies de voſtre ef- fronterie, vous adiouſtez offence ſur offence, vomiſſant encore con- tre nous le venim de vos langues meſdiſantes: c’eſt trop irriter noſtre patience, il vous faut faire ſentir les effects de la vengeance où noſtre iuſte colere nous pouſſe. Ces preſomptueuſes filles ne ſ’eſtonnerent non plus qu’auparauant pour telles menaces, elles ſ’en mocquerent: mais ainſi qu’elles voulurent ouurir la bouche pour repartir toutes enſemble auec mille crieries, elles n’eurent pas la parole ſi libre qu’el- les euſſent deſiré. Elles ſ’apperceurent couuertes d’vne plume noire, qui leur croiſſoit iuſques ſur les ongles, & ſe regardans l’vne l’autre veirent que leurs bouches ſe formoient en bec; bref qu’elles n’eſtoient plus filles, mais Pies, iniurieuſes hoſteſſes des foreſts. Lors qu’elles pen- ſerent ſe plaindre, & frapper leur ſein de leurs mains, elles battirent l’air des aiſles, & furent eſtonnées qu’vn vol leger les emporta ſur des arbres, où elles ont retenu leur ancienne couſtume de parler ſouuent; car bien qu’elles ſoient oyſeaux, auec vne voix enroüée, elles babil- lent encore ſans ceſſe, & ſont eſtranges au plaiſir qu’elles prennent en leur caquet.
|| [153]

LE SIXIESME LIVRE DES METAMOR PHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. ET II. FABLE.
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Arachne fille d’Idmon fut ſi bien inſtruicte par ſa mere aux ouurages de tapiſſerie,(I. & II. Fable expliquées au 1. Chap. du 6. Diſcours.) qu’elle s’y rendit des plus parfaictes de ſon temps; mais elle fut ſi preſomptueuſe, qu’elle oſa ſe vanter de trauailler plus proprement que Minerue, qui a inuenté toutes ſortes de tiſſures. La Deeſſe auertie de ſon outrecuidance ſe deſguiſa en vieille pour l’aller trouuer, & voir ſi elle continuëroit en ſa folle preſomption & en ſes meſdiſances. Elle en eſ- prouua plus qu’on ne luy en auoit dit, tellement qu’elle fut contraincte de ſe deſpoüiller de ſa vieille peau qu’elle auoit veſtuë, pour paroiſtre Minerue à deſcouuert, & entrer en lice à qui feroit mieux d’elle ou d’Arachne. Le Poëte deſcrit pluſieurs fables que [154] l’vne & l’autre peignirent en leur tapiſſerie, leſquelles ſont faciles au texte. Au reste Minerue voyant l’ouurage d’Arachne fort accomply, en fut ſi ialouſe & ſi deſpite, qu’elle ne ſe peut tenir de la frapper auec la nauette qu’elle auoit en main, dont Arachne fut tant offencée qu’elle s’en pendit de regret. Mais la meſme Deeſſe encore en fin touchée de pitié regretta la mort d’vne ſi bonne ouuriere, & pour luy faire touſiours continuer ceſt exercice de tiſſure, la changea en Araignée.QVand Pallas eut oüy le diſcours des Muſes, loüé la douceur de leurs voix & de leurs vers, & approuué la iuſte vengeance qu’elles a- uoient priſe de ces outrecuidées filles de Piere, elle penſa en ſoy-meſme que c’eſtoit peu de ſçauoir vanter les perfections d’au- truy, ſi elle ne conſeruoit l’honneur qui eſtoit deu aux ſiennes, puniſſant l’outrecui- dance de ceux qui oſoient meſpriſer ſa di- uinité. Elle ſe ſouuint alors d’Arachne, qui ſe vantoit (à ce qu’on luy auoit dit) de trauailler mieux qu’elle en tapiſſerie, & ce ſouue- nir ſuſcita le deſir de ſ’en venger. Arachne n’eſtoit pas fille de grand lieu; ce n’eſtoit point le luſtre de ſes anceſtres, mais ſon art qui luy auoit acquis de la renommée. Son pere Idmon teignoit des laines à Colophon, & n’auoit autre reuenu que ſa teinture. Sa mere eſtoit decedée, laquelle durant ſa vie n’auoit point paru en plus haute qualité que le pere, mais ſimple femme auoit touſiours tra- uaillé auec ſon mary ſimple teincturier. En fin ſa race ny l’hon- neur de ſes deuanciers n’auoient point ennobli ſon nom; & toutes- fois bien que ſortie de baſſe maiſon, par ſon trauail elle ſe rendit ſi fameuſe, que les Nymphes du mont Tmole laiſſoient bien ſou- uent les vignes qu’elles habitent, pour aller voir ſes admirables ou- urages. Les Naïades auſſi, hoſteſſes des eaux dorées du Pactole, ſe plaiſoient à la viſiter, non pas pour voir ſeulement les pieces par- faictes, qui eſtoient ſorties de ſa main; mais pour voir l’ouuriere meſme à ſon meſtier: car ſoit qu’elle pliaſt la laine encore toute graſſe, ainſi qu’elle ſortoit de deſſus la beſte, & donnaſt à la toi- ſon la forme d’vne boule, ſoit qu’elle l’ouuriſt, & l’eſtendant peu à peu auec les doigts, d’vne toiſon en fiſt comme vne nuée, ſoit qu’elle la filaſt, ſoit qu’elle la miſt en oeuure auec l’aiguille, elle y auoit tant de grace qu’on euſt dit que Pallas auoit pris plaiſir à l’in- ſtruire. Toutesfois c’eſtoit choſe qu’elle ne vouloit point aduoüer, elle penſoit que ce fuſt l’offencer de tenir qu’elle euſt rien appris de Minerue: Si ceſte Deeſſe eſt ſi rare ouuriere, diſoit-elle, qu’elle face vn eſſay auec moy; & ſi elle me peut vaincre, ie la recognoi- ſtray pour maiſtreſſe.Telles paroles firent que Pallas ſe changea en vieille, couurit ſa teſte [155] d’vn faux poil blanc, & auec vn baſton en main pour ſouſtenir ſes membres tremblottans, fut trouuer Arachne, à laquelle, aprés plu- ſieurs autres diſcours, elle fit ces remonſtrances: Eſcoutez, ma fille, la vieilleſſe eſt chargée de beaucoup d’incommoditez, mais elle n’eſt pas du tout à meſpriſer pourtant; c’eſt l’vſage & l’experience des cho- ſes qui nous faict ſages, & nous ne pouuons acquerir ceſt vſage, que par la longue ſuitte des années, qui nous conduiſent à vn âge caduc. Par abus, on tient pour reſuerie tout ce que nous diſons, mais la folie du monde introduit tels meſpris; ſi vous me croyez, vous eſprouue- rez que mon conſeil vous ſera ſalutaire. Contentez-vous d’eſtre ſur terre la premiere de celles qui trauaillent en laine, & ne vous laiſſez point tranſporter à l’ambition, de vous eſgaller aux Deeſſes. Vous auez laſché trop à la volée quelques paroles au deſauantage de Mi- nerue, priez-la d’oublier l’offence que vous luy auez faicte; elle vous pardonnera facilement, ſi vous ioignez autant d’humilité à vos prie- res, comme vous auez fait paroiſtre d’arrogance en vos meſpris, par leſquels vous l’auez irritée. Ce fut vn diſcours qu’Arachne n’eut pas agreable, elle regarda de trauers ceſte vieille, qui ſous ſa peau ridée receloit la diuinité de Pallas, & quittant ſon ouurage de colere, à pei- ne ſe peut tenir de la frapper. Quoy? vieille folle (luy diſt-elle toute bouffie de courroux) eſtes-vous icy venuë pour me controller? Vous reſuez, m’amie, l’âge vous a affoibly le cerueau. C’eſt à vos filles, ou à quelque bru, ſi vous en auez, qu’il vous faut aller faire ces contes. Quant à moy ie n’ay point beſoin de voſtre conſeil, ie ſuis aſſez adui- ſée pour me ſçauoir conduire, & ne penſez pas d’auoir rien auancé en mon endroit pour le reſpect de Minerue, ma reſolution eſt de faire vn eſſay auec elle. Ie l’ay deffiée; ſi elle ſ’eſtime ſi galante ouuriere, que ne ſe preſente-elle en perſonne deuant moy? pourquoy fuit-elle la lice? Lors la Deeſſe diſt: La voicy venuë; non, non, elle ne fuit point, c’eſt elle qui te parle: & deſpoüilla en meſme inſtant ceſte ca- duque peau de vieille, pour faire voir à deſcouuert le vray viſage de Pallas. Les Nymphes & les Dames Phrygiennes, qui eſtoient là pre- ſentes, la recognurent auſſi toſt, & l’adorerent; il n’y eut qu’Arachne ſeule, qui ſans reſpect & ſans crainte ne fit non plus eſtat de la Deeſſe en ceſte forme-là qu’en l’autre. Elle rougit toutefois, & mal-gré elle la honte imprima ſur ſon viſage vne couleur vermeille, laquel- le ſ’eſuanouït preſque tout à l’heure, de meſme que le pourpre dont l’Aurore teint les Cieux, ſ’efface au leuer du Soleil qui la ſuit de prés, & blanchit l’air de tous coſtez. Son fol deſir de vaincre vne Deeſſe demeura maiſtre de ſon coeur; elle ſe precipita ſoy-meſme à ſa ruine, continuant touſiours à deffier Pallas, qui ne daigna plus luy remonſtrer, ny retarder l’eſſay qu’elle ſouhaittoit. L’vne dreſſe ſon meſtier d’vn coſté, l’autre de l’autre; & toutes deux retrouſ- ſées par deuant iuſques à l’eſtomach, commencent à faire courir [156] la nauette, & mettre en oeuure des ſoyes de mille & mille couleurs, qu’elles ſçauent ſi proprement aſſortir, qu’à peine peut-on recognoi- ſtre de la difference en pluſieurs qui ſont differentes. C’eſtoit ainſi qu’en l’arc meſſager de la pluye, auquel, quand le Soleil le frappe par derriere, vne infinité de couleurs paroiſſent, dont on remarque bien le meſlange; mais on ne ſçauroit particulierement diſcerner l’e- ſtenduë de chacune, ſi fort ſe reſſemblent celles qui ſe touchent. Les extremitez d’vn nuage ſe iugeoient bien, ou plus viues, ou plus paſles que le reſte; mais à ſuiure de l’oeil les rangs, on euſt dit que ce n’eſtoit que d’vne ſoye, ſi peu differentes eſtoient les voiſines cou- chées l’vne auprés de l’autre. Pour enrichir l’ouurage, parmy la ſoye elles meſlent des fils d’or & d’argent, & repreſentent en leurs tapis quelques anciennes hiſtoires.Pallas ſur ſon meſtier faict voir le pourtraict de la ville d’Athenes, telle qu’elle eſtoit du temps que premierement on la ceignit de mu- railles, & que pour luy donner vn nom elle auoit eu diſpute auec Neptune. Les douze grands Dieux y ſont peints, aſſis en leurs ſieges pour iuger le different, au milieu deſquels paroiſt Iupiter plus eſleué que les autres, & remarquable pour ſon auguſte grauité, digne d’vn tel Monarque. Vous euſſiez veu debout, deuant le troſne des Dieux, Neptune, qui d’vn coup de ſon trident faiſoit ſortir vn eſtang d’vn rocher, & ſembloit dire, qu’vne telle merueille le deuoit rendre par- rain de la ville. Pallas qui debattoit au contraire, pourtraicte de la main de Pallas meſme, ſe faiſoit voir vn peu eſcartée de luy, auec ſon eſcu & ſa picque, ſon caſque en teſte & ſon plaſtron deuant l’eſto- mach, laquelle frappant contre terre faiſoit naiſtre vn oliuier tout chargé de fruicts, & reueſtu de fueilles blanchiſſantes. Tout y eſtoit ſi naïfuement repreſenté, que les viſages des Dieux ſembloient ſ’e- ſtonner de telles merueilles. La victoire que Pallas emporta ſur Ne- ptune, fut la fin & l’accompliſſement du tapis: toutesfois ceſte Deeſ- ſe, afin de preſager à ſa ialouſe ennemie le prix qu’elle deuoit at- tendre de ſon preſomptueux deffy, mit en petite forme ſur les quatre coings quatre hiſtoires diuerſes de quelques impies, leſquels pouſſez d’vne furieuſe outrecuidance comme elle, ſ’eſtoient oſez attaquer aux Dieux. AEme Roy de Thrace & Rhodope ſa femme eſtoient en l’vn des angles, leſquels pour auoir voulu ſe faire adorer ſous le nom de Iupiter & de Iunon, auoient eſté conuertis en rochers. A l’autre bout eſtoit Pygas, de femme changée en gruë, pour faire la guerre aux petits hommelets de ſon païs. Sur le troiſieſme elle peignit l’hi- ſtoire d’Antigone, laquelle ayant oſé eſgaller ſes beautez à celles de Iunon deuint cigoigne: & bien qu’elle euſt le vieil Laomedon pour pere, & le fort d’Ilion pour retraitte, ne peut pourtant euiter la ven- geance de la Deeſſe qu’elle auoit offencée. Cynare faiſoit le quatrieſ- me coing, Cynare miſerable pere qui pleuroit, eſtendu ſur les degrez [157] d’vn Temple, le deplorable ſort de ſes filles, leſquelles en haine des Dieux ayans voulu empeſcher le peuple d’entrer, eſtoient demeurées marches de pierres à l’entrée du Temple. Voila ce que contenoit la piece de Pallas, ayant tout autour pour bordure vn entre-las de branches d’oliuier, qui fut le dernier de l’ouurage.Mais iettons vn peu l’oeil ſur l’autre meſtier, pour voir ce que fait Arachne. Les amoureux larcins de Iupiter ſont le principal ſujet de ſa tapiſſerie. Elle luy faict paſſer la mer en forme de taureau ayant Europe ſur ſon dos, le repreſente auec tant de naïfueté qu’il ſemble vn vray taureau, & que les ondes qu’il fend ce ſont de vrayes ondes. On euſt dit qu’Europe effrayée, en regardant de loing le riuage où elle auoit eſté enleuée, appelloit ſes compagnes à ſon ſecours, & que ſans feinte, en ſe tenant aux cornes, elle retiroit ſes pieds, & retrouſ- ſoit ſa robe, de crainte qu’elle ſe moüillaſt. Apres ce rapt, elle en peint vn autre, & fait voir ce meſme Dieu deſguiſé en Aigle auec Aſterie, puis en Cygne auec Lede. Elle luy faict embraſſer en forme de Satyre la belle Antiope, de laquelle il eut Amphion & Zethe; elle luy donne entrée dans la chambre d’Alcmene, ſous le maſque du faux viſage d’Amphitryon, & dans la tour de Danaé ſous le riche luſtre d’vn or fondu; bref elle le depeint comme vn feu auec Egine, com- me Paſteur auprés de Mnemoſyne, & le reueſt d’vne peau de ſerpent, pour le faire iouïr des baiſers de la Nymphe Eolis. Mais ce ne fut pas de Iupiter ſeul qu’elle repreſenta les amours; elle y mit auſſi les vo- ſtres, grand Dieu de la mer, & vous poſa veſtu du poil d’vn veau entre les bras d’vne des filles d’Eole. Là transformé és ondes du fleuue Eni- pe vous careſſiez Iphimedie, & trompiez Biſaltide couuert de laine, ainſi qu’vn mouton. Là vous eſtiez cheual auec Cerés, douce mere des bleds, & cheual encore auec Meduſe, horrible mere d’vn cheual aiſlé; puis vous paroiſſiez en Dauphin prés de la belle Melanthe fille de Deucalion, laquelle ainſi que les autres, eſtoit peinte au naturel, & chacune parée d’habits à la façon de ſon païs. Apollon en ſuitte ſ’y voyoit accouſtré en berger, puis changé en oyſeau de proye, puis en Lion, & aprés en Païſan pour deceuoir Iſſe fille de Macarée. Bacchus y eſtoit auſſi ſous vne grappe de raiſin, pour abuſer Erigone, & Sa- turne ſous la forme d’vn cheual, comme il ſe deſguiſa lors qu’il en- gendra le Centaure Chiron. Autour de ces hiſtoires il y auoit vne petite bordure de fueilles de lierre, auec des fleurs meſlées parmy, qui donnoient tant de grace au tapis, accomply au reſte en tout & par tout, que les yeux de l’Enuie meſme, ſi elle y euſt eſté, n’y euſſent trouué que redire. Minerue eut vn tel creue-coeur de voir l’ouurage d’Arachne ſi parfaict, que de regret elle le rompit, & de la nauette de boüys, qu’elle auoit en main, donna trois ou quatre coups ſur la teſte de ſon ennemie, laquelle miſerable, ne pouuant reſiſter à vne Deeſſe, pour oſter le moyen à Pallas de la traicter plus honteuſement, ſe [158] mit elle-meſme la corde au col, & ſe pendit de rage. La Deeſſe en- core eut pitié, à cauſe de ſa rare induſtrie à mettre les ſoyes en oeuure, de la voir reduitte à vne fin ſi deſeſperée. Tu ne mourras pas, luy diſt- elle, quoy que ton courage hautain t’aye faict recercher la mort; tu viuras, mais tu viuras penduë en l’air, & tous ceux qui naiſtront de toy n’auront iamais autre eſtre, pour marque ignominieuſe du deſ- eſpoir qui t’a faict auoir recours au licol. Dés l’heure meſme elle arro- ſa le corps pendu du ſuc d’vne herbe venimeuſe, qui deffigura le vi- ſage d’Arachne, & ne luy laiſſa qu’vne teſte extremement petite, de petites mains qui ſont comme pieds, & vn ventre duquel elle tire ſon eſtaim pour continuer touſiours, en forme d’araignee, ſon ancien exercice, & faire ſans ceſſe des toiles.

LE SVIET DE LA III. FABLE.
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(III. Fable expliquée au 3. Chap.) Niobe fille de Tantale eut ſept fils & ſept filles d’Amphion, qui furent tous pour l’im- pieté de leur mere, & le peu de reſpect qu’elle portoit aux Dieux, tuez par Apollon & par Diane; dont elle eut tant de dueil, qu’en pleurant la mort de ſes enfans elle toucha encore de pitié les Dieux, qui la conuertirent en rocher pour eſtre inſenſible en ſon mal.L’Infortvne d’Arachne fut auſſi toſt publié par toute la Ly- die, les villes de Phrygie furent abbreuuées du deſaſtre qui luy eſtoit arriué pour ſon outrecuidance; bref tout le monde ſceut la [159] vengeance que Pallas auoit priſe d’elle: & Niobe entr’autres, qui l’a- uoit cogneuë deuant qu’eſtre mariée, du temps que fille elle demeu- roit chez ſon pere à Sipyle, plaignit pluſieurs fois ſon malheur. Niobe regretta le pitoyable ſort d’Arachne qui eſtoit de ſon païs; elle ſceut bien plaindre la miſere d’autruy, mais elle ne ſceut pas ſ’en ſer- uir, pour ſe garder de tomber en pareil malheur. Cela ne la peut faire ſage, elle n’en deuint pas plus reſpectueuſe enuers les Dieux qu’elle auoit eſté auparauant, & ne rabbatit rien de ſon impieté, ny de ſon arrogance. La proſperité luy auoit enflé le courage outre meſure; car elle auoit vn mary puiſſant Prince, & comme elle yſſu de grand’ race, pluſieurs terres pleines de villes, de belles fortereſſes pour re- traicte, & de riches peuples pour ſubjects. C’eſt ce qui la rendoit in- ſupportable, mais non pas tant encore comme ſes enfans; ſes enfans eſtoient le principal fondement de ſa gloire. Et ſa lignée, à la verité, eſtoit des plus belles: pour le nombre de fils & de filles qu’elle auoit, on la pouuoit dire tres-heureuſe mere, ſi elle meſme ne ſe fuſt trop eſtimée heureuſe; mais ſa miſere fut la bonne opinion qu’elle eut de ſa felicité. Manto deuinereſſe, fille du vieil Tireſias, agitée de ſes di- uines fureurs, auoit eſté crier par toute la ville de Thebes, & com- mander aux Dames de prendre des couronnes de laurier ſur leurs te- ſtes, auec des encenſoirs en main, pour aller faire vn ſolennel ſacrifi- ce à Latone & à ſes deux enfans. Les Thebaines obeïſſantes au com- mandement de la Deeſſe, faict par la bouche de Manto, auoient tou- tes ceint leurs cheueux des branches verdoyantes qu’Apollon cherit ſur les autres; elles iettoient de l’encens ſur les foyers ſacrez, & auec la fumée qu’il rendoit faiſoient monter leurs prieres au Ciel: quand Niobe ſuiuie d’vne troupe de ſeruantes, & veſtuë d’habits d’or & de ſoye, richement elabourez à la Phrygienne, vint interrompre la de- uote ſolennité des ſacrifices. Les feux de la colere, qui flamboient deſſus ſon viſage, auoient bien deſrobé quelque peu de ſa beauté, mais elle ne laiſſoit pas pourtant de paroiſtre belle. En demenant la teſte elle iettoit ſon poil eſpandu ſur ſes eſpaules, tantoſt d’vn coſté, tan- toſt de l’autre, regardoit çà & là les pieuſes ceremonies des Dames Thebaines, d’vn oeil tout bouffi d’arrogance; & aprés auoir re- marqué tout ce qui ſ’y faiſoit, permit à ſon courroux d’eſclorre ces paroles.Quelle ſotte rage vous pouſſe d’adorer vne diuinité, que vous ne cognoiſſez que par oüy-dire? Quelle folie de croire moins vos yeux que vos oreilles? Quel aueuglement de dreſſer des autels à Latone, & que ma puiſſance touſiours preſente pour voſtre ſecours demeure ſans offrande? Qu’vne incognuë vous ſoit vne Deeſſe, & que vous n’ayez point encore faict ſentir à Niobe les ſacrez parfums de l’en- cens bruſlé deuant elle? Vous rendez à vn autre ce que vous me deuez à moy; à moy, dy-je, de qui la grandeur vous eſt ſi notoire, moy fille [160] de Tantale; de Tantale qui ſeul d’entre les hommes a eu l’honneur de gouſter les viandes qui ſe ſeruent à la table des Dieux. Moy qui ſortie de l’vne des Pleiades, ſuis petite-fille du grand Atlas, chargé du far- deau de tous les cercles des Cieux; & d’autre coſté ſuis auſſi petite-fille de Iupiter, qui m’eſt & grand-pere & beau-pere. Moy qui ſuis crainte & honorée de tous les peuples de Phrygie, qui ſuis maintenant ſouue- raine auec mon mary dans le vieil Palais de Cadmus, & qui gouuerne (Amphion.) auec luy ceſte grande ville de Thebes, où l’agreable ſon des cordes charmereſſes de ſa harpe attira tant d’habitans. En quelque part de ma maiſon que ie iette la veuë, i’y voy des richeſſes infinies. Sur mon vi- ſage on peut remarquer tous les traits d’vne vraye Deeſſe; i’en ay la beauté, le port & le courage. I’ay ſept filles les plus belles de la Pro- uince, autant de fils, autant de gendres, & autant de brus. Ie vous laiſ- ſe à penſer ſi ce ſont de foibles appuys, & ſi ie n’aurois pas quelque rai- ſon de m’en faire accroire. N’ay-je pas occaſion de m’eſleuer encore de moy-meſme, puiſque l’heur m’a tant eſleuée? N’ay-je pas dequoy me plaindre de vous qui preferez à ma puiſſance, la puiſſance d’vne Latone fille du Geant Coeus, qui courut autrefois tout le monde, & ne peut trouuer vn ſeul bout de terre paiſible, pour ſ’y deliurer des enfans qu’elle portoit? Elle ne peut trouuer retraicte ny au Ciel, ny en terre, ny ſur les eaux; elle fut bannie de ce rond Vniuers, iuſqu’à ce que l’Iſle de Delos, lors errante ſur mer comme elle erroit ſur terre, la receut ſur ſes roches vagabondes, où elle enfanta Apollon & Diane. Elle y fut mere de deux enfans, & ie ſuis mere de quatorze; doit-elle comparer ſon heur au mien? Ie ſuis heureuſe, perſonne ne le ſçauroit nier, & ſi lon ne ſçauroit douter encore que ma felicité ne ſoit infini- ment durable. L’abondance des biens que i’ay, me rend aſſeurée con- tre toutes les trauerſes du monde. La fortune ne me peut nuire; ie ſuis trop eſleuée pour eſtre miſe embas par le retour de ſa rouë. Elle ne m’en peut tant oſter qu’elle ne m’en laiſſe encore dauantage: Ce que ie poſſede eſt hors de crainte; Ie ne ſuis plus ſubjette aux deſaſtres qui trauerſent les moyennes felicitez. Car quand la mort me rauira quel- qu’vn de mes enfans, iamais ie ne ſeray reduite à telle miſere, que d’en perdre douze, pour n’en auoir que deux comme Latone. Ie ne ſçau- rois que ie ne ſois touſiours plus grande & plus heureuſe qu’elle. Quit- tez donc les ceremonies que vous faictes en ſon honneur, & iettez ces branches de laurier qui vous entourent la teſte, c’eſt à moy que vous deuez ce que vous luy rendez.Les Dames Thebaines, forcées de l’authorité de leur Reyne, laiſ- ſerent leurs ſacrifices imparfaicts; mais en leur coeur ne meſpriſerent point pourtant la diuinité de Latone, qui iuſtement irritée des meſ- pris de Niobe, pour ſ’en venger, parla lors ainſi ſur les ſommets du Cynthe, à ſon fils & à ſa fille: Cher ſang de mon ſang, heureux en- fans, par leſquels ie m’eſtime heureuſe, enfans qui ſeuls releuez mon [161] courage, & me donnez des forces; permettrez-vous qu’on doute de la puiſſance de voſtre mere? puiſſance qui n’en recognoiſt point de plus grande, ſi ce n’eſt celle de Iunon? Permettrez-vous qu’à faute de voſtre ſecours ie demeure veufue d’autels & de ſacrifices? Si vous ne m’aidez, ie voy l’heure qu’on va ruiner mes Temples. Oppoſez-vous à telles violences; l’iniure ne me touche pas ſeule, il y va de voſtre honneur auſſi bien que du mien. Ceſte effrontée fille de Tantale, auec vne langue couuerte d’autant de venim que celle de ſon pere, en me meſpriſant a bien oſé faire plus d’eſtat de ſes enfans que de vous, & n’a point eu honte de m’appeller (malheur qui luy aduiendra) me- re ſans enfans.Latone à ſes plaintes vouloit adiouſter des prieres, mais Phoebus luy diſt, que c’eſtoit autant retarder la vengeance, que d’employer le temps en ſi longues harangues. Diane en diſt de meſme, & dés l’heure le frere & la ſoeur enſemble ſ’eſlancerent, couuerts d’vne nuée, au deſ- ſus du chaſteau de Thebes. Prés des murailles de la ville il y auoit vne belle plaine, ordinairement couuerte de cheuaux & de chariots, du pied & des rouës deſquels la terre eſtoit comme peſtrie. Là les fils d’Amphion ſ’exerçoient, preſque tous montez ſur des courſiers, har- nachez de pourpre, dont ils retenoient la fougue auec vn mords en- richy d’or. Iſmene l’aiſné, qui auoit le premier d’vne charge agreable remply le ventre de ſa mere, fut le premier qui eſprouua la pointe des traits d’Apollon. Faiſant tourner ſon cheual eſcumeux par la bouche, dans vn rond qui eſtoit au bout de la carriere, il fut frappé droict dans le coeur, & ſ’eſcriant, helas! d’vne main mourante laſcha les reſnes, puis tomba mort par terre, du haut de ſon cheual, ſur l’eſ- paule droicte. Sipyle le puiſné, preſque en meſme inſtant entendit ſiffler en l’air la fleſche qui le venoit bleſſer; & comme le Nautonnier preuoyant la pluye eſtend ſes toilles cirées ſur ſon vaiſſeau pour eſtre à couuert, auſſi luy penſant euiter le coup, picqua lors plus viſte que auparauant, pour ſe deſtourner du traict fatal qui le deuoit percer; mais il ne peut eſchapper, il en eut par derriere au trauers du col, ſi bien qu’aprés auoir donné du viſage ſur le crin de ſon courſier, il cheut par terre, & arroſa la place de ſon ſang encore tout chaud. L’in- fortuné Phedime, & Tantale, heritier du nom de ſon grand-pere, apres ſ’eſtre donnez carriere ſur leurs cheuaux, auoient mis pied à ter- re pour ſ’exercer l’vn contre l’autre à la luitte. Deſia ils ſ’eſtoient ioincts corps à corps, & tous deux ſe roidiſſoient pour ſe renuerſer l’vn l’autre, quand Apollon deſcocha vn traict qui les perça, & les terraça tous deux enſemble. Ils furent enſemble bleſſez, tomberent enſemble, ſouſpirere ̅ t bouche contre bouche; en meſme inſtant leur veuë mou- rante leur fit tourner les yeux dans la teſte, & en meſme inſtant leurs ames ſortirent de leurs deux corps, qu’vne fleſche retint encore em- braſſez aprés les glaces de la mort. Alphenor leurayant veu receuoir le [162] coup, en ſe tourmentant courut à eux pour les releuer; mais il n’eut pas le loiſir de leur faire ce charitable office; ainſi qu’il les voulut embraſ- ſer, il eut le ſein trauerſé d’vne ſagette qui luy fit ſortir le poulmon, & perdre enſemble le ſang & la vie. Son frere Damaſichton ne mourut pas d’vne ſeule bleſſeure; il auoit eſté premierement frappé dans les nerfs, qui font la ioincture du genoux, & taſchoit d’arracher le traict de ſa iambe, quand il fut bleſſé d’vn autre, qui luy entra iuſques aux plumes dans la gorge, d’où l’abondance du ſang qui jallit en haut le fit ſortir, & luy fit encore faire vn ſault dedans l’air. Ilionée le der- nier, ayant veu le pitoyable ſort de ſes freres, tendit en vain les bras au Ciel, & pria tous les Dieux en general de luy pardonner; mais il n’e- ſtoit pas beſoing qu’il addreſſaſt ſes prieres à tous, il ne deuoit toucher de pitié que le coeur d’Apollon; & de faict il l’auoit touché, ſi la fleſ- che n’euſt eſté deſia laſchée. Ce Dieu, porte-ſagettes, vaincu de compaſſion l’euſt retenuë, ſ’il luy euſt eſté poſſible; mais il n’eſtoit plus temps, il allegea ſeulement la playe autant qu’il peut, & fit que ce cadet de la maiſon d’Amphion mourut frappé au coeur ſi le- gerement, que le fer n’en eut que le bout de la pointe teinte de rouge.Le triſte bruit d’vn ſi ſanglant deſaſtre, les plaintes du peuple, & les larmes de toute la Cour ne permirent pas que la mere fuſt long temps ſans ſçauoir l’eſtrange perte qu’elle auoit faicte en ſi peu de temps. On luy apprend auſſi toſt, & elle ſ’eſtonne en ſoy-meſme comment les Dieux ont peu deffaire ſes enfans. Pouſſée d’vne furieuſe rage, elle ſe deſpite contr’eux, deteſte la hardieſſe qu’ils ont priſe; & embraſée des feux de la colere, dit que leur puiſſance eſt trop grande; Auſſi de vray l’orage de leurs vengeances bouleuerſa eſtrangement tout à coup, & fit d’horribles ruines dans le Palais de Thebes: car la mort des ſept fils, ne fut pas la fin des malheurs. Amphion leur pere de regret ſ’en donna d’vn poignard dans le ſein, pour finir en meſme inſtant ſon dueil, ſes douleurs, & ſa vie. Cruelles deſtinées! Las, quelle eſtes-vous maintenant, Niobe? Eſtes-vous celle qui fai- ſiez l’autre iour retirer les Dames Thebaines des autels de Latone? Eſtes-vous ceſte Niobe meſme, qui bouffie d’orgueil vous vouliez faire adorer pour Deeſſe? Non, ce n’eſt plus elle, ce n’eſt plus ceſte ſuperbe Niobe, à qui la valeur de ſept enfans ſembloit promettre l’Empire du monde. Elle eſt bien changée maintenant, ſa grandeur n’engendre plus l’enuie dans les coeurs; mais ſa miſere faict naiſtre la pitié dans ceux meſmes de ſes ennemis. Elle ſe iette ſur les corps de ſes enfans, que les glaçons de la mort ont deſia roidis, & arroſe leurs viſages de pleurs, baiſant pour la derniere fois tantoſt l’vn, tantoſt l’autre; puis leue deuers le Ciel les meſmes bras dont elle les vient d’embraſſer, pour dire: Te voila vengée, Latone, cruelle Deeſſe, repais-toy maintenant du ſang que tu as eſpandu, repais [163] toy de mon affliction, prens pour delices mes douleurs, & ſaoule ta cruauté de mes larmes; Ie ſuis icy comblée de malheurs au mi- lieu de ſept corps morts; reſioüy-toy, implacable ennemie de mon contentement, & triomphe auiourd’huy puiſque tu es victorieu- ſe: Mais comment victorieuſe? Non, non, tu n’as pas encore gai- gné ce poinct ſur moy, que de m’auoir vaincuë: Ie ſuis miſerable à la verité, & toy comblée de felicité, mais il me reſte plus d’en- fans en ma miſere, que ton bon-heur ne t’en a iamais faict auoir: aprés tant de meurtres, les miens paſſent encore en nombre les tiens. Elle n’eut pas laſché la parole qu’on entendit, ſans rien voir, le bruit d’vn arc bandé qui deſcochoit des fleſches. Tous ceux qui eſtoient là en furent effrayez, ſinon Niobe ſeule, à qui le mal auoit oſté la peur. Ses filles veſtuës de noir eſtoient autour des corps de leurs freres, preſts à porter en terre, deſquelles vne en ſe plaignant ſentit le premier traict qu’Apollon auoit tiré, & l’ayant receu au deſſous du petit ventre, ainſi qu’elle le penſa ſor- tir, ſortit enſemble ſes boyaux, qui luy firent faillir le coeur, & tomba morte ſur le corps mort de ſon frere. Vne autre qui taſ- choit à conſoler ſa mere, perdit tout à coup la parole, & meur- trie d’vne playe ſecrette, demeura la bouche fermée, iuſqu’à ce que ſon eſprit l’ouurit pour ſ’enuoler. L’vne en vain fuit la mort, qui l’arreſte en fuyant, & la iette par terre: l’autre embraſſant le corps d’vn de ſes freres, pauurette ſent la Parque qui l’embraſſe: l’vne ſe cache, l’autre attend le coup en tremblant. Bref ſix meu- rent de ſix diuerſes fleſches, preſque en meſme inſtant, & ne re- ſte plus que la ſeptieſme, ſur laquelle Niobe eſtend ſa robe, & la couure du corps tant qu’elle peut, criant: Helas! il ne m’en reſte qu’vne, laiſſe-la moy au moins, Latone, laiſſe-moy la plus ieune, ie ne te demande que la cadette, pour alleger le dueil que ie por- te des autres. Elle pria d’vne ardeur extreme pour ſauuer ſa petite, mais ſes prieres furent vaines; cependant que pourneant elle les enuoyoit au Ciel, celle pour qui elle prioit fut tuée, & demeura ain- ſi veufue de ſon mary, & priuée de l’agreable ſupport de tous ſes en- fans, eſquels elle auoit poſé la principale baze de ſon orgueil, & de ſes ſuperbes deſſeins. La rigueur des regrets qui la ſaiſirent luy tranſit tellement le coeur, que tous ſes membres ſe roidirent, & ſon poil meſme endurcy ſur ſa teſte, ne peut plus voleter au mouuement des vents. Sa face paſle & ſans vie n’eut plus de ſang qui la coloraſt; ſa langue collée dans ſa bouche, ſes veines & ſes arteres furent immo- biles. Son col ne peut ſe plier, elle ne peut de la main faire ſigne à per- ſonne pour eſtre ſecouruë, & moins encore mouuoir les pieds pour aller auant ou arriere; en fin elle fut toute roche, & dedans & dehors, ſans qu’elle laiſſaſt pourtant de pleurer touſiours ſes tra- giques deſaſtres. Quand elle fut ainſi changée, vn vent auſſi toſt [164] l’entoura, & l’enleua auec tant de violence, que de Thebes elle fut portée en ſon païs & poſée au ſommet d’vne montaigne, où le mar- bre de ſon corps, couuert de gouttes d’eau, iette encore auiourd’huy ſans ceſſe des larmes, filles du dueil qu’elle porte de la mort de ſes enfans.

LE SVIET DE LA IIII. FABLE.
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(IIII. Fable expliquée au 4. Chap.) Latone fuyant la colere de Iunon, aprés auoir couru la plus part du monde, arriua en Lycie, où les payſans qui coupoient des ioncs dedans l’eau, ne voulurent pas permet- tre qu’elle s’approchaſt de l’eſtang pour ſe rafraiſchir la bouche: dont elle fut extreme- ment offencée; car elle eſtoit laſſe, & portoit ſur ſes bras Apollon & Diane; qui fut cau- ſe qu’elle pria Iupiter que ces ingrats payſans ne ſortiſſent iamais de l’eſtang où ils eſtoient. Sa priere exaucée ils furent außı toſt conuertis en Grenoüilles.DEpvis toute la Thebaïde fut en crainte d’encourir la haine, & d’eſchauffer le courroux d’vne Deeſſe ſi prompte à ſe venger; chacun apprit à l’honorer aux deſpens de la Reyne, dont la miſera- ble fin eſueilla dans les compagnies, le ſouuenir de pluſieurs pareilles vengeances auparauant aduenuës. Il y eut quelqu’vn entr’autres qui diſt à ce propos: La Deeſſe Latone n’a pas accouſtumé de laiſſer vi- ure impunis ceux qui l’offencent; les anciens habitans de la Lycie l’ont eſprouué il y a fort long-temps, comme vous entendrez au [165] diſcours que ie vous en feray, admirable à la verité, ſans eſtre au- trement celebre, pour-ce que c’eſt choſe arriuée à perſonnes de baſ- ſe condition. I’ay eſté ſur les lieux, & veu l’eſtang où la merueille aduint: car mon pere deſia caduc, & aſſez mal diſpoſé pour mar- cher, me fit faire autrefois vn voyage en ce quartier-là, afin d’en amener des boeufs gras. Il me donna pour guide vn homme du païs, auec lequel ie viſitay les plus beaux paſturages; & d’auanture en paſ- ſant ſur la chauſſée d’vn eſtang, i’apperceus au milieu de l’eau vn vieil autel, noircy du feu des ſacrifices qu’autresfois on y auoit faicts, le pied duquel eſtoit entouré de roſeaux. Celuy qui me conduiſoit ſ’arreſta vis à vis, & faiſant vne reuerence pria la puiſſance, qui ſ’e- ſtoit là faict adorer, de luy eſtre fauorable. Il fit ſa priere en deux mots, qu’il prononça d’vne voix aſſez baſſe, & moy fis comme luy; puis m’enquis ſi c’eſtoit vn autel dreſſé aux Naïades, aux Faunes, ou à quelque autre Dieu de la Prouince. Surquoy il me reſpondit: Non mon amy, ce n’eſt point à vne diuinité montaigniere, que ce lieu-là eſt conſacré; c’eſt à ceſte Deeſſe que Iunon autrefois bannit de tout le monde, à Latone qui courut tant ſur terre, & ne peut trou- uer lieu pour ſe deliurer des deux enfans, deſquels elle eſtoit enceinte, ſinon l’Iſle vagabonde de Delos, qui flottoit lors ſur l’eau, & toute errante arreſta ſes penibles courſes. L’Iſle receut la Deeſſe ſous vne palme & vn oliuier, qui luy ſeruirent d’ombrage & d’appuy au mal de l’accouchement des iumeaux, qu’elle enfanta malgré les iniuſtes ri- gueurs de leur maraſtre Iunon. Mais incontinent aprés eſtre accou- chée, elle fut contrainte d’en partir, à ce que lon dit, & charger ſes bras du petit Dieu, & de la Deeſſe, deſquels Iupiter l’auoit faict mere.(C’eſtoit Apol- lon & Diane.) Elle auoit long-temps couru çà & là, touſiours ainſi chargée, lors que laſſée du trauail du chemin, vn iour d’Eſté au grand chaud du Mi- dy, elle ſe trouua en Lycie, trauaillée d’vne ſoif extreme, que l’ardeur du Soleil & ſes enfans auſſi auoient cauſée, en luy tirant l’humeur par les mammelles. D’enhaut elle veid d’auanture au fond de la vallée vn eſtang, duquel l’eau eſtoit aſſez baſſe; il y auoit des payſans dedans qui coupoient les ioncs & les autres meſchantes herbes, que les lieux ma- reſcageux portent. Elle y deſcendit, & deſia auoit mis les genoux en terre pour ſ’y deſalterer, quand ceſte canaille de payſans la repouſſa indignement.Helas! leur diſt-elle, pourquoy m’empeſchez-vous de boire? Les eaux ſont-elles pas pour ſeruir au public? La nature ne les a point don- nées aux particuliers, elles ſont communes à toutes perſonnes, auſſi bien que l’air & la lumiere du Soleil, chacun en doit auoir la ioüiſſan- ce libre: mais encore que ce ſoit vn bien qui ne puiſſe eſtre refuſé, i’employe pourtant des prieres afin de l’obtenir; ie vous ſupplie de me le donner, & la neceſſité vous en coniure par ma bouche. Ce n’eſt pas mon deſſein de me baigner icy; tout ce que ie deſire eſt d’eſteindre le [166] feu de la ſoif qui me tuë, i’ay la bouche ſi ſeiche, & la gorge ſi aride qu’à peine puis-je parler. Vne goutte d’eau maintenant me ſera du Nectar; ſi vous me permettez d’en prendre, ie croiray vous eſtre obligée de la vie; & l’air que ie reſpireray deſormais i’aduoüeray le tenir de voſtre faueur. Mais ſi vous n’auez pitié de moy, prenez au moins compaſſion des petits que ie porte, ils vous tendent les bras, & ſemblent vous prier de donner de l’eau à leur mere. Qui eſt le barbare? qui eſt le coeur ſi endurcy? qui eſt le rocher qui pourroit entendre de ſi douces paroles ſans eſtre amolly? Ces rudes villageois ne le furent pas pourtant; ils continuerent touſiours à repouſſer Latone, quelque priere qu’elle leur fiſt, ils la menacerent meſme de la frapper, ſi elle ne ſe retiroit, & n’eurent point honte de luy dire pluſieurs iniures. Mais quoy? leur malice ne ſe contenta pas encore d’vne telle inhuma- nité, ils troublerent l’eau tant qu’ils peurent, & broüillans des pieds & des mains la boüe qui eſtoit au fond la firent monter deſſus pour empeſcher la Deeſſe de boire; & la colere alors luy fit oublier la ſoif. Elle ne penſa plus à importuner ces vilains, ſon genereux courage trop offencé ne ſceut plus inſpirer de douces paroles à ſa bouche, & ſon iuſte courroux la pouſſant à la vengeance, luy fit leuer les mains au Ciel pour preſenter requeſte à Iupiter, afin que ces inhumains payſans de Lycie, ne ſortiſſent iamais de l’eſtang où ils eſtoient.Ses voeux furent authoriſez des Cieux; car auſſi toſt ces payſans ſe pleurent à ſe cacher, tantoſt au fond de l’eau, tantoſt monter au haut, & ne faire paroiſtre que le bout du nez dehors, tantoſt venir prendre la chaleur du Soleil ſur la riue, & tantoſt reſſaulter dedans le lac, où ils continuent touſiours à quereller, & ſans honte, bien qu’ils ſoient ſous les eaux, ne laiſſent pas de touſiours taſcher à meſdire. Deſlors ils commencerent d’auoir vne voix enroüée, leur col ſ’enfla, & leur bouche pleine d’iniures ſ’ouurit plus qu’auparauant. Leurs cuiſſes par derriere couurans leur col ſe vindrent ioindre à leurs teſtes, leur dos prit vne couleur verte, & leur ventre, qui eſt preſque tout leur corps, deuint blanc: bref d’hommes ils furent faicts Grenoüilles, afin que touſiours ils demeuraſſent là, ſaultans dans la bouë & dans l’eau.

LE SVIET DE LA V. ET VI. FABLE.
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(V. & VI. Fable expliquée au 5. & 6. Chap.) Le Satyre Marſyas s’eſtant osé attaquer à Apollon pour le vaincre en ioüant de la fluſte, fut puny de ſa temerité, & eſcorché vif, dont les Nymphes & les autres Satyres firent vn tel dueil, que de leurs pleurs naſquit vn fleuue qui fut nommé Marſyas. Tan- tale traittant les Dieux, entr’ autres mets leur ſeruit à table de la chair de ſon fils Pe- lops, pour eſprouuer s’ils la recognoiſtroient, & ainſi faire eſſay de leur puiſſance. Ils s’en apperceurent incontinent, & aprés auoir puny ce cruel hoſte, prenans pitié de l’enfant recercherent tous les membres du petit Pelops pour les reioindre, & le faire reuiure: mais il y eut vne eſpaule qui ne ſe peut trouuer, tellement que pour tenir la place de celle de [167] chair, ils luy en mirent vne d’yuoire. Le Poëte feint icy que Pelops eſtoit de ceux qui parloient des malheurs d’Amphion, & prend occaſion de conter la Metamorphoſe de ſon peuple.QVelqve Lycien fit ce conte, qui fit reſſouuenir vn autre de la mort du Satyre Marſias, qu’Apollon vainquit à la fluſte, puis l’eſcorcha, pource qu’il auoit eſté ſi preſomptueux que d’attaquer vn Dieu. Quoy que ceſt outrecuidé Satyre recogneuſt ſa faute, & ſ’eſ- criaſt au milieu du tourment: Helas! pourquoy me decouppez-vous ainſi? Ie vous ay offencé, ie le confeſſe; mais permettez que mon re- pentir efface mon offence. Hé! faut-il que ma fluſte me cauſe tant de mal? Ses doux accens ont-ils bien peu meriter de telles rigueurs? Ce- pendant qu’il crioit ainſi, ſa peau luy fut enleuée, ſon corps ne fut que vne horrible playe, d’où le ſang couloit de tous coſtez, les nerfs & les veines tremblottantes ſe veirent à deſcouuert; bref tout parut ſans autre couuerture que le ſang qui en ſortoit. Les Faunes, & les Satyres ſes freres, les Nymphes montaignieres auec celles des bois, & tous les bergers du païs accoururent pour voir vn ſi piteux ſpectacle. Ils le veirent, & de regret en verſerent bien tant de pleurs, que le flux de leurs larmes ramaſſées enſemble, fit en fin vn fleuue, qui porta ſon nom, & de ſes claires eaux arroſa la Phrygie.Le peuple ſ’entretint quelque temps de pareils accidents autresfois arriuez; mais en fin il retomboit touſiours aux nouueaux infortunes [168] d’Amphion, duquel il ne pouuoit, ce luy ſembloit, aſſez plaindre le malheur, mais non pas de Niobe, qu’on tenoit pour ſon orgueil auoir eſté cauſe de tous les deſaſtres. Toutefois ſon frere Pelops ne laiſſoit pas de la regretter, il ne pouuoit penſer en elle, que d’affliction il ne rompiſt ſa robe, & la deſchirant par deuant, ne fiſt paroiſtre auec ſon eſtomach deſcouuert, ſon eſpaule d’yuoire; eſpaule que les Dieux luy donnerent, quand celle de chair luy eut eſté oſtée par ſon pere: car il n’eſtoit pas nay de la façon; mais l’inhumanité de Tantale luy auoit acquis ce membre diſſemblable aux autres. Pour le conſoler en ſon dueil, tous les Princes voiſins le vindrent viſiter; il n’y eut ville de ce quartier-là, qui ne priaſt ſon Roy de faire le voyage de Thebes pour taſcher d’alleger les douleurs de Pelops. Ceux d’Argos, de Spar- te, de Mycene & de Calydon, ville odieuſe à Diane, y enuoyerent. Les Orchomeniens, les riches peuples de Corinthe, les rudes Meſſeniens, ceux de Patre, de Cleone, de Pyle, de Trezene; bref tant de Citez qu’il y a au deçà de l’Iſthme dans le Peloponeſe, & au delà dans l’Achaïe, le ſecoururent autant qu’elles peurent, pour l’allegement de ſon affli- ction.

LE SVIET DE LA VII. FABLE.
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(VII. Fable expliquée au 7. Chap.) Terée fils de Mars, & Roy de Thrace, eſpouſa Progné fille de Pandion Roy d’Athenes, laquelle ſe voyant loing de ſon païs regretta tant l’abſence de ſa ſoeur Philomele, qu’elle contraignit par prieres ſon mary de l’aller querir. Terée fut à Athenes, & fit ſi bien en [169] uers ſon beau-pere Pandion, qu’il luy permit de mener Philomele en Thrace, mais ce ne fut pas pour le contentement de Progné, comme il auoit donné à entendre: car ſur le chemin Te- rée s’eſtant amouraché de la ſoeur de ſa femme, quand il fut de retour en Thrace, il la tint reſſerrée dans vn logis eſcarté, pour en iouïr lors que bon luy ſembleroit, luy arracha la lan- gue de peur qu’elle ne decelaſt ſa meſchanceté, & fit accroire à Progné ſa femme que ſa ſoeur eſtoit morte, & que partant il ne l’auoit peu amener. Philomele ſi miſerablement captiue trouua moyen de faire ſçauoir à ſa ſoeur Progné, l’inceſte de ſon mary, & ſon deſaſtre par vne lettre qu’elle luy eſcriuit ſur de la toile, auec l’aiguille, en façon de tapiſſerie, qui eſtoit le piteux tableau de ſes malheurs. Progné en eſtant aduertie celebra les furieux ſacrifices de Bacchus, & courant ainſi qu’vne femme enragée, comme c’eſt la couſtume, entra dans la foreſt & dans ce logis eſcarté, d’où elle tira ſa ſoeur, la mena au chaſteau, & là auec elle mit en pieces ſon fils Itys, qu’elle fit manger apres à ſon mary. Terée ne s’apperceut point d’vn ſi horrible repas, & n’en ſceut rien iuſqu’à ce que cerchant ſon enfant, Progné & Phi- lomele luy ietterent la teſte deuant luy, & luy dirent qu’il auoit dans le ventre ce qu’il cer- choit. Ce luy fut vn tel creue-coeur qu’il les pourſuiuit toutes deux à mort, mais en les pourſuiuant il fut changé en hupe, Progné en hirondelle, & Philomele en roßignol.LEs Atheniens ſeuls n’y furent point. Comment eſt-il poſſible qu’vn peuple ſi courtois ait manqué à vn tel office? La guerre ſ’oppoſa à leur deuoir & à leur deſir. Pandion leur Roy euſt bien ſou- haitté de ſ’y trouuer, mais les troupes Barbares qui tenoient ſa ville d’Athenes aſſiegée luy en oſterent la commodité. Il eut de l’eſtonne- ment & de furieux aſſauts à ſouſtenir, mais il fit en fin leuer le ſiege, auec l’aide de Terée, Roy de Thrace, qui luy amena du ſecours, & ſ’acquit vn glorieux renom par la victoire qu’il obtint. Ce Prince Thracien, puiſſant en biens & en hommes, yſſu de la race de Mars, ayant chaſſé les ennemis de Pandion, eſpouſa ſa fille Progné: mais las! ce ne fut pas vne alliance ſi auantageuſe que le bon homme ſe la pro- mettoit. La Deeſſe Iunon pour les combler de bon-heur ne preſida point aux eſpouſailles, le paiſible Hymenée ne ſe trouua point aux nopces; ce ne furent point les Graces qui entourerent le lict où ils ſe coucherent, ce furent les Furies. Ces ſanglantes filles de la Nuict y porterent des torches qui auoient parauant ſeruy aux funerailles d’vn mort; leurs parricides mains dreſſerent la couche, & firent aſſeoir le iour du mariage vn hybou ſur le toict de la maiſon pour ſiniſtre pre- ſage. C’eſt ſous l’augure de ce funeſte oyſeau, que Progné & Terée furent ioincts enſemble, & ſous ce meſme augure leur enfant fut con- ceu. Toute la Thrace fit des reſioüiſſances publiques pour vne telle alliance, elle en rendit graces aux Dieux, & celebra pour feſte ſolen- nelle le iour auquel Progné eſtoit accouchée du petit Itys. Ainſi bien ſouuent nous nous reſioüiſſons de noſtre mal, ſi peu de cognoiſſance nous auons de ce qui nous doit eſtre profitable. Depuis le Soleil ayant fourny par cinq fois le cercle des ans, Progné ſe trouua merueilleuſe- ment ennuyée, & trauaillée du deſir de voir ſa ſoeur Philomele; qui fut cauſe qu’elle pria ſon mary, ou de luy permettre de faire vn voya- ge à Athenes, ou d’y aller luy meſme pour amener ſa ſoeur; Mon pe- re, luy diſt-elle, ne vous la refuſera point pour quelques mois, fai [170] ctes, ie vous ſupplie, que ie la voye, ſi vous me faictes le bien de m’ai- mer, ſa veuë me ſera l’vne des plus cheres faueurs, dont vous me ſçauriez honorer. Terée vaincu des importunitez de ſa femme faict appreſter des vaiſſeaux, ſ’embarque ſur mer; & à force de rames & de voiles ſe rend au port d’Athenes, où ayant ſalué ſon beau-pere, en luy touchant la main, il commence à luy deſcouurir l’occaſion de ſon voyage. Il auoit deſia raconté l’ennuy de ſa femme, & deſia faict pluſieurs ſermens de ramener bien toſt Philomele, en cas qu’il pleuſt à Pandion de luy donner congé d’aller en Thrace, quand elle entra dans la ſalle où ils eſtoient. Ceſte royale fille, riche en habits, & plus riche en beauté, ne ſembla pas à ſon entrée moins agreable, que ces Deeſſes bocageres, que les Faunes & les Syluains careſſent par les bois; elle parut veritablement Nymphe, & plus encore que Nym- phe, car il n’y en a point qui ſoit parée comme elle eſtoit. Les eſ- clairs de ſes yeux furent des alumettes, qui firent naiſtre en vn in- ſtant tant de flames au coeur de Terée, qu’il ſe ſentit tout en feu. Ils firent le meſme rauage en ſon ſein qu’vn flambeau allumé feroit dans vn amas de gerbes, ou dans des fueilles ſeiches, ou dans vn grenier plein de foin. Il y auoit dequoy à la verité; Philomele portoit au viſage des charmes ineuitables, mais ſon naturel auſſi aida fort à la naiſſance de ceſt impudique braſier. C’eſt l’air commun du païs; tous ceux de ce quartier-là ſont infiniment ſubiects aux chaudes fureurs de Venus. Son ſein fut doncques auſſi toſt vne fournaiſe de mille ardans deſirs; il ne penſa deſlors qu’à corrompre les ſeruantes par argent, à gaigner la mere nourrice, & par preſens eſbranler la pudique conſtan- ce de Philomele. Pour ceſt effect il prend reſolution d’employer tous ſes moyens, & n’eſpargner pas meſme ſa couronne, ſ’il eſt beſoin d’enleuer Philomele, & aprés l’auoir rauie, entrer en guerre pour la garder. Il ne croit pas que pour l’auoir ce luy ſoit vne honteuſe entre- priſe de prendre les armes contre ſon beau-pere. Les furies d’amour luy perſuadent qu’il n’y a rien qu’il ne doiue oſer pour iouïr de ce qu’il deſire. Quoy? ſes inceſtueuſes flames montent iuſques à tel degré, qu’à peine les peut-il tenir couuertes; il ne peut attendre qu’auec trop d’impatience, il preſſe ſon depart & celuy de Philomele enſemble; il ſ’efforce en apparence d’auancer tant qu’il peut le contentement de ſa femme, mais en effect il taſche d’auancer le ſien; il couure ſes deſirs du voile des ſouhaits de Progné, & ſous le nom de Progné ne parle que pour ſoy. L’amour ne le laiſſe point manquer de belles paroles pour perſuader Pandion; & ſi quelquefois la violence de ſa paſſion le rend trop importun, il dit que Progné l’a prié d’eſtre importun pour elle. Il vſe des plus humbles & plus ardantes prieres, dont il ſe peut aduiſer; il ſupplie, il coniure ſon beau-pere, & a recours meſmes aux larmes pour le vaincre; comme ſi Progné luy auoit donné charge de pleurer. O Dieux! de combien d’artifices les coeurs des hommes ſe [171] deſguiſent! Qu’il eſt difficile de penetrer dans le nuage eſpais, qui couure les ſecrets deſſeins des ames diſſimulées! Terée attente à vn execrable forfaict, & les moyens, par leſquels il taſche d’y paruenir, ſont tenus pour oeuures de pieté: ſon crime luy acquiert de l’hon- neur, & ſa meſchanceté tire des loüanges de la bouche de ceux qu’el- le doit offencer. L’affection qu’il faict paroiſtre en ſon deſir d’emme- ner Philomele, l’inuite elle-meſme à deſirer d’aller voir ſa ſoeur: elle ſe iette au col de ſon pere, & l’embraſſe auec toute l’ardeur qu’il eſt poſſible, afin d’obtenir le congé de ſon infortuné voyage. Cepen- dant qu’elle le careſſe, Terée qui a touſiours la veuë ſur elle, & qui des yeux la poſſede deſia, prend ces baiſers, ces embraſſemens, & toutes les petites mignardiſes, par leſquelles elle gaigne le coeur de ſon pere, pour autant d’alumettes & de tiſons qui entretiennent ſes furieuſes flames. Autant de fois qu’elle iette les bras au col de Pandion, il vou- droit eſtre Pandion; car ſon deſir laſcif l’aueugle tellement, qu’en- core qu’elle fuſt ſa fille, il ne laiſſeroit pas de la ſouhaitter. En fin le bon vieillard, vaincu de telles prieres de l’vn & l’autre, leur accorda ce qu’ils demandoient: dont Philomele luy rendit graces, & ſ’enreſ- ioüit comme de choſe qu’elle penſoit deuoir eſtre pour le contente- ment de ſa ſoeur & d’elle; mais las! ce fut pour le malheur de toutes deux, & pour l’auancement de leur triſte ruine.Le Soleil eſtoit preſques au bout de ſa carriere, ſes cheuaux cou- rans ſur le panchant des Cieux ſ’en alloient cacher dans les eaux, qui les reçoiuent à la fin de leur courſe, quand on ſe mit à table, & aprés auoir beu auec beaucoup de reſioüiſſance, chacun ſe retira dans ſa chambre pour ſe repoſer. Terée ſe met au lict comme les autres, mais le ſommeil ne peut clorre ſes yeux, le furieux accés de la fieure amou- reuſe luy deſrobe le dormir. Il bruſle, bien qu’il ſoit eſloigné de l’ob- ject qui allume ſon feu, & ſe repreſentant les beautez & les graces de Philomele, admire tantoſt en ſoy-meſme, ou le marbre poly de ſon front, ou le coral de ſa bouche, ou la neige de ſes mains; tantoſt ſ’i- magine le reſte, qu’il n’a point eu l’heur de voir, tout tel qu’il le ſou- haitte, & nourrit ainſi ſon braſier des diuerſes penſées que l’amour luy inſpire.Quand le iour reuenu eut rendu la lumiere au monde, & que Pan- dion veid ſon gendre preſt à partir auec ſa fille, il l’embraſſa, & pleurant luy recommanda pluſieurs fois celle qu’il emmenoit. C’eſt le deſir des deux ſoeurs de ſe voir, luy dit-il, & c’eſt le voſtre auſſi, Te- rée, de les voir enſemble; vos communs ſouhaits me forcent de la laiſſer aller: mais ie vous prie, mon cher gendre, ſi vous auez ſoing de la vie de voſtre beau-pere, d’auoir ſoing ſur le chemin de Philo- mele. Ie la mets entre vos mains, & vous coniure par la foy que vous me deuez garder en la gardant, par l’heur de noſtre alliance, & par la celeſte puiſſance des Dieux, de luy eſtre comme pere, & me la ren [172] uoyer incontinent: car c’eſt elle ſeule qui addoucit par ſa preſence l’ennuyeux chagrin de mes caduques années; elle ne ſçauroit ſi peu demeurer loing de moy, que ce ne ſoit trop pour mon contente- ment. Vous le ſçauez bien, Philomele (diſt-il en ſe tournant vers elle) ſoyez donc ſoigneuſe de bien-toſt retourner, ſi vous auez quel- que reſſentiment du bien de voſtre pere, ne tardez point à reuenir prés de moy; ce m’eſt aſſez de mal d’eſtre priué de la veuë de voſtre ſoeur. En recommandant à ſa fille le retour auec tant de zele, il ne ſe pouuoit laſſer de la baiſer, & en la baiſant ne pouuoit empeſcher ſes yeux de fondre en larmes. Il leur demanda la main à tous deux, pour gage de la promeſſe que tous deux luy faiſoient; & les ayant iointes enſemble, les pria de ſalüer de ſa part Progné & ſon petit fils Itys; puis en fin à toute peine, leur dit le dernier adieu, auec vn monde de ſouſ- pirs, preſages que ſon coeur luy donnoit de quelque deſaſtre à venir.Lors que Philomele fut embarquée, que le vaiſſeau eut laiſſé le bord, & que les matelots commencerent à fendre les eaux à force de rames: Ie ſuis victorieux, diſt en ſoy-meſme le barbare Terée, i’ay prés de moy tout ce que ie ſouhaitte, ie voy mes delices & mes plus chers plaiſirs auec moy dans vne meſme galere. Il ſaulte de ioye, & ſe tranſporte ſi eſtrangement, qu’il ne peut preſques ſe tenir de ſe combler dés l’heure, du bien où il aſpire. Il a touſiours les yeux ſur Philomele, & ne les en deſtourne non plus que faict vn’Aigle, aprés auoir enleué vn lieure qu’elle tient dans ſon nid ſous ſes griffes cro- chuës: car lors ceſt oyſeau ſe plaiſt à voir ſa proye qui ne luy peut plus eſchapper, & Terée de meſme ſe plaiſt à contempler les beautez de celle qu’il a rauie.Quand ils eurent pris terre en Thrace, il ne la mena point dans ſon palais, mais la traiſna dans vn vieil logis qui eſtoit au milieu d’vne fo- reſt, où elle palliſſante de crainte & toute tremblante d’effroy, fut reſſerrée, ſans qu’il luy fuſt permis d’aller voir ſa ſoeur, qu’elle de- mandoit ſans ceſſe. Là il deſcouurit ſon plus qu’impudique deſir, là ſon coeur inceſtueux fit voir les honteux effects de ſon execrable deſ- ſein, il emporta parforce la fleur de ſa virginité, & ſeul la vainquit ſeu- lette; qui eſt-ce qui ne vaincroit vne fille? Ce fut en vain qu’elle appel- la pluſieurs fois ſon pere, en vain elle appella ſa ſoeur, & en vain meſme elle demanda ſecours aux Dieux, car elle ne fut point ſecouruë. Aprés auoir eſté violée elle demeura quelque temps tremblottante & auſſi eſperduë qu’eſt vne brebis, arrachée d’entre les dents du loup, & qui bleſſée ne ſe croit pas encore eſchappée, bien que le loup ne la tienne plus. Elle ſe trouua en la meſme frayeur qu’eſt vn pigeon ſortant tout ſanglant des griffes du faucon, lequel penſe encore eſtre ſous les on- gles de ſon ennemy, tant la crainte d’y retomber l’afflige. Mais quand elle fut retournée à ſoy, en ſ’arrachant le poil, & ſe battant le ſein, ſes regrets luy firent faire vn dueil, qui ne peut eſtre bien repreſenté que [173] par ſa douleur ſeule: O barbare cruauté, ſ’eſcria-elle, comment, meſ- chant, as-tu oſé entreprendre vn ſi deteſtable forfaict? Perfide, eſt-ce le ſoin que tu as eu de moy? Les recommandations de mon pere, arro- ſées de tant de larmes, le reſpect de ma ſoeur, l’honneur de ma virgi- nité, & les chaſtes loix d’vn legitime mariage auquel tu es lié, n’ont- elles peu te deſtourner de ton horrible deſſein? Las! combien en me violant, as-tu violé de droits enſemble? Tu m’as faict, miſerable ſoeur, ſoüiller le lict de ma propre ſoeur; tu t’es faict mon mary auſſi bien que le ſien. Ce n’eſt pas ce que ie deuois attendre d’vne fraternelle ami- tié. Mais pourquoy eſt-ce, traiſtre, que tu me laiſſes encore reſpirer? Pourquoy ne m’oſtes-tu la vie, afin qu’on ne puiſſe rien deſirer au comble de tes meſchancetez? Ha! pleuſt aux Dieux, que tu me l’euſſes rauie deuant que rauir l’honneur de mon pucelage! Mon ombre net- te de l’horrible crime dont tu l’as polluë, ſe fuſt renduë toute vierge dans les enfers. Cruel regret, que ie ne le puis faire! mais aſſeure-toy que ſi les Dieux ont des yeux pour voir mon deſaſtre, ſ’ils ont quel- que pouuoir, & ſ’ils ne ſont tous enſemble peris auec la fleur que ie viens de perdre, toſt ou tard tu reſſentiras le iuſte ſupplice que tu as merité. Moy-meſme ſans honte publieray ton inceſte. Si ie puis eſ- chapper d’icy, ie le crieray dans les villes aux oreilles du peuple. Et ſ’il m’eſt impoſſible de ſortir, & que ie demeure touſiours priſonniere au milieu d’vne foreſt, ie le feray retentir par les bois, ie le diray aux ro- chers, & les rendant teſmoins de mon mal, les rendray teſmoins de ton crime. L’air le ſçaura, & ma voix penetrant au trauers de l’air iuſ- qu’aux Cieux, armera contre toy les puiſſances celeſtes, ſ’il y en a quelques-vnes là haut. Telles paroles eſmeurent outrageuſement ce cruel tyran de la Thrace; mais ſi elles le mirent en colere, elles ne le mirent pas moins en crainte. Le courroux & la peur qui l’animent chaſſent l’amour de ſon coeur, & luy font recourir aux armes. Il prend Philomele par les cheueux, luy lie les mains par derriere, & met la main à l’eſpée, de laquelle elle penſoit qu’il luy deuſt coupper la gor- ge: elle tendoit le col, & n’attendoit que le coup; mais le deſſein du barbare n’eſtoit pas de finir ſi toſt ſes tourmens par la fin de ſa vie. Il luy tira la langue hors de la bouche auec des pincettes, & luy coup- pant l’empeſcha de plus nommer ſon pere, qu’elle appelloit ſans ceſ- ſe à ſon ſecours. Sa langue tranchée tombe par terre, où il ſemble que elle murmure quelques regrets; elle ſe demeine tout ainſi que faict la queuë d’vne couleuure, qu’on a miſe en pieces, & ſautillant cerche à mourir aux pieds de ſa maiſtreſſe. On tient qu’apres ceſte inhumanité (mais qui le peut croire?) il aſſouuit encore pluſieurs fois ſa chaude conuoitiſe dans ce corps muet, à qui luy meſme de ſes propres armes auoit oſté la langue. Quoy? il ne fut point honteux, tout pollu qu’il eſtoit & du rapt & du ſang de Philomele, de retourner chez ſoy, & ſe preſenter à Progné, à laquelle il faict croire que ſa ſoeur eſt morte, [174] lors qu’elle luy demande pourquoy il ne l’a point amenée. Pour luy perſuader plus facilement, il mendie la fauſſe preuue de quelques feints ſouſpirs, & de quelques larmes traiſtreſſes, qu’il iette en faiſant le diſcours menſonger de ſa mort: en fin il ſçait ſi bien couurir ſa cru- auté du voile d’vne affliction ſimulée, qu’il fait veſtir ſa femme d’vne robe de dueil. Elle dreſſe vn tombeau, & ſacrifie à Proſerpine pour les ombres de ſa ſoeur qui n’eſt point morte; elle la plaint, elle la regret- te, elle pleure ſon malheur, non pas pourtant de la façon qu’elle le deuroit pleurer. L’année entiere ſe paſſe ſans que rien ſe deſcouure: car Philomele ne peut ſortir, & ne ſçait comment faire ſçauoir de ſes nouuelles à Progné. Que feroit-elle? On la tient ſi eſtroittement reſſerrée dans ce vieil logis, & les murailles ſont ſi hautes qu’il luy eſt impoſſible d’eſchapper. De parler à perſonne elle ne ſçauroit, ayant perdu auec la langue l’vſage de la parole. Que les forces de la douleur ſont grandes! Elle ouure les eſprits, & ſur le poinct d’vne miſere ex- treme aiguiſe nos inuentions, pour nous en deliurer. Les malheurs ſont des poinctes qui eſueillent les ames. Philomele preſques deſeſpe- rée de pouuoir iamais faire entendre ſon affliction à ſa ſoeur, trouue au milieu de ſon deſeſpoir vn ſecret moyen de luy faire ſçauoir. Elle trauailloit des mieux en tapiſſerie; auec de la laine rouge elle eſcrit ſur du caneuas la tragique hiſtoire de ſon infortuné voyage, & l’inhuma- nité de Terée; puis plie proprement ſon ouurage, le donne à vne fem- me, & par ſignes la prie de le porter à la Reyne. La femme, ſans ſça- uoir ce que c’eſt, le porte à Progné, qui lit enſemble l’infidelité de ſon mary, & le miſerable ſort de ſa ſoeur. Elle lit tant d’horreurs, & ne peut à l’heure ouurir la bouche pour les deteſter. La douleur l’auoit fer- mée, auſſi ne pouuoit-elle trouuer parole qui ne fuſt trop douce pour faire eſclatter ſa colere. Elle demeura muette, ſans ietter ny larmes, ny ſouſpirs, & fut quelque temps rauie dans les ſanglantes imagina- tions de toutes les plus cruelles vengeances que ſon coeur offencé luy peut repreſenter.C’eſtoit au temps que les Dames de Thrace celebroient ceſte tumul- tueuſe feſte qu’on fait de trois en trois ans en l’honneur de Bacchus. La nuict venuë, qui eſtoit dediée à vne telle ſolemnité, on n’entendit ſur le mont Rhodope que des hurlemens effroyables, & des tintamar- res eſpouuentables d’vne infinité de baſſins ſonnans. La Reyne com- me les autres ſortit de ſon Palais au bruit qu’elle oüit, & ayant la teſte couuerte de feuilles de vignes, ſur l’eſpaule gauche vne peau de cerf auec vne picque legere en main, courut furieuſe à trauers la foreſt, ſuiuie d’vne troupe de ſeruantes. Poſſedée des chaudes furies qu’en- gendre vne extreme douleur, elle feignit d’eſtre agitée de celles de Bacchus, & auec vn viſage duquel l’horreur & l’effroy ſ’eſtoient em- parez, ſe rendit autour de ce logis eſcarté, dans lequel ſa ſoeur eſtoit priſonniere. En hurlant & criant Euohé, elle donna tant de coups à [175] la porte qu’elle la rompit, fit ſortir Philomele, & l’ayant ſortie la reueſtit des armes de Bacchus; luy couurit la face de lierre, & la me- na eſtonnée dans la ville.Philomele à l’entrée du Palais de ce traiſtre Roy qui l’auoit violée, ſent vne froide horreur qui la ſaiſit, & luy chaſſe la couleur du viſage; mais Progné l’aſſeure contre les aſſauts de la crainte, & la conduit dans vne chambre ſecrette, où elle luy faict poſer ſes ornemens de la ceremonie de Bacchus, luy deſcouure le viſage, & luy faict mille ca- reſſes. Helas! la pauurette, honteuſe du crime d’autruy, de ſon coſté ſembloit n’oſer cherir Progné; elle ne prenoit pas la hardieſſe de le- uer les yeux pour la regarder; elle les tenoit baiſſez contre terre, & euſt bien deſiré de ſ’excuſer enuers ſa ſoeur, de ce que Terée auoit eu affaire auec elle. Par ſignes elle iure & appelle les Dieux à teſmoins de la violence qu’elle a endurée. Elle teſmoigne le regret qu’elle en a par vn flux de larmes qu’elle fait couler de ſes yeux, mais Progné ne le peut ſouffrir; la colere qui la ſurmonte luy faict dire, Non, non, ma ſoeur, ce n’eſt pas de pleurs qu’il ſe faut maintenant armer; c’eſt d’vn fer trenchant, ou auoir recours à quelque plus cruelle inuention que le fer, ſ’il eſt poſſible d’en trouuer quelqu’vne; pour moy i’ay le coeur & les mains preparées à toutes ſortes de meſchancetez; pour me ven- ger il n’y a cruauté que ie n’execute. Ou ie mettray le feu dans le Palais, & feray bruſler mon traiſtre Terée; ou ie luy arracheray la langue, ou les yeux, ou les membres complices de l’outrage qu’il a faict à ton honneur; ou bien en luy donnant mille coups de poignard, ie feray trouuer à ſon ame criminelle mille ſorties, pour laiſſer ſon corps pol- lu de ſang, de trahiſon & d’inceſte. Mon dueil me faict conceuoir quelque grand & horrible deſſein; toutefois ie ne ſuis pas encore aſ- ſeurée quel il ſera. Tandis qu’elle parloit ainſi, elle veid venir ſon pe- tit Itys, qui ſe preſentant à elle (mal-heur!) luy fit prendre vne exe- crable reſolution. Elle ietta ſur luy vn oeil plein d’inhumanité: Ha! que ton viſage monſtre bien (diſt-elle) que tu reſſembleras vn iour à ton pere! & ſans parler dauantage, les feux de la colere preparerent ſes mains à vn acte plus que tragique. Toutefois quand ſon fils fut au- prés d’elle, & qu’en luy donnant le bon iour il luy ietta ſes petits bras au col, la baiſa & la careſſa, comme les enfans font leurs meres; elle ſentit quelques douces pointes de la pitié qui l’eſmeurent, ſon cour- roux ſans eſtre vaincu fut arreſté pour vn peu, & ſes yeux malgré ſa cruauté ietterent des larmes, que les forces de la nature firent ſortir contre ſa volonté. Mais ſi toſt qu’elle ſentit ſon coeur gliſſer à la com- paſſion; elle deſtourna ſes yeux du viſage de ſon fils, pour les ietter ſur celuy de ſa ſoeur; puis les regardant tous deux l’vn aprés l’autre, diſt: Hé! pourquoy eſt-ce que les careſſes de l’vn me charment, & que l’autre demeure muette deuant moy ſans pouuoir parler? Si mon fils m’appelle ſa mere, pourquoy ma ſoeur ne me peut-elle appeller ſa [176] ſoeur? Quoy? Progné (diſoit-elle parlant à ſoy-meſme) faut-il que tu flechiſſes à la pitié? Non, non, tu te fais tort, penſe à la perfidie de ton mary; c’eſt vne charité d’eſtre cruelle en ſon endroit, c’eſt vn cri- me d’eſtre pitoyable en ce qui touche Terée. A l’heure meſme elle traiſna ſon petit Itys dans vne chambre la plus eſcartée & la plus ob- ſcure du logis, ainſi qu’vne tygreſſe, laquelle emporte vn petit fan de biche dans le plus ſombre de la foreſt pour le deuorer. Il luy tendoit les bras & vouloit l’embraſſer, il luy crioit, Ma mere, ma mere; mais ſes cris ne peurent eſmouuoir la rage qui la poſſedoit, ſans tourner la veuë de l’autre coſté; elle luy donna d’vn poignard dans le ſein. Las! c’eſtoit aſſez de ce coup-là, il n’en falloit point dauantage pour meur- trir ceſte tendre enfance; toutefois Philomele luy en donna encore vn autre dans la gorge, luy couppa le goſier; puis decouppa par mor- ceaux tout le corps encore demy-vif. Elles en firent aprés boüillir vne partie, & roſtir l’autre, & ſeruirent Terée de telles viandes à vn diſner, auquel ſelon l’ancienne couſtume du païs, & la ceremonie de la feſte qu’ils faiſoient ce iour-là, le mary deuoit manger ſeul, ſans eſtre ac- compagné de ſeruiteurs ny de ſeruantes. Terée donc aſſis en ſon ſie- ge, ſans y penſer ſe repeut de ſes propres entrailles, & ſans le ſçauoir ſe mit par la bouche ſes propres boyaux dans le ventre. Helas! que bien ſouuent nous auons peu de cognoiſſance de ce que nous faiſons! En diſnant il demande ſon fils, & lors Progné ne pouuant plus diſſi- muler ſon inhumaine ioye, elle meſme decele ſon ſanglant parricide, & luy dit: Vous auez mangé celuy que vous demandez, ne le cerchez plus; vous l’auez dans l’eſtomach: & à l’inſtant meſme Philomele toute eſcheuelée, ſort de la chambre où elle eſtoit cachée, & vient ietter deuant luy la teſte du petit Itys, ſ’eſioüiſſant outre meſure en vne ſi ſanglante vengeance, & regrettant lors plus que iamais la perte de ſa langue qui l’empeſche de teſmoigner le contentement qu’elle a de voir Terée affligé. Ce Roy furieux ietta par terre, auec mille cris, ces execrables viandes, il appella les noires filles de la Nuict à ſon ſe- cours, & les coniura de quitter les ſombres mareſts de l’enfer pour ve- nir à ſon aide. S’il euſt peu ſ’ouurir le ſein, pour ſortir ce qu’il auoit mangé, il l’euſt faict, il taſche de le mettre dehors en le vomiſſant; il pleure, il ſe deſpite & deteſte ſa fortune qui l’a rendu pere ſi miſera- ble, que de faire ſon eſtomach le tombeau de ſon fils. Il ſe nomme ſoy-meſme le cercueil du petit Itys, & du creue-coeur qu’il a de l’eſtre, ſ’arme d’vne eſpée nuë, pour ſ’en venger ſur ſa femme & ſur ſa belle- ſoeur. Il court aprés elles, mais elles ſ’enfuyent de telle viſteſſe, qu’el- les ſemblent voler; & de vray elles volent, leurs corps veſtus de plu- mes ſont enleuez dans l’air, elles deuiennent oyſeaux; l’vne hirondel- le, l’autre roſſignol: celle-cy cercha les bois pour retraicte; celle-là ſe pleut à demeurer dans les maiſons, & toutes deux pour marques du ſang qu’elles auoient eſpandu, eurent des taches rouges en leurs plu [177] mes. Terée que le deſir de vengeance ne rendoit pas moins prompt & moins leger qu’elles, fut auſſi en les pourſuiuant changé en oyſeau: il ſ’eſleua vne forme de creſte ſur ſa teſte, il fut armé d’vn long bec; bref d’homme il deuint hupe, & eut des plumes diſpoſées de telle façon autour des yeux, qu’il ſembloit auoir vn caſque en teſte.

LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
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Le vent Aquilon ayant long-temps aimé Orithye fille d’Ericthée ſans pouuoir acquerir(VIII. Fable expliquée au 8. Chap.) ſon amour par prieres, l’enleua en fin par force & l’emmena en Thrace, où il l’engroſſa, & eut d’elle les deux freres iumeaux, Calaïs & Zethés, auſquels quelque temps aprés naſquirent des aiſles ſur les eſpaules, afin qu’ils tinſſent du leger naturel de leur pere.LE deſaſtre de Philomele & de Progné fut cauſe que leur pere Pandion mourut deuant qu’il euſt atteint les foibles iours d’vne extreme vieilleſſe. Son fils Ericthée tint aprés luy le ſceptre d’Athe- nes; Ericthée dont la valeur fut autant admirée comme l’equité de ſes iugemens, & l’integrité de ſa vie. Il eut quatre fils & autant de filles, deux deſquelles eſgalles en beauté ne furent pas moins eſtimées l’vne que l’autre. Cephale fils d’AEole ſe trouua heureux d’en auoir l’vne en mariage, qui fut Procris. Orithye, qui eſtoit l’autre, fut long-temps recerchée par le vent Aquilon, mais pource qu’il eſtoit de Thrace, ſes affections furent touſiours trauerſées: ſon païs & les precedentes cruautez de Terée luy nuiſoient. Ericthée faict ſage par le malheur de [178] ſon pere, ne vouloit point abandonner ſa fille au barbare naturel d’vn homme de ce païs-là. Cependant Borée bruſloit, & bruſla en vain, auſſi long-temps que ſ’arreſtant aux prieres, il ne voulut point vſer de violence pour auoir ſa maiſtreſſe. Mais en fin voyant que par la dou- ceur il n’auançoit rien, bouffi de colere, comme il eſt preſque touſ- iours; Ils ont bien raiſon (diſt-il en ſoy meſme) de me meſpriſer, ie merite de l’eſtre; à quel propos me ſuis-je preſenté ſans mesarmes or- dinaires? Mes armes ſont le courroux, la rigueur, la force, les mena- ces; & ie me ſuis armé de prieres deſquelles ie ne me ſçay pas bien ſer- uir. Comme la violence me plaiſt, auſſi m’eſt-elle bien ſeante, & ne puis auoir grace auec la douceur. Par force ie diſſipe les nuées, ie tempeſte ſur les eaux, & y fais bouleuerſer les nauires, i’endurcis les neiges; ie fais battre la terre de greſles, & lors que ie rencontre quel- qu’vn de mes freres parmy l’air, qui eſt noſtre champ de bataille, ie fais de tels efforts en luittant contre luy, que les Cieux meſmes en re- tentiſſent, & qu’il ſort du feu des nuées, que ie fais chocquer les vnes contre les autres. Moy-meſme lors que ie m’engouffre dans les antres ſecrets de la terre, i’eſbranle & effraye le monde par des tremblemens ſi horribles, que l’Enfer ſ’en eſtonne. C’eſt de la façon que ie deuois recercher Orithye, ce ſont les moyens qui deuoient me faire gendre d’Ericthée. Il falloit que par force ie le fiſſe mon beau-pere, non pas le prier d’auoir agreable qu’il le fuſt. Quand Boreas eut à part ſoy te- nu ce brauache diſcours, ou faict au moins quelque rodomontade ſemblable, d’vne ſecouſſe de ſes aiſles il eſuenta la terre, & couurit de vagues la mer; puis traiſnant iuſqu’en Grece ſon manteau poudreux duquel il ballioit les plaines, vint embraſſer & enleuer Orithye, ſans laquelle il ne pouuoit plus viure. Ses aiſles en volant ſeruoient de ſoufflets à ſon feu qui ſ’augmentoit touſiours plus il l’eſuentoit, & l’a- nimoit à ſerrer plus eſtroictement la chere proye qu’il tenoit entre ſes bras. Il n’arreſta point ſon vol iuſqu’à ce qu’il fut en Thrace, où il fit ceſte Athenienne Reyne de ſes froides Prouinces, & eut d’elle deux enfans iumeaux, qui repreſentoient naïfuement la mere, & ne te- noient rien du pere ſinon les aiſles qu’ils eurent ſur le dos. Toutefois on dit qu’ils ne les auoient pas quand ils naſquirent, & qu’elles ne leur vindrent qu’auec la barbe. Et à la verité il y a de l’apparence que la plu- me ne leur couurit les eſpaules, qu’alors qu’vn ieune poil blond leur cotonna les ioües; qui fut vn peu deuant qu’ils entrepriſſent de faire le voyage de Colchos auec Iaſon, pour la conqueſte de ceſte riche toyſon, laquelle fit eſprouuer à la ieune nobleſſe de Theſſalie, les pe- rils de la mer parauant incognus, dans le premier vaiſſeau, qui ait iamais eſté mis à la mercy des vagues de Neptune.
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LE SEPTIESME LIVRE DES METAMORPHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. FABLE.
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Iaſon enuoyé en Colchos par ſon oncle Pelias à la conqueſte de la toyſon, eut tant(I. Fable ex- pliquée au 2. Chap. du 7. Diſcours.) d’heur en ſon voyage qu’il fut aimé de Medée fille du Roy Aëte, auec l’aide de laquelle il vainquit le Dragon gardien du butin qu’il recerchoit, ſema les dents en terre, d’où naſquirent des hommes armez qu’il combattit, puis rauit la toyſon, & rauit enſemble Medée l’emmenant auec ſoy.
|| [180]
DEsia ces braues Theſſaliens embarquez auoient long-temps vogué ſur mer; deſia ils auoient veu Phinée, miſerable vieillard, lan- guiſſant dans la nuict de ſon aueuglement, infortuné ioüet de la cruauté des Harpyes, qui luy oſtoient les morceaux de la bouche, & deſia ces monſtres de filles rauiſſantes, auoient eſté chaſſez par les enfans aiſlez d’A- quilon. Ceſte valeureuſe ieuneſſe, ayant ſous la conduitte de Iaſon vaincu les incommoditez & les dangers d’vn voyage ſi hazardeux, eſtoit abbordée au riuage, où flottent les eaux rapides du Phaſe limonneux. Ils auoient eſté auec Iaſon ſalüer le Roy Aëte, & aprés luy auoir deſcouuert leur deſſein, on leur auoit fait ſçauoir les hazards, auſquels il falloit qu’ils ſe preſentaſſent. Tan- dis qu’ils parlementoient ſur ceſte effroyable entrepriſe, Medée con- ceut en ſon coeur vne flame ſecrette, à laquelle ayant en vain quelque temps oppoſé toutes les glaces de la raiſon, & faict rendre à ſon chaſte courage le combat qui luy fut poſſible, ſans pouuoir vaincre ſa chau- de fureur; C’eſt vne folie à toy, Medée (diſt-elle à part ſoy) de penſer reſiſter à la violence de ie ne ſçay quel Dieu qui te force. Il faut croire que c’eſt vn puiſſant Demon qui te pouſſe, puiſque tu ne ſçaurois vouloir ſinon ce qu’il t’inſpire. Mais ie ne puis pourtant ſçauoir aſſeu- rément quelle puiſſance me poſſede, ſi ce n’eſt que ie reſſens en moy ie ne ſçay quoy ſemblable à ce que lon appelle Aymer. Car ſi ie n’a- uois de l’amour, pourquoy le commandement que mon pere a faict à Iaſon, me ſembleroit-il rigoureux? Pourquoy accuſeroy-je en cela mon pere de cruauté? Las! il eſt cruel à la verité. Mais d’où vient que i’ay tant de crainte pour vn que ie n’auois iamais veu qu’auiourd’huy? Pourquoy eſt-ce que i’apprehende ſon malheur? D’où peut venir la ſource d’vne telle apprehenſion? Rejette, miſerable, rejette, ſi tu peux, hors de ton ſein, ce cuiſant braſier qui ronge tes vierges moüelles. Si tu peux, helas! le remede eſt bien vain quand il eſt impoſſible. Si ie le pouuois faire, ie ne ſerois point affligée du mal qui me tourmente. Mais vn nouueau deſir contre mon gré force en moy la raiſon; il me tire d’vn coſté, & elle veut que ie tienne ferme de l’autre. Ie voy bien ce qui eſt le plus auantageux pour moy; ie ne ſuis point ignorante de ce qui me ſeroit le meilleur, & ne puis faire pourtant que ie n’em- braſſe le pire. Eſueille ta vertu, courageuſe Medée, pourquoy t’affli- ges-tu pour vn incognu? A quel propos te vas-tu bruſler dans vn feu eſtranger, recerchant les careſſes d’vn qui t’eſt comme d’vn autre monde? Ton païs n’a-il pas dequoy fournir à tes amoureux deſirs, ſans cercher vn ſeruiteur de ſi loin? Sa vie & ſa mort ſont entre les mains de la perilleuſe fortune qu’il luy faut courre. On ne ſçait ſ’il eſchappera du danger que mon pere luy ordonne de ſurmonter. [181] Helas! facent les Dieux qu’il en puiſſe eſchapper. Quand ie ne l’ai- merois point, on ne trouueroit pas mauuais que ie fiſſe vne telle prie- re pour luy. Car en quoy eſt-ce que Iaſon ſ’eſt rendu coulpable pour eſtre ainſi puny? Qui eſt-ce qui n’auroit pitié de voir ſi cruellement moiſſonner la belle fleur de ſon âge au plus verd de ſon Printemps? Faudroit eſtre inſenſible pour n’eſtre point touchée de la grandeur de ſa race & de ſa valeur. Faudroit n’auoir point d’yeux, quand bien tant d’autres perfections qu’il a, luy manqueroient, pour euiter les char- mes de ſa beauté. C’eſt ce qui m’a eſmeuë, faut que ie l’auouë, ſes gra- ces m’ont frappé au coeur. Mais dequoy luy ſeruent ces graces, puis qu’auec luy elles doiuent perir au feu, que les taureaux de Mars iet- tent par la bouche? Si ie ne luy donne ſecours, ces fiers animaux le fe- ront mourir, ou il ſera maſſacré par les ſoldats qui naiſtront des dents qu’il aura ſemées, ou miſerable il ſeruira de proye à ceſt horrible Dra- gon qui garde la toyſon. Si ie le permettois, ie me croirois née d’vne tigreſſe; ie voudrois confeſſer de n’auoir dans le ſein qu’vn coeur d’a- cier, ou vn coeur de rocher. Mais pourquoy eſt-ce que ie ne le puis voir perir? Pourquoy n’ay-je le coeur d’animer meſmes les taureaux, ou ces ſoldats enfans de la terre, ou le Dragon contre luy? Ha! les Dieux me gardent d’entrer en telles furies; auſſi n’y ſuis-je pas portée. I’ay vn autre deſſein, qui veut eſtre pluſtoſt mis à fin, que long- temps ſouhaitté. Mais quoy? trahiray-je mon pere & ſon Royaume, pour ſauuer la vie à vn incognu? Guarantiray-je de la mort vn eſtran- ger, qui fera voile aprés, & ſe retirera ſans moy pour ſ’aller marier à quelqu’autre? Luy donneray-je la vie, afin qu’en me laiſſant aprés auec vn regret eternel, il me donne la mort? S’il doit eſtre ſi ingrat que de m’abandonner, & me negligeant preferer l’affection d’vne autre à la mienne; il me vaut bien mieux le laiſſer mourir, que d’a- uancer mon malheur en luy donnant la vie. Toutefois il ne porte rien de tel en face; ſa nobleſſe ne permet pas que i’aye ſa generoſité ſuſpecte, & ſon aimable beauté ne me peut preſager d’infidelité. Non, ie ne me ſçaurois deffier qu’il me trompe, ou qu’il perde iamais le ſouuenir de mon amour; i’en tireray de luy vn ſerment ſi ſolennel, que i’en demeureray toute aſſeurée. C’eſt auoir trop peu de courage que de craindre, où le danger ne paroiſt point encore; il faut que ie vainque ces vaines apprehenſions, & que ſans retarder dauantage ie m’oblige Iaſon. Il m’emmenera auec luy; il me prendra pour femme, & vantera par toute la Theſſalie, le bon office que ie luy auray rendu, de l’exempter du danger où on le precipite auec la nobleſſe Grecque qui le ſuit. Las! ie me mettray donc à la mercy des vents, pour quitter ma ſoeur, mon frere, mon pere, & ceſte chere terre qui m’a nourrie? Tres-volontiers; auſſi bien la rigueur de mon pere m’eſt-elle inſup- portable, le païs eſt groſſier & barbare, mon frere eſt vn enfant, & pour ma ſoeur, elle ne deſire pas moins que moy le contentement de [182] Iaſon. Ie ſens qu’vn puiſſant Dieu m’inſpire à executer ce que ie ſou- haitte. Si ie perds quelque choſe, ce ne ſera rien au prix de ce que ie gaigneray. Ie m’acquerray l’honneur d’auoir ſauué ceſte flotte de nobleſſe Gregeoiſe; ie changeray le deſagreable air de ceſte rude ter- re en l’air d’vne terre ciuiliſée, remplie de pluſieurs belles villes que la renommée rend meſme icy celebres, & peuplées d’hommes qui ſe font admirer en toutes ſortes d’arts. Et quand ie ne gaignerois autre choſe, ie m’acquerray les affections de Iaſon; de Iaſon, dis-je, qui ſeul m’eſt plus que le reſte du monde. Chacun m’eſtimera vnique- ment cherie des Dieux, ſi ie puis faire qu’il me cheriſſe tant qu’il me face ſa femme; ma grandeur eſleuée iuſques aux Cieux m’eſgallera meſmes aux Deeſſes. Ie n’apprehende point les dangers de la mer, les eſcueils qui ſ’y rencontrent ne m’eſtonnent pas, ny le gouffre de Carybde qui engloutit tant d’eaux, & les rejette aprés, ny celuy de Scylle au fonds duquel il y a des chiens qui abbayent: car eſtant aſ- ſiſe ſur Iaſon, que ie tiendray touſiours embraſſé, rien ne me pourra effrayer, ie ne craindray rien; ou ſi i’ay de la crainte, ce ne ſera pas pour moy, ie n’en auray que pour mon mary, mes vniques delices. Mais quoy? miſerable, pourras-tu dire ton mary celuy que tu pren- dras en trahiſſant ton pere? Pauure abuſée, penſes-tu que ta trahi- ſon te conduiſe au bon-heur d’vn legitime mariage? L’apparence du beau nom que tu donnes à ton crime, te trompe; ne le deſguiſe point, & tu trouueras que ce n’eſt pas ſeulement vn meſchant acte, mais vne horreur, que tu medites. Deſtourne ton coeur d’vne telle entrepriſe deuant qu’y entrer plus auant, ſi tu ne veux cheoir dans le repentir. Voila ce qu’elle diſoit combattant furieuſement en ſon ame contre l’Amour qui taſchoit à la ſurmonter. Auec ces dernieres paroles ſ’e- ſtant mis deuant les yeux la Honte, la Raiſon & la Pieté, elle ſ’eſtoit bien fortifiée contre la violence de ce petit Dieu, & luy auoit meſme deſia, comme vaincu, faict tourner le dos: mais vn peu aprés allant au vieil oratoire, qui eſtoit dans le fonds d’vne eſpaiſſe foreſt proche du chaſteau, elle rencontra Iaſon qui r’alluma ſon feu, que la cen- dre deſia commençoit à couurir. Vne couleur vermeille ſ’eſpandit deſſus ſon viſage, & ainſi qu’vn tiſon demy-eſteint lors qu’on l’eſ- uente, d’vne bluette fait croiſtre en moins de rien vn tel embraſe- ment qu’il bruſle de tous coſtez: de meſme ſon amour affoibly, & qu’on euſt dit eſtre demy-mort en ſon coeur, à la veuë de celuy qui l’auoit faict naiſtre, reprit tellement ſes forces qu’il fut auſſi toſt en ſa premiere vigueur. Par hazard ce iour-là Iaſon eſtoit mieux veſtu, & paroiſſoit beaucoup plus qu’il n’auoit faict à ſon arriuée: de fa- çon que Medée ſemble ne pouuoir eſtre auec raiſon blaſmée d’auoir eſté priſe aux appas qu’il portoit ſur la face. Elle ſe pleut tant à le re- garder, qu’elle arreſta ſa veuë ſur luy, tout ainſi que ſi c’euſt eſté la premiere fois qu’elle auoit remarqué ſes perfections; & ne iugeant [183] point à l’oeil que ce fuſt vn homme mortel, ne ſe pouuoit laſſer de l’admirer comme Dieu. Il vint droict à elle, & l’ayant priſe par la main, la pria tout bas de le fauoriſer de ſon ſecours, offrant de con- ſacrer à ſes volontez, ſon corps, ſon eſprit & ſa vie; & ne deſpendre iamais d’autre que d’elle, ſi elle le ſortoit de la peine en laquelle il eſtoit. Elle que l’Amour aueugloit plus que l’ignorance du mal qu’el- le alloit faire, vaincuë parſa chaude paſſion, luy promit en pleurant de luy ſauuer la vie, & par meſme moyen luy fit iurer qu’ayant auec ſon aide conquis le butin auquel il aſpiroit, il l’emmeneroit auec luy & la prendroit pour femme. Elle luy en fit faire pluſieurs ſermens, par les trois faces de Diane à qui l’oratoire eſtoit dedié, par l’oeil tout- voyant du Soleil ſon grand-pere, par le ſuccés de ſes deſſeins, & par les perilleuſes fortunes qu’on luy auoit preparées; puis luy mit en main les herbes charmereſſes, deſquelles il ſe deuoit ſeruir, pour vain- cre les animaux qu’il falloit dompter, luy enſeigna le moyen d’en vſer à propos, & ainſi le deliura des viues apprehenſions, qui trauerſoient ſon genereux courage.Le lendemain ſi toſt que le Soleil de ſes rays de lumiere eut chaſſé les tenebres, le peuple ſ’aſſembla dans vn champ conſacré au Dieu Mars, & ſ’arrangea ſur les coſtes des enuirons, au ſommet deſquelles le Roy veſtu de pourpre, parut aſſis auec ſon ſceptre d’yuoire en main. Incontinent aprés ces fiers taureaux qui iettoient le feu par les narines ſ’auancerent ſur leurs pieds armez d’airain, & des chaudes va- peurs qu’ils vomiſſoient bruſlerent l’herbe par tout où ils marche- rent. Qui ſ’eſt pleu quelquefois à ouïr le bruit qu’on entend autour d’vne fournaiſe, ou qui a remarqué ce que faict la chaux lors qu’on l’arroſe d’eau; celuy-là ſe peut aiſément imaginer le bruyant ſon des flames encloſes dans le ſein de ces furieux animaux, qui fument ſans ceſſe. Ils n’eſtonnent point pourtant Iaſon; il va droit à eux, & bien qu’ils tournent leurs cornes reueſtuës de fer contre luy, & qu’en frap- pant la terre, de leurs pieds d’airain fendus en deux, ils effrayent les autres Argonautes de leurs bruſlans mugiſſemens, il ne craint point de les approcher; les charmes dont Medée l’a fourny, le couurent ſi bien, que le feu qu’ils reſpirent ne le peut offencer. D’vne main hardie en les flattant il manie les longues peaux qui leur pendent au deſſous du col, il les accouple ſous le ioug, les contraint de tirer la charruë, & leur faict labourer ce champ de Mars, où le ſoc n’auoit iamais entré. Le peuple de Colchos admire l’heur & la valeur de Iaſon, la nobleſſe Grecque auec mille glorieux cris eſleue dans l’air ſes loüanges, & luy faict enſler le courage pour continuer auec la meſme hardieſſe. Lors il prend les dents du ſerpent qui eſtoient dans vn caſque, & les ſeme dedans le champ qu’il auoit labouré. Ceſte venimeuſe ſemence n’eut pas eſté ramollie en terre, qu’autant de dents qu’il y auoit furent tou- tes autant de corps d’hommes. Comme l’enfant prend ſa forme au [184] ventre de la mere, & ne ſort point au iour qu’il ne ſoit accomply de ſes membres: de meſme ces corps qui prirent leur humaine figure dans les entrailles de la terre enceincte, ne parurent que tous entiers ſur le champ qui les auoit portez: mais ce fut vne merueille plus que admirable, que naiſſans tous en vn âge parfaict, ils ſe trouuerent des armes à la main, armes nées auec eux, & d’vne meſme mere. Ils baiſ- ſerent auſſi toſt les picques dont ils eſtoient armez contre Iaſon, & firent mine de l’aller attaquer auec tant de furie, que tous les Gentils- hommes de ſa ſuitte ſaiſis d’effroy perdirent preſques l’eſperance de le voir iamais eſchapper des mains de tant d’ennemis. Medée meſme qui l’auoit rendu aſſeuré, ne peut croire alors qu’il fuſt en aſſeurance; elle eut tant de crainte pour luy, que le ſang ſe retira de ſon viſage; elle demeura froide ſans couleur, & de peur que les herbes qu’elle luy auoit données n’euſſent aſſez de vertu pour le preſeruer, en redou- blant le ſecours de ſes charmes, eut recours à la force magique de quelques vers enchanteurs, qu’elle prononça tout bas, afin de rendre vains les efforts de ces nouueaux ſoldats. Cependant que l’Amour, qui n’eſt iamais ſans crainte, la tenoit en ceſte frayeur; Iaſon ietta vne groſſe pierre au milieu de ſes ennemis, laquelle fit naiſtre vne guerre ciuile entre-eux, & les enuenima tellement les vns contre les autres, qu’ils ſ’entretuerent tous, & moururent des armes, qui eſtoient, ce ſembloit, ſorties auec eux pour leur deffence. Les Grecs aprés vne telle victoire firent mille cris d’allegreſſe, & vindrent tous reſioüis embraſ- ſer le vainqueur. Las! Medée, de combien de contentemens fus-tu alors comblée? combien ſouhaittas-tu d’aller comme les autres em- braſſer ton Iaſon? Tu bruſlois de te ietter à ſon col, & t’y fuſſes iettée, n’euſt eſté le reſpect de ta renommée, & la honte qui te retint. Toute- fois tu ne laiſſes pas de t’en reſioüir en toy-meſme, & rendre ſecrette- ment graces aux Dieux autheurs d’vne ſi miraculeuſe deffaicte. Il ne reſtoit plus aprés qu’à endormir le Dragon gardien de l’arbre où la toyſon eſtoit penduë, lequel tournoyant autour du threſor, dont il eſtoit concierge, faiſoit heriſſer vne creſte ſur ſa teſte, iettoit comme trois langues, & monſtroit des rangs de dents horriblement aiguës. Iaſon n’eut pas teint ſes eſcailles du ius de quelques herbes, & dit par trois fois deuant luy certains mots, qui ont vne ſecrette vertu d’aſſou- pir tout, & de calmer meſmes les plus violens orages de la mer & des fleuues, qu’auſſi toſt le ſommeil ſ’empara des yeux de ceſte furieuſe beſte, dans leſquels il n’eſtoit iamais entré. Le valeureux fils d’Eſon ſe ſaiſit lors ſans danger des riches deſpoüilles du mouton de Phryxus, & ſ’en retourna glorieux auec Medée, l’autre proye de ſa conqueſte. Il la prit pour femme, ainſi qu’il luy auoit promis, & depuis ſe ren- dirent enſemble au port de Theſſalie.
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LE SVIET DE LA II. FABLE.
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Medée eſtant arriuée en Theſſalie, Iaſon la pria de raieunir ſon pere Eſon, ce qu’elle(II. Fable ex- pliquée au 4. Chap.) fit volontiers tant elle affectionnoit ſon mary, & eſpuiſa le ius de tant d’herbes ſur le corps de ce bon vieillard, qu’elle le remit de l’âge caduc auquel il eſtoit, en vn âge diſ- pos & robuſte, ſans qu’il perdiſt pourtant la vieille memoire du paßé.LEs Dames du païs au retour de Iaſon, auec vne reſioüiſſance incroyable, rendirent graces aux Dieux pour le recouurement de leurs enfans, qu’elles croyoient perdus; & les peres fumans les au- tels d’encens, offrirent de graſſes victimes, dont les cornes eſtoient dorées, és ſolennels ſacrifices qu’ils firent tous en commun pour ceſte commune ioye. Il n’y eut homme duquel le fils euſt faict le voyage, qui ne ſe trouuaſt lors au Temple, & ſi pourtant Eſon n’y peut eſtre; ſa caducque foibleſſe, qui luy tenoit deſia vn pied dans le tom- beau, ne luy permit pas d’aſſiſter à la ſolennité. Et ce fut l’occaſion que prit Iaſon de faire vne priere à ſa femme: Chere moitié (luy diſt- il) qui ne m’auez pas ſeulement obligé de la vie, mais de tout ce que ie poſſede de contentement, d’honneur & de gloire. Ie n’ay rien que ie ne tienne de vous, & les merites de vos faueurs en mon en- droict vont au delà de ce qu’on en peut croire. Ils paſſent l’infiny qui ne ſe peut croiſtre; mais ie vous ſupplie d’y adiouſter pourtant encore vne courtoiſie. Faictes, ſ’il eſt poſſible (mais qu’y a-il d’im- poſſible à la ſecrette vertu de vos magiques vers?) que vous [186] retranchiez quelques-vns des ans deſtinez à ma vie, pour allonger le cours de celle de mon pere. Les prieres qu’il luy en fit eſtoient accom- pagnées de tant de zele, que la pieté dont il eſtoit pouſſé, luy tira des larmes des yeux. Medée meſme (bien qu’animée d’vn eſprit trop diſ- ſemblable en la naturelle affection, que nous deuons à ceux qui nous ont engendrez) ſe ſentit eſmeuë du charitable deſir de Iaſon. Le reſ- ſentiment qu’elle en eut la toucha du ſouuenir d’Aëte ſon pere: mais elle ne le fit pas paroiſtre: Elle repartit à ſon mary, & luy diſt: Ha! mon coeur, quel horrible ſouhait faictes-vous? Ce n’eſt pas vn office de charrté, c’eſt vn crime. Comment vous perſuadez-vous que ie puiſ- ſe deſrober de vos iours, pour en enrichir la vie d’vn autre? Sombres puiſſances de l’Enfer, noire Hecate que ie reuere, ie ne vous en im- portune point, ne m’en donnez pas le pouuoir. Auſſi n’eſt-il pas rai- ſonnable, non, Iaſon, voſtre demande ne l’eſt pas: mais i’eſſayeray de faire pour vous quelque choſe de plus. I’employeray ma ſcience pour croiſtre les iours de voſtre pere, toutefois ce ſera ſans toucher à vos années; ie recercheray mes plus rares ſecrets, & les rendray vtiles, pourueu que ceſte morne Deeſſe qui porte trois viſages, m’aſſiſte, & authoriſe de ſa faueur la hardieſſe de mon deſſein. Il ſ’en falloit trois iours que la Lune ne fuſt au plein, Medée attendit que les deux cor- nes ioinctes enſemble euſſent faict vn cercle parfaict, & quand la face parut entiere, elle ſortit vne nuict ſeule de ſa maiſon, ayant ſa robe retrouſſée, les pieds nuds, ſes cheueux ſans liens eſpandus deſſus les eſpaules, & ſ’en alla de la façon errer parmy l’horreur des muettes te- nebres. Les hommes dans le lict, les oyſeaux ſur les arbres & les beſtes ſauuages dans les bois eſtoient aſſoupis d’vn profond ſommeil entre les bras du repos; les ſerpens ſans faire bruit ſe traiſnoient lente- ment, & d’vn mouuement endormy; les fueilles n’eſtoient point bat- tuës du vent, & rien n’interrompoit le calme de l’air tranquille en ſes noires horreurs: le ſilence regnoit par tout auec l’obſcurité, il n’y auoit que les eſtoilles ſeules qui eſclairaſſent, vers leſquelles Medée tendant les bras, fit trois tours, ſ’arroſa par trois fois la teſte de l’eau qu’elle puiſa auec la main dans la riuiere, & aprés auoir faict trois cris mit les genoux en terre pour faire ceſte priere: Nuict fidelle amie du ſilence & des ſecrets, clairs feux qui ſucceſſeurs des feux du iour eſ- clairez parmy les tenebres, Hecate Deeſſe à trois faces qui as touſiours ſceu & fauoriſé mes deſſeins, chants enchanteurs, magiques ſecrets, & toy Terre qui fournis tant d’herbes pour les enchantemens; vous montaignes, foreſts, vents, fleuues, eſtangs; vous Dieux des bois aſ- ſiſtez-moy, & vous auſſi ſombres diuinitez de la nuict, auec l’aide de qui, lors que bon m’a ſemblé, i’ay rebrouſſé le cours des fleuues, & faict remonter leurs eaux à leur ſource, dont les riuages ſe ſont eſmer- ueillez. Auec voſtre aide, quand ie veux, ie trouble la mer calme, & calme l’orage qui la trouble: ie chaſſe les nuées & les fais eſpandre; ie [187] commande aux vents de ſortir, & de ſe retirer ainſi qu’il me plaiſt; ie couppe les ſerpens en deux, ſans autre effort que de ma ſeule parole; i’eſbranle les rochers, les foreſts, & fais trembler les montaignes. I’entr’ouure la terre, fais ſortir les corps morts de leurs tombeaux, & te force meſme, Diane clair aſtre de la nuict, de quitter les Cieux, ſi ce n’eſt que durant le trauail auquel les vers que ie murmure te met- tent, tu ſois ſecouruë par le ſon de quelques baſſins de cuiure; mais encore ta face pallit-elle touſiours, & les roües de ton chariot, com- me auſſi faict le teint vermeil de l’Aurore, lors que i’vſe de mes char- mes contr’ elle. C’eſt vous, puiſſantes diuinitez, que j’inuoque, puiſ- ſances qui auez rendu vaines les flames des taureaux, que Iaſon a for- cez contre leur furieuſe nature de receuoir le ioug, & tirer la charruë qu’ils n’auoient iamais traiſnée. C’eſt vous qui fiſtes naiſtre la guerre ciuile, par laquelle ces enfans de la terre ſe deffirent eux-meſmes. C’eſt vous qui aſſoupiſtes le dragon gardien de la toiſon d’or, & per- miſtes que ce riche butin fuſt emporté de Colchos en Grece. I’ay maintenant beſoin d’herbes pour renouueller vn corps affoibly, & luy redonner les ieunes forces que la vieilleſſe luy a oſtées; vous ne me manquerez-pas, ie m’aſſeure, non plus qu’autresfois; les prieres que ie vous ay faites ne ſeront point vaines, ie le recognois au ſignal que les eſtoilles m’en donnent. Ses prieres ne furent pas vaines à la verité, à l’inſtant meſme elle veid deuant ſoy vn chariot tiré par deux Dra- gons volans, ſur lequel elle monta, & apres auoir vn peu flatté ces courſiers aiſlez, leur laſcha la bride pour eſtre portée en l’air.Ainſi eſleuée elle veid ſous ſoy la pluſpart des villes de Theſſalie, & ſe rendant d’vne montaigne à l’autre, ſe pourmena le long de tou- tes les coſtes du mont Oſſa, de Pelion, d’Othrys, du Pinde & de l’O- lympe, pour y cueillir les herbes qui luy eſtoient neceſſaires, deſquel- les elle tira les vnes hors de terre auec la racine, & couppa les au- tres auec ſa faux de cuiure. Elle en trouua pluſieurs qui luy pleu- rent ſur la riue du fleuue Apidan. L’Amphryſe, l’Enipe, le Penée luy en fournirent auſſi vne grande quantité. Sperchie, & les mareſcageux riuages du Bebe ne manquerent point non plus à luy en preſenter quelques vnes, comme fit auſſi la riuiere Anthedon, qui n’eſtoit pas alors ſi renommée qu’elle a eſté depuis, à cauſe de l’eſtrange auanture de Glauque, lequel, ſur le bord de ſes eaux, fut faict de ſimple peſ- cheur Dieu marin. Elle demeura neuf iours & neuf nuicts à ramaſſer d’vn coſté & d’autre des herbes, dont l’odeur penetrante eut tant de force que les Dragons qui tiroient ſon chariot, pour l’auoir ſeu- lement ſentie, perdirent leur vieille peau, & furent reueſtus d’vne nouuelle. Quand elle fut de retour, ſans entrer dans le Palais elle ſe tint hors la porte en vne place, où n’y auoit autre couuerture que le Ciel, deffendit aux hommes d’approcher d’elle, dreſſa deux autels de gazons, celuy de la droicte à Hecate, & celuy de la gauche [188] à la Ieuneſſe, & les entoura tous deux de fougere, & de quelque autre fueillage. Aſſez proche de là elle fit aprés deux foſſettes, & pour ſa- crifice coupa la gorge à vne brebis noire, du ſang de laquelle elle remplit les foſſettes, & au deſſus du ſang y verſa d’vne main du lait tiede, & de l’autre du miel, laſchant, en meſme temps qu’elle verſoit la liqueur, certaines paroles, par leſquelles elle coniuroit les baſſes puiſſances qui ſont ſoubs terre, Pluton Prince des Ombres, & ſa fem- me Proſerpine, de ne ſe haſter point d’enleuer la vieille ame d’Eſon. Elle ſe les rendit en fin propices, ayant aſſez long-temps marmotté vne longue ſuitte de prieres; puis commanda qu’on apportaſt deuant les autels le foible corps d’Eſon, qu’elle aſſoupit d’vn profond ſom- meil par la vertu de ſes vers enchanteurs, & comme mort le coucha ſur des herbes qu’elle auoit eſpanduës par terre. Tous ſes ſeruiteurs, ſes ſeruantes, & Iaſon meſme ſe retira de là; car par leur veuë les ſe- crets myſteres qu’elle faiſoit, euſſent eſté prophanez. Quand ils ſe fu- rent retirez; elle ayant ſes cheueux eſpars, ainſi que celles qui font les feſtes de Bacchus, entoura toute furieuſe les flames qui eſtoient ſur les autels, & faiſant ſes tours plongea des torches dans la foſſe plei- ne de ſang; puis les alluma ainſi ſanglantes. Elle fit par trois fois paſ- ſer le corps par le feu, le purifia trois fois auec de l’eau, & trois fois auec du ſouffre, cependant que les medicamens eſcumoient à gros boüillons blancs dans vn chaudron où ils cuiſoient. Là dedans Me- dée auoit mis vne infinité de racines cueillies és vallées de Theſſalie; il y auoit des graines, des fleurs, des pierres que l’Orient nous donne, des arenes que l’Ocean laiſſe arides aprés ſon reflus, des broüillards que la Lune engendre la nuict, le coeur & les aiſles d’vne cheueſche, les entrailles d’vn loup-garou, la peau marquettée d’vn ſerpent, le foye d’vn cerf, la teſte d’vne corneille qui auoit veſcu neuf ſiecles en- tiers, & mille autres choſes encore qu’elle y ietta, deſquelles il eſt impoſſible de ſçauoir les noms; puis meſla fort bien tout enſemble, faiſant monter deſſus ce qui eſtoit deſſous auec vne branche morte d’oliuier. Ce baſton ſec dont elle broüilloit, n’eut pas faict trois ou quatre tours dans le chaudron, qu’auſſi toſt il deuint verd; vn peu aprés fut reueſtu de fueilles, & preſque en meſme inſtant chargé d’o- liues. Autant de gouttes du boüillon que le feu faiſoit eſpancher d’vn coſté & d’autre, c’eſtoient incontinent autant de fleurs, & au- tant d’herbes qui naiſſoient. A quoy Medée recognut que ſa medeci- ne eſtoit preſte, & lors coupa la gorge à Eſon que ſes charmes a- uoient rendu inſenſible, fit ſortir tout le ſang caduc; & pour en fai- re naiſtre de nouueau, tant par la bouche, que par la playe, remplit le corps de ce boüillon chaud, lequel anima ce bon vieillard d’vne ieune vigueur. Ses cheueux & ſa barbe griſe deuindrent noirs; la maigre foibleſſe, la paſle horreur, & les rides qui accompagnent la vieilleſſe ne ſe trouuerent plus auec luy; il fut doüé d’vn embon [189] poinct, dont luy meſme ſ’eſtonna, ſe voyant en la meſme diſpoſi- tion qu’il auoit eſté quarante ans auparauant, ſans auoir rien perdu de ſon meur iugement, & ſans qu’auec ſon âge, la prudence, que l’âge nous acquiert, fuſt diminuée.

LE SVIET DE LA III. ET IIII. FABLE.
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Bacchus pria Medée de raieunir ainſi qu’Eſon les Nymphes qui l’auoient nourry, &(III. & IIII. Fa- ble expliquées au 4. Chap.) à ſa requeſte elle les rendit telles qu’il deſiroit; puis pour ſe venger de Pelias oncle de Iaſon qui l’auoit touſiours hay, fit tant que ſes propres filles le tuerent, & mirent boüillir ſon corps dans vn chaudron, ſe perſuadans qu’il deuiendroit par ce moyen ieu- ne comme Eſon.BAcchvs qui veid d’enhaut vn tel miracle ne fut pas à ſon aiſe iuſqu’à ce que Medée eut en ſa faueur prolongé de meſ- me la vie des Nymphes ſes nourrices. Elle fit encore ce bien-là; puis afin de continuer ſes trahiſons, vſa d’vne cruelle feinte, qui couſta la vie à Pelias. Son artifice fut de ſuppoſer quelque mauuais meſnage entre elle & ſon mary, & ſe retirer chez ce vieil oncle de Iaſon, où les filles du bon-homme, rompu de vieilleſſe, la receurent auec beaucoup de careſſes, pipées d’vne affection trompereſſe, que Me- dée, trop ruſée pour elles, feignit de leur porter. Elle leur raconta mille fauſſes occaſions qu’elle auoit de vouloir du mal à ſon mary, qui ſ’eſtoit, diſoit-elle, rendu trop ingrat enuers elle. Et faiſant tels diſcours, entre les plus rares bien-faicts, dont elle ſe vantoit d’auoir [190] obligé Iaſon; les forces d’Eſon reparées, & ſes ans allongez, eſtoient les plus ſignalez reproches deſquels ſa langue menſongere ſ’armoit pour teſmoignage de ſon meſcontentement. Elle rediſoit ſi ſouuent ce charitable office, qu’elle auoit fait à ſon beau-pere, que les filles de Pelias conceurent quelque eſperance de voir auec ſon aide leur pere en âge plus robuſte, & moins incommodé qu’en celuy auquel il eſtoit. Elles la prierent donc de redonner de meſme à Pelias ſa ieune vigueur perduë, & pour l’y faire reſoudre luy firent vne infini- té de belles promeſſes. Sans leur rien reſpondre elle demeura quel- que peu, comme retenuë de quelque difficulté, & ſe ſeruit d’vne feinte grauité pour mettre en doute ces pieuſes filles, & les faire craindre de n’obtenir pas ce qu’elles deſiroient: toutefois elle leur accorda en fin, & pour les aſſeurer de ſon pouuoir, voulut aupara- uant que d’eſprouuer ſes herbes ſur leur pere, en faire eſſay ſur le plus vieil belier de leurs troupeaux. On luy ameine celuy qui com- me plus âgé auoit accouſtumé de conduire les autres, qu’elle prit par les cornes, & d’vn couſteau luy ouurit la gorge, d’où elle ne peut fai- re ſortir que fort peu de ſang, tant il eſtoit vieil & ſec. Incontinent aprés elle le jetta dedans vn vaiſſeau plein du ius de quelques herbes, qui diminuerent le corps aride du belier, luy mangerent ſes cornes, & auec les cornes les ans qu’il auoit veſcu; il deuint agneau, commen- ça à beſler d’vne voix moins rude que de couſtume, & ſauta hors du vaiſſeau pour aller cercher la tetine. Les filles de Pelias rauies d’vn ſi merueilleux effect, par lequel Medée leur auoit teſmoigné combien elle pouuoit ſur la vieilleſſe de leur pere, la preſſerent plus que iamais d’effectuer ſa promeſſe.Deſia par trois fois le Soleil auoit plongé ſes courſiers dans la Mer du couchant, depuis le changement du Belier, par trois fois les tene- bres auoient faict place aux clartez du iour, c’eſtoit la quatrieſme nuict d’aprés que Medée mit ſur le feu des herbes ſans vertu auec de l’eau pure; puis ſ’en alla dans la chambre de Pelias, accompagnée de ſes filles; endormit le bon-homme & ſes gardes par la force charme- reſſe de ſes vers enchanteurs; & lors ſous vn faux voile de pieté anima de ceſte façon les filles au meurtre de leur pere: Quoy? laſches filles, manquez-vous de courage pour faire vn bon office? Qui vous tient en ſuſpens? Tirez vos couſteaux pour tirer le vieil ſang de voſtre pe- re, & épuiſer ſes veines, afin que ie les rempliſſe d’vn ſang boüillon- nant qui l’anime d’vne nouuelle ardeur. Ses ans & ſa vie ſont entre vos mains; ſi vous eſtes pouſſées de quelque ſainct deſir de voir croi- ſtre ſes iours, ſi vous ſouhaittez que vos pieuſes eſperances ayent quelque ſuccés, ne craignez point de luy rendre vn ſi charitable de- uoir. Chaſſez auec le fer, la vieilleſſe, & toutes les caduques humeurs de ſon corps; faictes vne ouuerture à la foibleſſe qui le poſſede, afin que ſortant elle face place aux forces que ie luy donneray. Celle qui [191] la premiere à l’ouïe de telles paroles fut touchée de pieté, fut en ef- fect la plus impie. Ce fut celle qui la premiere de peur d’eſtre iugée criminelle enuers ſon pere, oſa commettre vn ſi horrible crime con- tre luy en le bleſſant d’vn couſteau. Les autres la ſuiuirent, & toutes charitablement cruelles & cruellement charitables le frapperent en diuers endroits, ſans pouuoir toutesfois ietter la veuë auec les bras ſur le corps qu’elles frappoient. Filles aueuglées! qui ſembloient crain- dre de ſoüiller leurs yeux du ſang, dont leurs mains eſtoient polluës. Le pere ainſi traicté en ſ’eſueillant penſa ſe leuer, & ſe ietter hors du lict, mais les coups & la foibleſſe le retindrent: tout ce qu’il peut, fut de tendre ſes bras palliſſans à ces furieuſes filles armées de couſteaux, qui eſtoient autour de luy, & leur dire: Que faictes-vous, mes filles? Quelle rage vous pouſſe? vous oſtez la vie à celuy de qui vous la te- nez. Ce peu de paroles les toucha ſi viuement, qu’elles n’eurent plus le courage de le toucher dauantage. Le coeur leur faillit, mais non pas à Medée, laquelle voyant que Pelias vouloit encore parler, d’vn coup qu’elle luy donna dans la gorge, luy fit perdre la vie & la voix; puis le ietta tout ſanglant qu’il eſtoit, dans l’eau boüillante.

LE SVIET DELA V. VI. VII. VIII. IX. IVS- QV’A LA XX. FABLE.
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Medée s’enfuyant apres vne ſi barbare cruauté, du mont Othrys, où elle ſe retira premierement, paſſa à Pitane ville d’Eolie, où elle veid vn dragon changé en rocher. [192] De là s’en alla dans la foreſt d’Ida, où Bacchus auoit changé Thyonée ſon fils en chaſ- ſeur, & le veau qu’il emmenoit en cerf; puis s’approcha du tombeau du pere de Coryte; des terres où Mera eſtoit deuenu chien, & d’autres lieux encore, où le Poëte prend ſubiet de toucher en paſſant quelques fables qui ne ſont celebres, & ſont aſſez faciles au texte. La plus ſignalée deſquelles eſt d’Hyrie qui fut changée en fontaine, d’affliction qu’elle eut que ſon fils ſe fuſt precipité d’vn rocher, & tombant euſt eſté changé en Oyſeau.SI Medée n’euſt lors promptement monté ſur ſon chariot tiré par des ſerpents aiſlez, elle euſt couru fortune d’eſtre auſſi iuſte- ment punie qu’elle l’auoit cruellement merité, mais elle fut inconti- nent enleuée dans l’air, & ſ’en alla paſſer ſur le mont Pelion, le long de la maiſon de Chiron, & ſur les ſommets d’Othrys, où le vieil Ce- rambe fut porté changé en oyſeau, auec l’aide de quelques Nymphes, lors que ſous Deucalion vn grand deluge d’eaux noya toute la terre. Elle laiſſa à main gauche Pitane qui eſt en Eolie, auec l’effroyable pourtraict de ce grand Dragon qui fut conuerty en rocher; ne veid que de loing la foreſt d’Ida, où Bacchus autresfois pour couurir le vol (Thyonée.) de ſon fils, fit que le veau qu’il auoit deſrobé deuint cerf: paſſa ſur le tombeau ſablonneux du pere de Coryte, & trauerſa les plaines où Mera nouuellement changé en chien auoit premierement abbayé. De là elle fut en Eurypyle, où pluſieurs femmes auoient eſté muées en vaches, lors qu’Hercule emmenoit les troupeaux de Geryon: A Rho- des, Iſle conſacrée à Phoebus, où les Telchines, qui de leur veuë en- chantereſſe changeoient tout ce qui ſe preſentoit deuant eux, furent par Iupiter conuertis en rochers, & couuerts des eaux de ſon frere Neptune: A Caee, où depuis Alcidamas eut occaſion de ſ’eſtonner voyant ſortir vn pigeon du corps de ſa fille: Puis trauerſa l’eſtang d’Hyrie, és enuirons duquel vn cygne ſubitement nay auoit peu de temps auparauant fait entendre ſa voix plaintiue. Car Phyllie eſper- duëment amoureux du fils d’Hyrie, pour complaire à ce ieune gar- çon qu’il cheriſſoit plus que ſoy-meſme, fit des merueilles qui luy euſſent eſté impoſſibles, ſ’il n’euſt eſté poſſedé d’amour. Il rendit priuez des oyſeaux ſauuages, dompta des lions, & vainquit meſme vn taureau, par le commandement de celuy qu’il aimoit, ſans pou- uoir obtenir pourtant les fruicts de ſon amour, dont il fut ſi deſpit, qu’en fin il refuſa le taureau au fils d’Hyrie, qui de colere luy diſt; Tu deſireras bien toſt de me le donner, mais tu ne le pourras plus faire: & dés l’heure meſme ſe precipita du haut d’vn rocher; toutesfois il ne tomba pas, ſon corps ſouſtenu ſur des plumes blanches demeura ſuſ- pendu en l’air. Il deuint cygne, & ſa mere qui penſoit qu’il ſe fuſt tué, de dueil ſe fondit toute en pleurs, & fit de ſes larmes vn eſtang qui porte encore ſon nom. C’eſt aſſez proche de là qu’eſt Pleuros où Combe fille d’Ophis, deuint oyſeau, & ſe ſauua en l’air pour euiter les mains parricides de ſes propres enfans. Calaurée auſſi n’en eſt pas loing, Iſle que Latone ſ’attribuë, où le Roy & la Reyne furent de [193] meſme changez en oyſeaux. A main droicte eſt le mont Cyllene, ſur lequel l’inceſtueux Menephron n’auoit pas encor alors couché auec ſa mere, comme il fit depuis pouſſé d’vn deſir trop brutal. Fort loing de là elle veid Cephiſe qui en pleurant la mort de ſon petit-fils, fut par Apollon conuerty en monſtre marin: & veid auſſi la maiſon d’Eumele fils d’Admete, qui pleuroit le changement de ſa fille, que des aiſles d’oyſeau auoient emportée dans les bois pour viure ſur les arbres.

LE SVIET DE LA XX. XXI. XXII. XXIII. ET XXIIII. FABLE.
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Medée s’eſtant renduë à Corinthe, où Iaſon auoit deſia eſpousé la fille du Roy Creon,(XX. XXI. XXII. XXIII. & XXIIII. Fable expliquées au 5. Chap.) y fit d’horribles executions: elle tua ſes deux enfans, & fit bruſler le Palais, puis ſe re- tira à Athenes chez Egée, où elle veid Phinée, Periphas, & Polyphemon changez en oyſeaux. Là elle voulut empoiſonner Thesée, auec de l’aconit, herbe née de l’eſcume de Cerbere, lors qu’Hercule le tira des Enfers, & l’amena iuſqu’au Pont. Le contentement qu’eut Egée à la veuë de ſon fils luy fit faire des ſacrifices, eſquels on chanta les loüan- ges de Thesée, & tous ſes plus valeureux exploits, & la victoire de Scyron, entre au- tres, de Scyron cruel Pirate, qui vaincu fut changé en vn eſcueil qui porte encore ſon nom. En ſuitte dequoy eſt racontée la Metamorphoſe de la traiſtreſſe Arné, changée en vn hydeux oyſeau, nommé Chucas, pour auoir trahy ſon pays.APres auoir long temps eſté portée par ſes Dragons volans, elle ſ’arreſta en fin à Corinthe, où lon tient qu’au premier âge [194] du monde, il ſortit quelques hommes de ces potirons qui naiſſent de l’humidité par les bois. Là elle veid Creüſe nouuellement mariée à Iaſon, dont elle conceut vn ſi cruel regret, que de rage elle la fit bruſler auec ſon pere Creon, dans le Palais royal où elle mit le feu. Elle tua d’vne plus que tigreſſe cruauté ſes deux enfans, & ainſi ſe vengea de l’inconſtance de Iaſon, qui ne ſe peut venger d’elle; car ſes ſerpens aiſlez l’emporterent auſſi toſt dans Athenes, où elle t’ap- perceut voler, equitable Phinée, auec le vieil Periphas, & ta pe- tite-fille Polyphemon, qui n’auoit eſté que depuis peu reueſtuë de plumes. Egée Roy d’Athenes la receut fauorablement en ſa mai- ſon, mais non pas ſeulement en ſa maiſon (en cecy fut-il trop mal aduiſé) il luy fit place dans ſon lict, & ne deſdaigna point de la prendre pour femme. Depuis Theſée ſon fils, toutesfois fils in- cognu, aprés auoir deffait des voleurs qui rauageoient l’Iſthme, le vint trouuer, & dés ſon arriuée fut ſuſpect à Medée. Elle ne l’eut pas veu, quoy qu’elle le tint pour eſtranger, qu’auſſi-toſt elle prit re- ſolution de le faire mourir, par le moyen d’vn breuuage empoiſonné du ius des herbes mortelles, qu’elle auoit apportées de Scythie. On dit que ce fut en ces froides regions-là qu’Hercule traiſna Cerbere, & que ceſt horrible chien, aprés auoir reſiſté, & fuy la lumiere du iour, au- tant qu’il luy fut poſſible, clignant les yeux aux rays du Soleil, tout bouffi de venin & de rage, fit en meſme inſtant trois cris effroyables au milieu de la Scythie, & en abbayant couurit tous les champs d’a- lentour de l’eſcume qu’il ietta, laquelle eſtant endurcie au froid, fut conuertie en des pierres, d’où ſort l’aconit, poiſon le plus preſent & le plus aſſeuré que la terre produiſe. Ce fut du ſuc mortel d’vne ſi dan- gereuſe herbe que Medée appreſta vn breuuage à Theſée, & luy fit preſenter par ſon pere, qui ne le recognoiſſoit pas pour ſon fils. Egée vaincu des attraits d’vne femme, porte la mort dans vne coupe à celuy qui luy doit la vie; il va meſler le venin dans ſon propre ſang, il va meurtrir comme ennemy, vn qui luy eſt plus proche que ſes plus inti- mes amis, il luy met le poiſon en main; & ainſi qu’il eſt preſt à le boire, ce bon pere remarque, que la perſonne qu’il veut faire mourir porte aux gardes de ſon eſpée les armes de ſa maiſon; il ſ’apperçoit que c’eſt vne eſpée qu’il a ſoy-meſme autresfois portée, & par le moyen de l’eſpée recognoiſt ſon fils, luy oſte de la main la coupe meurtriere qu’il luy auoit preſentée; & pourſuit Medée à mort, laquelle ſ’eſchappe aiſément, & ſ’enleue dans les nuës par la force de ſes charmes.La ioye qu’eut Egée de voir ſon fils ne l’eſbloüit point tant, qu’il oubliaſt l’eſtrange fortune à laquelle il l’auoit expoſé; & combien peu il auoit manqué d’eſtre ſon meurtrier: afin d’en rendre graces aux Dieux, il fit allumer du feu ſur leurs autels, & par des ſacrifices ſolen- nels teſmoigna ſa reſioüiſſance. Les plus grands de ſa Cour, & tout le peuple ſe banquetterent les vns les autres ce iour-là, chacun en fit [195] feſte, chantant quelques vers en la loüange de Theſée: C’eſt toy, va- leureux Theſée, diſoient-ils, qui as vaincu le taureau de Gete dans la plaine de Marathon; c’eſt par ton moyen que les Corinthiens ont maintena ̅ t les champs de Cromyon libres pour labourer, la rage d’vn ſanglier ne les afflige plus. L’Epidaure te doit la mort de Periphete, cruel fleau du païs, & les riues du fleuue Cephiſe, celle du voleur Pro- cruſte. La ville d’Eleuſe n’honore pas moins ton nom que celuy de Cerés qui eſt ſa Deeſſe, à cauſe que tu l’as deliurée des voleries de Cer- cyon. Ce grand Scinis, grand de force & de courage pour faire du mal ſeulement, qui courboit les pins pour y attacher les hommes, & les mettre en pieces en laiſſant redreſſer les arbres; ce monſtre, dy-je, trop inhumain eſt mort, il a faict ioug deſſous l’effort de ta vertu, auſſi bien que Sciron, par le meurtre duquel tu as rendu ſans danger le chemin qui nous meine à Megare. Tu l’as mis en pieces, & ietté ſes membres çà & là, auſquels ny la terre, ny l’eau n’ont voulu donner place, pour les faire repoſer, iuſqu’à ce que muez en roche ils ſe ſont attachez à l’eſcueil, lequel auec ſes os a retenu ſon nom. Si nous voulions nombrer tes actes heroïques, & tes années, nous trouue- rions que tes proüeſſes ſont en plus grand nombre que tes iours meſ- mes: pour ce voüons-nous en tout honneur de faire tous les ans vne reſioüiſſance publique, & beuuans à ta ſanté, nous demandons au Ciel, qu’il donne à tes trauaux les heureux ſuccés que ta valeur me- rite.Tels cris d’allegreſſe, meſlez de tant de loüanges, ne ſ’oüyrent pas ſeulement autour du Roy, le ſimple peuple auſſi bien que les courti- ſans fit paroiſtre par tout le contentement qu’il receuoit de la venuë de Theſée; il n’y auoit lieu dans la ville d’où la triſteſſe ne fuſt bannie ce iour-là. Mais quoy? la reſioüiſſance ne fut pas de longue durée. C’eſt le miſerable deſtin du monde, qu’on ne ſe peut promettre icy bas vn plaiſir aſſeuré; il y a touſiours quelque affliction qui trauerſe nos contentemens, ou quelque faſcheuſe nouuelle qui nous empeſ- che d’en ſauourer le doux fruict. Egée n’eut pas le bon-heur de reuoir ſon fils, qu’incontinent aprés il fut auerty que Minos armoit pour luy faire la guerre. L’aduis n’eſtoit point faux, Minos outrageuſe- ment offencé du meurtre d’Androgée, penſoit auoir iuſte occaſion(Androgée fils de Minos, fut tué à Athenes.) de leuer les armes contre la ville d’Athenes. Outre ce qu’il eſtoit fort d’hommes & de vaiſſeaux, l’iniure qu’il auoit receuë fortifioit encore ſon coeur & ſon party; toutesfois il ne declara point la guerre qu’il n’euſt auparauant recerché le ſecours de tous ſes amis. Il courut luy- meſme en pluſieurs endroits, par promeſſes il gaigna Anaphe, & par force le royaume d’Aſtypale; il ioignit à ſes forces les forces de My- con, de Cimole, qui nous donne la craye, de Paros, qui nous enuoye le marbre, de Tyr, de Scyre, de Seriphe, & de Sithon, que l’auare Arné trahit pour de l’argent; & fut depuis changée en vn oyſeau, [196] noir de pieds & de plumage, que lon void encore imiter ſon naturel auare, & ne cherir pas moins l’or qu’elle monſtra l’aimer, quand elle vendit ſon pays.

LE SVIET DE LA XXV. FABLE.
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(XXV. Fable expliquée au 8. Chap.) AEaque fils de Iupiter & d’Egine, ayant perdu tout ſon peuple d’Oenopie, que Iunon auoit fait mourir de peste; pria les Dieux que tous les fourmis qu’il voyoit dans vn cheſne fuſſent changez en hommes pour repeupler ſes terres. Sa priere fut auctorisée des Cieux, vn monde de petits hommes parut außi toſt, qui furent appelez Myrmidons, nom tiré du nom que la fourmis a chez les Grecs. Cette fable eſt racontée par AEaque à Cephale.LEs peuples de ce pays-là ſe rangerent auec Minos; mais ceux d’Oliare, de Didyme, de Tenes, d’Andre, de Gyare, & de Pe- parethe fertile en oliuiers, ne voulurent point porter les armes pour ſa querelle: il les laiſſa donc à gauche, & tourna deuers l’Oenopie. C’eſtoit la terre où le vieil AEaque regnoit, laquelle de toute ancien- neté auoit porté le nom d’Oenopie; mais il le changea, & le fit ap- peller Egine, afin que ſon royaume n’euſt point d’autre nom que celuy de ſa mere. Lors que Minos y arriua tout le peuple ſ’eſmeut, deſireux de voir vn Prince, dont la renommée auoit rendu le nom ſi celebre: Telamon fils aiſné du Roy fut le premier au deuant, Pelée puiſné y fut aprés; puis Phoque qui eſtoit le cadet, & en fin AEaque [197] ſortit le dernier, ſans ſ’auancer plus loing que ſon âge & ſa qualité le permettoient. Il receut fort honorablement Minos; & quand il ſe fut enquis de l’occaſion d’vn tel voyage, ce puiſſant Prince auquel cent villes obeïſſoient en Crete, eſlançant des ſouſpirs que ſon affli- ction paternelle fit ſortir, deſcouurit ainſi ſon deſir. C’eſt mon mal- heur (diſt-il) qui m’ameine en voſtre Palais, ou la cruauté pluſtoſt de ceux qui m’ont rauy mon fils, m’a forcé de m’y rendre. Mes iuſtes regrets veulent que mes armes vengent ſa mort; ioignez, ie vous ſup- plie, les voſtres à celles que ma douleur m’a fait prendre: ſecourez mon dueil de vos forces, afin qu’auec voſtre aide, ie puiſſe alleger mes tourmens, & qu’vne pieuſe vengeance appaiſe l’ombre irritée de mon fils, traiſtreuſement meurtry. Helas! (reſpondit AEaque) vous me priez d’vne choſe que ie ne puis; il n’eſt pas permis à mes peuples d’armer contre ceux d’Athenes, nous ſommes d’ancienneté trop eſtroictement alliez pour rompre la foy qui nous oblige de leur eſtre touſiours amis. Ce fut vne reſponce qui ne contenta pas beaucoup Minos; il ſe retira triſte & courroucé, diſant, que puis qu’ils eſtoient alliez, l’alliance leur y couſteroit cher: mais ce ne furent que vaines menaces; il luy euſt eſté plus auantageux de faire la guerre ſans la de- clarer, que la declarer, & aprés conſumer ſes forces en recerchant çà & là des amis pour les accroiſtre.Sa flotte ayant laiſſé le bord n’auoit pas encore perdu de veuë les murs d’Oenopie, quand le vaiſſeau d’Athenes parut au port, dans le- quel eſtoit Cephale Ambaſſadeur des Atheniens, qui venoit pour demander ſecours contre Minos. Il y auoit long-temps que les fils d’AEaque ne l’auoient veu; mais ils ne le meſcognurent point pour- tant, ils le ſalüerent ſur la greue, & le menerent droict au Palais de leur pere. Ce braue Cheualier Cephale en l’âge qu’il eſtoit, portoit encore peints au viſage pluſieurs traicts de ſon ancienne beauté; ſon port, ſa façon, & ſa grandeur le rendirent fort remarquable entre les autres, lors qu’il entra dans le Palais, auec vne branche d’oliuier en main, au milieu de Clyton & Bute, tous deux ieunes Seigneurs en- fans de Pallas. Quand ils furent entrez prés du Roy, eux qui venoient(Pallas eſtoit le troiſieſme fils de Pandion.) pour auoir du ſecours parlerent les premiers. Cephale fit ſa harangue, en laquelle il ſ’acquitta dignement de la charge qu’on luy auoit don- née, pria le Roy auec pluſieurs belles paroles, qui ne fortifierent pas peu ſa cauſe, de les fauoriſer de ſon aide, luy remonſtra l’alliance qui auoit de tout temps eſté entr’eux, la foy reciproque que leurs peres auoient touſiours gardée inuiolable. Et pour l’eſmouuoir dauantage à prendre le party d’Athenes, luy fit entendre que Minos n’en vou- loit pas aux ſeuls Atheniens; mais qu’il affectoit de ſe rendre maiſtre de toute l’Achaïe.AEaque appuyé de la main gauche ſur ſon ſceptre ſans en deliberer fit ceſte reſponce: Les Atheniens, diſt-il, ne me doiuent pas deman [198] der ſecours; ils ont pouuoir d’en leuer ſur mes terres. Non, non, ne doutez point que les forces que i’ay ne ſoient à vous; vous pouuez diſpoſer de tous les peuples de mon Iſle, ſeruez-vous-en; & n’appre- hendez pas d’affoiblir mon Royaume. Mes affaires ſont en tel eſtat que ie ne manque point de ſoldats, i’en ay pour ſecourir mes amis, & ſi en ay pour me deffendre contre mes ennemis. Les Dieux m’ont faict la grace de rendre mon peuple ſi paiſible & ſi heureux, que ie n’ay point de ſujet qui me puiſſe excuſer de vous aſſiſter de mes for- ces. Qu’ainſi donc touſiours les Dieux (repartit Cephale) vous fauo- riſent comme vous vous monſtrez fauorable, ainſi touſiours voſtre ville de plus en plus ſ’accroiſſe en peuple & en richeſſes. Ce ne m’a pas eſté, à la verité, peu de contentement à mon arriuée de voir vne ſi belle ieuneſſe, preſque toute eſgalle en âge, venir au deuant de moy: mais d’autre coſté ie me ſuis eſtonné de n’y point recognoi- ſtre pluſieurs Seigneurs, que i’auois remarquez autresfois que i’ay eu l’honneur de venir en voſtre Cour.A ces mots AEaque touché du triſte ſouuenir de ſes afflictions paſ- ſées, ietta quelques ſouſpirs pour dire aprés: Noſtre fortune a eu vn commencement lamentable; mais les Dieux n’ont pas permis que les malheurs ſoient demeurez touſiours panchez ſur nous, l’orage de nos maux a eſté ſuiuy d’vn calme agreable. Ie vous en raconteray la de- plorable hiſtoire en peu de paroles, ſans vous ennuyer d’vne lon- gue ſuite de diſcours. Helas! tous ceux que vous vous reſſouuenez d’auoir par vous eſté veuz icy autresfois, ſont maintenant en cen- dre ſous vn morne tombeau; Ils ſont morts, & auec eux preſque tous mes ſubjects ont perdu la vie. Iunon irritée de ce que ceſte terre por- toit le nom d’vne femme que Iupiter auoit aimée, ſi toſt que ie l’eus faict appeller Egine, infecta mon peuple d’vne ſi cruelle conta- gion, que rien ne ſe peut exempter du poiſon qu’elle verſa par tout. On tint long-temps la maladie pour vne peſte commune, & ne ſe perſuadoit-on point que cela vint du courroux de ceſte ialouze Deeſſe; on taſcha de vaincre le mal par les remedes de la medecine; mais tous remedes ſ’y trouuerent vains, c’eſtoit vne ruine fatale, à la- quelle rien ne ſe pouuoit oppoſer que le mal ne ſurmontaſt. Le pays au commencement ſe veid couuert d’vn air eſpais, qui couuoit de laſches chaleurs dans ſes humides nuages. Par quatre fois la Lune tournoyant dans les Cieux remplit le cercle de ſon Croiſſant, & par quatre fois elle diminua, tandis que les chaudes haleines du Midy, d’vn ſouffle meurtrier regnerent dedans mon Royaume, ſans que pas vn autre vent d’vn ſalutaire mouuement vint diſſiper les mor- telles ardeurs que noſtre air auoit conceües. Quoy? l’air ſeul ne fut pas empoiſonné, les fontaines, les eſtangs, les riuieres furent auſſi corrompuës par des ſerpents, qui parurent par les champs en nombre incroyable, & ſe ietterent dedans pour y porter auec eux leur venin. [199] On ſ’apperceut des violens effects d’vne ſi ſubite maladie; premiere- ment aux chiens qui demeurerent morts par les ruës, aux volailles, aux oyſeaux, aux boeufs, & meſmes aux beſtes ſauuages. Les labou- reurs eſtoient tous eſtonnez que leurs taureaux parauant forts & ro- buſtes, en vn inſtant fleſchiſſoient ſoubs le ioug, & mouroient au pied de la charruë. Les moutons beſlans plus piteuſement que de couſtume, à peine ſe pouuoient porter ſur les pieds, la laine leur tomboit; puis eux-meſmes tomboient ſans ſe pouuoir releuer. Les cheuaux les plus furieux & les plus renommez pour bien courir en vne carriere poudreuſe, eſtoient lors comme roſſes languiſſans deſ- ſus la littiere, ſans eſtre picquez de la pointe d’honneur qui les auoit autresfois animez de legereté ſans pareille. Le ſanglier lors n’entroit point en furie; le cerf n’oſoit plus ſe fier à ſa viſteſſe, & les ourſes malades auſſi bien que les autres beſtes n’auoient plus le coeur de ſe ietter au milieu d’vne troupe de boeufs. Il n’y auoit rien en ce quar- tier icy qui euſt ſa vigueur naturelle; tout languiſſoit, par les bois, par les champs, & ſur les chemins: la terre eſtoit couuerte de corps, qui de leur puanteur infectoient tellement l’air d’autour, que ny les chiens, ny les loups, ny les corbeaux n’en approchoient. Ils ſe pourriſſoient peu à peu, & gaſtoient les payſans, leſquels gaſterent auſſi toſt la ville. Il n’y eut maiſon qui ne fuſt en moins de rien plei- ne de malades, qui bruſlez du feu d’vne fieure ardante, auoient le viſage enflamé, l’haleine chaude, la langue enflée & couuerte de boutons rouges que la chaleur pouſſoit, & les leures ſi ſeiches qu’ils ne les pouuoient ioindre. Ils auoient touſiours la bouche ouuerte, humans ſans ceſſe l’air contagieux qui les empoiſonnoit; ils ne pou- uoient endurer vn ſeul drap ſur eux, & ne pouuoient demeurer ſur vn lict: ils ſe couchoient l’eſtomach contre terre penſans ſe rafraiſ- chir; mais la terre receuoit pluſtoſt la chaleur de leurs corps, qu’eux ne receuoient la froideur de la terre. Chacun les delaiſſoit, pour ce que ceux qui ſ’efforçoient de les ſecourir tomboient malades comme eux: car le mal, au lieu d’eſtre chaſſé par la medecine, ſ’attaquoit au Medecin meſme, & le faiſoit mourir auec celuy qu’il auoit voulu guerir. Plus on ſ’approchoit d’vn qui eſtoit frappé, & plus ſoigneu- ſement on le ſeruoit, d’autant plus ſ’auançoit-on pour le ſuiure. C’e- ſtoit vne maladie qui ne finiſſoit que par la mort; auſſi en fin tous ceux qui ſe ſentoient atteints deſeſperoient-ils de leur vie; ils n’o- beïſſoient qu’à leur fantaiſie, & n’auoient plus ſoing de ſe conſeruer, ny de recercher ce qui leur eſtoit ſalutaire, veu que rien ne le pouuoit eſtre. On en voyoit pluſieurs, leſquels pour eſtouffer l’ardeur qui les conſumoit, ſ’alloient plonger dans les eaux d’vne riuiere ou d’vne fontaine, mais ils n’y eſteignoient point le feu de leur ſoif, qu’ils n’eſteigniſſent enſemble celuy de leur vie. La foibleſſe les faiſoit demeurer là ſans en pouuoir ſortir, ils mouroient dans l’eau; & quel [200] ques-vns aprés ne laiſſoient pas d’en puiſer encore pour boire. Tous haïſſoient ſi horriblement le lict, qu’ils en ſaultoient hors, comme furieux, ſ’ils auoient la force de ſe tenir ſur pieds, ou ſe laiſſoient couler par terre, ſi les forces leur manquoient, & ſe traiſnoient peu à peu hors de la maiſon, ſ’imaginans que leur logis eſtoit la cauſe de leur mal, pour ce qu’ils n’en ſçauoient point d’autre cauſe. Vous en euſſiez veu qui eſtoient demy-morts, & toutesfois marchoient enco- re par les ruës; les autres tombez à la renuerſe, pleuroient & tour- noient les yeux eſgarez, d’vn mouuement ſi laſche, qu’il teſmoi- gnoit bien que leur veuë n’auoit plus preſque de vie. Il ſ’en rencon- troit vne infinité d’autres, tendans les bras au Ciel, qui rendoient l’a- me çà & là, ſur la place, où en meſme inſtant le mal & la mort les auoit ſurpris. Helas! quel creue-coeur! Que pouuois-ie deſirer alors, ou que deuois-ie ſouhaitter ſinon le treſpas, pour ne demeurer ſeul des miens en vie? De quelque coſté que ie iettaſſe la veuë, ie ne voyois qu’vn peuple de morts couché par terre, tout ainſi que quand on a ſecoüé vn pommier, on void le deſſous couuert de pommes pourries. Vous voyez ce grand Temple de Iupiter, qui eſt eſleué ſur tant de degrez, helas! combien de fois fut-il en vain parfumé? Com- bien de fois veid-on au pied des autels mourir la femme priant pour ſon mary, & le mary pour ſa femme? Combien de fois le fils ſacri- fiant pour ſon pere, rendit-il l’ame au milieu de ſon peu fauorable ſacrifice, retenant dans ſa main mourante vne partie de l’encens qu’il n’auoit encore ietté au feu? Combien de fois les taureaux amenez ſains deuant l’autel, ſont-ils tombez d’vne mort ſubite, tandis que le Preſtre auparauant que les toucher du couſteau, faiſoit ſes prieres, & leur verſoit du vin entre les cornes? Il me ſouuient que moy-meſme preſentant vne offrande à Iupiter, pour moy, pour mon pays, & pour mes trois enfans; la victime rendit vn horrible mugiſſement, & cheut morte ſans eſtre frappée; & quand on l’ouurit on trouua que ceſte contagieuſe maladie luy auoit corrompu les entrailles, deſquel- les il fut impoſſible de tirer aucun preſage aſſeuré de la volonté des Dieux. Ie veids lors des corps morts ſur les degrez du Temple, & non pas ſeulement ſur les degrez, mais deuant l’autel meſme de Iupiter, afin qu’vne telle vengeance le touchant de plus prés, paruſt plus o- dieuſe. Pluſieurs craignans de mourir ainſi, ſe deliurerent par la mort de la crainte de la mort qui les affligeoit, & finirent leur vie auec vn licol, auançans d’eux-meſmes le triſte coup de la Parque qui les ve- noit frapper. Bref il en mourut tant de toutes façons qu’on ne pou- uoit vaquer à faire leurs obſeques. Il y auoit touſiours aux portes de la ville vne foule incroyable de corps qu’on portoit dehors; mais la pluſpart demeuroient eſtendus ſur terre ſans ſepulture; & les autres eſtoient bruſlez à la haſte, ſans auoir receu l’honneur des funerailles accouſtumées: car en ce temps-là l’abondance faiſoit qu’on ne por [201] toit point de reſpect aux morts. On ſe battoit pour auoir place où les bruſler, & ſans ſcrupule on meſloit enſemble les cendres de pluſieurs, en les faiſant conſumer dans vn meſme feu, autour duquel perſonne ne pleuroit; les ombres vagabondes des enfans, des peres & des me- res, des ieunes & des vieux, ſ’en alloient errer ſans repos aux enuirons du Styx, pour ce que leur tombeau n’auoit point eſté arroſé de lar- mes. Il ne ſe trouuoit pas aſſez de terre pour couurir tant de corps, & n’y auoit foreſt ſi eſpaiſſe qui peuſt fournir aſſez de bois pour les re- duire en cendre.L’orage de tant de miſeres m’eſpouuenta de telle façon que pour les voir finir, le deſeſpoirme contraignit de ſouhaitter ma fin. Grand Dieu qui auez ſoing de tout ce qui vit icy bas (dy-je, m’addreſſant à Iupiter) ſi ainſi eſt qu’autrefois vous ayez daigné cherir ma mere Egi- ne, & ſi vous, ſouuerain pere du monde, ne deſdaignez point de m’ad- uoüer pour fils, ou rendez-moy mon peuple, ie vous prie, ou faictes que dés maintenant ie le ſuiue aux Enfers, & que ma mort eſtouffe le regret de ma perte. Iupiter d’vn eſclair accompagné d’vn coup de tonnerre me fit à l’heure meſme ente ̅ dre que ſon oreille n’auoit point eſté ſourde à mes prieres. Ie pris ce ſigne pour preſage de la volonté qu’il auoit de me deliurer de l’affliction en laquelle i’eſtois, & le ſup- pliay encore de ne me priuer point de l’heureux ſuccés de mon atten- te. Il y auoit d’auanture là auprés vn vieux cheſne conſacré au meſme Dieu que i’auois inuoqué, car il eſtoit autrefois ſorty des foreſts de Dodone, autour duquel i’apperceus vne infinité de fourmis, qui por- tans des grains de bled dans leurs petites bouches, faiſoient leur proui- ſion pour l’hyuer. Ie ne me peux tenir d’admirer leur nombre, & en l’admirant de laſcher encore ceſte priere: Helas mon pere, ſi voſtre bonté me permet d’emprunter l’honneur d’vn tel nom, donnez-moy autant de ſubjects que ie voy de fourmis, pour remplir ma ville deſer- te. Le cheſne eſbranlé, ſans eſtre agité des vents, fit vn bruit qui m’e- ſtonna fort, les cheueux d’effroy me dreſſerent en la teſte, toutefois ie ne laiſſay point de me coucher pour baiſer la terre, & de baiſer auſſi le tronc de l’arbre. Ie n’oſois dire mes eſperances, mais i’eſperois bien quelque choſe pourtant, que ie retenois caché dans mon coeur auec mes deſirs. Cependant la nuict vint, & mon corps trauaillé de mille ſoucis, ſe rendit entre les bras du ſommeil. Ie ne fus pas endormy, qu’il me ſembla voir le meſme cheſne, que i’auois veu le iour de deuant, a- uec autant de branches & autant de fourmis, qui tomberent par terre de la ſecouſſe qu’en tremblant l’arbre leur donna; & ſi toſt qu’ils fu- rent tombez, ils me ſemblerent croiſtre peu à peu, ſe dreſſer, perdre ce grand nombre de pieds qu’ils auoient auec leur couleur noiraſtre, & ſe reueſtir de formes humaines. Ie m’eſueillay lors, & quand i’eus les yeux ouuerts, deſpité contre le ſonge menſonger, qui ne m’auoit produit que de vaines Chimeres, ie me plaignis des Dieux, que ie [202] nommois trop peu ſecourables: mais tandis qu’en moy-meſme ie fai- ſois des plaintes, i’entendis vn grand bruit dans la maiſon, & les voix de pluſieurs hommes, que ie n’auois point accouſtumé d’oüir. Ie ne daignay pas pourtant me leuer, bien que ie fuſſe eſueillé, ie me per- ſuadois de reſuer encore, lors que Telamon à la haſte entra dans ma chambre, & me pria de ſortir pour voir vne merueille, que ie n’euſſe iamais, diſoit-il, deuant l’effect oſé eſperer, ny la croire aprés ſans l’a- uoir veuë. Ie ſortis donc, & veids à deſcouuert les meſmes hommes que le ſonge m’auoit faict voir deſſous le creſpe de ſes ombres; ie les recognus tous l’vn aprés l’autre, & eux auſſi me recognurent & me vin- drent ſalüer comme leur Roy. Depuis i’accomplis les voeux que i’auois faicts à Iupiter; ie departis les diuers quartiers de la ville, & les terres deſertes d’alentour, à ce peuple nouueau, que ie nommay d’vn nom (Sont les Pyg- mées, appellez en Grec, Myr- midons.) tiré de celuy que portent ces petits animaux deſquels il eſt ſorty. Vous auez veu les hommes, ils retiennent encore du naturel des fourmis, ils ſe plaiſent à l’eſpargne, ſont de grand trauail, ardans à acquerir, & ſoi- gneux tout ce qui ſe peut, de conſeruer ce qu’ils ont acquis. C’eſt de telles gens que ie vous feray vne armée; ils n’ont pas moins d’âge, ny moins de coeur les vns que les autres; vous vous pouuez aſſeurer en leur valeur & en leur fidelité, ils ne vous manqueront iamais. Si toſt que le vent du Leuant, qui vous a heureuſement amené icy, aura faict place à celuy du Midy qui vous doit reconduire, vous les ferez em- barquer auec vous, pour vous en ſeruir contre vos ennemis.
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LE SVIET DE LA XXVI. ET XXVII. FABLE.
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Cephale rauy par l’Aurore à cauſe de ſa beauté, ne peut demeurer auec elle; il regret-(XXVI. & XXVII. Fable expliquées au 7. & 8. Chap.) toit touſiours ſa femme Procris, qui fut cauſe qu’elle le renuoya, & pour luy faire eſ- prouuer ſi Procris eſtoit ſi chaſte qu’il ſe perſuadoit, luy changea le viſage de peur qu’elle le recognuſt. Ainſi changé il la recercha tant par belles paroles & par preſens, qu’en fin il obtint ce qu’il deſiroit: dont Procris fut ſi honteuſe aprés, ayant ſceu que c’eſtoit ſon mary Cephale deſguisé, qu’elle quitta ſa maiſon, & s’en alla viure dans les bois. Cephale qui l’aimoit eſperduëment la pria de retourner, & à ſon retour elle luy fit pre- ſent d’vn chien, & du dard qui ſert d’occaſion au Poëte pour raconter ceſte fable, & l’auanture du Chien qui fut endurci en pierre à la chaſſe du Renard, que Themis cour- roucée auoit enuoyé rauager les enuirons de la ville de Thebes.ILs ſ’entretindrent ainſi long-temps l’vn l’autre de diuers diſ- cours, & paſſerent la plus grande partie du iour à table; puis ſe retirerent la nuict dans leurs chambres, pour prendre le repos or- dinaire qui ſert d’entretien à nos corps. Le matin venu, ſi toſt que le Soleil leué eut faict eſclatter ſa cheueleure blonde, les fils de Pallas comme plus ieunes furent trouuer Cephale, pour aller auec luy chez le Roy. Le vent n’eſtoit pas encore propre pour partir; ils ſe rendi- rent dans la ſalle d’AEaque, qui eſtoit encore au lict. Son ieune fils Phoque les receut (car Telamon & Pelée eſtoient par la campaigne empeſchez à ordonner des troupes) & les mena dans vne gallerie, où il ſ’aſſit auec eux. Comme ils parloient enſemble, il arreſta la veuë ſur vn dard que Cephale auoit en main, lequel eſtoit d’vn bois fort rare, & auoit la pointe dorée. Il prit vn extreme plaiſir à le voir, toutesfois il n’oſa pas en rien dire ſi toſt; mais ayant quelque temps diſcouru d’autres choſes, il en ouurit ainſi le propos: I’aime infiniment les fo- reſts, & ſuis auſſi curieux qu’homme du monde de n’ignorer rien de ce qui deſpend de la chaſſe; ie ne croy pas qu’il y ait arbre dont ie ne cognoiſſe le bois, & ne puis pourtant iuger à l’oeil, quel eſt celuy du jauelot que vous auez en main. Il y a long temps que ce doute me tient en ſuſpens; & de vray ſi c’eſtoit de freſne il ſeroit iaune, ſi c’e- ſtoit de cormier il y auroit quelques noeuds. Pour moy ie ne ſçay que en penſer; mais ie diray bien franchement, que iamais ie n’en veids vn ſi beau, & qui me fuſt tant agreable. Ce n’eſt rien, diſt alors vn des fils de Pallas, d’en admirer la façon, les effects en ſont beaucoup plus admirables. Il ne manque iamais d’atteindre où on veut frapper, le hazard ne peut rien ſur ſa volée; quand on le laſche il touche touſ- iours ſans faillir l’object de la viſée, & aprés le coup retourne ſanglant dans la main de ſon maiſtre, ſans qu’on luy rapporte. Ces merueilles furent cauſe que Phoque ſ’enquit encore plus curieuſement qu’au- parauant, d’où il l’auoit eu, & qui luy auoit faict vn ſi rare preſent. Surquoy Cephale contenta de tous poincts ſa curioſité, & n’oublia rien ſur ce ſubjet, ſinon à quelle occaſion Procris luy auoit donné; il en voulut à deſſein taire la cauſe, pour ce qu’elle ne luy pouuoit ap [204] porter que de la honte, & qu’auſſi chacun en eſtoit aſſez abbreuué. Affligé du triſte ſouuenir de la perte de ſa femme, que ce dard luy remettoit deuant les yeux, il laiſſa couler quelques larmes, puis com- mença ainſi ſon diſcours. Ha! que c’eſt vn dard, diſt-il, qui me cauſe de martyres. Vous ne le croirez pas, ie penſe, mais c’eſt la verité pour- tant, que luy ſeul a ouuert la bonde des pleurs que ie iette, & que ie ietteray encore long temps, ſi les fatales ſoeurs me laiſſent long temps viure. Pleuſt aux Dieux que iamais ie ne l’euſſe manié! ma chere moi- tié viuroit auec moy, au lieu que ie meurs tous les iours, tourmenté d’vn cuiſant regret d’auoir tué ma femme. C’eſtoit Procris que i’a- uois eſpouſée, Procris ſoeur d’Orithye, dont il n’eſt pas que vous n’ayez, peut-eſtre, oüy parler. Orithye eſtoit des plus belles de ſon âge, & fut rauie pour ſa beauté; mais Procris l’eſtoit encore dauan- tage, ſa grace charmereſſe la rendoit plus digne d’eſtre enleuée que ſa ſoeur. Ie ne l’enleuay pas pourtant, ie ne l’eus point par force, ſon pere Erecthée me la donna en mariage. Pour l’auoir ie n’vſay d’autre violence que celle que ie fis paroiſtre en mes affections; ce fut l’a- mour qui nous ioignit enſemble, & la mort nous a ſeparez. Chacun me iugeoit tres-heureux, auſſi l’eſtois-je à la verité, & le ſerois peut- eſtre encore ſans ceſt infortuné jauelot: mais ce n’a pas eſté la volonté des Dieux. Vn mois aprés la ſolemnité de mes nopces, ainſi que ie tendois des toilles pour arreſter quelque cerf, ſur les ſommets eſmail- lez de fleurs du mont Hymette, l’Aurore en chaſſant les tenebres m’apperceut d’auanture, & m’enleua contre ma volonté. Ie ne crain- dray point de dire naïfuement ce qui ſe paſſa lors entre elle & moy; la Deeſſe me le permettra ſ’il luy plaiſt, ſans en eſtre offencée; quelque careſſe qu’elle me fiſt, il me fut impoſſible de la careſſer. Bien que ſon agreable teint, duquel les oeillets & les roſes empruntent leur beauté, la rendent infiniment aimable; bien qu’elle tienne le milieu entre la viue lumiere du iour, & les ſombres tenebres de la nuict, faiſant eſ- clorre l’vn & finir l’autre; & bien qu’elle ne ſe deſaltere d’autre li- queur que de Nectar; ie ne peux pourtant luy donner mon coeur ny mes affections. Procris me poſſedoit, ie n’auois point d’amour que pour Procris, & n’auois autre nom que le nom de Procris en bouche. Sans ceſſe ie regrettois la perte de ſes delicieux embraſſemens, deſ- quels i’auois ſi peu ioüy. Ie combattois touſiours les deſirs de l’Au- rore, des chaſtes loix de noſtre nouueau mariage. Il ne ſortoit parole de ma bouche qu’il n’en ſortiſt enſemble vn ſouſpir pour Procris, dont ie faiſois tant d’eſtat, qu’en fin la Deeſſe irritée, me diſt en cole- re: Va-t’en, pauure abuſé, va-t’en retrouuer ta Procris, de qui tu te rends idolatre, & ne m’importune plus de tes plaintes. Tu la deſires trop eſperduëment; ſi ie ne me trompe, tu te repentiras vn iour d’en auoir eſté ſi eſpris. Elle me renuoya de la façon, & ainſi que ie retour- nois, penſant aux dernieres paroles que l’Aurore m’auoit dictes, les [205] premieres impreſſions de la ialouſie commencerent à gliſſer en mon ame, auec les glaçons d’vne crainte, qui me mit en teſte quelques ombrages de ma femme. Son âge & ſa beauté fortifioient mon ap- prehenſion, & me vouloient forcer de croire, qu’elle m’auoit eſté peu fidelle. L’integrité de ſa vie d’autre coſté me deſtournoit d’vne telle creance: toutesfois ce que i’auois eſté loing d’elle me faiſoit ba- lancer; puis celle que ie venois de laiſſer m’eſtoit vn exemple d’incon- ſtance & d’infidelité en ce ſexe volage. En fin l’Amour qui n’eſt ia- mais ſans crainte, & à qui les ombres meſmes font peur, me fit re- ſoudre de cercher mon malheur, & d’eſſayer à vaincre par preſens la foy & la conſtance de ma femme. Ce fut vn ialoux deſſein qui pleut merueilleuſement à l’Aurore, laquelle fauoriſant ma deffiance, chan- gea mon viſage, afin que ſans eſtre cogneu, ie peuſſe faire le peril- leux eſſay auquel mes ſoupçons me portoient. Ainſi deſguiſé ie me rendis dans Athenes, & fus en ma maiſon, où il paroiſſoit aſſez, que l’adultere n’y auoit point de place. Le dueil que mon abſence y auoit laiſſé, eſtoit vn teſmoignage aſſeuré de la chaſteté de la maiſtreſſe du logis; car auec elle chacun plaignoit l’eſloignement du maiſtre. I’eus de la peine, & me fallut ſeruir de toutes ſortes de ruzes pour entrer dans la chambre de Procris, où d’abord tout eſtonné, ie demeuray comme tranſi deuant elle, & quittay preſque la perfide reſolution que i’auois priſe d’eſprouuer ſa foy. Malheureux que ie fus! ce fut bien pour mon tourment, que ie me retins de l’enuie que i’eus de me deſcouurir. Malheur! que dés mon entrée ie ne la baiſay comme ie deuois. Elle eſtoit affligée, & toutesfois il eſt impoſſible de voir fem- me plus belle, qu’elle eſtoit meſme en ſon affliction. Le deſir de voir ſon mary, qu’on luy auoit rauy, luy eſtoit vne geſne, ce luy eſtoit vn ſupplice qui ne la laiſſoit point en repos; mais pourtant ſa douleur ne deſroboit rien à ſa grace. Ie vous laiſſe à penſer quelle eſtoit ſa beauté, puis qu’au milieu de tant d’ennuis elle ſ’eſtoit conſeruée auec tant d’attraits. Ie ne vous puis repreſenter le combat que ſa chaſteté ren- dit contre mes importunes recerches. Elle me repouſſa mille fois, & d’vne façon qui ne tenoit rien d’vne pudicité ſimulée: Helas! com- bien de fois me diſt-elle, Ne vous abuſez point vous-meſmes de la vanité de vos eſperances. Ma foy m’oblige à vn mary; elle me doit conſeruer pour luy ſeul, auſſi luy ſeul eſt-il tous mes delices; en quel- que part qu’il viue, mon coeur & mes contentemens luy ſeront con- ſeruez. N’eſtoit-ce pas rendre des preuues ſignalées de ſa fidelité? El- les l’eſtoient aſſez ſi i’euſſe eſté bien aduiſé, mais ie ne m’en contentay pas. Opiniaſtre à recercher mon mal, ie m’enferray moy-meſme, & par les offres de pluſieurs commoditez, que ie luy promis, & par le puiſſant charme des preſens que ie luy fis, ie l’eſbranlay, & m’apper- ceus que ſon coeur à demy gaigné eſtoit comme panchant du coſté de mes deſirs. Ha! meſchante (m’eſcriay-je) i’ay donc deſcouuert l’infi [206] delité que tu couuois? Tu m’as donc faict paroiſtre le ſecret poiſon de ton ſein? I’eſtois en apparence adultere, idolatre de tes impudi- ques beautez; mais en effect i’eſtois ton vray mary, qui te tiens main- tenant perfide, & ſuis teſmoin de ta laſcheté.Elle ne reſpondit vne ſeule parole, mais vaincuë de honte me quit- ta, ſortit de ma maiſon, & ſe retira dans les bois, où en haine de moy elle conceut vne haine mortelle contre tous les hommes, errant par les montaignes à la ſuitte de la chaſſereſſe Diane. Quand elle m’eut laiſſé, les flames dont mon coeur bruſloit touſiours pour elle, croiſ- ſans plus que iamais, chaufferent dans mon ſein de ſi cuiſans regrets, qu’il me fut impoſſible de viure ſans l’aller trouuer pour la faire reue- nir auec moy. Ie luy confeſſay, qu’à la verité ie l’auois offencée; ie la priay de mettre en oubly mon offence, & luy dis pour couurir la ſien- ne, que ce n’eſtoit point faute en laquelle l’Aurore ne m’euſt bien faict tomber de meſme, ſi elle euſt combattu ma conſtance d’auſſi ri- ches preſens. Ie fus long temps à l’excuſer ainſi, & à m’accuſer deuant elle, comme coulpable de ſa faute ſans la pouuoir flechir; mais en fin me voyant touché d’vn ſi vif repentir, que mon dueil ne ſembloit pas moindre que mon peché, elle me pardonna; & fut d’accord de ſ’en reuenir chez moy, où nous auons depuis long temps veſcu paiſible- ment enſemble. Lors que ie la r’amenay, comme ſi ce m’euſt eſté peu de la r’auoir, & que ie n’euſſe pas plus faict eſtat d’elle que de tout le reſte du monde; elle me donna, outre ſon coeur & ſes affections que ie poſſedois de long temps, vn leurier, qui ne trouua iamais ſon pareil à la courſe. C’eſtoit de Diane qu’elle l’auoit eu auec ce jauelot que i’ay en main, duquel alors elle me fit auſſi preſent.Ie vous veux raconter l’eſtrange fortune de ce chien, qui fut l’vne de ſes faueurs; car elle eſt merueilleuſe, & ſi rare que le diſcours, ie m’aſſeure, vous ſemblera digne de memoire. Depuis que les Naïades eurent acquis tant de reputation à expliquer les vers obſcurs des Ora- cles, qu’on ne douta plus, que le ſens qu’elles leur donnoient ne fuſt le vray ſens, on fit ſi peu d’eſtat de Themis, & de ſes reſponces ambi- guës, qu’on ne craignit point de ruiner l’autel qu’elle auoit dans The- bes: mais ceſt acte ne demeura pas impuny. La iuſte Deeſſe iuſtement offencée, pour ſe venger d’vne telle impieté, fit rauager la plaine par vne beſte qui n’eſpargnoit ny les fruicts de la terre, ny le beſtail, ny les payſans. Nous aſſemblaſmes preſque toute la ieuneſſe du pays, pour la chaſſer, & entouraſmes d’hommes armez les terres où nous la deſcouuriſmes. Elle eſtoit ſi legere qu’il n’y auoit ny toiles, ny cor- dages qui la peuſſent arreſter; elle ſaultoit par deſſus, & ſans ſe laſſer laſſoit à la courſe tous les chiens qu’on luy mettoit en queuë. Il ſem- bloit qu’elle volaſt, & pour ce chacun me pria de laſcher aprés mon Lelaps, qui n’eſtoit pas doüé d’vne moindre viſteſſe. C’eſtoit le chien que m’auoit donné Procris; lequel ſe debattoit il y auoit deſia long [207] temps, pour ſe deſlier de ſoy-meſme, & ſe mettre en campaigne. Il ne fut pas libre, qu’auſſi toſt nous le perdiſmes de veuë; car vn dard par- tant de la main, vn plomb ſortant de la fonde, ou vn traict deſcoché d’vne arbaleſte ne fend point l’air plus promptement qu’il faiſoit. Au milieu de la plaine il y auoit vne colline ſur laquelle ie montay, & de là me pleus à voir la legereté de l’vn & de l’autre. Lors que ie me perſuadois que mon chien alloit prendre la beſte, auſſi toſt ie la voyois plus loing de luy qu’auparauant. Elle ne couroit pas tout droit com- me en vne carriere, mais ſe iettoit tantoſt à gauche, tantoſt à droicte, & tournoyoit preſque touſiours, pour tourmenter dauantage l’en- nemy qui la ſuiuoit. Bien ſouuent mon Lelaps eſtoit ſi prés d’elle, qu’il ſembloit la tenir, mais il ne tenoit rien pourtant; car en la pen- ſant prendre auec les dents, il n’auoit rien pris que de l’air. Pour le ſe- courir donc ie voulus recourir à mon jauelot, & comme ie deſtour- nay ma veuë de la chaſſe, paſſant ma main dans les courroyes de mon dard, ie fus tout eſtonné que lors que ie penſay choiſir de l’oeil la beſte pour la frapper, ie veids (merueille trop eſmerueillable) qu’elle ne couroit plus. Et le chien & la beſte n’eſtoient plus que deux pierres au milieu d’vn champ, dont l’vne ſembloit vouloir courir, l’autre courir & abbayer enſemble. Il faut tenir que quelque Dieu (ſ’il eſt croyable qu’il y euſt vn Dieu là preſent) les ayant veu tous deux ſi viſtes & ſi le- gers, ne voulut pas permettre que l’vn euſt de l’auantage ſur l’autre, & pour ce reſpect les fit demeurer tous deux inuaincus à la courſe.
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LE SVIET DE LA XXVIII. FABLE.
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(XXVIII. Fable expliquée au 9. Chap.) Cephale laßé de la chaſſe, ſe retirant à l’ombre, auoit accouſtumé d’appeller l’Aure (qui eſt en Latin vn petit air, ou vn petit vent agreable) pour le rafraiſchir. Quel- qu’vn l’ayant entendu ſe perſuada qu’il appelloit vne Nymphe ainſi nommée, & le rap- porta à Procris ſa femme, qui pour en eſtre eſclaircie eſpia vn iour ſi ceſte Aure ſe vien- droit rendre auprés de luy. Elle ne peut demeurer ſi paiſible derriere le buiſſon où elle eſtoit aux eſcoutes, qu’elle ne fiſt quelque bruit, ſi bien que Cephale oyant les fueilles trembler, creut qu’il y auoit là quelque beſte, & ietta außi toſt ſon dard, dont il tua ſa propre femme, qui luy auoit donné ce fatal iauelot.CEphale auoit finy ſon diſcours, quand Phoque luy diſt: Mais quel infortune vous a donc cauſé ce jauelot, que vous dites eſtre la pointe qui ouure la bonde de vos larmes? Ie vous le raconteray, diſt Cephale, reprenant ainſi la parole: Les delices & les doux fruicts du contentement que lon cueille en amour, furent l’entrée de nos mal- heurs; de nos plaiſirs nos douleurs prirent leur naiſſance. Ie vous veux donc premierement diſcourir des plaiſirs, car leur ſouuenir n’appor- te pas peu d’allegement à mon affliction. Il eſt vray, Phoque, ie ne ſuis iamais ennuyé, quand ie me repreſente la felicité des premieres années eſquelles ma femme & moy veſquiſmes enſemble, heureux tous deux, moy d’auoir vne ſi agreable compagne, & elle de m’auoir pour mary. Elle n’eſtoit pas moins ſoigneuſe de moy que i’eſtois d’el- le; l’Amour nous poſſedoit egallement l’vn & l’autre, & nous faiſoit bruſler de reciproques flames. Iupiter ne luy euſt pas eſté plus que moy, elle cheriſſoit tant ma compagnie, qu’elle ne l’euſt pas quittée pour la ſienne. Et moy d’autre coſté, n’euſſe ſceu eſtre eſpris de fem- me du monde ſinon d’elle; ie ne recognoiſſois que ſon vnique beau- té; & Venus meſme, quand elle ſe fuſt preſentée, n’euſt pas eu le pouuoir de me faire admirer ſes graces. Si toſt que le Soleil à la pointe du iour touchoit de ſes foibles rayons les ſommets des montaignes, incontinent ieune & diſpos ie m’en allois dans les bois, ſans mener auec moy ny valets, ny cheuaux, ny chiens, & ſans faire porter de fi- lets; mon jauelot ſeul eſtoit mon compaignon & mes armes. Lors (Aura en La- tin eſt vn petit air fraiz, & la ialouze Pro- cris creut que c’eſtoit le nom d’vne Nymphe aymée de ſon mary. Ie l’ay traduit, fraiſcheur.) que ie me trouuois laſſé, afin de reprendre mes forces que la chaleur ſembloit m’auoir rauies; ie me retirois à l’ombre en quelque endroit, où ie peuſſe receuoir la fraiſcheur qui ſort du fonds des vallées. Tout eſchauffé que i’eſtois, en m’eſgayant eſtendu deſſus l’herbe, i’appel- lois la fraiſcheur pour alleger le chaud qui m’affligeoit, & repetant pluſieurs fois ce nom de fraiſcheur deſirée, il me ſouuient que bien ſouuent ie diſois: Vien, agreable fraiſcheur, te gliſſer en mon ſein, vien attiedir la chaleur qui me bruſle. Sans toy ie ne fay que languir, ſans toy le coeur & les forces me faillent. Peut-eſtre que mon malheur me faiſoit encore adiouſter d’autres mignardiſes, comme celles-cy: [209] C’eſt toy qui d’vne delicieuſe haleine redonnes à mon corps affoibly ſa premiere vigueur; c’eſt pour ton ſeul reſpect auſſi que i’aime les foreſts & les bois ſolitaires, parmy leſquels ie ioüis des delices de tes embraſſemens, lors que tu viens t’eſtendre ſur ma bouche & ſur mon ſein, que l’importune ardeur du Soleil a rendu tout humide. Quel- qu’vn qui m’entendit faire tels diſcours, ſe perſuada que mes paroles ſ’addreſſoient à quelque Nymphe, dont i’eſtois amoureux, & que ce nom de fraiſcheur, que i’auois ſi ſouuent en bouche, eſtoit le nom de ma maiſtreſſe. S’il le creut trop à la legere, il ne le deſcouurit pas moins indiſcrettement, car il fit auſſi toſt ſçauoir à Procris ce que luy meſme ne ſçauoit pas. Helas! que l’amour eſt de facile creance! Ma femme, ainſi qu’on m’a raconté depuis, à l’oüye de telle nouuelle tomba paſmée à la renuerſe, & ne reuint point à ſoy de long-temps; puis eſtant reuenuë accuſa pluſieurs fois l’iniuſte ſort de ſon deſtin, ſ’appella miſerable, ſe plaignit de ma foy fauſſée, & ſ’affligea extre- mement de la vaine crainte d’vne choſe qui n’eſtoit point, ſe tour- mentant autant d’vn rien, ou d’vn nom pluſtoſt qui ne repreſentoit perſonne, comme ſi c’euſt eſté le nom d’vne femme que i’euſſe ai- mée. Elle ſe laiſſa perſuader que i’auois vne autre maiſtreſſe qu’elle, & ne le peut croire aſſeurément pourtant, qu’elle n’euſt quelque plus certaine preuue de mon infidelité. Deuant que m’accuſer, elle voulut que ſes yeux propres luy fuſſent teſmoins de mon crime. Le lende- main ſuiuant ma couſtume ordinaire, ſi toſt que l’Aurore eut ouuert les portes du iour; ie ſortis de la maiſon, & me rendis dans les bois, où elle fut preſques auſſi toſt que moy. Quand ie fus ennuyé de la chaleur & de la chaſſe; ie me iettay ſur l’herbe, & m’eſcriay, Venez delicieuſe fraiſcheur, venez moderer l’ardeur qui me tuë. En parlant il me ſembla que i’oüys quelqu’vn ſouſpirer autour de moy, toutes- fois ie ne laiſſay pas de dire encore; Venez ma douce: & lors ie veids mouuoir des fueilles ſeiches, & entendis ie ne ſçay quel bruit, qui me fit croire, qu’il y auoit là quelque beſte. Ie darday mon jauelot dans le buiſſon, & Procris, helas! fut la beſte qui ſe trouua derriere; elle fut bleſſée droit au coeur, & n’eut pas receu le coup qu’elle laſcha ceſte piteuſe voix, Ha! Dieux, ie ſuis perduë. Ie recognus lors à la parole que c’eſtoit ma femme, & courus à elle tout eſperdu. Ie courus demy-mort d’effroy, pour l’aller trouuer demy-morte, ainſi qu’elle tiroit de ſon ſein, (piteux malheur!) le dard qu’elle m’auoit autres- fois donné. Deſia ſa robe teinté du pourpre de ſon ſang eſtoit toute tachée, quand ie l’embraſſay pour la releuer, & luy ayant deſcouuert le ſein, ſein plus cher à mon coeur que ne m’eſtoit pas le mien meſme; ie banday ſa mortelle playe, pour arreſter le ſang ſ’il eſtoit poſſible; puis la ſuppliay d’effacer en me pardonnant l’offence que ie luy auois faicte, afin que mourant elle ne me laiſſaſt point pollu de ſon meur- tre, dont mon malheur, & non ma volonté m’auoit rendu coulpa [210] ble. Les forces auec la parole deſia commençoient à luy faillir, tou- tesfois elle ſe força pour me dire d’vne voix mourante: Non, non, ma chere vie, n’apprehendez pas que ma bouche vous reproche ma mort, ny que iamais mes ombres vous accuſent du coup, qui me pri- ue de la lumiere; ie veux demeurer chargée du crime de mon treſpas, auſſi bien que de la peine: mais ie vous coniure par les ſacrez liens qui nous auoient ioincts enſemble, par la ſupreme puiſſance des Dieux qui regnent dans les Cieux, & par le triſte pouuoir de ceux ſous l’Em- pire deſquels mon ame ſ’en va rendre, par les agreables ſeruices qui peuuent m’auoir acquis voſtre faueur, & par l’amour qu’en mourant ie conſerue entier, bien qu’il ſoit cauſe de ma mort, ie vous coniure, dy-je, par le ſainct feu des fidelles affections que ie vous ay portées, ne permettre que la Nymphe que vous appelliez maintenant, tienne ia- mais la place que i’ay euë dans voſtre lict. Alors ie m’apperceus qu’el- le auoit conceu quelque folle opinion des paroles que ie laſchois en me rafraiſchiſſant, ie luy remonſtray en quoy elle ſ’eſtoit abuſée. Mais que ſeruoit de luy rien remonſtrer alors? car ſ’affoibliſſant peu à peu, ſes forces ſ’en alloient finir auec ſa vie. Tant qu’elle me peut voir, elle eut touſiours la veuë ſur moy, & rendit encore l’ame tour- née de mon coſté. Ce que ie l’auois eſclaircie du faux crime d’infide- lité, dont elle me ſoupçonnoit, ſembloit l’auoir renduë toute con- tente; & de faict elle fit paroiſtre à ſa face, qu’elle mouroit auec moins de regret.Cephale ne finit pas le conte ſans l’arroſer des eaux de ſes yeux, & les autres non plus ne le peurent oüir ſans pleurer. Ils eſtoient aux plaintes & aux pleurs, quand AEaque ſuiuy de Telamon & de Pelée, ſortit de ſa chambre, & vint faire voir à Cephale les troupes qu’il auoit leuées pour enuoyer auec luy au ſecours des Atheniens.
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LE HVICTIESME LIVRE DES METAMORPHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. FABLE.
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Minos pour vaincre plus facilement les Atheniens s’aduiſa d’aßieger premierement(I. Fable ex- pliquée au 1. Chap. du 8. Diſcours.) la ville de Megare, en laquelle Niſe regnoit. Il l’inueſtit & fit pluſieurs efforts deuant, qui euſſent eſté vains, ſi Scylla fille de Niſe, n’euſt trahy ſon propre pere & ſon pays enſemble. Comme elle ſe plaiſoit ſouuent à demeurer ſur la muraille pour voir le camp des ennemıs, elle deuint amoureuſe de Minos, & pour acquerir ſes bonnes graces couppa à ſon pere le poil fatal, duquel dependoit l’heureux deſtin du pays. L’ennemy meſme eut horreur de ſon infidelité; qui fut cauſe qu’elle ſe voyant meſprisée de Minos apres vne telle faueur, ſe ietta en l’air pour le ſuiure malgré luy, & fut changée en Alloüette. Son pere pour la becqueter & la punir touſiours de ſa trahiſon, deuint Eſperuier.
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LE lendemain ſi toſt que le Soleil eut redonné la lumiere au monde, les furieux vents du Leuant, quittans l’air, firent place aux cal- mes & humides haleines du Midy, à la faueur deſquelles Cephale & les troupes d’AEaque ſ’embarquerent ſi heureuſement, qu’ils fu- rent pluſtoſt au port d’Athenes, qu’ils n’euſ- ſent oſé eſperer. Cependant Minos faiſoit d’horribles rauages autour de Megare, & ſ’eſſayoit d’emporter la ville deuant que d’al- ler aſſieger Athenes; mais la valeur de Niſe, à qui elle appartenoit, rendoit vains ſes efforts, auec ce que les Dieux fauoriſoient le party de la ville, à cauſe du poil rouge que ce vieillard auoit ſur le ſommet de la teſte au milieu de ſes cheueux griſons. Ce poil eſtoit le fatal bou- leuart du Royaume de Megare; le bon-heur, & tous les deſtins de la ville y eſtoient attachez; elle ne pouuoit eſtre priſe, qu’il n’euſt eſté couppé. Ce fut ce qui empeſcha Minos de voir ſi toſt qu’il deſiroit, la fin de ſon ſiege, & qui le retint là iuſques au ſixieſme mois, ſans qu’il peut rien gaigner ſur ſes ennemis; car le hazardeux ſort de la guerre fut long-temps en balance, & la victoire d’vne aiſle douteuſe, volti- geant entre les deux armées, ne ſe rendit pas ſi toſt du coſté des Cre- tois. Le long des murailles de la ville, ſur leſquelles on tient qu’A- pollon laiſſa vne fois ſa lyre harmonieuſe, & que les pierres en retin- drent le ſon, il y auoit vne tour, où la fille de Niſe montoit ſouuent en temps de paix, pour auoir le plaiſir de faire reſonner les murs, auec vne petite pierre dont elle les frappoit, & en ce temps de guerre pour voir delà les ſanglans exercices de Mars qui ſe faiſoient par la plaine. Sa curioſité & la longueur du ſiege, firent qu’il n’y auoit preſ- ques homme de marque en l’armée de Crete, dont elle ne ſceuſt le nom; elle recognoiſſoit leurs armes, leurs habits; mais ſur tous elle cognoiſſoit le viſage de Minos; & peut-eſtre plus aſſeurément qu’il n’euſt eſté beſoin. Elle auoit ſon idée ſi viuement empreinte, que la cognoiſſance qu’elle en eut des yeux, luy en fit deſirer vne plus parti- culiere. Elle ſ’en rendit amoureuſe & ſi eſpriſe, que toutes les actions de Minos eſtoient autant de traicts, qui d’vne douce-aigre pointe luy venoient trauerſer le coeur. Soit qu’il euſt en teſte ſon caſque, couuert d’vn pennache, ſoit qu’il euſt ſon bouclier eſclattant ſur le bras; elle le trouuoit touſiours, fuſt auec ſon caſque, fuſt auec ſon bouclier, extremement beau; il n’auoit iamais que trop de graces pour elle. S’il auoit vne picque en main, luy voyant manier d’vn bruſque branſlement, elle admiroit enſemble ſa force & ſon addreſ- ſe. S’il bandoit ſon arc pour en deſcocher quelques traicts; elle iuroit que Phoebus ne pouuoit en recerchant le ſecours de ſes fleches, ſe faire voir en plus agreable poſture. Mais quand il auoit poſé ſes ar [213] mes, & qu’il paroiſſoit à face deſcouuerte ſur vn cheual blanc harna- ché de pourpre; lors ceſte fille toute eſperduë n’eſtoit plus à ſoy, l’a- mour combattant la raiſon luy donnoit tant de paſſion, qu’il luy fai- ſoit preſques perdre l’eſprit & les ſens. Elle eſtimoit heureux le jaue- lot que Minos manioit, enuioit la felicité des reſnes qu’il tenoit, & ſe laiſſoit auec tant de violence, tranſporter à ſa chaude fureur, qu’il luy prenoit enuie de ſe ietter à trauers les troupes ennemies, pour ſ’aller rendre entre ſes bras. Elle entroit en humeur de ſauter la muraille, ou d’ouurir les portes de la ville à ſon malheur, les ouurant à ſes en- nemis; en fin elle ſe reſoluoit de faire meſme l’impoſſible pour le contentement de Minos. Aſſiſe qu’elle eſtoit ſur la tour, en le regar- dant, elle diſoit en ſoy-meſme: Que feray-je miſerable! me doy-je reſioüir, ou pleurer les malheurs de ceſte guerre lamentable? Il me faſche de voir mon pere & mon pays en peine, & me faſcheroit de les en voir deliurez par la ruine de Minos. Helas! falloit-il qu’vn Minos, que ie cheris vniquement, ſe declaraſt mon ennemy? Mais ſ’il ne ſe fuſt declaré tel, iamais ie n’euſſe eu ſa cognoiſſance; ſ’il n’euſt aſſiegé nos murailles, iamais ie n’euſſe eu le bon-heur de le voir. C’eſt donc pour mon bien qu’il a icy amené ſes troupes; toutesfois ce ne ſçauroit eſtre mon bien, ſ’il ne les retire, ayant faict quelque accord auec mon pere, & ſ’il ne m’emmeine pour oſtage, & ne retient Scylla pour gage de ce qu’on luy aura promis. Ha! braue Cheualier, le plus beau Roy, ie penſe, qui commande ſur terre; ſi celle qui t’a porté dans ſes flancs, eſtoit doüée d’autant de beautez comme toy, ce ne fut pas ſans raiſon que le plus grand des Dieux en fuſt eſpris. Que ie ſe- rois heureuſe, ſ’il m’eſtoit poſſible de voler maintenant d’icy dans ta tente, pour te deſcouurir qui ie ſuis, te teſmoigner l’ardeur de mes flames, & le deſir que i’ay d’eſtre à Minos. Il n’y a rien que ie luy refu- ſaſſe, pourueu qu’il ne me dema ̅ daſt point les fortereſſes de mon pere; car ie verray pluſtoſt auec mes eſperances mourir les chers deſirs de ſes baiſers, que de trahir mon pays, & acheter mon contentement au prix d’vne infidelité. Toutefois il y en a qui ont bien ſouuent tiré leur bon-heur de leur perte, rencontrans de ſi debonnaires vainqueurs, qu’ils recognoiſſoient que c’eſtoit leur auantage d’auoir eſté vaincus. La face de Minos eſt celle de la clemence meſme; quel malheur ſe- roit-ce à nos peuples de luy eſtre ſubjets? Puis la iuſtice accompagne ſes armes, c’eſt pour venger la mort de ſon fils, qu’il les a priſes; peut- on faire la guerre auec plus iuſte cauſe? Son party n’eſt pas ſeulement fort, il eſt fauorable, il eſt authoriſé des pitoyables regrets de ſon fils traiſtreuſement maſſacré; pour moy ie penſe que le droict qu’il a, luy donnera la victoire. Que ſi le ſort veut que nous ſoyons ſes vaincus, ſ’il eſt arreſté dans les Cieux que nos combats n’auront point d’autre ſuccés; pourquoy attendray-je que la pointe de ſon eſpée luy donne l’entrée de la ville, pluſtoſt que mon amour? Ne dois-je pas faire qu’v [214] ne telle faueur ſoit le premier fruict qu’il recueille de mes affections? Il ſera bien plus à propos qu’il y entre ſans meurtre, que d’attendre à l’extremité, qu’il courra peut-eſtre fortune de ne ſe rendre victo- rieux, qu’au prix de ſon ſang, qui ne m’eſt pas moins cher que le mien. Ie crains, braue Minos, que quelqu’vn ne te bleſſe, lors que tu viendras à l’aſſaut, à faute de te recognoiſtre: car te recognoiſſant ie ne croy pas, qu’il y euſt ſoldat ſi cruel, qui euſt le coeur de te preſen- ter la pointe de ſa picque. Il faut donc que ie t’exempte de ce peril là; il faut que i’execute mon deſſein, (la reſolution en eſt priſe) afin que tu ſois mon mary, & qu’il n’y ait plus de guerre entre-nous; il faut que mon pays ſoit le dot que tu auras de moy en mariage. Mais c’eſt peu d’en auoir la volonté, ſi ie n’en ay le pouuoir; il y a des gardes aux portes, & mon pere a touſiours les clefs. Ha! miſerable que ie ſuis! ie ne crains que luy ſeul, auſſi eſt-ce luy ſeul qui peut retarder mes ſou- haits, luy ſeul peut empeſcher mon contentement & mon entrepri- ſe. Las! pleuſt aux Dieux que ie fuſſe ſans pere! Mais qu’eſt-il beſoin de prier les Dieux! Nous ſommes tous Dieux de nous-meſmes, quand nous auons le coeur d’entreprendre ce que nous deſirons. Ceux qui d’vn laſche courage n’ont autre recours qu’aux prieres, ne voyent ia- mais l’effect de leurs deſirs; touſiours la fortune ſ’oppoſe aux ames craintiues; il faut oſer beaucoup pour ſe la rendre fauorable. Vne au- tre remplie d’autant de flames que moy, euſt deſia ruiné tout ce qu’el- le euſt trouué contraire à ſon amour. Et pourquoy eſt-ce qu’vne au- tre ſeroit plus valeureuſe? I’ay du courage aſſez pour trauerſer vn feu, & me ietter au milieu d’vne armée; mais cela n’eſt point neceſſaire, ie n’ay beſoin que d’arracher vn poil de la teſte de mon pere, vn poil rouge, qui me doit eſtre plus cher que tout l’or du monde: car il me peut bien-heurer de contentement, & m’acquerir la ioüiſſance de ce que ie ſouhaitte.Tandis que ſon amour baſtiſſoit en ſon coeur ces funeſtes deſſeins, la nuict nourriciere de telles fantaiſies ſuruint, & couurant tout du noir manteau de ſes tenebres, accreut l’audace de Scylla. Alors qu’el- le penſa que ſon pere aſſoupy du trauail du iour precedent, repoſoit ſoubs les ombres eſpaiſſes du premier ſomme, elle entra doucement dans ſa chambre, & luy arracha (crime trop execrable!) le poil fatal dans lequel repoſoit le bon-heur du pays; puis ſaiſie de ce deteſtable butin ſortit hors des portes de la ville, trauerſa le camp des ennemis, & ſ’en alla auec vne aſſeurance inuincible trouuer le Roy, auquel elle ne fut point honteuſe de deſcouurir ainſi ſa honte: Grand Roy, le plus puiſſant des Dieux qui m’a renduë captiue de tes perfections, m’a amenée icy. Il m’a bien animé le coeur de tant d’audace, que de me faire executer vn horrible forfait à ton occaſion. Ie ſuis fille de Niſe, ie ſuis ceſte Scylla que les Megaréens recognoiſſent pour leur Princeſſe, & ſuis celle qui deſire que tu ſois leur Prince. Pour t’y eſtablir i’ay deſro [215] bé à mon pere ce poil fatal, que ie te preſente maintenant, & le met- tant entre tes mains, y mets enſemble mon pays & la maiſon où i’ay eſté nourrie. Toute la recompenſe que i’en ſouhaitte auoir, c’eſt toy- meſme, tu en es le loyer, Minos eſt le ſeul obiect de mes eſperances. Pren donc pour gage de mes affections ce poil rouge, & ne te perſua- de pas que ie te donne vn poil ſeulement; mais que ie te liure la teſte de mon pere, ſon ſceptre & ſon Royaume.En parlant elle luy tendit d’vne main parricide ce fatal preſent, que Minos ne voulut point receuoir, mais tout troublé de voir vn crime ſi eſtrange, repouſſa ainſi ceſte fille deſnaturée. Traiſtreſſe infame, la honte & l’horreur de ce ſiecle! as-tu peu conceuoir tant d’inhuma- nité? O Dieux! qui voyez tout, pouuez-vous ſouffrir qu’vn tel pro- dige rampe encore icy bas? Faictes, celeſtes puiſſances, que bannie de ce rond Vniuers, elle ne trouue place ny ſur la terre, ny ſur les eaux. Pour moy, ie ne permettray pas que la Crete, qui ſeruit autrefois de berceau à Iupiter, & maintenant recognoiſt ma puiſſance, ſoit la re- traitte d’vn ſi horrible monſtre. Ce fut tout ce qu’il luy diſt, il ne voulut point depuis oüyr parler d’elle; mais continuant ſon ſiege prit la ville, & apres l’auoir priſe, debonnaire vainqueur, n’impoſa que de tres-equitables loix à ſes ennemis vaincus. Quand il eut or- donné d’vne garniſon pour la garde de la place, il ne tint pas dauan- tage ſes trouppes autour; mais fit auſſi toſt leuer les anchres, & vo- guer du coſté de Crete; dont Scylla eut tant de regret, qu’apres auoir en vain vſé de toutes les prieres qu’Amour luy pouuoit mettre en bouche, elle ſe laiſſa porter à dire tout ce que ſa colere luy inſpi- roit.Voyant partir la flotte de Minos, ſans auoir receu le loyer qu’elle attendoit de luy pour ſa meſchanceté, elle ſ’arrachoit les cheueux, & toute forcenée de rage, tendoit les mains vers luy, & ſ’eſcrioit: Où t’en vas-tu, ingrat, duquel la vie m’a eſté plus chere que celle de mon pere, & plus chere que mon pays? où vas-tu ſans celle, à qui tu es obligé de la victoire que tu remportes? Où te retires-tu, cruel, qui dois à mon amour & à ma trahiſon tout l’honneur que tu as acquis? Ny le preſent que ie t’ay fait, ny mes affections ne te peuuent donc eſmouuoir? Tu n’as donc point d’eſgard que i’auois poſé en toy ſeul tous mes deſirs auec mes eſperances? Que feray-je ainſi delaiſſée? où iray-je miſerable? Mon pays conquis par tes armes eſt ruiné; mais quand il ſeroit auſſi floriſſant qu’il a iamais eſté, ma trahiſon m’en a bannie; ie n’oſerois me prèſenter deuant mon pere que ie t’ay liuré, ny deuant les habitans de Megare, qui ont tous iuſte occaſion de me haïr. Chez les voiſins ie ſerois auſſi mal venuë, car ils craindroient touſiours que ie leur en fiſſe autant comme aux miens. En fin ie me ſuis fermé l’entrée de tous les Royaumes du monde, afin que la Cre- te ſeule me fuſt ouuerte. Si tu ne me permets d’y demeurer auec toy; [216] ie ne croiray pas, cruel, qu’Europe t’ait iamais porté en ſes flancs; ç’a eſté ou Syrte, ou Carybde, ou quelque tigreſſe d’Armenie. Auſſi n’es-tu pas non plus fils de Iupiter; iamais ce grand Dieu amou- reux n’abuſa ta mere, reueſtu de la peau, & armé des cornes d’vn tau- reau; ce ſont des fables inuentées pour te plaire: mais le pere qui t’engendra fut vn taureau furieux, qui n’eut iamais le coeur touché d’amour pour careſſer vne genice. Helas! vous eſtes bien vengé, Niſe mon pere, me voyant delaiſſée de celuy, pour l’amour duquel ie vous ay laiſſé: tu es bien vengé peuple de Megare, que i’ay trahy; reſioüy- toy donc maintenant de mon malheur, & pren plaiſir de me voir ſi iuſtement punie; i’ay bien merité (ie le confeſſe) les tourmens que i’endure, car la mort meſme eſtoit deuë pour ſupplice à mon crime: toutefois pourquoy eſt-ce que quelqu’vn de ceux que ma perfidie a offencez ne me tuë? Helas! mon offence t’a obligé, ma meſchance- té t’a rendu vainqueur, ce n’eſt pas de ta part que i’en deuois attendre la vengeance. I’ay commis vne impieté enuers mon pere & mon pays; mais à toy mon impieté te fut vn bon office. Ha! coeur trop inhumain! coeur farouche & digne d’auoir vne femme qui oſa bien ſe ioindre à vn taureau, pour t’enfanter vn monſtre, qui n’eſt ny boeuf, ny homme, mais tous les deux enſemble; Entens-tu encore ce que ie dis? Le meſme vent qui porte tes vaiſſeaux, porte-il mes paroles iuſ- qu’à tes ſourdes oreilles, ou ſ’il les diſſipe dans l’air? Ingrat, ie ne m’e- ſtonne plus que ta femme ait preferé la compagnie d’vn boeuf à la tienne; tu as plus de brutalité qu’il n’y en a dans le coeur des beſtes. Ha! infortunée que ie ſuis! plus ie te regarde, plus tes vaiſſeaux ſ’eſloi- gnent de moy, les rames qui fendent les ondes t’emportent ſi viſte, qu’il ſemble que ce riuage ſe retire de toy, & me faict retirer enſem- ble. Tu n’auances rien pourtant, c’eſt en vain que tu fuis, ingrat, à qui mes bien-faicts ne ſont rien; ie te ſuiuray malgré toy pour te les re- procher, & m’attachant à ton vaiſſeau me feray porter par tout où les ondes te porteront. Elle n’eut pas laſché la parole qu’elle ſe ietta ſur les eaux, & ſouſtenuë des aiſles de l’Amour qui la poſſedoit, fit tant qu’elle atteignit la galere de Minos, à laquelle elle ſe prit pour le ſuiure. Son pere qui n’eſtoit deſia plus homme, mais reueſtu du corps & des plumes d’vne eſpece d’aigle, l’apperceut d’enhaut en volant, & comme ennemy la vint becqueter. Il luy fit laſcher la priſe du (Nebriſſenſe dit que Ciris eſt vne Aloüette, mais tous ne ſont pas de ſon opinion.) vaiſſeau; toutesfois elle ne tomba pas dans l’eau, car ſon corps en meſme temps ſe trouuant ſouſtenu de plumes, elle ſe fit porter en l’air, & fut changée en vn oyſeau qui porte vn flot de plumes ſur la teſte, pour marque du poil qu’elle prit à ſon pere.
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LE SVIET DE LA II. FABLE.
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Minos apres auoir vaincu les Atheniens, les contraignit à luy enuoyer de neuf à(II. Fable ex- pliquée au 3. Chap.) neuf ans pour tribut, ſept ieunes Gentils-hommes de leur ville, pour eſtre deuorez dans le Labyrinthe par le monſtre my-taureau que ſa femme auoit enfanté. Le ſort à Athenes tomba ſur Thesée, lequel y eſtant enuoyé auec d’autres, tua le monſtre, & ſortit du La- byrinthe auec vn fil qu’Ariadne luy auoit donné, penſant par ce moyen l’obliger de la prendre pour femme: il l’emmena bien auec luy, maıs ce ne fut pas iuſqu’à Athenes; il la laiſſa dans vne Iſle deſerte, où elle fut ſecouruë par Bacchus, lequel pour eterniſer la memoire de l’amour qu’il luy auoit porté, porta dans les Cieux la couronne qu’elle auoit ſur la teſte, & fit qu’autant de pierreries qu’il y auoit furent des eſtoilles, qui re- tiennent touſiours la meſme forme de couronne.QVand Minos, pour rendre graces de ſes victoires, eut fait à Iupiter vn ſacrifice de cent boeufs, & qu’il eut enrichy ſon Pa- lais de Crete des deſpoüilles priſes ſur ſes ennemis, il fut conſeillé d’eſtouffer la memoire de l’horrible adultere de ſa femme, laquelle ayant par vn deteſtable artifice recerché les embraſſemens d’vn tau- reau, auoit enfanté vn monſtre demy-homme & demy-boeuf. Il reſolut donc de mettre ceſt effroyable enfant, l’infamie & la honte de ſa maiſon, en lieu qu’on ne le veiſt iamais; & pour ceſt effect ſe ſeruit de Dedale, le plus ingenieux ouurier de ſon temps, & le plus celebre architecte qui ait iamais eſté. Le fleuue de Meandre arroſant la Phrygie, ſe iouë dans les cercles de ſes ondes, faict mille tours & [218] retours, rebrouſſant ſon flux incertain, tantoſt du coſté de la mer, tantoſt du coſté de ſa ſource, & embroüille ſi eſtrangement ſon che- min, qu’à peine peut-on recognoiſtre ſa courſe. Dedale, admirable en ſes inuentions, imita les deſtours recourbez de ce fleuue au deſſein du logis qu’il baſtit. Il fit tant de chemins entre-laſſez les vns dans les autres, & les meſla d’vn ſi merueilleux artifice, que luy-meſme ſ’y penſa perdre; & quand il fut au milieu, ne reuint qu’à peine à l’en- trée, ſi facile il eſtoit de ſ’eſgarer parmy tant de deſtours. Là dedans fut logé le monſtre, auquel les Atheniens vaincus furent forcez d’enuoyer de neuf ans en neuf ans ſept ieunes Gentils-hommes, & autant de filles, pour ſeruir de proye à ce difforme animal. Deſia par trois fois ils auoient payé vn ſi cruel tribut, quand au quatrieſme Theſée par hazard fut du nombre de ceux que le ſort y enuoya. Son bon-heur voulut qu’Ariadne fille de Minos, eſpriſe de ſes beautez, luy enſeigna le moyen, & de tuer le monſtre, & de ſortir aprés de ceſte ingenieuſe maiſon, auec vn peloton de fil qu’elle luy donna pour ſe conduire. Il entra dedans, aſſomma le taureau demy- homme, ſortit guidé par le meſme fil qui l’auoit guidé à l’entrée, & deliura par ce moyen ſon pays d’vn ſi ſanglant hommage; puis fit voile auec Ariadne. Il l’emmena iuſqu’en l’Iſle de Die, & auec autant de cruauté que d’ingratitude, l’y laiſſa ſur le riuage deſert, où elle ſe veid abandonnée, en la ſeule & triſte compagnie de mille regrets. Bacchus la ſecourut en ſon affliction, & fut ſi rauy de ſa beauté, qu’il ne deſdaigna point de la prendre pour femme. Il l’honora de ſes em- braſſemens, & pour faire viure à iamais ſa renommée, luy arracha la couronne qu’elle auoit ſur la teſte, la ietta dans le Ciel, & auſſi toſt les (Les Grecs ap- pellent ces deux eſtoilles-là, En- gonaſe & O- phiouque.) pierres dont elle eſtoit enrichie, furent changées en Eſtoilles brillan- tes, qui luiſent encore en forme de couronne, entre l’aſtre qui repre- ſente vn homme appuyé d’vn genoüil en terre, & celuy qui tient vn ſerpent en main.

LE SVIET DE LA III. FABLE.
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(III. Fable expliquée au 4. Chap.) Dedale qui auoit faict la vache de bois, ſous laquelle Paſiphaé auoit eu affaire auec vn taureau, eſtant retenu priſonnier par Minos, trouua moyen de s’eſchapper auec des aiſles qu’il s’attacha ſur les eſpaules, & à ſon fils Icare außi, lequel n’ayant pas obſerué les preceptes qu’il luy auoit donnez, tomba dans la mer, pour s’eſtre approché trop prés du Soleil, où il fit fondre la cire de ſes aiſles. A ce propos le Poëte raconte la fable de Tale, autrement nommé Perdix, couſin germain d’Icare, lequel auoit eſté precipité du haut d’vne tour par Dedale, & en tombant Minerue prenant pitié de luy, à cauſe de ſon bel eſprit, l’auoit changé en Perdrix. Le Poëte, dy-ie, meſle ceſte Metamorphoſe-là, diſant que Perdix ſe reſioüit fort quand il veid tomber Icare, prenant ſa cheute pour vne vengeance de la cruauté que Dedale auoit exercée en ſon endroit.
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DEdale cependant retenu par force en Crete ſ’affligeoit ex- tremement de demeurer ſi long-temps priſonnier; il eſtoit tranſporté du doux deſir qui nous faict touſiours ſouhaitter de reuoir noſtre pays, il bruſloit d’aller au ſien, mais il eſtoit ſi eſtroictement reſerré, qu’il luy eſtoit impoſſible d’eſchapper, ny par mer, ny par terre. Quoy? diſt-il en ſoy-meſme, ie ne trouueray donc point de chemin, ny ſur la terre, ny ſur les eaux? Ces deux elemens poſſedez par Minos, me ferment donc tous les paſſages qui me peuuent ſortir. d’icy? Qu’ils le facent; que ce ſeuere Prince des Cretois poſe tant de gardes qu’il voudra pour captiuer ma liberté, il n’en peut poſer de- dans l’air, il faut que l’air me donne ma ſortie. Ceſte reſolution priſe, il recourut à l’aide de ſes plus ſubtiles inuentions, pour vaincre la na- ture, & ſe donner vne diſpoſition qu’elle a refuſée aux hommes. Il ramaſſa des plumes, & prenant les plus petites les premieres pour les ioindre par ordre, chacune eſtant ſuiuie d’vne autre vn peu plus grande, il les arrengea ſi proprement, qu’on euſt dit qu’elles eſtoient creües enſemble. Ainſi les bergers autrefois aſſembloient pluſieurs tuyaux de cannes d’inegale grandeur, dont ils faiſoient leurs fluſtes. Pour les faire tenir, il attacha les plus groſſes auec du fil, & mit de la cire aux petites; puis courba les rangs par le haut, ſi bien qu’on les euſt priſes pour vrayes aiſles d’oyſeau. Son fils Icare eſtoit là cepen- dant qui ramaſſoit les plumes que le vent vouloit emporter, manioit [220] la cire pour l’amollir, (las pauuret! ſans penſer au malheur que ce qu’il auoit en main luy deuoit cauſer) & bien ſouuent en ſe ioüant rompoit quelque choſe du merueilleux ouurage de ſon pere. Quand tout fut paracheué, ceſtingenieux artiſan ſe balança en l’air ſur deux des aiſles qu’il auoit faictes, & donnant les deux autres à ſon fils, luy monſtra comme il ſ’en deuoit ſeruir. Il faut (luy diſt-il) Icare, que vous teniez touſiours le milieu de l’air, de peur que ſi vous allez trop bas, les humides vapeurs, qui ſortent des eaux, n’appeſantiſſent vos aiſles, & ſi vous vous iettez trop haut, le feu du Ciel ne les bruſle, ou ne face au moins fondre la cire. Volez entre-deux, & n’allez point du coſté du Septentrion vers l’Ourſe, ou vers le pluuieux Orion, ſui- uez-moy ſeulement ſansvous eſgarer du chemin que ie vous frayeray. Aprés ces remonſtrances, il enſeigne à ſon fils comme il doit battre des aiſles; les luy attache ſur le dos, & en les attachant, d’vne main tremblante, ne ſe peut tenir de laiſſer couler quelques larmes ſur ſes ioües. Il le baiſe pour la derniere fois; puis ſ’eſleue le premier en l’air, craignant d’hazarder ſon petit Icare, tout ainſi qu’vn oyſeau craint la premiere fois qu’il faict ſortir auec ſoy ſes petits de leur nid. Il l’en- courage tant qu’il peut à le ſuiure hardiment, & le regarde preſques touſiours en battant des aiſles pour voir ſ’il a bien appris ce dangereux meſtier. Il y eut des peſcheurs, des bergers, & des laboureurs, qui les veirent en l’air; & tous eſtonnez d’vne telle merueille, creurent que c’eſtoient quelques Dieux. Deſia ils auoient en volant laiſſé à main gauche l’Iſle de Samos où Iunon ſeule eſt recognuë, Delos, & celle d’où vient le marbre: ils eſtoient au coſté droict de Lebynte & de Calymne, où il y a tant d’abeilles, quand le ieune Icare plus hardy qu’auparauant ſe voulut donner carriere, & deſdaignant de plus ſui- ure ſon pere, deſireux de voir dans les Cieux, prit ſon vol plus haut qu’il ne deuoit. Il ne ſe fut pas eſgaré de la route de Dedale, qu’auſſi toſt la cire de ſes aiſles fondant aux rayons du Soleil, il ſentit que ſes bras n’eſtoient plus couuerts. de plumes, les rames dont il battoit l’air tomberent, & luy enſemble dans la mer, à qui ſa cheutte a donné ſon nom. Il ne gaigna rien d’appeller ſon pere, car il fut enſeuely des flots deuant que Dedale le peuſt entendre. Mais las! quand le pere ſe retourna, pere infortuné, qui n’eſtoit plus pere n’ayant plus d’enfant, & qu’il ne veid point ſon fils aprés ſoy; il penſa tomber comme luy, & cria pluſieurs fois; Icare, où es-tu mon fils? Icare, qu’es-tu deuenu? où t’iray-je cercher? En l’appellant il apperceut ſes aiſles deſſus l’eau, & lors recogneut ſon malheur, deteſta ſes artifices, & toutes ſes ſub- tilitez qui luy auoient cauſé ſon deſaſtre, ſe rendit au bord pour auoir le corps de ſon fils, qu’il enterra, & fit que toute la Prouince tira ſon ſurnom du nom d’Icare, lequel y demeura ſous vn tombeau.Lors que Dedale faiſoit les triſtes obſeques d’Icare, la Perdrix ioyeuſe du miſerable ſort de ſon couſin germain, voyant ſon oncle [221] affligé, battit des aiſles, & teſmoigna ſous l’arbre où elle eſtoit, le contentement qu’vn tel deüil luy apportoit. Elle eſtoit lors vnique en ſon eſpece, peu de iours auparauant elle auoit eſté faite oyſeau par la meſchanceté de Dedale. C’eſtoit auparauant Tale ieune enfant d’vn bel eſprit, fils de la ſoeur de ce merueilleux ouurier, auquel il auoit eſté donné par ſa mere, dés l’âge de douze ans, pour eſtre in- ſtruict en l’Architecture. La bonne femme n’euſt pas penſé que ſon frere euſt deu eſtre ſi cruel enuers ſon fils, comme il fut; elle luy auoit ſi cherement recommandé qu’elle ſe perſuadoit qu’il luy ſerui- roit de pere. Il en arriua bien autrement; helas! qu’y a-il que l’enuie ne nous perſuade? ceſt enfant doüé d’vn eſprit autant ſubtil qu’il eſtoit poſſible d’en voir, & capable d’vne belle inſtruction, ayant pris garde à l’eſpine, que les poiſſons ont au milieu du corps, ſur ce mo- delle fit pluſieurs dents à vn fer tranchant, & inuenta de la façon l’v- ſage de la ſcie. Il fut auſſi le premier qui ioignit par vn bout deux fers enſemble, deſquels il fit vn compas pour former des cercles par- faicts en appuyant vne des branches ſur le milieu, & tournant l’autre tout autour d’vne eſgalle diſtance. En fin en ſi bas âge qu’il eſtoit, il ſe monſtra ſi habile, qu’il fit naiſtre deſlors de l’enuie contre luy. De- dale fut ialoux de ſa ſubtilité; & de peur qu’il ne le vainquiſt vn iour en ſon art, le precipita du haut de la tour de Minerue; puis fit enten- dre qu’il eſtoit tombé par meſgarde. La Deeſſe Pallas, Deeſſe touſ- iours fauorable aux beaux eſprits, ne permit pas qu’en faiſant vn ſi pe- rilleux ſault, il ſ’allaſt briſer contre terre; elle le receut au milieu de l’air, & là meſme couurit ſon corps de plumes. La viuacité de ſon eſ- prit prompt & ſubtil à merueilles ſe perdit, & eut pour recompenſe la legereté de ſes aiſles. Il ne changea point de nom, & ſe reſerua vne(Außi s’appel- loit-il aupara- uant Perdix.) crainte, qui fait qu’il n’oſe encore iamais ſ’eſleuer en haut, il ne fait que voler raiz terre, & ne poſe point ſon nid ſur les arbres; mais au pied de quelque buiſſon; car le ſouuenir de ſon ancienne cheute luy faict touſiours fuir les choſes hautes.

LE SVIET DE LA IIII. FABLE.
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Oenée ayant en vn ſacrifice qu’il faiſoit pour la cueillette des fruicts, oublié à deſſein(IIII. Fable ex- plıquée au 5. & 6. Chap.) Diane, elle enuoya vn ſanglier qui gaſta toutes les terres de Calydon. Meleagre fils d’Oe- née aſſembla tous les Princes de Grece pour chaſſer ceſte furieuſe beſte, auec leſquels Ata- lante, fille de Iaſius Roy d’Arcadie, ſe trouua, & eut l’honneur de bleſſer la premiere le ſanglier, duquel pour reſpect Meleagre luy donna la deſpoüille, quand il eut eſté tué. Plexippe, Toxée & Agenor oncles de Meleagre oſterent à Atalante la glorieuſe proye qu’elle emportoit; mais vn tel attentat ne demeura pas impuny, il leur couſta la vie à tous trois; dont Althée mere de Meleagre & leur ſoeur, fut tant affligée, que pour venger la mort de ſes freres elle fit mourir ſon fils, bruſlant vn fatal reietton de bois dans lequel ſa vie eſtoit posée. Ses ſoeurs pleurans ſon piteux deſtin, deuindrent oyſeaux & furent appellées Meleagrides.
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DEsia Dedale laſſé de battre des aiſles ſ’eſtoit arreſté en Sicile, auoit faict ſes plaintes au Roy Cocale, & l’auoit faict armer contre Minos. Deſia par la valeur de Theſée la ville d’Athenes auoit eſté affranchie du ſanglant tribut qu’elle payoit aux Cretois. Pluſieurs ſacrifices en auoient eſté faicts pour action de graces, tant à la guer- riere Minerue, à Iupiter, qu’aux autres Dieux. On auoit couronné leurs Temples, chargé leurs autels d’offrandes, & parfumé leurs ora- toires d’encens. La Grece lors n’auoit autres diſcours pour entretien que les proüeſſes de Theſée, on ne parloit que de ſa force, de ſon heur & de ſon addreſſe; auſſi n’y auoit-il iamais perilleuſe entrepriſe, où il ne fuſt inuité de ſe trouuer. Son bras eſtoit le bras commun de toute la Grece, on auoit touſiours recours à luy aux extremes dangers. Le Royaume de Calydon meſme, encore qu’il euſt pour chef le va- leureux Meleagre, ne peut ſe paſſer de l’aide de Theſée; les habitans de ce pays-là le vindrent ſupplier de les aller deliurer d’vn ſanglier, qui rauageoit leur terre par le commandement de Diane. Car on tient qu’Oenée Roy du pays ayant veu le ſuccés d’vne tres-fertile année, pour en rendre graces aux Dieux, offrit les premices des bleds à Cerés, du vin à Bacchus, & de l’huile à Minerue, ſans rien donner à Diane. Le bruit courut auſſi toſt par tout, que les ſeuls autels de la fille de Latone auoient eſté ſans encens en ceſte ſolemnité, & qu’Oe- née l’auoit faict à deſſein: qui fut cauſe que tous les Dieux ſ’en offen [223] cerent, & Diane intereſſée de meſpris, reſolut de punir vne telle ou- trecuidance. Oenée, diſt-elle, a bien faict parler de l’affront qu’il m’a faict; mais ie ne rendray pas moins celebre la vengeance que ie pren- dray de luy. Sans retarder dauantage dés l’heure meſme elle jetta dans la Sicile vn ſanglier furieux, plus haut que le plus grand boeuf qui ſe puiſſe trouuer en Epire. Le feu & le ſang luy eſclattoient dans les yeux, il auoit vne hure heriſſée, & tout le poil ſi droit qu’il ſembloit couuert d’haleſnes. De ſa bouche auec vne voix enroüée ſortoit vne eſcume boüillante, qui luy couloit ſur les eſpaules; ſes dents eſtoient toutes telles que celles d’vn Elephant, le ſouffle de ſon haleine ainſi que le feu du foudre bruſloit les fueilles & les fleurs des arbres. Il fou- loit les bleds qui eſtoient en herbe, terraſſoit ceux qui eſtoient preſts d’eſtre couppez, & d’vn meſme coup renuerſoit l’eſpoir des labou- reurs. Il rongea les eſpics, & fit en fin vn tel degaſt de bleds, que les greniers demeurerent vuides, & les caues ceſte année-là ne furent point remplies; car il rauagea de meſme les vignes, couppa les ſeps, ietta les grappes de raiſins par terre, & ne fit pas moins de mal aux oliuiers. Quoy? ſa rage ſe deſchargeoit meſme ſur le beſtail; ny les bergers, ny les chiens, ny les plus fiers taureaux qui fuſſent au pays ne pouuoient contre ſa furie deffendre leurs ieunes troupeaux. Le peu- ple effrayé ſe retiroit des champs, & ſe trouuoit encore peu aſſeuré dans les villes, ſi Meleagre, aſſemblant pluſieurs Princes, ne ſe fuſt armé pour l’oſter d’vne telle frayeur. Vne infinité de ieunes Sei- gneurs, deſireux d’acquerir de l’honneur à la chaſſe de ce ruineux animal, vindrent trouuer Meleagre, entre les principaux deſquels eſtoient Caſtor & Pollux; l’vn braue à cheual, l’autre fort adroict pour ſe battre à coups de poing. Iaſon auſſi qui a le premier hazardé ſa vie dans vn vaiſſeau, à la mercy des vagues & des vents, Theſée auec ſon cher Pirithous, Toxée & Plexippe enfans de Theſtie, Lyncée fils d’Apharée, le furieux Leucippe, Acaſte fort renommé pour ſon ja- uelot, le leger Idas, Cenée qui auoit eſté femme, Hippothous, Dryas, Phoenix fils d’Amyntor, Menetie pere de Patrocle, Phyllée, Tela- mon, Pelée pere du valeureux Achille, Admete, Iolas fils d’Hyan- tée, le prompt Eurytion auec Echion inuincible à la courſe, Lelex ſorty de Nerice, Panopée, Hylée, le courageux Hippaſe, & Neſtor à l’heure en la fleur de ſa ieuneſſe. Les trois fils d’Hippocoon y eſtoient encore, Laërte pere d’Vlyſſe, Ancée Lacedemonien, le prudent Am- pycide, Amphiaras qui fut depuis trahy par ſa femme. La belle Ata- lante pour auoir part à la gloire voulut eſtre de la partie, courageuſe Princeſſe qu’elle eſtoit elle ſe rendit à l’aſſemblée de tant de valeureux Princes, auec vne robe bordée de franges d’or. Elle n’auoit rien ſur ſa teſte, & ſon poil deſcouuert n’eſtoit retrouſſé qu’auec vn ſimple noeud, ſa trouſſe d’yuoire luy pendoit par derriere ſur l’eſpaule gau- che, & de la main gauche elle portoit ſon arc. On l’euſt priſe pour [224] quelque beau ieune homme deſguiſé en fille; & ſi elle euſt eu vn ha- bit d’homme, on euſt dit que c’euſt eſté vne fille au viſage, & à la po- ſture vn garçon. Meleagre ne l’eut pas apperceuë, qu’il ſentit ſon coeur eſchauffé des premieres chaleurs d’vn deſir, duquel ſortirent mille cuiſantes flames: O qu’heureux, diſt-il, ſeroit celuy qui ſe pour- roit rendre digne mary d’vne telle femme! Mais pour lors il n’eut pas le loiſir d’entretenir plus long-temps ſes conceptions amoureuſes; il falloit qu’il penſaſt autre part; car il eſtoit preſſé d’aller au champ de bataille pour combattre la fureur & la rage d’vne beſte qui ſembloit inuincible. Il y auoit vne eſpaiſſe foreſt, qu’on n’auoit iamais veu coupper, laquelle à ſon entrée eſtoit plaine & vnie; mais peu aprés ſ’abbaiſſant faiſoit vne vallée, où ceſte troupe d’Heros ſ’eſtoit ran- gée: Les vns tendoient des toiles, les autres laſchoient des chiens, & les autres cerchans le danger cerchoient à la piſte de ſes pas la couche de la beſte. Au fonds de la vallée où tous les ruiſſeaux, naiſſans de la pluye alloient croupir; il y auoit vn bourbier entouré de ſaulx & de ioncs, d’oziers, de roſeaux, & d’autres herbes mareſcageuſes, ſur leſ- quelles le ſanglier eſtoit couché: au bruit qu’il entendit, il ſe leua, & ſe ietta ſi furieuſement ſur ceux qui le chaſſoient, qu’vn eſclair ne peut fendre l’eſpaiſſeur des nuées auec plus de violence, qu’il fendit la foule de ſes ennemis. Il mit par terre autant d’arbres qu’il rencon- tra, & ſa courſe fut comme vn foudre lequel eſbranla toute la foreſt. Ces ieunes Gentils-hommes ſ’eſcrient, & roidiſſent les bras, preſen- tans au ſanglier la pointe de leurs eſpieux; mais il ne laiſſe pas de paſ- ſer, de renuerſer, & des coups qu’il leur donne auec ſes deffences, eſ- carter d’vn coſté & d’autre les chiens qui l’oſent attaquer. Le premier jauelot, qui luy fut ietté, partit de la main d’Echion, & ſ’en alla, ſans toucher à la beſte, donner dans le tronc d’vn arbre. Iaſon laſcha le ſecond, qui ſembloit deuoir frapper le ſanglier à la cuiſſe; mais il paſſa outre, pour ce qu’il le pouſſa trop rudement. Lors Ampycide leuant les yeux au Ciel, diſt: Beau Phoebus, ſi l’honneur que ie vous ay touſiours porté, m’a donné part en vos faueurs; faictes, ie vous ſupplie, que ſans faillir ie touche maintenant où ie viſeray. Apollon authoriſa ſes voeux, il toucha le ſanglier, toutefois ce fut ſans le bleſ- ſer: car Diane oſta le fer au jauelot encore en l’air, & lors qu’il attei- gnit la beſte ce n’eſtoit plus qu’vn baſton ſans pointe, qui ne fit qu’ai- grir la rage de ce furieux animal. S’eſchauffant plus qu’auparauant, il fit luire vn feu dans ſes yeux, vomit des flames par la bouche, & ſ’eſ- lançant comme vn foudre à trauers ceſte ieuneſſe qui ſ’oppoſoit à ſa violence, renuerſa mort Eupalemon & Pelagon, qui eſtoient au pre- mier rang de la main droicte. Eneſime fils d’Hippocoon, d’effroy prit la fuitte; mais pourtant il ne peut eſchapper la dent meurtriere du ſanglier, qui luy couppa le genoux, & le fit demeurer ſur la place. Neſtor y penſa voir auſſi ſon heure derniere; & de faict il n’euſt pas [225] eſté en peine de ſe trouuer depuis au ſiege de Troye, ſ’il ne fuſt alors promptement monté ſur vn arbre, d’où il eut ce contentement de voir l’ennemy duquel il ſ’eſtoit eſchappé, aiguiſer ſes dents au pied d’vn cheſne, & aller eſprouuer la pointe de ſes armes nouuelles ſur vn autre que luy, qui fut ſur Orithyas auquel il rompit la cuiſſe. Les enfans iumeaux de Lede, qui n’eſtoient point encore alors aſtres de- dans les Cieux, paroiſſoient merueilleuſement en ceſte chaſſe, mon- tez ſur des cheuaux plus blancs que neige, chacun vn dard en main, duquel ils euſſent à l’heure aſſeurément bleſſé le ſanglier, ſ’il ne ſe fuſt ietté dans le plus eſpais du bois, où ny leurs cheuaux, ny leurs traits meſmes ne pouuoient entrer. Telamon qui le voulut pourſuyure y fut auec tant d’ardeur, qu’à faute de prendre garde à ſes pieds, la raci- ne d’vn arbre le fit cheoir, & ainſi que ſon frere Pelée le releuoit, Atalante qui eſtoit derriere eux, deſcochant vne fleſche de ſon arc, donna ſi droit qu’elle bleſſa le ſanglier au deſſous de l’oreille, d’vn coup qui ne fit que gliſſer, & l’offença fort peu, mais teignit pour- tant ſes ſoyes du rouge de ſon ſang. Meleagre n’eut pas moins de contentement d’vn ſi heureux coup qu’elle meſme; on tient que ce fut luy, qui ſ’apperceut le premier de la bleſſure, & qui premier la fit voir à ſes compagnons, diſant, qu’vne fille emporteroit l’hon- neur de leur chaſſe. Ceſte parole les toucha tous de tant de regret & de honte, qu’ils ſ’animerent lors par vne infinité de cris, & ſ’eſ- chauffans d’vne ardeur nouuelle ietterent tant de traits enſemble, que la multitude fut nuiſible, car les traits perdirent leur force, frap- pans les vns contre les autres, & tomberent tous ſans effect. Lors An- cée animé d’vne fatale fureur qui le portoit à la mort, ſ’auançant auec vne hache en main, diſt à ſes compagnons: Faictes-moy place, ie vous prie, & ie vous feray voir combien peut le bras d’vn homme, plus que celuy d’vne femme. Ie ne veux point eſcorcher autour de l’o- reille quelque peu de la peau de ceſte fiere beſte; ie la veux faire d’vn coup de hache tomber à mes pieds; car quand meſme Diane ſeroit deſſus pour la couurir de ſes armes, ie la tueray malgré Diane, & croi- ſtray de ſes deſpoüilles la gloire de mes actions genereuſes. Ayant d’vn coeur hautain laſché de ſi ſuperbes paroles, pour faire paroiſtre ſes bras auſſi vaillans que ſa langue eſtoit brauache, leuant des deux mains ſa hache en haut, il ſ’eſleua ſur la pointe des pieds, mais comme il eſtoit preſt de donner, il receut: le ſanglier le preuint & le bleſſant en l’aine, où nous auons vne veine mortelle, le fit tomber en arriere. La terre fut auſſi toſt couuerte de ſang, les boyaux luy ſortirent, il per- dit auec la vie ſon ambitieux deſir d’acquerir de l’honneur plus que les autres. Pirithous n’alloit pas moins indiſcrettement attaquer le ſan- glier, auec vn eſpieu qu’il portoit, quand Theſée le voyant auancer luy cria de loing: Où allez vous, douce ame de mon ame, Pirithous dont la vie m’eſt plus chere que la mienne, où vous precipitez-vous? [226] Non, non, ne vous iettez point ſi auant, il n’eſt pas beſoin que tous ceux qui ont de la valeur ſ’approchent ſi prés, il faut que la prudence modere la boüillonnante ardeur de noſtre courage. Vous auez veu qu’vne indiſcrette ardeur a faict perdre Ancée, ne vous perdez pas de meſme: ce n’eſt pas valeur de cercher ainſi la mort, c’eſt temerité. Ce furent de vaines remonſtrances qui ne peurent retenir le bras de Piri- thous, il voulut percer le flanc au ſanglier auec le baſton ferré qu’il auoit en main; mais vne branche de nefflier deſtourna ſon coup, du- quel ſans doute il n’euſt pas manqué de le bleſſer, ſans la rencontre de l’arbre. Iaſon auſſi ietta ſon jauelot, qui par hazard ne frappa point la beſte, mais trauerſa vn chien, & aprés l’auoir trauerſé ſe planta tout ſanglant dans terre. Depuis Meleagre laſcha deux traits coup ſur coup, dont l’vn paſſa ſans rien faire; mais l’autre demeura planté dans la cuiſ- ſe du ſanglier, qui fut lors eſpoinçonné d’vne nouuelle rage, & iet- tant d’vn coſté le ſang & l’eſcume de l’autre, fit pluſieurs tours, eſlan- çant la teſte vers ſa playe, à laquelle il ne pouuoit atteindre. Cepen- dant qu’il bondiſſoit & ſe tourmentoit ainſi, Meleagre pour redou- bler ſ’auança promptement, luy plongea ſon eſpieu dans la hanche, & de ce coup le mit par terre. Toute la nobleſſe aſſemblée, teſmoigna le contentement qu’elle en receut, par mille cris d’allegreſſe, eſlancez en faueur de Meleagre. Ils vindrent tous le ſalüer, toucher de la main ſa main victorieuſe, & voir ceſte horrible beſte eſtenduë ſur l’herbe, de laquelle ils admiroient la grandeur, & n’oſoient pas pourtant en- core la manier, mais chacun d’eux prenoit plaiſir d’enſanglanter ſes armes dans ſon corps. Le glorieux vainqueur qui l’auoit atterrée, en la preſence de tous, luy mit le pied ſur la teſte, & ſe tournant du coſté d’Atalante: Vous auez, luy diſt-il, valeureuſe Princeſſe, teint la pre- miere vos fleſches au ſang de ce ſanglier; c’eſt bien raiſon, puis que voſtre bon-heur vous en a donné l’honneur, que vous ayez part au butin: pour moy ie ne me veux rendre en ceſt acte icy, que compai- gnon de voſtre gloire; ie vous laiſſe la deſpoüille de la beſte: & ioi- gnant l’effect à ſes paroles luy preſenta dés l’heure meſme la peau he- riſſée de ſoyes auec la hure de ce furieux ſanglier, qui ſembloit enco- re deuoir touſiours offencer quelqu’vn de ſes deffences. En receuant le preſent, elle monſtra ne le cherir pas moins, que l’affection de ce- luy qui luy offroit ſi librement les deſpoüilles de ſa victoire. Elle ſ’en reſioüit extremement; mais ce qui la combla de ioye, la chargea de beaucoup d’enuie. Tous ces ieunes Princes, ialoux de l’honneur qu’elle receuoit, firent oüyr vn murmure, teſmoin du meſcon- tentement qu’ils en auoient: & les deux fils de Theſtie entre au- tres, crians tout haut, qu’il ne falloit pas qu’vne femme pour vn vain reſpect de beauté emportaſt l’honneur de leur chaſſe, luy oſterent ce glorieux preſent par elle receu de la main victorieu- ſe de celuy, qui ſeul auoit droict d’en diſpoſer à ſa volonté. [227] Meleagre offencé d’vn tel affront, ſe ietta ſur eux tout bouffi de co- lere, & leur diſt: Apprenez, voleurs de la gloire d’autruy, que c’eſt d’attaquer Meleagre. Il n’vſa point d’autres menaces; mais à l’inſtant meſme plongea ſon eſpée dans le corps de Plexippe, qui n’attendoit rien moins que ce coup-là. Son frere Toxée eſtoit en doute, ſ’il ſe deuoit mettre en deffence pour venger la mort de Plexippe, la crainte d’eſtre puny de meſme le tenoit en ſuſpens; toutesfois il n’y fut pas long-temps, Meleagre à l’inſtant le deliura de ceſte douteuſe appre- henſion, reſchauffant dans ſon ſang l’eſpée encore chaude du ſang de ſon frere; car il leur fit preſques d’vn meſme coup perdre la vie à tous deux.Althée mere de Meleagre ſ’en alloit au Temple faire ſes offrandes, & remercier les Dieux de la victoire de ſon fils, quand elle veid ſes deux freres morts qu’on apportoit couuerts du ſang, auec lequel leur ame ſ’eſtoit eſcoulée. Ce triſte ſpectacle luy fit changer ſa ioye en dueil, & ſa robe chargée d’or en vn habit noir, duquel elle ſe veſtit pour aller par la ville faire entendre les piteux cris de ſon affliction. Elle fut quelque temps toute en pleurs; mais depuis qu’elle eut ſceu l’autheur du meurtre, elle tarit la ſource de ſes larmes, & au lieu de dueil n’eut dans le coeur qu’vn deſir de vengeance.Lors que Meleagre naſquit, les Parques commençans à filer ſa vie, mirent vne ſouche de bois dans le feu, & reſolurent de faire durer ſes iours auſſi long-temps que le bois dureroit, & les finir ſi toſt qu’il ſe- roit conſommé. Elles ſe retirerent aprés auoir ainſi prononcé l’arreſt de ſa vie, & lors Althée retira du feu la ſouche qui bruſloit, la plongea dedans l’eau, pour en eſteindre la flame; puis la ſerra dans vn cabinet, où elle fut cherement conſeruée & ta vie enſemble, Meleagre, que le deſtin y auoit attachée.Elle l’auoit touſiours ſoigneuſement gardée, mais las! elle la ſortit à l’heure, & ſ’en voulut ſeruir à la vengeance du meurtre de ſes freres. Elle fit allumer vn braſier en ſa chambre, & comme elle fut ſur le poinct de ietter dedans, ceſte ſouche vitale, par quatre fois elle ſ’en retint; le nom de mere combattant en ſon ame auec celuy de ſoeur; car l’vn luy perſuadoit, l’autre luy diſſuadoit de le faire. Tantoſt l’horreur de commettre vn tel crime, que d’accourcir d’vne maraſtre main les iours de ſon fils, la faiſoit pallir; tantoſt les feux de la colere luy montoient à la face; & tantoſt ie ne ſçay quels traits de cruauté peints deſſus ſon viſage, monſtroient que ſon coeur eſtoit plein de ſanglantes menaces; puis on euſt dit, qu’elle ſe vouloit laiſſer vaincre à la pitié. Lors que les chauds deſirs de la vengeance auoient ſeiché les larmes de ſes yeux, le ſeul nom de ſon fils en faiſoit couler d’autres. Elle eſtoit ainſi qu’vn vaiſſeau ſur mer, agité de deux vents contraires, lequel battu de leur double violence, demeure entre-deux balancé, ſans eſtre emporté de l’vn, ny de l’autre. Sa double paſſion tient ſa vo [228] lonté ſuſpenduë; par fois ſa colere ſe refroidit, par fois elle ſe r’eſ- chauffe, elle ne ſçauroit ſe reſouldre; toutesfois elle deuient en fin meilleure ſoeur que mere. Pouſſée d’vne pieuſe impieté, elle ſe laiſſe porter à vne rage, qui luy faict appaiſer les ombres de ceux de ſon ſang par vne offrande du ſang meſme.Quand elle void le braſier allumé: C’eſt vne reſolution priſe (dit- elle) il faut que ce feu bruſle le fruict ſorty de mes entrailles: & d’vne main meurtriere tenant le bois fatal, toute debout qu’elle eſt deuant ce funeſte foyer, permet à ſa fureur de faire ces execrables prieres: Mornes Deeſſes des tourmens & des peines, noires filles qui preſidez aux vengeances, iettez maintenant voſtre veuë effroyable ſur l’horri- ble ſacrifice que ie fais; ie me venge, & en me vengeant commets vne impieté ſans pareille: mais ie ne puis faire autrement; il faut que i’ef- face le crime d’vn meurtre par vn autre meurtre, que i’accumule meſ- chanceté ſur meſchanceté, cruauté ſur cruauté, & funerailles ſur fu- nerailles, afin que noſtre impie maiſon periſſe ſous le comble de ſes afflictions. Comment? Oenée auroit-il l’heur de voir viure ſon fils vi- ctorieux, tandis que Theſtie, miſerable ſoeur, pleureroit la mort de ſes freres? Non, il faut que tous deux ſoient en meſme temps affligez: la raiſon veut qu’ils ſoient tous deux en dueil, & qu’ils pleurent tous deux enſemble. Vous donc mes freres, qui maintenant dans les enfers n’eſtes plus que des ombres, receuez ceſte placable victime, chere vi- ctime que ie vous offre du ſang de celuy dont ie ſuis la mere. Ha! mal- heureuſe, quelle furie me tranſporte? Pardon, mes freres, excuſez le reſſentiment maternel, mes mains ont horreur des effects que ma co- lere leur inſpire; elles ſont honteuſes d’executer les cruels deſſeins que mon coeur medite. Ie confeſſe que Meleagre merite de mourir, ie ne regrette point ſa mort; mais bien me deſplaiſt-il d’eſtre ſa meurtriere. Quoy? ce meſchant demeurera donc impuny? Meleagre viura, plein de la vanité de ſes proüeſſes? les peuples de Calydon obeïſſans à ſes volontez, le recognoiſtront pour leur Prince, & vous ne ſerez plus que cendre ſous vne froide lame? Non, ie ne le permettray point, il n’aura pas l’auantage de vous ſuruiure auec tant de contentement; il mourra le cruel, & l’eſperance de ſon pere auec luy; il le faut perdre, & d’vn meſme coup ruiner la Prouince dont il attend le ſceptre. Helas! trop inſenſible femme, où ſ’eſt perduë en moy la douce affection de mere? Où ſont les pitoyables voeux que ie deurois auoir en bouche pour le ſalut de mon fils? Où eſt la memoire des agreables trauaux en- durez, en le portant neuf mois dedans mes flancs? Pleuſt aux Dieux, fils deſnaturé, que dés ton enfance ie t’euſſe eſté mere deſnaturée! Pleuſt aux Dieux que i’euſſe laiſſé conſumer dans le feu la branche fa- tale, afin que ta vie euſt trouué ſa fin au poinct de ſa naiſſance! Ce que tu as veſcu depuis ce temps-là, c’eſt par mon moyen; & mainte- nant tu mourras pour ta faute. Reçoy le loyer de ta cruauté en rece [229] uant la mort: rend-moy la vie que ie t’ay donnée par deux fois; lors que tu ſortis de mon ventre, & lors que ie tiray du feu ceſte branche laquelle en ſe bruſlant conſumoit l’humeur de ta vie. Rend-moy ton ame ſanguinaire, ou d’vn fer parricide enuoye la mienne auec les om- bres de mes freres. Pauurette! à quoy me doy-je en fin reſoudre? Ma main ne peut pas eſtre de l’intelligence de mes deſirs; elle deteſte le coup que ma fureur ſouhaitte. Les playes de mes freres auec l’image de leur mort ſe viennent offrir à mes yeux pour aigrir ma colere; puis le doux nom de mere & la pitié flechiſſent mon courage. Mais quoy? miſerable, ie ſens que mes freres le gaignent. Emportez-le, mes fre- res; bien que ce ſoit auec trop de cruauté; mais faites donc que ie ſois bien toſt portée auec vous, aprés vous auoir appaiſez d’vne ſi horrible victime. Cela dit, elle tourna la teſte, & d’vne main tremblante ietta ce funeſte tiſon dans le feu, lequel eſpris des flames ſembla faire quel- ques plaintes, en ſe conſumant dans vn braſier, qui ne le deuoroit que par force. Cependant Meleagre loing de là, ſans rien ſçauoir de ce mortel deſſein, ſentit ſes entrailles bruſler du meſme feu qui bruſ- loit le tiſon: il appella pluſieurs fois ſa genereuſe valeur à ſon ſecours, pour dompter la rigueur des tourmens qu’il ſouffroit; il ſe deſpita contre les ſecrettes douleurs qui ſans bleſſure l’emportoient d’vne mort lente, regretta de ne mourir comme Ancée d’vn coup de la dent du ſanglier. Mais ainſi qu’il faiſoit ces regrets, & demandoit ſon pere, ſes freres, ſes ſoeurs, ſa femme, & meſme peut-eſtre ſa mere, pour aſſiſter à ſa fin, auec le feu la douleur ſ’accreut; puis ſ’allentir peu à peu tandis que la cendre couuroit le charbon du tiſon, & ſon ame en fin ſ’enuola, quand les dernieres eſtincelles ſ’eſteignirent. Le Royaume de Calydon outrageuſement affligé fut lors tout en dueil, les vieillards, la ieuneſſe, le peuple, la nobleſſe pleura le triſte ſort de Meleagre, & les Dames de la ville toutes eſcheuelées, ſe battans le ſein firent ouïr de piteux cris, teſmoins de leur affliction. Oenée que la perte d’vn tel fils rendoit trop infortuné pere, ſe iettant contre terre, couurit ſon poil blanc de pouſſiere, & deteſta ſes trop longues an- nées, qui n’auoient conſerué ſa vie que pour luy faire voir la deplora- ble fin de Meleagre. Quant à la mere bourrellée en ſa conſcience des remords d’vne inhumanité, qui auoit offencé la nature, elle ſe pu- nit ſoy-meſme de ſon crime, & ſ’ouurit la porte de la mort, en ſ’ouurant le ſein d’vn poignard.Si le meſme Dieu qui m’a donné la vie m’auoit donné cent langues, & vn eſprit capable d’enfanter autant de vers, qu’il y en a dans les ſe- crets cabinets d’Helicon, encore manqueroy-je en ceſt endroit; ie ne pourrois repreſenter le dueil & les plaintes des ſoeurs, que tous les fleaux de la douleur aſſaillirent, quand le reſſentiment de la mort de leur frere ſ’empara de leur coeur. Elles perdirent le ſoing & le ſouue- nir enſemble de leurs agreables beautez, meurtrirent à coups de [230] poing le marbre de leur eſtomach, & tant que le corps fut en leur puiſſance, elles ne ceſſerent de l’embraſſer, penſans reſchauffer les gla- çons de la mort qui l’auoit ſaiſi. Elles le baiſerent meſmes ſur la biere, & lors qu’il ne fut plus que cendre, prindrent des cendres pour les mettre en leur ſein; demeurerent couchées ſur ſon tombeau, & bai- ſottans ſans ceſſe ſon nom eſcrit ſur le marbre qui le couuroit, l’effa- cerent preſque auec l’eau de leurs larmes. Bref leur dueil fut tel, que Diane laſſée de tant d’infortunes, que ſon courroux auoit portez dans la maiſon d’Oenée, en eut en fin pitié, & les changeant toutes en oyſeaux, ſinon Gorgé, & Dejanire femme du grand Hercule, les enuoya dans l’air, diſſiper en volant les noires humeurs de leur tri- ſteſſe.

LE SVIET DE LA V. ET VI. FABLE.
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(V. & VI. Fable explıquées au 7. Chap.) Thesée retournant de la chaſſe du ſanglier, fut arreſté par les eaux desbordées d??? fleuue Acheloys, lequel en attendant que les eaux ſe calmeroient, pria Thesée de ſe venir repoſer chez luy; & c’eſt là qu’en diſnant le Poëte luy faict raconter la Metamorphoſe de cinq Naïades changées en Iſles, pour auoir meſprisé de ſacrifier à Acheloys, ainſi qu’aux autres Dieux des eaux. Et en ſuitte des Echinades il conte la Metamorphoſe de Peri- mele, Nymphe par luy meſme violée, & à ſa priere par Neptune changée en Iſle, lors que pour la punir ſon pere la precipita du hault d’vn rocher.TAndis que ces tragiques fureurs rauageoient le Palais d’Oe- née, Theſée qui auoit aſſiſté à la perilleuſe chaſſe du ſanglier, [231] ſe retiroit à Athenes; mais il eut vn empeſchement ſur le chemin qui le retarda quelque temps. Les pluyes auoient tellement groſſi les eaux du fleuue Acheloys, qu’il eſtoit impoſſible de le trauer- ſer ſans courir fortune de ſe perdre: qui fut cauſe qu’Acheloys prenant Theſée par la main, luy diſt; Venez, valeureux Athenien, vous retirer en ma maiſon, & ne vous hazardez point à la vio- lence de ces rapides ondes. C’eſt vn torrent auquel i’ay veu traiſ- ner de gros arbres entiers, des maſſes de rocher, & des eſtables meſmes auec les troupeaux qui eſtoient dedans. La force des tau- reaux, ny la viſteſſe des cheuaux ne peut reſiſter à la violence de ſes vagues. Pluſieurs ieunes hommes ſ’y noyent, qu’il entraiſne lors que les neiges fondent au haut de ces montaignes. Il ſera beau- coup plus ſeur de vous repoſer en mon logis, iuſqu’à ce que les eaux rangées dans leur lict ordinaire, ayent calmé leur courroux. Theſée ſ’y accordant, reſpondit: I’vſeray donc de voſtre conſeil, Acheloys, & de voſtre maiſon enſemble: & ainſi ſe ſeruit libre- ment de l’vn & de l’autre. Il entra dans l’humide maiſon de ce fleuue, baſtie de pierre ponce & de tuffeau, où le bas eſtoit com- me tapiſſé d’vne mouſſe verte, & la voûte de deſſus enrichie de co- quilles de mer, arrangées de telle façon, que des deux l’vne eſtoit comme violette. Acheloys, ioyeux d’auoir vn tel hoſte chez ſoy, ayant faict appreſter le diſner, fit ſeoir à table Theſée, & ceux de ſa compagnie auec luy, Pirithous d’vn coſté, Lelex, qui commen- çoit deſia à griſonner, de l’autre, puis les autres de rang ſelon leur qualité. Les vertes Nymphes des eaux les ſeruirent à table les pieds nuds, & leur verſerent pluſieurs fois du vin dans des vaſes enrichis de pierreries, pour les faire boire les vns aux autres, meſmes aprés que les viandes furent leuées. Theſée alors iettant la veuë ſur les plaines azurées de la mer, demanda quelles Iſles c’eſtoient qu’il voyoit, & combien il y en auoit à l’endroit qu’il monſtroit du doigt. Acheloys reſpondit qu’il y en auoit cinq, bien qu’on ne les peuſt diſcerner de ſi loing; & de là prit occaſion de faire ce diſcours: Vous ne deuez pas vous eſtonner, diſt-il, ſi Diane ſ’eſt vengée du meſpris d’Oenée: les cinq Iſles que vous voyez eſtoient autrefois cinq Naïades, qui firent vn ſacrifice ſolemnel de dix ieu- nes boeufs, & appellerent à la feſte tous les Dieux champeſtres, ſans m’inuiter, bien que ie fuſſe leur voiſin. I’en fus ſi deſpit, que de colere i’enflay mes ondes, & eſtendis mes eaux plus loing que ie n’auois iamais faict: La violence de mon rapide flux emporta des foreſts, des terres labourées, & les Nymphes meſmes qui m’a- uoient offencé, auec le lieu où elles faiſoient leur demeure. Ie les traiſnay iuſques dans la mer, & les traiſnant donnay de ſi furieuſes ſecouſſes à la terre, ſur laquelle elles eſtoient portées, qu’auec l’ai- de que me preſta Neptune, ie la diuiſay en cinq pieces, qui ſont [232] ces Iſles qu’on appelle Echinades, ſous chacune deſquelles repoſe vne Nymphe enterrée.Au delà des cinq plus proches, vous voyez bien encore vne au- tre Iſle, c’eſt Perimele qui fut auſſi autrefois vne fille, que i’aimois eſperduëment. La violence de mes affections me contraignit de luy rauir par force ſon pucelage, & luy deſrober le nom de vierge, qu’el- le cheriſſoit trop pour mon contentement. I’en eus ce que mon de- ſir recerchoit; mais ſi toſt que ſon pere le ſceut, il la precipita du haut d’vn rocher dans la mer. I’eſtois au deſſous quand elle tomba, & l’ayant receuë entre mes bras humides, ie preſentay ceſte requeſte à Neptune. Grand Roy, luy dy-je, qui portez en main vn trident pour ſceptre des plaines ondoyantes, qui vous ſont eſcheuës en partage; humide Prince de ce liquide corps, dans lequel nous au- tres fleuues ſacrez nous rendons tous pour nous y engloutir, eſ- coutez ma priere, grand Dieu, & l’authoriſez de voſtre faueur. He- las! ie ſuis cauſe du mal de celle que ie porte, c’eſt moy qui l’ay faict cheoir; mais non, ce n’eſt pas moy, c’eſt l’inhumanité d’Hip- podamas, qui par raiſon deuoit eſtre plus pitoyable enuers elle, & plus equitable enuers moy. S’il euſt eu quelque reſſentiment pa- ternel, il euſt trouué en ſon coeur de la compaſſion pour elle, & vn pardon pour mon amour, qui n’auoit rien faict que pouſſé par l’ar- deur de mes flames, auſquelles ie n’auois peu reſiſter. Neptune puiſſant Roy des eaux, qui auez autrefois eſté banny de toute la terre par la cruauté de voſtre pere, fauoriſez de voſtre ſecours ceſte fille que la cruauté de ſon pere a noyée, donnez-luy quel- que place en vos plaines liquides, ou faictes qu’elle meſme ſoit vne place; faictes-la deuenir Iſle, afin que i’aye le contentement de l’embraſſer touſiours. Ce Dieu des mers, teſmoigna d’vn bran- ſle de teſte qu’il auoit la requeſte d’Acheloys agreable. Du ſi- gne qu’il m’en donna il eſmeut de tous coſtez des montaignes de vagues, leſquelles effrayerent Perimele; mais elle ne laiſſa pas pour- tant de nager encore, & moy cependant auois la main ſur ſon eſtomach, que la crainte agitoit au commencement d’vn mouue- ment continuel: toutefois ie ſentis en fin que le mouuement ſe perdit peu à peu, que tout ſon corps ſ’endurcit, & que ſon ſein eſtoit entouré de terre. En moins de temps qu’il y a que i’en parle, elle fut toute terre, & ſes membres, ſans forme de membres humains, ſ’accreurent tellement, qu’elle fit vne grande Iſle, de tous coſtez en- ceinte d’eau.
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LE SVIET DE LA VII. VIII. IX. ET X. FABLE.
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Iupiter & Mercure en habit d’hommes, eſtans deſcendus en Phrygie, furent reiet-(VII. VIII. IX. & X. Fable ex- pliquées au 8. & 9. Chap.) tez d’vn chacun, ſinon du pauure Philemon, & la vieille Baucis ſa femme, qui les receurent auec beaucoup plus de bonne volonté que de moyen. Leur zele recognu des Dieux, fit que leur petite caſe fut changée en vn Temple, duquel ils eurent la charge, & apres auoir accomply de fort longues années, eux-meſmes furent changez en arbres. Le bourg où ils demeuroient, & tous les autres habitans, à cauſe du peu de reſpect qu’ils auoient porté aux deux Dieux, furent noyez d’vne eau qui couurit les maiſons, & ne parut plus depuis qu’vn eſtang. A quoy eſt adiouſtée par Acheloys la merueille des changemens de Prothée, qui prenoit toutes ſortes de formes pour eſchapper lors qu’il eſtoit pourſuyui.ACheloys finiſſant, laiſſa toute la compagnie en admira- tion, comme rauie d’vne telle merueille: toutefois Pirithous, impie comme ſon pere Ixion, & d’vne humeur trop peu reſpectueu- ſe enuers les Dieux, n’en fit point d’eſtat: tels miracles luy eſtoient des contes, eſquels la feinte auoit plus de part que la verité. C’e- ſtoit, diſoit-il, attribuer trop de puiſſance aux Dieux, que de croi- re qu’ils peuſſent changer les formes que la nature a données. Cha- cun ſ’eſtonna de luy voir prononcer des paroles pleines de tant d’im- pieté, & n’y eut perſonne qui n’en fuſt ſcandaliſé; mais ſur tous Le- lex, que l’âge & l’experience auoient rendu plus meur que les autres, [234] comme offencé repartit ainſi pour les Dieux. Non, non, diſt-il, n’en iugez pas de la façon, vous vous trompez, la puiſſance des Cieux n’eſt point limitée, elle eſt infinie; le pouuoir des Dieux n’eſt autre choſe que leur vouloir, ce qu’ils deſirent eſt incontinent accomply; & afin que vous en doutiez moins, ie vous feray le conte de deux arbres qui ſont ſur les montaignes de Phrygie; l’vn eſt vn cheſne, l’autre vn tilleul, tous deux entourez d’vne petite muraille. Ie les ay veus, car mon pere dés ma ieuneſſe voulut que ie fiſſe vn voyage en ce païs- là, pour ce que Pelops mon grand-pere, en auoit autresfois porté la couronne. Aſſez prés des deux arbres il y a vn eſtang, qui eſtoit ia- dis vn bourg fort peuplé, & maintenant c’eſt vne eau qui n’eſt fre- quentée que par les plongeons & les poulles de riuiere. Du temps que le bourg eſtoit en ſon eſtre, Iupiter & Mercure reueſtus de for- mes humaines, y furent pour eſprouuer quelles gens l’habitoient. Ils ſe preſenterent à la porte de mille maiſons, demandans la retraitte pour vne nuict; & d’autant de maiſons ils furent renuoyez, ſans pou- uoir trouuer logis, que dans vne petite loge couuerte de chaume, où le vieil Philemon & ſa femme Baucis auoient veſcu enſemble depuis leurs ieunes ans. Ces bonnes gens, que la crainte des Dieux auoit touſiours accompagnez, eſtoient fort pauures; mais la patience leur auoit rendu leur pauureté ſupportable, & iamais ils ne ſ’affligeoient pour quelque neceſſité qu’ils euſſent. Les qualitez differentes de mai- ſtres & valets n’eſtoient point remarquées en leur famille; eux-deux ſeuls eſtoient tous ceux du logis, qui reciproquement comman- doient & obeïſſoient. Quand les Dieux donc, baiſſans la teſte, fu- rent entrez dans ceſte baſſe maiſonnette; le bon-homme auſſi toſt leur y preſenta vn ſiege pour ſe repoſer, ſur lequel Baucis ietta vne meſchante couuerture qui ſeruit de tapis; puis ſ’en alla deſcouurir le feu, qui n’auoit pas eſté allumé depuis le iour de deuant, ramaſſa des fueilles, des eſcorces d’arbres, quelques couppeaux des bois, & tira meſme du toict de la maiſon des branches ſeiches qu’elle rompit, & les arrangea au foyer, puis fit tant d’vne penible haleine, que le feu en fin eſclaira. Cependant que ſon mary couppoit vn morceau du lard pendu à leurs ſoliues enfumées, elle couppoit des herbes qu’il auoit parauant cueillies à leur iardin, pour les mettre cuire enſem- ble. Ils mettent le pot deuant le feu, & en attendant que le lard ſoit cuit, le bon-homme qui diſcourt touſiours afin de tromper le temps, & faire qu’il dure moins à ſes hoſtes, met de l’eau tiede dans vn grand plat de bois, qu’il tire d’vne cheuille où il eſtoit pendu, & leur laue les pieds. Leur lict de bois de ſaule eſtoit au milieu de la cham- bre, dans lequel n’y auoit qu’vn faiſſeau d’herbes ſeiches. Ils eſten- dirent vn vieil tapis deſſus, de peu de valeur & conuenable au lict, & ſi ce n’eſtoit pas leur couſtume de ſ’en ſeruir ordinairement; car pour eux ils ne le mettoient qu’aux iours de feſtes. Quand les Dieux [235] furent couchez deſſus, la bonne femme qui eſtoit rettouſſée en meſ- nagere, d’vne main tremblante dreſſa la table deuant eux, & pour la faire tenir ferme, à cauſe qu’ily auoit vn des pieds plus court que les autres, mit vn teſt de pot caſſé deſſous, de peur qu’elle ne bran- laſt, puis frotta le deſſus auec de la menthe pour le nettoyer, & luy donner vne bonne odeur. Elle leur ſeruit premierement des oliues, des cormes dans la reſinée, de la cicorée en ſalade, du fromage blanc, & des oeufs mollets, le tout en vaiſſelle de terre. Elle apporta apres vn grand pot du meſme metail plein de vin, & des coupes de bois, iaunes & bien pollies; car elles auoient eſté frottées de cire. Le lard fut cuit preſque auſſi toſt, qu’elle mit ſur table auec le po- tage aux herbes; puis leur fit boire pour entre-mets du vin nou- ueau, & ſeruit le fruict incontinent apres. Il y auoit des noix, des figues ſeiches auec des dattes, des prunes, des pommes dans vn pa- nier, qui ſentoient merueilleuſement bon, des raiſins & du miel. En fin ils contenterent extremement les Dieux, & non pas tant pour les viandes que pour le bon viſage auec lequel ils les trai- ctoient: car en leur pauureté ils faiſoient paroiſtre vne libre & ri- che affection, beaucoup plus à priſer que le reſte. Ainſi qu’ils ver- ſoient du vin, ils recognurent qu’il ne ſe diminuoit point dans le pot, dont ils furent tous eſtonnez, & ſoupçonnans alors quelque diuinité en leurs hoſtes, les prierent d’excuſer le pauure traictement qu’ils leur auoient fait. Ils n’auoient qu’vn oye qu’ils voulurent tuer auſſi toſt pour le ſoupper; mais il les laſſa courant çà & là, ſans qu’ils le peuſſent prendre; auſſi qu’à la fin ceſte beſte gardienne de leur pe- tite logette, ſe ſentant pourſuiuie à mort eut recours aux Dieux, comme à vn aſyle d’aſſeurance, & ſe rangea prés d’eux pour auoir la vie ſauue, ainſi qu’elle eut: car les diuins hoſtes deffendirent aux bonnes gens, qui eſtoient preſques hors d’haleine, de le pourſuiure dauantage, puis ſe deſcouurirent, diſans: Nous ſommes Dieux à la verité, vous ne vous trompez pas de nous ſoupçonner tels, croyez-le ainſi, & ſoyez aſſeurez que vos voiſins ne demeureront pas impunis du peu de reſpect qu’ils nous ont porté: vous ſeuls de tout ce bourg ſerez preſeruez du deluge qui le rauagera; mais il faut que vous quit- tiez voſtre maiſon, que vous nous ſuiuiez, & veniez maintenant auec nous ſur le haut de ceſte montaigne. Obeïſſans aux diuinitez qui leur parloient; ils les ſuiuirent, & prindrent chacun vn baſton à leur main, pour ſouſtenir leur caduque vieilleſſe, qui ne pouuoit qu’à peine & d’vn pas mal-aſſeuré monter vne ſi rude & ſi longue coſte. Ils n’eſtoient pas à vn traict d’arbaleſte du ſommet, quand ils ſe re- tournerent, & veirent leur village noyé, duquel rien ne paroiſſoit plus que leur maiſon. Eſtonnez & affligez enſemble, ils regretterent le pi- teux ſort de leurs voiſins, qui auoient faict vn ſi deplorable naufrage; & cependant qu’ils plaignoient leur infortune, ils ſ’apperceurent [236] que leur maiſonnette demeurée ſeule, ſe changeoit en ſuperbe Temple, appuyé ſur de riches & hautes colomnes, au lieu des fourches qui ſouſtenoient parauant la petite loge. Ils veirent iau- nir le chaume de deſſus, & ſe conuertir en vn toict doré; vei- rent les portes de cuiure graué, & les degrez de marbre au deuant, qui fut cauſe que l’vn & l’autre ſe mit en prieres; & lors Iupiter pour recognoiſtre par vn iuſte loyer leurs iuſtes actions, & le cha- ritable office qu’ils luy auoient rendu, leur diſt qu’ils aduiſaſſent ce qu’ils deſiroient de luy. Philemon communiquant auec Bau- cis en prit ſon aduis; puis deſcouurit ainſi leurs communs ſou- haits: Nous ne vous demandons, grand Dieu, que d’eſtre Pre- ſtres & Concierges du Temple que vous auez faict naiſtre à la pla- ce de noſtre maiſon: & d’autant qu’vnis des liens de la Concorde & de l’Amitié, nous auons touſiours veſcu enſemble, nous vous prions qu’en meſme inſtant finiſſent les iours de l’vn & de l’autre, afin que ie n’aye iamais le cruel creue-coeur de voir le tombeau de ma femme, & qu’elle auſſi ne ſoit iamais en peine d’arroſer le mien de ſes larmes. Leurs voeux furent fauorablement oüys des Dieux, & ſuiuis de l’effect; ils furent gardiens du Temple tant qu’ils veſqui- rent, & tous deux en meſme temps auec l’ame perdirent la paro- le. Vn iour ſ’eſtans d’auanture arreſtez deuant la porte du Tem- ple à diſcourir de leurs auantures paſſées, ainſi qu’ils parloient du changement de la place, ils furent tous eſmerueillez qu’ils ſ’ap- perceurent changez; Baucis veid la teſte de Philemon couuerte de fueilles, & Philemon de meſme, veid ietter des rameaux à celle de Baucis. Leurs pieds prirent racine en terre, & leurs corps ſe cou- urirent d’eſcorce, ſans qu’ils laiſſaſſent de ſe parler touſiours, iuſ- qu’à ce que ſentans le bois leur auoir deſia ſaiſi le menton; ils ſe dirent Adieu l’vn à l’autre, & auſſi toſt eurent la bouche fermée, & le viſage caché deſſous l’eſcorce. Les deux arbres ſe voyent en- core en ce pays-là fort proches l’vn de l’autre: pour moy i’appris ce que ie vous ay conté, d’vn bon vieillard, homme digne de foy, le- quel n’euſt point voulu mentir, ie m’aſſeure, auſſi n’auoit-il pas occaſion de m’en faire accroire. Mais outre ce, les bouquets pen- dus aux branches des arbres, me teſmoignerent bien qu’il y auoit quelque ancien ſecret; & pour ce moy-meſme y en attachay encore de tous frais, afin d’honorer comme Dieux ces bonnes gens, qui auoient tant honoré les Dieux.Ainſi Lelex finit ſon hiſtoire, laquelle fut autant agreable à la compagnie qu’il eſt poſſible, & ſur tous à Theſée; car il ſe plai- ſoit fort d’oüir raconter les merueilles de la puiſſance des Dieux, & pour ce reſpect Acheloys l’en entretint encore, diſant: Il y en a pluſieurs, valeureux fils d’Egée, qui ont vne fois ſeulement en leur vie changé de forme, & ſont touſiours demeurez depuis en [237] ceſt eſtre nouueau: mais il y en a d’autres auſſi qui ont eu le pou- uoir de ſe transformer à toute heure comme bon leur ſembloit, ainſi que Prothée fils de Neptune, lequel paroiſſoit tantoſt beau ieune homme, puis ſe deſguiſoit en lion; tantoſt eſtoit ſanglier, puis ſe faiſoit voir ſous la peau d’vn ſerpent, qu’on euſt eu hor- reur de toucher; tantoſt f’armoit des cornes d’vn taureau, & tan- toſt deuenoit ou pierre, ou arbre; quelquefois ſe fondoit en eau, & quelquefois reueſtu de qualitez contraires bruſloit & eſclairoit comme le feu.

LE SVIET DE LA XI. FABLE.
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Eriſicthon pour auoir rauagé vne foreſt conſacrée à Cerés, fut puny d’vne ſi cruelle(XI. Fable ex- pliquée au 10. Chap.) famine, qu’apres auoir conſumé tous ſes moyens, il fut contraint de vendre ſa fille Meſtre, laquelle regrettant ſa liberté perduë, obtint de Neptune, qui luy auoit au- trefois raui la fleur de ſa virginité, de ſe pouuoir changer en pluſieurs formes, & ainſi s’eſchappa pluſieurs foıs, & ſe vendit à pluſieurs pour auoir tous les iours de l’argent nouueau, & en ſecourir ſon pere. Mais en fin ſes ruſes furent deſcouuertes, & le pere contraint par les forces de la neceßité, de manger ſes propres membres, fit vne fin digne de ſon impieté.LA femme d’Autolyque, fille d’Eriſicthon, n’auoit pas moins de pouuoir; elle ſe changeoit à tous propos comme bon luy ſem- bloit. On tient que ſon pere eſtoit vn homme impie, lequel ennemy de la grandeur des Dieux, iamais ne fit fumer autel en leur honneur, [238] Il fut ſi outrecuidé de faire coupper vn grand bois conſacré à Cerés, que l’antiquité auoit touſiours conſerué & tenu pour inuiolable. Dans ce bois il y auoit vn cheſne fort haut, touſiours entouré de ban- delettes, d’eſcriteaux & de bouquets, teſmoignages aſſeurez des voeux qui ſe faiſoient-là. Les Dryades ſouuent danſoient deſſous aux iours de feſtes, & quelques-fois ioignoient leurs corps à l’arbre, en eſten- dant les bras, & ſe tenans l’vne l’autre par la main, pour meſurer la groſſeur du tronc, qui auoit enuiron quatre braſſées. Il eſtoit ſi gros & ſi grand, que ſeul il pouuoit faire vne foreſt; auſſi y auoit-il plus d’herbe ſous ſon eſtenduë, qu’il n’y en auoit pas ſous tous les autres arbres enſemble. Toutefois Eriſicthon ne fit pas eſtat de le conſeruer plus que les autres; il voulut que ſes ſeruiteurs le miſſent à bas; & com- me il veid qu’ils apprehendoient d’executer ſon commandement, luy-meſme prit la coignée de l’vn d’eux, diſant: Ie ne veux pas que ceſt arbre ſoit ſeulement vn bois cheri de Cerés; ie veux que ce ſoit la Deeſſe meſme, cachée ſous ſon eſcorce: mais quoy que ce ſoit, les fueilles de ſon ſommet baiſeront maintenant la terre. Cela dit, il ſe mit en poſture pour frapper ce tronc ſacré; & lors le cheſne preuoyant ſa cheute prochaine par vn tremblement, fit paroiſtre qu’il auoit du reſſentiment; ſes fueilles, ſes glands, & ſes longues branches pallirent d’effroy, & ſi toſt que ce bras impie eut planté le fer dedans, de la bre- che qu’il fit, ainſi que d’vne playe, ne ſortit pas moins de ſang qu’il en ſort du corps d’vn taureau, lors que victime immolée aux Dieux, on l’eſgorge au pied d’vn autel. Tous ſ’en effrayerent de telle façon, qu’vn d’entr’eux oſa bien ſe hazarder de retenir le bras à ce cruel Eri- ſicthon, pour l’empeſcher de plus toucher à l’arbre; mais pour loyer de ſa pieté, il n’eut qu’vn coup de coignée dont ce ſanguinaire Athée luy couppa la teſte, & l’ayant miſe à bas, ſe remit à frapper l’arbre. Tandis que d’vn fer tranchant il minoit peu à peu le tronc par le pied; on entendit ſortir vne voix du corps qu’il couppoit, & auec la voix ces paroles: Ce n’eſt point, meſchant, du bois que tu couppes, c’eſt vne Nymphe que tu meurtris; Nymphe cherie de Cerés, qui l’a conſeruée depuis tant d’années ſous ceſte vieille eſcorce. Mais deuant que mourir, ie veux bien te faire ſçauoir que ma mort ne demeurera pas im punie; ie te predis qu’en auançant ma fin tu auances ton mal, & que bien toſt ie me verray vengée de ta cruauté. Cela ne le deſtour- na point de ſon ſanglant deſſein, il continua touſiours à frapper, iuſ- qu’à tant que l’arbre eſbranlé, & des coups qu’il donnoit, & des cor- des auec leſquelles d’autres le tiroient, tomba par terre, & en tom- bant mit à bas vne grande partie de la foreſt. Les Dryades affligées de la mort de leur ſoeur, & de la ruine du bois, ſe veſtirent toutes de dueil & furent trouuer la Deeſſe Cerés pour implorer ſa vengeance contre Eriſicthon. Cerés leur accorda ce que leurs iuſtes larmes deman- doient, & aprés auoir d’vn branſle de teſte agité tous les iaunes eſpics, [239] qui honoroient pour lors les plaines de la terre, penſa de le punir d’vn cruel ſupplice; ſi toutesfois il y a ſupplice cruel pour les impietez d’vn homme ſi determiné. Elle reſolut de le faire mourir de faim; & d’au- tant que les deſtins ne permettent pas que Cerés & la Faim ſoient ia- mais enſemble; elle ne fut pas trouuer ceſte maigre Deeſſe, mais en fit ainſi le commandement à vne Nymphe montaignere: Prenez, luy diſt-elle, le chemin du Septentrion, & vous rendez ſur les extremi- tez de la froide Scythie. C’eſt vn triſte païs, païs deſert qui ne porte ny bleds, ny arbres: le froid pareſſeux y demeure, auec la palle Hor- reur, le Tremblement & la Faim. Commandez de ma part, à ceſte affamée Deeſſe, que ie vous ay nommée la derniere, qu’elle ſ’en aille gliſſer dans le ſein du ſacrilege Eriſicthon, & qu’elle ſ’y rende ſi forte, que toutes les viandes du monde ne l’en puiſſent chaſſer. Ie veux que en luy elle ne puiſſe eſtre vaincuë; qu’elle me ſurmonte moy-meſme, & la force nourriciere de mes dons qui ſeruent d’entretien à la vie des hommes. Mais dautant que le chemin eſt long, prenez mon chariot, & vous faictes porter dans l’air par mes Dragons volans. La Nymphe monta ſur le chariot dans lequel elle fut auſſi toſt portée en Scythie ſur les ſommets du mont Caucaſe, où elle deſcendit, & ayant deſbri- dé ſes ſerpens aiſlez, ſ’en alla cercher la Faim, qu’elle rencontra dans vn champ plein de pierres, où elle arrachoit des herbes auec les on- gles & auec les dents. Elle auoit vn poil heriſſé, la face palle & deffai- cte, les yeux enfoncez dans la teſte, les levres ſeiches, & d’vne couleur noire-bleuë, les dents rares & iaunes, & vne peau merueilleuſement rude, de laquelle ſes entrailles n’eſtoient point ſi couuertes qu’elles ne paruſſent au trauers. On luy voyoit les os ſous les hanches, pour ven- tre elle n’auoit que la place du ventre. Le ſein luy pendoit, & ne ſem- bloit ſouſtenu que de l’eſpine. Bref, elle eſtoit ſi maigre que rien de ſon corps ne paroiſſoit, ſinon les ioinctures des doigts, des genoux, & le talon, qui eſtoient eſleuez outre meſure. Si toſt que la Nymphe l’apperceut, ſans en approcher elle luy fit de loing le meſſage que Ce- rés luy auoit commandé, & n’eut pas demeuré là ſi peu que rien, qu’en- core qu’elle fuſt fort eſloignée, & ne fiſt que d’y arriuer, elle ſentit pourtant les pointes de la faim, qui fut cauſe qu’elle tourna inconti- nent ſes Dragons, & les toucha du coſté de la Theſſalie. La Faim, bien que naturellement ennemie de Cerés, ne laiſſa pas de luy obeïr prom- ptement, le vent la porta dedans l’air iuſques en la maiſon du ſacri- lege Eriſicthon, qu’elle trouua endormy dans ſa chambre (car c’eſtoit de nuict) & l’embraſſant ſe gliſſa dans ſon ſein. D’vne haleine affamée elle luy ſouffla tant par la bouche, qu’elle luy remplit l’eſtomach, & toutes les veines d’vn vuide inſatiable: puis ſe retira de ce fertile païs, pour ſ’en aller en ſes deſerts, où miſerable elle demeure touſiours tra- uaillée de toutes les incommoditez qui ſuiuent la pauureté.L’agreable ſommeil du matin couuroit encore Eriſicthon de ſes [240] legeres aiſles, qu’il commence deſia en reſuant à demander des vian- des; il remuë les dents & les levres, & faict vn vain repas auquel il ne prend que de l’air. Mais quand il eſt eſueillé, il ſent bien vn appetit qui n’eſt point imaginaire. Vne furieuſe enuie de manger luy ronge les entrailles, & ſ’empare tellement de ſon goſier & de ſon eſtomach, qu’il n’y a rien ſur terre, dedans la mer, ou dans l’air, qui le puiſſe raſ- ſaſier. Encore qu’il ſoit deuant vne table la mieux couuerte du mon- de, il ne laiſſe pas de ſe plaindre, au milieu de la viande il demande des viandes, & ce qui ſuffiroit à vne ville, ou meſme à toute vne Pro- uince, ne ſçauroit luy ſuffire. Plus il mange, plus il deſire manger, ſon ventre glouton ne ſe peut remplir; & tout ainſi que la mer n’eſt ia- mais ſaoule d’eaux, bien qu’elle engloutiſſe tous les fleuues de la terre: ou comme le feu n’a iamais aſſez de bois; car plus on luy en donne, plus il en deuore, & ſ’enflame touſiours pour en deuorer dauantage: de meſme la bouche profane d’Eriſicthon ne prend vne viande, que pour en prendre vne autre aprés, vn morceau engendre le deſir d’vn autre, & touſiours ainſi l’appetit luy croiſſant en mangeant, il ſemble que ſon eſtomach ſoit vn gouffre qui ſe rend plus profond, plus il tra- uaille à le remplir. Son ventre inſatiable ne diminua pas ſeulement, mais conſomma du tout les moyens que ſon pere luy auoit laiſſez, ſans pouuoir diminuer ſa faim execrable. Touſiours ceſte inuincible ar- deur de manger ſans ceſſe le trauailloit, & rien ne luy reſtoit plus que ſa fille; il la vendit, pour ſuruenir aux neceſſitez de ſa bouche. Ceſte fille, à qui la fortune deuoit vn meilleur pere, eſtoit ſi courageuſe, qu’il luy fut impoſſible d’endurer les incommoditez auſquelles les eſclaues ſont ſubjettes. La ſeruitude luy eſtoit vn ioug inſupportable; qui fut cauſe que pour en eſtre deliurée, elle eut recours à Neptune qui l’auoit autrefois aimée, & tendant les bras vers la mer, le pria ain- ſi: Grand Dieu, qui auez eu les chaſtes deſpoüilles de ma virginité, ſi le ſouuenir d’vn tel bien vous apporte encore quelque contentement, faictes que ce contentement vous eſmeuue à me ſecourir. Ie ſuis ſer- ue, deliurez-moy de ce rude ioug, & ne permettez point que voſtre ſeruante recognoiſſe autre maiſtre que vous. Neptune oüyt ſa reque- ſte d’vne oreille fauorable; & comme elle eſtoit ſur le bord de la mer, ſon maiſtre qui la ſuiuoit n’eut pas deſtourné la veuë de deſſus elle, qu’en vn inſtant elle fut changée en peſcheur. Le maiſtre eſtonné de ne la voir plus, ſ’addreſſe à elle meſme ſans la recognoiſtre, pour auoir de ſes nouuelles, & prie le peſcheur de luy dire, de quel coſté eſt al- lée vne femme aſſez mal veſtuë & mal peignée, qui eſtoit là tout à l’heure deuant luy. Ie ne fais, diſt-il, que de la perdre de veuë; il n’y a point d’apparence qu’elle aye paſſé plus auant; dictes-moy, ie vous prie, où elle a peu ſe cacher, & ie prieray le Dieu qui commande aux vagues & aux habitans des eaux, de vous rendre touſiours la mer cal- me, & le poiſſon prompt à ſe venir enferrer dans l’hameçon que vous [241] luy preſentez au bout de ceſte ligne. Elle n’eut pas peu de contente- ment voyant que la faueur de Neptune luy ſuccedoit ſi à propos, & que ſon maiſtre la meſcognoiſſant ſ’enqueroit d’elle où elle eſtoit: Excuſez-moy, reſpondit-elle; ie ne vous ſçaurois apprendre ce que vous me demandez, car attentif à ma peſche, i’ay touſiours eu les yeux ſur l’eau, & n’ay point tourné la teſte du coſté de la plaine. Pour moy, ie vous iure que d’auiourd’huy ie ne veids icy homme ny fem- me, & que perſonne n’y a eſté que moy; ſi ie ſuis menteur, qu’ainſi Dieu fauoriſe mon trauail, & la peine que ie prens à gaigner ma vie. Le maiſtre abuſé de la façon, ſe laiſſa perſuader, qu’il n’y auoit point de feintiſe en telles paroles, & ſ’en retourna laiſſant ſa ſeruante, qui reuint depuis en ſa premiere forme, & fut retrouuer ſon pere, lequel ayant ſceu que ſon corps eſtoit capable de tels changemens, la vendit encore à pluſieurs autres maiſtres. Elle ſ’eſchappoit touſiours auſſi toſt que l’argent eſtoit deliuré, ſe deſguiſant tantoſt en iument, ou en oyſeau; tantoſt en boeuf, ou en cerf: & ainſi de ſon iniuſte gain fourniſſoit pour nourrir ſon pere affamé. Toutesfois quand plu- ſieurs eurent eſté trompez, ſes artifices ne ſeruirent rien à ceſt inſa- tiable Eriſicthon, tout luy manqua, & les pointes de la faim l’affli- gerent plus que iamais; ſi bien que pour appaiſer la rigueur de ſon mal, il fut contraint de cercher à manger ſur ſoy, il deuora tout ce qu’il peut de ſon corps, & ſe nourriſſant ſoy-meſme de ſoy-meſme, fit que ſes dents meurtrieres de ſa vie, auancerent ſa mort par vne fin plus que miſerable. Mais pourquoy m’arreſté-je à diſcourir des changeantes vertus d’autruy, veu que moy qui en parle, ay le pou- uoir auſſi d’emprunter diuers viſages, mais limitez d’vn certain nom- bre? Quand ie veux ie demeure en l’eſtre que ie ſuis maintenant; d’au- tres-fois ie pren le corps recourbé, & la peau d’vn ſerpent, & d’autres- fois deſſous la forme d’vn taureau i’arme mon front de cornes: mais las! ie ſuis maintenant (comme vous voyez) deſarmé d’vn coſté, ie n’en ay plus qu’vne, lors que i’ay recours à la pointe de telles armes. Auec ces dernieres paroles il laſcha quelques ſouſpirs, qui firent pre- ſumer à la compagnie, que ce changement luy auoit renouuellé le ſouuenir de quelque affliction.
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LE NEVFIESME LIVRE DES METAMOR PHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. FABLE.
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(I. Fable ex- pliquée au 1. Chap. du 9. Diſcours.) Deianire fille d’Oenée eſtant pour ſa beauté recerchée de pluſieurs Princes en mariage, ſon pere reſolut de ne la donner à autres qu’à celuy qui demeureroit vainqueur de tous à la luitte. Tous ceux qui s’eſtoient preſentez quitterent la place à Acheloys & à Her- cule; ſi bien que le combat ſe finit entre-eux deux, auquel Acheloys aprés auoir eſ- prouué toutes ſes ruſes auec ſes forces, s’eſtant en fin conuerty en taureau fut vaincu par Hercule qui luy arracha vne corne. Les Naïades filles de ce fleuue prindrent la corne qu’Hercule laiſſa ſur la place, la remplirent de toutes les ſortes de fruicts que l’Automne nous àonne, & la nommerent la Corne d’Abondance.
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LOrs que Theſée veid ſouſpirer ſon hoſte, il deſira ſçauoir de quel triſte ſouuenir ſon coeur eſtoit touché, & le pria de luy dire comment il auoit eſté priué de l’vne de ſes cornes. Pour le contenter Acheloys couron- né de roſeaux, en fit ainſi le conte, luy di- ſant: Vous deſirez de moy vn diſcours qui m’afflige; ie ne puis ſans regret, braue Athe- nien, vous parler du mal d’vne telle auanture; & ne le trouuez pas eſtrange, on ne prend pas ordinairement plaiſir à raconter les combats deſquels on eſt ſorty vaincu. Ie vous en diray pourtant toute l’hiſtoire, & vous recognoi- ſtrez, ie m’aſſeure, qu’il n’y eut pas tant de honte pour moy au ſuc- cés du combat, que ce me fut d’honneur d’auoir oſé combattre. Si la gloire du vainqueur allege les regrets de la perte de la victoire, le nom du grand Hercule qui me deſroba le laurier, n’eſt pas vn foible reme- de contre l’ennuy que i’ay d’auoir eſté par luy ſurmonté. Vous auez bien peut-eſtre oüy parler de Deianire fille d’Oenée, autrefois le mi- roir des beautez, & la flame charmereſſe de mille ames, qui bruſloient d’vn ialoux deſir d’acquerir ſes bonnes graces. Ie fus, ainſi que plu- ſieursautres, eſbloüy des traits de lumiere qui eſclattoient deſſus ſon front, & me ſentis ſi eſperduëment tranſporté, que l’Amour me contraignit de l’aller recercher en mariage. Ie me rendis chez elle, & priay ſon pere de m’auoir agreable pour gendre. Hercule qui la re- cerchoit en meſme temps, d’autre coſté preſſoit fort pour l’auoir, & ſe monſtroit ſi ardant à la pourſuitte, qu’à peine euſt-on peu iuger lequel auoit le plus de feu de nous deux. Nos affections vainquirent celles de tous les autres, qui deſeſperez de le pouuoir emporter ſur nous, ſe retirerent & nous laiſſerent ſeuls corriuaux l’vn de l’autre. Hercule, pour faire croire ſon alliance auantageuſe, diſoit à Deianire qu’il luy pouuoit donner en l’eſpouſant Iupiter pour beau-pere, van- toit la renommée de ſes trauaux, & l’heur d’auoir dompté tant d’en- nemis ſuſcitez contre luy par Iunon ſa maraſtre. Moy ie remon- ſtrois à Oenée, que ce luy ſeroit vne honte de faire plus d’eſtat d’vn homme que d’vn Dieu, car Hercule n’eſtoit pas encore alors au nom- bre des Dieux. Vous me voyez, luy diſois-je, maiſtre de ces claires eaux, qui d’vn cours ondoyant arroſent les terres de voſtre Royaume, ma demeure eſt dans vos Eſtats; ſi vous me donnez voſtre fille, vous ne vous allierez point à vn gendre eſtranger. La Deeſſe Iunon ne m’eſt point ennemie; ie ne ſuis point en crainte qu’elle me face cou- rir tant de perilleuſes fortunes, ie ſuis exempt de tous les penibles trauaux dont Hercule faict gloire. Il n’y a pas dequoy pourtant, non plus qu’à ſe dire le fils d’Alcmene, car c’eſt vne impoſture, ou ſ’il eſt veritable, il doit eſtre honteux d’en parler, veu que c’eſt vn [244] adueu du crime de ſa mere. Il faut qu’il ſe confeſſe de neceſſité l’vn des deux, ou enfant ſuppoſé de Iupiter, ou enfant d’adultere. Qu’il ſe vante duquél il voudra, ie ne luy enuieray point tels tiltres d’hon- neur, ce ne ſont pas qualitez que i’affecte. Il y auoit deſia long temps qu’il me regardoit de trauers, m’oyant parler de la façon, il ne peut retenir dauantage le feu de ſa colere: C’eſt trop diſcouru, diſt-il, il m’eſt impoſſible d’en dire, ny d’en ouïr dauantage, i’ay la main plus prompte que la langue. Ie te le quitteray, ſi tu me veux ſurmonter en paroles; mais ie le veux emporter à l’effect. Parle auſſi long temps que tu voudras, ie me tairay; mais il faut que ie charge. Il m’aſſaillit en meſme inſtant qu’il laſcha la parole. Moy, qui de bou- che auparauant auois faict le brauache, eus honte de luy refuſer le collet; ie poſay donc ma robe verte, & roidiſſant mes bras tortus, me mis en poſture pour me deffendre. Luy premier me couurit de pouſſiere, & moy en meſme inſtant luy en rendis autant qu’il m’en auoit donné, & le fis tout iaune de ſable. Il me ſaiſit aprés au collet, & pluſieurs fois en vain ſ’efforça de m’eſbranler, me ſecoüant tantoſt d’vn coſté, tantoſt de l’autre: mais tous ſes efforts ne ſeruirent de rien pour ce coup, ma ſeule peſanteur eſtoit ma deffence; & tout ainſi qu’vn eſcueil battu des flots de la mer par la force de ſon poids de- meure immobile; ſans m’eſmouuoir ie luy reſiſtois. Nous nous laſ- chaſmes vn peu pour prendre haleine, puis nous ioigniſmes de ſi prés l’vn à l’autre, que ſes pieds eſtoient contre les miens, ſa teſte contre la mienne, & ſon eſtomach contre mon eſtomach. Deux taureaux eſ- chauffez pour l’amour de quelque genice, ne ſ’attaquent pas auec plus de furie, & ne rendent point le ſuccés de leur combat plus dou- teux que nous fiſmes. Par trois fois Hercule voulut ſe deffaire de moy, & ne peut: mais à la quatrieſme, il me ſecoüa ſi rudement que ie laſchay le bras dont ie le tenois embraſſé. Ie ne ſçaurois diſſimuler la verité, faut aduoüer qu’aprés il me donna ſi grand coup de la main qu’il me fit faire vn tour, & ſe ietta ſur moy par derriere. Il me fut aduis alors que i’auois vne montaigne ſur le dos; ie ne penſay iamais m’eſchapper de ſes mains, i’eſtois tout en eau, & ne laiſſay pas pourtant de me demeſler d’auec luy; mais il me reſſaiſit auſſi toſt par la teſte, & me tint de ſi prés, que ie n’eus pas le loiſir de reprendre haleine. I’eſtois ſi laſſé, que les iambes me faillirent; ie mis lesdeux genoux en terre, & donnay du nez ſur l’arene. Alors ie recognus que i’eſtois le plus foible, & pour ce eus-je recours à mes ſubtilitez; i’eſ- chappay & me gliſſay d’entre ſes mains en forme de ſerpent, dont il ne daigna ſ’eſtonner. Mais aprés auoir veu faire quelques tours à mon corps allongé, que ie maniois en ondes, ſifflant horriblement, & fai- ſant auec vn ſubtil mouuement eſclatter ma langue fourchuë, il ſe mit à rire, & ſe mocquant de mes artifices, diſt: Ce ſont exploicts de mon enfance de dompter les ſerpents, dés le berceau i’ay appris à les [245] vaincre; penſes-tu, Acheloys, que ce ſoient beſtes qui m’effrayent? Encore que ta grandeur paſſe celle de tous les autres ſerpents; com- bien y en euſt-il eu de tels que toy en ceſte Hydre eſpouuentable, la- quelle auec cent teſtes rauageoit les mareſts de Lerne? Deux teſtes naiſſoient touſiours au lieu d’vne qu’on luy couppoit, ſes bleſſures la rendoient feconde, & plus de coups elle receuoit, plus ſes forces croiſ- ſoient: toutefois ie ne laiſſay pas de la mettre par terre, elle ne peut euiter la fureur de mon bras indompté. Si vn monſtre ſi effroyable ne m’a peu reſiſter, que te perſuades-tu de faire, foible fleuue? qui ſous la peau d’vn faux ſerpent, ne te deffends que des armes d’autruy, & n’as que l’apparence d’vne forme empruntée?Cela dit, il me prit par la gorge, & ne me ſerra pas moins des doigts que ſi c’euſt eſté des tenailles. Ie taſchay pluſieurs fois de faire laſcher auec les poulces vne ſi cruelle chaiſne; mais il fallut que ie demeuraſſe vaincu ſous ceſte forme-là, & n’eus plus à eſprouuer mes forces que ſous la troiſieſme, qui eſtoit celle du taureau. Ie m’en reueſtis donc, & r’entray en lice ſur la meſme arene, où ie fus auſſi toſt terracé, & ou- tre ce, i’eus vne corne rompuë, qu’il m’arracha de deſſus le front, & la ietta, ſans faire eſtat d’vne choſe, dont ie regrette tant la perte. Toutesfois les Naïades ne la laiſſerent pas perdre, elles la prindrent, & la remplirent de fruicts & de fleurs: C’eſt la corne que la Deeſſe d’Abondance porte touſiours en main.Il n’eut pas acheué le diſcours de ſon peu glorieux combat, qu’vne Nymphe, veſtuë tout ainſi que Diane, auec ſes cheueux eſpars, & ſa robe retrouſſée, apporta dans vne corne de tous les fruicts qui ſe cueillent en Automne, pour dernier ſeruice du ſouper. Ils ſ’en alle- rent tous repoſer vn peu aprés, & le lendemain ſi toſt que le Soleil de ſes plus foibles rayons eſclaira les ſommets des montaignes, Theſée & ſes compaignons partirent ſans attendre que les eaux fuſſent entie- rement calmées. Acheloys ayant pris congé d’eux ſ’en alla cacher ſa teſte eſcornée ſous les ondes; car il auoit encore touſiours honte de paroiſtre de la façon, & ſi ce n’eſtoit pas ſon plus grand regret, pour ce qu’il portoit ordinairement quelques branches de ſaule, ou de ro- ſeaux, qui cachoient le defaut de ſa corne rompuë: mais il eſtoit ron- gé d’vn ialoux creue-coeur d’auoir perdu ſa belle Deianire, en per- dant l’honneur du combat qu’il auoit entrepris pour elle.

LE SVIET DE LA II. FABLE.
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Hercule victorieux s’en retournant auec ſa femme Deianire pour paſſer le fleuue Euene,(II. Fable ex- pliquée au 2. Chap.) permit au Centaure Neſſe de la porter: mais ceſt infidelle Centaure l’ayant paßée la von- lut eſgarer pour en iouïr, dont Hercule s’apperceuant le perça d’vn traict d’outre en ou- tre. Quand il ſe ſentit bleßé à mort, il donna ſa chemiſe, teincte de ſon ſang qui ſe [246] conuertit en poiſon, à Deianire, & luy fit entendre que ceſte chemiſe luy ſerniroit pour empeſcher que ſon mary fuſt iamais eſpris d’autre femme que d’elle: mais elle eut bien vne autre vertu, car elle fit mourir Hercule farieux.AInsi bien ſouuent nos amours ne nous produiſent que triſtes auantures, ainſi bien ſouuent les beautez ne nous cauſent que des regrets. Celle meſme qui fit perdre la corne d’Acheloys, couſta la vie au Centaure Neſſe, lequel ſe trouuant ſur la riue du fleuue Eue- ne, lors qu’Hercule ſe retiroit auec ſa femme, offrit de paſſer à l’autre bord Deianire, pour qui ſeule, non point pour ſoy, ce valeureux fils de Iupiter eſtoit en peine, voyant la riuiere beaucoup plus enflée que de couſtume. Neſſe fort & robuſte, qui ſçauoit les endroits où l’eau eſtoit gueable, ayant obtenu d’Hercule ce qu’il deſiroit, prend ceſte femme toute tremblante & palliſſante de crainte, tant à cauſe du fleuue, que pour l’horreur qu’elle auoit d’eſtre entre les bras de ce monſtrueux Centaure. Cependant Hercule iette ſon arc & ſa maſſe à l’autre riue; puis chargé, comme il eſtoit, de ſa peau de lion & de ſa trouſſe, ſans daigner prendre garde où les eaux eſtoient moins rapi- des, ſe met au trauers des ondes. Ie vien de vaincre vn fleuue, diſt-il, il faut que ie ſurmonte encore la violence de ceſtuy-cy. Il trauerſe, & n’eſt pas à l’autre bord, qu’en releuant ſon arc, il oit le cry, & re- cognoiſt la voix de ſa femme qui l’appelle à ſon ſecours contre la vio- lence du Centaure, qui la veut forcer, & violer en elle les ſainctes [247] loix du depoſt mis en ſa garde. Hercule ſe retourne, & crie; Quoy? perfide, eſt-ce la legereté de tes pieds qui te donne ceſte aſſeurance? C’eſt à toy, Neſſe, que ie parle; eſcoute-moy, voleur, & ne me deſ- robe rien. Si mon reſpect n’a peu faire mourir en toy le deſir de for- cer Deianire, au moins la rouë qui bouleuerſe ſans ceſſe ton pere aux Enfers, pour vne violence pareille, t’en deuoit faire perdre l’enuie. Tes pieds de cheual ne te peuuent porter ſi loing que ie ne t’arreſte, ſans courir ie t’atteindray de la fleſche que i’ay en main; & la deſcochant en meſme temps qu’il laſchoit la parole, donne au derriere du Centaure fuyant, & le perce à iour. Luy bleſſé tira le traict par la pointe, qui luy ſortoit de l’eſtomach, & le tirant, fit d’vn coſté & d’autre ruiſſel- ler auec le ſang vne bourbe venimeuſe, qu’il fit boire à ſa chemiſe, & diſt en ſoy-meſme, qu’il ne mourroit pas ſans eſtre vengé. Il fit vn preſent à Deianire de ceſte chemiſe teinte de ſon ſang empoiſonné, comme d’vn remede, pour empeſcher qu’Hercule n’en aimaſt iamais autre qu’elle, & ſeruir de viue allumette, pour renouueller le feu des affections qu’il luy portoit, ſi dauanture il aduenoit qu’elles ſe re- froidiſſent.

LE SVIET DE LA III. FABLE.
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Deianire ayant oüy parler qu’Hercule eſtoit amoureux d’Iole, luy enuoya par ſon va-(III. Fable expliquée au 2. Chap.) let Lichas la chemiſe infectée du ſang du Centaure, dont le poiſon fit entrer Hercule en telle rage, qu’il ietta Lichas dans la mer, pour ce qu’il luy auoit apporté la chemiſe: [248] mais Tethys prenant pitié du valet qui n’eſtoit point coulpable d’vne telle cruauté, le changea en rocher qui paroiſt encore ſur la mer Euboïque.VN long-temps ſ’eſcoula depuis, durant lequel la renommée des valeurs d’Hercule remplit toute la terre, & ſes trauaux aſ- ſouuirent preſques la haine de ſa cruelle belle-mere. Il retournoit vi- ctorieux de l’Oechalie conquiſe, lors qu’il ſ’arreſta ſur le mont Cenée, pour rendre graces de ſa victoire à Iupiter par vn ſolemnel ſacrifice. Ce fut en ce temps-là que la babillarde Renommée, laquelle ſe plaiſt à ne rapporter iamais vne verité, ſans l’accroiſtre de quelque menſon- ge, courut par tout, & vint meſmes aux oreilles de Deianire, qu’Her- cule eſclaue des beautez d’Iole ſ’eſtoit rendu priſonnier de ſa priſon- niere, & qu’aprés auoir gaigné l’Oechalie, ſon coeur auoit eſté gaigné par la fille du Roy du païs. La ialouſie fit aiſément croire à Deianire ce qu’on luy rapporta des amours de ſon mary; elle ſ’en affligea extre- mement, & ne cercha remede aux premieres atteintes de ſon affli- ction, qu’en faiſant eſcouler peu à peu ſes douleurs auec l’eau de ſes larmes. Mais aprés auoir bien pleuré, Que fay-je? diſt-elle en ſoy- meſme; dequoy ſeruent mes pleurs, ſinon de ris à celle qui tient la place que ie doy tenir ſeule? Elle ſera bien-toſt icy, faut preuenir ſon arriuée, & ſe haſter de mettre ordre que ie ne la voye point couchée dans mon lıct. Ha! cruel creue-coeur! pourroy-je auoir des yeux pour voir vn ſi deteſtable ſpectacle? I’y ſeray bien forcée, ſi ie de- meure icy. Mais m’en iray-je? Sortiray-je de ma maiſon pour retour- ner au Royaume de Calydon? Ie ne ſçay que faire, ou ſi ie me doy taire, ou ſi ie me doy plaindre; ie ne ſçay que reſoudre, ou de demeu- rer, ou de m’en aller. Ne penſeray-je point à m’oppoſer aux iniuſtes amours de mon mary perfide? Ne me repreſenteray-je point que ie ſuis ſoeur de Meleagre, & qu’il faut peut-eſtre que i’entreprenne vn meſchant acte, pour me venger de celle qui poſſede maintenant mon mary? Me laiſſeray-je tranſporter à la iuſte douleur qui me ſurmonte, pour faire voir en l’eſtranglant ce que peut vne femme offencée? Mon eſprit agité des flots de mille diuerſes penſées, ne ſçait ſur laquelle ſ’anchrer. Toutesfois ie n’ay beſoin que du ſang du Centaure, pour faire perdre à mon mary ſes affections eſtrangeres; il faut que ie luy enuoye ce que Neſſe en mourant me donna. La reſolution priſe, elle mit la chemiſe du Centaure entre les mains de Lichas, & luy recom- manda de la porter ſeurement à Hercule. Miſerable! elle luy en- uoya ſon mal-heur, ſans le ſçauoir, & Lichas de meſme ſans y pen- ſer, porta la mort à ſon maiſtre, qui veſtit auſſi toſt ce linge em- poiſonné, puis ſ’en alla ſolemniſer ſon ſacrifice. Il commençoit en- core à faire ſes premieres prieres, iettant de l’encens dans le feu, & verſant du vin ſur vn autel de marbre, quand le venin qu’il auoit ſur le dos ſ’eſchauffa, ſ’eſpandit par tout, & luy rongea premierement la [249] peau, puis entra iuſques aux moüelles. Sa vertu vainquit quelque temps le mal, qu’il reſſentoit ſans ſe plaindre; mais en fin ſa pa- tience domptée par la douleur, luy fit quitter autel & ſacrifice. Il ſ’en alla d’vne voix furieuſe faire retentir la montaigne d’Oete, qui ne peut ouïr ſes cris ſans pitié. Il voulut rompre & deueſtir ceſte mortelle chemiſe; mais par tout où il leuoit le linge, (choſe horri- ble à voir!) il enleuoit la peau; car le venin eſtoit ſi bien collé à ſa chair qu’il ne l’euſt ſceu arracher, ou ſ’il l’arrachoit, il emportoit la piece, & laiſſoit les os deſcouuerts. Son ſang grillé par ce poiſon bruſlant, faict le meſme bruit d’vn fer rouge que lon iette dans l’eau. Quoy? le feu au lieu de ſ’eſteindre ſ’augmente de plus en plus, il va iuſqu’aux entrailles, & les rotiſſant faict couler vne ſueur rouge du corps de ceſt inuincible fils d’Alcmene. Ses nerfs petillent, & ſes moüelles tariſſent dans ſes os: bref il ſent tant de mal, que ſon mar- tyre l’anime d’vne rage, qui luy met ces furieuſes paroles en bouche: Voicy tes delices, maraſtre Iunon, repais-toy des douleurs que ie ſouffre, & pren plaiſir, cruelle, à voir d’enhaut les ſanglants effects du venin qui me tuë. Saoule ton coeur impitoyable de tant de cruau- tez que ie ſuis contrainct d’endurer, ou ſi ie ſuis ſi miſerable qu’il faille que ie faſſe meſme pitié à mon ennemie (car ie te ſuis ennemy, ie ne le puis diſſimuler) oſte-moy ceſte languiſſante vie, que ie ne reſpire plus qu’auec tant de tourmens, vie que tu m’as enuiée, & que tu as voulu tant de fois m’oſter dans les dangers que tu m’as preparez. Fay-moy mourir, la mort me ſera maintenant vne fa- ueur, & faueur digne de venir de la part d’vne belle-mere. Mais quoy? ſuis-je celuy qui ay dompté Buſire, pollu de ce ſang eſtran- ger, dont il faiſoit rougir ſes temples prophanez? Ay-je eſtouffé Antée, ſans qu’il peuſt eſtre ſecouru de la terre ſa mere? Eſt-ce moy que les trois corps de Geryon, ny les trois teſtes de Cerbere n’ont point eſtonné? Valeureuſes mains, eſt-ce vous qui preſſaſtes les cornes d’vn taureau, & fiſtes fleſchir deſſous moy ſa puiſſante furie? Oüy, l’Elide a recognu quels ſont vos exploicts, & le lac de Stymphale auſſi en la mort des Harpyes. Vous auez arreſté vne bi- che armée de cornes d’or & de pieds de fer dans la foreſt de Parthe- nie; vous auez rauy la ceinture que la Reyne des Amazones por- toit, & rauy les pommes d’or qu’vn Dragon touſiours eſueillé ne per- doit point de veuë. Les Centaures ont fait ioug ſous l’effort de ma valeur; i’ay terracé le ſanglier de Menale, qui rauageoit l’Arcadie; & rien ne ſeruit contre moy à ceſte monſtrueuſe beſte de Lerne d’accroiſtre ſa puiſſance par ſa perte, & redoubler ſes forces par ſes bleſſures; elle ne peut reſiſter à mon bras. Quoy? i’ay bien oſé entrer en Thrace dans vne eſcurie pleine de cheuaux engraiſſez de chair humaine, où lon ne voyoit que corps morts ̅ ; ie n’ay point manqué de courage pour les tuer, & le maiſtre enſemble qui les [250] nourriſſoit. C’eſt de ce bras-là que i’ay aſſommé le lion de Nemée, & de ce meſme bras terracé le Geant Cacus, ſur le riuage du Tybre. De ces eſpaules maintenant toutes eſcorchées i’ay porté le Ciel, & auec le Ciel le peſant faix de tout le monde. l’ay vaincu les cru- autez de l’implacable femme de Iupiter, elle a eſté pluſtoſt laſſée de me commander, que moy d’executer ſes perilleux commande- mens. Mais, las! ie ſuis aſſailly d’vn nouueau mal, contre lequel, & ma valeur, & mes armes ſont inutiles. Vn feu cuiſant me ron- ge les poulmons, & conſumant mes moüelles ſe repaiſt de mon corps, que la douleur deuore, tandis que l’impie Euryſthée vit à ſon aiſe ſans reſſentir vne ſeule incommodité. Et lon peut croire encore qu’il y ait là haut quelques Dieux? Cela dit, il prit ſa courſe, deſchi- ré comme il eſtoit, & ſ’en alla errant ſur les ſommets de la montai- gne d’Oete, ainſi que faict le taureau, qui portant vn traict dans le flanc, penſe fuir ſa bleſſure, fuyant celuy qui l’a bleſſé. On l’euſt veu tantoſt faire des ſouſpirs dont le vent eſbranloit la foreſt, tantoſt trembler, tantoſt taſcher de rompre ſa chemiſe, & tantoſt de colere mettre des arbres à bas, puis tendre les bras à ſon pere en les eſleuant vers le Ciel. En ceſte chaude fureur, picqué de toutes les pointes de la douleur & de la rage, il apperceut Lichas, que la crainte faiſoit trem- bler, caché dans le coing d’vn rocher. C’eſt toy, luy diſt-il, qui m’as apporté le mortel preſent qui me tuë. Quoy? meſchant, falloit- il que ce fuſt de ta main, que ie receuſſe la mort? Lichas tout eſ- perdu, d’vn viſage où la peur eſcrite auoit deſia d’vne paſle cou- leur marqué l’image de la mort, ſ’excuſoit à ſon maiſtre, & pour luy demander pardon ſ’alloit ietter à ſes pieds; quand Hercule le prit par le bras, le piroüetta trois ou quatre tours, ainſi qu’vne pierre dans vne fonde, & le ietta dedans les eaux de la mer Euboï- que. Son corps que la crainte auoit deſia tout glacé, ſ’endurcit par- my l’air: & comme lon tient que la pluye ſ’eſpaiſſit au ſouffle des froids vents du Septentrion, d’où ſ’engendrent les neiges, & que des neiges dauantage reſſerrées naiſt la greſle; ainſi dit-on que Li- chas auquel la peur auoit tary de ſang toutes les veines, ſe trou- uant ſans humidité lors que le roide bras d’Hercule luy fit perdre terre, fut changé en vn rocher, qui paroiſt encore auiourd’huy eſ- leué ſur les flots de la mer Euboïque, où ſans ſentiment & ſans vie il garde ſa premiere forme d’homme, & les mariniers craignent de le toucher, comme ſi heurtans contre luy, ils luy pouuoient faire du mal, & l’appellent touſiours Lichas. Mais que fais-tu aprés, gene- reux fils de Iupiter? le venin qui te ronge t’afflige de telle façon que tu te reſouls de dompter ſon ardeur par vne ardeur plus grande; tu couppes pluſieurs arbres ſur les ſommets de la montaigne, deſquels tu fais vn grand amas, puis tu laiſſes à Philoctete (qui mit le feu à ton bucher) ton arc, ta trouſſe, & tes ſagettes, que le deſtin auoit reſer [251] uées pour la ſeconde & derniere ruine de Troye. Et tandis que le feu ſ’allume, tu eſtends ſur ce bois aſſemblé, la peau du lion de Nemée, & te couches deſſus. Ta maſſe te ſert pour appuyer ta teſte, & ta con- ſtance faict, qu’eſtendu dansce grand braſier, tu ne changes non plus de viſage, que ſi tu eſtois couché dans vn lict de delices, ou couronné de fleurs, aſſis à table au milieu de pluſieurs coupes pleines de vin.

LE SVIET DE LA IIII. FABLE.
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Hercule apres s’eſtre bruſlé ſur la montaigne d’Oete, d’homme mortel fut rendu im-(IIII. Fable expliquée au 3. Chap.) mortel dans les Cieux, & Iupiter appaiſant en fin la colere de Iunon, luy fit eſpouſer ſa fille Hebé, qui eſt la Deeſſe de la Ieuneſſe. Au reſte Deianire ayant ſceu la mort de ſon mary arriuée par ſa faute, ſe tua de regret.LE braſier allumé, auoit deſia deuoré vne partie du valeureux corps d’Hercule, qui en meſpriſoit la flame, lors que les Dieux furent ſaiſis d’vne triſte apprehenſion, de voir auec le feu qui le con- ſumoit, eſteindre la vie de ce grand fleau des monſtres. Ils entrerent en crainte pour luy, & leur crainte fut vne ioye à Iupiter, qui leur diſt: Ce n’eſt pas vn des moindres de mes contentemens, d’ouïr vos re- grets, immortels habitans des Cieux; Voſtre dueil me reſiouït, en ce qu’il me faict recognoiſtre l’affection du peuple ſubject à mon ſce- ptre, & le reſſentiment qu’il a pour ceux qui m’appartiennent. Car encore que voſtre affliction du mal de mon fils ſemble eſtre deuë à ſa [252] valeur, elle m’oblige pourtant: mais perdez ceſte vaine crainte, & n’apprehendez pas que la flame où il eſt, luy deſrobe la vie. Il a iuſques icy touſiours eſté vainqueur, il ſçaura bien encore ſurmonter le feu dont vous le voyez entouré. Vulcain ne pourra rien, ſinon ſur ce qu’il a du coſté de ſa mere; car ce qu’il a de moy eſt immortel, les Parques & les flames perdent en ceſt endroit leur pouuoir. Si toſt que la partie periſſable ſera reduicte en cendre, ie l’eſleueray dans les Cieux, & luy donneray l’immortalité. Ie m’aſſeure qu’il n’y a pas vn d’entre-vous qui ne le ſouhaitte; toutesfois ſ’il ſ’en trouue quelqu’vn qui ait deſ- agreable de le voir au nombre des Dieux, & qui confeſſe que la vertu d’Hercule a bien merité d’eſtre recompenſée d’vn tel loyer, & ne vou- droit pas pourtant qu’il en fuſt honoré; ſi on n’y veut librement conſentir, il faudra que par force on en demeure d’accord. Le diſ- cours & la reſolution de Iupiter fut bien receuë de tous les habitans des Cieux, & Iunon meſme ne fit point paroiſtre à ſon viſage d’a- uoir rien oüy de faſcheux, ſinon les dernieres paroles qui ſem- bloient n’auoir eſté dictes que pour elle. Cependant Hercule deſ- poüillé de tout ce qu’il auoit de mortel, ne ſembla plus luy-meſme, il parut tout autre qu’auparauant, & rien ne luy reſta qui ne fuſt de la ſemence de ſon pere. Tout ainſi qu’vn ſerpent ayant poſé ſa vieille peau, paroiſt tout autre quand on le void au Soleil ſ’eſgayer deſſus l’herbe verte: de meſme ce valeureux ennemy des monſtres, n’ayant plus que ce qu’il auoit eu de plus pur en ſoy, ſembla plus beau, plus grand, & doüé d’vne grauité plus venerable qu’il n’auoit iamais eſté. Lors ſon pere, commun pere du monde, l’enleua ſur vn chariot dans les Cieux, & auec l’immortalité luy donna place au deſſus des aſtres.

LE SVIET DE LA V. ET VI. FABLE.
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Iunon voyant Alcmene au trauail d’enfant, pour empeſcher qu’elle ne miſt Hercule au monde, fut prier la Deeſſe Lucine qui preſide aux enfantemens, qu’au lieu de luy aider elle luy fiſt tant endurer de tourmens, que la mere mouruſt & l’enfant enſemble. Lucine alors ſe deſguiſant en vieille s’en alla dans la court du logis d’Alcmene, & s’aßit en telle poſture, qu’ayant les doigts les vns dans les autres contre ſes genoux, elle em- peſchoit qu’Alcmene ne ſe deliuraſt. Galanthis ſeruante de la maiſon, ſe doutant que la vieille nuiſoit à ſa maiſtreſſe, pour la faire retirer, luy diſt en paſſant, qu’elle rendiſt graces aux Dieux, de ce qu’Alcmene ſans grand trauail auoit faict vn beau fils: qui fut cauſe que Lucine deſſerra ſes doigts liez enſemble, pour ſe leuer, & par ce moyen Alcmene fut deliurée. Iunon punit la ſeruante Galanthis de ſon menſonge, la chan- geant en Belette, & voulut qu’elle enfantaſt par la bouche, pour ce que c’eſtoit par là qu’eſtoit ſortie la mentereſſe voix qui auoit abusé Lucine.
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DEsia Hercule montant au Ciel auoit faict peſer plus que d’or- dinaire la charge d’Atlas; il n’eſtoit plus en terre, & toutefois Euryſthée ſon ennemy ne ſ’eſtoit point encore deſpoüillé de la haine mortelle qu’il luy portoit: la continuant de pere en fils, il exerçoit toutes ſortes d’animoſitez contre les enfans de celuy qu’il auoit autre-(Hyllus fils de Hercule eſpou- ſa Iole apres la mort deſon pe- re.) fois ſi cruellement traicté, dont Alcmene receuoit vn??? extreme affli- ction. La bonne femme ſur ſes vieux ans voyant ſes petits fils trauail- lez de guerres, n’auoit autre allegement en ſes douleurs, que les plain- tes qu’elle faiſoit entretenant Iole de ſes triſtes auantures, & des glo- rieux trauaux qu’Hercule auoit ſoufferts. Iole eſtoit lors femme d’Hyllus, duquel elle portoit vn enfant au ventre, quand Alcmene luy diſt: Helas! m’amie, ie prie les Dieux, & Lucine entr’autres, qui aſſiſte celles qui ſont au mal de l’enfant, qu’ils vueillent vous prom- ptement deliurer d’vn tel trauail, & ne vous eſtre pas ſi contraires que me fut Iunon, lors que i’accouchay de mon valeureux fils Hercule. Ie n’eus pas atteint le deuxieſme mois, qu’on euſt dit que ie portois vne montaigne; il eſtoit facile à cognoiſtre que ce que i’auois dans les flancs eſtoit du faict de Iupiter, car i’eſtois plus groſſe qu’on ne veid iamais femme. Les cheueux me dreſſent à la teſte, & ie demeure paſ- mée d’horreur & d’effroy, quand ie penſe encore aux douleurs qu’vn ſi peſant fardeau me fit endurer; la memoire, ce me ſemble, me re- nouuelle le mal. Ie fus ſept iours & ſept nuicts en trauail continuel, [254] durant leſquels tout ce que ie pouuois faire, laſſée & martyrée com- me i’eſtois, eſtoit de tendre les bras au Ciel, & d’vne voix eſclattante appeller Lucine à mon aide. Ie criay tant qu’elle y vint; mais deuant que partir Iunon l’auoit corrompuë, & fait promettre qu’au lieu de me fauoriſer de ſon ſecours elle auanceroit tant qu’elle pourroit mon heure derniere. Elle ſ’aſſit deuant la porte, paſſa la iambe droicte ſur la gauche, & tenant les deux mains entrelaſſées l’vne dans l’autre con- tre ſes genoux, empeſcha long-temps de la façon, que ie ne peuſſe ac- coucher: car elle diſoit outre ce quelques vers entre ſes dents, qui re- tenoient l’enfant dans mon ventre. Ie m’efforçois, & accuſant Iupiter d’ingratitude, me laiſſois porter à luy dire meſme des iniures; ie ſou- haittois de mourir, bref ie faiſois des plaintes qui euſſent peu eſmou- uoir les rochers à pitié. Les Dames de Thebes me viſitoient, faiſoient en vain mille voeux pour moy, & en vain me faiſoient mille remon- ſtrances; car rien de tout cela n’allegeoit mes douleurs. Il n’y eut que Galanthis, l’vne de mes ſeruantes, groſſe fille rouſſe de poil, fort prompte à quelque ſeruice que ce fuſt, & pour ce reſpect aimée de tous ceux de la maiſon, qui ſoupçonna la premiere, qu’il y auoit en mon affliction quelque traict des ialouſes humeurs de Iunon. Entrant & ſortant pluſieurs fois, elle apperceut Lucine aſſiſe ſur vne pierre, auec ſes mains bandées contre ſes genoux; Et quoy? luy diſt-elle, comment demeurez-vous les mains pliées? pourquoy ne vous reſ- iouïſſez vous de l’allegement d’Alcmene, qui deliurée du trauail a mis vn bel enfant au monde? La Deeſſe toute eſtonnée à l’ouïe de tel- les paroles ſe leua, deffit ſes mains liées enſemble par les doigts, qui empeſchoient ma deliurance, & auſſi toſt ie fus deſchargée du peſant faix qui m’auoit tant de temps martyrée. On dit que Galanthis ayant ainſi trompé Lucine ne ſe peut tenir de rire; dont la Deeſſe offen- cée ſe ietta de colere ſur la pauure ſeruante, la prit par les cheueux, & l’ayant couchée ſur la place, changea ſes mains en deux petits pieds de deuant, racourcit ſon corps de tous coſtez, & en fit vne belette. Elle a touſiours la meſme promptitude qu’elle auoit autresfois, ſon poil n’a point changé de couleur; & dautant que ſa menſongere pa- role fut cauſe de mon accouchement, elle faict ſes petits par la bou- che, & ſe rend domeſtique & priuée dans les maiſons, comme elle eſtoit auparauant.

LE SVIET DE LA VII. VIII. IX. ET X. FABLE.
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(VII. VIII. IX. & X. Fable ex- plıquées au 3. Chap.) Dryope ſoeur d’Iole, en faiſant ioüer ſon enfant, rompit vne branche de l’arbre nom- mé Lotos, (qui eſtoit vne Nymphe laquelle auoit eſté changée en arbre, afin qu’elle peuſt euiter les laſcifs embraſſemens de Priape) & pour auoir ainſi violé ce ſacré bois, elle demeura plantée ſur la place, & fut de meſme changée en arbre. C’eſt vne auenture [255] qu’Iole raconte à Alcmene, & cependant qu’elle en faict le diſcours, Iolas fils d’Her- cule, par la vertu d’Hebé, Deeſſe de la Ieuneſſe, eſt remis à ſa plus tendre enfance. D’où le Poëte prend occaſion de toucher en paſſant la fable d’Amphiaras, qui eſt, Que la preſence d’Amphiaras, grand deuin, eſtant neceſſaire à la guerre de Thebes, il fut ſollicité d’y aller: mais preuoyant qu’il y mourroit, iamais on ne luy peut faire entrepren- dre le voyage, iuſqu’à ce que par force il fut contraint de ſe mettre en chemin, ayant eſté trahy par ſa femme Eriphyle qu’on auoit corrompuë en luy donnant vn riche carquan qui eſtoit venu des mains de Venus. Or deuant que partir, Amphiaras commanda à ſon fils Alcmeon de tuer Eriphyle ſa mere, ſi toſt qu’il auroit eu nouuelles de ſa mort, qu’il tenoit pour aſſeurée, comme elle eſtoit außi, car il fut englouty par la terre au ſiege de Thebes, & Capanée foudroyé en eſchelant les murailles. Si toſt qu’Alcmeon en eut eſté aſſeuré, il tua ſa mere Eriphyle, & luy oſta le carquan qu’il donna depuis à Alpheſibée fille de Phegée, qu’il prit en mariage. Mais quelque temps apres s’eſtant amouraché de Calliroé fille d’Acheloys, il l’eſpouſa außi, & luy promit de luy donner le carquan que ſa premiere femme auoit. Pour le retirer donc il fut trouuer Alpheſibée, laquelle le fit tuer par ſes freres, & ainſi Calliroé demeura vefue auec deux enfans de luy. Ils eſtoient tous deux fort ieunes, & à cette occaſion Calliroé obtint de Iupiter qu’ils fuſſent faicts en vn inſtant plus forts & plus âgez, afin qu’ils peuſſent venger la mort de leur pere; ce qui fut auec beaucoup de difficulté & de reſiſtance de tous les Dieux.ALcmene penſant lors à la perte d’vne ſi bonne ſeruante, ne peut finir ſon diſcours ſans ſouſpirer, qui fut cauſe que ſa bru luy diſt; Et quoy ma mere, vous affligez-vous d’auoir ainſi perdu vne perſonne qui ne vous eſtoit point alliée? Que diriez-vous donc, ſi ie vous racontois l’hiſtoire du merueilleux ſort de ma ſoeur? L’auantu- re en eſt eſtrange & ſi piteuſe, que les regrets & les larmes ſemblent [256] deſia me vouloir forcer de m’en taire; toutefois ie vous la diray. Dryope, dont la beauté fut autrefois tant admirée par toute l’Oe- chalie, eſtoit ma ſoeur, mais ſoeur de pere ſeulement, car i’eſtois ſor- tie d’vne autre mere. En ſon ieune âge, & du temps qu’elle eſtoit la plus recerchée, le beau fils de Latone ſ’en rendit ſi fort amoureux, qu’on ne le peut empeſcher d’en iouïr; il eut la fleur de ſa virginité, & depuis Andremon l’eut en mariage; Andremon que chacun iugea tres-heureux de viure en la compagnie d’vne telle femme. Vn iour d’auanture elle deſcendit ſur le bord d’vn eſtang, au fond d’vne vallée, où tout eſtoit preſques entouré de myrtes. Elle ne penſoit point à l’infortune qui la talonnoit, & ce qui eſt encore plus à regret- ter, c’eſt qu’elle alloit offrir des couronnes de fleurs aux Nymphes de ce quartier-là, portant à ſon col ſon petit Amphiſe, qui n’auoit pas encore vn an, & qu’elle nourriſſoit de ſon laict. Aſſez prés du riuage, il y auoit vn arbre, qu’on nomme Lotos, chargé de fleurs rouges, qui portoient l’eſperance de quelque petit fruict; elle en prit vne branche pour mettre à la main de ſon fils; & moy qui eſtois auec elle, m’en allois en faire autant, quand i’apperceus des gouttes de ſang ſor- tir de ce qu’elle auoit rompu, & tout l’arbre ſ’eſmouuoir comme ſaiſi d’vne ſubite horreur, qui le faiſoit trembler. Les vieux payſans du pays diſent, que la Nymphe Lotos, fuyant les impudiques baiſers du laſcif Priape, fut changée en ceſt arbre-là, qui retient encore ſon nom.Helas! ma ſoeur ne ſçauoit point cela, elle fut toute effrayée de voir le ſang couler du rameau qu’elle auoit en main, & d’horreur ſe vou- lant retirer arriere, elle ſentit ſes pieds arreſtez en terre. En vain elle ſ’efforça de les arracher, car ils auoient deſia pris racine, & ne pou- uoit plus mouuoir que la teſte & les bras. Peu à peu l’eſcorce luy montoit le long des cuiſſes, ſa teſte au lieu de poil ſe couuroit de fueillage, & quand elle ſ’apperceut d’vn ſi merueilleux accident, de dueil penſant ſ’arracher les cheueux, elle ne tira que des fueilles. Son petit Amphiſe voulut ſuccer le laict de ſes mammelles, mais il les trouua toutes deux taries, leur molle fermeté ſ’eſtoit du tout & deſſeichée & endurcie. I’eſtois preſente à ce triſte changement; las! ie voyois ta cruelle auanture, ma ſoeur, & il m’eſtoit impoſſible de te ſecourir. Tout ce que ie pouuois eſtoit de t’embraſſer, car ie me fai- ſois accroire que mes embraſſemens t’empeſchoient de croiſtre en ar- bre. Ie ſouhaittois d’eſtre couuerte de la meſme eſcorce qui l’enue- loppoit, & tandis que ie faiſois de tels ſouhaits, mon pere Euryte & mon beau-frere Andremon arriuans me demanderent où eſtoit Dryope. Pour Dryope, ie leur monſtray l’arbre Lotos, contre le- quel elle eſtoit vn autre arbre, & n’auoit plus rien de femme ſinon le viſage. Ils baiſerent mille fois le tronc, qui eſtoit encore tiede, ſe coucherent aux pieds, & de leurs larmes l’eſmeurent à pleurer. [257] Elle arrouſa ſes fueilles de ſes pleurs, & cependant qu’elle auoit encore la bouche ouuerte pour parler, fit ces plaintes, en noſtre preſence: Hé Dieux! pourquoy faut-il qu’vn tel infortune me ſui- ue? Ne ſoupçonnez pas, ie vous prie, que ce ſoient mes offences, qui ayent attiré ſur moy ceſte inique vengeance. Non, ie vous iure par la ſouueraine puiſſance des habitans des Cieux, que ie n’ay point merité le tourment que i’endure. Si vous daignez preſter quelque creance à ma miſere; croyez-moy ſans crime punie d’vn iniuſte ſupplice. I’ay touſiours veſcu innocente; ſi ma parole eſt menſongere, & ſi ie ſuis pouſſée d’vne vaine preſomption à m’ex- cuſer au lieu de m’accuſer, que mes branches arides perdent dés maintenant le fueillage qui les honore, que mon tronc mis en pieces ſoit l’entretien & la proye d’vn feu qui le reduiſe en cendre. Mais oſtez ceſt enfant, non pas d’entre les bras, mais d’entre les rameaux de ſa mere; donnez-le à vne nourrice, & luy recomman- dez qu’elle vienne ſouuent l’alaicter ſous mon arbre: qu’elle l’y ameine ioüer; quand il ſera plus grand, & lors qu’il ſçaura par- ler, apprenez-luy à ſalüer ſa mere. Faictes qu’il ne ſ’approche ia- mais d’icy, qu’il ne die auec vne voix toute animée de triſteſſe: Helas! ma mere eſt cachée ſous l’eſcorce de ceſt arbre-là. Toute- fois prenez garde qu’il ne ſ’auance trop prés de l’eſtang, de peur qu’il ne tombe dedans, & qu’il ne cueille point auſſi des fleurs, que iettent les arbres d’icy autour. Il faut luy faire croire qu’au- tant de plantes qu’il y a, ſont autant de Deeſſes, afin que la crainte luy face apprehender d’y toucher. Adieu donc mon mary, Adieu ma chere vie, Adieu mon pere, Adieu ma ſoeur. S’il vous reſte quelque pieuſe affection enuers ce tronc qui eſt de voſtre ſang, ſoyez ſoigneux d’empeſcher que iamais la ſerpe ne me bleſſe en le coupant, & que les beſtes d’vne dent aiguë ne viennent point ronger mes fueilles. Il m’eſt impoſſible de me courber vers vous, dreſſez-vous donc ſur la pointe des pieds, pour me baiſer tandis que i’ay encore la face deſcouuerte, & approchez mon en- fant de ma bouche. La parole me faut, helas! ie ſens l’eſcorce qui ſ’empare deſia de mon col, & qu’auſſi le deſſus de ma teſte ſe for- me en arbre. Retirez vos mains, mes yeux ſe fermeront ſans que vous y touchiez; ie n’auray point beſoin de ce dernier office, vn tendre bois va couurir leur lumiere mourante. Ainſi elle perdit en meſme inſtant la vie & la parole, & ſes rameaux demeure- rent encore pourtant aſſez long-temps qu’ils eſtoient touſiours chauds.Tandis qu’Iole faiſoit ce triſte diſcours du changement de ſa ſoeur, & qu’Alcmene luy portant la main au viſage pour eſſuyer ſes larmes, ne ſe pouuoit tenir de pleurer elle meſme, vn contentement ineſperé ſuruint, qui diſſipa le nuage de leur affliction. Iolas qu’vn long âge [258] auoit rendu extremement caduc parut deuant elles, auec vn ieune poil autour du menton, qui commençoit ſeulement à cottonner ſes ioües, vne face ſans rides, & la meſme diſpoſition d’vn ieune hom- me en l’âge de dixhuict à vingt ans.Ce fut Hebé, qu’Hercule eſpouſa dans les Cieux, laquelle chan- geant Iolas de la façon, rajeunit & fortifia ſa foibleſſe. Elle ne le fit qu’à toute force & vaincuë des prieres de ſon mary; car de crain- te que d’autres ne l’importunaſſent d’vne ſemblable faueur, elle fut en reſolution de iurer que iamais homme du monde ne ſeroit par ſon moyen remis en ſon ieune âge: mais la Prophetereſſe Themis em- peſcha que ſes levres ne prononçaſſent le ſerment que ſon coeur me- ditoit: Les deſtins, luy diſt-elle, ne permettent pas que vous iuriez, de ne faire point ce qu’ils ont reſolu deuoir aduenir. On void deſia les commencemens d’vne furieuſe guerre qui ſe doit faire à The- bes: c’eſt choſe aſſeurée que Capanée y doit eſtre bruſlé du foudre de Iupiter en eſchellant la muraille, & qu’Eteocle & Polynice fre- res ſ’y doiuent entre-tuer. La terre y engloutira tout vif le deuin Amphiaras; & ſon fils Alcmeon, vengeant la mort de ſon pere par le meurtre de ſa mere, ſera pour vn meſme coup reputé fils deſnatu- ré, & fils romply de pieté & d’obeïſſance. Les Furies infernales & les ombres de ſa mere le troubleront tellement, qu’elles le mettront hors de ſon eſprit & hors de ſa maiſon. Il eſpouſera deux femmes, & donnera vn fatal collier d’or à la premiere, qui luy couſtera la vie. Calliroé ſera ſa ſeconde femme, laquelle priera Iupiter d’augmenter le nombre des années de ſes enfans, afin qu’à faute de forces le meur- tre de leur pere, vengeur de celuy de ſon pere, ne demeure point im- puny: & Iupiter à ſa requeſte voudra que d’enfans ils ſoient mis en vn âge parfaict & en vne ieuneſſe accomplie de toutes les parties neceſ- ſaires à porter les armes.

LE SVIET DE LA XI. FABLE.
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(XI. Fable expliquée au 4. Chap.) Biblis aymant ſon frere Caune d’vn’amour impudique l’importuna tant, qu’elle le contraignit de quitter ſon pays pour fuir ſes inceſtueuſes careſſes: elle le ſuiuit iuſqu’en Carie, où n’ayant encore peu le fleſchir pour contenter ſes deſirs, de regret comme fonduë en pleurs, elle fut conuertie en fontaine.
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QVand ceſte Deeſſe, ſçauante és choſes à venir, eut ainſi deſ- couuert la future deſtinée des enfans d’Alcmeon, les Dieux murmurans d’vn coſté & d’autre, ſemblerent offencez de ce que ſi peu d’hommes eſtoient par les deſtins iugez dignes d’vne telle fa- ueur, veu que d’autres auſſi bien qu’eux meritoient bien de la rece- uoir. L’Aurore parle pour ſon vieil Tithon, qu’elle deſire voir en âge plus robuſte, afin de ne receuoir plus de luy de ſi froides careſſes. Cerés ſe plaint de ce que Iaſion commence à blanchir; elle voudroit qu’il fuſt plus ieune. Vulcain demande que ſon fils Ericthon ſoit faict immortel, & Venus ſouhaitte qu’Anchiſe ne vieilliſſe iamais: bref chacun des Dieux ſelon ſon affection particuliere ſe paſſionne pour celuy qu’il aime, & ſe tranſporte de telle façon, qu’il ſemble que pour ce reſpect vne tumultueuſe ſedition ſe doiue eſleuer dans les Cieux. Le murmure alloit touſiours croiſſant, quand Iupiter comme courroucé, leur diſt: Portez-vous ſi peu de reſpect à ma ſouueraine puiſſance, que de vous oſer eſmouuoir ainſi deuant moy? Que penſez-vous faire? y a-il quelqu’vn entre vous bouffi de tant de preſomption, qu’il ſe perſuade de pouuoir vaincre la neceſſité du deſtin? Le deſtin a voulu que la vie d’Iolas renouuelée fiſt encore vne autre fois le cours de ſes ieunes ans. Le deſtin veut auſſi qu’vn iour l’â- ge des enfans deCalliroé ſoit auancé, & que dés leur tendre enfance ils ſoient fortifiez d’vn coeur & d’vn bras tel que les ieunes hommes l’ont [260] en leur plus floriſſante ſaiſon. Ce n’eſt point la brigue, ce ne ſont point les armes, ny l’ambitieux deſir d’auoir quelque auantage ſur les autres, qui leur ont acquis vn tel priuilege; c’eſt la ſecrette ordon- nance du deſtin, qui me force moy-meſme à le ſouffrir, & vous doit inuiter vous autres, à ne le trouuer pas eſtrange. Les deſtinées ſont im- muables, ma puiſſance fleſchit ſous leurs arreſts. Si ie les pouuois changer, AEaque ne gemiroit pas maintenant ſous le faix d’vne cour- be vieilleſſe, Rhadamante raieuny ſe verroit en vne agreable diſpoſi- tion, & mon fils Minos, que chacun braue auiourd’huy, pour ce qu’il eſt au declin de ſes iours, ne ſeroit pas meſpriſé comme il eſt, il ſeroit obey, & commanderoit auec la meſme authorité qu’il a faict autresfois. Les remonſtrances de Iupiter firent taire tous les Dieux, & pas vn d’eux n’oſa depuis ouurir la bouche pour ſe plaindre, veu qu’AEaque & Rhadamanthe eſtoient comme accablez de l’ennuy d’vne extreme vieilleſſe, & que Minos meſme, (qui auoit eſté durant ſa ieuneſſe la terreur & l’effroy des plus valeureuſes nations du mon- de, & duquel le nom ſeul donnoit l’eſpouuante à ſes ennemis) eſtoit ſi foible alors, qu’il auoit ſouffert mille affronts, & redoutant les ieunes forces de Milet, ſuperbe fils d’Apollon, n’auoit oſé prendre les armes pour le chaſſer de ſes terres. Car ce ne fut point la reſiſtance de Mi- nos, qui te fit retirer de ſon pays que tu auois enuahy, Milet, ce fut de toy-meſme, ſans y eſtre forcé, que tu te reſolus de faire voile ſur la mer Egée, pour t’en aller en Aſie baſtir vne ville, & luy donner ton nom. Ce fut là que tu pris Cyane pour femme, Cyane fille du vaga- bond Meandre, qui tourne & retourne cent fois ſes ondes vers ſa ſource, & d’elle tu eus Caune & Biblis, enfans nays d’vne meſme ventrée, mais non pas eſleuez, ny touſiours nourris auec meſmes paſſions.Biblis qui ſert de miſerable exemple aux filles bien aduiſées, pour les empeſcher d’eſtre eſpriſes de flames illicites, eut tant d’amour pour ſon frere Caune, qu’elle ne l’aima pas ſeulement comme vne ſoeur ſon frere; mais en ſes affections paſſa les bornes que les loix nous limitent. Du commencement à la verité elle ne recognoiſſoit point ſes ſecret- tes bruſlures venir du flambeau que porte Cupidon: elle ne penſoit point faire mal d’embraſſer ſouuent, & ſouuent baiſer Caune; la cou- uerture menſongere d’vne affection fraternelle la deceut long-temps, mais peu à peu ceſte ignorante affection la fit gliſſer à vne pire. Elle ſe rendit curieuſe de ſoy, & trop ſoigneuſe de ſe parer, pour paroiſtre belle à ſon frere; & ſi elle en voyoit auprés de luy quelqu’vne mieux veſtuë, ou plus agreable, elle en auoit de la ialouſie. Toutesfois en- core qu’elle bruſlaſt au dedans, elle n’euſt pas ſceu dire, quelles eſtoient les vrayes allumettes de ſon feu: elle ne faiſoit point de deſirs qui offençaſſent ſa pudicité, mais les noms de leur alliance naturelle luy deſplaiſoient; elle appelloit Caune ſon maiſtre, & auoit plus [261] agreable qu’il l’appellaſt Biblis, que de ſ’ouïr nommer ſa ſoeur. De iour elle n’oſoit encore donner place en ſon coeur à ſes laſciues eſpe- rances; mais la nuict ſe repreſentant ſous les ombres d’vn ſonge ce qu’elle aimoit, il luy ſembloit quelquefois que ſon frere eſtoit lié corps à corps auec elle. Elle en rougiſſoit, toute endormie qu’elle eſtoit; ny les tenebres, ny l’aueuglement du ſommeil ne la pouuoient empeſcher d’auoir honte: puis quand elle eſtoit eſueillée, ſe remet- tant deuant les yeux l’image de ſon amoureux ſonge; elle demeuroit long-temps ſans rien dire, & faiſoit aprés ces douteux diſcours en ſoy- meſme: Miſerable! que me preſage ce que i’ay ſongé ceſte nuict? Ha! les Dieux deſtournent de moy l’effect de telles reſueries. Mais pour- quoy eſt-ce qu’elles viennent m’inquieter? A la verité les yeux meſ- mes les plus iniques Iuges de la grace de Caune aduoüent qu’il eſt beau; il eſt agreable, & i’aurois raiſon de l’aimer, ſ’il n’eſtoit mon fre- re. Il ſeroit bien digne de moy, mais las! eſtant ſa ſoeur ie ne m’en oze rien promettre: toutesfois pourueu que de iour ie ne recerche point l’accompliſſement de telles fantaiſies, il n’y a pas danger que le ſom- meil me deçoiue ſi doucement. Perſonne ne peut ſçauoir ce qu’on penſe en dormant, & on ne laiſſe pas de iouïr des delices d’vn faux plaiſir, lequel imite naïfuement le plaiſir meſme. O Deeſſe Venus, & vous leger Enfant qui ſuiuez touſiours voſtre mere, en quelle douce ecſtaſe m’auez-vous rauie? I’ay eſté chatoüillée d’vne volupté qui m’a tant apporté de contentement, que le ſouuenir encore m’en conten- te. I’ay ſauouré des douceurs dont l’agreable idée ne ſe peut eſloigner des yeux de mon ame; mais Dieux, qu’elles ont eſté de peu de durée! La nuict ialouſe de mon bien fit auſſi toſt eſuanouïr l’ombre de ces voluptez charmereſſes; elle auança la fin de ſes tenebres, pour auan- cer la fin de mes plaiſirs. Ha! ſi ie pouuois en changeant de nom eſtre autre que la ſoeur de Caune; que ie ſerois heureuſe d’eſtre la bru de ſon pere, ou qu’il fuſt le gendre du mien! Quel bon-heur me ſeroit- ce qu’il m’appellaſt ſa femme? Pleuſt aux Dieux, que toute autre cho- ſe fuſt commune entre luy & moy, & que nous ne fuſſions point ſor- tis de meſmes anceſtres! En cela ie deteſte ce que nous auons de com- mun, & ie deſirerois qu’il fuſt de plus noble & plus ancienne famille. Hé! quoy, beau Caune, vne autre que moy ſera donc mere de tes en- fans? vne autre iouïra de tes embraſſemens? Malheur! que nous nous ſoyons rencontrez fils & fille d’vn meſme pere! Iamais tu ne ſeras que mon frere, & iamais ie n’auray autre alliance auec toy que ceſte odieu- ſe alliance qui ſ’oppoſe à mon contentement: qu’eſt-ce que me pre- diſent donc les viſions que i’ay euës? Si les ſonges promettent quel- que choſe, que me promettent donc mes ſonges? Les Dieux obſer- uent bien de meilleures loix que les hommes, car ſans eſtre geſnez de ce faſcheux ſcrupule qui m’afflige, ils eſpouſent leurs ſoeurs. Saturne prit Opis en mariage; le vieil Ocean eſt ioinct d’vn meſme lien auec [262] Tethys, & Iupiter eſt mary de Iunon qui faict gloire d’eſtre enſem- ble ſa ſoeur & ſa femme. Mais les Dieux ont leurs droicts qui ne ſont que pour eux. Il ne m’eſt pas permis de reigler mes deſirs à ceux des habitans des Cieux. Il faut que par les forces de la raiſon ie chaſſe de mon ſein ceſte impudique ardeur qui me tourmente, ou ſi ie n’en ay le pouuoir, il me faut reſoudre à mourir. Eſtenduë dans la biere i’au- ray peut-eſtre encore l’heur de receuoir vn baiſer de mon frere, qui conſolera mes amoureuſes ombres. Car de me reſoudre à l’aimer, le ſuccés en eſt trop douteux; il n’y va pas de ma volonté ſeule, il eſt ne- ceſſaire d’auoir auſſi le conſentement de la ſienne. Si mon feu me per- ſuade que ce ſoit choſe loiſible de luy vouloir du bien, luy croira peut-eſtre que c’eſt vne horrible meſchanceté; il ſe pourra faire que ie n’auanceray rien pour mon contentement quand i’y ſeray reſoluë. Toutesfois Macarée & Canace ſceurent bien ſ’accorder ſur vne pa- reille difficulté; qui empeſchera que nous ne nous accordions de meſ- me? Mais où eſt-ce que ie vais cercher ces deteſtables exemples pour authoriſer mon inceſtueux deſſein? Où eſt-ce que ma chaude fureur me pouſſe? Retirez-vous de mon coeur, honteuſes flames, ne me fai- ctes point prendre autre party que celuy de la pudicité, & ne me for- cez pas d’aimer mon frere que d’vne ſimple affection de ſoeur. Toute- fois ſi luy le premier, eſpris de moy, m’auoit teſmoigné de l’amour, ie ſerois bien peut-eſtre capable de me laiſſer vaincre à ſes importuni- tez. Ie ne le pourrois repouſſer ſ’il me recerchoit, pourquoy donc n’oſeray-je le preuenir? pourquoy ne le recercheray-je pas? Mais la parole me manquera, il ne me ſera pas poſſible de luy deſcouurir mon tourment; ſi feray, ie luy diray librement, car l’Amour qui m’anime inſpirera ma langue, ou ſi la honte me ferme la bouche, ma plume ſans rougir luy fera ſçauoir les ſecrets du feu qui me bruſle. Cela dit, elle reſolut d’eſcrire vne lettre, & ſ’appuyant du coude gauche ſur vne table: Aduienne ce qui pourra, diſt-elle, il faut que mes folles amours paroiſſent; elles ne ſçauroient plus demeurer couuertes. Helas! où eſt-ce que ie me precipite? Quel braſier eſt-ce que ie couue? Cepen- dant elle commençoit d’vne main tremblante à grauer ſur la cire ce qu’elle auoit penſé d’eſcrire à ſon frere. A la main droicte elle auoit vn fer qui luy ſeruoit de plume, & à l’autre la cire preſte à receuoir les caracteres tels qu’elle les y voudroit imprimer. Aprés auoir commen- cé elle ſ’arreſta pluſieurs fois, douteuſe ſi elle pourſuiuroit ou non: elle eſcriuoit & deteſtoit aprés ſon eſcriture; elle effaçoit, elle chan- geoit, trouuoit mauuaïs de confeſſer ainſi ſon vice à des tablettes, puis ce luy eſtoit choſe tres-agreable. Tantoſt elle les iettoit, & les repre- noit aprés; bref elle ne ſçauoit ce qu’elle vouloit; quoy qu’elle fiſt luy deſplaiſoit, fuſt de continuer, fuſt de laiſſer ſes lettres commencées. L’audace & la honte combattoient ſur ſa face à qui l’emporteroit. El- le auoit mis ce nom de ſoeur dés la premiere ligne, mais elle le trouua [263] depuis odieux, & l’ayant rayé graua ce qui ſ’enſuit ſur ſes tablettes cirées.Celle qui vous ſaluë eſt vne fille amoureuſe, qui vous ſouhaitte autant de contentement qu’elle en attend de vous; car elle ne reſpi- re que l’eſpoir qu’elle a de voſtre faueur. Helas! ie n’oſerois coucher icy mon nom, ie n’oſerois, la honte me retient. Si vous deſirez ſça- uoir ce que ie demande, ie vous diray que ie ſouhaitterois vous le fai- re entendre ſans vous nommer qui ie ſuis; ie voudrois que ce nom de Biblis vous fuſt incognu, iuſqu’à ce que ie fuſſe aſſeurée de n’eſtre point fruſtrée du fruict de mes deſirs. Las! vous auez aſſez peu reco- gnoiſtre à mon viſage, il y a long-temps, que ie portois quelque ſe- crette playe dans le ſein. Ma face paſle, mes yeux preſques touſiours humides de l’eau de mes larmes, ma bouche d’où ſortoient autant de ſouſpirs que de paroles, les careſſes que ie vous faiſois, & tant de bai- ſers que ie vous donnois, baiſers (ſi vous l’auez ſceu remarquer) bien diſſemblables à ceux que la ſimple affection d’vne ſoeur porte ſur les levres de ſon frere, vous pouuoient eſtre des teſmoignages aſſeurez du braſier qui me conſumoit. I’eſtois cruellement tourmentée; & toutefois encore que mon ame fuſt bleſſée des plus cuiſantes fleſches de Cupidon, & qu’vne boüillante fureur agitaſt mon coeur dans mon ſein; les Dieux me ſont teſmoins que i’ay recerché tous les moyens qui m’ont eſté poſſibles, pour apporter quelque remede à ceſte chau- de maladie. I’ay long-temps combattu contre les traits aigus de l’en- fant de Cypris, & pour en euiter les bleſſeures me ſuis couuerte des armes de la raiſon. I’ay reſiſté & enduré plus de tourmens qu’il n’eſt pas croyable qu’vne fille en puiſſe ſouffrir; mais en fin i’ay eſté vain- cuë & forcée tout enſemble de recourir à voſtre ſecours, en vous re- preſentant icy d’vne main craintifue la violence de mes affections. C’eſt vous ſeul qui pouuez diſpoſer de l’eſtat de ma vie, mon ſalut & ma ruine ſont entre vos mains. Faictes choix de l’vn ou de l’autre pour m’octroyer lequel que vous voudrez. Ce n’eſt point voſtre en- nemie qui vous en prie, mais vne qui vous eſtant alliée d’vn lien trop eſtroit, bruſle de l’eſtre encore dauantage, & ſe ioindre à vous de plus prés. Peut-eſtre me combattrez-vous de l’importune ſeuerité des loix: mais laiſſez, ie vous prie, recercher ce qui eſt permis, ou qui ne l’eſt point, à ceux auſquels l’âge a donné plus de prudence que nous n’en auons: c’eſt à faire aux vieillards de ſ’en enquerir, & ne ſ’eſgarer point du chemin que la rigueur des ordonnances oblige de ſuiure. Noſtre follaſtre ieuneſſe ne doit auoir autre loy, ſinon celle de nos plaiſirs; n’ayans pas cognoiſſance de tout ce qui eſt deffendu, noſtre legereté ſe doit perſuader que tout luy eſt permis: puis nous auons les mariages des Dieux pour exemples; nous ne ſçaurions faillir en les imitant. Noſtre pere n’eſt pas ſi farouche que nous deuions appre- hender qu’il trauerſe iamais nos contentemens: nous ne deuons point [264] auſſi craindre les ſcandaleux diſcours d’vn peuple babillard, car ſous les noms de frere & de ſoeur, nous pourrons facilement tenir cou- uerts nos larcins amoureux. N’ay-je pas toute liberté de vous parler en ſecret? Nous nous embraſſons, quand bon nous ſemble; nous ne ſommes point honteux de nous baiſer: helas! que reſte-il plus, qu’vn ſeul point auquel repoſent nos delices? Ne vous offencez pas, ie vous prie, ſi ie vous deſcouure ainſi les ſecrets de mon ame; ie ne le ferois pas, ſi vne extreme ardeur ne m’y contraignoit. C’eſt l’inuincible puiſſance d’vn petit Dieu qui m’y force; prenez donc compaſſion des efforts que ie ſens, & ne permettez pas qu’en mourant pour voſtre amour, mon tombeau vous puiſſe iuſtement accuſer de m’auoir cau- ſé la perte de la vie.La cire luy manqua pluſtoſt que le diſcours, elle fut contrainte de finir ayant remply ſes tablettes, qu’elle ſeella de ſon cachet moüillé de l’eau de ſes pleurs; car le feu qui la martyroit luy auoit rendu la bouche ſi ſeiche, qu’elle ne peut trouuer d’humeur ſur ſa langue. Quand elles furent bien fermées, elle appelle toute honteuſe, vn pa- ge qu’elle flatte de paroles, le nomme ſon fidelle, & luy dit, Portez ces tablettes à mon (elle ſ’arreſta là, & ne peut dire que long-temps aprés) frere. Elles luy tomberent des mains en les donnant, dont elle ne fut pas peu troublée, car elle penſa que ce luy eſtoit vn ſiniſtre preſage: toutesfois elle ne laiſſa pas de luy commander de les porter, & le chargea de faire le meſſage ſi ſecrettement que perſonne n’en peuſt rien deſcouurir. Le page eſpia l’occaſion pour trouuer Caune à propos, & luy preſenta ce triſte tableau des paſſions amoureuſes de Biblis. Caune le receut & l’ouurit, mais il n’en eut pas leu quelques li- gnes, qu’il ietta les tablettes, & entra en telle colere qu’à peine ſe peut-il tenir de ſe ietter ſur le meſſager. Retire-toy meſchant, luy diſt-il; execrable miniſtre d’vn deſir deteſtable, fuy la mort que tu ne pourrois euiter, ſi la crainte de quelque blaſme ne bridoit mon iuſte courroux. Ainſi le page tout effrayé va faire à ſa Maiſtreſſe le rapport de la rude reſponce de Caune. Tu pallis, Biblis, à l’ouïe du refus qui t’eſt faict; le regret qui ſaiſit ton coeur, faict perdre la cou- leur à ton viſage. Elle demeura comme paſmée dans le froid d’vn glaçon qui ſ’empara de tout ſon corps, & quand elle fut reuenuë à ſoy, auec le ſentiment ſes chaudes fureurs reuindrent qui rompirent à peine ſon ſilence, pour luy faire dire: Il a raiſon, pourquoy eſt-ce que ie me ſuis trop indiſcrettement deſcouuerte à luy? Pourquoy me ſuis-je tant haſtée de luy enuoyer le pourtraict de mes deſirs, que ie deuois tenir cachez? Il falloit auparauant, par quelques paroles in- differentes ſonder ce qu’il auoit en l’ame. Deuant que m’embarquer ie deuois, pour recognoiſtre le vent, ne deplier qu’vn bout des voiles, & l’ayant recognu ſans hazard, voguer aprés en aſſeurance ſur ceſte mer d’amour, où trop à la legere ie me ſuis iettée à la mercy des vagues [265] & des vents. Quoy? mon vaiſſeau ſ’en ira donc donner contre les eſ- cueils, & ſans le pouuoir retenir ny prendre autre briſée, ie demeu- reray engloutie dans les eaux, ſur leſquelles ie m’eſtois promis de vo- guer auec contentement! N’auois-je pas des preſages certains qui me deuoient empeſcher de croire aux folles perſuaſions de ma paſſion? Les tablettes qui tombere ̅ t lors que ie les donnay à mon page pour les porter, ne m’auoient-elles pas aſſez aduertie de mon infortuné ſuccés? Ie deuois me perſuader que ce iour-là m’eſtoit fatal, & qu’il rendroit mes eſperances vaines; c’eſt pourquoy me falloit changer de volonté, ou attendre vn iour plus heureux. Le Dieu meſme qui me pouſſoit, me donnoit des ſignes aſſeurez de mon deſaſtre, ſi i’euſſe eu l’eſprit de le recognoiſtre. Mais i’eſtois aueuglée en mon mal-heur; falloit-il plus- toſt me fier à des tablettes qu’à ma bouche? Falloit-il que ie fuſſe loing de luy, lors que ie luy deſcouurois mes fureurs? Si ie luy euſſe parlé, mes larmes & mon viſage que l’amour a deffaict, l’euſſent peu eſmou- uoir. Ie luy en euſſe bien plus dit, qu’il n’en peut tenir dans mes lettres; puis i’euſſe peu malgré luy me ietter à ſon col, & ſ’il m’euſt repouſſée, i’euſſe feint la morte, ie me fuſſe laiſſée cheoir à ſes pieds, luy euſſe de- mandé la vie, & me fuſſe armée de tant de traits de pitié, que ſi les vns ou les autres n’euſſent eu le pouuoir de le gaigner, ils euſſent au moins tous enſemble amolly, ie m’aſſeure, la dure rigueur de ſon coeur trop impitoyable. Mais peut-eſtre y a-il de la faute du meſſager. Il ne prit pas Caune aſſez à propos comme ie croy, il ne ſceut pas choiſir vn temps auquel il euſt l’eſprit libre d’affaires, & capable de receuoir les impreſſions amoureuſes que ie luy enuoyois. C’eſt ce qui m’a fait tort; car il n’a point eſté dedans les flancs d’vne tigreſſe; il ne porte pas vne roche, ou de l’acier, ou vn diamant dans le ſein; pour laict il ne ſucça iamais le ſang d’vne lionne. Il n’eſt pas ſi peu traictable qu’il ne puiſſe eſtre vaincu, il faut que ie l’attaque encore vne autre fois, & que ie ne m’ennuye non plus de l’importuner que de viure. C’eſt vne pierre iettée, que ie ne puis plus retenir. C’eſt vn deſſein dont ie ne me ſçau- rois deſdire; puiſque i’ay commencé ie doy pourſuiure, auſſi bien ſe ſouuiendra-il touſiours que ie l’ay oſé recercher. Il ſe pourroit ima- giner, que mes affections ſont infiniment temperées, puis qu’elles me permettent de quitter ſi toſt l’entrepriſe. Il croiroit peut-eſtre ſi ie ne l’en ſollicitois plus, que ie ne luy aurois donné ceſte premiere atteinte, ſinon pour l’eſprouuer: ou bien ſe perſuaderoit que ce n’eſt point vn Dieu, qui m’anime le courage en me bruſlant du plus pur de ſes flames; mais qu’impudique ie ſuis ſeulement pouſſée à le careſſer par les forces d’vne brutalle incontinence. En fin ie ſuis aux termes que ie ne puis plus me dire innocente; le crime de ma part eſt commis, puis que i’ay faict ouuerture de la volonté que i’ay de le commettre. Ie l’ay eſcrit, i’ay faict voir à Caune ce que ie ſouhaittois, quand ie ne feray rien dauantage, on ne laiſſera pas de me iuger coulpable. [266] Ce qui reſte eſt peu pour le crime, & c’eſt beaucoup pour mon contentement; il ne faut donc pas que ie quitte, puis qu’auſſi bien ſans continuer, ie ſeray touſiours criminelle.Ce ſont les diſcours dont elle ſe flattoit, & reſſentoit tandis vn cruel combat en ſon ame; car le repentir d’auoir eſprouué ſon frere, l’affligeoit, & ſi elle bruſloit d’vn chaud deſir de l’eſprouuer encore. Sa fureur la rendant effrontée outre meſure, luy fit ſouffrir pluſieurs refus, ſans ſe departir du vain eſpoir, dont elle ſ’abuſoit ſoy-meſme. Elle ſe rendit ſi fort importune à Caune, qu’il fut contraint, inquieté de ſes impudiques recerches qui n’auoient point de fin, d’abandon- ner le païs pour euiter le ſcandale, auquel elle le ſollicitoit. Il prefera l’exil volontaire aux inceſtueuſes careſſes de ſa ſoeur, & ſe bannit ſoy- meſme des terres de ſon pere, penſant par ce moyen bannir l’amour du coeur de Biblis; mais il n’en ſortit pas pourtant, il y entra plus fort qu’auparauant, & la rendit furieuſe. Elle deſchira ſa robe de regret, ſe meurtrit le ſein de coups, perdit le ſens & le iugement, ſe laiſſant tranſ- porter à vne manie qui luy fit confeſſer en public le tourment qu’elle enduroit, pour n’auoir peu accomplir ſes trop honteux ſouhaits: & aprés eſtre ainſi ſortie hors de ſoy par les breſches, que l’amour, le dueil & la rage auoient faictes à ſon coeur; elle ſortit de ſon païs pour ſuiure ſon frere qui la fuyoit. Les Dames de Carie la veirent courir, tout ainſi que font ces enragées Thraciennes qui de trois en trois ans font les feſtes de Bacchus auec des cris effroyables: elle hurloit com- me elles par les champs, & paſſant chez les valeureux peuples de Le- lege ſe rendit en Lycie, courut autour du mont Cragus, de Lymire, des eaux du Xanthe, & ſur les ſommets où autrefois l’eſpouuentable Chi- mere, auec ſa teſte de lionne, ſon ventre de chevre & ſa queuë de ſer- pent, vomiſſoit vne haleine de feu.Tous ces païs-là par leſquels en vain tu cerchois ton frere, (car il auoit pris vne autre briſée) furent teſmoins de tes douleurs, Biblis, ils ouïrent tes plaintes, & la foreſt du mont Chimere veid ta fin. C’eſtoit au declin de l’année, en la ſaiſon que les arbres deſpoüillent leur ver- dure, tu cheus paſmée la face ſur des fueilles ſeiches, & là vaincuë du trauail d’vne ſi longue courſe, ton mal ne peut receuoir de remede. Les Nymphes du païs eſſayerent pour-neant d’appliquer quelques le- nitifs à la bleſſure qu’Amour t’auoit faicte, car ton oreille eſtoit ſour- de à leurs conſolations. Elles taſcherent à te releuer, mais ce fut en vain; tu voulus demeurer couchée ſur l’herbe, que tu arroſois de tes pleurs. Et lors qu’elles te veirent reſoluë de ne finir iamais le flux de tes larmes, elles firent naiſtre en tes veines vne viue & ineſpui- ſable ſource d’eaux, (quel plus agreable preſent te pouuoient fai- re les Naïades?) & ton corps à l’heure fondant goutte à goutte, com- me l’eſcorce de pin ſemble faire quand elle iette la poix, ou comme les nuées eſpaiſſies par le froid dans la moyenne region de l’air, lors que [267] les doux vents du Midy & les rays du Soleil en font naiſtre la pluye; tu ne fus que de l’eau, & ton nom, belle Biblis, ne ſeruit plus qu’à nommer vne fontaine, qui ſortant de deſſous vn cheſne, arroſe les vallées de ce quartier-là.

LE SVIET DE LA XII. FABLE.
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Lygde ayant commandé à ſa femme Telethuſe, que ſi elle faiſoit vne fille elle la tuaſt,(XII. Fable expliquée au 5. Chap.) Telethuſe n’eut pas le courage lors qu’elle enfanta la petite Iphis de faire vn ſi cruel meurtre; außi que la Deeſſe Iſis luy promit de la fauoriſer de ſon ſecours quand il en ſeroit beſoin, & qu’elle ne craigniſt point de ſauuer la vie à ſa fille. Elle la nourrit donc, faiſant croire à ſon mary que c’eſtoit vn garçon, tellement que quand elle fut grande il la fiança auec Ianthe, & lors Iſis fit qu’Iphis changea de ſexe, eſtant de fille changée en vn beau ieune homme.LE bruit du changement de Biblis, de Carie, courant par toute la Crete, euſt eſté publié par les cent villes autresfois ſubiectes à l’Empire de Minos, ſ’il n’en fuſt arriué en meſme temps vn autre auſ- ſi eſtrange en ce pays-là. Lygde habitant de Pheſte, homme de bas lieu, & aſſiſté de peu de commoditez; mais qui pour l’integrité de ſa vie, auoit eſté touſiours recognu fort entier en ſes actions, voyant que ſa femme enceinte eſtoit proche d’accoucher, luy diſt, M’amie, quand ie vous voy ſi proche du trauail que celles de voſtre ſexe endu- rent à l’enfantement; ie fais deux voeux au Ciel, & prie les Dieux de m’octroyer deux choſes; l’vne, que vous ſoyez deliurée ſans beau [268] coup de douleurs; & l’autre, que ce ſoit d’vn fils que vous me faciez pere. Les filles ſont de grandes charges aux peres & aux meres; elles ne peuuent pas courir pluſieurs fortunes auantageuſes que courent les garçons: pour moy i’abhorre de voir vne telle charge en ma famille; c’eſt pourquoy ie vous prie que ſi vous enfantez vne fille (pardon, pieté paternelle; ie ne fay ce commandement plein d’inhumanité que trop à regret) vous ne permettiez pas qu’elle viue, mais pour nous en deſcharger, faictes qu’en naiſſant elle meure. C’eſtoit d’vn coeur tranſi qu’il prononçoit ces ſanglantes paroles, & Telethuſe paſmoit en les oyant: tous deux auoient les yeux fondus en larmes, tant celuy qui commandoit, que celle qui receuoit le commandement. Toutes- fois Telethuſe ne pouuoit ſe reſoudre à vne ſi deſnaturée execution; elle ſupplioit touſiours ſon mary de remettre ſes eſperances en la fa- ueur des Dieux, & que iamais, ny eux, ny leurs enfans ne manque- roient de ce qui leur ſeroit neceſſaire; mais elle ne ſceut vaincre ce cruel pere, il demeura en ſa meurtriere & trop impitoyable volonté. Cependant les iours de la deliurance de Telethuſe approcherent, & vne nuict qu’elle eſtoit aſſoupie d’vn profond ſommeil, elle veid en reſuant, ou ſe fit croire au moins qu’elle voyoit la Deeſſe Iſis deuant ſon lict, aſſiſtée de tous les Dieux qui l’accompaignent ordinaire- ment. Elle auoit les cornes argentines du croiſſant de la Lune ſur le front, vn ſceptre en main, & vne couronne d’eſpics iaunes comme or ſur la teſte: Anubis qui ſemble touſiours vouloir iapper eſtoit auec elle, la Preſtreſſe Bubaſte, Apis marquetté de diuerſes couleurs, Har- pocrate, lequel porte vn doigt ſur ſes levres pour recommander le ſilence, & Oſiris que les peuples d’AEgypte ne ſe laſſent point de cer- cher tous les ans. Outre ce, il y en auoit pluſieurs qui portoient des ſonnettes, & au milieu d’eux vn ſerpent venimeux, qu’vn ſommeil continuel tenoit touſiours endormy. Il fut aduis à Telethuſe qu’elle ſ’eſueilla à la veuë de tant de Dieux, & qu’Iſis luy parloit ainſi: Ne t’afflige point, Telethuſe, & ne ſois pas en ſoucy d’executer ce que ton mary t’a commandé, il faut que tu le trompes; ne crain point, quoy que ce ſoit, d’eſleuer l’enfant qui naiſtra de ta groſſeſſe, quand Lucine t’en aura deliurée. Ie ſuis icy pour t’aſſeurer que mon aſſiſtance ne te manquera point au beſoin. Tes prieres m’ont faict reſoudre à te ſe- courir, honore touſiours ma puiſſance, & tu recognoiſtras auec le temps, que l’honneur que tu m’auras rendu n’aura point eſté faict à vne ingrate Deeſſe. Cela dit, elle ſe retira, & Telethuſe toute reſiouïe ſauta hors du lict, pour leuer les mains vers le Ciel, priant les Dieux de vouloir faire, que le ſonge ne fuſt point menſonger, & que l’ef- fect luy en donnaſt le contentement qu’elle ſouhaittoit. Peu aprés ſes douleurs ſ’augmenterent, & preſques ſans trauail elle fit voir l’agrea- ble clarté du Soleil à vne fille qu’elle enfanta, & la mit entre les mains d’vne nourrice pour l’eſleuer, luy commandant d’entretenir ſon mary [269] en opinion que ce fuſt vn fils. Lygde le creut, il accomplit les voeux qu’il auoit faicts, comme ſi ſes ſouhaits euſſent eſté accomplis, & nomma l’enfant qui luy eſtoit nay, du nom de ſon grand pere, Iphis. La mere fut extremement contente d’vn tel nom, pour ce qu’il ſe pouuoit donner auſſi bien à vn fils qu’à vne fille, & qu’ainſi le pieux menſonge, par lequel elle auoit ſauué la vie à ſon enfant, ne trompe- roit perſonne, & ne pourroit pas eſtre aiſément deſcouuert. Elle le veſtit touſiours de l’habit d’vn garçon, ſous lequel, ſoit qu’on le priſt ou pour fils ou pour fille, il auoit vn viſage merueilleuſement beau, & qui n’euſt pas eſté moins attrayant en l’vn qu’en l’autre ſexe. La fille nourrie ſous ces habits menteurs, ſans eſtre recognuë pour autre que ce qu’elle paroiſſoit, vint de la façon iuſqu’à l’âge de treize ans; & lors ſon pere la promit en mariage à vne autre fille, nommée Ianthe, des plus belles & des plus accomplies qui fuſſent dans la ville de Pheſte. Elles eſtoient toutes deux de meſme âge, doüées d’vne eſ- galle beauté, & auoient autrefois appris leur meſtier enſemble chez vn meſme maiſtre, qui fut cauſe que l’amour eut plus facilement pla- ce en leurs coeurs, & les bleſſant d’vne fleſche pareille, ne trouua pas toutefois tant d’aſſeurance en l’vne qu’en l’autre. Durant l’attente de leur mariage accordé entre les parens, Ianthe ne ſçauroit aſſez voir Iphis, qu’elle tient pour homme, & preſume deuoir eſtre ſon mary. Iphis d’autre coſté bruſle des feux de Cupidon, & ſe laiſſe conſumer pour vne de qui elle deſeſpere de pouuoir iamais auoir la ioüiſſance: mais ce deſeſpoir ne faict qu’accroiſtre ſes flames, au lieu de les eſtein- dre: elle ne peut qu’elle n’aime Ianthe, bien que ce ſoit vne fille com- me elle, & ne peut penſer aux violentes chaleurs d’vn amour ſi eſtran- ge, que preſque elle ne pleure: Helas! dit-elle, quel ſuccés peuuent auoir mes affections? Perſonne n’a cognoiſſance de ce que ie ſuis, & ie ſuis poſſedée d’vn chaud deſir; mais deſir monſtrueux, & qui n’a iamais eu ſon ſemblable. Si les Dieux m’ont voulu ſauuer, ſ’ils ont eu en horreur ma ruine au berceau, hé! pourquoy donc m’affligent-ils maintenant d’vn furieux mal d’amour, auquel ie ne trouue point de remede? Pourquoy ne ſuis-je bruſlée des flames ordinaires qui bruſ- lent les coeurs? Les vaches ne courent point aprés vne autre vache, ny les iumens aprés vne iument; le belier cherit la brebis, & le cerf aime ſa femelle. Tous les oyſeaux en font de meſme parmy l’air; il n’y a pas vn ſeul d’entre les animaux dont la femelle careſſe la femelle. Pleuſt aux Dieux que ie n’euſſe point eſté! mais le deſtin de la Crete m’a faict naiſtre comme ie croy, cruel deſtin, qui veut qu’elle ne ſoit ia- mais ſans monſtres. Paſiphaé autresfois y aima vn taureau, & moy fil- le i’y aime vne autre fille. Mon amour eſt encore plus horrible que le ſien, il faut que ie l’aduouë; car au ſien il y auoit au moins difference de ſexes, il y auoit quelque eſperance de cueillir les doux fruicts que Venus nous faict recercher; & de faict elle les cueillit, trompant le [270] taureau qu’elle aimoit, & ſe ioignant auec luy, couuerte du pour- traict d’vne vache. Mais que peuuent faire pour mon contentement, tous les eſprits du monde quand ils ſeroient icy aſſemblez? Quel arti- fice nouueau pourroit inuenter Dedale, ſi ſes aiſles cirées le rame- noient en Crete pour me ſecourir? Ses ingenieuſes ſubtilitez pour- roient-elles bien me faire homme, ou changer le ſexe d’Ianthe? Non, ſon pouuoir luy manqueroit, & mon tourment plus fort que ſes in- uentions, luy feroit confeſſer qu’il n’a point de remede. Arreſte donc la fougue de tes fureurs, Iphis, r’entre en toy-meſme, & chaſſe de ton ſein ces folles flames quı te trauaillent ſans eſpoir. Tu ſçais quelle tu es, ſi ce n’eſt que tu te plaiſes à te deceuoir toy-meſme; n’aſpire qu’aux plaiſirs qui te ſont permis, & n’aime rien ſinon ce qu’vne fille doit aimer. Ne te tranſporte point en vain pour vne choſe de laquelle tu ne ſçaurois iouïr. Il n’y a que la ſeule eſperance qui nous attire, c’eſt elle qui ſert d’entretien aux douces bleſſures d’Amour: helas! tu en es priuée, & ne laiſſes pas de te conſumer dans vn braſier inutile. Mais encore l’excés de ton mal-heur eſt, que ce n’eſt point l’eſtroitte garde d’vn pere, ou d’vne mere, qui t’empeſche de iouïr des embraſſemens ſouhaittez; ce ne ſont point les ialouſes oeillades d’vn importun ma- ry; ce ne ſont point les deſdaigneuſes rigueurs de celle qui te bleſſe, elle ne deſire pas moins que toy ce que tu ſouhaittes, & tu ne ſçaurois pourtant contenter tes deſirs auec elle. Facent les Dieux & les hom- mes tout ce qu’ils pourront pour toy, ils ne te peuuent rendre heu- reuſe en ſa compagnie. Et de vray les Dieux ont fauoriſé mes affe- ctions autant qu’il eſt poſſible: pour les hommes, mon pere n’a au- tre volonté que la mienne, & mon beau-pere futur eſt de meſme: mais la nature, plus puiſſante qu’eux, ne veut pas ce qu’ils veulent; elle ſeule ſ’oppoſe à leur accord & à mes contentemens pour me rui- ner. Helas! voicy le temps qui ſemble limité pour l’accompliſſement de mes voeux, voicy le iour de nos eſpouſailles qui approche, iour qui deuroit eſtre pere de nos delices, & ne le ſera pas. Ie verray Ianthe entre mes bras, & ne pourray gouſter le fruict de ſes embraſſemens. Nous demeurerons l’vn & l’autre alterez au milieu des eaux, ſans pou- uoir eſteindre noſtre ſoif. Ne quittez pas les Cieux pour vous trou- uer icy, Iunon, vous n’y aurez que faire, ny vous Hymen, à quel pro- pos aſſiſteriez-vous à ce froid mariage, où il n’y aura point de mary?Iphis ſe depitoit ainſi en ſoy-meſme, tandis qu’vne amoureuſe im- patience trauailloit Ianthe, en attendant le iour dedié à la ſolemnité de leurs nopces, chaque inſtant luy eſtoit vn ſiecle; elle prioit ſans ceſſe les heures d’auancer leur courſe trop tardiue pour elle; mais trop haſtiue à Telethuſe qui touſiours retardoit. Ceſte mere affligée de la crainte du ſcandale, qu’elle ne pouuoit euiter ſans vne particu- liere faueur des Dieux, vſoit de toutes les longueurs qu’il luy eſtoit poſſible, feignant tantoſt d’eſtre malade, & tantoſt cerchant pour [271] excuſe quelque ſiniſtre preſage qu’elle vouloit deſtourner. Mais en fin le temps eſpuiſa la ſource de ſes artifices; elle ſe veid à la veille des nopces, deſquelles elle ne pouuoit plus remettre la ſolemnité: qui fut cauſe qu’en telle extremité pouſſée d’vne extreme ardeur, elle eut re- cours à la Deeſſe qui luy auoit promis de l’aſſiſter. Elle deſlia les treſſes de ſa teſte, & fut, les cheueux eſpars ſur le dos, auec ſa fille em- braſſer l’autel d’Iſis, diſant: Deeſſe que l’Egypte honore ſur toutes, ſouueraine puiſſance des temples de Pareton, & des terres voiſines de l’eſtang de Mareote, diuinité qui preſidez dans l’Iſle de Phare, & ſur les ſept emboucheures du Nil, iettez vos yeux ſur mon affliction, ſe- courez mon tourment, & me deliurez de la crainte qui me trauaille. C’eſt vous, pitoyable Iſis, qui vous offriſtes autrefois à moy, & me promiſtes voſtre aide, lors que i’en aurois beſoin. Ie vous veids, il m’en ſouuient bien, auec les meſmes ornemens que vous auez icy, i’entendis le ſon de vos ſonnettes, ie recognus tous ceux qui vous ac- compagnent, & honorant vos commandemens rendis l’obeïſſance que ie deuois à celuy que vous me feiſtes, duquel ie n’ay point depuis perdu le ſouuenir. Ce que ma fille iouït maintenant de l’agreable clarté du iour vous eſt deu, ſans vous en naiſſant elle euſt veu ſon heure derniere; l’aduis que vous me donnaſtes empeſcha que le pre- mier iour de ſa vie ne fuſt celuy de ſa mort, & que moy-meſme qui l’auois miſe au monde, ne me rendiſſe coulpable de ſon ſang. Puiſque vous ne deſdaignaſtes point d’eſtre alors ſi prompte à noſtre ſecours, ne le ſoyez pas moins maintenant, prenez pitié de ma fille & de moy, & nous fauoriſez toutes deux de voſtre aide. Auec l’ardeur de telles prieres, ſon zele y meſloit tant de larmes, que la Deeſſe touchée de compaſſion, pour teſmoigner qu’elle en auoit eſté eſmeuë, eſmeut les fondemens de l’autel qui luy eſtoit conſacré, les portes du Tem- ple en tremblerent, les pointes du croiſſant qu’elle auoit ſur la teſte rendirent vn eſclat plus brillant qu’auparauant, & les ſonnettes firent ouïr d’elles-meſmes vn bruit, ſans que perſonne les touchaſt, dont Telethuſe fut toute reſiouïe: car encore qu’elle ne fuſt pas hors de crainte, ce ſignal fit qu’elle ſortit du Temple beaucoup plus gaye qu’elle n’y eſtoit entrée. Iphis qui la ſuiuoit commença dés l’heure à marcher vn plus grand pas qu’elle n’auoit accouſtumé, le teinct de ſon viſage ſ’embrunit vn peu, & ne parut plus ſi delicat, ſes che- ueux ſ’accourcirent, & ſes forces ſ’accreurent: en fin la foibleſſe de fille ſe changea en la forte vigueur d’vn ieune homme; elle per- dit la forme d’vn ſexe debile, pour receuoir celle d’vn plus robu- ſte.Ce fut dequoy rendre à Iſis des actions de graces, & d’vne ſaincte allegreſſe offrir des preſens à ſes autels. Ils le firent, & ſur les offrandes qu’ils preſenterent au Temple, pour eterniſer la memoire d’vn ſi merueilleux changement, ces petits vers furent eſcrits:
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Ce voeu ſymbole d’allegreſſe, Ne fut pas faict à la Deeſſe, Et payé de meſme façon: Iphis fille en fit la promeſſe, Et l’accomplit ieune garçon.Le lendemain la ſolemnité des eſpouſailles ſe fit, à laquelle Venus, Iunon & le ioyeux Hymenée ſe trouuerent, pour faire cueillir à Iphis les doux fruicts du pucelage d’Ianthe, qui perdit auec beau- coup de contentement ceſte nuict-là vne fleur, qu’elle n’auoit pas tenuë parauant moins chere que ſa vie.
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LE DIXIESME LIVRE DES METAMOR PHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. FABLE.
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Orphée peu de iours apres ſon mariage, ayant perdu par vn eſtrange accident ſa fem-(I. Fable ex- pliquée au 1. Chap. du 10. Diſcours.) me Eurydice, deſcendit aux enfers pour la rauoir, & obtint de Pluton qu’il luy ſeroit permis de la remener encore parmy les viuans, pourueu qu’il ne la regardaſt point iuſ- qu’à ce qu’il fuſt ſur terre. Il ne ſe peut tenir de contreuenir à la condition à laquelle la vie de ſa femme eſtoit penduë, tellement qu’elle fut vne autre fois reportée aux enfers; dont Orphée demeura ſi eſtonné, que le Poëte dit qu’il deuint preſque comme le Berger, qui ayant veu Cerbere, d’effroy fut changé en rocher, ou comme Olene & Lethée qui fu- rent ainſi muez en pierres ſur le mont Ida, tous deux enſemble pour l’offence de Lethée ſeule, qui auoit irrité les Dieux contr’elle, par vne folle preſomption de ſa beauté.
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LE Dieu Nopcier couuert de ſa robe iaune, ſe retirant du feſtin qui ſe fit aux eſpouſail- les d’Iphis & d’Ianthe, ſe ietta dans l’air, & prit le chemin de Thrace, où l’attiroit la voix charmereſſe d’Orphée, qui l’appelloit à ſon mariage auec Eurydice. Il ſ’y rendit à la verité; mais ce ne fut pas auec vn viſage eſclairé d’allegreſſe, il n’y prononça point les ſolennelles paroles qu’il dit ordinaire- ment à telles feſtes, & ne fit point voir de preſage qui promiſt vn heureux ſuccés du mariage auquel il aſſi- ſtoit. La torche qu’il auoit en main eſtoit d’vne cire coulante, qui ſembloit pleurer, & petillant ſans ceſſe ne faiſoit que fumer; tou- tes les ſecouſſes qu’il luy donna du bras ne la peurent iamais bien allumer, qui eſtoit vn ſigne funeſte de ce qui arriua depuis; car la mariée quelque temps aprés ſ’eſgayant ſur l’herbe, auec vne trouppe de Nymphes, fut bleſſée au talon par vn ſerpent, qui la fit cheoir morte ſur la place. Orphée en eut tant de regret, qu’apres auoir mil- le fois importuné les Cieux de ſes plaintes, il ſe reſolut, puiſque les hautes diuinitez n’auoient point eu pitié de luy, de recourir aux baſ- ſes puiſſances qui gouuernent les Ombres aux enfers. Il y deſcendit par ceſt horrible precipice, qui eſt en Laconie à coſté du mont Te- nare, & ayant trauerſé la foule de ces triſtes peuples, qui ne ſont plus qu’ombres legeres parmy les tenebres, ſe rendit deuant le throſ- ne de Proſerpine & de l’eſpouuentable Prince qui porte le ſceptre des morts. Il fit en leur preſence reſonner ſur ſa lyre les plus pitoyables accens, dont la douleur peut animer & ſa voix & ſes cordes; il fit mil- le ſouſpirs & mille cris teſmoins de ſes regrets, & d’vn accord triſte- ment agreable, leur fit ouïr ainſi le lamentable ſubiect de ſon affli- ction: Souueraines puiſſances de ce morne royaume englouty dans les entrailles de la terre, auquel il faut que tous hommes deſcen- dent, ſi vous me permettez de vous raconter mes douleurs, ie vous diray, ſans vous entretenir d’vn diſcours menſonger, que ce n’a point eſté la vaine curioſité de voir vos Palais tenebreux, qui m’a faict ve- nir icy, ny l’ambitieux deſir d’enchaiſner voſtre portier Cerbere, pour me vanter de l’auoir dompté. La mort de ma femme Eurydice eſt la ſeule occaſion de mon voyage; c’eſt pour elle que ie viens re- cercher voſtre faueur, pour elle, dis-je, qu’vn venimeux ſerpent m’a rauie au milieu d’vn champ. Helas! la fleur de ſes agreables beautez ne faiſoit que ſ’eſclorre, elle a trouué ſon hyuer aux premiers iours de ſon printemps, & m’a laiſſé veuf de ſa compagnie deuant que i’euſſe ſauouré les delices que ie deuois gouſter auec elle. I’ay reſiſté autant qu’il m’a eſté poſſible aux efforts de la douleur, & ne puis nier que ie n’aye eſſayé de vaincre mon martyre en le ſouffrant: mais ma patience [275] ſ’eſt trouuée foible contre mon amour. Ce petit Dieu dont l’inuinci- ble puiſſance eſt ſi cognuë là haut ſur terre, m’a forcé de venir icy: ie ne ſçay pas ſi ſon brandon y a quelque pouuoir; toutefois ie croy qu’oüy: ſi le bruit du larcin que vous fiſtes autrefois à Cerés n’eſt vn menſonge, vous auez eſprouué la rigueur de ſes traits, & ſes liens ſont les douces chaiſnes qui vous ont ioincts enſemble. Ie vous ſupplie donc, puis que vous auez reſſenty que peut le doux mal de ſes cuiſan- tes bleſſures, octroyer Eurydice à la violence de ma paſſion; ie vous prie par ce noir chaos, où l’horreur & l’effroy habitent, & par le mor- ne ſilence de ce vaſte Empire, faire qu’Eurydice me ſoit renduë, que le fil de ſes iours couppé deuant le temps ſoit renoüé, & que ie puiſſe la reuoir encore là haut auec moy. Tout ce qui vit vous doit vn iour venir rendre hommage; toſt ou tard il faut que nous paſſions l’Ache- ron, c’eſt vn chemin duquel perſonne ne ſe peut eſgarer. Vos Palais ſont la retraicte de tous les hommes du monde, où par force, ou de leur bon-gré la neceſſité les amene. Quand ma femme aura ſur terre accomply le cours de ſes années, elle ſera encore à vous, vous ne la ſçauriez perdre pour la laiſſer viure dauantage: ne me refuſez donc point la faueur que ie vous demande; permettez qu’elle iouïſſe enco- re de la veuë des clartez du Soleil, & qu’Orphée iouïſſe de ſes delicieux embraſſemens. Ou bien ſi les deſtins ne peuuent conſentir à mes voeux, arreſtez-moy icy, ie ne ſouhaitte plus d’aller viure là haut, ſ’il faut que i’y aille ſans elle. Ie ne permettray point à la mort de nous ſe- parer; ſi vous la retenez, vous retiendrez nos deux ombres enſemble.Il chantoit d’vne voix plaintiue en diſant cela, & marioit ſi piteu- ſement les triſtes accens de ſes cordes à ceux de ſa parole, qu’il fai- ſoit trouuer des larmes pour pleurer aux ames deſpoüillées de leurs corps, qui eſtoient autour de luy. Tantale tout rauy durant qu’il chanta, ne penſa point à ſa ſoif, qui ne ſe peut eſteindre, & n’eſſaya point de moüiller ſes levres dedans l’eau qui le fuit. La rouë d’Ixion demeura ſans ſe mouuoir; les vautours qui rongent le coeur de Titye ſ’oublierent lors de le becquetter: les filles de Belus ne ſe peinerent point à remplir leurs vaiſſeaux, & Siſyphe pour ouïr Orphée plus à ſon aiſe ſ’aſſit deſſus ſa pierre, ſans la rouler comme il faict touſ- iours. On tient meſme que les Furies, dont les yeux iamais n’a- uoient eſprouué que c’eſtoit de verſer des larmes, ſentirent alors leurs ioües moüillées, & ſe laiſſerent vaincre aux piteux vers de ce Poëte eſploré. En fin ny la Reyne des ombres, ny l’implacable Prin- ce des tenebres ne peurent refuſer à Orphée ce dont il les prioit. Ils appellerent Eurydice, qui ſe pourmenoit en clochant d’vn pied, parmy les ombres nouuellement deſcenduës là bas, & la rendirent à ſon mary, à telle condition, qu’il ne ſe retourneroit point pour la voir, iuſqu’à ce qu’il fuſt hors des antres obſcurs des en- fers, ou qu’autrement elle y demeureroit encore. Orphée accepta [276] la condition, & tout reſioüi prit le ſombre chemin par lequel il ſe deuoit retirer. Il monta long-temps ſans ſçauoir preſques ce qu’il de- uenoit: car là il n’y auoit autre air qu’vne eſpaiſſe fumée, au trauers de laquelle il luy eſtoit fort difficile de ſe pouuoir conduire. Toute- fois il n’auoit pas beaucoup plus à marcher dans l’obſcurité; il eſtoit deſia fort proche de la terre où le Soleil donne, quand il fut ſaiſi d’v- ne crainte, que ſa femme qui le ſuiuoit ne ſe fuſt eſgarée: deſireux de la voir il tourna la teſte, & ſa veuë la fit mourir pour la ſeconde fois; il la voulut embraſſer, mais il n’embraſſa rien qu’vne ombre qui deſia ſ’eſuanoüiſſoit. Miſerable il veid l’autre mort d’Eurydice, qui ne ſe plaignoit point de luy en mourant (car dequoy euſt-elle peu ſe plain- dre, ſinon de ce qu’il l’auoit trop aimée?) mais, laſchant vn foible ſouſpir, luy diſt tout bas le dernier Adieu, & ſ’enuola derechef au lieu d’où en vain il l’auoit ſortie. Ce ſecond coup des Parques, donné ſur la double vie de ſa femme, l’eſmeut de telle façon qu’il ne demeu- ra pas moins eſtonné que ce Berger; lequel à la veuë des trois teſtes de Cerbere enchaiſnées par Hercule, d’effroy pérdit le ſentiment, & fut conuerty en rocher. Peu ſ’en falut qu’il ne deuint comme toy, Olene, qui voulus eſtre puny pour la preſomption de ta femme Lethée, & fus auec elle changé en pierre; tellement que vous deux, qui eſtiez autre- fois deux corps vniquement cheris l’vn de l’autre, n’eſtes plus main- tenant que deux roches attachées ſur les ſommets du mont Ida. Il deſcendit encore à la porte de l’Auerne penſant y r’entrer, mais il luy fut impoſſible de plus gaigner le portier, pour ce que la douleur luy auoit oſté la voix. Il y demeura ſept iours ſans gouſter des dons de Cerés; ſon dueil, ſa douleur & ſes larmes furent la ſeule nourriture qu’il prit. Ses ſouſpirs & ſes ſanglots furent tout l’air qu’il reſpira. Il accuſa mille fois de cruauté les Dieux des enfers, & deteſta leurs im- pitoyables decrets; puis ſe retira ſur le mont Rhodope, où il veid par trois fois le Soleil recommencer la courſe des ans, ſans vouloir enten- dre à vn ſecond mariage, ſoit qu’il l’euſt ainſi promis à Eurydice, ſoit que l’infortuné ſuccés du premier, luy en fiſt perdre l’enuie. Pluſieurs Dames amoureuſes de ſes perfections recercherent ſon alliance, mais leurs recerches ne leur acquirent que le regret d’auoir eſté refuſées. Il ſembla depuis la mort d’Eurydice auoir tout le ſexe en horreur; car iamais il n’en careſſa vne ſeule, & ne ſ’eſchauffa que pour les gar- (Cecy eſt expli- qué au 1. chap. du 11. Diſcours.) çons, deſquels il commença lors à cherir la deteſtable compagnie, ſe rendant autheur chez les Thraces d’vn amour que la nature ab- horre.
|| [277]

LE SVIET DE LA II. FABLE.
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Lors qu’Orphée ſe mit à chanter pour alleger ſes douleurs, il attira autour de ſoy tou-(II. Fable ex- pliquée au 2. & 3. Chap.) tes les beſtes, & tous les arbres meſmes des foreſts voiſines, à la troupe deſquels ſe trouua le Pin, qui eſtoit nouuellement nay du corps d’Atys Preſtre de Cybele, changé en ceſt arbre dedié à la Deeſſe qu’il ſeruoit.ORphe’e pour faire mieux entendre les piteux accens que ſon dueil eſlançoit, monta ſur vne colline, où il y auoit vne belle plaine couuerte d’herbe verte, ainſi que d’vn tapis qui luy fit naiſtre le deſir de ſ’y repoſer. Quand il ſ’aſſit, il n’auoit point d’ombre autour de ſoy: mais il n’eut pas commencé à faire dire ſes douleurs à ſa lyre, qu’vne infinité d’arbres, enchantez de ſon chant, l’entourerent, & luy apporterent auec eux l’ombre & la fraiſcheur. Il y eut des Cheſnes qui y furent portez par les forces charmereſſes de ſa voix, des Peupliers, des Cormiers, des Tilleuls, des Heſtres, des Lauriers, des Coudriers, des Freſnes, des Sapins, des Planes, des Erables, des Saulx, des arbres eſquels la Nymphe Lotos fut changée, des Boüys qui conſeruent touſiours leurs branches verdoyantes, des Bruyeres, des Myrtes, des Oliuiers, des Figuiers auec leur fruict violet, des branches de Lierre, & des ſeps de Vigne autour de quelques Ormeaux, des arbres ſauua- ges, qui portent la poix, des Arbouces, chargez de fruict rouge, des Palmes qui couronnent les vainqueurs, & des Pins que la mere des [278] Dieux cherit tant, à cauſe que ſon Preſtre Atys perdant la forme d’homme fut couuert de leur eſcorce.

LE SVIET DE LA III. FABLE.
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(III. Fable ex- pliquée au 3. Chap.) Cypariſſe ieune enfant qu’ Apollon cheriſſoit vniquement pour ſa beauté, nourriſſois vn cerf priué, dont il faiſoit beaucoup d’eſtat: mais le malheur voulut qu’vn iour par meſgarde il le tua, dont il eut tant de regret, que de dueil il reſolut de ſe tuer ſoy- meſme. Dequoy Apollon s’eſtant apperceu, de crainte qu’il ne ſe rendiſt coulpable de ſon propre ſang, il le changea en Cyprés.LE Cyprés fut de la troupe de ces troncs ſans ſentiment, qui en trouuerent pour ſe laiſſer rauir à la douce harmonie d’Orphée; Cyprés maintenant arbre, qui ſ’eſleue en pointe ainſi qu’vne pyrami- de, & autrefois eſtoit vn ieune enfant qu’Apollon, grand maiſtre de la lyre & de l’arc, aimoit comme ſoy-meſme: auſſi n’en changea-il le premier eſtre qu’auec vn extreme regret, & pour empeſcher que le petit Cypariſſe d’vne main parricide, & de ſon propre couſteau ne trenchaſt le fil de ſa vie. Il y auoit dans l’Iſle de Cée vn grand cerf, conſacré aux Nymphes de Carthée, qui portoit ſur ſa teſte tant de bois, qu’on euſt peu deſſous demeurer à l’ombre, ſans eſtre eſchauf- fé des rays du Soleil. Ses cornes eſtoient dorées, il auoit vn collier en- richy de pierreries, de groſſes houppes d’argent qui luy pendoient ſur le front, & de riches pendans d’oreille, qui luy venoient battre le [279] long de ſes temples cauez. Il ne fuyoit perſonne, mais ayant par l’ac- couſtumance vaincu ſa crainte naturelle, ſ’eſtoit rendu ſi priué, qu’il ſe laiſſoit toucher aux plus incognus. Il entroit dans les maiſons, ſe plaiſoit d’eſtre careſſé des filles & des ieunes enfans, ſe rendoit trai- ctable à leurs mains, & ſur toutes à celles du petit Cypariſſe, qui ne le cheriſſoit pas moins que ſoy-meſme, le menoit fouuent à quel- que nouueau paſturage, ou à quelque claire fontaine pour le faire boire, attachoit des fleurs aux branches de ſon bois, & bien ſou- uent montoit deſſus pour ſe promener çà & là, domptant ce ma- niable animal, auec vn cordon rouge, qui luy ſeruoit de bride. Vn iour d’Eſté, au temps que la brulante ardeur du Soleil eſchauffe les bras courbez de l’Eſcreuiſſe, ſur le midy, ainſi que la chaleur affoi- bliſſoit par tout les coeurs & les corps; le cerf laſſé ſe couche à l’om- bre d’vn arbre pour en tirer la fraiſcheur. Cypariſſe ſe trouue là d’a- uanture, & ſans cognoiſtre la beſte, la trauerſe d’vn trait, qui fit auſſi toſt rougir la terre de ſon ſang. Helas! quand il veid mourir ceſt ani- mal qu’il cheriſſoit vniquement; il fut ſaiſi d’vn ſi ſanglant creue- coeur, qu’il reſolut de la main meſme qui auoit faict le coup en faire vn autre dans ſon ſein, pour venger par ſa mort ſon indiſcretion, qui auoit faict perdre la vie au cerf. Toutes les conſolations que Phoe- bus luy peut apporter, furent vaines: iamais il ne voulut meſurer ſes douleurs au ſubjet qui les auoit cauſées; mais deſira les eſgaller à l’affection qu’il auoit portée à la beſte. Il ne ſouhaitta point de finir ſes pleurs qu’auec ſa vie; & ce dont il importuna les Dieux par ſes dernieres prieres, fut qu’il leur pleuſt faire tant pour ſon contente- ment, qu’il ne ceſſaſt iamais de pleurer. Sa requeſte enterinée dans les Cieux, & auctoriſée de l’affection particuliere qu’Apollon luy portoit, les Dieux firent que ſon ſang ſe conuertit en larmes, peu à peu ſes membres ſe reueſtirent de verd, & ce poil blond, qui luy pendoit autour du viſage, ſe heriſſant fit vne longue pointe qui de- meura droicte en l’air. Phoebus en porta long-temps le dueil, & pour teſmoignage de l’affliction que Cypariſſe luy auoit cauſée, vou- lut que le Cyprés auquel il eſtoit changé, fuſt touſiours porté és triſtes aſſemblées, & que iamais funerailles ne ſe fiſſent ſans ceſte herbe funeſte. Orphée aux premiers tons de ſa voix attira tous ces arbres-là, & auec eux mille oyſeaux & mille beſtes ſauuages ſ’y trouuerent, au milieu deſquels ce docte Poëte eſtoit aſſis, quand il toucha du poulce les cordes de ſa lyre, pour voir ſi elles eſtoient d’accord, puis en ſe des-ennuyant luy fit ſonner ces airs.
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LE SVIET DE LA IIII. FABLE.
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(IIII. Fable expliquée au 4. Chap.) La premiere fable qu’Ouide met dans l’hymne qu’il faict chanter à Orphée, eſt celle du petit Ganymede, de la beauté de qui Iupiter fut ſi eſpris qu’il ſe deſguiſa en Aigle pour le rauir, & l’enleua dans les Cieux, où malgré Iunon il voulut qu’il luy ſeruiſt d’Eſchanſon.FAy-moy commencer par Iupiter (Docte Deeſſe, mere des vers que i’enfante) car c’eſt à luy que nous deuons tous hom- mage, puiſque le globe entier de ce rond Vniuers releue de ſon Em- pire. I’ay deſia pluſieurs fois chanté ſa puiſſance, & d’vn ton plus haut faict ſonner à mon luth, la victoire des foudres, dont il terraça les Geans. Il me faut maintenant animer mes cordes d’vne plus douce harmonie, & ſans m’eſleuer ſi haut, dire l’amour que les Dieux ont porté à quelques garçons, & les vengeances qu’ils ont priſes des illici- tes flames de quelques filles trop dereiglées en leurs deſirs laſcifs. Le grand Iupiter, ſouuerain Monarque des Dieux, fut autrefois ſi eſ- perduëment amoureux des beautez du petit Ganymede, qu’il euſt deſiré n’eſtre point Iupiter, pour paruenir plus facilement aux delices où ſon coeur aſpiroit. Sa grandeur luy nuiſoit, il fallut qu’il ſe deſgui- ſaſt pour ſembler autre qu’il n’eſtoit; mais il ne voulut pas pourtant prendre la forme d’oyſeau du monde, que de celuy qui porte ſes fou- dres. Il ſe couurit d’vn faux plumage d’Aigle, & deſcendit en terre, [281] où il rauit le petit Ganymede, l’emporta dans les Cieux, & le re- tint malgré toutes les ialouzes crieries de Iunon, pour ſeruir à ver- ſer le Nectar qui ſe boit à ſa table.

LE SVIET DE LA V. FABLE.
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Hyacinthe fils d’Amycle fut tant aimé d’Apollon, que ce Dieu ne deſdaigna point(V. Fable ex- pliquée au 5. Chap.) vn iour de ioüer au palet auec luy; mais par vn eſtrange auanture ayant ietté le palet fort haut, il tomba ſur la teſte d’Hyacinthe, qui mourut du coup, & ſon ſang fut changé en vne fleur qui porte ſon nom.TV euſſes auſſi eu place dans le Ciel, Hyacinthe, ſi ta mort trop precipitée euſt donné loiſir à Phoebus de t’y eſleuer. C’eſtoit ſon deſir de te rendre immortel, comme il le monſtra lors qu’il te changea en fleur, car il te fit participer de l’eternité autant qu’il luy fut poſſible, en ce qu’il te donna la vertu de paroiſtre tous les ans, & renaiſtre auſſi toſt que le Printemps renaiſſant de ſon agreable douceur auroit vaincu la rigueur de l’hyuer. Plufieurs ſe rendirent idolatres de ta beauté, mais luy la cherit ſur tous au- tres; il en fut ſi eſpris, que ſon feu luy fit quitter l’agreable ſeiour de Delphes. Tu fus cauſe que ſa lyre & ſa trouſſe demeurerent long-temps penduës ſans honneur. Courant les plaines voiſines d’Eurotas, & celles qui ſont autour de Sparte, ville inuincible fans murailles, il ſ’oublia ſoy-meſme, & ſans auoir eſgard à ce qu’il eſtoit, [282] ne deſdaigna point de porter tes rets, mener tes chiens, & te ſui- ure ſur les coſtes des roches, dans l’aſpreté deſquelles il entrete- noit les flames qu’il nourriſſoit pour toy. Ce Dieu pere du iour ſe rendant comme compagnon du petit Hyacinthe, ſ’exerçoit ſou- uent auec luy; mais à la fin leurs exercices ouurirent vne viue ſource de douleurs. C’eſtoit ſur le midy qu’il leur prit enuie de ioüer au palet; ils poſerent leurs robes, ſ’oignirent d’huile d’oliue; & lors Apollon commençant le ieu ietta ſon palet ſi haut, qu’a- prés auoir fendu l’air, il donna tel coup contre terre qu’il bondit & reſaulta contre le front d’Hyacinthe, lequel ſe precipita deſſus, & ſans diſcretion ſe haſta trop de le vouloir releuer. Le bras auoit animé la pierre de tant de violence, qu’en frappant Hyacinthe el- le le renuerſa, d’vn coup qui n’euſt pas moins qu’à luy eſté mor- tel au coeur d’Apollon, ſi le coeur d’Apollon euſt eſté mortel. Ce Dieu autant affligé qu’il eſtoit amoureux, releuant le corps languiſ- ſant de ceſt enfant qu’il cheriſſoit plus que ſoy-meſme, l’embraſ- ſa pluſieurs fois en eſſuyant la playe ſanglante, & ſ’efforça de re- tenir auec des herbes l’ame qui ſ’enuoloit: mais ce fut en vain, ſes herbes manquerent de vertu, & la bleſſure vainquit le remede. Tout ainſi que dans vn iardin, ſi quelqu’vn rompt le pied des vio- lettes, des pauots, ou des lys, la fleur fleſtrie panche auſſi toſt, & au lieu de ſe dreſſer en l’air ne regarde plus que la terre: de meſme Hyacinthe bleſſé laiſſe aller ſa teſte mourante; lors qu’Apollon le releue, la force luy manquant pour la tenir droicte, il ſemble que elle ſe ſoit appeſantie; elle tombe ſur ſon eſpaule, & en tombant faict preſques de regret tomber Apollon à la renuerſe. Quoy? vous ne voulez donc point vous ſouſtenir Hyacinthe? (diſt ce beau Phoebus affligé) mourrez-vous ſi toſt, mes delices? La fleur devo- ſtre ieuneſſe ſe fanira-elle ſi toſt? Ha! cruelle bleſſure, falloit-il que tu fuſſes faicte de ma main! Hyacinthe mon coeur, qui auez eſté le ſubjet de mes plus chers plaiſirs, vous eſtes maintenant le ſub- jet de mes plus ameres douleurs, & de mes plus cuiſans regrets, pour ce que mon bras ſera touſiours accuſé de voſtre meurtre. C’eſt moy (creue-coeur!) qui vous ay bleſſé, c’eſt moy ſeul qui ſuis cauſe de voſtre mort, c’eſt par ma faute que vous perdez la vie. Mais quelle faute toutesfois ay-je commiſe? Quel crime eſt-ce qui me rend coul- pable, ſi ce n’eſt crime d’auoir ioüé auec vous, & crime de vous auoir aimé? O pleuſt aux Dieux que ie peuſſe donner ma vie pour la vo- ſtre, ou qu’au moins il me fuſt permis de vous ſuiure au tombeau, afin que mon ſort ne fuſt point ſeparé du voſtre! mais les loix du de- ſtin me priuent d’vn tel bien: toutefois ie ne laiſſeray pas de vous auoir touſiours auec moy, touſiours voſtre nom ſera en ma bouche, ma lyre ny mes vers ne chanteront iamais que vos loüanges: & vous (On void ai, ac- cent de douleur) conuerty en vne fleur nouuelle porterez l’accent de mes plainctes [283] eſcrit deſſus vos fueilles. On verra auſſi vn iour vn grand guerrier(peint ſur l’Hya- cinthe.) changé en meſme fleur que vous, & les premieres lettres de ſon nom ſeront peintes ſur vous, ainſi que mes regrets. Ces prophetiques(C’eſt Aiax.) paroles ne furent pas ſorties de la veritable bouche d’Apollon, que auſſi toſt le ſang eſpandu ſur terre ne fut plus ſang, il en ſortit vne fleur plus viue en couleur que n’eſt l’eſcarlatte, qui prit preſques la meſme forme que les lys; & leur reſſembleroit, ſi ce n’eſtoit que les lys ſont blancs, & elle eſt comme teinte de pourpre. Phoebus ne ſe contenta pas d’vn tel honneur, pour eterniſer la memoire de l’affe- ction qu’il auoit portée à Hyacinthe, il eſcriuit ſes regrets ſur les fueilles, y eſcriuant, ai, ai, qui eſtoit la voix lamentable par laquelle il auoit teſmoigné ſon affliction. Et le peuple de Sparte pour hono- rer le nom de ceſt enfant chery d’Apollon, inſtitua des jeux qui ſe font tous les ans, & renouuellent le ſouuenir d’Hyacinthe à ceux de la Prouince qui veid ſa naiſſance & ſa mort.

LE SVIET DE LA VI. VII. ET VIII. FABLE.
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Le peuple d’Amathonte, ville de l’enclos de l’Iſle de Cypre, auoit vne cruelle couſtu-(VI. VII. & VIII. Fable ex- pliquées au 5. & 6. Chap.) me de ſacrifier les eſtrangers qui paſſoient en ce quartier-là; dont Venus s’offença, & pour les punir les changea en Taureaux, afin qu’ils n’enſanglantaſſent plus l’Iſle dont elle eſt Princeſſe, par leurs horribles ſacrifices. Les Propetides pour auoir meſprisé Venus furent tellement par elle punies, qu’elles ſe proſtituerent effrontément à tous ceux qui ſe preſentoient, puis furent changées en rochers, lors que tout reſſentiment de honte [284] les eut laißées. Pygmalion eut tant en horreur leur impudicité & leur impudence, qu’à leur occaſion il engendra vne haine mortelle contre toutes les femmes, prenant reſolution de viure touſiours ſans ſe lier à vn mariage. Mais il deuint amoureux d’vne Image d’ruoire que luy-meſme auoit faicte, & en fut ſi eſpris, qu’à ſa requeſte Venus inſpira vne ame à l’Image, qui eſtoit pourtraict de fille, à laquelle il ſe maria, & eut d’elle vn fils nommé Paphe, qui baſtit depuis en Cypre vne ville qui porte ſon nom.AInsi touſiours les villes rendent de l’honneur à ceux qui ont pour leur merite eſté cheris des Dieux. Sparte n’eut pas peu de contentement d’auoir eſté nourrice d’Hyacinthe: mais ie demande- rois volontiers ſi Amathonte eut occaſion de ſe reſiouïr pour auoir eſleué les Propetides: Elle en eut autant comme d’auoir eſté habitée des Ceraſtes, qui ſ’acquirent des cornes ſur le front par leur cruauté. Ce peuple cornu auoit chez ſoy vn Temple dedié à Iupiter hoſpita- lier, deuant l’autel duquel on ne voyoit iamais que du ſang, que les paſſans croyoient eſtre de quelques veaux, ou de quelques brebis im- molées: mais las! c’eſtoit du ſang humain reſpandu auec trop d’inhu- manité; car ils ſacrifioient là les eſtrangers qui ſ’arreſtoient dans leur ville. Venus ſouueraine Princeſſe de l’Iſle, où telles cruautez ſe com- mettoient, eut en horreur ces ſanglans ſacrifices, & futvne fois en humeur de quitter Cypre, pour n’auoir point la veuë polluë de tant d’execrables executions. Mais pourquoy (repartit-elle en ſoy-meſ- me) quitteray-je vne ſi agreable demeure? Qu’ont offencé les autres villes pour les priuer de ma preſence? Quel crime ont-elles commis qui merite que ie les delaiſſe? Il faut pluſtoſt que ie banniſſe du païs ces ſanguinaires habitans d’Amathonte, ou que ie les face mourir, ou que ie les puniſſe de quelque autre façon plus douce que la mort, & plus rigoureuſe que le banniſſement. Mais de quelle façon ſera-ce, ſi ce n’eſt que ie change leur eſtre? Cependant que le doute d’vn tel changement portoit ſon eſprit çà & là, elle ietta la veuë ſur des cornes, qui la firent reſoudre d’en faire porter de pareilles à ce peuple meur- trier, & dés l’heure meſme les changea tous en Taureaux.Les infames Propetides, bien qu’elles euſſent veu la iuſte vengean- ce que leurs concitoyens auoient ſoufferte, ne ſe peurent tenir pour- tant d’offencer Venus leur Princeſſe; elles luy voulurent rauir l’hon- neur de ſa diuinité: qui fut cauſe que premieres de toutes les femmes du monde, bruſlées d’vne flame laſciue, elles ſe rendirent aux em- braſſemens d’autant d’hommes qu’il y en eut qui les recercherent. Ayans perdu la honte auec le temps elles ſ’endurcirent tellement en leurs effronteries, qu’elles perdirent le ſentiment, & deuindrent com- me rochers.Pygmalion pour auoir veu leur vie proſtituée à toutes ſortes d’im- pudicitez, offencé en elles des vices que la nature a laiſſez pour par- tage aux femmes, viuoit en la douce liberté dont iouïſſent ceux qui ne ſe rangent point aux loix du mariage: car les Propetides luy [285] auoient rendu tout le ſexe odieux. Il fut long-temps ainſi ſeul, & durant ſa ſolitude fit auec vn artifice admirable vne image d’Yuoire, laquelle il rendit ſi accomplie, qu’il en deuint amoureux. C’eſtoit le pourtraict d’vne fille, mais fille doüée de tant de beautez, qu’il eſt impoſſible d’en voir naiſtre vne telle. Et ſa bouche, & ſes yeux, & tous les traits de ſon viſage eſtoient ſi naïfuement repreſentez, qu’on euſt dit qu’elle eſtoit en vie, qu’elle ſe vouloit mouuoir, & qu’il n’y auoit que la honte qui la retint, tant l’art ſ’eſtoit rendu parfaict imi- tateur des effects de nature. Ce braue ouurier eſpris de ſon ouurage, ſe laiſſoit rauir à la veuë de ces beautez imitées, & tiroit enſemble de l’amour & du feu d’vn corps qui n’eſtoit point ſuſceptible des flames amoureuſes. Il portoit ſouuent la main ſur le ſein de ce pourtraict, pour ſçauoir ſi c’eſtoit ou chair, ou yuoire; & bien qu’il le touchaſt, il ne pouuoit pourtant aduoüer que ce fuſt de l’yuoire. Il attachoit ſes levres ſur les levres de l’image, & ſe faiſoit croire qu’elle luy ren- doit autant de baiſers, qu’il luy en donnoit. Il luy parloit, il l’em- braſſoit, & en l’embraſſant craignoit de la trop ſerrer, ſe perſuadant que c’eſtoit vn vray corps pluſtoſt qu’vn pourtraict. Il luy faiſoit mille careſſes, n’oublioit pas vne de toutes les mignardiſes dont on flatte les coeurs des filles. Il luy donnoit tantoſt des coquilles de mer, auec de petites pierres rondes, tantoſt des oyſeaux & des fleurs de mil- le couleurs. Il luy portoit des branches de lys, des boulettes peintes, & des grains d’ambre. Il la veſtoit meſme d’vne robe, mettoit des ba- gues à ſes doigts, vn collier à ſa gorge, des perles à ſes oreilles, & ſur ſa robe vne chaiſne qui luy pendoit par deuant. Il ſe plaiſoit fort à la voir auec toutes ces parures; mais nuë, elle ne luy eſtoit pas moins agreable. Il la couchoit auec ſoy dans vn lict garny de pourpre, l’ap- pelloit ſa femme, ſes delices, ſon coeur, & ſa chere compagne, & ſe plaiſoit à la toucher, comme ſi elle euſt eu quelque reſſentiment de ſes attouchemens. C’eſtoit au temps qu’on faiſoit par toute l’Iſle de Cypre des ſolemnels ſacrifices en l’honneur deVenus, & que les autels de ceſte Deeſſe Cyprienne, teints du ſang de pluſieurs vaches blanches dorées par les cornes, fumoient de tous coſtez, quand Pygmalion plus affligé que iamais du feu dont ſon Image l’auoit embraſé, aprés auoir preſenté ſon offrande, leuant les mains deuant l’autel de Venus, fit ceſte priere: O Dieux, ſ’il eſt vray que voſtre puiſſance ne ſoit point limitée, ie vous prie, & toy ſur tous, Princeſſe de Cythere, à qui ce Temple eſt conſacré, de me donner vne femme ſemblable à celle d’Yuoire que ie garde ſi cherement. Il n’oſa pas dire, me don- ner pour femme, & animer mon Image d’Yuoire: mais Venus qui eſtoit là preſente, entendant ſa priere, entendit bien quels eſtoient ſes deſirs, & pour monſtrer qu’elle l’auoit oüy d’vne oreille fauora- ble, fit pour preſage briller par trois fois des flames autour de ſon chef doré, qui firent croire à Pygmalion qu’il auoit eſté exaucé, [286] Quand il fut de retour, il ſe ietta ſur le lict, où ſon pourtraict eſtoit eſtendu, le baiſa, & le baiſant ſentit quelque peu de chaleur ſur ſes levres. Il porta encore vne autre fois la bouche ſur ſa bouche, portant enſemble la main ſur ſon ſein, & lors recognut que l’vn & l’autre ſ’a- molliſſoit, & que l’Yuoire perdant ſa dureté ne reſiſtoit pas à ſa main comme auparauant; mais ſe rendoit maniable comme la cire, que les rays du Soleil rendent capable de toutes formes. Cependant qu’il ſ’eſtonne d’vn tel changement, & qu’il ſe laiſſe rauir dans les dou- teuſes ecſtaſes d’vne ioye, qui n’eſt point encore aſſeurée, maniant & remaniant ſes delices de peur d’eſtre trompé, ce qui n’eſtoit qu’Y- uoire deuint chair, ce fut vn corps humain, duquel il ſentit les veines treſſaillir ſous ſa main. Lors rendant graces à Venus, d’vne allegreſſe accomplie, il ioignit ſa bouche ſur la bouche, non plus d’vne image, mais d’vne fille qu’il aimoit eſperduëment; il fit ſentir la douceur de ſes baiſers à ſa maiſtreſſe, qui ſ’en eſtonna & en rougit de honte. Elle ne veid pas la clarté du iour qu’elle ne veiſt enſemble ſon mary, qui accomplit alors tous ſes ſouhaits accompliſſant leur mariage, duquel neuf mois aprés ſortit le petit Paphe, enfant dont le nom a ſeruy de ſurnom à vne Iſle conſacrée à la Deeſſe, qui authoriſa les voeux de ſon pere.

LE SVIET DE LA IX. FABLE.
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(IX. Fable ex-) Pygmalion outre Paphe engendra außi Cinyre, lequel fut aimé de ſa propre fille [287] nommée Myrrhe, & fut ſi lourdement ſurpris qu’il eut affaire auec elle ſans le ſçauoir;(pliquée au 9. Chap.) puis l’ayant ſceu la pourſuiuit pour la tuer, mais elle ſe ſauua dans vne Iſle, où elle fut changée en ceſt arbre duquel degoutte la Myrrhe.DE ce miraculeux mariage de Pygmalion ſortit auſſi Cinyre; Cinyre qui euſt peu ſe dire tres-heureux, ſ’il n’euſt point eu de fille; car ſa fille fut ſon malheur, la honte, l’infamie, & le ſcandale de ſa maiſon.Ie veux icy faire le diſcours d’vne hiſtoire execrable; retirez-vous, filles, que l’honneur guide auec la pudicité; retirez-vous, peres, de crainte que les horreurs que ie diray, n’offencent vos oreilles; & ſi le deſir de m’ouïr vous retient, n’adiouſtez point de foy à mes paroles; ie ne veux pas que vous me croyez, ou ſi vous croyez vn tel crime auoir eſté commis, obligez-moy de croire auſſi la vengeance que le Ciel en a priſe: toutefois la nature à peine peut permettre que moy- meſme ie me perſuade que cela ait eſté; mais ſi c’eſt vne verité, ie me reſiouïs pour la Thrace & pour noſtre païs, de ce qu’ils n’ont iamais oüy parler de telles impudicitez. I’ay du contentement que ceſte ter- re ſoit fort eſloignée de celle qui a veu naiſtre chez ſoy des flames ſi deteſtables. Elles font que mon coeur n’enuie point à l’Arabie ſon baume, ſa canelle, ſon encens, ny tous ſes autres bois & ſes fleurs o- doriferantes, puis que ce ſont richeſſes qu’elle poſſede iointes à l’in- famie de Myrrhe. Le bien d’vn arbre nouueau ne luy deuoit pas eſtre ſi ſouhaittable, que la naïſſance d’vn tel monſtre eſtoit à deteſter. Ne t’excuſe pas, Myrrhe, ſur les fleſches de Cupidon: ce petit Dieu ſouſtient qu’il n’eſt point cauſe de ta faute; il en purge ſes traits, & ne veut pas aduoüer que ſon brandon ſoit coulpable de ta meſchanceté. Ce ne ſont point, dit-il, ſes flames qui t’ont eſchauffée; il veut que nous croyons, que c’eſt vne des trois Furies qui t’inſpira; c’en eſt vne, dit-il, qui alluma ton feu, & pour allumette ſe ſeruit d’vn tizon d’en- fer. C’eſt vne impieté d’haïr ſon pere; mais de trouuer pour luy des affections telles que les tiennes, ce n’eſt pas ſeulement impieté, c’eſt vn crime le plus horrible de tous les crimes du monde. Miſerable fil- le, pluſieurs Princes te recerchoient en mariage, toute la ieuneſſe du Leuant ſe laiſſoit bruſler au feu de tes regards, que ne choiſiſſois-tu entre tant de ſeruiteurs vn mary, ſans prendre enuie de careſſer celuy de qui les embraſſemens t’eſtoient deffendus? Ne reſſentois-tu pas que ton coeurne pouuoit conſentir à ta chaude fureur? Tu le reſſen- tois bien à la verité, car tu dis pluſieurs fois à part-toy: Quel deſſein eſt-ce que i’ay en teſte, Pauurette! quelle rage me pouſſe? Ha! Dieux, ie vous prie, & toy ſaincte Pieté, & toy ſacré Reſpect, qui conſeruez le droit que les enfans doiuent aux peres, deſtournez mes penſées d’vn ſi horrible mesfaict. Oppoſez-vous à ma meſchanceté, celeſtes puiſ- ſances; ſi toutesfois ce que ie ſouhaitte eſt meſchanceté, car le reſpect [288] qu’on doit aux peres ne ſemble point deffendre de les aimer comme i’aime le mien. Les autres animaux n’ont point en horreur de ſe ioin- dre à ceux deſquels ils ont la vie. Vne vache n’eſt point honteuſe d’e- ſtre couuerte par ſon pere. Vn cheual ſe ioinct bien ſouuent auec la pouline née de ſa ſemence. Le bouc careſſe ordinairement les chevres qu’il a engendrées, & les oyſeaux ſe laiſſent volontiers couurir à ceux qui les ont couuez. Heureux les animaux, deſquels les deſirs ne ſont point bridez par la rigueur des loix! Faut-il que les ialouſes ordon- nances des hommes nous deffendent ce que la nature nous permet? Mais quoy? encore ces dures ordonnances-là ne ſont pas generales; on tient qu’il y a quelques peuples, parmy leſquels les meres ne font point difficulté d’eſtre femmes de leurs fils, ny les peres marys de leurs filles; heureux, ce leur ſemble, d’accroiſtre les affections naturelles, en les reſchauffant par les flames de Cupidon. Ha! miſerable, que ne ſuis-je née en ces païs-là! ce n’eſt que la fortune du lieu qui me cauſe du mal, ce n’eſt que la ſotte couſtume de la Prouince quı m’eſt con- traire. Mais où eſt-ce que ie me laiſſe aller? Sortez de mon coeur, eſpe- rances maudites; retirez-vous de mon ame, execrables amours. Ie le dois aimer à la verité, mais ie le dois aimer comme pere. Helas! ſi ie n’eſtois donc point fille de Cinyre, ie pourrois iouïr des embraſſe- mens de Cinyre? Dautant que ie ſuis ſortie de luy, il ne m’eſt pas per- mis de me ioindre auec luy. Faut-il qu’il ne me puiſſe aimer, pour ce que ie luy ſuis trop proche? Le ſang qui nous a ioints empeſche que nous nous ioignions plus eſtroittement; ce que ie luy ſuis ne permet pas que ie ſois ce que ie luy deſire eſtre. Il n’y a que noſtre naturelle al- liance qui me nuit; las! ſ’il ne m’eſtoit rien, il pourroit contenter mes deſirs. Que feray-je donc? il faut que ie m’eſloigne d’icy, & que pour bannir de mon coeur l’horrible crime que i’y couue, ie me banniſſe de mon païs: mais mon inceſtueux feu me retient; il me force de de- meurer auprés de Cinyre, pour le voir au moins, le toucher, luy par- ler & le baiſer, ſi ie n’en puis tirer autre contentement. Ha! malheu- reuſe fille, quel autre contentement peux-tu eſperer? que peux-tu deſirer dauantage? Ne t’apperçois-tu pas que ta folle paſſion te veut faire violer les droicts les plus inuiolables, & confondre les noms qui repreſentent ce que tu es à celuy que tu aimes? Seras-tu la paillarde de ton pere, en te couchant au lict & à la place de ta mere? Seras-tu ſoeur de ton enfant? te rendras-tu mere de ton propre frere? Ne craindras- tu point les faces horribles des Furies, leſquelles auec leurs cheueux de ſerpens ſont touſiours deuant les yeux des coulpables, & du feu de leurs torches meurtrieres, bourrellent ſans ceſſe les ames criminelles? Ton corps n’eſt point encore pollu; pour le conſeruer pur & net, iette hors de ton ſein ces flames execrables. Que tes illicites embraſ- ſemens ne ſoüillent point le ſainct lien, dont la nature t’a ioincte auec celuy auquel tu es obligée de la vie. Imagine-toy qu’encore [289] qu’il vouluſt conſentir à tes deſirs laſcifs, l’horreur du faict te doit deſtourner d’en recercher l’accompliſſement. Mais penſe que ton pe- re eſt trop homme de bien, & trop fidelle obſeruateur des loix & des couſtumes du païs pour vouloir ce que tu deſires. Las! pleuſt aux Dieux qu’il fuſt poſſedé d’vne auſſi chaude fievre que la mienne! ſon mal luy feroit bien perdre le reſpect & le ſouuenir de tant de vaines loix ennemies de mes deſirs. Voila le diſcours dont elle entretenoit en ſecret ſes honteuſes paſſions. Cependant ſon pere importuné de pluſieurs ſeruiteurs qui la recerchoient, ne ſçauoit auquel la promet- tre: pour eſtre eſclaircy de ſa volonté, vn iour il les luy nomma tous, & luy demanda lequel d’entre-eux luy ſeroit le plus agreable pour mary. Elle du commencement ne reſpond rien; elle arreſte ſes yeux ſur ſon pere qui luy parle; & en le regardant, le feu qui la bruſle au dedans luy faict ietter des larmes; elle demeure comme rauie, mais Cinyre ne croit pas que ce ſoit du rauiſſement qui la poſſede, il penſe que ce ſoit vne honteuſe crainte de fille, luy dit qu’il ne faut point qu’elle pleure, & afin de la rendre plus hardie, d’vne pieuſe main eſ- ſuye ſes pleurs, la careſſe, & la baiſe. Ses baiſers furent des allumettes qui augmenterent encore le braſier de Myrrhe, elle eſtoit toute en flame, eſtant entre les bras de ſon pere, & ne ſe peut tenir de dire, qu’elle deſireroit auoir vn tel mary que luy. Il ouït ſa reſponſe ſans l’entendre: Soyez touſiours ainſi ſage, diſt-il: & lors elle baiſſa la veuë contre terre, honteuſe de ce que ſon pere tenoit pour ſageſſe le crime, dont elle ſe ſentoit coulpable.Les ombres de la nuict auoient atteint le milieu de leur courſe, & le ſommeil pere du repos auoit endormy tous ceux de la maiſon ſans que Myrrhe fuſt endormie. Ceſte chaude fournaiſe qu’elle a dans le ſein la tient touſiours eſueillée, & luy met mille deſſeins en teſte, pour l’accompliſſement de ſes furieux deſirs. Tantoſt elle deſeſpere de pou- uoir atteindre où elle aſpire, tantoſt elle en veut faire eſſay, mais la honte luy diſſuade aprés. Elle voudroit bien, mais elle n’oſe; bref elle ne ſçait que reſoudre. Tout ainſi qu’vn grand arbre qui a deſia ſenty le fer de la coignée en pluſieurs endroits, lors qu’il ne reſte plus qu’vn coup pour le mettre à bas, ſemble eſtre en doute de quel coſté il doit tomber, & comme bala ̅ çant ſes branches ne donne pas moins d’appre- henſion de ſa cheute, à ceux qui ſont à droite, qu’à ceux qui ſont à gau- che:de meſme l’eſprit de Myrrhe, agité de toutes les furies d’amour, re- çoit pluſieurs coups qui l’eſlancent çà & là, & ſ’eſbranle tantoſt d’vn coſté, tantoſt de l’autre. Son chaud mal ne trouue point de repos, & ne luy faict point eſperer de trouuer iamais fin, ſi ce n’eſt par la fin de ſa vie. Elle ne ſe peut imaginer qu’autre remede que la mort la puiſſe guerir, elle ſe reſoult de mourir, pour faire mourir ſes douleurs, & pour en auancer l’heure, attache ſa ceinture à vne poutre de la cham- bre, afin de ſ’y pendre, & en ſ’eſtranglant eſtouffer enſemble le feu [290] qui la faict viure, & celuy qui la bruſle. Adieu cher Cinyre, diſt-elle, Adieu mes delices, & ſçachez que la mort ne m’eſt venuë ſinon de vous auoir aimé. Elle laſchoit telles paroles auec mille ſouſpirs, & en parlant paſſoit ſa ceinture dans ſon col; mais elle ne peut eſtre ſi ſe- crette en ceſte parricide execution ſur ſoy-meſme, que la nourrice gardienne de la porte de ſa chambre n’en entendiſt le bruit. La vieil- le, à l’ouïe de ſes plaintes, ſe leua promptement, & ayant ouuert la porte veid les funeſtes appreſts que Myrrhe auoit faicts pour mourir. Quel ſpectacle à ſes yeux! Elle ſ’eſcrie d’effroy, deſchire ſa robe, & en meſme temps arrache & rompt le licol, puis ſ’abandonne aux lar- mes, & d’vn bras languiſſant embraſſe ceſte fille deſeſperée, & la flat- te pour ſçauoir la cauſe de ſon deſeſpoir. La fille comme muette, ſans rien reſpondre, demeure les yeux fichez en terre, ſaiſie d’vn extreme regret que le deſſein de ſa mort, trop tardiue pour ſon con- tentement, ait eſté deſcouuert. La vieille la preſſe de luy deceler ſes douleurs, & la coniure par ſes cheueux blancs, par les peaux mol- laſſes de ſes mammelles taries qu’elle deſcouure, par ſon berceau, & par la chere nourriture qu’elle a donnée à ſon enfance, de ne luy ca- cher point le triſte ſubiect de ſon affliction. Myrrhe, au lieu de re- ſpondre, ſe deſpite & ſe plaint; elle ſe tourne de l’autre coſté en ſouſ- pirant: mais la nourrice pourtant ne ceſſe pas de la pourſuiure touſ- iours, pour ſçauoir ce qui la tourmente; elle engage ſa foy à mille ſermens qu’elle fait, de tenir ſecret ce qu’elle ſçaura d’elle. Permettez, mon coeur, (luy dit-elle) que ie vous donne du ſecours. Ne ſçauez- vous pas combien i’ay touſiours eſté prompte à vous aider? Croyez que ie ne le ſeray pasmoins maintenant, ma vieilleſſe ne m’empeſche- ra pas de vous aſſiſter, ie ne ſuis point plus pareſſeuſe qu’autrefois. Si ce ſont les furies d’amour qui vous affligent, ie ſçay des carmes & des charmes, qui vous gueriront. Si quelqu’vn vous a enchantée, la ma- gie me fournira des moyens pour faire que l’enchantement ne vous nuiſe point. Si c’eſt l’ire de quelque Dieu qui vous tourmente, nous pourrons bien par la ceremonie de quelques ſacrifices appaiſer ſon courroux; que puis-je penſer autre choſe? Vous n’auez pas dequoy vous meſconte ̅ ter de la fortune; il n’y a point de deſaſtre nouueau qui trouble l’heur & le repos des voſtres. Vous auez encore voſtre pere & voſtre mere qui ſe portent fort bien. Myrrhe oyant parler de ſon pe- re, fit ſortir vn ſouſpir du profond de ſon coeur, qui fit cognoiſtre à la nourrice que ſon mal venoit du coſté de l’amour: mais la vieille ne peut ſ’imaginer pourtant, que les flames qu’elle couuoit fuſſent ſi de- teſtables qu’elles eſtoient. Continuant à la preſſer de ne point tenir ca- chée la cauſe de ſon martyre, elle la prit ſur ſon giron, & la ſerra ̅ t de ſes foibles bras, luy diſt: Ie recognois que l’amour eſt voſtre ſupplice, dites moy, ma fille, qui c’eſt que vous aimez; vous n’auez perſonne qui vous puiſſe en ceſt endroit ſi fidelleme ̅ t ſeruir comme moy. Repoſez-vous [291] en ma fidelité, deſchargez-moy voſtre coeur, & ie feray que vous au- rez du contentement, ſans que voſtre pere le ſçache. A l’ouïe de tel- les paroles, Myrrhe comme furieuſe, ſe leua bruſquement du giron de ſa nourrice, & ſe iettant ſur ſon lict, luy diſt: Retirez-vous d’icy, n’importunez plus ma honte, qui n’oſe ſe deſcouurir deuant vous; Retirez-vous (diſt-elle vne autre fois, eſtant encore importunée) ou ne vous enquerez plus du triſte ſuject de mon mal. Ce que vous deſi- rez ſçauoir eſt vn crime, & vn crime des plus horribles. Lors la vieille toute eſperduë, leuant en haut ſes mains tremblottantes de foibleſſe & de crainte, ſe mit à genoux deuant Myrrhe, & la coniura de ſe ſer- uir d’elle pour ſon allegement. Elle vſoit quelquesfois des plus dou- ces prieresdont elle ſe pouuoit aduiſer, & quelquefois auoit recours aux menaces, luy diſant qu’elle feroit ſçauoir à ſon pere le deſſein de la mort violente, qu’elle ſ’eſtoit preparée, & touſiours en fin luy pro- mettoit de fauoriſer par ſon ſecours le deſir de ſes flames, ſi elle luy en deſcouuroit le feu. L’apprehenſion qu’elle eut, que ce parricide at- tentat ſur ſa propre vie ne fuſt ſceu, luy fit leuer la teſte, & la courber aprés ſur le ſein de ſa nourrice, qu’elle noya de pleurs, en ſ’efforçant de deceler ſa honte. Elle eut ſon crime pluſieurs fois ſur le bord des levres, & pluſieurs fois le retint, mais en fin d’vne honteuſe main elle ſe couurit le viſage de ſa robe, & diſt: Que ma mere eſt heureuſe d’a- uoir Cinyre pour mary! Elle continua ſes plaintes ſans rien dire da- uantage; mais ce fut aſſez à la nourrice qui trembla d’eſtonnement, & d’horreur ſentit ſes cheueux gris ſe heriſſer: car elle recognut alors la maladie de Myrrhe, elle ſentit que c’eſtoit ſon pere qui l’auoit bleſ- ſée, & ſ’en eſtant apperceuë taſcha par le remede de ſes remonſtran- ces, de fermer la playe de ſi deteſtables affections. Mais ce fut en vain, car Myrrhe iugeoit bien ſes remonſtrances veritables, & toutefois ne pouuoit ſe laiſſer vaincre à la raiſon, ſa chaude fureur ſ’eſtoit ren- duë trop ſouueraine en ſon ame; elle eſtoit reſoluë de mourir, ſi elle ne iouïſſoit des embraſſemens deſirez. Non, non, luy diſt en fin ſa nourrice, ne penſez point à la mort, ma fille, vous contenterez vos deſirs; ie vous promets de vous en faire auoir l’accompliſſement, te- nez-vous-en toute aſſeurée, vous iouïrez de (la miſerable n’oſa pas acheuer & dire) voſtre pere. C’eſtoit au temps que les deuotes Dames de la ville veſtuës de blanc celebroient la feſte qu’on faict tous les ans en l’honneur de Cerés, à qui lon offre les premices de ſes dons nourri- ciers. L’ancienne couſtume eſtoit, que durant ces iours-là les femmes deuoient ſ’abſtenir neuf nuicts de coucher auec leurs maris, tellement que la Reyne eſtant de la troupe de celles qui faiſoient la feſte, Cinyre comme veuf eſtoit ſeul en ſon lict. La nourrice, trop prompte à obeïr aux inceſtueuſes volontez de Myrrhe, fut trouuer le Roy aprés ſoupper, & luy parla d’amour, lors qu’elle ſ’apperceut que le vin luy auoit eſchauffé le ſang. Elle ſuppoſa le nom d’vne fille, [292] qu’elle luy diſt auoir de la paſſion pour luy, loüa le merite de ceſte ieune beauté amoureuſe, & enquiſe de l’âge, diſt qu’elle eſtoit com- me de l’âge de Myrrhe, & que la nature ne l’auoit pas doüée de moin- dres perfections; bref elle fit tant que Cinyre en fut eſpris ſans l’auoir veuë, & qu’il luy commanda de l’amener. Ayant receu ce comman- dement conforme aux ſouhaits de la fille, elle retourne à ſa cham- bre, luy dit qu’elle ſe reſiouïſſe, & que ſes deſirs ſont proches de leur effect. Ceſte miſerable fille, à l’ouïe de telle nouuelle ſentit bien quelque ioye, mais ce fut vne ioye imparfaicte, qui ne la remplit point d’vne allegreſſe accomplie; ſon coeur parmy ce faux contente- ment luy preſageoit ie ne ſçay quel malheur, & toutefois elle ne laiſ- ſoit pas de ſe reſiouïr, tant de diſcord ſa paſſion engendroit en ſon ame. La nuict venuë, lors que les ombres eurent par-tout eſtably le ſilence; elle ſortit de ſa chambre pour aller executer ſon deteſtable deſſein. La Lune, de peur de la voir, voila d’vn broüillart ſon viſage d’argent, & toutes les eſtoilles ſe cacherent ſous l’ombre des nuées. Le (Erigone eſtoit fille d’Icare, & fure ̅ t tous deux mis auCiel pour s’eſtre vnique- me ̅ t cheris d’vn ſainct amour.) Ciel ceſte nuict-là fut priué de la clarté de ſes feux, Icare le premier ſe couurit le viſage, puis ſa fille Erigone; laquelle pour auoir d’vn ſainct amour vniquement chery ſon pere, merita d’eſtre eſleuée dans les Cieux; leur pieté ne peut voir l’horreur qui ſe commettoit. Par trois fois Myrrhe treſbuchant fut inſpirée de retourner à ſa chambre, & par trois fois elle entendit la voix funeſte d’vn hybou, qui luy predi- ſoit ſes deſaſtres. Mais tels preſages ne peurent vaincre ſon coeur opi- niaſtre à ſon malheur; elle ſe rendit peu à peu plus hardie, & les tene- bres empeſcherent que la honte ne la retint. De la main gauche elle tenoit la main de ſa nourrice qui la conduiſoit, & l’autre deuançant ſon viſage dans l’obſcurité, luy ſeruoit comme de guide & d’aſſeu- rance contre la crainte qu’elle auoit de heurter en quelque endroit où elle ſe bleſſaſt. A l’entrée de la chambre les iambes luy faillirent, & vn tremblement la ſurprit, qui luy chaſſa de la face le ſang & la couleur. Plus elle approche de l’effect de ſa meſchanceté, plus elle la iuge hor- rible, & l’horreur qu’elle en a, luy faict gliſſer vn repentir au coeur. Elle euſt deſiré ſ’en pouuoir retourner ſans eſtre recognuë: mais comme elle ſembloit manquer de reſolution, pour aller iouïr de ce qu’elle auoit tant deſiré, la vieille la tirant la ietta ſur le lict de Ciny- re. Ainſi le pere receut dans ſon lict diffamé ſa propre fille en place de ſa femme, l’encouragea meſme recognoiſſant que ie ne ſçay quelle crainte la faiſoit tremblotter, & l’appella, peut-eſtre, ſa fille à cauſe de l’âge, & elle ſon pere, afin que les noms rendiſſent encore l’acte plus odieux. Dés la premiere fois qu’elle ſortit du lict où elle auoit eſté conceuë, elle en ſortit enceincte, & porta dans le ventre vn maudit teſmoignage de ſes abominables impudicitez. Le lendemain elle y retourna, & pluſieurs autres fois encore, iuſqu’à ce que Cinyre deſi- reux de voir les beautez dont on l’auoit rendu ſi ialoux, fit vne nuict [293] apporter la lumiere, & lors recognoiſſant ſa fille, recognut la faute qu’il auoit faicte. La douleur qu’il en eut ne luy permit pas de trouuer des paroles pour l’exprimer; il demeura muet, & d’vne furieuſe rage mettant la main à l’eſpée, voulut punir ſur la place vne ſi deteſtable impudicité par la mort de ſa fille: mais elle ſ’eſchappa, les tenebres fauoriſerent ſa fuite, & luy firent euiter le fer & la main vengereſſe de ſon pere. Vagabonde durant neuf mois, elle courut par l’Arabie, & en fin laſſée d’vne ſi longue courſe ſ’arreſta en Sabée, ne pouuant plus porter le fruict inceſtueux de ſes execrables amours. La crainte de la mort & l’ennuy d’vne ſi miſerable vie que celle dont elle iouïſ- ſoit, la combattirent alors, & luy firent leuer les yeux au Ciel pour faire ceſte priere: O Dieux, ſi vous daignez eſtre fauorables à ceux qui touchez du repentir de leurs fautes, d’vne bouche penitente confeſ- ſent leurs offences, auctoriſez les voeux que mon affliction vous pre- ſente. I’ay merité, ie ne le puis nier, d’eſprouuer le fleau de vos iuſtes vengeances, auſſi ne deſiré-je pas m’exempter de la peine deuë à mon peché; mais afin que ie ne demeure ſur terre, le ſcandale & la honte de celles de mon ſexe, & qu’en mourant auſſi mes ombres pol- luës n’offencent tant d’ombres qui ſont là bas aux enfers, faictes que dorenauant ie ne paroiſſe, ny en ce monde des viuans, ny dans le tri- ſte royaume des morts. Oſtez-moy, ie vous prie, la vie ſans me don- ner la mort; & changeant mon corps, faites que ie ſois, & ne ſois ny viue, ny morte. Les Dieux teſmoignerent ne deſdaigner les prieres de ceux que la repentance conduit à vne volontaire recognoiſſance de leurs crimes; car ils enterinerent dans les Cieux le dernier poinct de ſa requeſte, & firent que ſes voeux furent ſuiuis de l’effect deſiré. Ses pieds dés l’heure meſme prindrent racine en terre, & firent le fon- dement d’vn arbre fort eſleué, ſes os furent le tronc, ſes moüelles de- meurerent au milieu, & ſon ſang ſe conuertit en ce ſuc qui nourrit les branches, leſquelles ſe formerent des bras, & les petits rameaux ſor- tirent des doigts. Sa peau ſ’endurcit en eſcorce qui la couurit de tous coſtez; & lors que le bois eut ſaiſi l’eſtomach & le col, Myrrhe elle meſme ſ’enfonça dedans pour y cacher ſa face, qui de honte n’oſoit plus ſ’expoſer à la veuë des hommes. Encore qu’auec la forme de ſes membres humains, elle perdit alors le ſentiment, elle a touſiours pourtant des remords de ſon crime, qui la font pleurer ſans ceſſe, & de ſes larmes ſe faict vne gomme, qui porte ſon nom de Myrrhe, dont on faict tant d’eſtat, que ſes pleurs ſeuls ſuffiſent pour eterniſer ſa memoire.L’enfant conceu de ceſt inceſte, ſ’eſtant dans vn tronc accreu & conſerué tout ainſi que les autres au ventre de leurs meres, à la fin du terme ordinaire cerchoit vne ſortie. Le milieu de l’arbre enflé paroiſ- ſoit beaucoup plus gros que le reſte; les douleurs de l’enfantement deſia commençoient d’aſſaillir la mere, mais c’eſtoient douleurs [294] muettes, & qui ne pouuoient appeller la Deeſſe Lucine. Toutefois elle ne manqua pas de ſ’y trouuer, voyant que l’arbre en ſe courbant ſembloit ſ’efforcer; puis les pleurs qu’il iettoit & ſes gemiſſemens ren- doient aſſez de teſmoignage du mal qu’il reſſentoit. Elle y apporta ſes mains fauorables; & apres auoir prononcé deuant l’arbre quelques paroles, qui ont vne ſecrette vertu pour la deliurance des femmes en- ceintes, le tronc ſe fendit ſur le milieu, & l’eſcorce entre-ouuerte fit voir le iour à vn bel enfant que les Naïades receurent, & ſur l’herbe l’oignirent des larmes de ſa mere.

LE SVIET DE LA X. FABLE.
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De l’inceſtueuſe conionction de Myrrhe & de Cinyre naſquit le petit Adonis, lequel eſtant creu en âge & en diuerſes perfections fut autant aimé de la Deeſſe Venus comme Cinyre auoit eſté chery de ſa fille. Venus donc careſſant ce ieune enfant luy faict le diſ- cours de la legereté d’ Atalante, qui ſuit ceſte fable de ſa naiſſance.CEst enfant eſtoit doüé d’vne beauté ſi accomplie, que l’Enuie meſme en le voyant euſt eſté forcée de l’admirer. Il eſtoit ſem- blable à ces petits Cupidons qu’on void tous nuds repreſentez en vn tableau. S’il euſt eu vn carquois ſur le dos & vn arc en main, on ne l’euſt peu prendre pour autre, que pour l’Amour. Il n’y a rien plus vi- ſte que les ans, leur courſe legere nous trompe, ils croiſſent nos âges ſans que nous nous en apperceuions. Ceſt enfant fils de ſa ſoeur, qui [295] n’auoit autre pere que ſon grand-pere, qui eſtoit n’agueres caché ſous l’eſcorce d’vn arbre, n’agueres eſtoit né, & n’agueres auoit faict admi- rer ſes beautez en vne tendre enfance, en vn rien ſe faict grand, & in- continent deuient homme. Il ſe rend ſi accomply, que les perfections, dont il enrichit les dons que la nature prodigue en ſon endroit luy auoit eſlargis, ont le pouuoir de rauir Venus, & la rendre autant eſ- priſe, comme Myrrhe l’auoit eſté de l’amour de ſon pere: il eſt la chere idole du coeur de Venus, & venge ſur elle la riguéur des feux de ſa mere. Ce petit Dieu aiſlé, qui a touſiours quelque traict en main, embraſſant vn iour la Princeſſe de Cythere, ſans y penſer la picqua d’vne de ſes fleſches; elle le ſentit bien, & le repouſſa de la main; mais la bleſſure ne laiſſa pas de demeurer plus dangereuſe & plus cuiſante qu’elle ne paroiſſoit. Cefut de la pointe de ce traict-là, que l’amour d’Adonis fut graué en ſon coeur. Eſclaue des beautez d’Adonis, elle ne prit plus de plaiſir ſur le riuage de Cythere, elle perdit le ſouuenir de Paphos, de Gnide & des minieres d’Amathonte. Quoy? la com- pagnie des Dieux ne luy eſt rien au prix de celle d’Adonis. Elle ne va point au Ciel, Adonis eſt ſon Ciel, & luy eſt plus que le Ciel meſme. Elle l’embraſſe, le careſſe, luy tient par tout compagnie: & ceſte Ve- nus, qui ne ſouloit viure qu’à l’ombre, flattant ſon embonpoinct dans le repos, ou recherchant dans l’artifice quelque grace nouuelle pour faire dauantage eſclatter ſa beauté, va ſa robe trouſſée iuſques au deſſus du genoux, à la façon de Diane, tantoſt ſur vne montaigne, tantoſt dans vn bois au trauers des ronces & des rochers. Elle meine ſes chiens, & ſuit auec luy les beſtes, qui ne ſont pas de dangereuſe chaſſe, comme les lievres, les cerfs, ou les daims: car pour les ſan- gliers elle fuit leur fureur, craint la patte des loups & des ours, & n’a pas le coeur de courir apres vn lion, rouge du ſang des boeufs qu’il a deuorez. Comme elle ne ſe veut point hazarder à la perilleuſe chaſſe de ces furieuſes beſtes, auſſi taſche-elle touſiours d’en deſtourner Adonis, tant qu’il luy eſt poſſible. Monſtrez-vous, luy dit-elle, va- leureux contre les animaux qui ne ſe deffendent que des pieds en cou- rant; mais ne ſoyez pas ſi courageux que de vous attaquer à ceux qui ont de la furie; il eſt bon de manquer de hardieſſe contre l’impetuo- ſité de leurs fougues. Gardez-vous, mon amour, d’eſtre temeraire à mes deſpens. Que voſtre coeur ne vous porte point à courre les beſtes, auſquelles la nature a donné des armes, de peur que l’honneur que vous penſerez acquerir en leur priſe, ne me couſte trop cher. Elles n’auront point d’eſgard à voſtre âge, ny à vos beautez. Toutes vos perfections, qui m’ont rauie, n’ont pas le pouuoir d’eſmouuoir tant ſoit peu leurs ſauuages humeurs. Leurs yeux & leurs coeurs ne ſont animez que de cruauté; ils ne ſont point capables des douces impreſ- ſions que les miens ont receuës des voſtres. Les dents crochuës des ſangliers ſont des foudres qu’on ne peut aſſez redouter: & la rage na [296] turelle qui poſſede touſiours les lions, n’eſt pas moins à fuir que la palle rencontre de la mort. Pour moy, ie porte vne haine mortelle à ces animaux-là, & ce n’eſt pas ſans raiſon, ie vous la diray, en vous racontant vne eſtrange auanture, arriuée il y a fort long-temps. Mais nos exercices m’ont laſſée, voila vn peuplier qui rend vne ombre aſ- ſez agreable, allons nous ſeoir ſur l’herbe qui eſt deſſous; nous nous y repoſerons enſemble. Ils ſ’aſſirent tous deux, & Venus appuyée ſur ſon Adonis, commença ainſi ſon diſcours, qu’elle n’acheua pas ſans que pluſieurs baiſers en interrompiſſent l’hiſtoire.

LE SVIET DE LA XI. FABLE.
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(XI. Fable ex- pliquée au 5. Chap.) Atalante fille de Schenée eſtant recerchée en mariage de pluſieurs ieunes hommes, ſon pere reſolut de ne la marier qu’à celuy qui la pourroit gaigner à la courſe. Elle en vain- quit pluſieurs, mais en fin Hippomene iettant par la carriere des pommes d’or que Venus luy auoit données, la fit arreſter à les amaſſer; & ainſi il demeura vainqueur, par le moyen de ceſte Deeſſe, à qui il fut ingrat d’vn tel bien. Außi s’en vengea-elle peu apres, car elle le pouſſa à violer le temple de Cybele, ayant affaire auec ſa femme ſur la terre conſacrée à la mere des Dieux; qui fut cauſe que ceſte Deeſſe les changea tous deux, Hippomene en Lion, & Atalante en Lionne.VOvs auez bien, peut-eſtre, oüy parler d’vne fille, qui paſſoit à la courſe, & ſurmontoit en legereté tous les hommes du mon- de: ce n’eſt point vne fable, perſonne n’entroit iamais en lice auec elle, que pour la recognoiſtre victorieuſe. Sa viſteſſe luy acqueroit vn [297] merueilleux renom, mais ſa beauté la faiſoit encore renommer da- uantage. Se voyant en l’âge, auquel on iuge les filles capables de la compagnie des hommes, elle conſulta l’Oracle d’Apollon, pour ſça- uoir quel mary elle auroit. Tu n’as point beſoin de mary, luy reſpon- dit l’Oracle, fuy l’alliance des hommes, car le mariage ſera ton mal- heur; toutefois tu ne t’en pourras pas exempter, tu ſeras mariée, & ton mary fera que ſans mourir tu perdras vn iour le beau viſage de fille que tu portes. L’eſpouuentable reſponce de ce Dieu qui void tout, eſtonna tellement Atalante, qu’elle veſquit touſiours depuis chaſſereſſe par les bois, ennemie du mariage. Ceux qui la recerchoient eſtoient tous rebuttez par les eſtranges conditions qu’elle leur pro- poſoit. Ie ne ſuis reſeruée (diſoit-elle) que pour celuy qui me pourra vaincre à la courſe. Combattez des pieds auec moy, & celuy d’entre vous qui me paſſera, ſera celuy qui pour loyer de ſa victoire iouïra de mes embraſſemens. Ie ne refuſeray point d’eſtre la femme de mon vainqueur; ie veux bien eſtre le laurier qui le couronnera: mais auſſi veux-je que mes vaincus reçoiuent en gré la mort que ie leur ordon- neray, pour vengeance de leur temerité. C’eſtoit vne dure loy qu’el- le impoſoit à tous ſes ſeruiteurs, ſanglante condition à laquelle elle les obligeoit: mais les charmes de ſes beautez auoient tant de pou- uoir, que pluſieurs ſans apprehenſion, ſe venoient precipiter à la mort, en recerchant les fruicts de leur amour. Vn iour d’auanture Hippomene ſe trouua ſpectateur de ces iniques courſes, qui faiſoient naiſtre des ruiſſeaux de ſang au bout de la carriere, & ſ’eſtonnant en ſoy-meſme de la folie de ces indiſcrets amoureux; Quoy? diſoit-il, le bandeau de l’amour eſt-il ſi eſpais, ou l’aueuglement des hommes ſi grand, qu’il permette à quelqu’vn de cercher vne femme au milieu de tant de perils? Il en parloit ainſi, & ſe mocquoit de ces aueuglez corriuaux, qui ne couroient qu’aux embraſſemens de la mort: il de- teſtoit en ſon coeur leur folie, mais c’eſtoit deuant que voir Atalante. Car quand il eut veu ſon viſage & ſon corps nud, (qui n’eſtoit pas moins beau que le mien, ou le tien, ſi le tien eſtoit corps de fille) eſ- bloüy de tant de merueilles qu’il y remarqua, il leua les mains au Ciel, & ſ’eſcria: Pardon, courageux amans, que i’ay accuſez de folie, excu- ſez mon indiſcretion qui vous a condamnez à tort, auparauant que i’euſſe veu le prix de voſtre courſe. Les merites du riche loyer, qui ani- me vos eſperances, m’eſtoientincognus; ie n’auois pas encore eſté eſ- clairé du beau feu qui vous bruſle. Ainſi ſa bouche ne ſ’employe que aux loüanges d’Atalante; & tandis qu’il la louë, quelques eſtincelles du feu qui brille dans les yeux de la belle, ſe gliſſent dans ſon ſein, & luy font craindre que quelqu’vn de ceux qui courent ne la paſſe. Deſ- ja la ialouzie l’afflige, deſia il eſt preſt d’hazarder ſa vie comme les au- tres. Hé! pourquoy, dit-il, demeureray-je icy, ſans eſprouuer quel ſuccés la fortune me reſerue? Permettray-je à ma laſcheté de me pri [298] uer d’vn bien que ie puis acquerir? Il faut beaucoup oſer, ſi nous vou- lons que le hazard nous fauoriſe. Les Dieux ne donnent les heureux euenemens ſinon aux courages ſans crainte.Ce ſont les diſcours qu’Hippomene faiſoit en ſoy-meſme, & ce- pendant Atalante court d’vne telle viſteſſe, qu’à peine peut-on dire que la fleſche d’vn Scythe fende l’air plus legerement. Son corps eſtoit doüé d’vne ſi agreable agilité, qu’il ſembloit qu’en courant elle ſ’acquiſt vne nouuelle grace. On euſt dit que ſes talonnieres & ſes genoüillieres, peintes ſur les bords, eſtoient animées du vent; ſon poil doré luy battoit deſſus les eſpaules, & tout ſon corps qu’on euſt autresfois iugé eſtre d’vn yuoire poly, paroiſſoit de la meſme couleur qu’eſt la muraille blanche d’vne galerie, lors qu’vn rideau rouge eſt eſtendu au deuant du Soleil qui bat aux ouuertures. Hippomene ſe plaiſt à remarquer tant de douces merueilles, la legereté d’Atalante l’eſtonne; mais il eſt encore plus rauy de ſa grace, & tandis qu’il l’ad- mire, elle finit ſa courſe, & reçoit vne couronne pour loyer de ſa vi- ctoire. Les vaincus ſelon les conuentions ſont punis, ils rendent la vie pour tribut, auquel leur temerité les a engagez, & toutesfois leur triſte ſort n’eſtonne point Hippomene, il demeure ſans apprehen- ſion au milieu de la trouppe, attaché aux regards enchanteurs d’A- talante, & oſe bien luy dire d’vne aſſeurance incroyable: Quelle gloi- re penſez-vous acquerir, Atalante, au gain d’vn laurier qui vous couſte ſi peu? Voſtre nom ne ſe rendra pas plus illuſtre en ſurmon- tant des hommes, ſur leſquels il vous eſt trop facile d’auoir le deuant. C’eſt contre moy qu’il faut que vous eſprouuiez voſtre viſteſſe; ſi la fortune me rend vainqueur, vous n’aurez pas dequoy vous affliger, d’auoir eſté vaincuë d’vn homme de ma qualité: car ie ſuis fils de Megarée, fils d’Orcheſte, & petit fils de Neptune: le ſouuerain Prin- ce des eaux, eſt mon biſayeul. Mais outre ce, ma valeur ne rend pas ma reputation moins grande que l’honneur de ma race; ſi vous me deuancez, ce ne ſera pas peu accroiſtre vos loüanges, que de les en- richir du glorieux renom d’eſtre demeurée victorieuſe d’Hippo- mene.Lors qu’il parloit ainſi, Atalante le regardoit d’vn oeil que la pitié ſembloit auoir addoucy, & ſentoit vn combat en ſon ame qui la tra- uailloit de telle façon, qu’elle ne ſçauoit lequel des deux deſirer, ou de vaincre, ou d’eſtre vaincuë. Quelle diuinité ennemie de la beauté (diſoit-elle en ſoy-meſme) pouſſe ce ieune homme à ſa ruine, en luy perſuadant de gaigner vne femme au hazard de ſa vie? Pour moy, i’ad- uouë ne meriter pas, que pour m’auoir, ſon courage le mette au dan- ger de la mort. Ce ne ſont point pourtant les charmes de ſes yeux, qui me touchent de compaſſion, encore qu’ils le peuſſent faire, mais c’eſt ſa ieuneſſe: ſon âge me faict plus de pitié que luy meſme. Helas! il a tant de valeur qu’il n’apprehende point le treſpas. [299] Il eſt ſorty du ſang de Neptune, & ne compte ſinon quatre degrez de ce Dieu des eaux iuſqu’à luy. Il m’aime, & faict tant d’eſtat de mon alliance, que pour me conquerir il ne craint point de ſe perdre. Retire- toy, ieune eſtranger, tu es trop genereux, retire-toy tandis que tu es li- bre; fuy le ſanglant mariage que tu recerches auec tant d’ardeur. Mon alliance eſt fatale, elle ne traiſne auec ſoy que la cruauté; ne la ſouhait- te point, car c’eſt ſouhaitter ton malheur, de te vouloir meſler dedans les infortunes d’Atalante. Hé! que ne peux-tu eſperer autre part? Il n’y a point de fille ſi peu ſenſible en amour qui ne cheriſſe tes affe- ctions. Ton merite eſt tel que les plus ſages meſmes, & les plus rete- nuës ne ſe pourroient garder de te ſouhaitter pour mary. Mais pour- quoy eſt-ce que i’ay ſoing de ſa vie, apres en auoir tant faict mourir d’autres? Qu’il y penſe luy-meſme, ou bien qu’il meure, puis qu’il le deſire; qu’il ſe perde, puis que la mort de mes autres ſeruiteurs ne luy a peu faire apprehender ſa ruine, & qu’il ſemble eſtre inquieté d’vn triſte ennuy de voir la clarté du Soleil. Quoy, il mourra pour auoir ſouhaitté de viure auec moy? Il ne receura donc autre loyer de ſon amour qu’vn iniuſte treſpas? Auray-je le coeur ſi laſchement inhu- main de recercher vne victoire qui me chargera des reproches de ſon ſang? Toutesfois ce n’eſt pas ma faute, ie deſirerois qu’il perdiſt la vo- lonté qu’il a d’eſprouuer ſa viſteſſe auec la mienne, ou ſ’il continuë en ce fol deſſein, qu’il fuſt plus leger à la courſe, & plus viſte que moy. Helas! c’eſt vn corps d’homme, ſur lequel la nature a mis vn viſage de fille; c’eſt, ie croy, le patron de la meſme beauté. Miſerable Hippome- ne! pleuſt aux Dieux que iamais tu n’euſſes veu Atalante! car tu eſtois digne de viure, & ſa veuë ſera ta mort. Si le Ciel m’auoit faict naiſtre plus heureuſe que ie ne ſuis, & que les deſtins, ennemis de mon con- tentement, ne m’euſſent point deffendu l’alliance des hommes, tu ſerois le ſeul mary que ie ſouhaitterois. Ainſi le feu d’Atalante croiſ- ſoit ſans qu’elle ſ’en apperceuſt, car c’eſtoient les premieres flames, dont ſon coeur eſchauffé euſt teſſenty l’ardeur; elle aimoit & ne reco- gnoiſſoit point ſon amour. Cependant on aduertit Hippomene de ſe tenir preſt pour courir auec elle. Deeſſe de Cythere (diſt-il en m’ad- dreſſant ſa priere) aſſiſtez mon courage, & vous rendez fauorable au feu que vous auez allumé dans mon ſein. Ie l’ouïs d’vne oreille propi- ce, & touchée de pitié me reſolus de le ſecourir, encore que i’euſſe peu de temps pour le faire.Il y a vne terre en Cypre, que les payſans de ce quartier-là appel- lent Damaſene; elle eſt de l’ancien domaine de mon Temple, & de tout temps il y a eu ſur le milieu vn arbre chargé de fueilles & de pom- mes d’or qui me ſont conſacrées. Ie venois alors de ce païs-là, & d’auanture auois en main trois de ces pommes que i’auois cueillies. Ie m’approchay d’Hippomene, ie les luy donnay, & ſans eſtre veuë de perſonne que de luy ſeul, luy apprïs le moyen de ſ’en ſeruir, qu’il [300] ſceut fort accortement practiquer. Si toſt que les trompettes eurent ſonné la courſe, l’vn & l’autre partant de la barriere friza d’vn pied leger le deſſus de l’arene. Ils ſ’eſlancerent tous deux d’vne telle viſteſſe qu’on euſt dit à les voir, qu’ils euſſent peu courir ſur les plaines azurées de Neptune, ſans mouïller la plante des pieds, ou ſur vn champ cou- uert d’eſpics iauniſſans, ſans renuerſer & coucher par terre l’eſpoir des laboureurs. Le peuple qui les void courir, d’vn cry fauorable encou- rage Hippomene tant qu’il peut. On n’entend tout autour, que des voix eſclattantes, qui luy diſent: Auancez, Hippomene, c’eſt mainte- nant qu’il faut que voſtre legereté ramaſſe toutes ſes forces. Auancez, genereux fils de Megarée, le deſtin ſemble vous promettre la victoire. On ne peut dire qui receuoit le plus de conte ̅ tement, ou Hippomene, ou Atalante à l’ouïe de telles paroles. Las! combien de fois pouuant prendre le deuant ſe retarda-elle, & contre ſon gré perdit la veuë du viſage de ſon ſeruiteur, ſur lequel courant à ſon coſté elle auoit touſ- iours les yeux attachez? Quand Hippomene ſe ſentit ſi laſſé qu’à pei- ne pouuoit-il reſpirer, voyant qu’il eſtoit encore loing du bout de la carriere, il ietta l’vne des pommes d’or qu’il auoit en main, laquelle fut ſi belle aux yeux d’Atalante, que pour la releuer, elle ne craignit point de ſe deſtourner, & laiſſer paſſer Hippomene. Tout le theatre ſe reſiouït d’vn tel auantage, mais Atalante repara bien toſt la faute, releua vne autre pomme depuis, & reprit encore le deuant. Ils eſtoient preſques à la fin de leur courſe, lors qu’Hippomene me diſt de coeur & de bouche: Helas! c’eſt maintenant, Princeſſe de Paphos, qui m’auez obligé de ces riches preſens, que i’ay bien beſoin de voſtre aſſiſtance pour me les rendre vtiles. En laſchant la parole il laſcha la derniere pomme, & la ietta fort loing à coſté, afin qu’Atalante ne retournaſt pas ſi viſte qu’elle auoit faict les autres fois. Elle ſembla eſtre en doute ſi elle l’iroit releuer, mais ie la contraignis d’y aller, & rendis, afin de la retarder, la pomme plus peſante. En fin, pour borner mon diſcours à la longueur de leur carriere, & ne le faire point paſſer au delà de leur courſe, Hippomene deuança la belle Atalante, & l’eſpouſant, ſa vain- cuë fut le prix de ſa victoire. N’auois-je pas bien merité qu’il me ren- diſt graces de la faueur que ie luy auois faicte? Ne deuoit-il pas (dites cher Adonis) en recognoiſſance d’vn tel bien parfumer d’encens mes autels? Il fut ſi ingrat qu’il ne daigna, ny ſe reſſouuenir de moy pour m’en remercier, ny me faire vne ſeule offrande. Son ingratitude irrita mon courroux; & me croyant meſpriſée, pour empeſcher que d’au- tres à l’aduenir fiſſent de meſme, ie me reſolus de les punir tous deux, & les rendre l’exemple de mes iuſtes vengeances.Ils paſſoient d’auenture par le Temple de la mere des Dieux, Tem- ple qu’autrefois Echion fit baſtir au milieu d’vn bois; & dautant qu’ils eſtoient laſſez, ils aduiſerent de ſ’y repoſer. Là Hippomene prit trop mal à propos enuie de iouïr des embraſſemens de ſa femme; ie l’eſ [301] chauffay encore dauantage, ſentant qu’il eſtoit deſia eſmeu de ſoy- meſme, & le fis retirer dans vn antre ſacré, où les Preſtres de Cybele auoient mis pluſieurs idoles de bois. Il n’eut point de honte d’aſſouuir ſes chauds deſirs en la preſence de ces vieux Dieux, qui ne peurent voir ſans horreur ainſi prophaner leur Oratoire. Cybele en fut extreme- ment offencée, & peu ſ’en fallut que dés l’heure elle ne leur fiſt voir les noires ondes du Styx; mais en fin ſon coeur fleſchy ſe contenta d’vne peine moins rigoureuſe. Elle fit qu’à l’inſtant leur poil deuint roux, leurs doigts ſe courberent en ongles, leurs eſpaules furent leurs cuiſ- ſes, & preſques tout leur corps ſe ietta ſur le deuant de l’eſtomach, car ils eurent le reſte fort menu. Vne longue queuë leur traiſna par der- riere, auec laquelle ils balioient la pouſſiere; ils commencerent à por- ter l’horreur & l’effroy ſur la face, n’eurent plus pour parole qu’vne voix eſpouuentable, & pour retraite que les antres obſcurs des foreſts. Ils ſe font redouter par tout, & ne ſont domptez que par Cybele, la- quelle ſ’en ſert pour tirer le chariot où elle ſe faict traiſner. Ce ſont de furieuſes & orgueilleuſes beſtes, de la rage deſquelles, Adonis mes de- lices, ie vous prie de vous garder, & de toutes les autres qui ne tour- nent point le derriere lors que lon les pourſuit, mais ſans crainte ſe preſentent au combat. Fuyez le premier, ma chere vie, à la rencontre de ces animaux-là; de peur que voſtre valeur ne ſoit voſtre ruine, & le triſte ſubject de mon affliction.
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LE SVIET DE LA XII. ET XIII. FABLE.
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(XII. Fable explıquée aù 9. Chap.) Adonis n’ayant peu croire Venus chaſſa vn ſanglier qui le tua, & Venus en le pleu- rant changea ſon ſang en vne fleur rouge: comme autrefois Proſerpine auoit changé la Nymphe Menthé en l’herbe qu’on appelle Menthe, pour ce que ceſte Nymphe eſtoit ai- mée de Pluton.VEnvs ſe fit enleuer en l’air par ſes Cygnes, quand elle eut faict ces remonſtrances au ieune Adonis: mais il ne la creut pas, ſa valeur ſe trouua contraire à ce ſalutaire conſeil. Ses chiens dés l’heure meſme firent leuer vn ſanglier, il tira deſſus, & bleſſa la beſte, laquelle doublant ſa rage naturelle à la veuë de ſon ſang, faict ſortir le trait de ſa playe, pourſuit Adonis qui ſ’enfuit, & d’vn coup de ſes defences, qu’elle luy porte dans l’aigne, le iette par terre. Venus partie pour ſ’en aller en Cypre, eſtoit encore en l’air, d’où elle ouït les plaintes de ſon petit coeur mourant. Elle tourna bride: & d’enhaut veid Adonis de- my-mort debattant ſon corps dans le ſang ſorty de ſa bleſſure. Elle ſe iette de ſon chariot en bas, deſchire ſa robe, ſ’arrache les cheueux, & de regret ſe frappant mille fois le ſein, deteſte les cruautez du deſtin. Sanglantes deſtinées, dit-elle, vous me deſrobez Adonis, mais vous n’aurez pas le pouuoir de me rauir ſon ſouuenir. I’eterniſeray l’affli- ction que i’en ay, car tous les ans on renouuellera la triſte memoire de ſa mort, en la ceremonie des ſacrifices, où mon dueil ſera repreſenté, & de ſon ſang changé en fleur, naiſtra le pourtraict immortel de ſon agreable beauté. Il te fut bien permis autresfois, Proſerpine, de chan- ger vne Nymphe en Menthe; on ne pourra donc pas m’enuier le con- tentement de conſeruer mon Adonis, deſſous les fueilles d’vne fleur. Ie ne croy point que pas vn des Dieux m’en doiue regarder d’vn oeil ialoux. Cela dit, elle meſla vn peu de Nectar auec le ſang eſpandu ſur la place, lequel ſ’enfla & ſ’empoulla, ainſi qu’vne eau, parauant cal- me, ſ’eſleue en temps de pluye, quand l’eau du Ciel tombe deſſus. En moins d’vne heure, de ce ſang ſortit vne fleur comme de ſang, la- quelle porte la meſme couleur qu’ont les grains qui ſont ſous la foi- ble eſcorce des grenades. La fleur eſt belle, mais elle n’eſt pas de durée, (Quelques-vns l’appellent Paſ- ſefleurs.) car elle eſt ſi peu ſouſtenuë, que le moindre ſouffle de vent l’eſbranle & la couche par terre.
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L’ONZIESME LIVRE DES METAMOR PHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. ET II. FABLE.
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Orphée pour auoir engendré vne haine mortelle contre les femmes, fit qu’elles außi(I. & II. Fable expliquées au I. Chap. du II. Diſcours.) le haïrent de meſme: tellement que les Dames de Thrace l’ayans rencontré vn iour, qu’elles celebroient les furieuſes feſtes de Bacchus, elles le meurtrirent cruellement, le mirent tout en pieces, & ietterent ſa teſte auec ſa lyre dans les eaux de Mariſe, qui les porta dans la mer iuſqu’au prés de l’Iſle de Lesbos, où vn ſerpent voulut manger la teſte d’Orphée, & Apollon le changea en rocher. Pour rapporter la Metamorphoſe du ſer- pent, le Poëte faict le diſcours de la mort d’Orphée; & en fin raconte le changement de ces furieuſes Thraciennes en diuers arbres.
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TAndis que ce diuin Poëte de Thrace char- moit par les oreilles les coeurs des beſtes ſau- uages, & attiroit autour de ſoy les bois & les rochers enchantez de ſon chant, les Dames du païs armées de peaux au deuant de l’eſto- mach, paſſerent animées des fureurs de Bac- chus, & du haut d’vn tertre apperceurent Orphée, qui d’vn artifice admirable marioit ſes cordes ſonantes, ſes vers & ſa voix en- ſemble. Elles ne l’eurent pas veu qu’vne d’en- tr’elles, diſant, Voicy celuy qui nous meſpriſe, luy donna de la pic- que au viſage; mais le coup addoucy par les fueilles, qui eſtoient au bout de la picque, ne fit qu’vne marque ſans bleſſure. Quelque autre aprés luy ietta vne pierre, dont la violence fut arreſtée en l’air par la douceur des accords de ſa voix, ioincts à ceux de ſa lyre, & tombant vaincuë à ſes pieds, ſembla luy demander pardon d’vn ſi furieux at- tentat. Toutefois, encore que les pierres ſ’humiliaſſent deuant luy, la rage de ces femmes ne laiſſa pas de continuer & de croiſtre: elles ſe porterent ſans raiſon à vn tel excez, qu’on euſt dit qu’elles eſtoient toutes inſpirées de l’ame des Furies. Les airs du Poëte n’euſſent pas laiſſé pourtant de parer les coups, en faiſant reboucher les armes dont elles ſe ſeruoient: mais leurs horribles cris, le bruit des fluſtes, des ſonnettes, & des baſſins, celuy de leurs mains qu’elles battoient l’vne contre l’autre, & leurs hurlemens effroyables emporterent le ſon de la lyre, & en empeſcherent l’effect. Ce fut lors que les pierres parauant charmées commencerent à rougir de ſon ſang. Ces femmes enragées deffirent premierement la troupe d’oyſeaux & de beſtes ſauuages, qui eſtoient demeurées rauies autour de luy, pour teſmoigner la force charmereſſe & la gloire de ſes vers; puis ietterent leurs mains ſanglan- tes ſur luy-meſme. Tout ainſi comme les oyſeaux, quand ils ren- contrent de iour vn hybou, ſ’aſſemblent tous autour pour le bec- queter; ou comme lon void aux ſpectacles du matin vn nombre de chiens dans l’Amphitheatre ſe ietter ſur le cerf, qu’on y amene pour leur ſeruir de proye. De meſme elles ſ’aſſemblent autour de ce docte Poëte, le chargent auec leurs baſtons enueloppez de fueilles de vi- gne; les vnes luy iettent des mottes de terre, les autres des cailloux, & les autres des branches d’arbres qu’elles rompent. Encore la fortune fauoriſe leur fureur; afin qu’elles ne manquent point d’armes, elle faict que quelques payſans qui labourent, & d’autres qui beſchent la terre là auprés, prenans l’eſpouuante, & d’effroy quittans leur peni- ble trauail, laiſſent dans le champ leurs charruës, leurs hoyaux, leurs ſarcloirs & leurs raſteaux. Elles ſ’en ſaiſiſſent, & leur manie arrache meſme les cornes aux boeufs; puis retournent ainſi armées des outils du labourage, au dernier acte de la tragedie d’Orphée. En vain, leur [305] tendant la main, il implore leur pitié, en vain il leur parle, car lors ſes paroles qui ne l’auoient iamais eſté, commencerent à eſtre vaines. Sa voix n’eut pas la force de deſtourner leurs ſacrileges mains; ſa lan- gue qui auoit eſmeu les rochers & les beſtes ſauuages, ne les peut eſ- mouuoir. Elles luy firent perdre la vie, & ſon ame ſortit par la meſ- me bouche, d’où eſtoit autrefois ſortie ceſte diuine voix qui animoit ce qui n’auoit point d’ame. Helas! les oyſeaux affligez de ta mort te pleurerent, Orphée; les farouches beſtes des bois, les rochers inſen- ſibles, & les foreſts que le ſon de ta lyre auoit tant de fois traiſnées aprés toy, ſentirent lors vne douleur qu’elles n’auoient iamais ſentie. Les arbres poſerent leurs vertes cheuelures pour teſmoigner leur affli- ction, & les fleuues en pleurant, des eaux de leurs larmes accreurent leurs eaux ordinaires. Les Naïades & les Dryades quitterent leurs bleus & leurs verds veſtemens, laſcherent les liens de leurs cheueux, & de dueil les laiſſerent flotter ſur leurs eſpaules.Les membres de ce rare maiſtre de la harpe & des vers, diſſipez d’vn coſté & d’autre n’eurent autre tombeau, que la foreſt où il fut deſchi- ré: mais ſa teſte & ſa lyre furent iettées dans le Mariſe, où ſa langue, priuée des ſubtils mouuemens de l’ame, ſembla encore dire quelques vers lamentables; ſa harpe reſonna quelque triſte chanſon, & le riua- ge d’alentour d’vn pitoyable ſon reſpondit aux piteux accens qu’il entendit. Ce fleuue porta en mer la lyre & la teſte, & les flots de l’in- conſtant Neptune les pouſſerent iuſques aux riues de l’Iſle de Leſbos, où vn ſerpent, ayant apperceu la teſte ſur le ſable, ſ’arreſta pour leſ- cher la ſueur des cheueux, & d’vne dent venimeuſe, ronger la face du pere des Poëtes. Apollon ne peut permettre qu’vne telle iniure fuſt faicte à ſon nourriçon: il retint le ſerpent ainſi qu’il eſtoit preſt à mordre, & le changea en pierre, la bouche ouuerte comme il l’auoit, le rendant tout rocher, deuant qu’il l’euſt fermée. L’ombre d’Orphée deſcendit lors aux enfers, & y recognut tous les lieux qu’il auoit au- trefois viſitez. Il cercha long-temps Eurydice, & en fin l’ayant trou- uée dans les champs Elyſées, l’embraſſa ſi eſtroictement, qu’il ſem- bloit deſirer que leurs deux ombres ſ’aſſemblaſſent en vne. Ils ſe pro- menerent quelque temps ainſi embraſſez, puis ils marcherent l’vn aprés l’autre ſans prendre garde qui alloit deuant: car tantoſt c’eſtoit Eurydice, & tantoſt Orphée, lequel ſans crainte ſe pouuoit retourner pour voir ſa femme, & n’eſtoit plus en danger de luy nuire par ſa veuë comme à l’autre voyage.Bacchus ne laiſſa pas impuny ce ſanglant meurtre d’Orphée, mais pour ſe venger de celles qui luy auoient rauy ſon Poëte, il les arreſta toutes à la place qu’elles ſe trouuerent, fit entrer leurs pieds dans ter- re, & les y retint auec des racines qu’ils ietterent. Tout ainſi qu’vn oy- ſeau qui a la cuiſſe priſe dans les lacs que l’oyſeleur luy a tendus, ſe de- bat, & par ſon mouuement ſerre touſiours plus fort le noeud qui le [306] retient: de meſmes ces furieuſes femmes en ſe tourmentant taſchent à retirer leurs pieds, mais c’eſt en vain; il ſemble que plus elles ſ’y ef- forcent, plus ils entrent auant. La tendre racine qui les lie ſ’affermit peu à peu, elles ſe voyent en fin ſans orteils, ſans pieds & ſans ongles; leurs corps ſ’allongent, & penſans de regret frapper de la main ſur leurs cuiſſes, elles ne frappent que du bois, leur eſtomach n’eſt plus que bois auſſi, ny leurs eſpaules. En fin leurs bras ſ’eſtendent en longs rameaux, & rien de femmes ne paroiſt plus en elles, elles ne ſont plus que le bois d’vn arbre.

LE SVIET DE LA III. FABLE.
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(III. Fable expliquée au 2. Chap.) Quelques payſans prindrent Silene, qui s’eſtoit eſchappé de la compagnie de Bacchus, & le donnerent à Midas Roy de Phrygie, lequel le rendit à Bacchus. Ce Dieu pour re- cognoiſtre le plaiſir que Midas luy auoit faict, luy diſt qu’il demandaſt tout ce qu’il de- ſiroit, & qu’il contenteroit ſes deſirs. Midas demanda lors, que tout ce qu’il toucheroit deuint or, & ſa requeſte luy fut accordée: mais ce fut plus pour ſon mal que pour ſon bien; il fut contraint de recourir à Bacchus, afin que ſon attouchement ne fiſt plus naiſtre d’or. Bacchus luy commanda de s’aller lauer dans le fleuue Pactole, où il laiſſa ſa vertu de changer en or tout ce qu’il touchoit, & la donna au fleuue, qu’on tient à ceſte occa- ſion auoir vn ſablon doré.BAcchvs ne fut pas encore content de ſ’eſtre vengé de la fa- çon, il abandonna le pays où le crime auoit eſté commis, & ſuiuy d’vne meilleure troupe ſ’en alla voir ſes vignes, qui ſont ſur les coſtaux [307] du mont Timole; puis les eaux du Pactole, bien qu’alors elles ne fuſ- ſent pas tant enuiées qu’auiourd’huy, & qu’elles ne coulaſſent point comme elles font ſur vn ſable doré. Les Satyres & les Bacchantes qui ſont ſon ordinaire compagnie, le ſuiuirent par tout; mais le vieil Silene, que l’âge & le vin faiſoient trembler, demeura par les che- mins. Il fut pris par quelques payſans de Phrygie qui le menerent chargé de couronnes à leur Roy Midas; auquel Orphée auoit appris les ſolennitez qu’on faict aux feſtes de Bacchus, & pour les celebrer luy auoit laiſſé le Preſtre Eumolpe, qui recognut incontinent le bon homme Silene, & le traicta ioyeuſement dix iours entiers, pour ce qu’il l’auoit veu à la ſuitte de Bacchus. L’onzieſme iour, Midas par- tit pour aller en Lydie, & mena Silene auec ſoy qu’il rendit à Bac- chus: faueur que ce Dieu n’eut pas peu agreable, pour ce que le vieillard auoit eſté ſon nourricier. Il fit donc offre à Midas de luy donner pour recompenſe tout ce qu’il deſireroit; mais Midas ſou- haitta trop indiſcrettement, que ce qu’il toucheroit ſe conuertiſt en or. Son ſouhait fut authoriſé du pouuoir du ieune Liber, lequel luy octroya ce qu’il demandoit; toutesfois auecques regret: car il euſt bien voulu que ce Roy trop amoureux de l’or, euſt faict quelque de- mande plus auantageuſe pour ſoy. Il eut ce qu’il deſira, & ſ’en re- tourna fort content d’auoir obtenu le riche don, duquel il fit plu- ſieurs preuues ſur le chemin, ne pouuant preſques croire que cela euſt peu aduenir, ſi l’effect ne l’en euſt aſſeuré. S’il rompoit quelque branche d’arbre, la branche auſſi toſt n’eſtoit plus bois, mais deue- noit fin or. S’il leuoit vne pierre, la pierre iauniſſoit en meſme in- ſtant; & ſ’il touchoit des mottes de terre, au lieu de mottes c’eſtoient des maſſes d’or. S’il prenoit en main des eſpics de bleds, c’eſtoit in- continent vne gerbe d’or qu’il tenoit. S’il cueilloit des pommes ſur vn arbre, il les rendoit toutes telles que celles du iardin des Heſperides. S’il touchoit de la main le deſſus d’vne porte, le portail faiſoit eſclat- ter vne couleur d’or; & ſ’il lauoit ſes mains, l’eau ſe changeoit en or liquide, qui euſt peu deceuoir vne Danaé. En fin tant de preuues dorées rendirent ſes eſperances toutes d’or; il ne pouuoit rien con- ceuoir, qui ne fuſt de la couleur de ce metail, Roy des metaux. Mais las! il ne preuoyoit pas combien ce vain contentement le de- uoit affliger; il ſe flattoit en ſes riches imaginations, & ne recognut ſon mal, que lors qu’il fut à table, & qu’on eut ſeruy des viandes de- uant luy. Quand il voulut couper du pain, le pain ſ’endurcit & de- uint or, la chair entre ſes dents ſe changea de meſme, il ne la peut maſcher, & le vin meſlé auec l’eau, en ſortant du verre n’auoit pas atteint le bord de ſes levres, que ce n’eſtoit plus eau ny vin, mais or coulant qu’il aualloit ſans en pouuoir eſtre deſalteré. Ainſi tout eſtonné d’eſtre miſerable au milieu d’vn ſi riche banquet, il deteſta les biens que ſon auarice luy auoit faict ſouhaitter, [308] & engendra vne haine mortelle contre l’or, duquel il auoit eſté trop follement amoureux. Toutes les viandes qu’on luy ſeruoit, ne pouuoient luy oſter la faim qui le tourmentoit; il auoit vne ſoif mor- telle qui le bruſloit, & ne la pouuoit eſteindre, iuſtement affligé d’vn mal que ſon auare deſir luy auoit cauſé. Le martyre luy fit recognoi- ſtre ſa faute, au milieu de ſon affliction il leua les mains au Ciel, & fit ceſte priere à Bacchus: Pardonnez-moy, pere Liber, i’ay eſté trop indiſcret en ma demande, ie le confeſſe, prenez pitié de moy, ie vous prie, & me deliurez de ce dangereux mal qui me donne la mort ſous l’appaſt d’vne belle apparence. Bacchus l’oüit & le ſecourut en ſa mi- ſere. Pour l’alleger, il luy oſta le don qu’il tenoit de luy, & afin qu’il ne demeuraſt couuert de l’or qu’il auoit trop mal à propos ſouhait- té, luy commanda de ſ’aller lauer la teſte & tout le corps, dans la fontaine d’où le fleuue Pactole tire ſes eaux. Midas ne ſe fut pas plon- gé dans l’eau, que la riuiere receut la meſme vertu que ſon corps auoit, en coulant elle dora ſes ſablons: Et encore auiourd’huy tous les champs voiſins de ſon riuage iauniſſent d’or, pour auoir quelque- fois eſté arroſez de ſes ondes.

LE SVIET DE LA IIII. ET V. FABLE.
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(IIII. & V. Fable expliquées au 3. & 4. Chap.) Pan s’eſgayant de la fluſte ſur le mont Timole en Lydie, entra en lice auec Apollon, ſe perſuadant que la fluſte eſtoit plus harmonieuſe que la harpe. Ils prindrent Timole pour arbitre de leur different, lequel ingea que la harpe d’Apollon auoit vn ſon beaucoup [309] plus agreable: En quoy vn chacun loüa fort ſon iugement, ſinon Midas qui ſouſtint qu’on faiſoit tort à Pan, dont Apollon s’offença: & pour monſtrer à ce ſot Midas le peu d’eſprit qu’il auoit luy donna des oreilles d’aſne, ſans changer au reſte ſa forme d’hom- me. Midas voulant cacher la deformité de ſes oreilles, fut en fin deſcouuert par vn ſien Barbier, lequel ne le diſt à perſonne pourtant; mais faiſant vn trou en terre, raconta là tout bas ce qu’il auoit veu; puis recouurit le trou, duquel quelque temps apres ſortirent des roſeaux parlans, qui dirent que Midas auoit des oreilles d’aſne.MIdas depuis eut tant en horreur les richeſſes, qu’il n’aima plus que la ſimplicité de la vie champeſtre. Il ſe pleut à viure par les bois, & ſe rendit de la troupe du Dieu Pan, qui n’habite que dans les antres des montaignes; mais ſon eſprit n’acquit pas là plus de ſubtili- té qu’il en auoit auparauant, il demeura touſiours groſſier; auſſi ſon peu de iugement luy fut-il encore vne autre fois dommageable. Il y a entre les Sardes & la ville de Hypepe le mont Timole, qui menaçant les Cieux de ſes ſommets hautains deſcouure fort loing tout ce qui ſe peut voir ſur les mers voiſines: C’eſt là que Pan ſ’eſgayoit ordinai- rement de ſa fluſte, & là meſme auſſi qu’il oſa vne fois, auec trop d’inegalité & de temerité, deffier Apollon, vantant le ſon de ſes tuyaux de roſeau, plus que l’harmonie charmereſſe de la harpe de ce Dieu pere de la lumiere. Pour iuge de leur differend ils prindrent Timole, lequel ſ’eſtant aſſis ſur ſa montaigne, afin de les mieux ouïr, oſta les arbres qui eſtoient autour de ſes oreilles, & ne laiſſa ſur ſa teſte qu’vne branche de cheſne, à laquelle il y auoit du gland pendu, qui luy venoit tomber autour des temples. Il regarda pre- mierement Pan, & diſt, Quant à moy ie ſuis preſt de vous entendre. Ce Dieu champeſtre commença le premier à fredonner vn air de village infiniment agreable à Midas, lequel ſ’y trouua d’auanture; puis Timole ſe retourna du coſté de Phoebus, pour l’inuiter de ioüer à ſon tour, & ſon viſage ſe tournant fit enſemble tour- ner toute ſa foreſt. Le beau fils de Latone, couronné de laurier, ſe leua, veſtu d’vne robe de couleur de pourpre bordée de franges d’or, qui traiſnoit par derriere iuſqu’à terre. Sa harpe enrichie d’y- uoire & de diuerſes pierreries, eſtoit à ſa main gauche, & de la droicte il tenoit ſon archet. C’eſt l’habit auquel il eſtoit lors qu’il commen- ça d’vne docte main à toucher ſi delicatement ſes cordes, que le ſon harmonieux qu’il en fit ſortir rauit le coeur à Timole, & luy fit dire incontinent, que la fluſte de Pan n’eſtoit pas vn inſtrument qui deuſt aller du pair auec la harpe d’Apollon. La ſentence du Mont, comme iuſte, & partie d’vn ſain iugement, pleut à chacun; il n’y eut que Midas qui la trouuant inique, diſt, que l’arbitre auoit faict tort au Dieu Pan. Son eſprit groſſier, auquel vne groſſiere chanſon plaiſoit dauantage qu’vn air plus doux, l’en faiſoit iuger de la façon: mais il n’en fut pas quitte pour cela; car Apollon l’ayant oüy faire vn ſi ſot iugement de ſon chant, ne peut permettre que des oreilles ſi brutales, [310] euſſent la forme d’oreilles d’homme. Il les allongea, les couurit d’vn poil griſon, & ne les fit point ſi fermes qu’elles ne ſe peuſſent mouuoir d’elles-meſmes. En fin il demeura touſiours homme, homme lourd toutesfois & de peu d’entendement, mais il eut des oreilles d’aſne.Il euſt bien deſiré de tenir ſecrette ceſte honteuſe vengeance qu’A- pollon auoit priſe de luy, auſſi couuroit-il touſiours ſes grandes oreil- les d’vn voile rouge; mais ſon Barbier qui les voyoit ordinairement, ne luy fut point ſi fidelle qu’il ne le deſcouuriſt. Ce perfide valet auoit promis de ne deceler à perſonne la honte de ſon maiſtre; auſſi n’en diſt-il rien à homme du monde, & toutefois il ne ſ’en peut taire. Il ſe retira en vn lieu à l’eſcart, fit vn trou en terre, & ſe courbant ſur le trou, diſcourut tout bas auec ce muet Element, des oreilles qu’il auoit veuës à Midas; puis couurit de terre le ſecret deſcouuert, comme pour enſeuelir la memoire des paroles que ſon infidelité luy auoit faict eſchapper. Quand il eut remply la foſſette que luy-meſme auoit faicte; il ſe retira, & en ceſt endroit-là (merueille plus qu’admirable) naſquirent quelques temps aprés des roſeaux, qui ne furent non plus fidelles au Barbier, qu’il l’auoit eſté à ſon maiſtre. Car les roſeaux eſtans auec le temps montez à leur hauteur naturelle, au premier vent qui les eſmeut, ils furent animez d’vne foible voix, à laquelle on ouït redire les paroles enterrées, & par ce moyen fut publié que Midas auoit des oreilles d’aſne.
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LE SVIET DE LA VI. FABLE.
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Apollon & Neptune voyans que Laomedon baſtiſſoit la ville de Troye, ſe deſguiſe-(VI. Fable ex- pliquée au 5. Chap.) rent en hommes, & firent marché auec luy d’acheuer les murs commencez. Ils les ren- dirent parfaicts; mais luy ſe mocqua d’eux, & ne leur donna point l’argent qu’il leur auoit promis, dont Neptune fut ſi courroucé qu’il rauagea par vn deluge tout le pays, & contraignit ce perfide Laomedon d’expoſer Heſionne ſa fille à la cruauté d’vn monſtre marin. Hercule la deliura du monſtre, & ce traiſtre Laomedon luy manqua de promeſſe außi bien qu’aux Dieux; ſi bien que ne pouuant auoir ce qui luy auoit eſté accordé pour vne ſi perilleuſe deliurance, il ruina la ville de Troye, & enleua Heſionne qu’il donna à ſon compagnon Telamon.QVand Apollon ſe fut ainſi vengé de Midas, il ſe fit porter en l’air pour trauerſer le deſtroit de l’Helleſpont, & ſ’en alla en Phrygie, où il paſſa par ce vieil Temple que les anciens conſacrerent à Iupiter Panomphée; & de là fut voir le deſſein de Laomedon, qui faiſoit baſtir les fondemens de la ville de Troye. C’eſtoit vne grande entrepriſe, & qui ne ſe pouuoit paracheuer qu’auec vne deſpence in- croyable. Apollon donc ayant recognu que Laomedon y eſtoit fort empeſché, il perſuade à Neptune de ſe deſguiſer en homme auec luy, pour aller entreprendre de leuer les murailles de Troye iuſqu’à leur iuſte hauteur. Ils ſe changerent comme en maiſtres maçons, & furent trouuer Laomedon, auec lequel ils tomberent d’accord de certaine ſomme d’argent pour le baſtiment des murailles de ſa ville, qu’ils fer- merent de tous coſtez, & la rendirent ſi bien cloſe, que le Roy ne peut auoir occaſion de ſe meſcontenter de leur trauail. Mais il les meſcon- tenta fort, car il ne leur tint point promeſſe, & ne les paya que d’vn faux ſerment; par lequel il iura ne leur deuoir rien. Neptune irrité de ſa perfidie ne la peut laiſſer impunie; il fit couler toutes ſes eaux du coſté du riuage de ceſte auare ville de Troye, puis couurit en moins de rien les plaines d’alentour, fit naiſtre vne mer où il n’y auoit aupar- auant que des terres fertiles, & rauit la richeſſe des laboureurs, noyant les champs ſur leſquels repoſoit toute leur eſperance. Et non content de ceſte vengeance, il fit que les Oracles demanderent la fille du Roy pour ſeruir de proye à vn monſtre marin. Elle fut attachée à vn ro- cher d’où Hercule la deliura; & quand il demanda les cheuaux qui luy auoient eſté promis pour loyer de la deliurance, ce Roy pariure en ſon endroit comme il l’auoit eſté à Phoebus & à Neptune, ne tint conte de recognoiſtre ſa valeur, & aima mieux ſe laiſſer dompter à la force, que de payer ce qu’il deuoit. Hercule aſſiegea ceſte perfide vil- le de Troye, qui ſ’eſtoit par deux fois pariurée, la prit d’aſſaut, & ra- uit Heſionne, qu’il donna en mariage au ieune Telamon, qui l’auoit touſiours aſſiſté auſſi bien que Pelée: mais Pelée auoit deſia eſpouſé Thetis, & n’eſtoit pas peu glorieux d’eſtre recognu petit fils & gen- dre du grand Maiſtre des foudres. Ce qu’il eſtoit mary de Thetis ſur [312] tout luy enfloit le courage; car pluſieurs comme luy ſe pouuoient vanter que Iupiter eſtoit leur grand pere, mais autre homme du monde n’auoit eu l’heur d’eſpouſer vne Deeſſe.

LE SVIET DE LA VII. FABLE.
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(VII. Fable expliquée au 6. Chap.) Prothée predit à Thetis que ſi elle eſtoit mariée elle enfanteroit vn fils plus valeureux que le pere qui l’auroit engendré: qui fut cauſe que Iupiter ne voulut auoir affaire auec elle, mais la donna en mariage à Pelée, duquel elle refuyoit les embraſſemens, & pour s’en deffaire ſe changeoit tantoſt en arbre, tantoſt en oyſeau, & tantoſt en tigreſſe. Mais en fin fauorisé de Neptune, il l’eſpia ainſi qu’elle ſe repoſoit ſur le midy, la lia, & ne la laiſſa point qu’il n’en euſt ioüy & engendré le valeureux Achille.LE vieil Prothée diſcourant vn iour auec Thetis, luy predit qu’elle ſeroit mere d’vn fils qui vaincroit ſon pere en valeur, & par les armes ſ’acquerroit beaucoup plus de renommée, que celuy au- quel il deuroit ſa naiſſance. Iupiter craignant de voir naiſtre vn plus grand & plus valeureux que ſoy, n’oſa iamais careſſer Thetis, encore que les beautez de la Deeſſe euſſent allumé d’aſſez ardantes flames dans ſon ſein pour l’y attirer. Il aima mieux faire iouïr quelque au- tre de ce qu’il deſiroit, que de courre fortune d’engendrer ſon mai- ſtre, & maria Thetis auec Pelée ſon petit fils, & fils aiſné d’AEaque. Il y a en Theſſalie vn deſtroit où la mer feroit vn beau port, ſi l’eau y eſtoit plus profonde; le riuage y eſt ferme & couuert de ſi peu de ſable [313] que la forme des pieds n’y demeure point emprainte; on ne ſe laſſe point en y courant, & n’y a point de bord releué qui ſoit reueſtu de mouſſe. Au deſſous paroiſt vne foreſt preſque toute de myrtes & d’o- liuiers, au milieu de laquelle il y a vn antre, qu’on ne peut iuger, ſi pour plaiſir il a eſté faict de main d’homme, ou ſ’il ſ’eſt ainſi rencon- tré de nature; toutefois il y a de grandes apparences que quelque ou- urier y ait mis la main, ſi commodément il eſt baſty. C’eſt là, belle Thetis, que tu auois accouſtumé de te faire ſouuent porter ſur le dos d’vn Dauphin, pour t’y repoſer; auſſi fut-ce là que Pelée te prit en- dormie, & ſ’efforça en t’embraſſant eſtroittement de rauir par force ce que ſes prieres n’auoient peu obtenir de toy. Il t’auoit priſe ſi fort à ſon auantage, que ſans doute il euſt cueilly deſlors les fruicts de ſon deſir, ſi tu n’euſſes recouru à tes ſubtilitez ordinaires, qui deſguiſoient ton eſtre naturel de mille faux viſages. Car tu te fis oyſeau, & luy ne te laſcha pas pourtant, il tint vn oyſeau embraſſé, lors que tu fus ainſi changée; & quand tu deuins arbre, il demeura attaché à vn arbre: mais lors que tu te reueſtis de l’horreur & de la peau d’vne tigreſſe marquettée, l’effroy luy fit laſcher les bras, & te quitta pour aller faire vn ſacrifice à Neptune, afin d’eſtre fauoriſé de ſon ſecours. Il verſa du vin ſur les ondes ſalées de la mer, y ietta les entrailles d’vn aigneau, & fit fumer quelque peu d’encens, inuoquant l’aide des humides puiſ- ſances qui regnent dans les eaux, du fond deſquelles ſortit Prothée, pour luy annoncer ſon bon-heur, & luy dire: Braue fils d’AEaque, ne deſeſpere point d’atteindre où tu aſpires, tu iouïras des embraſſemens de Thetis, pourueu que tu la prennes endormie dans l’antre où elle ſe retire, & que tu la lies ſi bien qu’elle ne puiſſe eſchapper. Ne t’effraye point des dıuerſes formes qu’elle prendra, ce ſont figures menſonge- res, qui ne changent point ſon premier eſtre; tiens-la touſiours iuſ- qu’à ce qu’elle ſoit reuenuë ainſi que tu l’auras trouuée. Cela dit, Pro- thée ſ’engloutit dans les eaux, & Pelée ayant veu ſur le ſoir retirer Thetis dans ſon antre, attendit quelque temps pour donner loiſir au ſommeil d’aſſoupir ſes membres laſſez, puis la ſurprit, & la lia ſi eſtroittement, qu’en quelque forme qu’elle ſe changeaſt elle ne peut ſ’eſchapper. Il la tint touſiours embraſſée, & la ſerra de telle façon, qu’elle fut contrainte d’aduoüer que quelque ſouueraine puiſſance la forçoit de luy permettre ce qu’il ſouhaittoit. Ainſi les voeux de ſon amour furent accomplis, ainſi fut engendré le grand Achille, pere de la Vaillance.

LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
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Pelée ayant tué ſon frere Phoque s’enfuit de ſon pays, & ſe retira chez Ceyx fils de(VIII. Fable expliquée an 7. Chap.) Lucifer. Ce Ceyx auoit vne niepce nommée Chione, fille de Dedalion ſon frere, laquelle pour auoir eſté aimée d’Apollon & de Mercure, de qui meſme elle auoit eu des enfans, [314] preſuma tant de ſoy qu’elle oſa ſe vanter d’eſtre plus belle que Diane. Ceſte Deeſſe chaſ- ſereſſe offencée de tant d’outrecuidance, luy perça la langue d’vne fleſche, & du meſme coup la fit mourir, dont Dedalion fut ſi cruellement tourmenté, que de regret il ſe pre- cipita des ſommets du mont Parnaſſe, & en tombant fut par Apollon changé en Faucon.CE ne fut pas peu d’heur à Pelée d’auoir vn tel fils qu’Achille, & vne telle femme que Thetis: il auoit, à la verité, en ſes deſſeins touſiours heureuſement rencontré, & ſans le meurtre de ſon frere Phoque, il pouuoit viure content & à ſon aiſe. Mais ce malheur tra- uerſa tellement ſon repos, qu’il fut contraint de quitter la maiſon de ſon pere, & ſe retirer à Trachine chez le Roy Ceyx, fils du beau Luci- fer qui ouure les portes du iour. Ce Prince ennemy du ſang & de la violence, gouuernoit paiſiblement ſon peuple pacifique: il eſtoit ve- ſtu de dueil lors que Pelée y arriua, & fit bien paroiſtre à ſes hoſtes dés leur entrée qu’il eſtoit affligé; toutefois il ne laiſſa pas de les receuoir honorablement; bien que ſa triſteſſe fuſt grande, eſtant de la perte d’vn frere. Pelée laiſſa dans le fond d’vne vallée, aſſez proche des mu- railles de la ville, le bagage & le beſtail qu’il auoit amené, & tout laſſé qu’il eſtoit, tant du trauail du chemin, que des remords du meurtre, qui rongeoient ſans ceſſe ſon coeur criminel, entra dans la ville auec peu de compagnie. On le mena deuant le Roy, auquel il fit la reue- rence, ayant en main vn rameau d’oliuier; il luy apprit ſon nom, ſa qualité, qui eſtoit ſon pere, & le rang que ſon grand-pere tenoit dans les Cieux; bref il ne luy teut rien ſinon le meurtre de ſon frere, au ſang [315] duquel ſon eſpée auoit eſté teinte. Il ſuppoſa quelque autre occaſion de ſon banniſſement, afin de trouuer vn accueil plus fauorable, & pria ce charitable Prince, auquel il parloit, de luy donner quelque place en ſes terres pour ſe retirer auec ceux qui l’auoient ſuiuy. Le Roy le regardant d’vn oeil, dans lequel la meſme courtoiſie paroiſſoit, luy diſt: Les commoditez que ie poſſede ne ſont que pour aider ceux qui en ont beſoing; elles n’ont iamais eſté refuſées, non pas meſme aux moindres d’entre le bas peuple. Non, non, Pelée, vous n’eſtes pas arri- ué en vn lieu, où les eſtrangers ſoient mal receus. Tous autres ſont les bien-venus icy, mais voſtre nom, & le ſang de Iupiter voſtre grand- Pere, nous oblige à vous cherir plus que tout autre. Ne perdez point dauantage le temps à me prier, vous aurez de moy ce que vous deſirez. Aſſeurez-vous d’auoir part en ce que ie poſſede; pleuſt aux Dieux que ce fuſſent de plus grands moyens! i’aurois dequoy vous faire mieux paroiſtre ma volonté de vous aſſiſter. Tandis que ce bon Roy faiſoit tant d’honneſtes offres, aſſailly des pointes de ſon affliction, il ne peut empeſcher ſes yeux de laſcher quelques larmes, qui furent cauſe que Pelée deſira ſçauoir le triſte ſubjet qui les faiſoit couler. Luy & tous ceux de ſa compagnie, le prierent de leur dire, & lors Ceyx pour les contenter en commença ainſi le diſcours.Vous vous perſuadez peut-eſtre, que ceſt oyſeau qui vit de la proye qu’il prend en l’air, a eſté touſiours oyſeau; il n’y a pas long-temps que c’eſtoit vn homme, & homme qui ne fut iamais en repos: il n’a pas changé d’humeur, car il aimoit la violence comme il faict encore. C’eſtoit mon frere, nous eſtions tous deux fils de ceſt aſtre, lequel paroiſt le premier au matin pour appeller l’Aurore, & ſe couche au ſoir le dernier de tous. Bien que nous fuſſions freres, nous n’eſtions pas d’vn meſme naturel: car pour moy i’ay touſiours aimé la paix, & n’ay iamais eſté que fort ſoigneux de conſeruer mon peuple en repos, & bannir tout diſcord de ma maiſon: Luy au contraire n’auoit rien plus à gré que les armes, & les ſanglans exercices de Mars. Sa valeur dompta le Roy de Thiſbe, & conquit la ville autour de laquelle, changé, comme il eſt, il faict encore auiourd’huy la guerre aux pi- geons. Chione eſtoit ſa fille; Chione le ſoleil qui eſclairoit tous les ieunes coeurs de ſon temps. Elle eſtoit cherie de mille ſeruiteurs, mil- le la recerchoient en mariage deuant qu’elle euſt atteint le qua- torzieſme de ſes ans. Durant les beaux iours de ceſte ieune fleur, Phoebus & Mercure retournans, l’vn de ſon Temple de Delphes, l’au- tre du mont Cyllene, l’apperceurent d’auanture tous deux en meſme inſtant, & tous deux en meſme inſtant ſentirent naiſtre vn braſier en leur ſein, qui leur fit deſirer la iouïſſance des beautez dont ils auoient la veuë. Apollon, bien que cruellement aſſailly d’vne flame ſi ſoudainement eſpriſe, attendit la nuict pour l’accompliſſement de ſes deſirs: mais l’impatience de Mercure ne peut ſ’accorder auec le de [316] lay. Il ſe rendit aupres de Chione, & de ſa verge qui porte auec ſoy le ſommeil, l’endormit à ſes pieds, la touchant au viſage; puis tira d’elle toutes les delicieuſes faueurs que ſon amour recerchoit. Quand la nuict eut ſemé ſes eſtoilles par le Ciel, Apollon deſguiſé en vieille ſ’en alla iouïr des meſmes delices, que Mercure en le preuenant, auoit ef- fleurées. L’vn & l’autre y laiſſa du ſien, car neuf mois apres Chione enfanta deux fils, Autolyque, qu’on recognut eſtre du ſang de Mer- cure, en ce qu’imitant le naturel de ſon pere, il eſtoit prompt & ſubtil à toute ſorte de larcins, & Philammon, qui monſtra eſtre ſorty d’A- pollon, en ce qu’il fut grand maiſtre à chanter & ioüer de la harpe. Mais que luy ſeruit de ſ’eſtre heureuſement deliurée de deux enfans iumeaux, d’auoir pleu à deux Dieux, d’eſtre fille d’vn valeureux Prin- ce, & d’auoir pour ayeul le grand Maiſtre des foudres? Eſt-il poſſible que telles qualitez puiſſent quelquefois nuire? La gloire de tels tiltres d’honneur peut-elle eſtre deſauantageuſe? Elle le fut à Chione, car elle luy enfla le courage, & la remplit de tant d’outrecuidance qu’elle oſa ſe vanter plus belle que Diane, & meſdire de ceſte chaſte Deeſſe, laquelle ſ’en picqua de telle façon, qu’elle n’en peut retarder la ven- geance. Elle prit ſon arc en main, le tendit & deſcocha vne fleſche, dont elle perça la langue meſdiſante de Chione, & du coup ne luy oſta pas ſeulement la parole, mais la vie enſemble. Chione, voulant faire ſortir quelques regrets de ſa bouche, n’eut point de voix ny de force pour les pouſſer, & ſon ame auſſi toſt auec ſon ſang ſ’eſcoula de ſon corps. Malheur! ô Dieu, quel coup ce fut à mon coeur! Ie ne reſſentis pas moins de douleur que ſon pere; & toutesfois il falloit que ie le conſolaſſe. Ie taſchay d’alleger ſon mal, mais les allegemens que ie luy pouuois apporter n’eſtoient que vains remedes pour ſon affliction. Il demeura endurcy en ſon dueil ſans eſtre eſmeu des re- monſtrances que ie luy faiſois, non plus qu’vn rocher dans la mer, des flots qui le battent ſans ceſſe. Il eſtoit inſenſible, ſinon pour le reſſen- timent de ſes douleurs; il auoit touſiours le meurtre de ſa fille en bou- che, & ne ſe laſſoit point de pleurer & deteſter enſemble la cruauté de celle qui luy auoit rauie. Quand il la veid bruſler, il luy prit par quatre fois enuie de ſe ietter dans le feu qui la conſumoit, pour n’a- uoir qu’vn meſme tombeau, & ayant eſté par quatre fois retenu, vne rage le ſaiſit, qui le fit eſchapper de nos mains & courir ainſi qu’vn taureau qui ſent les pointes de quelques gros bourdons qui le pic- quent à la teſte. Deſlors il me ſembla bien qu’il alloit plus viſte qu’vn homme ne peut faire, on euſt dit qu’il volloit deſia, tant il eſtoit prompt à cercher ſa mort. Il renuerſa tous ceux qui le voulurent ar- reſter, & ſ’eſtant rendu ſur les ſommets du mont Parnaſſe, ſe precipi- ta du haut du rocher; mais il ne tomba pas pourtant, Apollon en eut pitié, & le ſouſtint en l’air auec les aiſles, qu’il luy donna. Il le cou- urit de plumes, l’arma d’vn bec faict en crochet, & d’ongles aigus & [317] recourbez comme le fer qui pend au bout de la ligne d’vn peſcheur; bref il le fit oyſeau, mais oyſeau genereux qui ſe conſerue touſiours la meſme valeur qu’il auoit eſtant homme, & les meſmes humeurs auſſi, car il n’eſt pas moins ſeditieux qu’auparauant; il a plus de vi- gueur que de corps, ne vit que du pillage qu’il faict parmy l’air, & ſe plaiſt d’affliger les autres oyſeaux, comme ſi le mal qu’il leur faict ad- douciſſoit celuy qu’il endure.

LE SVIET DE LA IX. FABLE.
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Pſamathe Nereide mere de Phoque, pour venger la mort de ſon fils, enuoya vn loup(IX. Fable expliquée au 8. Chap.) marin qui defit preſque tous les troupeaux de Pelée, cependant qu’il eſtoit auec Ceyx. Pour appaiſer ceſte Nereide, Pelée employa la faueur de Thetis, & en fin fit tant par prieres, que le loup fut changé en rocher, afin qu’il n’offençaſt plus ſon beſtail.TAndis que Ceyx faiſoit le diſcours des triſtes merueilles ad- uenuës à ſon frere, Anetor paſteur des troupeaux de Pelée, ac- court tout halettant pour dire à ſon maiſtre, qu’il a fait vne grande perte. A peine ce Berger peut parler, il demeure preſque ſans reſpirer, la courſe luy ayant rauy l’haleine. Il tient le Roy de Trachine, auſſi bien que Pelée, en ſuſpend & en crainte de ce que ſe peut eſtre, puis leur raconte ainſi l’infortune fraiſchement arriué. Sur le midy que le Soleil, battant à plomb ſur nos teſtes, auoit iuſtement encore la moitié de ſon tour à faire; I’ay touché vos boeufs, dit-il à Pelée, le long du riuage de la mer, & là les vns ſe ſont couchez ſur l’arene, les autres [318] d’vn pas tardif ſe ſont promenez çà & là; & les autres pour ſe rafraiſ- chir ſe ſont mis dans l’eau à la nage, où ils ne faiſoient rien paroiſtre hors des ondes qu’vn grand col allongé, & la teſte plus eſleuée que de couſtume. A coſté de la meril y a vn Temple, qui n’eſt enrichy d’or ny de marbre, ce| n’eſt qu’vn vieil baſtiment de bois, entouré d’vne eſ- paiſſe foreſt, que Nerée & ſes filles habitent. Vn peſcheur qui ſeichoit ſes rets ſur le grauier, m’a dit que là dedans il n’y a autres diuinitez, que les Nereides. Tout ioignant la foreſt, les ondes de la mer, quand elle ſ’enfle, ont fait naiſtre vn mareſt entouré de ſaules, d’où eſt ſorty vn grand loup, qui faict vn horrible bruit & rauage tout par la plaine. C’eſt vne beſte eſpouuentable, qui de ſa gueule beante iette ſans ceſſe de l’eſcume & du ſang caillé. Il ſemble qu’elle ayt des flambeaux dans les yeux, & que ſes dents ſoient des foudres auſquels rien ne peut reſi- ſter. La rage & la faim ſont les furies qui l’animent, mais la rage tou- tesfois plus que la faim; car elle ne daigne pas ſe repaiſtre du beſtail qu’elle tuë; elle ne ſe plaiſt qu’à terracer & meurtrir autant de boeufs qu’elle en rencontre, ſans faire eſtat apres ny de leur chair, ny de leur ſang. Pluſieurs d’entre nous, voulans ſ’oppoſer à ſa violence, ont reſ- ſenty ſes ſanglantes morſures, & ſont demeurez morts ſur la place. Ce n’eſt que ſang par tout, le ſable du riuage en eſt teint, les premie- res ondes de la mer ſont deſia rouges, & le mareſt qui retentit de mille mugiſſemens diuers ſemble maintenant vn eſtang coloré de pourpre. Toutefois il y a pluſieurs beſtes encore en vie; deuant qu’il y euſt du mal dauantage, il ſeroit bon de prendre les armes, & ſ’aſſembler pour ſauuer ce qui reſte. Ce fut la nouuelle que le Berger apporta, dont Pelée ne ſ’eſmeut pas beaucoup; car ſe reſſouuenant de ſa faute, il creut auſſi toſt que c’eſtoit vne vengeance de la Nereïde mere de ſon frere, qui vouloit par le meurtre de ſes boeufs appaiſer les ombres irritées de Phoque, qu’il auoit maſſacré.Cependant Ceyx commande à ſon peuple de ſe mettre en armes pour aller contre le loup, & luy meſme vouloit ſe rendre chef de la troupe, n’euſt eſté ſa femme Halcyone, laquelle ayant oüy le bruit qu’vn chacun en ſ’armant faiſoit dans le Palais, ſe vint toute eſche- uelée, ietter à ſon col, & le prier de ne point ſ’expoſer à la rage d’vne ſi furieuſe beſte. Elle le ſupplia d’enuoyer du ſecours ſans mettre ſa perſonne en danger, & par vn flux de charitables larmes le coniura de ne hazarder point ſi legerement leurs deux vies, que les deſtins & l’a- mour auoient iointes d’vn ſi doux lien, qu’elles ne pouuoient eſtre ſeparées. Pelée alors prit la parole, pour dire: Quittez voſtre appre- henſion, grande Reyne, voſtre crainte eſt vn teſmoignage de l’affe- ction que vous portez au Roy, mais qu’elle ne vous afflige point, ce m’eſt aſſez d’auoir veu voſtre peuple ſe mettre en deuoir de m’aſſiſter. L’obligation ne m’en demeure pas moins entiere, que ſ’ils auoient les armes en main chaſſé ce loup enragé, qui rauage mes troupeaux. Ie ne [319] ſuis pas reſolu de le combattre; les armes dont ie me veux ſeruir, ce ſont les voeux & les ſacrifices, que ie dois aux Dieux de la mer. Dans le chaſteau il y auoit vne tour fort eſleuée, qui ſeruoit de phare aux naui- res laſſées des rudes ſecouſſes que les vents leur donnent ſur mer, & reſ- iouïſſoit ordinairement les mariniers d’vne eſperance de prendre bien toſt port, lors qu’ils deſcouuroient ſa cime orgueilleuſe. Pelée auec ſes compagnons monte au plus haut de ceſte tour; & de là void ſon be- ſtail meurtry ſur le riuage; il void le cruel animal qui continuë encore le carnage, & ſe plaiſt d’enſanglanter ſes dents, & ſon poil heriſſé au milieu de la tuërie. La pitié qui ſ’empara du coeur de Pelée à la veuë d’vn tel ſpectacle, luy mit en bouche des prieres, par leſquelles il taſ- cha de calmer le iuſte courroux de Pſamathe, mere de Phoque. Eſten- dant les mains du coſté de la mer, il la pria d’oublier ſon offence; mais il ne la peut fleſchir pourtant; ce fut ſa femme Thetis qui obtint en fin ſon pardon, & fit que Pſamathe appaiſée appaiſa la ſanglante rage du loup, le changeant en marbre, ainſi qu’il auoit les dents dans la teſte d’vne geniſſe. Sa forme premiere demeura en ſon entier, il ſ’endurcit ſeulement & mua de couleur, afin que lon peuſt recognoiſtre, que ce n’eſtoit plus vn loup, mais vne pierre, de laquelle on ne deuoit point auoir peur. Ainſi Pelée fut deliuré d’vn tel fleau; mais il ne luy fut pas permis de ſ’arreſter en ce pays-là, les deſtins voulurent que vagabond il erraſt encore, & ſ’en allaſt en Theſſalie pour eſtre purgé par Acaſte du meurtre qu’il auoit commis.
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LE SVIET DE LA X. FABLE.
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(X. Fable ex- pliquée au 9. Chap.) Ceyx affligé de certaines viſions qu’il auoit de ſon frere mort, s’en alla à Claros pour ſçauoir de l’Oracle d’Apollon comment il pourroit en eſtre deliuré. En retournant il fit naufrage, & tous les ſiens furent noyez auec luy, tellement que ſa femme fut fort en peine, voyant qu’il ne retournoit point dans le temps qu’il auoit promis. Iunon l’aduer- tit en ſonge qu’il eſtoit pery, & l’inſpira d’aller ſur le riuage, voir ſi elle n’en entendroit point de nouuelles. Elle y fut, recognut de loing le corps mort de ſon mary flottant ſur l’eau, & pour ſe rendre prés de luy, fut changée en vn oyſeau qui porte ſon nom: ſon mary außi fut depuis reueſtu de la meſme forme. Ce ſont les Halcyons qui ont le pou- uoir de calmer la mer tandis qu’ils couuent leurs oeufs.CEpendant Ceyx tout troublé en ſoy-meſme des eſtranges accidens arriuez à ſa niepce & à ſon frere, pour ſ’acquerir quel- que repos d’eſprit, reſoult de faire vn voyage à Claros, où Apollon par ſes veritables reſponces, allegeoit ceux qui eſtoient en peine, & les eſclairciſſoit des doutes qui les trauailloient. Son Temple de Del- phes euſt eſté plus proche, mais le prophane Phorbas qui le tenoit lors aſſiegé, empeſchoit qu’on y peuſt aller. Ceyx deuant que faire les appreſts de ſon voyage deſcouurit ſon deſſein à ſa fidelle Halcyone, à qui la nouuelle d’vne telle entrepriſe fut vne atteinte mortelle, qui luy ſerra le coeur, luy chaſſa le ſang & la couleur du viſage. Par trois fois elle ſ’efforça de parler, & ſa voix retenuë dans ſon ſein, par la froide horreur qui l’auoit ſaiſie, fut autant de fois empeſchée de ſor- tir. Vn long flux de larmes deſchargea premierement ſes yeux, puis ſon eſtomach chargé de douleurs, ietta par ſa bouche ces pieuſes plaintes, interrompuës de mille ſanglots: Helas! quelle offence ay-je commiſe contre vous, ma chere vie, pour eſloigner ainſi vos affe- ctions des miennes? Où eſt ceſt amour, où eſt l’ardeur de ces flames, où eſt le ſoin, où ſont les inquietudes que vous ſouliez auoir pour voſtre Halcyone? Pouuez-vous maintenant vous ſeparer de celle que vous ne pouuiez abſenter alors, ſans mourir autant de fois que vous viuiez d’heures eſloigné d’elle? Voſtre coeur peut-il ſe reſoudre à vn ſi long voyage? Quoy? vos affections ont-elles beſoin des diuertiſſe- mens de l’abſence pour eſtre reſchauffées? Eſt-ce pour me cherir da- uantage, que vous voulez eſtre quelque temps loin de moy? Encore ſi le chemin que vous deuez faire eſtoit par terre; ie demeurerois bien icy accompagnée de beaucoup de douleurs, mais mon coeur au moins ne ſeroit pas aſſiegé des glaçons d’vne crainte continuelle, la peur d’vn plus dangereux mal ne doubleroit pas le mal de l’abſence. Helas! quand ie penſe à l’inconſtance de la mer, ie pallis d’horreur, l’eſpou- uentable face de ſes plaines ondoyantes me faict trembler d’effroy. Il n’y a pas long-temps que ie veids ſur la riue les pieces d’vn nauire bri- ſé; & bien ſouuent i’ay remarqué des tombeaux vuides, qui ne por [321] toient qu’en apparence le nom de ceux pour leſquels ils auoient eſté baſtis, ſans auoir iamais logé les corps. N’apprehendez-vous point quelque pareil infortune? Ne vous flattez pas d’vne vaine preſom- ption d’eſtre ſur l’eau plus en aſſeurance qu’vn autre; bien que vous ſoyez gendre d’AEole, qui tient les vents en priſon, & enfle ou abbaiſſe les vagues, lors que bon luy ſemble. Quand il a vne fois laſché ſes fu- rieux courriers, & qu’ils ſont en poſſeſſion des liquides campagnes de l’Ocean, il n’eſt pas en ſa puiſſance de les retenir; il ſemble que tout leur ſoit permis: ils rauagent la terre, les mers, & courent meſmes dedans l’air d’vne telle viſteſſe, que des ſecouſſes qu’ils donnent aux nuées, ils en font ſortir du feu. La cognoiſſance que i’ay de leur fu- rieux naturel, (car ie ſçay ce qu’ils ſçauent faire, ie les ay durant mon bas âge aſſez de fois veu dans la maiſon de mon pere) me les faict iu- ger plus redoutables. Que ſi voſtre reſolution eſt telle, que mes prie- res ne la puiſſent fleſchir, pour vous faire changer de deſſein, ſi c’eſt voſtre volonté de faire le voyage, que ie le face donc auec vous, que ie ſois ſur les eaux compaigne de voſtre fortune, auſſi bien que ie l’ay eſté ſur terre. Ie ne ſeray point au moins trauaillée de vaines appre- henſions; ie ne ſeray eſpouuentée que de veritables perils. Ie ne craindray point pour vous, que ie ne craigne enſemble pour moy; ce que vous endurerez ie l’endureray, & par tout où les vents & les va- gues vous porteront, i’y ſeray de meſme portée.Les plaintes & les larmes d’Halcyone ne laiſſerent pas Ceyx ſans eſmotion, car il n’auoit pas moins d’amour qu’elle; mais il ne pou- uoit pourtant rompre le deſſein du voyage entrepris, ny ſe reſoudre de mettre ſa femme auec ſoy au hazard des perilleuſes fortunes de la mer, il ſ’efforça de chaſſer de ſon ſein la crainte qui l’affligeoit, ſans pouuoir gaigner ſur elle le conſentement qu’il en vouloit tirer, ſinon lors qu’il luy promit de ne demeurer qu’vn mois à faire le voyage: Mon abſence, luy diſt-il, eſt la mort de mes contentemens; ie ne ſçaurois eſtre ſi peu de temps eſloigné de vous, qu’il ne ſoit trop long à mon impatience: ie vous iure par la claire lumiere de mon pere qui ouure les portes du iour, que ie ſeray de retour, (ſi les deſtins ne ſ’op- poſent à la volonté que i’en ay) deuant que la lune ayt deux fois cou- ru le cercle qui nous marque les mois. Son ſerment fit eſperer ſa femme de le reuoir bien toſt, qui fut cauſe que la voyant comme guerie du mal de la crainte qui la tourmentoit, il fit appreſter vn vaiſ- ſeau; mais las! ce fut vn appareil qui renouuella les douleurs d’Hal- cyone. Comme preſageant ſon malheur elle fut ſaiſie d’vn eſblouïſſe- ment, & treſſaillit de peur à la veuë du nauire, où ſon mary deuoit eſtre porté: ſes yeux ſe fondirent en larmes, elle embraſſa Ceyx d’vn bras que la douleur ſembloit auoir deſia tout affoibly, & apres luy auoir à toute peine dit vn piteux Adieu, elle tomba demy-morte à la renuerſe. Ceyx extremement affligé d’autre coſté, ne deman [322] doit qu’à ſ’arreſter encore ſur la riue: car ſon amour ne conſentoit qu’à regret à vn ſi cruel eſloignement; mais les matelots rangez des deux coſtez, d’vn effort eſgal fendans l’eau auec les rames, commencerent à voguer. Halcyone leua lors la veuë, & veid ſon mary debout ſur la pouppe, qui luy faiſoit ſigne de la main. Elle, pour luy monſtrer qu’elle le voyoit, fit de meſme, & quand il fut ſi eſloigné du riuage, qu’il eſtoit impoſſible de le plus recognoi- ſtre, ny d’en remarquer pas-vn des ſiens à la face, elle ſuiuit des yeux le vaiſſeau tant qu’elle peut, iuſqu’à ce qu’elle n’apperceut plus que les voiles ondoyantes au haut du maſt. Et lors qu’elle eut perdu de veuë les voiles auſſi bien que le corps du nauire, el- le ſ’en alla ietter ſur le lict, où ſes plaintes & ſes pleurs redouble- rent, au ſouuenir que le lieu où elle eſtoit luy faiſoit naiſtre, de celuy qui auoit accouſtumé d’y eſtre couché auec elle. L’abſence de ſon mary l’afflige-là plus qu’autre-part, c’eſt l’endroit où elle le regrette le plus, & où elle a plus de reſſentiment de ſes douleurs, à cauſe que c’eſt là qu’elle a plus gouſté de plaiſirs. Cependant la nef cingle en pleine mer, & dompte l’orgueil des vagues à force d’auirons, dont ſon flanc eſt armé. Ses voiles penduës au haut du maſt, reçoiuent les vents qui les emportent, & portent enſemble le vaiſſeau iuſqu’à moitié preſques du chemin que Ceyx auoit à faire. D’vn coſté & d’autre il eſtoit fort eſloigné de la riue, peu ſ’en falloit qu’il ne fuſt au milieu de la plaine ondoyante qu’il tra- uerſoit, quand les flots ſur le ſoir commencerent à blanchir, & les vents du Leuant à ſouſpirer de plus violentes haleines qu’au- parauant, qui fut cauſe que le Patron voyant l’orage ſ’eſleuer, cria pluſieurs fois qu’on deſcendiſt le maſt, & qu’on pliaſt les (L’Antenne, c’eſt en vn nauire le bois qui trauerſe le maſt.) toiles autour des antennes. Il crioit, il commandoit, mais la tem- peſte qui ſe renforçoit peu à peu, ne permettoit pas qu’on enten- diſt ſes cris, ny qu’on executaſt ſes commandemens; le meſme vent qui taſchoit de les faire tous engloutir dans les eaux, englou- tiſſoit en l’air ſa voix & ſa parole. Toutefois chacun ne laiſſoit pas de ſe mettre en deuoir de ſoy-meſme; les vns retiroient les aui- rons, les autres dreſſoient quelques ais aux coſtez du nauire pour empeſcher les ondes d’entrer dedans; d’autres vuidoient l’eau deſia entrée, & reiettoient la mer dans la mer, & d’autres plioient les voiles pour rabbattre la force du vent. Ainſi tous peſle-meſle ſ’op- poſoient à la tourmente qui croiſſoit touſiours, animée de la rage des vents, leſquels en ſe battant ſur les eaux ſe plaiſoient à meſler les vagues courroucées les vnes dans les autres. Mais toute leur reſiſtance eſtoit comme vaine, la tempeſte ſe fit telle, que celuy qui auoit le gouuernail en main perdit tout iugement, & ne ſceut quelle briſée tenir; le mal vainquit ſon art, & le vainquit luy meſ- me ſi furieuſement, qu’il demeura paſmé d’effroy, ſans ſçauoir [323] ny que commander, ny que faire. Le bruit l’auoit eſtourdy, il n’eſtoit plus à ſoy; car il n’entendoit que d’horribles cris d’hommes, meſlez auec le cliquetis des cordages; l’eſpouuentable choc des vagues, & les effroyables coups du tonnerre qui canonnoient dans l’air. Les flots ſ’enflent quelquefois, & portent ſi haut leurs pointes humides, qu’ils ſemblent ſe vouloir loger dans les Cieux, puis ſ’abbaiſſans iuſqu’au ſablon paroiſſent de la meſme couleur des iaunes arenes qu’ils ne cou- urent que d’vn peu d’eau. D’autres fois ils ſ’eſtendent en plaine, & prennent vne couleur plus noire, que n’eſt celle des ondes du Styx, puis font blanchir vne eſcume bruyante, qui naiſt des boüillons de ce corps liquide agité de fureurs. Le vaiſſeau ſuiuant le mouuement des eaux qui l’emporte, ſemble eſtre tantoſt eſleué ſur les ſommets d’vne montaigne, d’où lon void en bas des precipices voiſins de l’enfer, & tantoſt comme abyſmé entre deux collines de vagues, deſcend ſi bas, qu’à peine ceux qui ſont dedans peuuent voir la lumiere du Ciel. Les ondes bien ſouuent viennent d’vne telle furie chocquer ſon flanc, que le coup qu’elles donnent ne faict pas moins de bruit qu’autrefois faiſoient les Belliers, dont les anciens battoient les murailles des vil- les. Tout ainſi que les lions pouſſez de leur naturelle fureur, apres auoir doublé leurs forces par l’auantage d’vne courſe precipitée, ſe vont ſans crainte ietter ſur les armes de ceux qui les attaquent: de meſme l’eau meſlée auec le vent qui l’anime, ſe iette ſur les inſtrumens du nauire, qui ne ſont faicts que pour la dompter. Elle les briſe, & faict peu à peu entr’ouurir le nauire, des iointures duquel la poix ſ’o- ſte, & mille fentes preparent l’entrée au naufrage. Il tombe tant de pluye, qu’il ſemble que le Ciel ſe fonde, pour ſe venir rendre dans la mer, & la mer leue ſi haut ſes ondes bouffies, qu’on croit preſques qu’elle ſ’enfle ainſi, pour aller faire ſa couche dans quelque cercle ce- leſte. Les voiles ſont toutes trempées, & ne peut-on dire ſi c’eſt plus de l’eau de la pluye que des eaux de la mer, car elles ſont meſlées en- ſemble. L’air couuert de doubles tenebres, de celles de l’orage & de celles de la nuict, eſt enſeuely ſous l’horreur d’vne eſpaiſſe obſcurité, qui ne manque pas pourtant de lumiere; car les eſclairs, auant-cou- reurs des foudres, brillent ſans ceſſe de tous coſtez, & ſemblent em- braſer les vagues de leurs feux. En fin les flots les plus eſleuez com- mencerent à ſauter dans le nauire; & tout ainſi qu’en vn aſſaut celuy des ſoldats qui a le plus d’addreſſe & de courage, apres auoir faict plu- ſieurs efforts à la breche, ſans ſ’eſtre laſſé d’aſſaillir, picqué d’vne viue pointe d’honneur à trauers les dangers, gaigne la muraille, & paroiſt deſſus, ſeul des ſiens au milieu de mille ennemis: de meſme ces va- gues orgueilleuſes apres auoir pluſieurs fois battu les flancs du vaiſ- ſeau, vne † d’entre-elles ſ’eſlançant plus furieuſement que les autres,(† Le Poëte dit que ce fut la 10. vague, d’au- tant qu’elle a) ne ſe laſſa point d’attaquer le nauire aſſiegé, qu’elle n’euſt gaigné le dedans. Vne partie de l’eau eſtoit deſia entrée, & l’autre ſ’efforçoit [324] (eſté remarquée par les anciens pour la plus furieuſe.) d’entrer; ils eſtoient au meſme effroy qu’eſt vne ville preſſée d’vn fort ennemy qui mine la muraille, dont les habitans n’attendent que la cheute. Les mariniers ne trouuent plus de remede en leur art, leur ſcience leur manque au beſoin, & auec leur ſcience le coeur leur de- faut. Autant de flots qu’ils voyent, ils penſent voir autant de morts qui les viennent ſaiſir; l’vn pleure, l’autre d’eſtonnement demeure froid & roide comme vn rocher; l’vn plaignant ſa condition, appelle heureux ceux qui mourans ne perdent point l’honneur des funerail- les, & l’autre accompagne ſes cris de deuotes prieres, dreſſant en vain ſes mains au Ciel, qu’il ne peut voir, pour implorer l’aide des Dieux qui ne luy daignent eſtre fauorables. L’vn ſ’afflige du ſouuenir de ſon pere ou de ſa mere, qu’il ſe repreſente; & l’autre eſt tourmenté de la triſte memoire de ſes enfans: bref chacun d’eux a deuant les yeux l’obiect de ceux qu’il a laiſſez en ſa maiſon, & qu’il cherit le plus. Mais Ceyx ne regrette que ſa chere Halcyone, il n’a autre nom que celuy d’Halcyone en bouche; & bien qu’il la deſire aupres de ſoy pour la baiſer en finiſſant ſa vie, il ſe reſiouït pourtant qu’elle n’y ſoit pas. Il voudroit bien auoir l’heur de voir encore vne fois ſa maiſon, ou auoir au moins les yeux tournez de ce coſté-là, lors que les eaux l’enſeueli- ront dans leurs gouffres: mais il ne ſçait quel coſté c’eſt, de tant de mouuemens ſa nef eſt agitée, & ſi eſpais ſont les nuages qui ſ’oppo- ſent aux foibles rayons des petits feux de la nuict. Le Ciel ne paroiſt point, Ceyx ne peut pas ſeulement voir ſes compagnons; il reſſent bien les efforts de l’orage, mais l’horreur de la double nuict qui l’en- ueloppe, l’empeſche de voir le mal qu’il reſſent. Cependant qu’il ſe plaint, qu’il crie, & qu’il prie, le vent maiſtre de leur vaiſſeau briſe le maſt auec le gouuernail, & ainſi les ondes victorieuſes ſe rendent en- core plus furieuſes, comme enorgueillies de telles deſpoüilles. Elles bouleuerſent le nauire, & du haut de leurs vagues enflées, le iettent dans des precipices effroyables, où il demeure englouty. Qui auroit veu la montaigne d’Athos, ou celle du Pinde deſracinées de leur pla- ce, tomber dans le corps liquide de Neptune, ſe pourroit facilement imaginer le coup que le vaiſſeau donna en ſ’allant abyſmer, & abyſ- mer auec ſoy la pluſpart de ceux qui eſtoient dedans; car ils y veirent preſques tous l’heure derniere de leur vie, & n’y en eut que fort peu qui demeurerent ſur l’eau, tenans quelques pieces rompuës du nauire briſé. Ceyx de la meſme main, qui auoit accouſtumé de porter le ſce- ptre de Trachine, prit vne des tables du vaiſſeau, & ſ’y attachant pour eſchaper du naufrage, inuoqua pluſieurs fois en vain l’aide de ſon beau-pere AEole, & de ſon pere Lucifer. Il appella mille fois ſa chere Halcyone, & ſouhaitta que les vagues iettaſſent ſon corps au bord où elle eſtoit, afin que mort au moins il euſt encore l’heur d’eſtre par elle honoré d’vn tombeau. Autant de fois qu’en nageant l’eau luy permet d’ouurir la bouche, autant de fois il l’ouure pour nommer Halcyone, [325] & ſi les ondes l’empeſchent de la nommer, il ſe la repreſente; il allege ſon mal par le ſouuenir de ſa femme qu’il a touſiours au coeur; & tan- dis qu’il combat ainſi contre l’orage, vn nuage plus eſpais qu’aupar- auant le vient couurir, qui ſe fondant en eau le noye, & l’enſeuelit ſous les ondes. Son pere Lucifer eut de dueil ceſte nuict-là, ſa lumiere ſi ternie, qu’à peine le pouuoit-on recognoiſtre; il euſt bien ſouhait- té de deſcendre du Ciel pour ſecourir ſon fils; mais il luy eſtoit impoſ- ſible, car il n’eſt pas permis aux aſtres de la nuict de quitter leurs ſphe- res à telles heures. Tout ce qu’il peut faire, fut de voiler d’vn noir broüillars ſa face lumineuſe, pour teſmoigner ſon affliction, & n’a- uoir point le creue-coeur de voir perdre la vie à celuy auquel il l’auoit donnée.Cependant Halcyone qui n’auoit point encore eu la triſte nouuelle d’vn ſi piteux deſaſtre, attendant le retour de ſon mary, contoit auec impatience les nuicts qu’elle paſſoit comme veufue. Pour ſe deſen- nuyer elle trauailloit ſans ceſſe, ſe haſtant tantoſt d’acheuer vne robe qu’elle deuoit donner à Ceyx, quand il ſeroit de retour, & tantoſt d’en faire vne pour ſe parer à ſon arriuée: car elle ne perdoit point la vaine eſperance de le reuoir. Tous les iours elle faiſoit quelque offrande aux Dieux, parfumant d’encens leurs autels, & ſur tous, ceux de Iunon, qu’elle prioit d’aſſiſter ſon mary, qui n’eſtoit plus au monde. Ses voeux eſtoient que Ceyx retournaſt en ſanté, & qu’il conſeruaſt touſiours entier le feu des affections qu’il luy portoit, ſans laiſſer gliſſer en ſon ſein des flames pour quelque autre. Le dernier eſtoit aiſé d’obtenir, car Ceyx n’ayant plus de vie ne pouuoit plus eſtre ſubject à l’incon- ſtance. C’eſtoient de vaines prieres qu’elle faiſoit pour vn mort. Auſſi Iunon en fut importunée, & comme offencée de voir prophaner ſes autels, par les attouchemens des mains funeſtes d’Halcyone, afin de l’en deſtourner, voulut que ſa fidelle meſſagere Iris allaſt trouuer le Sommeil dans ſon morne Palais, & le charger de ſa part, d’enuoyer promptement des ſonges auprés d’Halcyone, pour luy repreſenter l’image de Ceyx au trauers de leurs ombres, & luy raconter la verita- ble hiſtoire de ſa mort. Iris n’eut pas receu le commandement, qu’elle ſe veſtit auſſi toſt de ſon manteau teint de mille diuerſes couleurs, & ayant ceint les Cieux d’vn arc coloré de meſmes, ſ’en alla trouuer le Roy des ſonges, dans ſon logis obſcur, qu’vne nuée entoure touſ- iours. Ce logis eſt dans le pays voiſin des Amazones, ſous vn antre profond qui perce le pied d’vne haute montaigne: le Soleil, ſoit qu’au matin ſe leuant il ſorte ſa treſſe dorée hors des eaux, ſoit qu’eſleué au plus haut des Cieux il paroiſſe au milieu de ſon ordinaire carriere, ſoit qu’il deſcende, & ſe voye proche de ſ’aller plonger dans le ſein de Thetis, iamais n’eſclaire le Palais de ce Prince endormy. Tout eſt plein là autour de broüillars que la terre exhale; & ſ’il y a quelquefois de la lumiere, ce n’eſt pas autre lumiere que celle, qui meſlée de tene [326] bres paroiſt à la pointe du iour, deuant qu’Apollon nous ait deſcou- uert le flambeau de ſa face. Il n’y a point là de coq qui d’vn chant ma- tinier appelle l’Aurore, pour la faire auancer; il n’y a point de chiens qui d’vne voix bruyante troublent le calme du ſilence, lequel y regne touſiours. Les oyes, encores plus eſueillez que les chiens, en ſont bannis, & toutes autres beſtes qui peuuent faire bruit. Il n’y a point meſmes d’arbres, dans les fueilles deſquels les vents ſe puiſſent enton- ner, pour y eſmouuoir vn orage; le repos habite par tout auecques le ſilence, ſi ce n’eſt au pied d’vn rocher, d’où ſort le ruiſſeau d’oublian- ce, lequel coulant ſur des petits cailloux faict vn doux murmure qui ſemble inuiter à dormir. Au deuant de l’antre il y a des pauots & vne infinité d’herbes, du ſuc deſquelles la nuict ſe ſert, & l’eſpanche par toute la terre pour aſſoupir le monde. De peur que les gons ne bruyent, il n’y a pas vne ſeule porte en tout le logis, ny perſonne à l’entrée qui vous demande, où vous allez. Au milieu de la ſalle il y a vn lict d’ebene couuert d’vne couche de plume, & entouré de rideaux noirs comme le bois; c’eſt là que le Sommeil repoſe, ayant autour de ſoy les Songes, vaines images des choſes, couchez par-cy par-là les vns ſur les autres, en nombre pareil qu’eſt celuy des eſpics d’vn champ preſt à moiſſonner, des fueilles d’vne foreſt, ou des arenes qui ſont au riuage d’vn fleuue. Iris entrant chaſſa de la main les diuerſes idées de ceux qui ſe preſenterent à ſes yeux, & ſ’auançant vers le lict du Sommeil, eſueilla ce Dieu endormy. A peine peut-il leuer la veuë, car la lueur de la robe d’Iris l’eſblouïſſoit: en ſ’eſueillant il ſembloit qu’il ſe r’endormiſt encore, tant il eſtoit aſſoupy, il donnoit du men- ton contre l’eſtomach: mais en fin aprés auoir pluſieurs fois ſecoüé la teſte, il recognut la meſſagere de Iunon, & ſ’appuyant ſur le coude droict, luy demanda ce qu’elle deſiroit de luy. Elle luy diſt alors: Sommeil pere du repos, Sommeil le plus paiſible & le plus tranquille des Dieux, Sommeil doux medecin des ames affligées, qui ne receuez iamais le ſoing rongeard en voſtre compagnie, & rendez aux corps laſſez du trauaıl du iour, leurs forces premieres, pour leur faire le len- demain continuer leurs laborieux exercices, commandez aux ſonges vos ſubjets d’aller à Trachine trouuer Halcyone, & luy repreſenter en dormant, dans quelque tableau de leurs veritables pourtraicts, le naufrage de ſon mary. C’eſt Iunon qui vous le commande, luy diſt- elle; & ſortit auſſi toſt ne pouuant plus reſiſter aux forces charmereſ- ſes du Sommeil qui la ſaiſiſſoit, & l’euſt aſſoupie ſi elle ne ſe fuſt promptement eſchappée d’entre ſes bras, remontant dans le Ciel, par le meſme arc par lequel elle eſtoit deſcenduë.Le Sommeil, de tous ſes enfans, qui ſont plus de mille, n’eſueilla que Morphée, ſinge des actions des hommes, Morphée ſeul d’entre les ſonges, qui ſçait le mieux imiter la façon, le port & la parole de ceux qu’il repreſente; car il ſe couure touſiours de meſmes habits [327] qu’eux, & vſe des mots qu’ils ont plus ordinairement en bouche; mais il ne ſe deſguiſe iamais qu’en homme. Il y en a vn autre, que les Dieux appellent Icele, & ſur terre on le nomme Phobetor, lequel ſe change en beſte ſauuage, en oyſeau & en ſerpent, ſelon qu’il luy plaiſt: & Phantaſe eſt celuy qui prend, lors que bon luy ſemble, la forme menſongere d’vn rocher, d’vne riuiere, d’vn arbre, d’vne montaigne, & de tout ce qui n’a point d’ame. Ces trois-là ne ſe preſentent de nuict qu’aux Roys & aux Princes; le peuple ne void iamais leurs faces trom- pereſſes, il eſt viſité de quelqu’vn du peuple des ſonges: car il y en a vn nombre infiny pour le commun, deſquels le Sommeil ne ſe ſeruit point alors, non plus que de Phobetor & de Phantaſe, mais de ce ſeul Morphée. Il luy enioignit d’executer ce que Iunon luy auoit com- mandé par la bouche d’Iris, & retombant en ſa douce langueur, laiſſa dés l’inſtant meſme aller ſa teſte ſur ſon cheuet de plume, dans lequel elle enfonça bien auant. Morphée cependant prit ſon vol à Trachi- ne, & battant les tenebres auec des aiſles qui ne faiſoient point de bruit, fut en peu de temps dans la chambre d’Halcyone, où il poſa ſes plumes, & ſe reueſtit de la forme de Ceyx. Il prit vne face paſle & de- faicte comme celle d’vn mort, ſe preſenta ſans robe deuant le lict de ſa femme infortunée, & fit de telle façon que l’eau ſembloit degoutter de ſa barbe & de ſes cheueux moüillez. Il ſ’appuya ſur le lict, y eſpan- dit meſme des larmes deuant que rien dire, puis auec vne voix lan- guiſſante laſcha ces triſtes paroles: Quoy? pauurette, ne recognoiſſez- vous point Ceyx voſtre mary? La mort a-elle bien peu me changer tellement, que les traits de mon viſage ne paroiſſent encore? Regar- dez-moy, miſerable Halcyone; vous ne me meſcognoiſtrez pas, ie m’aſſeure; mais pour voſtre mary, vous ne trouuerez que ſon ombre. Vos voeux ny vos ſacrifices ne m’ont rien ſeruy; ie ſuis mort, ne vous repaiſſez point d’vne vaine eſperance de me reuoir iamais en vie. Vn pluuieux vent du Midy me ſurprit au milieu de la mer Egée, & com- battit ſi furieuſement mon vaiſſeau, qu’il le mit en pieces. En vain i’eus alors voſtre nom en bouche, vous ne pouuiez pas ſecourir ma bouche qui vous nommoit, les vagues la remplirent d’eaux, & m’e- ſtouffans m’oſterent la voix, la parole & la vie. Ne tenez pas ce que ie vous dis pour vn conte menſonger; ce n’eſt point vn incognu quivous en apporte la nouuelle, pour l’auoir ſeulement oüy dire, ce n’eſt point le bruit incertain d’vn peuple de ville qui vous le faict ſçauoir; c’eſt moy-meſme, moy que les ondes ont deuoré, vous annonce auecques ma mort la cruauté de mon deſaſtre. Sus donc, leuez-vous, & vous veſtez de dueil; donnez-moy des larmes, afin qu’au moins le malheur de deſcendre aux enfers ſans eſtre pleuré, n’accroiſſe point celuy de mon naufrage. Morphée en luy parlant imitoit ſi naïfuement & l’ac- cent & la voix de Ceyx, qu’elle ne pouuoit douter que ce ne fuſt ſon mary; ſes yeux meſmes ſembloient eſtre moüillez, & le mouuement [328] de ſa main eſtoit vn geſte tout pareil à celuy de Ceyx. Halcyone en- core enueloppée dedans les ecſtaſes du ſonge, fond en larmes, ſe plaint, ſ’afflige, & ſe tourmente. Elle veut embraſſer ſon mary, & n’embraſſe rien que de l’air: elle ſ’eſcrie, Où fuyez-vous? mes delices, demeurez encore vn peu icy, & nous nous en irons enſemble. L’hor- reur & l’effroy du ſonge, l’ayant en fin eſueillée, elle fit apporter du feu par ſes ſeruantes, pour regarder par tout dans la chambre ſi elles ne verroient point ſon mary qui luy venoit de parler, & ne le trou- uant pas, ſa conſolation fut de ſe battre le ſein comme furieuſe, & de deſpit deſchirer ſa robe. Elle ne prit pas la peine de retrouſſer ſes che- ueux, ſon dueil & ſon impatience firent qu’elle couppa ceux qu’elle n’auoit peu arracher. Quand ſa nourrice luy demanda quelle nouuel- le affliction luy eſtoit ſuruenuë: Helas! luy diſt-elle, ie ne ſuis plus, il n’y a plus d’Halcyone au monde, la mort l’a faict tomber du meſme coup qu’elle a tué ſon mary. Ne vous perſuadez pas que vos paroles puiſſent alleger ma douleur. N’entreprenez point de me conſoler, Ceyx eſt mort, ie le ſuis auſſi; les meſmes eaux qui l’ont englouty, ont enſemble englouty ma vie. Las! il a faict naufrage, ie l’ay veu, ie l’ay recognu; mais quand ie l’ay voulu retenir, ie n’ay rien peu toucher qu’vne ombre; toutefois ce n’eſtoit point vne ombre menſongere, c’eſtoit, ie le ſçay bien, la vraye ombre de mon mary. Il n’eſtoit pas pourtant en ſon embonpoinct accouſtumé, il n’auoit pas ſon viſage ordinaire, il eſtoit nud, paſle, deffaict, & ſes cheueux eſtoient encore tous moüillez. Ie l’ay veu, infortunée que ie ſuis, en ce piteux eſtat, il a eſté icy deuant mon lict, c’eſt là meſme qu’il a eſté, mais las! ie ne voy point les marques de ſes pieds ſur le plancher, où maintenant il mar- choit. Ha! chere moitié de mon coeur, c’eſt bien ce que i’apprehen- dois à voſtre departie; c’eſt bien ce que la crainte me faiſoit preſager, lors que ie vous priois de ne me quitter point pour ſuiure l’incon- ſtance des vents, & vous fier aux flots de l’implacable Neptune. Mais puiſque les deſtins auoient là determiné voſtre mort; pourquoy eſt-ce que ie n’ay eſté compaigne de voſtre infortune? pourquoy ne m’auez-vous menée auec vous? Ha! que le voyage euſt eſté auanta- geux pour moy, ſi ie vous euſſe ſuiuy! mes iours eſgallez à ceux de Ceyx euſſent eu vne meſme durée; ie n’euſſe pas veſcu vne heure ſans luy. Vn meſme moment euſt à tous deux borné la fin de noſtre vie, & la mort n’euſt pas eu le pouuoir de nous ſeparer. Maintenant ie meurs loing de vous, & bien que ie ſois eſloignée de voſtre naufrage, ie ne laiſſe pourtant d’eſtre agitée d’vne horrible tempeſte. Vous eſtes ſans moy dans la mer, & mon eſprit affligé eſprouue les aſſauts d’vne plus cruelle tourmente, que ne ſont les orages qui troublent l’Ocean. Mes douleurs me ſeront vne mer furieuſe, ſi ie m’efforce de traiſner encore ceſte languiſſante vie, & ſuruiure quelque temps à mon dueil. Mais à quel propos m’efforcerois-je d’allonger mon mal? Pourquoy [329] combattrois-je pour ma miſere? Non, non, ie ne demeureray pas aprés toy, Ceyx; ie ne te laiſſeray point, mes delices, & toy-meſme ne pourras pas m’empeſcher de te ſuiure, comme tu fis à ton de- part. La mort au moins me rendra ta compaigne, & ſi meſme tom- beau ne nous raſſemble, les lettres qui ſeront grauées ſur vne meſ- me pierre conſerueront ta memoire iointe à la mienne: ſi tes os ne touchent mes os, mon nom ſera eſcrit auprés du tien; & ſi les reſtes de nos corps ſont ſeparez, nos ombres ne le ſeront pas: car ie ſeray touſiours auec toy dans les enfers, & rien ne pourra eſloigner mon ame de la tienne. La douleur l’empeſcha de parler dauantage, les ſanglots à tout propos entrecouppoient ſes mots, & les ſouſpirs que ſon coeur eſlançoit luy faiſoient perdre la parole. Elle demeura comme tranſie, & cependant le Soleil leué rendit le iour au monde auec la lumiere, qui fit ſortir Halcyone de ſon logis, pour aller ſur le riuage, d’où elle auoit veu partir ſon mary. C’eſt d’icy (diſt-elle eſtant là) que furent leuées les anchres de ſon nauire, c’eſt icy qu’il me baiſa, me iurant qu’il ſeroit ſi toſt de retour: helas! c’eſt icy que ie ſuiuy des yeux ſes voiles auſſi loing que ie les peus voir. Ainſi elle ſe repreſentoit tout ce qui ſ’eſtoit paſſé à ſon depart, & tandis qu’elle entretenoit ſon affliction d’vn doux & triſte ſouuenir, eſtendant ſa veuë ſur les plaines de la mer, elle apperceut de loing ie ne ſçay quoy, comme vn corps qui flottoit ſur l’eau. A la premiere veuë elle ne peut pas iuger aſſeurément que c’eſtoit, mais les ondes l’ayans auancé, bien qu’il fuſt encore fort loing, elle recognut bien que c’eſtoit vn corps mort. De qui que ce fuſt, elle en eut pitié, à cauſe que c’eſtoit d’vn homme noyé, & le plaignant comme incognu, Ha! pauure corps, diſt-elle, que tu es miſerable, & miſerable celle qui fut ta fem- me, ſi tu en as eu vne! Cependant les vagues le iettent peu à peu du coſté du riuage; le corps ſ’approche d’elle, & l’eſpoir ſ’en eſloigne plus elle le regarde. Elle ſort comme hors de ſoy-meſme, & quand il eſt en fin ſi proche du bord qu’elle le peut recognoiſtre, qu’elle void que c’eſt ſon mary, c’eſt le meſme viſage qui ſ’eſt preſenté de- uant elle la nuict precedente, elle deſchire ſa face & ſa robe, ſ’arra- che le poil, & tendant ſes mains tremblantes d’horreur vers ce corps flottant de Ceyx, ſ’eſcrie pour luy dire: Eſt-ce de la façon que vous venez me reuoir, cher eſpoux? Eſt-ce ainſi que vous retournez, vni- ques amours de mon coeur? Eſt-ce en ce pitoyable eſtat que vous vous acquittez de voſtre promeſſe? Il y auoit comme vn gros boule- uart baſty de pierre à coſté du port, lequel eſtoit aſſez auant dans l’eau, pour rompre les premiers efforts des vagues, & rabattre la vio- lence des ondes, afin que les vaiſſeaux vinſſent plus doucement & plus ſeurement à bord. Elle ſ’enleua en l’air, & d’vn ſault ſe ietta ſur ceſte maſſe de pierre, au pied de laquelle le corps de ſon mary eſtoit arreſté. Le peuple qui la veid ſauter ſi loin demeura tout rauy, & ſ’eſmerueilla [330] plus encore aprés, voyant qu’elle ne ſautoit pas, mais elle voloit: car battant l’air auec des aiſles nouuellement ſorties de ſes aiſſelles, elle friſa le deſſus des ondes, & voltigeant autour de ſon mary, rendit ſans parler vne voix plaintiue, qui n’eſtoit plus voix humaine, mais d’oy- ſeau. Miſerable oyſeau, elle ſe poſa ſur le corps muet de Ceyx, ſans ſentiment, & ſans vie, l’embraſſa de ſes aiſles, & luy donna de ſon bec pointu quelques froids baiſers, qu’il ſembla ſentir, car il leua la teſte, ou les vagues luy firent leuer. Ce fut vne doute qui tint quelque peu le peuple en ſuſpend; mais l’effect prouua toſt aprés qu’il auoit à la verité reſſenty la douceur des baiſers de ſa femme, & que les Dieux prenans pitié de ſon malheur luy auoient pour vn peu redonné quelque vie. Ils furent en fin tous deux changez en oyſeaux, & conſeruans leur amour en tel eſtre, auſſi bien qu’en l’autre, ne rompirent point le lien de leur mariage. Ils ioignirent encore en- ſemble leurs corps emplumez, & ſe firent l’vn l’autre pere & mere des petits Halcyons, qui font comme eux leurs nids ſur la mer du- rant les glaces de l’Hyuer, & rendent les eaux calmes autant de temps qu’ils demeurent ſur leurs oeufs à les couuer; car leur grand- pere AEole ſoigneux de les conſeruer, ne laſche point alors les vents, dont il eſt le concierge.
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LE SVIET DE LA XI. FABLE.
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AEſaque fils de Priam, & de la Nymphe Alixirhoë, eſtant eſperduëment amou-(XI. Fable expliquée au 10. Chap.) reux d’Heſperie fut cauſe de ſa mort, car ceſte belle Nymphe en fuyant ſes careſſes, fut par vn ſerpent bleßée au talon, & tomba morte incontinent ſur la place. Luy en fut ſi affligé, que de regret il ſe precipita du haut d’vn rocher dans la mer; mais Tethys pre- nant pitié de luy le changea en Plongeon, deuant qu’il ſe noyaſt.QVand Halcyone & ſon mary furent ainſi reueſtus de plumes, il y auoit quelques bons vieillards ſur le riuage, qui loüerent fort la conſtance & la fidelité de ces deux amans, & à propos de leur changement, vn de la compagnie diſt, monſtrant le Plongeon, qui voloit aſſez prés d’eux: Voyez-vous ceſt oyſeau, c’eſtoit autrefois vn Prince du ſang Royal de Troye; & ſi nous recerchons ſes anceſtres, nous trouuerons qu’il eſt deſcendu en droicte ligne d’Ile, d’Aſſara- que, de Ganymede, les delices de Iupiter, qui le rauit au Ciel pour ſa beauté, du vieil Laomedon, & de Priam, qui dernier commanda dans le fort d’Ilion. C’eſtoit le frere du grand Hector, ſeul bouleuart de Troye; ſi les deſtins n’euſſent changé ſon eſtre en vn âge ſi tendre, il n’euſt pas moins peut-eſtre acquis de renom par ſa valeur, encore que l’vn fuſt fils d’Hecube; & que l’autre euſt eſté par la Nymphe Ali- xirhoë enfanté à la dérobée dans les vallées d’Ida. Ce petit AEſa- que, bien que fils d’vn grand Prince, ne ſe pleut iamais dans les villes, ny à la Cour; ſon coeur ſans ambition luy faiſoit plus aimer les antres ſecrets des montaignes, que le ſuperbe Palais d’Ilion. Il ſe trouuoit peu ſouuent dans Troye, car il cheriſſoit ſur tout la vie champeſtre, & toutefois n’eſtoit point doüé d’vne ame ſi groſſiere, qu’elle fuſt in- ſenſible à la pointe des traits du petit fils de Venus. Il portoit dans le ſein vn coeur auſſi capable qu’vn autre des cuiſantes flames d’amour, comme il en fit preuue à la veuë des beautez d’Heſperie, fille du fleu- ue Cebrene, qu’il apperceut vne fois ſur le riuage de ſon pere, ainſi qu’elle eſparpilloit au Soleil ſes cheueux humides pour les ſeicher. Il ne l’eut pas veuë, qu’il en fut eſpris, & elle ne ſe veid pas deſcouuerte, qu’elle prit auſſi toſt la fuitte, courant deuant luy auec autant d’ef- froy, que faict vne biche ſuiuie du loup, ou vn canard ſurpris par le faucon aſſez loin de l’eau où il ſe retire. Elle fuit, luy la pourſuit. Elle qui tremble ſent que la crainte anime ſes pieds de viſteſſe, & luy auſ- ſi ſe trouue plus leger picqué d’vn trait d’amour qui luy ſert d’eſpe- ron. Mais las, malheur! en fuyant elle foula du pied vn ſerpent caché deſſous l’herbe, & le ſerpent ſe retournant contre-elle, luy don- na de ſa pointe venimeuſe dans le talon, & du coup arreſta en- ſemble ſa courſe, & le cours de ſa vie. AEſaque la voyant tombée, l’embraſſa pour la releuer, mais deſia le poiſon auoit conduit les gla- ces de la mort iuſques dans l’eſtomach. Ha miſerable! ſ’eſcria-il, [332] falloit-il que mes amoureuſes pourſuittes auançaſſent ta fin? Helas! ce n’eſt pas le ſuccés que i’eſperois de ma courſe. Nous ſommes deux qui t’auons meurtrie, Nymphe infortunée; vn ſerpent a donné le coup, & moy i’en ay donné l’occaſion. Mon malheur veut que ie ſois le plus criminel, mais la mort purgera mon crime. Ie veux mourir pour alleger les regrets de ton ombre, que mon outrecuidance a de- uant le temps enuoyée au triſte Royaume de Pluton. Il n’eut pas dit la parole, qu’il monta ſur la pointe d’vn rocher, qui auançoit dans la mer; & de là ſe precipita dans l’eau, pour finir ſa douleur auec ſa vie: mais il ne la finit pas pourtant; Tethys prenant compaſſion de ſon malheur, le receut ſi doucement qu’il ne ſe noya point. Tandis qu’il flottoit ſur les eaux, elle le couurit de plume, & l’empeſcha de mourir comme il deſiroit. Luy que l’amour, & ſon malheur auoient deſeſpe- ré, regrettant que la porte du treſpas luy fuſt ainſi fermée, tranſporté du deſpit d’eſtre forcé de viure contre ſa volonté, ſ’eſleua pluſieurs fois ſur ſes aiſles nouuelles, & aprés ſ’eſtre leué en haut, ſe laiſſa cheoir dans la mer, penſant ainſi enſeuelir ſa vie dans les ondes: mais touſ- iours ſa plume empeſcha que ſa cheute ne luy fuſt nuiſible. C’eſt pourquoy il eſt encore agité du meſme deſeſpoir, qui luy faict touſ- iours mettre la teſte la premiere dedans l’eau, comme cerchant auec la mort la fin de ſes regrets. Les flammes d’amour le rongerent ſi cruelle- ment, qu’il en eſt demeuré tout maigre, il a le col & les cuiſſes longues & deſcharnées, ſa teſte paroiſt fort eſloignée de ſon corps; & pour alleger la cuiſante ardeur de ſon braſier amoureux, il demeure touſ- iours ſur les eaux, dans leſquelles il ſe plonge ſi ſouuent, qu’il ſ’en eſt acquis le nom de Plongeon.
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LE DOVZIESME LIVRE DES METAMORPHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. ET II. FABLE.
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Agamemnon, chef de l’armée Gregeoiſe qui alla deuant Troye, eſtant en Aulide, ain-(I. & II. Fable expliquées au 1. & 2. Chap. du 12. Diſcours.) ſi qu’il ſacrifioit à Iupiter, veid ſur l’arbre, qui couuroit l’autel de ſon ombre, vn ſer- pent, lequel s’eſtant glißé dans vn nid d’oyſeaux, aprés auoir mangé huict petits qui y eſtoient, deuora meſme la mere qui voltigeoit autour du nid, puis il fut changé en pier- re. Calchas preſagea par là que les Grecs demeureroient neuf ans entiers deuant Troye, & qu’au dixieſme ils emporteroient la ville. Au reſte on tient que cela aduint au port de Beotie où leurs nauires furent arreſtez, & où par le commandement du meſme Cal- chas, Agamemnon fut contraint de donner ſa fille Iphigenie pour eſtre ſacrifiée: & ap [334] paiſer de ſon ſang vierge le courroux de Neptune irrité. Toutesfois elle ne fut pas im- molée, car Diane l’enleua, & fit trouuer vne biche à ſa place.PRiam, qui ne ſçauoit pas que ſon fils AEſa- que, porté ſur des aiſles humides, veſquiſt autour des eaux, le pleura comme mort, & fit ſes funerailles, auſquelles, le valeureux Hector, & ſes autres freres aſſiſterent. Il n’y eut que Pâris, ſeul d’entre-eux, lequel man- quant à ce triſte deuoir, ne ſe trouua point à la pompe funebre: car il eſtoit en Grece, d’où auec Heleine, qu’il rauit à Menelas, il amena la guerre, & vne longue ſuitte de deſaſtres, en ſon pays. Mille galeres Grecques le ſuiuirent armées pour le ſac de Troye, & liguées enſemble pour venger l’iniure faicte à Menelas: toutesfois la vengeance ne fut pas ſi prompte qu’ils eſperoient, elle fut tardifue, pour ce que les vents les retarderent dans vn port de Beotie, où ils demeurerent long-temps ſans pouuoir faire voile plus auant. A fin que les Dieux propices fauoriſaſſent leur deſſein, & deſ- gageaſſent leurs vaiſſeaux, que la furie des ondes retenoit attachez au havre, ils firent des ſacrifices à Iupiter ſur vn vieil autel, qui ne fut pas ſi toſt eſchauffé des flames ſacrées qu’on y alluma, qu’vn ſerpent pa- rut gliſſant le long d’vn plane. Sur l’arbre il y auoit vn nid de huict petits oyſeaux, que le ſerpent deuora tous, & la mere enſemble qui voltigeoit autour, dont chacun demeura fort eſtonné, toutefois ils ſe raſſeurerent vn peu, quand le deuin Calchas leur diſt: Courage va- leureux Gregeois, les Troyens ſont à nous, ils ſeront la victime de nos armes victorieuſes; nous ruinerons leurs murailles: mais ce ne ſe- ra pas ſans beaucoup de trauail, il nous faudra long-temps combat- tre, pour acquerir la victoire. Des neuf oyſeaux deuorez il tira lors vn preſage, qu’ils demeureroient neuf ans deuant Troye, & qu’au dixieſ- me ils emporteroient la ville. Cependant le ſerpent, qui entortilloit ſa queuë autour des branches de l’arbre fut changé en pierre, ſans perdre ſa forme de ſerpent: mais les nauires des Grecs ne furent pas pourtant deſgagez; Nerée courroucé entretint encore la tourmente, & ne les voulut point laiſſer paſſer outre. Il y en auoit qui diſoient, que c’eſtoit Neptune qui ſ’oppoſoit à leur deſſein, & qu’il ne vouloit pas permettre que la ville de Troye fuſt ſaccagée, dautant qu’il en (Agamemnon auoit tué vne biche, dont Diane eſtoit faſchée contre luy, & à ceſte occaſion le retardoit.) auoit baſty les murailles. Mais Calchas ne trouua pas par ſes preſages, que le mal vint de là; il ne peut taire ce qu’il ſceut eſtre pour le bien commun de la Grece, quoy que ce fuſt choſe qui deuoit eſtre facheu- ſe au chef de leur armée. Il diſt franchement, que la colere de la vier- ge Diane vouloit eſtre appaiſee, par le ſang vierge de la fille d’Aga- memnon. Ce fut vn cruel coup au pere d’offrir en ſacrifice la vie de [335] ſa fille: mais il fallut pourtant qu’il y conſentiſt, le bien public l’em- porta ſur tous les reſſentimens paternels: on mena Iphigenie deuant l’autel pour y eſpandre ſon chaſte ſang, qui toutefois ne fut point eſ- pandu: car la Deeſſe offencée fut vaincuë de pitié, voyant les larmes des Miniſtres du ſacrifice, qui ne pouuoient qu’auec regret, preſter leurs mains à ce piteux miniſtere. Elle meſme entoura d’vne nuée ce- ſte fille innocente, l’enleua, & mit vne biche à ſa place, tandis que le peuple chantant & priant, eſtoit empeſché aux ceremonies. Le cour- roux donc de ceſte Deeſſe chaſſereſſe, ayant eſté appaiſé par vne vi- ctime digne d’elle, auſſi toſt la mer ſe calma; ces mille vaiſſeaux qui eſtoient ſi long-temps demeurez attachez au port, eurent le vent en poupe, qui les porta en fin ſur les eaux du Xanthe, & les fit aborder au riuage de Troye. Il y a ſur le milieu du monde vn logis egallement eſloigné du Ciel, de la terre, & des eaux, qui eſt comme la frontiere de ces trois Royaumes, qui ſont les trois lots du partage des enfans de Saturne, d’où lon void tout ce qui ſe faict en quelque part que ce ſoit, & d’où lon entend tout ce qui ſe dict. C’eſt là que demeure la Renom- mée, dans vne maiſon baſtie au ſommet d’vne montaigne, qui a mil- le entrées, & mille & mille feneſtres pour receuoir les nouuelles de ce qui ſe paſſe de tous coſtez. Il n’y a point d’huys aux portes, nuict & iour tout y eſt ouuert. Les murailles ſont d’airain, qui d’vn ſon aigu redit tout ce qu’il entend dire, en quelque lieu du logis que ce ſoit on y parle touſiours: Le repos, ny le ſilence ne ſont point receus là dedans, mais on n’y oyt point auſſi de cris eſclattans; le bruit qui ſ’y faict eſt de mille voix baſſes, que les vns & les autres ſe ſoufflent aux oreilles. C’eſt vn bruit tout tel que celuy de la mer, lors qu’on l’en- tend de fort loing, ou tel que celuy qui ſe faict en l’air, apres qu’on a oüy quelques grands eſclats de tonnerre. Les galleries ſont pleines de peuple qui va & vient, contant touſiours quelque nouuelle. Les men- ſonges y courent ordinairement peſle-meſle auec les veritez; ce ne ſont que bruits ſourds, deſquels la pluſpart repaiſſent leurs eſprits curieux, & les autres les publient encores à d’autres, mais ce n’eſt pas ſans croiſtre le diſcours de quelque inuention: car touſiours celuy qui le rapporte, l’augmente en y adiouſtant du ſien. Là tout eſt plein d’a- mes credules, d’eſprits legers & faciles à deceuoir; on n’y void que vaines ioyes, que craintes, qu’apprehenſions; il y a ſouuent du trou- ble & des ſeditions, & ſouuent ſe font des rapports, deſquels on ne trouue point le premier autheur. En fin rien ne ſe faict au Ciel dans les palais eſtoillez, rien ſur terre, & rien dedans l’enclos de l’humide royaume de Neptune, dont la Deeſſe qui tient là ſon ſiege, n’aye cognoiſſance.
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LE SVIET DE LA III. FABLE.
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(III. Fable expliquée au 3. Chap.) Cygne fils de Neptune combattant pour les Troyens, ne peut iamais eſtre bleßé par Achille, à cauſe que ſon pere en naiſſant auoit rendu ſon corps à l’eſpreuue de toutes ſortes d’armes: mais Achille en fin l’ayant renuersé l’eſtouffa auec le pied qu’il luy mit ſur la gorge. Neptune de peur que ſon fils demeuraſt ſur la place, deſpoüillé de ſes ar- mes, le changea en Cygne, luy faiſant porter ſous la plume d’vn oyſeau blanc le meſme nom qu’il auoit eſtant homme.CE fut elle qui fit ſçauoir aux Troyens que les Grecs ſ’eſtoient mis ſur mer pour les venir aſſieger, car ils ne parurent pas aux ports de Phrygie, qu’on ne les y attendiſt; on ſe battit fort pour les empeſcher de prendre terre, & ne la prindrent point ſans perdre beaucoup d’hommes. Tu le ſçais, braue Proteſilas, que la valcur ietta premier ſur le riuage, & le deſtin precipita le premier à la mort, que tu receus de la valeureuſe main d’Hector. Les premieres charges cou- ſterent cher aux Grecs, ce fut à leurs deſpens qu’ils ſceurent ce que pouuoit le bras du braue fils de Priam, car les plus vaillans des leurs y moururent, mais auſſi ne firent-ils pas mourir peu de Phrygiens. Le riuage taché du ſang des vns & des autres, portoit de tous coſtez ſur ſes ſablons les marques rouges du carnage, & ſur tout és endroits où parut Cygne, valeureux fils de Neptune: luy ſeul en terraça plus de mille, & rien ne luy pouuoit plus reſiſter, quand Achille ſe mit en [337] campagne, pour le combattre, ou bien Hector, car ſon deſir n’eſtoit que de les rencontrer l’vn ou l’autre. Ce fut Cygne que la fortune mena deuant luy, dautant que les deſtins auoient reſerué la mort d’Hector pour la dixieſme année du ſiege. Il courut droit à Cygne, & diſt en courant la picque à la main: Qui que tu ſois, ieune Cheua- lier, il faut que maintenant aux deſpens de ta vie, tu faces preuue des forces de mon bras; tu n’auras pas peu d’heur en ta mort, quand tu acquerras le renom d’eſtre tombé victime aux pieds du grand Achıl- le. Sa picque ſuiuit ſa parole, il donna vn coup à Cygne dans l’eſto- mach, ſans faillir de frapper où il vouloit; mais il ne le bleſſa point pourtant, car le fer comme rebouſché contre ſa peau ne la fit que meurtrir, dont il fut tout eſtonné, & Cygne recognoiſſant ſon eſtonnement, luy diſt: Vous ne deuez pas vous eſmerueiller ſi vos forces, que vous preſumez indomptables, ne peuuent rien ſur moy; le caſque couuert d’vn crin de cheual que ie porte en teſte, ny le bou- clier que i’ay à la main gauche, ne ſont pas pour me couurir des coups, ils ne ſont ſur moy que pour me parer. Mars ſ’en ſert de la fa- çon, encore qu’on ne luy puiſſe nuire; il va touſiours armé, comme ſ’il apprehendoit les efforts de quelque ennemy. Si vous voulez ie poſeray le caſque & le bouclier, mais ie ne ſeray pas moins couuert que ie ſuis maintenant, & me retireray touſiours ſans bleſſure. C’eſt bien plus d’eſtre fils de Neptune qui commande à Nerée, à toutes les bleües Diuinitez de la mer, & à la mer meſme, que d’eſtre yſſu d’vne ſimple fille de Nerée. Recognoiſſez que ie ſuis autre que vous, & que vos forces ne ſont pas à eſgaller aux miennes. Cela dit, il tira ſur Achille, & d’vn trait luy donna dans l’eſcu, ſi auant qu’il perça le cui- ure, & iuſqu’au neufieſme cuir; il n’y eut que le dixieſme qui reſiſta, & garantit ſon maiſtre, lequel repartit en meſme inſtant ſur ſon en- nemy, mais ce fut encore en vain & ſans bleſſure. Cygne receut par trois fois la pointe de ſa picque dans le ſein, & ne fut non plus bleſſé à l’vn qu’à l’autre; dont Achille entra en colere pareille à celle d’vn taureau, qu’on eſpouuente auec vn drap rouge, duquel il regrette ne pouuoir faire ſortir du ſang pour contenter ſa rage; il aigrit en vain ſa furie, plus il void que ſes efforts ſont vains: Il regarde au bout de ſa picque pour voir ſi le fer n’en eſt point tombé, il trouue qu’il y eſt encore: Hé! comment, dit-il lors, c’eſt donc ma foibleſſe qui ne permet pas que ie voye rougir ma lance du ſang de mon ennemy? Que ſont deuenuës mes forces, ceſtuy-cy ſeul me les a-il faict per- dre? Ie ſuis aſſeuré de n’en auoir point manqué autrefois; i’en ay faict preuue ſur la muraille de Lyrneſſe, à Tenede, dans Thebes, en My- ſie, où ie teignis les ondes du fleuue Cayce du ſang du peuple qui habite le long de ſon riuage, & en Lycie où Telephe par deux fois a ſenty ce que peut mon bras & le fer de ma lance. Mais qu’ay-je faict ſur le champ meſme où ie ſuis? Ces ſablons, ſur leſquels nous nous bat [338] tons, ne ſont-ils pas encore couuerts des corps de ceux deſquels mon eſpée a ſacrifié les ames à Pluton? C’eſt choſe aſſeurée que i’ay eu de la force & de la valeur; & ſi ie ſçay bien que i’en ay encore. Il faut donc que ie ſois charmé, diſt-il; & le diſant comme douteux en ſoy- meſme de ſa vertu, & ne croyant pas bonnement à ſes valeureux ex- ploicts du paſſé, ſ’eſlança ſur Nemete Lycien, qui eſtoit à ſon coſté, & le mit par terre, trauerſant le plaſtron qu’il portoit, & le ſein cou- uert du plaſtron. Il tira incontinent la picque de l’eſtomach de ſon vaincu mourant, pour la porter chaude & victorieuſe dans l’eſpaule de Cygne, où il ne manqua point de frapper, mais il manqua de faire la playe qu’il ſouhaittoit. Le fer touchant la chair de ceſt inuincible fils de Neptune, trouuoit autant de reſiſtance comme ſ’il euſt donné contre vne muraille, ou contre les dures coſtes d’vn rocher. Toute- fois à ce dernier coup, il parut du ſang à l’endroit où la pointe porta, dont Achille fut en vain reſioüy; car il n’y auoit point de bleſſure, ce n’eſtoit que le ſang de Nemete, qui auoit faict la marque rouge, qui luy donna ceſte fauſſe ioye. Il deſcendit pourtant de ſon chariot pour acheuer de meurtrir ſon ennemy, qu’il croyoit bleſſé, & le ioignant de prés auec l’eſpée, veid que ſon eſpée entroit dans le caſque & dans le bouclier, mais ne faiſoit point breſche dans le corps de Cygne. Alors il perdit l’eſperance de le pouuoir offencer de la pointe; auſſi ne ſ’y amuſa-il plus, il ſe ietta à ſon collet, & luy donna trois ou qua- tre coups du pommeau, ſur les temples, le preſſa, le troubla, & l’e- ſtonna de telle façon, qu’il luy eſbloüit les yeux. Cygne ſaiſi d’ef- froy, penſant ſe retirer en arriere rencontra vne pierre à ſes pieds, ſur laquelle Achille le fit cheoir, & ſe ietta incontinent ſur luy, luy mit les genoux ſur l’eſtomach, deffit les liens de ſon caſque, & le foula tant ſur la gorge, qu’en luy bouchant le conduit de l’haleine, il luy fit perdre le reſpir & la vie. Les armes du vaincu demeurerent ſur la place, pour ſeruir de glorieuſes deſpoüilles au vainqueur: mais Ne- ptune enleua en l’air le corps, reueſtu de plumes blanches, & changea ſon fils en l’oyſeau, duquel il portoit deſia le nom.

LE SVIET DE LA IIII. ET V. FABLE.
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(IIII. & V. Fa- ble expliquées au 3. & 4. Chap.) Cenis fille d’Elatée Lapithe eſtant aimée de Neptune, obtint de luy d’eſtre changée en homme qui ne pourroit eſtre bleßé. Elle fut donc depuis nommée Cenée, fut homme & ſe trouua aux nopces de Pirithous, où il ſe battit valeureuſement contre les Cen- taures ſans pouuoir eſtre bleßé, mais en fin ils l’aſſommerent, & l’accablerent ſous de groſſes branches d’arbres qu’ils ietterent ſur luy, & Neptune alors pour la fauoriſer en- core à ſa fin, le changea en oyſeau.
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CEs premiers combats eſtoient ſi violents & ſi ſanglants qu’ils ne peurent durer long temps; les vns & les autres laſſez furent con- traints de faire treue, & ſe repoſer de part & d’autre. Les Troyens de- meurerent dans la ville faiſans bon guet ſur leurs murailles, & les Grecs dans leurs retranchemens ſe tindrent ſur leurs gardes. Tandis Achille, pour rendre graces à Pallas de la victoire qu’il auoit obtenuë contre Cygne, luy offre en ſacrifice vne genice, de laquelle il faict bruſler les entrailles ſur l’autel, & en enuoye iuſques dans le Ciel vne fumée agreable aux Dieux. Ce fut tout ce qu’en eut le Temple, le re- ſte fut employé à traitter les Capitaines de l’armée, en vn feſtin qu’A- chille leur fit. Lors qu’en ceſte aſſemblée de reſiouïſſance, ils ſe fu- rent repeus de la chair roſtie de ceſte ieune vache, & auec le vin eu- rent chaſſé la ſoif & les ennuis enſemble, leur entretien ne fut point de chanter, ny d’ouïr l’harmonie d’vn luth, ou les airs d’vn flageol, ils paſſerent la nuict à diſcourir, & la vaillance fut le ſeul ſubjet de leurs diſcours. Ils ſe pleurent à raconter les braues exploits de guerre de leurs ennemis, & les leurs auſſi. Ils dirent les perilleuſes fortunes qu’ils auoient couruës, & celles qu’ils auoient faict courir à d’autres. Car quels diſcours euſſent eſté mieux ſeants en la bouche d’Achille? Dequoy pouuoit parler Achille, ſinon de la valeur? Ou dequoy pou- uoit-on plus dignement entretenir le patron des guerriers, qu’en diſ- courant de quelque rare effect de guerre? On n’ouït ſortir de leurs [340] bouches, que les genereuſes hiſtoires de leurs actes heroïques, & la victoire de Cygne en fut le premier ſubiect. Ils ſ’eſbahirent tous de ce qu’Achille leur diſt, que le corps de ce ieune Cheualier eſtoit à l’eſ- preuue de toutes ſortes d’armes, qu’il ne pouuoit eſtre bleſſé, & faiſoit rebouſcher le fer. Ils ne ſçauoient que dire d’vn tel miracle, & Achil- le meſme qui l’auoit eſprouué ne croyoit preſque pas que cela peuſt eſtre, il ſ’en eſtonnoit encore plus que les autres, lors que Neſtor leur diſt: Vous auez veu de voſtre temps vn Cygne, qui meſpriſoit la pointe des armes, pour ce que ſon corps ne pouuoit eſtre percé; ce n’eſt pas choſe nouuelle, i’ay veu autrefois vn Cenée de Perrhebe, lequel deſdaignoit tant les coups, qu’il ſe fuſt donné pour butte à mil- le & mille fleſches, ſans eſtre offencé d’vne ſeule. Sa renommée n’a pas eſté petite de ſon temps, il demeuroit ſur les coſtes du mont Othrys, & faiſoit fort parler de ſoy; mais ce qui eſtoit encore plus admirable en luy, c’eſtoit que de fille il auoit eſté changé en homme, & en naiſ- ſant n’auoit eu que le foible ſexe des femmes. Toute la compagnie ra- uie d’vne telle merueille, le pria de raconter au long ce qu’il en ſça- uoit, & Achille entre-autres deſireux d’en ouïr l’hiſtoire, luy diſt: Ie vous ſupplie, venerable vieillard, ſeul patron de noſtre âge, & en bien-dire, & en ſageſſe, ne nous priuez point d’vn diſcours ſi digne de memoire; il n’y a perſonne icy qui ne deſire de l’ouïr. Faictes- nous, ie vous prie, ſçauoir qui eſtoit ce Cenée, comment il changea de ſexe, en quelle guerre vous l’auez cognu, & qui fut celuy qui le vainquit, ſi toutefois luy qui eſtoit inuincible peut iamais eſtre ſur- monté. Mon âge, à la verité, diſt Neſtor, m’a faict oublier beaucoup de choſes que i’ay veuës en ma ieuneſſe, toutefois ie ne laiſſe pas de me reſſouuenir encore de pluſieurs, mais ie n’en ſçache point dont i’aye la memoire ſi fraiſche que de celle-là; & ſi depuis tant en guerre qu’en paix, i’en ay veu vne infinité d’autres aſſez remarquables. Le temps ne m’a pas manqué pour en voir de pluſieurs façons; il y a plus de deux cens ans que i’eſpreuue que c’eſt du monde, & ie cours au- iourd’huy le troiſieſme ſiecle. Mais pour venir au conte que vous ſouhaittez entendre; Cenis eſtoit fille d’Elatée, & fille des plus belles qui fuſſent alors en toute la Theſſalie, ſoit dans les villes qui ſont de voſtre domaine, braue Achille, ſoit dans les voiſines; car elle eſtoit de voſtre païs. En vain pluſieurs Princes, captifs de ſes beautez, re- cercherent ſon alliance, iamais elle ne voulut aſſuiettir ſa liberté aux importunes loix du mariage. C’eſtoit vn party auquel ie penſe que voſtre pere Pelée euſt volontiers aſpiré: mais de ce temps-là il auoit deſia eſpouſé voſtre mere Thetis, ou elle luy eſtoit au moins promi- ſe. En fin Cenis ne ſe laiſſa iamais gaigner aux careſſes des hommes; ſa chaſteté, qu’elle ne cheriſſoit pas moins que ſa vie, demeura inuain- cuë, iuſqu’à ce que Neptune, Prince des eaux, la rencontrant à l’eſcart ſur ſes riues humides, la força de luy quitter la chere fleur qu’elle auoit [341] touſiours ſi ſoigneuſement conſeruée. On tient qu’il iouït des delices de ſes embraſſemens, & que pour loyer des plaiſirs qu’il auoit gouſtez auec elle, il offrit de luy donner tout ce qu’elle deſireroit. Elle qui ne regrettoit rien plus que la perte de ſa virginité, penſant touſiours à ſa chaſteté violée, auoit tant en horreur l’impudique effort de ce Dieu, qu’elle creut n’auoir rien plus à ſouhaitter que de ſe voir exempte à l’aduenir d’vne violence pareille à celle qu’elle auoit ſoufferte. Afin que ie ne puiſſe iamais eſtre forcée de la façon, faictes, luy diſt- elle, que ie ne ſois plus de ce foible ſexe qui eſt ſubiect à vn plus robuſte. Si vous changez ma nature de femme en celle d’vn homme, vous me ferez iouïr de tous les contentemens où i’aſpire. Ce Dieu eſclaue de ſes perfections, fauoriſa ſi promptement ſon voeu, qu’elle prononça les dernieres paroles de ſon ſouhait d’vne voix plus forte, & qui ſem- bloit bien n’eſtre deſia plus voix de femme, auſſi n’eſtoit-ce pas à la verité, car elle fut homme dés l’inſtant meſmes qu’elle en conceut le deſir; & ſi ſon corps outre-ce fut doüé d’vne ſecrette vertu, qui l’em- peſcha d’eſtre iamais bleſſé, & de craindre la pointe ny le trenchant de quelques armes que ce fuſſent. Ce ne fut plus Cenis, mais Cenée, Cheualier qui par ſa valeur ſ’acquit depuis vn nom tres-illuſtre en la Theſſalie. Pour vous faire ſçauoir ſa fin; ie vous diray que de ſon temps Pirithous, fils de l’outrecuidé Ixion, eſpouſa Hippodame, & à ſes nopces, où tous les plus grands de la Theſſalie ſe trouuerent, & moy-meſme y eſtois, inuita les Centaures, qu’il traitta dans les allées d’vne foreſt, où les tables furent rangées ſous le couuert des arbres. Ce n’eſtoit que reſiouïſſance là dedans, on y chantoit Hymenée, tout y fumoit du feu des ſacrifices: Ce n’eſtoient que cris d’allegreſſe, que loüanges des beautez d’Hippodame, laquelle y eſtoit aſliſtée d’vne belle troupe de Dames; ce n’eſtoient que voeux en faueur de ſon ma- riage. Chacun iugeoit Pirithous tres-heureux d’auoir rencontré vne femme ſi accomplie, on ne luy preſageoit que toute felicité d’vne tel- le alliance; toutesfois peu ſ’en fallut que le preſage ne fuſt menſon- ger. Euryte, cruel chef de ces ſanguinaires Centaures, n’eut pas l’eſto- mach plein de vin, qu’il deuint comme furieux; mais il le fut bien plus, lors que le feu des regards de la mariée l’eut encore eſchauffé. Les chaleurs de Bacchus redoublées par celles de Venus l’agiterent d’vne ſi bouïllante manie, qu’en ſe leuant il renuerſa la table, & fut ſaiſir Hippodame par les cheueux pour la violer: tous les ſiens le ſuiuirent, chacun prit celle qui luy plaiſoit le plus, ou qu’il rencontra la pre- miere. Ainſi la ſolemnité de la nopce fut changée en vn naïf pour- trait du ſac d’vne ville priſe d’aſſaut. Ainſi en vn inſtant au lieu des chants d’Hymenée on n’ouït que cris de femmes, qui firent retentir toute la maiſon de leurs voix effroyables. Ce tumulte ſuruenu nous fit leuer promptement de table, pour deffendre les Dames contre la violence des Centaures. Theſée le premier ſ’oppoſa à Euryte, & luy [342] diſt: Quel trouble d’eſprit vous tranſporte, de me voir icy viuant, & attaquer Pirithous en ma preſence? Vous auez en luy ſeul offencé deux perſonnes. L’iniure que vous luy faictes ne me touche pas moins qu’à luy meſme, ce ſont deux ennemis que voſtre indiſcretion vous ſuſcite. Ioignant les effects aux paroles, il tira Hippodame d’entre les bras de ce fier Centaure, qui ne reſpondit rien; auſſi n’auoit-il point de raiſon pour deffendre vn tel acte: mais comme enragé, d’auoir perdu ſa priſe, leua la main, pour ſe venger de celuy qui luy auoit oſtée. Theſée ſe deſtournant, rencontra d’auanture vn grand vaſe antique, enrichy de figures en boſſe, il le prit, & en donna tel coup ſur la teſte à Euryte, qu’il le mit par terre, où en ſe tourmentant des pieds & des mains, il vomit les grumeaux de ſang, le vin & ſa ceruelle par la bouche & par ſa playe. Ces monſtrueux enfans des nuées, ou- trageuſement offencez de la mort de leur frere, crians lors tous con- fuſément aux armes, commencerent à faire voler les taſſes, les plats, le caque, les marmites, & ſe ſeruir de tous les vtenſiles de cuiſine, com- me de ſanglants outils de Mars pour faire la guerre. Amyce fils d’O- phion ſ’arma le premier d’vn chandelier, ſur lequel pluſieurs lampes eſclairoient, & l’ayant leué, tout ainſi que ceux qui leuent vne coignée pour aſſommer vn ieune boeuf deuant l’autel de quelque Dieu, il en donna ſi grand coup ſur le front à Celadon Lapithe, qu’il luy mit la face tout en ſang, & luy eſcraza de telle façon, que les yeux en ſortirent de la teſte, le nez enfoncé entra iuſques dedans la bouche, & tous les os confuſément briſez le laiſſerent ſans forme de viſage. Pelate acheua de le tuer auec le pied d’vne table rompuë, duquel luy ayant abbattu le menton ſur l’eſtomach, il le coucha par terre, & de ceſte ſeconde bleſſure l’enuoya aux nopces chez Pluton. Grynée ſe trouua prés de l’autel ſur lequel l’encens fumoit, où diſant: Pourquoy ne me ſerui- ray-je pas de cecy? enleua l’autel, qui eſtoit d’vne grandeur exceſſiue, & auec le feu & l’encens le ietta au milieu de la plus eſpaiſſe trouppe des Lapithes, dont il aſſomma Brotée, & Orion, fils de ceſte grande magicienne Mycale, qui par la force charmereſſe de ſes vers enchan- teurs tira pluſieurs fois la Lune de ſon cercle. Ha! diſt lors Exadie, ton outrecuidance ne demeurera pas long-temps impunie, pourueu que ie puiſſe trouuer quelques armes: & en parlant apperceut les cornes d’vn cerf penduës à vn pin, deſquelles il ſ’arma, & les ficha dans les yeux de ce ſacrilege Grynée, lequel ayant perdu la veuë ſentit ſes yeux creuez, meſlez auec du ſang, couler le long de ſes ioües & de ſa barbe. Rhoëte prit au foyer le plus gros tiſon qui y fuſt, & en frappa Caraxe ſur la teſte, qu’il auoit couuerte d’vne groſſe cheuelure rouſſe. Le poil ſ’eſprit auſſi toſt que feroit vne poignée d’eſpics ſecs atteints du feu, & le ſang qui ſortit de la playe ſe gliſſant dans les flames petilla, tout ainſi que faict vn fer rouge, que le mareſchal trempe dans l’eau auec ſes pincettes, incontinent apres l’auoir ſorty du fourneau. Caraxe [343] ainſi bleſſé, ſecoüa pluſieurs fois la teſte pour en faire tomber le feu, & ſentant qu’il croiſſoit touſiours, la rage luy doubla les forces, il le- ua vne porte renuerſée, qui euſt eſté aſſez peſante pour charger vn chariot; auſſi la mit-il bien ſur ſes eſpaules, mais il ne la peut ietter ſur ſes ennemis; il tomba couché ſous ce lourd fardeau, & y fut accablé auec Comete, qui eſtoit le plus proche de luy. Rhoëte ne ſe peut tenir de ſ’en reſiouïr, diſant: Facent les Dieux que tous les autres de ta troupe ſoient valeureux & heureux comme toy, & que leur force leur ſerue autant que la tienne t’a ſeruy. Du meſme tiſon qu’il auoit faict la premiere playe, il acheua de le meurtrir, & luy donnant encore qua- tre ou cinq coups ſur le derriere de la teſte luy enfonça le teſt dans la ceruelle; puis ſ’en alla victorieux attaquer Euagre, Coryte & Dryas. Le ieune Coryte, auquel vn poil doré commençoit encore à cotton- ner les ioües, fut le premier qui tomba mort deuant luy. Quel hon- neur penſez-vous auoir acquis de tuer vn enfant? diſt Euagre, ſe met- tant en poſture d’en prendre la vengeance: mais Rhoëte ne luy en donna pas le loiſir, ny de parler dauantage; il luy mit ſon tiſon ardant dans la bouche, & luy fit entrer ſi auant, qu’il l’eſtouffa. Il pourſuiuit apres Dryas auec les meſmes armes, penſant l’atterrer ainſi que les au- tres, toutesfois il n’y eut pas le meſme ſuccés. Dryas arreſta ſa victoire, & luy planta la pointe d’vn pau au deſſus de l’eſpaule, qu’il ne peut qu’à toute peine arracher, pour prendre la fuitte tout couuert de ſang comme il eſtoit. Ornée, Lycabas, Medon bleſſé à l’eſpaule gauche, Piſenor & Cormas effrayez comme luy tournerent le dos. Mermere peu auparauant ſi leger à courir ne peut alors fuir ſi viſte qu’il euſt de- ſiré, à cauſe du coup qu’il auoit receu à la cuiſſe. Phole, Melanée, Abas heureux à la chaſſe du ſanglier, & Aſtyle qui auoit bien taſché au commencement de detourner les coeurs des ſiens d’vne ſi folle guerre, ſe deffendit en fuyant comme les autres, & diſt à Neſſe qui couroit auec luy, qu’il ne deuoit point craindre de ſe preſenter aux coups, dau- tant que l’honneur de ſa mort eſtoit reſerué aux fleſches d’Hercule. La fuitte deſroba tous ceux-là au bras victorieux de Dryas, qui leur fit tourner le dos, mais non à Eurynome, Lycidas, Arée, Imbrée, qui te- nans ferme, furent terracez ayans le viſage du coſté de leur ennemy. Et Tanée de meſme, bien qu’il fuſt des fuyards, car ſe tournant pour voir qui le ſuiuoit, il receut vn coup d’eſpée entre les deux yeux, à l’en- droit où le nez & le front ſe ioignent. Aphydnas eſtoit demeuré en- dormy ſans ſ’eſueiller au bruit que ſes compagnons faiſoient; il auoit la peau d’vn ours qui luy ſeruoit de couche, & tenoit encore en main le pot où auoit eſté le vin duquel il ſ’eſtoit enyuré. Phorbas qui l’ap- perceut en telle poſture, paſſant les courroyes de ſon dard autour de ſes doigts, diſt en ſoy-meſme, qu’il falloit l’enuoyer aux enfers luy faire meſler de l’eau du Styx auec ſon vin, & en meſme inſtant luy donna d’vne fleſche dans la gorge, dont ceſt yurongne Centaure [344] mourut ſans reſſentiment de la mort, & auec ſon ame aſſoupie verſa ſon ſang boüillonnant partie ſur ſa couche, partie dans le pot qu’il auoit vuidé. Petrée ſ’eſſayant de deſraciner vn cheſne qu’il tenoit em- braſſé, en l’eſbranlant d’vn coſté & d’autre, fut trauerſé d’vn coup de lance que Pirithous luy donna. La pointe perçant iuſques dans le tronc, attacha Petrée contre l’arbre, auec lequel il faiſoit eſſay de ſes forces. Lyce & Chromis ſentirent depuis ce que pouuoit le bras de Pi- rithous: mais leur mort ne luy apporta pas tant de gloire, que fit celle de Dictys & d’Helops. Helops receut de luy vn coup de iauelot, qui luy perça la teſte d’vne oreille à l’autre; & Dictys fuyant ſa valeur, tomba dans vn precipice, où il rencontra vn orme qu’il rompit, ſi lourde fut ſa cheute, & ſ’en fit entrer quelques branches dans le ven- tre. Pharée qui le veid cheoir le voulut venger, & ſ’eſtoit deſia armé d’vne groſſe pierre, pour aſſommer ou Pirithous, ou Theſée, mais Theſée le preuint, & luy donna ſi grand coup d’vne branche de cheſ- ne, qu’il luy rompit le bras, ſans tenir conte de luy faire dauantage de mal, voyant que c’eſtoit vne maſſe de chair inutile, qui ne pouuoit plus nuire. Apres l’auoir frappé il ſauta ſur la croupe de Bianor, crou- pe que perſonne n’auoit iamais montée, & luy tenant les genoux dans les reins, de la main gauche le ſaiſit au poil, & de la droicte luy battit tant le viſage auec ce baſton de cheſne, dont il auoit briſé le bras de Pharée, qu’il luy fit perdre la veuë & la vie. Du meſme baſton il ter- raça Nedymne, le chaſſeur Lycotas, Hippaſe auec ſa longue barbe qui luy couuroit l’eſtomach, Riphée, & le furieux Petrée qui prenoit des ours par les montaignes de Theſſalie, & les portoit dans ſa maiſon tous vifs & tous effarouchez. Demoleon entra en vne extreme colere, voyant le ſuccés des valeurs de Theſée; pour en arreſter le cours il voulut arracher vn pin, qu’il ne peut tirer hors de terre: apres ſ’eſtre en vain efforcé à le deſraciner, il ſe contenta d’en rompre vne bran- che qu’il ietta contre Theſée ſans l’offencer, pour ce que Pallas (à ce qu’il dit) l’inſpira de ſe detourner du coup; mais le pin ne cheut pas en vain pourtant, il donna droict dans l’eſtomach à Crantor, luy rompit l’eſpaule gauche & le tua. Ce Crantor (Achille) auoit eſté autresfois Eſcuyer de voſtre pere Pelée; c’eſtoit Amyntor, Prince des Dolopes, qui luy auoit donné en ſigne d’amitié, & pour gage de la paix accordée entr’eux. Pelée donc, qui l’aimoit, ne le peut voir ainſi mal traicté, qu’il ne ſ’en reſſentiſt; la colere luy fit porter auec tant de violence, ſon eſpieu dans le coſté de Demoleon, que le fer y demeu- ra, & n’en peut retirer le bois qu’auec beaucoup de peine. Ce Cen- taure bleſſé ne perdit pas le coeur, les douleurs de ſa playe luy enflerent le courage d’vn deſir de vengeance, il ſ’eſleua contre ſon ennemy, & le voulut fouler de ſes pieds de cheual; mais Theſée ſe tint ſi bien cou- uert de ſon caſque & de ſon bouclier, que ſans eſtre bleſſé, il trauerſa le double ſein de ce demy-homme & demy-cheual, & le fit cheoir [345] mort par terre. Deſia auparauant il auoit enuoyé Phlegmon, Hy- las, Iphinoë, & Danis au triſte Royaume des Morts. Dorylas les ſuiuit, & ce fut moy qui le bleſſay le premier. Il auoit la teſte couuerte de la peau d’vn loup, & portoit des cornes de boeuf tein- tes du ſang de pluſieurs des noſtres qu’il auoit maſſacrez. Il faut (luy dis-je) te monſtrer que mes armes ont plus de pouuoir que tes cornes; & laſchant la parole, ie laſchay ſur luy vn jauelot, qu’il penſa repouſſer de la main, n’ayant pas le temps de ſe detourner: mais ſa main ne le ſauua pas du coup; car elle demeura comme at- tachée ſur ſon front, dont chacun ſe prit à rire. Et lors Pelée, qui eſtoit plus prés de luy que moy, luy paſſa ſon eſpée dans le ven- tre, d’où les boyaux ſortirent, ſur leſquels luy-meſme marcha. Il meſla ſes pieds dedans ſes entrailles; de ſes pieds il les deſchira, puis tomba le ventre tout vuide. Ta beauté, Cyllare, (ſ’il y a quel- que beauté au corps d’vn Centaure) ne t’empeſcha pas de ſuiure le meſme ſort de Dorylas; ne t’ayant peu retirer du combat, elle ne te peut exempter de la mort. C’eſtoit le plus agreable & le plus accomply de toute la troupe; il ſembloit que la nature ne l’euſt formé que pour plaire & eſtre admiré d’vn chacun. Vn ieune poil doré commençoit ſeulement à luy border les ioües, & vne longue cheuelure de meſme luy pendoit iuſques ſur les eſpaules. Il auoit vn viſage ſi attrayant, de ſi belles mains, l’eſtomach & les eſpau- les ſi bien faictes, qu’on pouuoit remarquer en luy tous les plus rares traicts, que l’art imitant la nature ſ’efforce de repreſenter és images des plus celebres ouuriers. En fin ſon viſage & ſa gorge ne deuoient rien aux merites du beau-frere d’Helene. Et ſi le haut, qui portoit la forme d’homme, eſtoit ſi parfaict, le bas qui tenoit du cheual n’eſtoit pas moins accomply. Il auoit le deuant fort re- leué, vne croupe large plus noire que poix, & la queuë, & les iam- bes eſtoient blanches comme neige. Pluſieurs femmes demy-ieu- mens, rauies de ſes agreables beautez, ſouhaitterent l’auoir pour mary, mais Hylonome l’emporta ſur toutes; Hylonome la perle de ſes ſemblables, digne pour ſa grace, de poſſeder les graces de Cyl- lare. Outre que ſon viſage ne manquoit point de charmes, elle ſceut gaigner les affections de ce ieune Centaure, par vne infinité de careſſes, qui le rendirent autant eſpris d’elle, comme elle eſtoit de luy. Tout l’ornement qu’elle pouuoit apporter à ſes membres diuers, elle ne l’oublioit point, fuſt en poliſſant ſon poil auec vn peigne, fuſt en paſſant des fleurs comme des violettes, des oeillets, des roſes & des lys, dans les treſſes dont il eſtoit lié. Tous les iours elle ſe lauoit deux fois le viſage dans le cryſtal d’vne fontaine, qui eſtoit au haut de la foreſt, & tous les iours ſe baignoit deux fois au courant d’vne riuiere, qui couloit à coſté du bois. Elle auoit comme toutes les autres ſes ſemblables, vne peau ſur l’eſpaule gau [346] che; mais c’eſtoit vne peau des plus belles & plus ſeantes qui ſe peuſſent trouuer, & de quelque beſte choiſie à plaiſir. Elle aimoit vniquement ſon mary, & ſon mary la cheriſſoit de meſme, auſſi ne ſ’eſloignoient-ils iamais l’vn de l’autre; ils ſe promenoient touſiours enſemble ſur les coſtaux de leur foreſt, & pour ſe repoſer ſe retiroient touſiours enſemble dans l’obſcurité de quelque antre. Ils eſtoient venus enſemble à ce feſtin, & auoient touſiours combattu l’vn au- prés de l’autre, quand vn trait pour les ſeparer vint donner dans le ſein de Cyllare, & le frappa au coeur. Hylonome ne peut ſ’apper- ceuoir qui eſtoit la main meurtriere, de laquelle eſtoit partie ce- ſte fleſche fatale à leur amour. Son dueil ne peut en auoir la ven- geance qu’elle en deſiroit faire; elle penſa donc à ſecourir ſon ma- ry mourant, elle l’embraſſa, eſſaya d’eſtancher le ſang mettant la main ſur la playe, & couurant ſa bouche de la ſienne, ſ’oppoſa en vain quelque temps à la ſortie de ſon ame fuyarde, qui ne pouuoit plus demeurer dans ce corps languiſſant. Le voyant mort elle fit pluſieurs cris, meſlez de pitoyables plaintes que le bruit qu’on fai- ſoit m’empeſcha d’entendre, & ſ’armant contre ſoy-meſme du pro- pre jauelot qui auoit tué ſon mary, elle ſe le mit dans le ſein, & fi- nit ſa vie embraſſant celuy, pour qui ſeul elle ſe plaiſoit de viure. I’auois à l’heure deuant moy le furieux Pheocome, lequel couuert de pluſieurs peaux de lion attachées enſemble, leua le tronc d’vn arbre, que quatre boeufs à peine euſſent peu traiſner, & en donna ſur la teſte au fils de Phonolenis qu’il eſcraza, & luy fit ſortir la ceruelle par le nez & par les oreilles: tout ainſi que les gouttes de laict qui ſortent du clayon, ſur lequel le froumage ſe forme, ou comme la liqueur que lon faict ſortir par force à trauers les petits trous d’vne paſſoire. Ie ne le peux empeſcher de faire ce coup-là; mais voyant qu’il ſ’amuſoit à deſpoüiller les armes de celuy qu’il auoit terracé pour en faire trophée; ie le garday bien de iouïr d’vne tel- le deſpoüille. Ie luy trauerſay mon eſpée dans le ventre (voſtre pere le ſçait, il n’eſtoit pas loing de moy) & ſuiuant mon heu- reuſe pointe, mis par terre Cthonie & Teleboas. L’vn portoit vne fourche, l’autre vn jauelot, duquel il me bleſſa; c’eſt le coup dont i’ay encore la marque au viſage. C’eſtoit alors que ie deuois eſtre enuoyé à vn ſiege de Troye, ie n’euſſe point redouté ce grand Hector, dont nos ennemis font leur plus fort rampart; ſi ie ne l’euſſe ſurmonté, ie l’euſſe bien empeſché au moins de faire tant de rauages. Mais qu’eſtoit alors Hector? il n’eſtoit pas peut-eſtre encore au monde, ou ſ’il eſtoit nay, ce n’eſtoit qu’vn enfant, & à moy maintenant les forces me defaillent. Ie ne daignerois icy m’e- ſtendre dauantage pour vous raconter les proüeſſes de Periphas, vainqueur du double Pyrette. Iene veux pas auſſi parler d’Ampyce, qui d’vn baſton de cormier, non ferré, donna dans le viſage du Cen [347] taure Oëcle. Macarée portant vn pieu dans l’eſtomach d’Erigdupe, le renuerſa (il m’en ſouuient fort bien) & Cymele d’vn traict bleſ- ſa Neſſée en l’aigne. Ne vous perſuadez pas auſſi que Mopſe ne ſe ſoit meſlé d’autre choſe, que de predire l’auenir: d’vn jauelot, ſorty de ſa main, il fit perdre la parole & la vie enſemble à Odi- te, qui de ce coup-là eut la langue attachée au menton, & le men- ton à la gorge. Mon deſſein eſt de vous faire ſçauoir la mort de Cenée; ie ne m’arreſteray donc plus aux autres, pour vous dire que luy d’vne main victorieuſe auoit deſia teinct ſon eſpée dans le ſang de cinq Centaures, Stiphele, Brome, Antimache, Helime & Py- racmon, (i’en ay retenu le nombre & les noms; mais quels furent les coups qu’ils receurent, ie ne puis pas m’en ſouuenir) lors que le monſtrueux Latrée armé des deſpoüilles d’Aleſe, qu’il auoit faict mourir, ſ’auança pour ſ’oppoſer à ſon bon-heur & à ſes victoires. Ce Latrée eſtoit entre deux âges, vn poil meſlé de blanc luy ceignoit les temples, & auec ce qu’il eſtoit d’vne hauteur auantageuſe, car il eſtoit des plus grands, il eſtoit auſſi des mieux armez d’eſpée, d’eſ- cu, & d’vne grande picque à la Macedonienne. Il fit vn tour en rond deuant que d’attaquer Cenée, & à la face des deux troupes, ſa preſomption luy fit laſcher ces vaines paroles: Hé quoy, Cenis, te perſuades-tu, que ie te ſouffre icy faire la valeureuſe? Pauure fille! car ie te tien encore pour telle, iamais ie ne te croiray autre que Cenis, as-tu bien le courage de te preſenter deuant nous? Ta naiſſance n’a- elle peu t’en oſter la hardieſſe? As-tu perdu le ſouuenir de ce que te couſte la forme menſongere d’homme que tu portes? Souuien-toy à quel prix tu l’as acquiſe, & la honte que tu as ſoufferte rabbattra ton orgueil. Repreſente-toy, foible fille, à quoy tu es née; va prendre la quenoüille & le fuſeau auec vn petit panier, & ne te meſle ſinon de filer. C’eſt ton exercice, laiſſe manier les armes aux hommes; les armes ne ſont pas des outils pour tes mains. Cenée ne repartit à ces Rodomontades, que d’vn jauelot, duquel, ainſi que le Centaure eſtendoit ſon grand corps en courant, il luy donna dans le coſté iu- ſtement à l’endroit, où les membres d’homme commençoient à ſe meſler auec ceux de cheual. La douleur de la bleſſure aigriſſant le Centaure luy fit ietter le dard qu’il auoit en main, duquel il frappa Cenée à la iouë ſans le bleſſer, car le fer reſſauta, tout ainſi que faict la greſle tombant ſur le toict d’vne maiſon, ou vn petit cail- loux ſur vn baſſin de cuiure. N’ayant rien faict de loing, il l’at- taqua de prés, & luy vint preſenter vn eſtoc, pour luy plonger ſon eſpée dans le coſté; mais l’eſpée ne trouua point d’entrée, non plus que le dard. Il ſe perſuada que la pointe eſtoit rompuë, & donnant vn coup de taille, fit auſſi peu du tranchant qu’il auoit faict de la pointe. La lame qui auoit porté ſur les coſtes, ſonna tout ainſi comme ſi elle euſt frappé ſur vne image de marbre; elle ſe [348] rompit ſans faire breſche, & l’eſclat rejaillit ſur le col. Cenée laſſé de receuoir des coups, encore qu’ils ne l’offençaſſent point, voulut eſ- prouuer ſi ſon eſpée feroit de meſme ſur ſon ennemy, il luy mit dans l’eſpaule, la pouſſa iuſqu’aux gardes, puis la tourna pluſieurs fois pour croiſtre la playe, & ſe deffit ainſi de Latrée; mais il ne ſe peut deffaire de ſes compagnons. La mort d’vn ennemy luy en ſuſcita pluſieurs autres; tous ſe tournerent contre luy, & faiſans retentir l’air de cris effroyables, darderent de tous coſtez des jauelots ſur luy; ils n’en voulurent qu’à luy ſeul, il ſeruit ſeul de butte à leurs traicts qui tomberent tous rebouſchez ſans le pouuoir percer. Ils ne firent pas ſortir de ſon corps vne ſeule goutte de ſang, leurs ar- mes comme charmées ne peurent auoir priſe ſur luy, dont ils de- meurerent tous eſtonnez. Ils ne ſçauoient plus de quel coſté l’aſ- ſaillir, quand Monyche ſ’eſcria: Quelle honte? Faut-il qu’vn ſeul homme ſurmonte tout vn peuplè? Mais que dis-je vn homme, faut-il qu’vn Cenis qui n’eſt pas vrayement homme, dompte la valeur des Centaures? Toutesfois, ſi eſt, il eſt homme, il eſt vray homme, & nous ne le ſommes pas; noſtre laſcheté nous faict ce qu’il a eſté autrefois, & il eſt ce que nous deurions eſtre. Dequoy nous ſert ceſte monſtrueuſe grandeur dont nous ſommes doüez? Quel auantage tirons-nous de nos doubles forces, & de l’vnion des deux natures que la Nature nous a données? C’eſt vne folie de nous vanter enfans d’vne Deeſſe, ou enfans d’Ixion, qui eut tant de cou- rage, que d’aſpirer aux embraſſemens de Iunon: ſi nous eſtions ſortis de luy, nous ne ferions pas ioug tous enſemble ſous le foi- ble effort d’vn ennemy qui n’eſt que demy-homme. Que ne rou- lons-nous ſur luy des cheſnes, des roches, & des montaignes tou- tes entieres, ſ’il eſt beſoin, pour eſtouffer ſon ame dans ſon corps, puis qu’elle n’en veut point ſortir? Il faut l’accabler ſous le bois de ceſte foreſt, afin qu’vne telle charge ſoit ſa mort, ſ’il ne peut mou- rir autrement. Ainſi qu’il animoit de la façon ſes compagnons à la ruine de Cenée, il rencontra d’auanture vn arbre, que l’orage des vents auoit mis par terre, qu’il ietta contre ſon ennemy, & fut cau- ſe que tous les autres firent de meſme. En peu de temps le mont Othrys fut deſcouuert, Pelion n’eut plus d’arbres qui ombrageaſ- ſent ſes coſtaux, & Cenée fut chargé de tout le bois, qui couuroit parauant l’vne & l’autre montaigne. Il en eut vn tel amas ſur luy, que ſon haleine en fin, retenuë dans ſon eſtomach, ne peut plus trouuer d’ouuerture pour rafraiſchir ſes poumons d’vn air nou- ueau. Il ſ’efforça pluſieurs fois en vain de ſe ſouſleuer, & renuer- ſer ces foreſts entaſſées ſur luy, mais il ne luy fut iamais poſſible, tout ce qu’il peut, fut de les eſbranler quelquefois, & faire naiſtre vn pareil tremblement qu’eſt celuy des montaignes, lors que les vents reſſerrez dans les antres ſecrets de la terre les eſmeuuent. Nous [349] fuſmes long-temps en doute ſ’il eſtoit mort ou non; la pluſpart tenoient que la peſanteur du bois qui le couuroit l’auoit eſtouffé, mais Mopſe nous aſſeura qu’il n’en eſtoit rien, & nous monſtra vn oyſeau couuert de plumes rouſſes, qu’il auoit veu ſortir de ceſt eſ- pouuentable buſcher. C’eſtoit vn oyſeau dont ie n’auois iamais veu le ſemblable. Tandis qu’il faiſoit du bruit voltigeant autour de nos troupes, Mopſe leua la veuë en haut, & le ſuiuit en l’air du coeur, & des yeux: Heureux ſois-tu (luy diſt-il) valeureux Cenée, autre- fois la gloire des Lapithes, & maintenant oyſeau vnique en ton eſpece, comme tu fus vnique en valeur. L’authorité de Mopſe fit que nous donnaſmes de la creance à ſes paroles, & ſelon ſon rap- port, nous creuſmes que Cenée auoit eſté changé en oyſeau. Ce fut lors que le regret de l’auoir perdu, nous toucha tellement, que le courroux doubla nos forces pour venger celuy, que mille Cen- taures à peine auoient peu accabler. Nous nous iettaſmes ſur eux, auec tant de furie & d’opiniaſtreté à les charger, que ſans nous laſ- ſer d’alleger noſtre dueil en eſpanchant leur ſang, nous ne ceſſaſ- mes point la tuërie, iuſqu’à ce que la pluſpart furent morts, & que les autres fauoriſez de la nuict, eurent par la fuitte eſchappé le tranchant de nos eſpées victorieuſes.
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LE SVIET DE LA VI. FABLE.
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(VI. Fable ex- pliquée au 5. Chap.) Periclymene ayant eu de Neptune le pouuoir de ſe changer en diuerſes formes, en combattant contre Hercule, le voulut esblouïr par vne infinité de diuers changemens; mais en fin pourtant il fut tué ſous la forme d’vn aigle, qu’Hercule perça d’vn trait en volant. Ce Periclymene eſtoit frere de Neſtor, auquel le Poëte faict dire la Meta- morphoſe, auec vn extreme regret de l’auoir ainſi perdu.(Tlepoleme eſtoit fils d’Hercule, & d’ Aſlyoche. Aprés auoir tué vn ſien on- cle, il s’en alla à Rhodes où il ſe fit Roy.) TLepoleme oyant faire le diſcours du combat des Lapithes & des Centaures ſe ſentit offencé de ce que Neſtor n’auoit point parlé d’Hercule, lequel pour ſa valeur deuoit eſtre mis le pre- mier ſur les rangs. Le regret qu’il en eut, ne permit pas qu’il ſ’en teuſt, il ne ſe peut tenir de dire: Ie m’eſtonne, venerable vieillard, que vous ayez raconté le ſuccés de ce ſanglant banquet des Lapithes, ſans parler des valeurs du grand Hercule mon pere; car ie luy ay ſouuent oüy dire, qu’il auoit eu l’honneur de vaincre autrefois les Centaures demy-hommes & demy-cheuaux. Neſtor auec vn viſage triſte re- partit d’vne voix affligée: Pourquoy me rafraichiſſez-vous la me- moire de mes douleurs, faiſant dedans mon coeur vne nouuelle ou- uerture des playes que le temps, fauorable à mon mal, auoit deſia fermées? Pourquoy par le cruel ſouuenir de mes afflıctions me con- traignez-vous de confeſſer icy la haine, que i’ay iuſte occaſion de porter à voſtre pere? Il faut aduoüer, & ie voudrois bien n’y eſtre point forcé par la verité, que ſes exploicts ſont ſi grands & ſi admi- rables qu’ils en ſont preſques incroyables; ſa valeur ne ſ’eſt pas eſle- uée ſur ce qui ſe peut faire, mais au deſſus de ce qui ſe peut croire; il ſ’eſt par ſes merites obligé preſque tout le monde. Mais vous ne vous deuez pas eſtonner pourtant, ſi le diſcours de ſes loüanges ne m’a point arreſté. Nous ne loüons pas Deiphobe, Polydamas, ny meſme le vaillant Hector: car qui eſt-ce qui prend plaiſir à vanter les proüeſſes de ſes ennemis? Voſtre pere autrefois ruina les murailles de Meſſine; il fit d’horribles rauages dans Elis & dans Pyle, porta le feu dans ma maiſon, & le fer dans le ſein des miens. Quoy? de douze fils de Nelée que nous eſtions, il n’en reſte auiourd’huy que moy ſeul, tous mes freres ſont morts, & morts de la main de ce furieux Hercu- le, duquel Periclymene meſme ne peut euiter les traicts. Pour les au- tres ie m’en eſtonne moins; mais Periclymene à qui noſtre grand-pe- re Neptune auoit donné le pouuoir de ſe changer en autant de for- mes qu’il voudroit, ne deuoit iamais eſtre vaincu ce me ſemble. Combattant contre voſtre pere, aprés pluſieurs autres formes, il ſe veſtit en fin de celle de l’Aigle, oyſeau lequel dans ſes griffes cro- chuës porte les foudres du Roy des Dieux, & ſous ces valeureuſes plumes attaqua furieuſement ſon ennemy. Il le bleſſa au viſage du [351] bec & des ongles; mais lors qu’il penſa ſ’enuoler & ſe mettre en ſeu- reté dans les nuées, il fut frappé à la ioincture de l’aiſle, d’vn traict qu’Hercule, trop aſſeuré de ſon arc, deſcocha ſur luy. La bleſſure n’eſtoit pas grande, mais l’incommodité qu’elle luy apporta luy cau- ſa la mort. Les nerfs eſtoient offencez, il n’eut plus la force de battre l’air, pour ſ’eſleuer touſiours plus haut; ſes aiſles demeurerent ſans mouuement; il tomba par terre, & en tombant, la peſanteur de ſon corps fit que la fleſche, qui n’eſtoit que fort peu entrée, perça de l’aiſle iuſques au goſier. Ie vous laiſſe à penſer, braue chef des trou- pes de Rhodes, ſi les miens ayans eſté traictez de la façon par voſtre pere, i’ay occaſion de chanter ſes loüanges. Mais ne vous perſua- dez-pas pourtant, que la haine que ie luy porte, me rende voſtre en- nemy; non ie ne le ſuis point, toute la vengeance que ie veux tirer de la mort de mes freres, eſt de taire les valeureux merites de celuy qui les a vaincus: car pour vous & moy, ie deſire que nous ſoyons amis. Neſtor ayant finy là ſon diſcours, ils recommencerent à boi- re, puis ſe leuerent de table, & ſ’en allerent repoſer le reſte de la nuict.

LE SVIET DE LA VII. FABLE.
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Neptune regrettant que Cygne ſon fils euſt eſté tué par Achille, & Hector außi,(VII. Fable expliquée au 6. Chap.) ſeul protecteur des murailles qu’il auoit baſties, pria Apollon qui luy auoit aidé en ce [352] trauail-là, de s’aller mettre parmy la meſlée, & punir ceſt indiſcret Achille. Apollon ſe rendit au camp des Troyens, & guida ſi bien vne fleſche de Pâris, qu’elle frappa Achille au talon, qui eſtoit le ſeul endroit mortel qu’il eut en tout ſon corps; & ainſi mourut le plus grand & plus fort ennemy de Troye.CE grand Dieu qui de ſon trident eſmeut & calme quand il veut les ondes de la mer, touché d’vn reſſentiment paternel, pour le piteux ſort de ſon fils, qui auoit eſté changé en oyſeau, con- ceut tant de regrets en ſon ame, que iamais rien ne peut appaiſer la haine, que ce coup luy fit conceuoir contre Achille. Il en conſerua le ſouuenir plus long-temps, qu’il ne ſembloit eſtre bien-ſeant à ſa grandeur: car ce ne fut qu’enuiron la fin de la dixieſme année du ſiege, qu’il diſt à Phoebus: C’eſt donc maintenant, mon nepueu, nepueu que ie cheris ſeul plus que tous les autres enfans de mon frere, qu’il faut que nous voyons ruiner les hauts murs de Troye, que vous m’auez aidé à baſtir? C’eſt donc maintenant, qu’il faut que le trauail de l’vn & de l’autre ſe perde, & ſ’en aille par terre auec les tours d’Ilion noſtre ouurage? Eſt-il poſſible que vous iettiez les yeux ſans affli- ction ſur ce fort panchant à ſa ruine? Tant de milliers de braues ſol- dats, leſquels ont tous perdu la vie pour la deffence de nos murailles, laiſſent-ils voſtre coeur ſans reſſentiment de leur mort? Quoy? l’om- bre miſerable du valeureux Hector, traiſné comme en triomphe au- tour des remparts de la ville, ne ſe repreſente-elle point auec la pitié aux yeux de voſtre ſouuenir? En pouuez-vous perdre la memoire, & voir ſon meurtrier, voir le ſanglant Achille viure victorieux? Achil- le plus cruel que n’eſt Bellone meſme, Achille le foudre qui ſ’eſlance ſur noſtre trauail pour le ruiner. Ha! que ie regrette, qu’il ne m’eſt permis de luy faire ſentir quels coups ie ſçay donner de mon ſceptre à trois pointes! mais puis qu’il ne nous eſt pas loiſible d’entrer au com- bat auec luy, faictes qu’il ſoit ſurpris, & qu’il eſprouue ſans y penſer, combien vos fleſches ſont aiguës, & voſtre main aſſeurée à les pouſſer où voſtre deſir la guide.Apollon, que le malheur des Troyens n’affligeoit pas moins que Neptune, ſe trouua tout diſpoſé aux effects du deſir de ſon oncle. Il ſe rendit auſſi toſt, couuert d’vne nuée, dans les troupes de Troye, & au milieu du carnage veid Pâris, qui laſchoit quelques traicts ſur de ſimples ſoldats ſans valeur & ſans nom. Il ſ’approcha de luy, ſe fit recognoiſtre, & luy diſt: Comment t’amuſes-tu à perdre ton temps & tes fleſches dans le ſang de ce menu peuple? Ce n’eſt pas-là que tu dois viſer. Si tu as enuie de conſeruer les tiens, & te conſeruer toy- meſme auec eux; ſi la iuſte douleur de tes freres meurtris, te faict deſirer d’en auoir la vengeance, tourne la pointe de tes traicts con- tre Achille, & appaiſe de ſon ſang l’ombre du grand Hector, l’honneur, le fort, & la gloire de Troye. Aprés luy auoir ainſi parlé, [353] il luy monſtra le victorieux fils de Pelée, qui rauageoit la plaine, & terraçoit autant de Troyens que le ſort de la guerre en preſen- toit à ſa valeur: C’eſt celuy-là (luy diſt-il encore) pour qui ſeul ton arc doit eſtre bandé, & en parlant guida de telle façon & la main & le traict de Pâris, qu’elle ne faillit point de porter ſur A- chille le coup qui luy porta la mort, & au milieu de tant de miſe- res apporta quelque conſolation au vieil Priam, des cruautez exer- cées ſur le corps du plus vaillant de ſes fils. Te voila mort, braue Achille, vainqueur de mille guerriers inuincibles; ton bras victo- rieux ne t’a peu deffendre du foible bras de Pâris, ſa timidité triomphe de tes proüeſſes. Le paillard rauiſſeur d’Helene t’a rauy honteuſement la vie. Ton ombre palliſſante regrette, ie m’aſſeu- re, qu’vne main ſi peu guerriere t’ait faict mourir auec ſi peu d’honneur. Si les deſtins auoient determiné que tu mouruſſes d’vn laſche coup de femme, ce te ſeroit au moins plus de gloire d’auoir eſté bleſſé de la hache de quelque courageuſe Amazone. Mais les Cieux ne l’ont pas voulu; il leur a pleu que Pâris, ſeul malheur des ſiens, fuſt auſſi ton malheur à toy. En fin voila qu’on bruſle Achille, l’horreur & l’effroy des Phrygiens, & l’vnique fleau de Troye, Achille l’honneur & l’eſpée des Grecs, Achille le rampart des troupes ennemies de Priam, Achille fils aiſné de la Force & de la Vaillance. On le bruſle, & le meſme Dieu qui l’auoit armé, le(Vulcain, par le- quel le feu eſt ſignifié, auoit faict les armes d’Achille.) conſume. Mais il eſt deſia conſumé, il eſt en cendre, & rien ne re- ſte de luy qu’vn ie ne ſçay quoy, vn peu de pouſſiere, qui ne peut qu’à peine remplir le vaze mortuaire d’vn tombeau. Toutefois que dis-je? il n’eſt point mort, il vit encore, & ſon los remplit l’Vni- uers. Sa gloire qui n’a iamais eu autres limites que celles de la ter- re, vit auec ſa valeur par toute la terre habitable. Ce ſont les bor- nes qui reſpondent à la grandeur de ſon courage. Les Enfers n’ont point de pouuoir ſur ſes heroïques exploicts, ſon eſpée plus forte que le couſteau des Parques a buriné ſon nom dans l’immortalité, pour conſeruer ſa renommée touſiours viue. Quoy? on faict tant d’eſtat de ce qui reſte de luy, qu’il y en a qui ne redoutent point de ſe mettre au hazard d’vn combat, pour obtenir le bouclier qu’il portoit aux combats. Ses armes ſont cauſe d’vne nouuelle leuée d’ar- mes, & quelques-vns veulent bien courir fortune de perdre la vie, pour auoir le harnois ſous lequel il eſt mort. Mais quelles ames ſont-ce, qui ſont bruſlées de ces jaloux ſouhaits d’honneur? Ce n’eſt point celle de Diomede, bien qu’il ſoit des plus courageux, ny d’Oïlée; il n’oſeroit tant entreprendre, car Menelas, ny Aga- memnon meſme ne l’entreprennent pas: c’eſt le grand Aiax, & l’accort fils de Laërte, qui aſpirent à la conqueſte de ſi glorieuſes(Vlyſſe eſtoit fils de Laërte.) deſpoüilles. Eux ſeuls, enflez de la preſomption de leurs merites, oſent y attenter; eux deux ſeuls ont l’aſſeurance de les demander, [354] & en les demandant empeſcher toute l’armée à decider leur ho- norable diſpute. La crainte d’vn meſcontentement fit qu’Agame- mnon ne voulut point de ſon auctorité les adiuger à l’vn, ny à l’autre. Pour eſloigner de ſoy le ſoupçon de faueur, & parer aux coups de l’enuie; il fit aſſembler ſes Capitaines au milieu du camp, & remit le differend au iugement de toute l’aſſemblée.
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LE TREZIESME LIVRE DES METAMOR PHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. FABLE.
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Achille ayant eſté tué par Pâris, Aiax couſin germain du deffunct, & Vlyſſe furent(I. Fable ex- pliquée au 1. Chap. du 13. Diſcours.) en diſpute, qui auroit ſes armes. Ils haranguerent tous deux en preſence de toute l’ar- mée, & repreſenterent chacun tout ce qui pouuoit faire à leur aduantage: mais en fin le bien dire d’Vlyſſe, & ſes artifices vainquirent la valeur & les rodomontades d’ A- iax, car Vlyſſe demeura maiſtre des armes, par le iugement que les Chefs de l’armée rendirent en ſa faueur.
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QVand les Chefs de l’armée furent aſſis au milieu des troupes Grecques qui les entou- roient, Aiax, qu’vn eſcu couuert de ſept cuirs auoit accouſtumé de couurir à la guerre, ſe leua bouffi de colere, & trauerſé d’impatien- ce, jettant la veuë ſur le port de Sigée, où eſtoit la flotte de leurs galeres, eſlança fu- rieuſement les mains de ce coſté-là, & diſt en ſ’eſcriant:(Harangue d’ Aiax.) O Dieux! ſuis-je reduit à plaider icy deuant nos vaiſſeaux, & n’a- uoir en teſte qu’Vlyſſe? Vlyſſe qui n’eut pas le coeur d’y tenir ferme, lors qu’Hector y porta le feu, que i’eſteignis; Vlyſſe que i’y veids fuir, lors qu’en chaſſant les ennemis, ie ſauuay l’eſperance du retour en no- ſtre pays? Il a raiſon, le peril n’eſt pas tel qu’il y eſtoit à l’heure; il ne faut que parler, & il falloit combattre. Auiourd’huy l’auantage eſt de ſon coſté; ie ne ſuis point Orateur, & luy ne fut iamais Soldat: ie ſçay peu dire, luy ſçait peu faire; & l’artifice de ſes diſcours n’eſt pas moins puiſſant en ceſte aſſemblée, que la valeur de mon eſpée l’eſt aux combats, au milieu d’vne troupe d’ennemis. Toutefois la vanité ne me perſuadera point de vous raconter mes exploicts de guerre, il n’en eſt pas beſoin, vous les auez tous veus, inuincibles Gregeois; c’eſt à Vlyſſe à publier les ſiens, dont la nuict ſeule peut rendre quelque teſmoignage, puis qu’ils n’ont paru que dans les tenebres, que ſa laſ- cheté cerche en tous ſes deſſeins. Ie confeſſe, à la verité, la recompen- ſe que ie pourſuis n’eſtre pas petite; mais le corriual qui me l’enuie luy deſrobe beaucoup de ſa valeur. Il n’y a plus de gloire en la conqueſte de la choſe du monde la plus rare, & la plus excellente, lors qu’vne fois elle a ſeruy d’objet aux eſperances d’Vlyſſe. Auſſi n’y a-il plus icy d’honneur à attendre pour moy. Deſia Vlyſſe a remporté le prix, puiſ- que vaincu meſme il aura touſiours la reputation de m’auoir oſé que- reller. Quant à moy, ſi le merite de ma propre vertu, me pouuoit eſtre diſputé; ie cercherois de l’auantage en ma nobleſſe, & me vante- rois fils de Telamon, qui ſous la conduitte de l’inuincible Hercule, prit autrefois la ville de Troye, & aſſiſta Iaſon en Colchos à la con- queſte de la toiſon d’or. AEaque eſtoit ſon pere; AEaque qui dans les enfers preſide aux iugemens des ombres de là bas, où le voleur Siſy- phe roule ſans ceſſe vne roche: Iupiter recognoiſt AEaque pour ſon fils: ainſi lon ne peut remarquer que trois degrez d’Aiax, au ſouue- rain des Dieux, duquel il eſt iſſu. Mais ie ne veux pas que l’honneur d’appartenir au grand maiſtre des foudres, ſerue aucunement à ma cauſe, ſ’il ne m’eſt aiſé de prouuer (braues Gregeois) que c’eſtoit vne alliance, que i’auois commune auec le grand Achille, qui fut mon couſin germain; il le fut, ie ne ſuis pas ſans droict en la pourſuitte de ce qu’il a laiſſé. A quel propos, infame race de Siſyphe, Vlyſſe que les [357] trahiſons & les voleries font recognoiſtre digne rejetton d’vne telle ſouche; veux-tu (puis que tu en es eſtranger) meſler tes pretenſions dans le bien de noſtre famille? Hé! quoy? me refuſera-on des armes, dautant que ie vins le premier en l’armée, & ſans y eſtre forcé? Iugera- on celuy-là meriter de les auoir, qui ſ’arma le dernier? Celuy que la timidité retint en ſa maiſon ſous le pretexte d’vne feinte folie, iuſ- qu’à ce que Palamede, plus ſubtil que luy, mais moins aduiſé pour ſoy-meſme, deſcouurit ſon laſche artifice, & l’amena par force à la guerre qu’il redoutoit. Vlyſſe qui ne vouloit point ſ’armer, aura le choix des meilleures armes du camp; & Aiax, qui ſ’eſt preſenté aux premiers aſſauts du peril, demeurera ſans honneur, priué de la glo- rieuſe deſpoüille de ſon couſin germain! Helas! il ſeroit deſirable, que la folie, qu’il feignit, n’euſt point eſté ſimulée, ou que du moins on l’euſt creuë veritable, afin que ceſt infidelle autheur de toutes ſor- tes de meſchancetez ne fuſt point venu deuant Troye. S’il n’euſt point eſté meſlé dans nos troupes; tu ne ſerois pas maintenant, pau- ure Philoctete, en l’Iſle de Lemnos, où il n’a peu te faire abandonner, qu’auec la honte de la Grece, ingrate à tes merites: tu ne ferois pas (comme on dit) entendre aux rochers de ta ſolitude, tes plaintes di- gnes de pitié, parmy leſquelles tu meſles des prieres, que les Cieux (ſ’il y a quelques diuinitez qui les habitent) exauceront en fin, & te ven- geront du perfide qui t’abandonna. Quel regret! Philoctete, l’vn des plus redoutez Capitaines de noſtre armée, l’heritier des fleſches d’Her- cule, languit miſerable, affligé de ſa bleſſ??? & de la faim, dans vne Iſle deſerte, où pour ſa nourriture il eſt forcé d’employer à la chaſſe, & au meurtre de quelques oyſeaux, les armes deſtinées pour la fatale ruine d’Ilion! Il n’eſt pas mort pourtant, il vit, dautant qu’il n’a pas touſiours ſuiuy ceſt infidelle Vlyſſe. Helas! le pauure Palamede vou- droit bien auoir eſté de meſme abandonné, car il viuroit encore, ou du moins il fuſt mort d’vn treſpas innocent, & ſans tache de crime. Palamede auoit autrefois deſcouuert la feinte folie de ceſt impoſteur, qui n’oublia iamais à recercher l’occaſion de ſ’en venger: en fin il l’ac- cuſa fauſſement d’eſtre traiſtre, & pour preuue de la trahiſon ſuppo- ſée, fit veoir dans la tente de Palamede vn amas d’or que luy meſme y auoit caché, pour conuaincre de crime l’innocence de l’vn des plus courageux chefs de nos troupes. A quoy ſert donc Vlyſſe? à nous af- foiblir, & diminuer les forces des Grecs, par le meurtre des vns, & par le banniſſement des autres: c’eſt ainſi qu’il eſt vtile, ce ſont ſes proüeſ- ſes, c’eſt en quoy Vlyſſe eſt à craindre. Son parler eſt ſa ſeule gloire: mais quand il vaincroit en bien dire, le ſage & fidelle Neſtor, il n’au- roit pourtant le pouuoir de me perſuader qu’il ne commit pas vn cri- me de ſignalée perfidie, lors qu’il abandonna le meſme Neſtor. Ce bon vieillard, tout caſſé du trauail de ſes ieunes années, monté ſur vn cheual bleſſé, ne ſe pouuant deſgager de la preſſe des ennemis, appella [358] pluſieurs fois Vlyſſe, qui ne voulut, ny l’ouïr, ny le ſecourir. Ce n’eſt point vne trahiſon, née de mon inuention pour le rendre odieux; Diomede en cela me ſera teſmoin de ſa laſcheté, il y eſtoit preſent, ce fut luy qui honteux d’vne ſi honteuſe fuitte, l’arreſta, & auec la fran- chiſe d’vn vray amy, luy reprocha ſon peu de courage. O que la iu- ſtice des Cieux rend dignement à chacun ce qu’il a merité! Quelques iours apres ce deſerteur Vlyſſe ſe trouua en la meſme peine qu’auoit eſté Neſtor; il eut beſoin du ſecours qu’il n’auoit point donné: ne le deuoit-on pas abandonner comme il auoit abandonné? On le deuoit, à la verité, luy meſine ſ’y eſtoit condamné: mais pourtant ie ne le peux faire. Si toſt que ie l’ouïs appeller ſes compagnons à ſon ayde, ie me rendis auprés de luy; ie le veids tout paſle & tremblant de crain- te, comme deſia poſſedé des froides apprchenſions de la mort qui le talonnoit. Ie mis mon bouclier au deuant de ſon effroy, ie le tins cou- uert couché à mes pieds, & tandis combattis pour ſauuer, auec peu de gloire, ceſte ame ingrate, qui n’anime ſon corps que pour faire du mal aux ſiens. Si ta reſolution eſt de me quereller, retourne bleſſé comme tu eſtois, à la place meſme, où mes armes te ſeruirent d’aſyle, ie m’y trouueray pour te receuoir tremblottant ſous mon bouclier, & là nous terminerons noſtre different. Il ſembloit, tandis qu’il eſtoit parmy les ennemis, que ſa bleſſure l’euſt tant affoibly, qu’à peine il ſe peuſt ſouſtenir: mais lors que ie l’eus tiré de la preſſe, il n’y eut point de bleſſure qui l’empeſchaſt de fuir. Depuis Hector paroiſt, menant auec ſoy les Dieux à la ch???rge, & porte la terreur par tout où il va fon- dre: Ce n’eſt pas à ta coüardiſe ſeule, Vlyſſe, qu’il donne l’eſpouuen- te, les plus valeureux meſme ſe trouuent eſtonnez, tant de crainte ſon bras faict naiſtre à l’aſpect du ſang qu’il eſpanche. Ie ne m’effraye pas, i’arreſte ſon carnage, & le triomphe qu’il en faict, & d’vn grand coup eſlancé de loin ie le porte par terre. Depuis il demanda de faire en duel preuue de ſa valeur auec vn des noſtres; le ſort fauorable à vos ſouhaits (Princes & peuples Gregeois) voulut que ie fuſſe celuy qui entraſt en lice contre ce foudre de guerre. Quel fut le ſuccés de no- ſtre combat? Vous le ſçauez, ie ne le vainquis pas, mais auſſi ne fus-je pas vaincu. Voicy toſt apres que les Troyens portent le fer & le feu dans nos vaiſſeaux, & auec eux Iupiter meſme ſ’y trouue; où eſtoit lors Vlyſſe? Son bien dire pouuoit-il charmer les flames? Et quand il l’euſt peu faire, oſoit-il ſe preſenter au peril? Mon courage n’appre- henda point ceſt aſſault, ie le ſouſtins, & ſauuay les mille vaiſſeaux auſ- quels eſt attachée l’eſperance que vous auez de reuoir encore voſtre pays. Pourloyer de tant de vaiſſeaux ſauuez, donnez-moy les armes que ie demande; ſ’il m’eſt permis d’en dire franchement la verité, vous les honorerez plus que moy, ou du moins l’honneur ſera reciproque: car elles ont plus beſoin d’Aiax, qu’elles ne luy ſont neceſſaires. On me les doit moins ſouhaitter que leur ſouhaitter à elles la gloire de [359] ſeruir à mes exploicts de guerre. Qu’Vlyſſe mette icy les ſiens en com- paraiſon, qu’il parle du vol des cheuaux de Rheſe, du peu glorieux meurtre de Dolon, & d’Helene fils de Priam, pris en meſme temps que l’Image de Pallas fut rauie. Ce ſont proüeſſes que le iour n’a point veuës, & qui n’ont point eſté faictes ſans Diomede. Si vous les iugez meriter la recompenſe des armes d’Achille, il les faut partager, & que Diomede en ayt la meilleure part, car c’eſt à ſa vertu qu’eſt deu le ſuc- cés de telles entrepriſes. Mais à quel propos ſ’aduiſeroit-on d’en ho- norer Vlyſſe, qui n’entreprend rien qu’à la deſrobée, n’endoſſe iamais le harnois, & faict eſtar de touſiours ſurprendre les ennemis, lors qu’ils y penſent le moins, & à telle heure qu’ils ne peuuent pas ſe deffendre? L’eſclat de l’or, qui brille ſur la poliſſure du caſque, trahiroit ſes deſ- ſeins couuerts, & le deceleroit dans l’horreur des plus ſombres tene- bres, où il ſe ſeroit caché. Puis la ceruelle d’Vlyſſe n’eſt pas pour ſouf- frir la peſanteur d’vn tel habillement de teſte; ny la foibleſſe de ſes mains pour manier la hache. Imaginez vous quelle grace auroit ce grand eſcu tout graué, & enrichy de l’image du monde, ſur les bras de ce laſche poltron, qui n’a des mains que pour ſe conduire dans l’obſcurité de la nuict, lors qu’il va, non gaigner, mais deſrober vne victoire ſur quelque endormi. Pauure ſot que deſires-tu? des armes qui t’accableroient, & ſeroient ta ruine infallible? Car ſi l’aueugle- ment des Grecs eſt tel qu’ils te les accordent, ce ne ſera pas pour te rendre plus redoutable aux ennemis, mais pour les animer à ſe ietter ſur toy & te deſarmer, inuitez du deſir de ſi riche deſpoüille. Helas! tu ne penſes point, craintif Vlyſſe, le moins courageux de toute la Grece, que n’ayant iamais acquis gloire qu’à fuir, tu ne pourrois plus, chargé d’vn ſi peſant fardeau, te ſauuer en fuyant, comme c’eſt ta couſtume: d’ailleurs, ton bouclier ſ’eſt ſi rarement trouué parmy les coups, qu’il eſt encore entier, & le mien qui paroiſt percé en mille endroicts, ſemble pour moy vous en demander vn meilleur à ſa place. Mais en fin qu’eſt-il icy beſoin de diſcours? faiſons-nous voir à l’oeu- ure. Que les armes du fort Achille ſoient iettées au milieu des troupes ennemies; puis commandez-nous d’aller là les en retirer, & les don- nez à la valeur de celuy de nous deux qui les rapportera.La harangue d’Aiax ſuiuie d’vn fauorable murmure, ſembloit auoir gaigné le coeur du peuple, lors qu’Vlyſſe ſe preſentant, aprés auoir demeuré quelque peu la veuë contre terre, la leua du coſté des chefs de l’armée, & ouurit la bouche pour prononcer ces paroles, ac- compagnées de tant de bien-dire & de grace, qu’on euſt dit que c’e- ſtoit l’Eloquence meſme qui parloit.Si mes voeux & les voſtres (Princes & peuples Gregeois) euſſent eſté(Harangne d’Vlyſſe.) auctoriſez du Ciel; nous ne ſerions pas maintenant en peine de que- reller icy deuant vous. Tes armes ne ſeroient point diſputées, braue Achille: car tu ſerois encore en vie, tu en iouïrois, & nous iouïſſans [360] des fruicts de ta valeur, aurions les auantages, que ton courage nous donnoit ſur les troupes Troyennes. Mais puiſque les deſtins enne- mis de voſtre contentement & du noſtre, nous ont rauy ce que nous ſouhaitterions tous d’auoir encore (diſant cela, il porta la main à ſes yeux, comme ſ’ils euſſent eſté moüillez, & fit tout ainſi que ſ’il euſt eſſuyé des larmes) qui eſt-ce qui a plus de droict ſur les armes du grand Achille, que celuy qui fut cauſe qu’Achille prit les armes pour la querelle de la Grece? Ce n’eſt pas la raiſon que l’imperfection d’Aiax, qui ne ſçait rien dire, comme luy-meſme le confeſſe, luy ſoit icy auantageuſe, & que vous ſuppoſiez pour luy quelque droict imagi- naire, qu’à faute d’eſprit il n’a ſceu remonſtrer. Auſſi ne deuez-vous pas permettre que mon entendement, & mon bien-dire (ſ’il y en a en moy) me ſoit preiudiciable: l’vn & l’autre en diuers endroits vous ont eſté vtiles; ayans eſté par moy pluſieurs fois employez pour le bien commun du païs, vous ne pouuez trouuer eſtrange que ie m’en ſeruc pour moy-meſme. Ce n’eſt pas choſe qui me doiue ſuſciter de l’enuie, pour rendre mon droict ſuſpect, & mon diſcours moins fa- uorable. Nous deuons nous preualoir des dons que nous auons, & nous fortifier de nos propres vertus, pluſtoſt que d’en mendier d’e- ſtrangeres. I’appelle eſtrangeres celles de nos peres & de nos ayeuls; car nous n’y auons point de part, ſi nous ne leur ſommes ſemblables. A peine oſeroy-je dire que leur grandeur ſoit la noſtre; car ils ont tra- uaillé pour eux, non point pour noſtre gloire. C’eſt vne vanité de nous attribuer comme à nous, ce qui n’eſt plus, & n’a eſté que deuant nous. Toutefois dautant qu’Aiax ſ’eſt vanté que Iupiter eſtoit ſon biſayeul; ie ne deſdaigneray point de dire, que ie ſuis auſſi ſorty du ſang de ce grand Dieu qui ſ’arme de foudres, & que nous ſommes en meſme degré: car mon pere Laërte eſtoit fils d’Arceſie, & Arceſie fils (Il taxe Pelée oncle d’ Aiax qui tua ſon fre- re Phoque, & fut banny par AEaque.) de Iupiter. Il ne ſe trouue point de parricides ny de bannis en toute noſtre race, comme en celle d’Aiax. D’autre coſté Mercure m’eſt al- lié, car il eſtoit proche parent de ma mere; & ainſi ie me puis vanter d’auoir deux Dieux pour anceſtres. Mais encore que ie deuance Aiax en nobleſſe du coſté de ma mere, & que ie n’aye point d’oncle pollu du ſang d’vn ſien frere; ie ne veux pas dire, que pour ce reſpect les ar- mes d’Achille me ſoient deuës. Ie deſire que noſtre droict ſoit balan- cé au poids de nos merites, pourueu qu’on ne tienne pas pour merite qu’Aiax eſt nepueu de Pelée, & partant couſin germain d’Achille; il ne faut point auoir icy eſgard aux alliances, c’eſt la vertu qui doit met- tre fin à ce different: Ou ſi le plus proche du deffunct le doit empor- ter; il y a ſon pere Pelée, qui eſt en l’Iſle de Phthie, & ſon fils Pyrrhe en Scyros; qu’on enuoye les armes à l’vn ou à l’autre. Et Teucer n’eſt- il pas couſin germain d’Achille, auſſi bien comme luy? Il ne deman- de rien pourtant en ces glorieuſes deſpoüilles; ie vous laiſſe à penſer ſ’il gaigneroit quelque choſe de ſe mettre en peine de les auoir? Il [361] n’eſt donc queſtion que des bons ſeruices, que l’vn & l’autre en ceſte guerre auons rendus à la Grece. Des miens le nombre n’en eſt pas ſi petit, que ie les puiſſe tous enclorre en ce diſcours: ie m’efforceray pourtant de vous deduire par ordre les plus ſigna- lez.La mere d’Achille doüée d’vne vertu deuinereſſe, ayant pre- ueu les futurs deſtins de ſon fils, qui la menaçoient de ne le voir iamais retourner du ſiege de Troye; pour empeſcher qu’il n’y vint lors que les Princes Grecs ſ’aſſemblerent, l’habilla en fille, & le fit nourrir ainſi deſguiſé chez le Roy Lycomede. Perſonne ne le pouuoit recognoiſtre, vn chacun y eſtoit trompé, & Aiax meſ- me y fut deceu. Ie fus voir la troupe de filles parmy leſquelles il e- ſtoit, & y portay des armes auec pluſieurs ioliuetez dont les fem- mes ſe parent, que ie preſentay aux vnes & aux autres: mais luy n’en fit point de conte, il prit vn petit bouclier & vne picque, & par vne ſi genereuſe eſlection me fit paroiſtre que ſon coeur n’e- ſtoit pas d’accord auec ſa robe. Ie le pris lors par la main, & luy dis: Genereux fils de Thetis, les deſtins ont reſerué à voſtre bras vainqueur, la gloire de dompter vn Hector: Vous eſtes le fleau deſtiné pour la ruine d’Ilion, & vous laiſſez icy languir voſtre ver- tu parmy la molle laſcheté des femmes! Qui eſt-ce qui vous faict retarder vos triomphes? Qui vous empeſche d’aller rauager ce- ſte orgueilleuſe Troye? Ainſi ie le tiray de ceſte troupe caſanie- re, & l’amenay à ce ſiege, où les deſtins auoient iugé ſa vaillance eſtre neceſſaire. C’eſt moy ſeul qui l’y ay faict venir, c’eſt donc à moy ſeul qu’eſt deu l’honneur de tout ce qu’il a faict, c’eſt de moy qu’on doit tenir l’heureux ſuccés de tous ſes heroïques exploicts. C’eſt moy qui ay dompté Telephe, & apres l’auoir vaincu luy ay donné la vie. I’ay mis à bas les murs de Thebes, i’ay pris d’aſſaut Leſbos, Chryſe, Tenede, Cilla villes ſubiectes au Soleil; Syros eſt ma conqueſte, & vous deuez tenir, que ç’a eſté comme de ma main, que les forts de Lyrneſe ont eſté ruinez. Et ſans faire vn plus long denombrement des autres; i’ay amené à la guerre le vainqueur d’Hector: c’eſt donc par mon moyen que ce grand bouleuart de Troye a eſté terraſſé, c’eſt par moy que le fameux He- ctor a eſté vaincu. Souuenez-vous que pour recognoiſtre Achil- le ie luy preſentay des armes, ie luy donnay durant ſa vie vn bou- clier & vne picque; qui les peut plus iuſtement que moy rede- mander aprés ſa mort? Quand Diane arreſta nos mille vaiſſeaux au port de l’Aulide, & que la cruelle voix du deuin Calchas nous diſt, que pour auoir le vent fauorable, il falloit qu’Agamemnon fiſt rougir vn autel du ſang de ſa propre fille, pour appaiſer la Deeſſe irritée, qui ne pouuoit eſtre fleſchie, que par vn horrible ſacrifice: le bien public ne peut ſi viuement toucher le coeur [362] d’Agamemnon, qu’il luy fiſt deſpoüiller tout reſſentiment natu- rel de la perte d’Iphigenie; il parut auſſi bien pere comme Roy. Il ſe faſchoit, deſpitoit contre les Dieux meſmes, & ne vouloit point ſe reſoudre à vn acte ſi ennemy de l’humanité. Qui le vain- quit en fin? Qui le rangea? Qui, ſinon moy, luy fit abandonner la vie de ſa fille pour le bien commun de la Grece? Ie tiray de luy ce mortel conſentement; mais ce ne fut pas ſans peine, il m’excu- ſera ſi ie le dis, ie le trouuäy infiniment contraire à m’accorder ce poinct-là: toutefois l’affection qu’il portoit à ſon peuple & à ſon frere, & la gloire de ſa charge le firent en fin reſoudre d’acheter de l’honneur au cher prix de ſon ſang. Le coeur du pere eſtant gai- gné ie fus enuoyé à la mere, vers laquelle il ne fut pas beſoin de perſuaſions, mais de ruſes pour la deceuoir. Il fallut que ie la trom- paſſe pour auoir ſa fille: car de la faire fleſchir à ce que ie deſirois, iamais il n’euſt eſté poſſible. Si Aiax euſt faict ce voyage-là, nous fuſſions encore au bord d’Aulide, iamais par ſon moyen nous n’euſ- ſions eu ce qui nous pouuoit donner le vent en pouppe, & n’euſ- ſions iamais peu venir ſurgir au port de Sigée. Depuis ie fus deputé à noſtre arriuée pour aller deſcouurir noſtre deſſein à Priam. Sans rien craindre i’entray en plein iour dans le Palais de Troye, où ie parlay au nom de toute la Grece; ſuiuant la chargè que i’en auois i’accuſay Pâ- ris auec tant de hardieſſe, & remonſtray auec tant de raiſons, qu’He- lene qu’il auoit rauie nous deuoit eſtre renduë, que Priam & le graue Antenor recognurent que i’eſtois bien fondé en mes demandes. Mais Pâris, ſes freres, & ceux qui l’auoient aſſiſté à ceſt iniuſte rapt, n’eu- rent pas preſques la patience de m’ouïr; peu ſ’en fallut qu’ils ne ſe iet- taſſent ſur moy; vous le ſçauez (Menelas) vous y eſtiez, ç’a eſté la premiere fortune perilleuſe que nous auons couruë enſemble. Il me faudroit icy enfiler vn diſcours ſans fin, ſi ie voulois raconter tous les ſeruices que i’ay faits tant au conſeil, qu’à la guerre, durant vn ſi long ſiege. Aprés les premieres eſcarmouches, les ennemis ſe tindrent long- temps à couuert dedans l’enclos de leurs murailles, ils n’ont paru à la campagne, ſinon ceſte année derniere; dequoy ſeruoit Aiax dans l’ar- mée alors qu’on ne ſ’y battoit point? Quel ſeruice pouuoit-on rece- uoir de toy, qui n’as autres vertus que celles d’vn ſimple ſoldat? En quoy nous eſtoient vtiles les forces de ton bras? Car ſi tu me de- mandes à quoy i’eſtois employé, ie te diray que ſans ceſſe i’eſpiois les ennemis pour deſcouurir leurs ſecrettes entrepriſes, ie faiſois for- tifier nos tranchées, i’entretenois de paroles nos ſoldats, pour leur faire plus doucement couler l’ennuy d’vne ſi longue guerre; i’auois ſoing de pouruoir touſiours que leurs munitions ne manquaſſent point, ie meſnageois les viures pour les faire durer, & i’allois ſe- lon que l’occaſion ſ’offroit par tout où il eſtoit beſoin. Et quand Agamemnon abuſé par les vaines idées d’vn ſonge, fit leuer le ſiege, [363] diſant, que Iupiter luy auoit commandé de ſe retirer, qui ſ’oppoſa à vne ſi honteuſe retraicte? Aiax y reſiſta-il? Ne deuoit-il pas ſ’o- piniaſtrer à dire, qu’il falloit de neceſſité pour noſtre honneur con- tinuer le ſiege? Que ne faiſoit-il quelque charge alors pour inuiter ce peuple fuyard à le ſuiure? Ce n’euſt pas eſté trop entreprendre à vn brauache comme luy. Mais qucy? ie le veids fuir comme les au- tres: oüy ie te veids, & i’eus honte de te voir tourner le dos, & ta laſcheté preſte de faire voile pour ſ’en retourner. Que faites-vous (dy-je lors à tous en general) quelle manie vous tranſporte, mes amis, quelle fureur vous pouſſe, de leuer le ſiege de Troye la veille de la priſe? Nos ennemis ſont à nous, eſt-ce maintenant qu’il les faut laiſſer en paix? Aprés tant de ſang eſpandu & tant de temps perdu, que pouuez-vous reporter en vos maiſons qu’vne courte honte d’a- uoir conſumé dix ans en vain deuant vne ville? Ces paroles-là, ou quelques autres ſemblables, dont mes regrets animoient mon bien- dire, firent que la flotte tourna viſage. Et depuis au conſeil qu’Aga- memnon aſſembla, ie donnay courage à pluſieurs que l’effroy poſſe- doit encore. On n’ouït pas dire vn ſeul mot à ce vaillant fils de Tela- mon, il n’ouurit pas la bouche, bien que le ſeditieux Therſite, que ie punis tout à l’heure, euſt eſté ſi oſé d’attaquer nos Princes de pa- roles iniurieuſes. Les forces de ma harangue firent rentrer la valeur dans les coeurs de nos ſoldats, que la crainte auoit enuahis; ie chaſſay la peur de leurs ames, & renouuellay en eux les premieres eſmotions, & les plus courageuſes ardeurs de la haine qu’ils portoient aux Troyens. Si depuis ce temps-là Aiax a rien fait de loüable, c’eſt à moy qu’en eſt deuë la loüange, à moy qui le retiray de la fuitte. Mais ſ’il faut recognoiſtre ton merite par l’eſtime que lon fait de toy; qui eſt-ce d’entre les Grecs qui te loüe? Qui eſt-ce qui te priſe tant, qu’il daigne recercher ton amitié, ou ta compagnie? Quant à moy ie puis dire que Diomede n’entreprend rien qu’il ne me le communique, il n’eſt point à ſon aiſe, ſi ie ne ſuis auec luy, & m’honore bien tant qu’il croiroit ne pouuoir executer ſes deſſeins, ſ’il n’eſtoit aſſiſté d’Vlyſſe. Ce n’eſt pas peu d’eſtre choiſi par Diomede entre tant de milliers pour luy ſeruir de compagnon en ſes valeureux actes, & de complice en ſes plus ſecrettes penſées: car lors que ie l’ay aſſiſté, ce n’a pas eſté le ha- zard, ç’a eſté ſon eſlection qui m’a fait aller auec luy. En ſa compagnie, ſans craindre ny l’horreur de la nuict, ny les embuſches des enne- mis, ie ſurpris Dolon, qui venoit eſpier comme nous. Ie luy fis eſ- prouuer ce que pouuoit le tranchant de mon eſpée; mais ce ne fut qu’apres l’auoir forcé de nous deſcouurir tout ce qui ſe tramoit dedans Troye. Deuant que le faire mourir i’appris de luy les deſſeins de Priam, & n’auois point ſubiet de me hazarder da- uantage, ayant ſceu tout ce que ie pouuois ſouhaitter. I’euſſe peu retourner auec honneur, ſans courir plus dangereuſe fortune, [364] mais ie ne fus pas content, ie donnay iuſqu’à la tente de Rheſe, à qui ie couppay la gorge, & à tous ſes compagnons, puis me retiray, com- me triomphant, chargé de gloire & des deſpoüilles de mes ennemis. Dolon que ie tuay auoit eſté enuoyé de Troye pour eſpier noſtre contenance, & ſ’eſtoit faict promettre, deuant que partir, le chariot d’Achille ſi les ſiens demeuroient vainqueurs; c’eſt moy qui l’ay em- peſché de l’auoir, me refuſerez-vous donc les armes de celuy de qui i’ay ſauué les cheuaux? Aiax en ceſt endroit ſera-il plus fauorable que moy? Ie ne daignerois icy raconter le rauage que ie fis dans les trou- pes Lyciennes de Sarpedon, ny la mort d’Alaſtor, de Cerane, de Chromie, d’Alcandre, d’Halie, de Noëmon, de Prytane, de Cherſi- damas, de Thoon, de Charope, d’Eunomon, & de pluſieurs autres, dont les noms ſont moins celebres, qui ont tous ſenty les ſanglants effects de mon bras le long des murailles de Troye. Non, non, ie n’ay point eſté ſi eſloigné des coups, comme mon ennemy le veut faire croire; ie porte encore au ſein vne honorable playe, teſmoignage certain des dangers où ie me ſuis ietté; voyez-la, ce ne ſont point im- poſtures (& en parlant il entr’ ouurit ſa robe, au droit de l’eſtomach) c’eſt vne bleſſure que i’ay receuë pour le bien commun de la Grece. Ce brauache Aiax n’en ſçauroit autant faire voir en tant d’années que nous ſommes icy demeurez; il n’a pas perdu vne ſeule goutte de ſang, il n’a point encore eſté bleſſé. Ie ne veux pas nier qu’il ne ſe ſoit oppoſé aux efforts des Troyens & de Iupiter meſme, lors qu’ils mi- rent le feu aux vaiſſeaux; ie confeſſe naïfuement qu’il fit bien ce iour- là (car ce n’eſt pas mon naturel de vouloir deſrober l’honneur qu’vn autre ſ’eſt acquis par ſa valeur) mais il ne doit pas ſ’attribuer à luy ſeul, ce qu’il n’a qu’en commun auec beaucoup d’autres. Vous qui com- battiſtes auec luy, reſiſtans tous enſemble à vn tel effort, ne deuez pas perdre là part de la gloire que vous y auez acquiſe. Patrocle cou- uert des armes, pour leſquelles nous ſommes en diſpute, repouſſa va- leureuſement nos ennemis, & le feu dont ils penſoient embraſer nos vaiſſeaux: qu’Aiax ne ſe vante donc pas d’y auoir ſeul trauaillé. Mais quoy? il ſe perſuade qu’il n’y a iamais eu que luy qui ait eu le courage de ſe battre en duel auec Hector, comme ſi Agamemnon, Menelas & d’autres encore, du nombre deſquels i’eſtois, car luy ne fut que le neufieſme, n’euſſions pas eſté preſts auſſi bien comme luy d’entrer en lice. Ce ne fut pas ta valeur, brauache, qui t’y porta, ce fut le ſort qui te fauoriſa. Toutefois quel auantage y eus-tu? quel fut le ſuccés de tes armes, que tu voudrois faire croire inuincibles? Hector ſe retira ſans eſtre bleſſé. Ha malheur! faut-il que pour vous repreſenter icy mes merites ie renouuelle mes douleurs? ie ne puis r’entrer en la triſte me- moire du coup qui mit à bas le rampart de la Grece, mettant Achille par terre, que les regrets ne me terraſſent preſque, & ne m’oſtent la vie auec la parole. Ie le veids tomber, helas! & l’affliction que i’en eus, [365] mes larmes, ny le danger ne me peurent empeſcher de l’aller releuer. Ie le releuay, & l’apportay dans ſa tente: oüy, ie le portay; ie portay ſur mes eſpaules ſon corps & ſes armes enſemble, que ie ſuis en peine maintenant de r’emporter ſur Aiax. Non, non, ie ne ſuis pas ſi foible que ie ne l’aye peu faire; i’ay des forces aſſez pour vne telle charge, & du iugement pour recognoiſtre le merite du preſent que vous me fe- rez, m’honorant de telles deſpoüilles. C’eſtoit auec deſſein qu’elles tombaſſent vn iour entre les mains d’Aiax (il y a bien de l’apparence) que Thetis fut pouſſée d’vne ſi curieuſe ambition, que de faire for- ger les armes de ſon fils par le forgeron des Cieux, lequel y graua tant(Vulcain.) de merueilles auec tant d’artifice. Le ſoin qu’elle en eut, fut afin qu’el- les fuſſent vn iour ſur les eſpaules d’vn ſoldat hebetté, qui n’a ny eſ- prit, ny ceruelle. Hé? que pourroit-il recognoiſtre aux graueures du bouclier? Il ne ſçait que c’eſt du globe de la terre, des bras humides de la mer qui l’entourent, ny des aſtres diuers qui luiſent dans le Ciel. Les Pleïades y ſont pourtraictes, les pluuieuſes Hyades, les deux Our- ſes, l’eſpée d’Orion, & deux villes ſur terre, où lon void des peuples ſe plaire à deux diuers exercices, qu’entendra-il à ces figures-là? C’eſt folie à luy de recercher vne choſe, qui luy ſera comme vn miracle(De ces deux villes, l’vne dans Homere aßiegée de tous coſtez repreſen- te la guerre; l’autre pleine de reſioüißance & plaiſirs figure la paix.) entre les mains. Il m’accuſe d’eſtre venu trop tard à ce ſiege, & ne prend pas garde qu’il accuſe enſemble Achille, lequel y vint plus tard que moy. Si ie ſuis coulpable pour auoir vſé de quelque feinte, luy l’eſt auſſi pour ſ’eſtre deſguiſé; & ſ’il y a de la faute en la demeure, la mienne eſt moindre que la ſienne, pour ce qu’elle n’a pas eſté ſi lon- gue. Ma femme me retint, & luy fut retenu par ſa mere; nous don- naſmes tous deux quelque temps à leurs affections, & le reſte à voſtre ſeruice. Il m’importe fort peu d’auoüer vne telle faute & ne m’en purger point, puis que c’eſt vn reproche, qui attaque la gloire d’vn ſi grand chef de guerre, auſſi bien que la mienne. Toutesfois ie me puis vanter que la feinte d’Achille fut deſcouuerte par la ſubtilité d’Vlyſſe; mais ce ne fut pas Aiax qui me deſcouurit. Il ne faut pas ſ’eſtonner ſi d’vne langue trop indiſcrettement picquante il taſche de m’offencer; ne vous reproche-il pas à vous vne iniuſtice, quand il dit que Pala- mede a eſté condamné à tort? Le puis-je auoir accuſé fauſſement, que vous ne l’ayez faict iniuſtement mourir? Le iugement de mort que vous donnaſtes contre luy eſt inique, ſi ſon crime que ie vous deſcouuris, n’eſt veritable. Mais comment ſeroit-il faux? Il eſt ſi vray, qu’il ne ſ’en peut iamais purger, la verité le conuain quit, & ne vous permit point d’en douter, car vos yeux propres en furent teſ- moins, vous viſtes ſa trahiſon, voyant l’or qu’il auoit receu pour loyer de ſa deſloyauté. Quant à Philoctete que nous laiſſaſmes en l’I- ſle de Lemnos; ie ne veux pas nier que ie ne luy aye perſuadé de de- meurer là, pour ſ’exempter du trauail de la guerre & du chemin, qui n’euſt peu qu’augmenter ſa venimeuſe bleſſure. Mais ſ’il y a de l’in [366] gratitude, ce n’eſt pas à moy qu’elle doit eſtre reprochée, c’eſt à vous qui luy eſtiez obligez de l’affection qu’il auoit faict paroiſtre au ge- neral de la Grece. Ie luy conſeillay de ſ’arreſter pour ſe faire pencer, & par le repos alleger ſes douleurs; il me creut, & ſ’eſt bien porté d’auoir ſuiuy mon conſeil: comment peut-on me taxer d’infideli- té, puis que l’aduis que ie luy donnay, luy a eſté ſalutaire? Les Dieux veulent qu’il vienne pourtant, il faut de neceſſité luy en- uoyer quelqu’vn pour le faire mettre en chemin, car ſans luy ia- mais les murs de Troye ne ſeront ruinez: mais ne me donnez pas la charge de l’aller trouuer, Aiax ſ’en acquittera mieux que moy, il ſçaura fort accortement appaiſer le courroux de Philoctete, & auec ſon bien-dire vaincre ce coeur, que les douleurs & le regret d’auoir eſté laiſſé, retiennent aigry contre nous. Il eſt fort aduiſé, il l’amenera de quelque façon que ce ſoit, ie m’en aſſeure, il a trop d’artifices pour y mal reüſſir. Il l’amenera, mais ce ſera donc, lors que le flux de Simoïs rebrouſſé, fera retourner ſes eaux vers ſa ſource, ou que les foreſts du mont Ida ſeront ſans fueilles. Pluſtoſt la Grece ennemie de Troye ſ’armera pour le ſecours des Troyens, que ceſte ſotte ceruelle d’Aiax puiſſe vous y ſeruir, ſi ce n’eſtoit qu’auparauant ie luy euſſe appris ce qu’il deuroit faire. Pour moy ie ne crains point de n’obtenir tout ce que ie voudray, ſi ie fais le voyage. Oüy, Philo- ctete, encore qu’animé de courroux contre Agamemnon, contre tous ſes Capitaines & contre moy-meſme, tu nous ayes tous en hor- reur, tu me deteſtes & me haïſſes ſur tous, maudiſſant ſans ceſſe ma vie: encore que peut-eſtre tu ayes, depuis que ie ne t’ay veu, mille fois ſouhaitté de m’auoir en ta puiſſance, pour ſaouler ta haine de mon ſang; ie n’apprehenderay point pourtant de t’aller trouuer, & ne deſeſpereray point de te ramener auec moy. Pourueu que la for- tune ne me ſoit point plus ennemie qu’elle m’a eſté iuſqu’icy, ie iouï- ray auſſi facilement des fleſches d’Hercule que tu as, comme i’ay ioüy d’Helene, duquel i’ay ſceu tous les ſecrets deſtins de Troye, aprés l’auoir pris priſonnier, comme ie ſuis heureuſement entré dans le Palais de Priam ſans eſtre deſcouuert, comme i’ay d’vne main hardie enleué l’idole de Minerue, & en la rauiſſant rauy l’heur de la ville: & luy veut ſ’eſgaler à moy. C’eſtoit vne image à laquelle la deſtinée de la ville eſtoit attachée, c’eſt elle qui rendoit le fort d’Ilion im- prenable, d’elle dependoit le ſuccés de nos trauaux de dix années: comment eſt-ce donc qu’Aiax ne ſ’eſt hazardé de faire ce qu’a faict Vlyſſe? Rien n’eſt impoſſible à la vanité de ſes paroles, & toutefois il craint d’entreprendre ce qu’Vlyſſe execute. Aiax n’oſe appro- cher de nuict les ſentinelles des Troyens, & Vlyſſe ſans apprehen- ſion trauerſe tous leurs corps de garde; à la faueur des tenebres ne paſſe pas ſeulement les portes de la ville, mais va iuſques dans le Chaſteau, où il prend l’idole de Minerue ſur ſon autel, & l’em [367] porte au trauers des armes des ennemis. Si ie n’euſſe faict ce coup- là, en vain Aiax euſt porté ſon bouclier couuert de ſept cuirs, en vain ſes armes ſe fuſſent teintes dans le ſang des Troyens. La nuict que i’enleuay l’image de ceſte Deeſſe tutrice de nos ennemis, la meſ- me nuict i’acquis la victoire à noſtre party; ie gaignay lors le ſceptre de Priam, faiſant vn acte ſans lequel il ne pouuoit eſtre gaigné. Tu t’abuſes de croire que tes mines m’offencent, & tes ſourdes paroles, qui me reprochent la compagnie de Diomede, comme ſi i’eſtois ja- loux de ſa gloire; ie ne luy enuie point la part de la loüange qu’il a meritée. Il m’a fidelement aſſiſté, il eſt vray, & toy eſtois-tu ſeul, lors que tu deffendis nos galeres? Il y en eut plus de mille qui com- battirent auec toy, & en mes deſſeins ie n’ay iamais eu qu’vn ſecond, ie n’ay eu que Diomede, lequel ne demande rien aux armes que nous debattons, pour ce qu’il ſçait qu’il faut que la valeur cede à la ſageſſe, & les forces du bras aux forces de l’entendement. Ceſte ſeule raiſon l’empeſche d’y pretendre, autrement il voudroit y auoir part; & Aiax fils d’Oïlée, (qui eſt vn Aiax beaucoup mieux appris que toy) les de- manderoit auſſi; le furieux Eurypyle, le valeureux fils d’Andremon, Idomenée, Merion, & Menelas n’en voudroient pas negliger la pre- tenſion, ſi ce n’eſtoit pour mon reſpect. Ils ſont tous vaillans com- me leur eſpée, & n’ont pas moins d’addreſſe aux armes que toy; toutefois ils n’ont point voulu m’enuier vn bien que mes ſeruices m’ont acquis. Et toy, ne deurois-tu pas faire comme eux? Tu le fe- rois ſi tu auois le iugement de penſer que ton bras a beſoin de gui- de, & que pour luy faire faire quelque bon exploict, il faut que mon eſprit le conduiſe. Tu as des forces à la verité, mais ce ſont forces ſans eſprit & ſans conduitte; qui ſe ruineront d’elles-meſmes. Ie preuoy l’aduenir, & pren garde que le ſuccés de nos entrepriſes ne nous ſoit dommageable. Tu ſçais bien faire vne charge ſur les ennemis, & moy ie ſçay en quel temps on doit les attaquer; c’eſt auec moy qu’Aga- memnon conſulte, lors qu’il veut enuoyer à l’eſcarmouche. Tu ne ſers noſtre party que de ton corps, & i’ay l’eſprit pour le conſeil qui eſt beaucoup plus neceſſaire. Tu ne peux donc nier que ie ne te ſur- paſſe autant que le Patron d’vn nauire paſſe en merite vn eſclaue qui tire à la rame, ou le Capitaine vn ſimple ſoldat: car en nous l’eſ- prit eſt plus à priſer que le corps, c’eſt l’eſprit qui poſſede les princi- pales forces. Ne me refuſez point, Princes Grecs, le loyer que mes veilles vous demandent; pour recompenſe des trauaux auſquels de- puis tant d’années ie me ſuis offert, donnez-moy les honorables deſpoüilles que ie deſire, & ie croiray mes peines heureuſement em- ployées. Par mon moyen vous vous voyez maintenant à la fin d’vn ſi laborieux & ſi ennuyeux ſiege, i’ay oſté tous les obſtacles que le deſtin oppoſoit à nos ſouhaits, & ſemble auoir deſia pris Troye, ayant faict que nous la puiſſions dorenauant prendre. Ie vous con [368] iure donc par l’eſperance que nous en auons, ne perdre point le ſou- uenir des ſeruices que ie vous ay faicts, & vous ſupplie par les murs d’Ilion que nous verrons bien-toſt ruinez, par les Dieux tutelaires des ennemis auſquels i’ay faict prendre noſtre party, par toutes les entrepriſes que i’ay faictes, & par celles qui reſtent à faire, ſi vous pen- ſez qu’il y ait encore quelque hazardeux deſſein à executer, ſi vous vous perſuadez que les deſtinées de Troye ne ſoient pas encore toutes vaincuës; n’oubliez pas que i’ay de la ſubtilité pour les vaincre: & ſi vous ne voulez me faire don des armes que ie vous demande, hono- (L’image de Pal- las expliquée chap. 3.) rez-en au moins ceſte fatale image: Et finiſſant ainſi, il fit voir l’idole de Minerue à toute l’aſſemblée.

LE SVIET DE LA II. FABLE.
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(II. Fable ex- pliquée au 2. Chap.) Vlyſſe par la force de ſon bien-dire ayant obtenu les armes d’Achille, Aiax qui les auoit conteſtées, ſe tua de deſpit, & de ſon ſang naſquit vne fleur pareille à celle d’Hya- cinthe, qui eſt comme vn oeillet.LEs forces de l’Eloquence parurent alors; car les Chefs de l’ar- mée, tous portez pour Vlyſſe, luy accorderent ce qu’il deſiroit. Le bien-diſant remporta les armes du vaillant, & le courageux Aiax en demeura fruſtré. Aiax, qui ſeul auoit tant de fois reſiſté aux for- ces d’Hector, au feu, au fer des Troyens, & à Iupiter meſme, ne peut [369] reſiſter aux furieux mouuemens de ſa colere. Aiax qu’on tenoit in-(Mort d’ Aiax expliquée au 2. Chap.) uincible, ſe laiſſa vaincre à la douleur; il ſe rendit aux regrets, & prenant ſon eſpée, diſt: Perſonne au moins ne me debattra ces ar- mes icy; Vlyſſe y voudroit-il bien pretendre quelque choſe? Non, il ne ſçauroit empeſcher que ie ne m’en ſerue contre moy-meſme. Il faut que ceſte eſpée, tant de fois cy deuant trempée dans le ſang de nos ennemis, ſoit maintenant teinte du mien; il faut qu’elle rougiſſe du ſang de ſon maiſtre, afin que lon ne puiſſe dire que la valeur d’Aiax ait eſté domptée par autre, que par le meſme Aiax. Cela dit, il ſe mit ſon eſpée dans le ſein, d’où rien ne la fit ſortir que le ſang jailliſſant qui la repouſſa pour aller teindre la terre d’v- ne couleur de pourpre. De ceſte ſanglante roſée naſquit vne fleur de meſme couleur, fleur qu’autresfois on auoit veu naiſtre du ſang d’Hyacinthe, auſſi porte-elle peintes en ſes fueilles les plaintes de(C’eſt Ai qui ſemble eſtre eſ- crit ſur les fleurs du Iacinthe.) ce ieune garçon, qui fut durant ſa vie les delices d’Apollon, & porte enſemble les premicres lettres du nom d’Aiax.

LE SVIET DE LA III. FABLE.
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La puiſſante & floriſſante Troye ayant eſté ſaccagée & bruſlée fut dè ville reduitte en vn deſert, & la femme de Priam Hecube, tirée du milieu des tombeaux de ſes en- fans, pour premier changement, de Reyne fut faite eſclaue d’ Vlyſſe.
|| [370]
VLysse ainſi victorieux fut enuoyé à Lemnos, Iſle celebre pour auoir veu chez ſoy naiſtre Hypſipyle, fille du fameux Thoas, mais polluë du ſang des hommes, que les cruelles femmes de ce païs-là firent autrefois mourir. Il y trouua Philoctete, & le ſceut ſi heureuſement entretenir, qu’il le fit venir au camp des Grecs, armé des fleſches d’Hercule, qui mirent fin à ceſte ſanglante guerre. Lors arriua la fatale ruine de Priam & de ſon Eſtat, qui tom- berent enſemble, & la Reyne Hecube, aprés auoir tout perdu, mi- ſerable, perdit meſme la forme & le viſage de femme, & dans vn air eſtranger fut veuë abbayer ſous vn poil de chienne. Ceſte ſuperbe Troye, la merueille des villes, & le plus fort bouleuart de l’Aſie, ba- ſtie à l’endroit reſtreſſi où ſe borne la longueur de l’Helleſpont, vain- cuë en fin aprés vne ſi longue reſiſtance, parut lors toute en feu, l’au- tel de Iupiter fut teint du peu de ſang qui reſtoit au vieil Priam, & ſa fille deuinereſſe Caſſandre fut tirée par les cheueux hors du Temple d’Apollon, tendant en vain les mains au Ciel qui eſtoit ſourd à ſes cris & à ſes prieres. Les Dames Troyennes furent la proye des Grecs, & le petit Aſtyanax, fils vnique du vaillant Hector, fut precipité du haut d’vne tour, d’où il auoit accouſtumé de voir les exploicts guer- riers de ſon pere combattant par la plaine. Quand les froids Aquilons commencerent à ſouffler dans les voiles, ceſte flotte victorieuſe prit la route de ſon retour, & lors les Troyennes baiſans la terre deuant que ſ’embarquer, dirent Adieu à leur fumante Troye, qu’elles eſtoient contraintes de quitter. Elles veirent deuant que partir les cendres de leurs logis embraſez, qui enſeueliſſoient deſia les flames, & ne peurent laiſſer qu’auec trop d’affliction les reſtes de leur pays deſolé. Hecube fut celle (pitoyable ſpectacle) qu’on traiſna la der- niere aux vaiſſeaux pour l’emmener captiue. Elle fut trouuée au mi- lieu des ſepulchres de ſes enfans, attachée ſur leurs tombeaux qu’elle baiſoit, & fut par force tirée de là par Vlyſſe, qui la rendit ſa priſon- niere: mais il ne peut l’enleuer ſi viſte qu’elle ne priſt ſa pleine main des cendres d’Hector, l’honneur de ſes fils, dont elle remplit ſon ſein, & pour dernier preſent luy laiſſa quelques poils griſons de ſa teſte blanchiſſante. Quelle autre mortuaire offrande luy pouuoit- elle faire? la fortune luy auoit tout oſté, rien ne luy reſtoit en ſon ex- treme pauureté que des cheueux & des larmes, deſquelles elle fit ſur ſon tombeau vn pauure & triſte ſacrifice.

LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
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(VIII. Fable expliquée au 4. Chap.) Polydore, le plus ieune des enfans de Priam, auoit eſté, durant le ſiege de Troye en- uoyé en Thrace chez Polymeſtor, qui le tua pour auoir les treſors deſquels il auoits eſté fait depoſitaire außi bien que de la vie de ce ieune enfant.
|| [371]
DE l’autre coſté de la mer tout vis-à-vis des terres où eſtoient autrefois les hautes murailles de Troye, il y auoit en meſme temps le Royaume de Polymeſtor, où le petit Polydore, dernier fils de Priam, auoit eſté enuoyé par ſon pere, afin qu’il peuſt, ſurui- uant le piteux deſtin de ſes freres, ſuruiure le malheur de ſon païs, & releuer vn iour les ruines d’vne ville ſi renommée. Le conſeil qui fit prendre vne telle reſolution à Priam, eſtoit eſclos d’vne grande prudence, & le ſuccés en pouuoit eſtre heureux, ſi auec ſon fils il n’euſt point enuoyé de threſors, dangereux aiguillons des ames aua- res. Lors que ceſt infidelle Roy de Thrace, ſceut qu’auec le fort d’I- lion la bonne fortune des Troyens auoit eſté renuerſée, il ne penſa qu’à la mort de ſon nourriçon, duquel il deuoit auoir la vie plus che- re que la ſienne. Vn aueugle deſir de poſſeder en propre les threſors qu’il auoit en depoſt, arma ſa main d’vn poignard, & luy fit coupper la gorge à celuy duquel il eſtoit protecteur. Que fais-tu, perfide? où eſt ta foy? où ſont les droicts inuiolables de l’hoſpitalité? Penſes- tu que la memoire de ta cruauté ſ’engloutiſſe dans les eaux auec le corps que tu y iettes, aprés l’auoir meurtry? Les tenebres ne peuuent cacher l’horreur d’vn tel crime, ny l’oubly t’empeſcher d’en ſouffrir la vengeance.
|| [372]

LE SVIET DE LA V. FABLE.
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(V. Fable ex- pliquée au 4. Chap.) Les Grecs s’en retournans aprés la ruine de Troye furent arreſtez en Thrace par l’Ombre d’ Achille, qui demanda qu’on luy ſacrifiaſt Polyxene ſoeur d’ Hector; ce qui fut pour contenter ceſte Ombre ſanguinaire.AGamemnon auoit faict alors arreſter ſes vaiſſeaux au port de Thrace, où l’Ombre du grand Achille ſortant d’vn gouffre, parut hors de la terre, & le repreſenta tout tel qu’il eſtoit, quand ani- mé d’vn iniuſte courroux, il porta trop indiſcrettement l’eſpée à la gorge du chef de l’armée. Comment? vous vous retirez donc (diſt l’Ombre courageuſe de ce plus courageux Prince des Grecs) ingrats peuples auſquels mes ſeruices ne ſont plus rien? Auez-vous auec moy enſeuely le ſouuenir de ma vertu, & le iuſte reſſentiment des obligations que vous m’auez? Non, non, il ne faut pas que l’ingrati- tude vous perde, ſouuenez-vous d’Achille, voſtre gloire & voſtre rampart, & ne laiſſez pas ſans honneur les reſtes de ſa proüeſſe. Ie vous demande pour offrande la vie de la ſoeur d’Hector, ſacrifiez Polyxene ſur mon tombeau, afin que ſon ſang appaiſe mes regrets d’auoir eſté tué de la main de ſon frere. Ceſte Ombre ſanguinaire n’euſt pas deſ- couuert ſon cruel deſir, qu’auſſi toſt on rauit Polyxene d’entre les bras de ſa mere, qui n’auoit preſques plus que ceſte ſeule fille à che- rir. On la mena ſur le tombeau de celuy, qui vif l’auoit aimée, & mort [373] voulut auoir ſa vie pour loyer de ſes trauaux, où elle ne ſe monſtra pas moins conſtante & courageuſe, que ſon ſort eſtoit pitoyable & malheureux. Les apprehenſions de la mort n’eurent pas le pouuoir de luy faire oublier ce qu’elle eſtoit: elle fit paroiſtre en ſon affliction vn courage indompté, quì ne tenoit rien du foible coeur d’vne fille; & quand elle fut au lieu, où, miſerable hoſtie, elle deuoit eſtre la victi- me d’vn ſi deteſtable ſacrifice, voyant Pyrrhe armé d’vn couſteau, iet- ter les yeux ſur elle, elle luy diſt: Qu’attendez-vous pour eſpancher les reſtes du genereux ſang des Roys de Troye? vous perſuadez-vous de m’obliger, en me laiſſant encore reſpirer l’air de mes infortunes? Non, non, ie ſouhaitte la mort; ſi vous la retardez, le delay me ſera plus mortel qu’elle meſme. Plongez ce couſteau que vous auez en main, ou dans ma gorge, ou dans mon ſein (en laſchant la parole, elle ouurit ſa gorge, & deſcouurit ſon eſtomach, pour l’expoſer à la cruauté de Pyrrhe) Polyxene ne peut ſeruir, & l’amour de la vie ne luy fera iamais naiſtre la volonté de ſuruiure à ſa liberté. Auancez donc ma fin, & ne vous arreſtez point à la ceremonie d’vn ſacrifice: car auſſi bien pas vn des Dieux ne peut eſtre appaiſé du ſang d’vne ſi mi- ſerable hoſtie. La mort ne m’eſpouuente pas, elle ſera maintenant mes delices: las! pleuſt aux Dieux qu’elle peuſt m’embraſſer ſans que ma mere en euſt la cognoiſſance! Il n’y a que ma mere qui m’afflige, ma mere ſeule trauerſe le contentement que i’ay de mourir. Toutes- fois elle doit pluſtoſt pleurer ſa vie que mon treſpas, car elle ne fera dorenauant que languir ſur terre, & ne reſpirera que pour ſan- gloter. Mais afin que ma mort ſoit autant eſloignée de ſeruitude, qu’a eſté ma naiſſance; permettez-moy de mourir ſans contrainte. Re- tirez-vous loin de moy, ie vous prie, deffendez à vos mains de tou- cher mon corps vierge; ſi vous voulez obliger le deſir que i’ay de me rendre aux enfers ſans eſtre polluë de l’attouchement des hommes, l’offrande de mon ſang chaſte & libre n’en ſera que plus agreable à celuy, quel qu’il ſoit, duquel vous voulez appaiſer les Ombres cour- roucées. Et ſi mes dernieres prieres trouuent dedans vos coeurs quel- que reſſentiment, qui vous puiſſe eſmouuoir d’octroyer à la fille du Roy Priam, maintenant voſtre eſclaue, ce qu’elle vous demandera: ie vous ſupplie de rendre ſans rançon mon corps à ma mere, lors qu’il aura icy ſeruy de victime. Ne luy vendez point le droict des triſtes funerailles qu’elle me doit, elle l’a cherement acheté pour mes fre- res, quand elle en a eu le moyen; contentez-vous de ſes larmes, c’eſt ce que vous pouuez maintenant auoir d’elle.Ce fut ſans pleurer qu’elle fit ce dernier ſouhait; mais le peuple qui l’ouït n’eut point tant de conſtance comme elle, il ne la peut voir que d’vn oeil humide, & le Preſtre meſme, lequel auec vn ex- treme regret luy ouurit le ſein, ne donna pas le coup ſans ietter des larmes. Le Preſtre ſon ennemy fut moins courageux à luy donner la [374] mort, qu’elle ne fut à la receuoir; il pallit en pleurant, & elle ſans per- mettre à la crainte de peindre l’apprehenſion ſur ſon viſage, parut d’vne face aſſeurée, lors meſme que ſon ſang eſpandu contraignit ſes iambes de fleſchir. Son courage rendit ſa cheute glorieuſe & honora- ble, car en tombant elle eut bien encore le ſoin, que rien de ſon corps ne ſe veiſt, qui paroiſſant luy peuſt apporter de la honte, & violer l’honneſte pudeur de ſa chaſteté. Les Dames Troyennes rele- uerent ſon corps ſanglant, & plaignans ſon piteux ſort, ſe repreſen- terent à l’heure tous les meurtres, qui auoient eſté commis ſur ceux de la maiſon Royale de Priam. Elles te pleurerent long-temps, gene- reuſe fille, & pleurerent auſſi Hecube ta mere autrefois Reyne d’I- lion, femme du vieil Priam, l’honneur de l’Aſie floriſſante, & main- tenant miſerable objet de toutes ſortes d’infortunes. Ceſte vieille de- cheuë du ſolſtice de ſon bon-heur & de ſa gloire, eſtoit bien lors ſi peu, que perſonne n’en faiſoit conte; Vlyſſe la prit pour eſclaue; mais il ne l’euſt pas daigné prendre, ſi ce n’euſt eſté à cauſe d’Hector, qu’elle auoit enfanté. Hector, quel creue-coeur! qu’Hector euſt de la peine à trouuer vn maiſtre à ſa mere? Elle embraſſa le corps qu’v- ne ſi genereuſe ame venoit de quitter, & ouurant la bonde des lar- mes, qu’elle auoit tant de fois ouuerte pour ſon païs, pour ſon mary & pour ſes autres enfans, le noya d’vn torrent de pleurs, & remplit de pleurs ſa bleſſure. Elle ioignit ſes ioües aux ioües de Polyxene qui n’eſtoit plus, & ſoüillant ſon poil grizon dans le ſang de ſa fille, aprés mille plaintes & mille ſanglots, la douleur, qui luy faiſoit deſchirer ſon ſein, anima ſa bouche de ces piteuſes paroles: Helas! ma fille, tu es morte, Polyxene dernier ſubject de mon affliction, ie voy dans ton ſein l’ouuerture d’vne large playe, qui m’en faict vne pareille au coeur. Et afin que pas-vn des miens ne veiſt ſa fin que par le fer, vn fer t’a ouuert auſſi bien qu’aux autres la porte du treſpas. Helas! ie me per- ſuadois que tu en pourrois eſtre exempte, veu que tu eſtois fille; mais bien que fille, tu n’as pas laiſſé de ſentir la pointe d’vn couſteau. Ton ſexe ne t’a peu deffendre d’vne mort violente; le meſme Achil- le, qui fut le fleau de Troye, & le meurtrier de tes freres, eſt celuy qui t’a faict mourir. Miſerable, lors qu’vn ſi cruel ennemy fut mis par terre, bleſſé des fleſches de Pâris & du beau fils de Latone, ie dis en moy-meſme, qu’il ne me falloit plus au moins redouter Achille: mais ie me trompois, il m’eſtoit bien encore à craindre, puiſque ſa cendre eſt ennemie de noſtre famille, que ſon Ombre nous perſe- cute, & bien qu’il ſoit dans vn tombeau, il ne laiſſe pourtant de nous faire la guerre. Ie n’ay eſté feconde que pour luy, mes enfans n’ont ſeruy que pour eſleuer ſes trophées, & fournir de proye à ſes cruau- tez. Troye eſt ruinée, i’ay veu la deplorable fin du ſiege, & de no- ſtre malheur public, & ne puis voir la fin de mes deſaſtres; mes dou- leurs domeſtiques renaiſſent chaque inſtant, & ſemble que ie n’ay pas [375] moins d’ennemis qu’alors que mon fort d’Ilion eſtoit en ſon entier. Cruel regret! faut-il qu’Hecube autresfois appuyée des forces de tant de braues gendres, & de ſi valeureux enfans, maintenant priuée de l’appuy des vns & des autres, veufue d’vn puiſſant Roy, pauure, miſerable & comme bannie, ſoit traiſnée en pays eſtranger? Faut-il, infortunée, que ie ſois arrachée du milieu des tombeaux des miens, pour eſtre preſentée ſeruante à Penelope, qui me gourmandera(Penelope fem- me d’Vlyſſe de qui Hecube fut eſclaue.) dans ſa maiſon, me donnera ma taſche à faire tous les iours, en tra- uaillant me monſtrera aux Dames d’Ithaque, & leur dira parlant de moy: Voila la mere tant renommée de ceſt Hector, que la Vail- lance meſme ſemble auoir autresfois redouté, voila la femme de Priam. Mais encore ſi tu m’eſtois reſtée, deplorable Polyxene, ta preſence addouciroit aucunement l’aigreur de mes douleurs. Mes de- ſtins ne l’ont pas voulu, tu as eſté immolée ſur le tombeau d’vn Capitaine Grec, on t’a offerte pour hoſtie au fils de Pelée. Ha mal- heur! falloit-il que i’enfantaſſe l’offrande mortuaire, qui deuoit ap- paiſer noſtre plus grand ennemy? Malheur! faut-il que ie viue en- core aprés tant de malheurs ſoufferts? Qu’attens-je plus? n’ay-je pas eſté la butte de tous les deſaſtres du monde? A quels plus ſenſibles tourmens me reſerues-tu, ennuyeuſe & trop importune vieilleſſe? Cruels Dieux, qui ne vous pouuez ſaouler du ſang des miens, que voulez-vous plus faire de moy ſur terre? A quelle fin allongez- vous ma languiſſante vie, ſi ce n’eſt pour touſiours allonger mes douleurs? Eſt-ce pour me faire voir chaque inſtant quelque meur- tre nouueau, que vous vous plaiſez de voir ſi long-temps vne vieil- le mourante ſouſpirer ſes afflictions? Helas! qui euſt penſé, qu’on euſt iugé Priam heureux, aprés le ſac & l’embraſement de ſa grande Troye? Il eſt heureux pourtant, aprés tant de pertes, la perte de la vie luy fut vn extreme bon-heur. Il eſt heureux, en ce qu’il n’eſt point contraint de te voir morte, ma fille; heureux qu’en ceſſant d’eſtre Roy, il a ceſſé de viure. Ha Dieux! quelles funerailles te fera-on, ge- nereuſe fille du Roy de Phrygie? On ne t’eſleuera point vn ſuperbe tombeau, tes cendres ne ſeront point miſes dans les ſepulchres de tes anceſtres: car noſtre maiſon a receu vn trop cruel reuers de la fortu- ne. Tous les dons mortuaires que ie te feray, ſeront des larmes, & quelques poignées de ce ſable eſtranger dont ie te couuriray. I’ay tout perdu, helas! il ne me reſte rien qui me face ſouhaitter de plus long-temps traiſner ceſte vie, ſi ce n’eſt le petit Polydore, autre- fois le cadet de tant d’enfans que i’auois, maintenant l’vnique eſ- perance de noſtre Empire renuerſé. C’eſt chez le Roy de ces quar- tiers icy qu’il eſt, le pourray-je point voir? Non, lon ne me per- mettra pas de m’eſcarter iuſques-là. Mais pourquoy tardé-je tant à lauer les playes de ma fille? Comment eſt-ce que ie puis voir ſi long-temps ſa face polluë de ſang? Donnez-moy vne cruche, [376] Troyennes compagnes de mon malheur, & nous en allons puiſer de l’eau dans la mer.

LE SVIET DE LA VI. FABLE.
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(VI. Fable ex- pliquée au 4. Chap.) Hecube allant à l’eau, auec quelques Troyennes, trouua le corps de ſon petit Poly- dore meurtri, dont la veuë en ſuitte de tant d’autres afflictions la rendit furieuſe.ELle y fut en ſ’affligeant, & deſpoüillant ſa teſte de ſes che- ueux blancs; & lors qu’elle voulut plonger ſa cruche dans l’eau, elle apperceut ſur le riuage le corps de ſon petit Polydore, que l’infi- delité des Thraces auoit ietté dans l’eau aprés l’auoir meurtry. Les Troyennes qui l’accompagnoient ſ’eſcrierent d’effroy à la veuë de ce ieune enfant de Priam, l’eſpoir de tous ceux du pays; mais la me- re ſaiſie d’vne douleur muette ne peut ny pleurer, ny ſe plaindre. La violence du mal qu’elle ſentit deuora ſa voix, & retint ſes larmes comme glacées dans ſon ſein; elle demeura auſſi froide & auſſi roi- de qu’vn rocher, iettant tantoſt la veuë du coſté où Troye auoit eſté, tantoſt eſleuant vn oeil deſpité vers les Cieux, & tantoſt re- gardant, ou le viſage, ou les bleſſures de ſon fils; mais ſur tout les bleſſures: elle entra en telle colere, qu’elle perdit le ſouuenir de ce qu’elle eſtoit, & comme ſi elle euſt encore eſté Reyne, ne donna que la vengeance pour object à ſes penſées.
|| [377]

LE SVIET DE LA VII. FABLE.
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Hecube enragée d’affliction s’en alla chez Polymeſtor, auquel elle creua les yeux,(VII. Fable er- pliquée au 4. Chap.) eſtant aßiſtée de quelques Troyennes, & depuis fut changée en Chienne.TOvt ainſi qu’vne lionne, eſpoinçonnée du furieux regret d’a- uoir perdu ſon petit lionceau, ſuit à la piſte celuy qui l’a enle- ué, bien qu’elle ne le voye pas; de meſme Hecube agitée de la rage de ſes douleurs, ſe laiſſe guider à ſon coeur, ſans ſe repreſenter la foibleſſe de ſes ans, & ſ’en va dans le Palais de Polymeſtor, perfide autheur d’vn meurtre ſi execrable. Elle demande à luy parler en ſe- cret, afin de luy deſcouurir le lieu où il y a encore d’autres threſors cachez pour l’entretien de ſon fils. Ceſt auare Prince de Thrace, qui ne reſpire que l’or & l’argent, la croit facilement, & ſe retire à l’eſ- cart pour luy dire, auec vn viſage couuert du fard de la feintiſe: Ne craignez-point, Hecube, de mettre entre mes mains le reſte de voſtre fortune; ma fidelité depoſitaire du bien de voſtre fils, ne luy fera rien perdre de ce que vous me laiſſerez. Les threſors que vous m’auez deſ- ja enuoyez, & ceux que ie receuray luy ſeront conſeruez, n’en dou- tez point; ie vous le iure par la ſouueraine puiſſance des habitans des Cieux. Tandis que ce pariure Prince faiſoit ce faux ſerment, elle qui le regardoit d’vn oeil animé de furie, ſentit la rage enfler ſon courage; elle ſe ietta ſur luy, & fortifiée d’vne trouppe d’eſclaues Troyennes, [378] qu’elle appella à ſon aide, creua les yeux à ce traiſtre meurtrier de ſon Polydore, les arracha hors de la teſte, & de ſes mains ſoüillées de ce ſang criminel luy meurtrit le viſage. Ce fut la colere qui luy en donna la force, & la meſme paſſion porta le peuple de Thrace à venger ſur elle l’aueuglement de leur Roy. Ils la pourſuiuirent à coups de pierre, & elle pourſuiuie changea de forme & de voix: au lieu de parler elle commença d’abbayer, & en abbayant mordit les pierres qu’on luy iettoit, tout ainſi que font les chiens. Le pays où ceſte merueille aduint a tiré ſon nom des hurlemens qu’Hecube y fit ſous le poil d’vne chienne, aux piteux abbois de laquelle les Troyens captifs, les Grecs ſes ennemis & tous les Dieux encore fu- rent ſi touchez de pitié, que Iunon meſme, femme & ſoeur du grand Iupiter, & ennemie coniurée d’Ilion, fut contraincte d’ad- uoüer que la pauure Hecube n’auoit pas merité d’eſtre ſi mal trai- ctée.

LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
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(VIII. Fable expliquée au 5. Chap.) Memnon fils de Tithon & de l’ Aurore ayant mené du ſecours à Priam fut tué par Achille, dont l’ Aurore eut tant de regret, que pour alleger ſes douleurs elle recou- rut à Iupiter, duquel elle obtint que les cendres de ſon fils ſeroient changées en oy- ſeaux, & elle tous les matins, apres auoir long-temps pleuré, change ſes larmes en rosée.
|| [379]
BIen que l’Aurore euſt tenu le party des Troyens, on ne la veid point autrement affligée des infortunes de Priam, ny de ceux qui eſtoient arriuez à Hecube, elle auoit vn dueil à porter qui la touchoit de plus prés, l’affliction domeſtique de la perte de ſon fils Memnon, qu’Achille auoit tué par la campagne de Phry- gie, ne permettoit pas qu’elle euſt du reſſentiment pour les dou- leurs d’autruy. Le cruel creue-coeur, de l’auoir veu mourir vaincu, luy donnoit bien tant de tourmens, que ſes triſtes penſées ne pou- uoient receuoir autre triſte obiect, que celuy pour lequel toutes ſes plaintes & ſes pleurs eſtoient occupez. Elle le veid, helas! tom- ber d’vn coup de jauelot, pouſſé de la main d’Achille, & le voyant, les roſes de ſes ioües, qu’elle nous deſcouure au matin, pallirent, & le beau luſtre de ſon front obſcurcy, fut couuert d’vn nuage. Elle le veid mourir, mais elle ne peut voir reduire ſon corps en cendre. Quand il fut dans le feu, elle en deſtourna ſa face eſplo- rée, & toute eſcheuelée, comme elle eſtoit, ſ’en alla ietter aux pieds de Iupiter, pour luy faire ſes plaintes, arroſées d’vn flux de chaudes larmes: Grand Dieu qui portez le ſceptre des Cieux, bien que ie ſois la moindre des diuinitez, hoſteſſes des Palais eſtoillez (car il n’y en a pas vne qui ait par le monde ſi peu de Temples que i’en ay) ie ne vien pas pourtant vous trouuer, afin que vous m’en fa- ciez baſtir de nouueaux, ou eſleuer quelques autels à mon hon- neur, & deſtiner certains iours eſquels on me face des ſacrifices ſo- lemnels. Ie ne ſuis point poſſedée d’vn ſi ambitieux deſir, & tou- tefois ie ne croy pas que ſi vous vous mettiez deuant les yeux les ſeruices que ie fais au monde, vous ne me iugeaſſiez digne de quel- que honorable recompenſe: mais ce n’eſt pas mon enuie mainte- nant de la recercher; ie ne ſuis pas en eſtat de pourſuiure l’accroiſ- ſement de mes honneurs. Ie ne viens icy me preſenter à vous toute eſplorée, que pour receuoir de l’allegement. Helas! ie ſuis priuée de mon fils Memnon, il eſt mort, il ſ’eſt en vain, combattant pour ſon oncle, oppoſé aux efforts des Grecs, la belle fleur de ſa ieuneſ- ſe a eſté moiſſonnée dés ſon printemps, par ce genereux fils de Thetis, duquel les deſtins ont fauoriſé les armes. Ie l’ay perdu, & perdu auec luy toutes mes cheres eſperances; honorez donc ſon tombeau de quelqu’vne de vos faueurs, ſouuerain Monarque des Dieux, afin que l’honneur que vous ferez au fils, addouciſſe l’ai- greur des douleurs de la mere. Les prieres de l’Aurore affligée trouue- rent Iupiter fauorable, le buſcher allumé tomba, & ne rendit plus au lieu de feu qu’vne eſpaiſſe fumée, ſemblable aux noires vapeurs qui ſ’eſleuent au deſſus des fleuues, au trauers deſquelles les rays du Soleil ne peuuent penetrer. Auec la fumée quelques cendres monterent dans l’air, & là ramaſſées enſemble firent vn corps, qui ſe formant peu à peu en oyſeau deuint en fin oyſeau parfaict, & en meſme [380] inſtant naſquirent pluſieurs tous pareils, leſquels battans des aiſles voltigerent par trois fois autour du buſcher, & par trois fois eſlan- cerent des cris teſmoins de leur dueil. Au quatrieſme vol ils ſe ſe- parerent, & firent deux troupes, qui comme ennemies ſe rangerent l’vne contre l’autre, & ſe battirent tant du bec & des ongles, qu’ils tomberent tous mortuaires hoſties ſur les cendres de Memnon, deſquelles ils auoient pris naiſſance. Celuy qui leur donna l’eſtre leur a donné le nom qu’ils portent; car ces oyſeaux-là ſ’appellent Memnonides, & tous les ans, ſi toſt que le Soleil a paſſé par les douze maiſons du Zodiaque, ils viennent ſur ce tombeau du fils de l’Aurore, faire encore la guerre, & ſacrifier leurs vies à l’Ombre de Memnon. Ce fut donc vn piteux ſpectacle de voir Hecube ab- bayer comme vne chienne, & qui affligea fort tous les Dieux: mais l’Aurore pourtant n’en eut point de reſſentiment, & ne la peut pleurer, pour ce que toutes ſes larmes eſtoient employées à plain- dre la perte de ſon fils qu’elle pleure encore tous les matins, lors qu’elle moüille la terre de l’humide roſée, qui donne la vie aux fleurs.

LE SVIET DE LA IX. FABLE.
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(IX. Fable ex- pliquée au 5. Chap.) Enée fuyant le ſac de Troye auec ſon pere Anchiſe & ſon fils Aſcagne, ſe ſauua par mer à Delphes, où Anius Preſtre d’ Apollon le retira, & luy conta l’eſtrange auanture de ſes cinq filles qui auoient eſté changées en pigeons.
|| [381]
ENcore que la ville de Troye fuſt ruinée, les deſtins ne per- mirent pas, que deſſous ſes ruines fuſt enſeuelie l’eſperance de reſtablir vn iour l’Empire Troyen; elle demeura viue aprés le ſac, d’où Enée eſchappa, ſauuant auec ſoy quelques reliques ſacrées, enſemble ſon pere Anchiſe, autre ſacré fardeau, dont il chargea ſes eſpaules. Parmy tant de richeſſes qu’il poſſedoit, il ne fit choix ſinon de ſon pere, pieuſe charge d’vn charitable fils, & conduiſit ſon petit Aſcagne; auec leſquels embarqué, fuyant les infidelles riuages de Thrace, rouges du ſang de Polydore, il fut pouſſé d’vn vent fauorable à ſes ſouhaits, dans le port de Delphes, où le Roy Anius le receut honorablement, & tous ceux qui l’auoient ſuiuy. Il leur fit voir la ville & les ſingularitez du Temple d’Apollon, leur monſtra les deux arbres que Latone tenoit embraſſez, lors qu’elle enfanta Apollon & Diane, & aprés auoir faict vn ſacrifice de quel- ques boeufs, les mena dans ſon Palais, où pour les banqueter il les fit aſſeoir ſur de riches tapis.

LE SVIET DE LA X. FABLE.
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L’auanture des filles d’ Anius fut qu’ayans le don de changer en bled, vin & huile(X. Fable ex- pliquée au 5. Chap.) tout ce qu’elles touchoient, pour ce reſpect les Grecs les voulurent par force mener en leur armée, & pour les guarentir d’vne telle violence, Bacchus les changea en Pi- geons.
|| [382]
ILs auoient deſia beu les vns aux autres, quand le pieux An- chiſe diſt à ſon hoſte; Qu’en paſſant autresfois par Delphes, (ſ’il ne ſe trompoit) il penſoit luy auoir veu vn fils & quatre fil- les. A quoy ce grand Preſtre de Phoebus branſlant ſa teſte chenuë, qui eſtoit entourée de bandelettes blanches, reſpondit d’vne triſte voix: Vous ne vous abuſez point, braue Cheualier; voſtre memoi- re ne ſ’eſgare pas, il eſt vray, vous m’auez veu autrefois cinq en- fans, deſquels ie me voy maintenant preſques du tout priué, à tant de changemens noſtre miſerable vie eſt ſubiecte. Car mon fils, encore qu’il ſoit en vie, ie n’en ay non plus de ſecours, que ſ’il n’e- ſtoit point au monde. Il porte le ſceptre de l’Iſle d’Andres, à la- quelle il a donné ſon nom, & a le contentement d’y commander ſouuerainement, iouïſſant du don qu’Apollon luy a faict, de pou- uoir predire les choſes à venir: mais ie n’ay pas l’heur de le voir en tel eſtat, eſtant ainſi eſloigné de moy, ie le tien comme perdu. Pour mes quatre filles, elles ne me rendoient pas moins heureux pere, que leur perte me rend affligé, car elles auoient receu de Bacchus vne faueur ſi rare, qu’elle eſt preſque incroyable. Elles ne touchoient rien, qui ne fuſt par leur attouchement auſſi toſt changé en bled, en vin, ou en huile. Cela fut cauſe qu’Agamemnon, lequel a rauagé voſtre floriſ- ſante Troye, me les vint arracher d’entre les bras, & par force (pour vous dire que nous auons, auſſi bien que vous, reſſenty la violence des armes Gregeoiſes) me contraignit de les luy donner, pour ſuiure touſiours l’armée, & la nourrir par le moyen du riche don que Bac- chus leur auoit fait. Toutefois elles ne voulurent point fauoriſer vos ennemis, elles ſ’eſchapperent, & ſ’enfuyrent deux en l’Iſle d’Eubée, & les deux autres du coſté d’Andres chez leur frere. Les troupes Grec- ques les ſuiuirent, & menacerent mon fils de le ruiner, ſ’il ne mettoit mes filles entre leurs mains. Helas! il n’auoit pas vn Enée, il n’auoit pas vn Hector pour deffendre ſa ville, & faire durer le ſiege dix ans comme vous auez faict. Vn excuſable effroy le ſaiſit, la crainte vain- quit l’affection qu’il portoit à ſes ſoeurs, il les rendit aux Grecs. On leur vouloit deſia lier les bras comme à des eſclaues, quand le regret de ſe voir forcées, leur fit leuer les mains encore libres vers le Ciel pour prier Bacchus de les ſecourir. Ce Dieu, qui les auoit tant fauori- ſées auparauant, ne leur manqua pas de ſecours en telle neceſſité, ſi c’eſt donner ſecours que de couurir d’vn miracle la ruine de ceux qui prient pour eſtre ſauuez. Pour moy ie ne vous ſçaurois dire comment elles furent changées; mais ie vous puis aſſeurer qu’en fin leurs corps furent couuerts de plumes blanches, & deuindrent pigeons, oyſeaux conſacrez à la belle Cypris voſtre femme.
|| [383]

LE SVIET DE LA XI. FABLE.
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Les filles d’ Orion ayans bien voulu eſtre ſacrifiées pour le peuple de Thebes, aprés(XI. Fable expliquée au 5. Chap.) auoir eſté bruſlées, de leurs cendres naſquirent deux ieunes hommes, qui portans vn nom de filles furent appellez Corones. Le Poëte prend occaſion de de ſcrire ceſte fable en racontant les preſens qu’ Anius fit à ſes hoſtes, & dit qu’elle eſtoit grauée ſur vn vaſe qu’il donna à Enée.ILs ſ’entretindrent à table de pluſieurs diſcours ſemblables, puis ſe retirerent aux chambres pour prendre le repos de la nuict, & le matin furent conſulter l’Oracle d’Apollon, qui leur conſeilla d’aller reuoir leur ancienne mere, & abborder au riuage d’où leurs anceſtres eſtoient partis pour venir fonder en Phrygie les murailles de Troye. Quand ils eurent receu ceſte reſponce ils prindrent congé du Roy Anius, qui les fut conduire iuſqu’au port, & fit preſent d’vn ſceptre à Anchiſe, d’vne robe & d’vn carquois au petit Aſcagne, & d’vn vaſe à Enée. Ce vaſe eſtoit venu de Grece de la maiſon du Roy Therſes, & auoit eſté graué du burin d’Alcon, rare ouurier de ſon temps, lequel ſ’eſtoit pleu à y pourtraire la ville de Thebes auec ſes ſept portes, les buſchers, les tombeaux, les feux qui eſtoient autour, & les meres eſcheuelées qui auoient accouſtu- mé de faire là le dueil de leurs enfans. Pour y repreſenter naïfue- ment l’affliction, les Nymphes y paroiſſoient toutes eſplorées, les [384] fleuues ſembloient taris, & les fueilles des arbres ſeichées. Il n’y auoit point d’herbes, les chevres lechoient les coſtes arides des montai- gnes, & ne trouuoient rien dequoy ſe repaiſtre. Au milieu de la ville on voyoit les deux filles d’Orion, qui d’vn coeur ſurmontant tous les autres coeurs de leur ſexe, ſ’offroient volontairement à la mort pour le bien public du pays; l’vne preſtant le col pour eſtre eſgorgée; l’autre ſe donnant elle meſme d’vn poignard dans le ſein. La pompe funebre dont elles auoient eſté honorées y eſtoit auſſi repreſentée, auec le buſcher, où des cendres de leurs corps bruſlez ſortirent deux ieunes hommes qui furent appellez Corones, & re- ſtablirent leur maiſon, aprés auoir faict pluſieurs honneurs à la cendre, de laquelle comme de leur mere ils auoient tiré leur naiſ- ſance. Tout cela eſtoit elabouré auec vne merueilleuſe induſtrie ſur le corps du vaſe, & le bord eſtoit entouré d’vne couronne de fleurs, l’eſmail deſquelles paroiſſant parmy l’or, ne releuoit pas peu l’ou- urage. Mais ſi le Roy Anius fit de riches preſens à ces Troyens fu- gitifs, eux ne luy en firent pas de moindres; ils luy donnerent vn encenſoir, vne couppe à ſeruir aux ſacrifices, & vne couronne d’or enrichie de pluſieurs pierres precieuſes; puis prindrent la route de Crete, ſe reſſouuenans que Teucer qui en eſtoit ſorty, ſe trouuoit au rang de leurs ayeuls: toutefois ils n’y demeurerent pas, la corru- ption de l’air les empeſcha de ſ’y arreſter. Ils quitterent les cent villes autrefois ſubjettes à l’Empire de Minos, pour aller cercher l’Italie, où ils deuoient trouuer vn port aſſeuré, & des Dieux fauo- rables. Cependant ils furent trauaillez d’vne cruelle tempeſte, & en durerent les perilleux efforts d’vne tourmente qui les ietta aux riues des Strophades, où les monſtrueuſes faces des Harpyes les ef- frayerent. De là ils paſſerent à coſté de Duliche, d’Ithaque, de Sa- mos & de Neritie, qui ſont toutes villes ſubjettes à la couro nne de l’accort d’Vlyſſe, & veirent de loing ſans y prendre terre l’Iſle d’Am- bracie, pour le domaine de laquelle il y a eu quelques Dieux qui ont long-temps eſté en procez, mais en fin elle eſt demeurée à Phoebus, lequel y void encor tous les iours celuy qui luy adiu- gea conuerty en rocher. Ils coſtoyerent aprés l’Epire, & Dodone tant vantée pour auoir en ſes terres vn cheſne parlant, qui rend des Oracles; puis deſcouurirent la Chaonie, où les fils du Roy Moloſſe, fuyans le cruel braſier dans lequel on les vouloit faire mourir, furent changez en oyſeaux. En fin ils abborderent à Buthrote, où Helene fils de Priam ſ’eſtant retiré, y auoit reſtably vne petite Troye. Ils ſceu- rent de luy, qui eſtoit grand deuin, & des plus ſçauans en la ſcience qui nous faict preſager les choſes à venir, quelle terre les deſtins leur auoient reſeruée pour retraitte; & ainſi bien inſtruicts du chemin qu’ils deuoient tenir, vindrent droict en Sicile.
|| [385]

LE SVIET DE LA XII. FABLE.
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Galatée, fille du Dieu Nerée, & de la Nymphe Doris, eſtant aimée d’ Acis fils de(XII. Fable ex- pliquée au 6. Chap.) Faune, qu’elle aimoit außi, le Cyclope Polypheme entra en telle ialouzie contre le ieu- ne Acis, qu’il recercha toutes les occaſions qu’il peut pour la ruiner. Vn iour il ren- contra parmy les bois, qu’il tenoit ſa maiſtreſſe embraßée, dont il penſa creuer de deſ- pit, & pour deſcharger ſa colere, arracha vne roche du Montgibel qu’il ietta ſur ces deux amans, pour les aſſommer; mais Galatée ne fut point offencée, elle ſe plongea promptement dans la mer, & ſon ſeruiteur Acis fut tué. Elle en porta bien tant de dueil, qu’afin de faire encore paroiſtre apres ſa mort l’affection qu’elle auoit euë pour luy, elle changea ſon ſang en fleuue, qui ſous ſon nom arroſe encore la Sicile.LA Sicile a trois montaignes, leſquelles poſées comme en trian- gle, auancent en diuers endroits trois pointes dans la mer. Le Pachyn eſt du coſté du midy, le Lilybée au couchant, & le Pelore ſ’eſtend vers le Septentrion. Ceſte flotte fugitiue pouſſée d’vn vent fauorable paſſa de nuict entre deux des pointes du triangle, & abbor- da heureuſement au port de Zancle, qui eſt au milieu, ſans approcher en paſſant trop prés du gouffre de Scylle, ou de celuy de Carybde, dont le danger eſt preſques ineuitable. Carybde à main gauche deuo- re ſans ceſſe, & reuomit des fleuues d’eaux, auec leſquels elle en- gloutit les nauires, puis les reiette ſur l’eau; & Scylle à main droicte faict paroiſtre mille beautez, & mille attraicts en ſa face de fille, recelant au deſſous de la ceinture vn grand nombre de chiens, [386] qui ſortent de ſon ventre, pour faire abyſmer les vaiſſeaux qui ap- prochent d’elle. Il ne faut pas ſ’eſtonner ſi ſon viſage a des attraicts, elle a autrefois eſté des plus belles filles, & des plus recerchées qui fuſſent de ſon temps, ſi les Poëtes ne nous abuſent point, en nous laiſſant vne fable, eſcloſe de leur inuention, pour hiſtoire verita- ble: car on dit que pluſieurs, eſpris de ſes beautez charmereſſes, aſ- piroient à ſes bonnes graces comme à leur ſouuerain bon-heur, & qu’elle ne les recompenſoit tous que de meſpris, & de deſdains. Elle faiſoit des trophées de leurs affections mal-recognuës, & ſ’e- ſtant pleuë à les tromper, ſe plaiſoit aprés d’en faire ſes contes aux Nymphes marinieres, qui la cheriſſoient vniquement. Vne fois en- tre-autres, peignant Galatée elle l’entretenoit de ces diſcours-là, qui furent cauſe que ceſte ieune Deeſſe luy diſt: Ie m’eſtonne que vous oſez ainſi tenir pour ioüet ceux qui vous honorent: ne crai- gnez-vous point que tant de ſeruiteurs, bruſlez d’vn chaud deſir de vous auoir poúr femme, ne ſe vengent de vos deſdains, aprés auoir en vain recerché les remedes de la patience contre le mal que vous leur faictes? Pour moy qui ſuis fille de Nerée, & de la Deeſſe Doris, & qui ay le ſupport de pluſieurs ſoeurs; ie n’ay peu me defaire des im- portunes affections d’vn monſtrueux Cyclope, ſans qu’il ſe ſoit (he- las!) cruellement vengé de moy. Ses douleurs luy rauirent alors la pa- role, & le ſouuenir de ſes regrets luy ferma la bouche pour ouurir la bonde de ſes pleurs, que Scylle eſſuya d’vn doigt, lequel en blan- cheur ſurmontoit le marbre ou l’albaſtre, & pour alleger ſon dueil la pria de luy deſcouurir l’infortune, qui auoit peu faire ſortir de ſi ſu- bites larmes de ſes yeux. Ne me cachez point, ie vous prie, luy diſt-el- le, la ſecrette cauſe de voſtre affliction; vous ne la pouuez deceler à fille, en qui vous trouuiez plus de fidelité qu’en moy. Ie ne vous cele- ray pas mon tourment (reſpondit Galatée) puis que mes ſouſpirs & mes larmes vous en ont deſia parlé. Ce qui martyre ſi outrageuſement mon coeur, c’eſt la perte d’Acis; Acis mes delices, qu’vn horrible & eſpouuentable Cyclope m’a rauy. C’eſtoit vn ieune homme fils du Dieu Faune, & de la Nymphe Simethe, qui l’aimoient fort l’vn & l’autre, & toutesfois ne le cheriſſoient pas tant comme moy, car ie ne reſpirois que les faueurs d’Acis; i’eſtois toute à luy, & ne pouuois eſtre à autre, tant ſes beautez auoient de pouuoir ſur mon ame. Helas! il n’auoit point plus de ſeize ans, le ieune poil qui commen- çoit à cotonner ſes ioües ne paroiſſoit preſques point encore; ie n’e- ſtois pas à mon aiſe ſi ie n’eſtois auec luy, ie le ſuiuois par tout, & vn importun Cyclope me pourſuiuoit ſans ceſſe, autant trauaillé d’a- mour pour moy, comme i’eſtois pour Acis: mais toutes ſes ca- reſſes m’eſtoient odieuſes; plus il me recerchoit, plus la haine de ſes recerehes me rendoit ennemie de ſes importunitez. Dieux! combien la douce Venus a de puiſſance ſur nos coeurs! Belle [387] Princeſſe de Cythere, on ne peut aſſez admirer voſtre pouuoir, & la longue eſtenduë de voſtre Empire, qui a tout autant de ſubjets, qu’il y a d’animaux ſur terre. Ceſt hideux Polypheme nourry dans l’hor- reur d’vne foreſt, qui ne ſ’abbreuuoit que de ſang humain, ſe nour- riſſoit de la chair de ſes hoſtes, & ne reſpiroit en ſon coeur impie que le meſpris des Cieux & des Dieux, forcé de recognoiſtre les fleſches de Cupidon, & honorer ſon carquois, ſentit en ſon coeur les doux-cui- ſantes bleſſures de ce petit Dieu. Il fut eſchauffé des feux de mes yeux, & ſentit naiſtre vn tel braſier en ſon ſein, que ſes flames luy firent ou- blier le ſoing de ſon beſtail, & quitter ſouuent l’obſcurité de ſes an- tres pour me ſuiure. Luy qui ne ſ’eſtoit iamais pleu qu’en l’ordure de ſa face deſagreable, ſe pleut lors à ſe peigner & ſe lauer pour me plai- re. Il ſe ſeruit d’vn raſteau pour peigne, couppa ſa barbe de ſauua- ge auec ſa faux, & prit la couſtume de ſe mirer ſouuent dans l’eau pour farder ſon viſage effroyable. Logeant l’amour chez ſoy, il perdit la ſanglante couſtume qu’il auoit de maſſacrer ſes hoſtes, il ſembla lors auoir deſpoüillé ſon farouche naturel; les vaiſſeaux a- borderent en toute ſeureté au riuage qu’il habitoit, & ne coururent plus fortune comme auparauant, d’eſtre ancrez pour iamais par le meurtre des mariniers. On tient que Teleme, qui ne ſe trompoit ia- mais à tirer des preſages du vol des oyſeaux, fut voir en ce temps-là ce Geant amoureux, & luy predit qu’Vlyſſe luy rauiroit l’oeil qu’il portoit au milieu du front, dont Polypheme ſe mocqua, & pour repartie, diſt à Teleme: Tu te trompes, fol deuin, tes propheties ne ſont que menſongeres paroles, ie ne dois pas craindre qu’Vlyſſe deſ- robe mon oeil, vn autre l’a deſia rauy, pourrois-je le perdre deux fois? Il fit peu de conte du veritable infortune que Teleme luy an- nonça, & ſ’en alla promener peut-eſtre ſur les ſablons de la mer de Sicile, ou ſe repoſer dans ſon antre, car c’eſtoit ſon exercice durant le chaud de ſon amour. Il y auoit là autour vne roche fort auancée dedans l’eau, que les vagues battoient des deux coſtez, où il montoit autresfois, pour deſcouurir les nauires, deſquels il projettoit de loin le ſac & le carnage; mais depuis que le petit fils de Venus ſe fut rendu ſon maiſtre, il n’y fut point porté de ces ſanguinaires deſſeins. Vn iour il y monta pour alleger en chantant ſes amoureuſes douleurs, & ſon trouppeau de moutons l’y ſuiuit, ſans qu’il le touchaſt, car il n’en auoit plus de ſoing. Il ſ’aſſit au ſommet, poſa contre terre à ſes pieds le pin qui luy ſeruoit de baſton, & toutesfois eſtoit ſi grand qu’il euſt bien peu ſeruir à faire le maſt d’vn nauire; puis ioüa de ſa fluſte qui auoit cent tuyaux de roſeau, & fit reſonner ſes airs champeſtres par toutes les roches voiſines, & par les plaines azurées de la mer. Moy qui eſtois alors au pied de la colline, ſur le giron de mon ſeruiteur, i’entendis toute ſa chanſon, & la retins facilement pour ce qu’elle eſtoit la pluſpart en ma loüange. Il diſoit: I’aime la belle Galatée [388] dont le front faict honte à la blancheur des lys; ſon viſage eſt plus agreable que la face des prez eſmaillez de fleurs; elle eſt plus droi- cte qu’vn aulne, plus eſclattante que le verre, plus fretillarde qu’vn ieune cheureau, plus polie que n’eſt le dedans de l’eſcaille d’vne huiſtre, plus ſouhaittable que ne ſont les rays du Soleil en Hyuer, & la fraiſcheur de l’ombre au chaud de l’Eſté, plus attrayante que n’eſt la viue couleur d’vne pomme penduë à vn arbre, plus agreable à voir que n’eſt la hauteur d’vn plane, plus luiſante que la glace, plus douce qu’vn raiſin bien meur, plus delicate & plus molle que ne ſont les plumes d’vn cygne, ou bien le laict caillé, & plus aimable, ſi elle ne me fuyoit point, que ne ſont les deli- cieuſes odeurs d’vn iardin lors qu’on y entre le matin. Galatée n’eſt que douceur, & elle meſme n’eſt que rigueur pour moy. He- las! elle m’eſt plus cruelle que ne ſont ces ieunes taureaux, que le ioug n’a point encore domptez, plus dure qu’vn vieil cheſne, plus trompeuſe que les ondes, plus muable que les foibles branches d’vn ſaulx, & plus tendre & plus ſouple que les reiettons de la vigne blanche, plus inſenſible que les rochers où i’habite, plus violente que n’eſt le cours d’vn fleuue, plus enflée d’orgueil qu’vn Paon, plus ardante que le feu, plus rude que les chardons, plus furieuſe qu’v- ne Ourſe qui garde ſes petits Faons, plus ſourde que les vagues de la mer, plus cruelle qu’vn ſerpent qu’on a foulé du pied, & plus vi- ſte (malheur pour moy, c’eſt ce que ie luy deſirerois pluſtoſt rauir) que n’eſt vn cerf ſuiuy d’vne troupe de chiens abbayans. Pourquoy, fuyarde, t’eſlances-tu deuant moy d’vne courſe ſi precipitée? les vents à peine pourroient eſgaller ta legereté: eſt-ce la crainte qui te donne des aiſles, ou ſi c’eſt la haine de ton amoureux Polyphe- me? Tu ne ſçais pas, à ce que ie voy, qui ie ſuis; ſi tu auois cognoiſ- ſance de mes commoditez, tu recognoiſtrois bien-toſt ta folie, & au lieu de me fuir t’efforcerois de m’arreſter. I’ay pour retraitte la pluſpart des antres qui ſont ſous ces rochers, dans leſquels on n’en- dure point en Eſté les bruſlantes ardeurs du Soleil, ny en Hyuer la rigueur importune du froid. I’ay vn iardin plein d’arbres chargez de beaux fruicts, i’ay des vignes qui ne manquent point de raiſins blancs & noirs; ſi tu veux venir auec moy tu en pourras manger des vns & des autres: tu trouueras auſſi des fraizes, que tu amaſſeras en te pourmenant; tu auras des cormes tant que tu en voudras, des prunes violettes, & d’autres qui ſont iaunes comme l’or, des cha- ſtaignes, des grozeilles, & de tous les fruicts qui naiſſent, ou ſur les arbres, ou ſur les buiſſons. Il n’y a rien par les champs que tu n’ayes en abondance par mon moyen; tu iouïras de tous les biens qui ſont en ma puiſſance. Tout ce beſtail qui eſt icy n’a autre maiſtre que moy, & ſi i’en ay encore vn grand nombre qui va paiſſant autour de ceſte coſte; bien que la plus grande partie ſoit demeurée ſur la [389] paille dedans mes antres. Si vous me demandiez combien il y en a, ie vous dirois, que ie ne le ſçay pas; c’eſt à quelque pauure Berger, de pouuoir compter ſon beſtail, i’en ay tant qu’il m’eſt impoſſible de le nombrer. Ie ne daignerois le vanter, & vous dire en quel eſtat il eſt, car vous le pouuez voir, & faire que vos yeux vous ſoient teſ- moins que mes beſtes à corne ſont ſi graſſes, qu’elles ne peuuent marcher qu’à peine. I’ay vne infinité de petits aigneaux & de che- ureaux, qui ne ſont point encore ſortis de mes bergeries; i’ay touſ- iours du laict à foiſon dont nous en beuuons vne partie, & l’autre ſert à faire des fromages. Mais ce ſont les moindres commoditez que vous aurez auec moy. Pour paſſer voſtre temps, ie vous don- neray des daims, des leuraux, des cheureuls, vne couple de beaux pigeons, & vn nid d’oyſeaux que i’ay pris au feſt d’vn arbre. Ie trouuay l’autre iour ſur ceſte montaigne deux petits ours, qui ne faiſoient que ſortir du ventre de leur mere; ils vous donneront auec le temps du plaiſir, ils ſe reſſemblent ſi naïfuement qu’on les prend à toute heure l’vn pour l’autre: dés que ie les rencontray, ie vous les voüay, & dis en moy-meſme, Il faut que ie les garde à ma maiſtreſſe. Sortez donc maintenant hors de l’eau, belle Galatée, ne meſpriſez point mes preſens, ny celuy qui les offre. Venez vous rendre auprés de moy: quoy? ne vous ſuis-je pas bien agrea- ble? Ie me veids l’autre iour dans l’eau, mais ma façon me pleut ex- tremement. Voyez le corps que i’ay; ie m’aſſeure que ce Iupiter, duquel vous faites tant de contes, & à qui vous donnez le ſceptre des Cieux, n’eſt point doüé d’vne ſi riche taille que la mienne. I’ay vne face effroyable, que mes cheueux couurent preſque toute, venans battre iuſques ſur mes eſpaules. Mais encore que i’aye par tout le corps vn poil heriſſé, ne vous perſuadez pas, que i’en doi- ue eſtre moins aimable. Mon poil ne m’eſt non plus mal-ſcant, que ſont les fueilles à vn arbre, & le crin à vn cheual; l’vn & l’au- tre ſans tels ornemens, ſe trouuent ſans grace: auſſi les oyſeaux ſem- bleroient monſtrueux ſ’ils n’auoient des plumes, & les moutons ne ſeroient pas ſi cheris qu’ils ſont, ſ’ils n’eſtoient chargez de laine; leur toiſon leur ſert de parure, & le poil de meſme embellit les hommes, il enrichit leur beauté, & plus ils en ont, plus ils doiuent eſtre agreables. Vous me direz, peut-eſtre, que ie n’ay qu’vn oeil; il eſt vray, mais il eſt de telle grandeur qu’il paroiſt autant, comme ſi i’auois vn bouclier eſclattant ſur le front, ie ne voy pas moins clair que ceux qui en ont deux, & le Soleil qui de ſa ſeule veuë eſclaire tout le monde en a-il dauantage? Il n’en a qu’vn ſeul, & toutesfois il eſt tenu pour le plus beau des Dieux. Ne prenez donc pas cela pour def- faut, & ne m’en iugez pas moins digne de vos faueurs. Penſez que ie ne ſuis point petit compagnon, eſtant fils de Neptune, qui tient le ſceptre de l’humide Royaume où vous viuez. Si vous m’eſpouſez, [390] il ſera voſtre beau-pere: ne vous armez donc point de deſdains contre moy, prenez compaſſion de mon mal amoureux, fauoriſez mes voeux, & fleſchiſſez aux piteux accens de mes prieres, ie me rends à vous, il n’y a que vous ſeule au monde que ie recognoiſſe pour maiſtreſſe; car ie ne fais point d’eſtat de Iupiter, de ſon Ciel, ny de ſes foudres, ie n’honore que Galatée, & le tonnerre que ie crain, n’eſt que celuy de ſa colere. Voſtre courroux, belle deſdaigneuſe, eſt le ſeul foudre qui m’effraye, & vos meſpris ſont les mortelles poin- tes qui me tuent. Ie meurs vous voyant fuir mes careſſes, & ſuis d’au- tant plus affligé, que ie me recognoy ſeul en ceſte affliction; car ſi vous en vſiez de meſme enuers les autres, mon tourment ſeroit beau- coup moindre. Vous repouſſez Polypheme comme indigne de vous approcher; vous n’auez rien que des meſpris pour luy, & vous trou- uez bien des faueurs pour Acis. Mes flames vous ſont odieuſes, & celles d’Acis vous ſont ſi fort agreables, que vous vous bruſlez dans ſon feu, & n’auez rien plus cher que ſes embraſſemens. En fin Acis eſt voſtre coeur: mais bien qu’en luy ſeul ſoient toutes vos delices, dont i’ay trop de regret, ie luy feray ſentir quelles ſont mes for- ces. Il apprendra que c’eſt de ſe rendre corriual d’vn Cyclope, ie luy arracheray le coeur du ſein, & le mettray tout vif en mille pie- ces, que ie ietteray d’vn coſté & d’autre par ces plaines voiſines, ou dans les eaux meſmes qui vous ſeruent de retraicte; ſi ie deſcouure que vous le faciez iouïr des douces voluptez où i’aſpire. Car mon feu a ſurmonté les forces de ma patience; ie ne puis plus l’endurer, ie bruſle, & mon braſier croiſt d’autant plus, que vos froides humeurs ſ’efforcent de l’eſteindre. I’ay toutes les fournaiſes du Montgibel, ce me ſemble, encloſes dans mon ſein, ie ne ſuis que braize, & vous n’eſtes que glace, Galatée, comment pouuez-vous me voir ſans fondre de pitié?Quand Polypheme eut ainſi faict entendre aux ſourds rochers ſes vaines plaintes, il ſe leua, & courant agité de pareilles fureurs, qu’eſt vn taureau lequel a perdu la vache qu’il aime, courut errant par toute la foreſt. Ie le voyois aller & venir ſans crainte qu’il m’apperceuſt, pour ce que i’eſtois en vn coing fort à l’eſcart, toutefois il ne laiſſa pas de m’entreuoir auec Acis. Il nous veid, le cruel, & ſ’eſcriant d’vne voix effroyable: Quoy? ie vous voy donc tous deux, ie vous rencon- tre encore enſemble, contentans à voſtre aiſe vos amoureux deſirs? Ce ſeront les dernieres delices dont tu iouïras, Acis, prepare-toy en perdant leur douceur de perdre celle de la vie. Le bruit qu’il fit ne ſe peut mieux repreſenter qu’en diſant qu’il eſlança tous les horri- bles cris, que peut laſcher vn Cyclope eſpoinçonné de courroux & de ialouſie. Le Montgibel trembla d’effroy au ſon eſpouuentable de ſes rudes accens, & moy toute eſperduë m’allay ietter tremblottan- te dans les plus proches eaux de la mer, que ie rencontray. Acis prit [391] la fuitte d’vn autre coſté, & ſe voyant proche de ſa fin, me pria, & ſon pere auſſi, de luy donner ſecours. Ainſi qu’il faiſoit ſa priere, le furieux Cyclope qui l’auoit pourſuiuy, luy ietta par derriere vne piece de rocher, dont il l’aſſomma & le couurit tout entier de ceſte peſante maſſe de pierre, encore qu’il n’y euſt que le bout du roc qui l’euſt atteint. Pour moy ie le ſecourus autant qu’il me fut poſſible, & que les deſtins me permirent de le fauoriſer, car pour le faire reuiure, ie le changeay en fleuue, ainſi que ſon pere. Son ſang qui couloit de deſſous la roche, perdant peu à peu ſa couleur rougeaſtre, deuint pre- mierement comme vne riuiere que l’orage des eaux du Ciel a trou- blée, & ſ’eſclaircit en fin lors que le corps mué en vne viue ſource iet- ta par diuers trous, comme par ſes canaux, vn liquide cryſtal qui ſ’e- ſtendit en fleuue. Au milieu de ces nouuelles eaux parut auſſi toſt vn ieune homme qui auoit la teſte entourée de roſeaux, & ſembloit naïfuement Acis, ſinon qu’il eſtoit plus grand, & qu’il auoit le viſa- ge bleu: toutefois c’eſtoit Acis meſme, mais Acis changé en fleu- ue, car la perte de ſon premier eſtre ne luy fit point perdre ſon nom.

LE SVIET DE LA XIII. FABLE.
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Glauque peſcheur, aprés auoir pris pluſieurs poiſſons qu’il mit ſur l’herbe pour les(XIII. Fable expliquée au 7. Chap.) tenir fraiſchement, fut tout eſtonné que par l’attouchement de l’herbe ils reprindrent [392] vne nouuelle vigueur, & reſſauterent tous dans l’eau, tandis qu’il faiſoit ſeicher ſes rets. Il ſe douta alors qu’il y auoit quelque ſecrette vertu en ceſte herbe du riuage, qui fut cauſe qu’il en mit dans ſa bouche pour en gouſter, & außi toſt deuint comme fu- rieux, ſe precipita dans la mer, & y fut changé en Dieu marin. Depuis ayant veu Scylle il en deuint amoureux, & pour ſe faire cognoiſtre lay fit ce diſcours de ſon chan- gement, tel que le Poëte le repreſente icy.CAlate’e ayant acheué la piteuſe hiſtoire de ſes infortunées amours, les Naïades auſquelles elle le faiſoit, ſe retirerent à nage en diuers endroicts de la mer, & Scylle qui apprehendoit l’in- conſtance des vagues, n’oſant ſe fier aux eaux, retourne du coſté de la terre pour ſe promener tantoſt nuë ſur le ſable du riuage, & tantoſt ſe lauer à l’eſcart dans quelque petit ruiſſeau, autour duquel elle ne void perſonne paroiſtre. Elle eſtoit encore ſur l’arene, quand Glauque nouueau Dieu marin l’apperceut, & fendant les eaux ſentit naiſtre en ſon ſein vn braſier qui le rendit eſclaue de Scylle. Il ne l’eut pas veuë qu’il fut pris, & taſcha d’arreſter par dou- ces paroles la belle, laquelle aprés l’auoir arreſté, le fuyoit. La crain- te l’animoit de tant de viſteſſe, qu’en vn inſtant elle ſe rendit au ſommet d’vne montaigne fort eſleuée, qui auoit ſon pied au riua- ge, & faiſoit pancher au deſſus des eaux ſa pointe reueſtuë de di- uers arbres. Eſtant là retirée elle ne craignit point de ietter la veuë ſur celuy qui la pourſuiuoit, & admirant ſa couleur & ſa longue cheuelure qui luy couuroit le dos, admiroit encore dauantage qu’il perdoit ſa forme d’homme à la ceinture, & pour cuiſſes n’auoit qu’v- ne queuë de poiſſon. Elle ne ſçauoit que penſer, ſi c’eſtoit vn mon- ſtre, ou vn Dieu: ce que Glauque recognut bien, & pour luy faire ſçauoir quel il eſtoit, ſe ietta ſur la premiere roche qu’il rencontra, puis entra ainſi en diſcours auec ſa maiſtreſſe, qui l’ouït volontiers, pource qu’elle eſtoit en lieu d’aſſeurance: Non, non, ie ne ſuis point vn monſtre, belle victorieuſe de mon coeur; ie ne ſuis point du nom- bre des animaux que l’Ocean nourrit dans ſon humide ſein; ie ſuis vn de ces Dieux marins qui ont du pouuoir ſur les eaux; ma puiſſance n’eſt pas moindre icy que celle de Prothée, de Triton, ou de Pale- mon. Toutefois ie ne vous nieray pas, que ie n’aye eſté autrefois hom- me, mais homme touſiours nourry autour des eaux, & qui ne me plaiſois qu’à peſcher. Tantoſt ie tendois des rets aux poiſſons, & tantoſt aſſis ſur quelque rocher, ie leur preſentois au bout d’vne ligne l’hameçon couuert d’vn appaſt qui les deceuoit. Il y a vne prairie icy prés de la riue, qui eſt ſi eſcartée des autres paſturages, que iamais beſte à corne, ny boeufs, ny chevres, ny moutons, n’y ſont entrez; les abeilles meſmes n’y ont rien pillé pour faire leur miel, on n’en a point tiré de fleurs pour faire des couronnes aux banquets, & ia- mais la faux n’y a couppé vne ſeule herbe. C’eſt moy qui premier ay mis le pied ſur les gazons verds qui y ſont, & qui premier me [393] ſuis eſgayé & repoſé ſur les agreables tapis que la nature y a faicts. Vn iour tandis que mes rets ſeichoient, pour voir le nombre, tant des poiſſons que le hazard auoit amenez dans mes filets, que de ceux qui trop credules ſ’eſtoient venus attacher au trompeur ha- meçon que ie leur auois preſenté; ie les mis tous ſur l’herbe fraiſ- che. La pluſpart eſtoient morts, & ceux qui ne l’eſtoient pas en- core n’auoient plus que fort pou de vie; mais ils n’eurent pas tou- ché l’herbe, qu’auſſi toſt (vous tiendrez peut-eſtre cecy pour menſonge; mais quel gain aurois-je d’y mentir?) ils reprindrent tous vne nouuelle vigueur, commencerent à remuer ſur terre, ain- ſi que dans l’eau, & reſſauterent l’vn aprés l’autre dans la mer, me laiſſans tout eſtonné, moy qui auois eſté ſi peu d’heures leur mai- ſtre ſur le riuage, lequel leur auoit redonné la vie. Ie demeuray comme rauy, & fus long-temps en doute, ſi c’eſtoit point quel- que Dieu qui fuſt autheur d’vne telle merueille, ou ſi l’herbe auoit eu tant de pouuoir; & en fin me perſuaday que cela fuſt venu de l’herbe. Pour l’eſprouuer i’en cueillis, & en mis dans ma bouche; mais ie n’eus pas ſi toſt gouſté du jus eſpris entre mes dents, que ie ſentis le coeur me treſſaillir dans le ſein. Vn nouueau deſir de changer de nature me ſaiſit; il me fut impoſſible de demeurer là dauantage, ie pris pour touſiours congé de la terre, & luy dis vn dernier Adieu, en me precipitant la teſte la premiere dedans l’eau. Les Dieux de la mer me receurent ſi fauorablement en leur com- pagnie, qu’ils m’honorerent de pareils priuileges, & des meſmes droicts qu’ils ont dans l’humide enclos du Royaume de Neptune; ils prierent le vieil Ocean & la mariniere Tethys de me deſpoüil- ler de tout ce que i’auois de mortel, afin que ie ne portaſſe rien parmy eux de l’infirmité humaine. Pour me purger donc entiere- ment, ils me firent dire neuf fois certains vers, & me comman- derent d’expoſer ma teſte au flux de cent riuieres. Ie leur obeïs, & en meſme inſtant autant de fleuues ſortirent de diuers endroits de la terre, qui me vindrent lauer en paſſant deſſus moy. Incontinent aprés ie me recognus d’eſprit & de corps tout autre que i’auois eſté auparauant. De vous faire plus long diſcours de mon change- ment, il m’eſt impoſſible, car i’en ay perdu le ſouuenir; ie ne vous en puis plus rien dire, ſinon que ce fut alors que ie commençay à porter ceſte longue barbe, & ces grands cheueux enroüillez, que ie traiſne parmy les eaux. Ce fut alors que mes eſpaules ſ’allonge- rent, mes bras deuindrent bleus, mes pieds ioints enſemble prin- drent la forme recourbée d’vne queuë de poiſſon, & d’homme ie fus faict Dieu marin, tel que ie ſuis maintenant. Mais que me ſert d’eſtre immortel? Quel contentement m’eſt-ce d’auoir tant eſté fa- uoriſé des diuinitez de la mer; ſi ie ſuis ſi peu heureux que d’eſtre iugé indigne de vos faueurs? Il vouloit ainſi commencer à deſcou [394] urir ſes amoureux deſirs à Scylle; mais elle ne luy en donna pas le loiſir, elle ſ’enfuit & le laiſſa comme furieux & outrageuſement offencé en ſon ame, d’auoir receu vn refus accompagné de tant de meſpris; qui fut cauſe qu’il recourut aux charmes de Circe pour amollir le coeur de ſa fiere maiſtreſſe.
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LE QVATORZIESME LIVRE DES METAMORPHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. FABLE.
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Glauque ayant eu recours à Circe grande enchantereſſe, la pria de faire par la vertu(I. Fable ex- pliquée au 1. Chap. du 14. Diſcours.) de ſes charmes que Scylle ne deſdaignaſt point ſes affections, mais pour ſon feu luy ren- diſt des flames reciproques. Circe au lieu de faire ce qu’il deſiroit, ſe rendant amoureuſe de luy, taſcha à le deſtourner de l’amour de Scylle, & n’ayant peu vaincre ſa conſtance, reſolut la ruine de ceſte beauté qui empeſchoit qu’elle ne fuſt aimée. Elle empoiſonna le ruiſſeau où Scylle auoit accouſtumé de ſe baigner, & la changea ſi horriblement du ventre embas, que Scylle ayant ſoy-meſme ſa monſtrueuſe forme en horreur, ſe ietta de regret dans la mer de Sicile, où en haine de Circe elle fit abyſmer les compagnons d’Vlyſſe.
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DEsia Glauque auoit paſſé les fumeux ſom- mets du Montgibel, & les terres ſteriles des Cyclopes, où le ſoc ny la charruë ne furent iamais en vſage, ny les boeufs accouplez pour labourer. Il eſtoit au delà de Zancle & de Rhegio villes frontieres, l’vne de l’Italie, l’autre de la Sicile, que la mer diuiſe en ceſt endroit, & auoit long-temps vogué encore au deſſous du deſtroit, quand il prit terre au pied de la fertile montaigne de Circe, où il n’y a ſorte d’herbe qui ne croiſſe. Il n’apprehenda point d’entrer dans le Palais de ceſte tant re- nommée fille du Soleil, bien qu’il fuſt plein de beſtes effroyables, il la ſalüa, & elle l’ayant receu d’vn gracieux accueil, il commença auſſi toſt à deſcouurir ainſi ſon martyre: Sçauante Deeſſe, ie vous prie ayez pitié d’vn Dieu; Amour, cruel bourreau de mon coeur, ſ’eſt acquis ſur moy vn pouuoir tyrannique, auquel ie ne puis reſiſter; vous ſeule pouuez donner de l’allegement au mal qui me tuë: Vous le pouuez ſi vous me daignez iuger digne d’vne telle faueur: car ie ſçay que les herbes ont vn pouuoir eſtrange, perſonne n’en peut parler plus aſſeu- rément que moy, qui pour auoir mangé de quelques vnes ay changé de nature. Mais afin de vous faire ſçauoir, d’où ſont venus les traits qui m’ont bleſſé; ie vous diray qu’ils ſont partis des yeux de Scylle, que ie veids n’y a pas long-temps ſur le bord de la mer prés de Meſſine. Ie la veids, & ſa veuë fut vn coup mortel à mon ame. I’aurois honte de vous raconter l’ardeur des prieres que ie luy fis, les offres de ſeruice, les careſſes, & les promeſſes; car rien ne la peut eſmouuoir, & toutes les faueurs que ie tiray d’elle, ne furent que deſdains. Il m’eſt impoſſi- ble de fleſchir ſon coeur de rocher, ſi ce n’eſt par le ſecours, ou de vos carmes, ou de vos charmes. Si les vers me peuuent faire iouïr de ce que ie ſouhaitte, prononcez-en, ie vous ſupplie, dés maintenant quelques-vns; ou ſi les herbes ont plus de force, ſeruez-vous-en, pour alleger mes douleurs. Non pas que ie deſire pourtant que vous en vſiez ſur moy, pour guerir mon mal par la ruine de mon amour, ce n’eſt pas ma volonté, mes bleſſures me ſont bien ſi agreables, que i’en cheris l’ouuerture; & ne pourrois les voir fermées ſans m’ouurir la porte du treſpas. Ne cerchez point de remede à mes flames, mais faictes qu’il en naiſſe de toutes pareilles dans le coeur de Scylle; c’eſt elle que ie ſouhaitte eſchauffer, non pas me refroidir; c’eſt elle qui a beſoin de quelque reſſentiment d’amour, non pas moy de perdre ce- luy que i’ay pour elle.Circe qui auoit l’ame plus que femme du monde ſenſible aux traits de Cupidon, (fuſt qu’vne telle inclination luy vint de nature, fuſt que Venus en haine de ſon pere, qui auoit faict voir à tous les Dieux ſes adulteres baiſers, l’entretint touſiours en ces chaudes humeurs) ſentit [397] en meſme inſtant que Glauque luy parloit, l’Amour ſ’emparer de ſon coeur, qui fut cauſe qu’elle luy diſt: Vous feriez mieux, ce me ſemble, de vous ietter entre les bras de quelque autre maiſtreſſe qui vous careſ- ſeroit, qui bruſleroit du meſme feu, porteroit au coeur les meſmes voeux que vous, & n’auroit point d’autres ſouhaits que les voſtres. Vos aueugles affections offencent vos perfections, & trahiſſent voſtre merite. Ce n’eſt pas à vous de prier, mais vous deuez eſtre prié, & le ſerez de moy, ſi vous me donnez eſperance que mes prieres ne ſeront point vaines. Ne doutez pas que vos beautez n’en ayent le pouuoir, elles m’ont rauie, il faut que ie l’aduouë; & bien que ie ſois Deeſſe, fille de l’Oeil de l’Vniuers, bien que rien ne me ſoit impoſſible, & que par la ſecrette vertu de mes vers enchanteurs, ou du ſuc de mes herbes, ie puiſſe acquerir tout ce que ie ſouhaitte, ie rends mon pouuoir eſ- claue du voſtre, mon coeur vous faict voeu de mes volontez, & ma volonté ſ’oblige de vous conſeruer touſiours mes affections. Payez de deſdain les deſdains; meſpriſez celle qui ne guerdonne vos flames ſi- non de meſpris, & donnant de l’amour à l’amour, cheriſſez celle qui vous promet de vous cherir plus que ſoy-meſme. Ainſi vous vous vengerez de deux enſemble, de Scylle qui ſ’eſt pleuë à vous martyrer, & de moy qui vous ay refuſé le ſecours de mes charmes contre elle. Ha! pluſtoſt (repartit Glauque) les fueillages verds qui honorent les branches des arbres, couuriront les inconſtantes plaines de la mer, & pluſtoſt ces humides herbes qui croiſſent au fond de l’Ocean, nai- ſtront ſur les ſommets des montaignes, que mon coeur reçoiue les le- geres impreſſions d’vne autre affection. Tant que Scylle viura ie ne reſpireray que Scylle, & iamais rien que ſa mort ne fera mourir mon amour. Circe offencée d’vne ſi conſtante reſponce, entra en telle co- lere, que ſi l’Amour ne l’euſt retenuë elle ſe fuſt deſchargée ſur Glau- que: mais elle tourna toutes les furies de ſon courroux contre celle qui eſtoit cauſe du refus qu’elle receuoit, & pour ſe venger d’elle ſ’en alla auſſi toſt piler des herbes venimeuſes. En les broyant elle pronon- ça pluſieurs paroles charmereſſes, puis en tira le ſuc, & ſortant de ſon Palais plein de diuers monſtres qui la careſſoient, veſtuë d’vne robe bleuë ſe rendit en ceſt endroit de la mer, où les villes de Rhegio & de Meſſine ſont poſées vis-à-vis l’vne de l’autre. Elle courut à pied ſec ſur les ondes, comme ſi c’euſt eſté ſur terre, & ne ſ’arreſta point qu’au- tour d’vne petite eau claire, où elle ſçauoit que Scylle auoit accouſtu- mé de ſe baigner, lors que l’ardeur bruſlante du Midy l’auoit affoi- blie, & que le Soleil au milieu de ſa courſe eſchauffoit la plaine d’vn rayon plus violent, & rendoit ſes ombres plus courtes. Ce fut dans ceſte eau-là, qu’elle ietta le venimeux jus des herbes qu’elle auoit broyées; & outre ce ſema par tout de tres-dangereuſes racines, puis diſt par neuf fois entre ſes dents certains vers enchanteurs, tous com- poſez d’eſtranges mots, qui ne ſe pouuoient entendre. Cela faict elle [398] ſe retira, & peu aprés Scylle eſtant venuë à ſon baing ordinaire pour ſe rafraiſchir, ſe mit dans l’eau iuſqu’au ventre. Eſtrange merueille! les venins de Circe firent voir auſſi toſt leurs monſtrueux effects. Scylle ne fut pas dedans l’eau, que ſes iambes & ſes cuiſſes furent transfor- mees en chiens abbayans; elle ne veid autour de ſoy que des teſtes de chien, comme ſi elle euſt eu ſur ſoy mille Cerberes. Du commence- ment elle ne penſoit pas que ces chiens fuſſent membres de ſon corps, ſaiſie d’effroy elle les fuyoit, & les chaſſoit pour les faire retirer: mais elle ſ’apperceut en fin qu’elle traiſnoit auec ſoy ce qu’elle fuyoit, & qu’au lieu de pieds & de cuiſſes, elle n’auoit plus que ces teſtes ab- bayantes, qui ſembloient la vouloir deuorer elle-meſme. Glauque en porta vn extreme regret, & pour ce ſeul reſpect conceut vne haine mortelle contre Circe, qui auoit ſi horriblement difformé ceſte ieu- (C’eſtoit à cauſe que Circe aimoit Vlyſſè.) ne beauté, dont il eſtoit eſpris. Depuis elle demeura touſiours dans la mer, & en haine de Circe fit perir les compagnons d’Vlyſſe, en- gloutiſſant leurs vaiſſeaux dans ſon gouffre. Elle en euſt peut-eſtre autant faict à la flotte d’Enée, qui paſſa quelque temps aprés: mais les Dieux pour exempter de danger ce pieux fils d’Anchiſe, deuant qu’il la rencontraſt, la changerent en roche, qui eſt encore vn eſ- cueil dangereux, & que les mariniers apprehendent de rencon- trer.
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LE SVIET DE LA II. FABLE.
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Les Cercopes eſtoient des hommes trompeurs, qui par leurs ruſes & meſchancetez ſe(II. Fable expliquée au 2. Chap.) rendirent odieux à Iupiter. Il les prit en telle haıne qu’il les iugea indignes de la for- me humaine, les changea en Singes, & les mit tous dans vne Iſle, laquelle chez les Grecs s’appelle l’Iſle des Singes.LEs galeres des Troyens ayans paſſé par là ſans danger, & en meſ- me inſtant euité le perilleux gouffre de la gloutonne Carybde, voguerent du coſté d’Italie, où ils eſtoient proches d’aborder, quand la fureur des vents mutinez contre leurs vaiſſeaux, les ietta aux riues de Carthage. Là Didon receut fauorablement Enée, & ne luy fit pas ſeulement place dans ſon nouueau Palais, mais encore dans ſon lict; triſte ſubiect de ſon affliction, lors qu’elle veid que luy recompenſoit d’infidelité vne ſi rare faueur; la laiſſant entre les mains du deſeſpoir, pour reprendre la route d’Italie. Elle en eut tant de regret, que ſes regrets luy cauſerent la mort, qu’elle ſe donna de ſa propre main, ou- urant ſon ſein d’vn poignard, pour ne ſuruiure au cruel creue-coeur d’auoir eſté trompée. Enée cependant fuyant le riuage de la ſablon- neuſe Libye ſ’en alla en Eryce chez ſon fidelle Achate, où il fit les funerailles de ſon pere Anchiſe, honora le tombeau de pluſieurs ſa- crifices, puis ſe remit encore à la mercy des vagues dans ſes vaiſſeaux que la meſſagere de Iunon auoit preſque bruſlez. Cinglant en pleine mer il veid de loing les terres d’AEole ſans ſ’y arreſter, paſſa les eſcueils enchanteurs des Sirenes, coſtoya l’Iſle d’Inarime, de Prochyte & cel- le des Singes, qui n’a rien que des montaignes ſteriles. On tient que Iupiter autrefois offencé des perfidies des Cercopes, qui eſtoient vn peuple trompeur, & qui ne cheriſſoient autre vertu que les ruſes, pour les punir de leurs meſchancetez, les transforma de telle façon, qu’ils ne furent plus hommes, & ſi retindrent quelque choſe de l’eſtre des hommes. Il racourcit tous leurs me ̅ bres, leur applatit le nez, ſillonna leur face paſle & hideuſe de mille rides, & les couurit d’vn poil roux, aprés leur auoir oſté l’vſage de la parole; car il ne voulut pas qu’ils ſe ſeruiſſent plus de leur langue pariure pour deceuoir les autres; auſſi ne leur laiſſa-il qu’vne voix enroüée pour ſe plaindre, & les enuoya ainſi changez en Singes dans ceſte Iſle deſerte, qui a tiré ſon ſurnom de leurs ſingeries.

LE SVIET DE LA III. FABLE.
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Sibylle fille de Glauque eſtant careßée par Apollon, le pria de multiplier ſes ans iuſ-(III. Fable expliquée au 5. Chap.) qu’au nombre des grains de ſable qu’elle pourroit tenir dans ſa main, ſans penſer que la vieilleſſe en fin l’accableroit, comme elle fit. Car ce Dieu amoureux ayant voulu con- tenter ſon deſir, en luy octroyant ce qu’elle ſouhaittoit, elle deuint auec le temps ſi vieille, [400] qu’il ne luy reſta que la voix, auec laquelle elle prediſoit les choſes à venir. C’eſt ceſte celebre Sibylle de Cumes, chez laquelle le Poëte, aprés Virgile, faict deſcendre Enée, pour raconter la Metamorphoſe de ceſte fille deuinereſſe.QVand Enée eut paſſé ces Iſles, laiſſant Naples à main droicte, & à gauche le tombeau de Miſene fils d’AEole, qui auoit eſté le plus braue trompette de ſon temps; il vint prendre terre au riuage de Cumes, fut trouuer la Sibylle, qui auoit ſon antre aſſez prés du port, & la pria de luy donner le moyen d’aller aux enfers parler à l’ombre de ſon pere. Ceſte fille deuinereſſe qui ne pouuoit atteindre à la fin de ſes iours, demeura quelque temps la veuë baiſſée contre terre, ſans rien reſpondre; puis animée de ſes ſainctes fureurs, ouurit en fin la bouche pour dire: Voſtre deſſein eſt grand, auſſi bien qu’ont touſ- iours eſté vos exploicts, inuincible Troyen, qui auez rendu de ſi bel- les preuues de voſtre valeur au milieu des armes des Grecs, & de ſi ra- res teſmoignages de voſtre pieté au trauers de leurs flames. C’eſt vne eſtrange entrepriſe à vn homme vif, de vouloir entrer au Royaume des morts: toutesfois n’en apprehendez point le voyage, valeureux fils de Venus; vous le ferez en toute ſeureté ſous ma conduitte. Vous verrez par mon moyen le triſte heritage que le ſort fit eſcheoir à Plu- ton; ie vous ſeruiray de guide parmy les ombres de là bas, & vous fe- ray dans les champs Elyſées recognoiſtre la chere image de voſtre pe- re Anchiſe. Il n’y a point de chemin, tant effroyable puiſſe-il eſtre, [401] qui ſoit fermé à la Vertu, elle paſſe par tout, & les plus perilleux paſſa- ges ſont ſans peril pour elle. Ne doutez donc point que voſtre valeur ne trouue entrée dans les tenebres. Cela dit, elle luy monſtra dans la foreſt de Proſerpine vn rameau d’or qu’elle luy commanda de couper. Il obeït à ſon commandement, & veid auec elle les richeſſes de Pluton, ſe promena dans les effroyables Palais du Prince des morts, & parmy ſes anceſtres recognut la genereuſe ombre du vieil Anchiſe ſon pere, duquel il apprit les auſteres loix d’vne ſi morne demeure, & apprit en- ſemble les perilleuſes fortunes qu’il courroit, & les guerres qu’il luy faudroit entreprendre pour conduire ſes deſſeins, & ſes deſtinées à vne heureuſe fin. Au retour de ces ſombres palais, marchant d’vn pied laſ- ſé aſſez lentement auec ſa guide, l’entretien de leurs diſcours eſtoit le charme qui addouciſſoit le trauail d’vn ſi ennuyeux chemin: & quand Enée ſ’apperceut que quelques foibles pointes de iour comme ̅ çoient à percer l’horreur des tenebres qui les enueloppoit, il diſt à la Sibylle: Fauorable Deeſſe, car pour moy ie ne puis penſer que vous ſoyez au- tre, voſtre pouuoir eſt trop grand pour vous iuger du nombre des femmes ſubjectes aux traits de la mort; vous eſtes la diuinité que i’au- ray dorenauant le plus ſouuent en mon coeur, & que i’honoreray le plus, publiant par tout l’obligation que ie vous ay, d’auoir par voſtre moyen trouué entrée dans ces lieux effroyables, où la mort tient ſon empire, & d’en eſtre ſorty par voſtre aide. En recognoiſſance d’vne telle faueur, quand i’auray l’heur de reuoir auec la lumiere la face de la terre, ie fay voeu de vous baſtir vn temple, que ie parfumeray d’encens à voſtre honneur, & tant que ie viuray y adoreray voſtre idole. La Si- bylle en ſouſpirant arreſta le diſcours d’Enée, & luy diſt: Helas! ie ne ſuis point Deeſſe, gardez-vous bien, braue Troyen, d’offrir les ſacrez parfums de l’encens, à vne femme mortelle. De crainte que vous de- meuriez en ceſt erreur; ie vous veux apprendre, qu’il n’a tenu qu’en moy d’exempter ma vie de l’ineuitable couſteau des Parques; ſi i’euſſe voulu donner, durant le beau printemps de ma ieuneſſe, la fleur de ma virginité à Phoebus qui m’aimoit, i’euſſe ioüy ſans fin des agreables fruicts d’vne lumiere immortelle: toutefois encore ay-je receu quel- que faueur de luy; mais c’eſt vne faueur plus ennuyeuſe qu’agreable. Tandis qu’il me recerchoit, flatté de ie ne ſçay quelle eſperance qu’il auoit de conduire ſes deſirs à leur but, il eſſaya de me gaigner par pre- ſens, & me diſt pluſieurs fois, que ie luy demandaſſe ce que ie ſouhait- tois le plus en ce monde, & qu’il ne maqueroit point de me faire auoir l’accompliſſement de mes ſouhaits. Ie me perſuaday que ie ne deuois point refuſer ſon offre, puis que ſa courtoiſie le pouſſoit à me la faire pure & ſimple. I’amaſſay donc vne fois ma pleine main de pouſſiere, & le priay de faire que ma vie peuſt nombrer en ſon cours autant d’an- nées, qu’il y auoit d’atomes en ceſte poignée de poudre que ie tenois. Ha! que ce fut vne indiſcrette requeſte! Ie m’oubliay d’adiouſter que [402] vn tel âge fuſt ſans vieillir, & mon oubly fit que ma demande fut mon dommage. Depuis Phoebus me voulut bien donner ce que i’auois laiſ- ſé en arriere, & me doüer d’vne eternelle ieuneſſe; mais ce fut au cas que ie conſentiſſe à ſes amoureuſes careſſes. Le cher reſpect de ma vir- ginité me fit meſpriſer le rare don qu’il me preſentoit; ie pris reſolu- tion de iamais ne me marier. I’ay demeuré iuſques icy en ce chaſte deſ- ſein: mais las! les plus heureuſes années de mon âge, ſont maintenant paſſées, ie ſuis en fin d’vn pas tremblottant arriuée aux ennuyeux iours d’vne importune vieilleſſe, qui me doit encore trauailler long-temps. I’ay deſia veſcu ſept cens ans; pour accomplir le nombre des atomes de ma poignée de poudre, il faut que ſouſtenuë des foibles eſprits d’vne languiſſante vie, ie rampe encore durant trois ſiecles ſur terre, & que ie voye trois cens fois la ſaiſon nourriciere qui nous donne des bleds, & autant de fois celle qui produit les agreables fruicts de Bacchus. L’âge peu à peu minera tellement mon corps, qu’il le reduira comme à rien. Ie cha ̅ geray de telle façon, qu’on ne pourra croire que iamais vn Dieu m’ait cherie, ny qu’autrefois mon viſage ait eſté pourueu d’attraits, ca- pables de donner de l’amour. Apollon meſme, ie penſe, ne me reco- gnoiſtra point alors; ou ſ’il me recognoiſt, il ſera honteux d’aduoüer qu’il m’ait recerchée en mes ieunes ans. Le temps qui ronge tout con- ſommera mon corps; on ne verra plus rien de moy, mais on entendra touſiours mavoix, que les deſtins conſeruero ̅ t pour la rendre eternelle.
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LE SVIET DE LA IIII. FABLE.
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Enée rencontra à Caiete Macarée, l’vn des compaignons d’Vlyſſe, lequel s’arreſta à(IIII. Fable ex- pliquée au 4. Chap.) diſcourir auec Achemenide, de la fortune qu’il auoit couruë d’eſtre mangé par le Cyclope Polypheme.TAndis que la Sibylle entretenoit Enée du diſcours de ſa trop importune vieilleſſe, ils marchoient touſiours dans les precipi- ces obſcurs qui menent aux enfers, d’où ils ſe rendirent en fin à Cu- mes; & de là Enée aprés ſ’eſtre acquitté du deuoir que ſa pieté luy fai- ſoit par tout rendre aux Dieux, ſ’en alla prendre port à Caiete, terre qui n’auoit point encore ce nom-là, car elle le receut alors, & l’em- prunta du nom de la mere-nourrice d’Enée, laquelle y demeura ſous vn tombeau. Là d’auanture ſe trouua Macarée, qui eſtoit du païs & de la ſuitte de l’accort Vlyſſe. Il ſe promenoit ſur le riuage, lors que les galeres Troyennes aborderent, & fut tout eſtonné de voir dedans celle d’Enée, Achemenide qu’autrefois ils auoient laiſſé en Sicile, ſur les fumeuſes roches du Montgibel; car il ne croyoit pas qu’il fuſt en- core en vie. L’ayant par hazard rencontré des premiers; Hé! quelle bonne fortune, luy diſt-il, ou quel Dieu t’a tiré des dangers auſquels on t’auoit abandonné? Eſt-il poſſible que mes yeux te voyent viuant, aprés t’auoir pleuré comme mort? D’où vient qu’eſtant Cheualier Grec, ie te retrouue parmy les Troyens? Peux-tu bien viure ſans dan- ger & ſans crainte en leur compagnie? En quel pays vas-tu prendre terre auec eux? Achemenide n’auoit point alors ceſte face hideuſe, ces eſpines ſur la teſte, ny ceſte peau heriſſée dont il ſe couuroit, lors qu’en Sicile il fuyoit Polypheme; les glaces de la peur ne le faiſoient point trembler, il eſtoit libre & tout à ſoy, auſſi reſpondit-il d’vne voix hardie & qui ne tenoit rien de ſa miſere paſſée: Mon bon-heur ne m’a iamais porté en lieu où i’aye veſcu plus content, ny plus en aſ- ſeurance; le vaiſſeau d’Vlyſſe, ny meſme ma maiſon, ne me ſeroient pas vn plus fidelle aſyle contre le danger & la crainte, que m’eſt ce na- uire Troyen. Si mes penſées dementent mes paroles, ie veux encore vne autre fois tomber au hazard d’eſtre deuoré par ceſt horrible Cy- clope qui me donna tant d’effroy en Sicile. Ie veux eſtre la proye de ſes dents touſiours teintes de ſang humain, ſi mon coeur ne cherit au- tant l’honneur d’Enée, que celuy de mon propre pere. Auſſi le doy- je faire. Quand Achemenide auroit expoſé ſon ame & ſon ſang pour Enée; encore ne laiſſeroit-il pas de luy demeurer obligé. Ce que ie parle, que ie reſpire l’air qui me fait viure, & que ie iouïs de la clarté des Cieux, c’eſt par ſon moyen. C’eſt à luy que ie doy l’heur que i’ay de voir encore l’agreable lumiere du iour: pluſtoſt i’oublieray ma vie, que de perdre le ſouuenir des obligations que i’ay à ſa valeur. C’eſt luy qui m’a retiré des ſanglantes mains du Geant Polypheme, m’empeſ [404] chant d’y tomber: ſans luy ie ne fuſſe plus maintenant; car ie ſerois dans vn morne tombeau, ou dans le ventre de ceſt effroyable Cyclo- pe. Helas! de quel deſeſpoir penſez-vous que fut ſaiſi mon coeur, lors qu’Vlyſſe luy ayant creué l’oeil fit voile ſans moy, & me laiſſa ſur le riuage à la mercy de ſes implacables fureurs? Ie ne ſçay ce que ie de- uins, la crainte me rauit & l’eſprit & les ſens, quand ie veids voſtre vaiſſeau ſ’eſloigner du bord. Les froides apprehenſions de la mort me ſaiſirent, & n’oſay pourtant crier, de peur que d’vne voix traiſtreſſe à moy-meſme ie ne me decelaſſe & ne fiſſe ſçauoir au Cyclope le lieu où i’eſtois. Peu ſ’en fallut que le bruit que vous fiſtes, aprés auoir leué les anchres, ne vous couſtaſt la vie. Ie veids que Polypheme arracha vne eſpouuentable piece de rocher, dont il euſt faict abyſmer voſtre vaiſ- ſeau, ſ’il l’euſt atteint. Il ietta pluſieurs groſſes pierres encore aprés, qu’il faiſoit voler auſſi viſte que des fleſches, mais elles ne rencontre- rent iamais où il deſiroit. Ie tremblois cependant de peur que i’auois qu’il ne fiſt renuerſer voſtre galere, car ie n’en eſtois pas moins en peine que ſi i’euſſe eſté dedans, & auois deſia oublié voſtre oubly qui penſa eſtre ma ruine. Quand vous fuſtes ſi loing du riuage, qu’il deſ- eſpera de vous pouuoir plus offencer, agité des furies de ſes regrets, il courut preſques toutes les coſtes du Montgibel, portant touſiours la main au deuant de ſon eſpouuentable viſage, de peur de ſe bleſſer à la rencontre des arbres de la foreſt, qu’il ne pouuoit plus voir ayant per- du la veuë. Il heurtoit ſi ſouuent du pied contre les roches, qu’il penſa cheoir pluſieurs fois; auſſi ſ’arreſta-il en fin au bord de l’eau, où il de- teſta mille fois les Grecs, maudit leur race, & ſur tous Vlyſſe, meur- trier de ſon oeil. Tendant du coſté de la mer ſes bras pollus de ſang humain, il eſlança vne plus qu’effroyable voix, & ſ’eſcria comme fu- rieux: Où eſt-il le perfide voleur de ma lumiere? où eſt-il ce traiſtre Vlyſſe, qui m’a rauy le iour? ne tombera-il point ſous ma main ven- gereſſe? Quoy? la fortune le mettra-elle point, ou quelqu’vn des ſiens, ſous le pouuoir de mon courroux, pour m’aſſouuir de ſes en- trailles? Ne deſchireray-je iamais quelqu’vn de ſes compaignons? Ia- mais ma gorge ne ſera-elle arroſée de leur ſang? Feray-je iamais cra- queter leurs os entre mes dents? Ha! combien de contentemens ie re- ceurois d’vne telle vengeance! leur mort ſeroit vn ſi doux remede à mes regrets, que ie ne plaindrois plus la perte de ma veuë.C’eſtoient les furieuſes menaces de ce Cyclope irrité, que ie ne pou- uois ouïr ſans trembler. L’horreur & l’effroy ſ’emparerent de mon coeur, ie demeuray comme ſans ame, voyant ſa face hideuſe, qui ne reſpiroit que cruauté; ſa grandeur m’eſpouuentoit, la place ſanglan- te de ſon oeil creué, & ſa barbe chargée de grumeaux de ſang caillé me mettoient hors de moy-meſme, tant elles me faiſoient naiſtre d’ap- prehenſions. Ie n’auois rien que l’image de la mort deuant les yeux, & n’apprehendois pas tant toutefois de mourir, que de tomber à la [405] mercy de ce monſtrueux Polypheme: Ie n’attendois chaque inſtant que d’eſtre ſa proye, ſeruir de paſture à ſes inhumanitez, & d’auoir pour tombeau le creux de ſon eſtomach affamé. Ie me repreſentois la façon, de laquelle il auoit traicté deux de nos compagnons, les iet- tant trois ou quatre fois contre terre; puis ſe couchant, ainſi qu’vn Lion, ſur eux, pour deuorer leur chair encore demy-viue, & l’enuoyer dans les antres de ſon ventre glouton. Helas! i’eſtois tout tranſi au coing d’vne roche, auſſi froid que la roche meſme; mon ſang qui auoit pris la fuitte ſ’eſtoit retiré de ma face, & l’auoit laiſſée comme morte: car voyant ce cruel Polypheme manger, & reuomir enſemble auec le vin, des morceaux de chair encore ſanglante; ie me perſua- dois que les deſtinées m’auoient preparé pour vn pareil repas que ce- luy qu’il faiſoit. Ie demeuray long-temps caché auec tant de crainte, que le moindre bruit du monde me faiſoit tremblotter; i’apprehen- dois la mort, & euſſe voulu pourtant eſtre deſia dans le Royaume des morts, pour euiter les cruautez du Cyclope. Helas! ie n’auois pour entretien de ma languiſſante vie que du gland & des herbes; i’eſtois ſeul, priué de tout ſecours & ſans eſperance d’en auoir; bref, ie me voyois à la veille de mes derniers malheurs, quand en fin i’apperceus de loing vn vaiſſeau ſillonnant les liquides plaines de Neptune; ie m’auançay alors ſur le riuage, & par ſignes coniuray ceux qui eſtoient dedans de me retirer du peril. Ils n’eurent point ſi peu de pitié, qu’ils ne fuſſent eſmeus de ma miſere, & bien qu’ils fuſſent Troyens & moy Grec, ils ne voulurent point recercher ſur moy la vengeance des in- iures paſſées; il ſembloit qu’ils en euſſent deſia perdu le ſouuenir, & me receurent auſſi fauorablement comme ſi i’euſſe eſté de leurs an- ciens amis. Voila l’eſpouuentable fortune que i’ay couruë: racontez- moy maintenant la voſtre, celle d’Vlyſſe, & de ceux qui ſe retirerent auec luy.Du port où nous vous laiſſaſmes, fuyans le Cyclope aueuglé, nous nous fuſmes rendre (diſt Macarée) chez AEole, qui mit entre les mains d’Vlyſſe tous les vents enſerrez dans vne peau de boeuf, afin qu’ils n’empeſchaſſent point noſtre flotte d’abborder au port deſiré. Ce fauorable preſent fit que nous voguaſmes heureuſement neuf iours entiers, & commencions deſia à deſcouurir de loing la terre d’I- thaque, qua ̅ d l’auarice ayant perſuadé à quelques-vns des noſtres, qu’il y auoit des threſors cachez dans ce cuir, duquel dependoit l’heur de noſtre voyage; ils deffirent la peau, & laſcherent les vents, qui eſmeu- rent vne ſi furieuſe tempeſte, que nous fuſmes en moins de rien em- portez au riuage, d’où nous auions leué les anchres neuf iours aupara- uant. De là nous nousretiraſmes chez Antiphate Roy des Leſtrygones, que nous penſions deuoir eſtre fauorable à noſtre miſere; mais nous eſprouuaſmes le contraire de ce que nous attendions de luy. Ce fut moy qui accompagné de deux autres, fus enuoyé pour le ſalüer, & me [406] mis au hazard de perdre la vie, ſi ie ne me fuſſe retiré plus viſte que le pas auec vn de mes compaignons; car l’autre plus peſant à courir, de- meura à la mercy de l’inhumaine barbarie d’Antiphate, qui le tua, & nous pourſuiuit, ſuiuy d’vn grand nombre des ſiens, iuſqu’au port, où il meurtrit pluſieurs des noſtres, iettant ſur nous des maſſes de ro- cher & de gros arbres tous entiers. Vne infinité de peuple ſ’aſſembla pour nous accabler, ils nous chargerent cruellement, & ne firent pas ſeulement perir nos compagnons, mais firent meſmes abyſmer nos vaiſſeaux. Il n’y eut que celuy d’Vlyſſe, où i’eſtois auec luy, exempt de leurs furies; noſtre flotte fut reduitte à vne ſeule galere, dont nous ne fuſmes pas peu affligez: mais noſtre dueil & nos plaintes ne pouuoient reparer noſtre perte; il ne falloit pas pourtant nous oublier nous meſmes en pleurant les autres, car nous auions encore beſoin de pen- ſer à la ſeureté de nos vies, & fuïr les nouueaux dangers qui nous eſtoient preparez.

LE SVIET DE LA V. FABLE.
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(V. Fable ex- pliquée au 4. Chap.) Achemenide racontant à ſon tour ſes fortunes à Macarée, luy dit, qu’il auoit eſté changé en pourceau chez Circe, & les moyens deſquels Vlyſſe auoit vsé pour le faire reuenir, & tous ſes compagnons à leur premiere forme: puis aduertit Enée de fuïr l’ab- bord d’vne ſi perilleuſe demeure.
|| [407]
APres vne ſi triſte rencontre nous allaſmes prendre terre dans ces Iſles, que vous voyez fort loing d’icy; ce ſont Iſles ſubjettes au ſceptre de Circe. Braue fils de Venus, valeureux Enée, le plus de- uot & plus entier de tous les ſubjets de Priam, (il m’eſt impoſſible de vous nommer autrement, car de vous tenir plus pour ennemy, ie ne le doy pas faire, puis que la guerre eſt finie entre-nous) ie vous aduiſe que le danger eſt extreme du coſté de ce riuage-là; ſi vous me croyez vous n’en approcherez point, ou autrement vous ſerez mal traicté par l’enchantereſſe qui y commande. Quand nous y arriuaſ- mes, le ſouuenir du cruel accueil d’Antiphate & du Cyclope, nous fit tous craindre d’aller au hazard de noſtre vie, nous ietter dans vne mai- ſon, où nous ne cognoiſſions perſonne; pas-vn de nous ne ſ’offrit à faire le voyage, il fallut ietter au ſort qui ſeroient ceux leſquels ſ’expoſeroient les premiers pour toute la troupe. Le ſort tombant ſur moy, ſur Polite, Euryloche & ſur le bon biberon Elpenor, nous fuſmes enuoyez au Chaſteau de Circe, aſſiſtez de dix-huict de nos compaignons, pour nous ſouſtenir ſ’il eſtoit beſoin de ſe battre. Si toſt que nous euſmes le pied ſur la premiere porte, nous veiſmes vne grande cour pleine de Loups, d’Ours, de Lions, & d’autres ani- maux qui nous effrayerent extremement à l’entrée, & toutefois ne ſirent pas mine de nous vouloir offencer; mais au contraire, ſe ve- noient ranger prés de nous pour nous flatter, & nous careſſer auec vn doux mouuement de leurs queuës. Ils nous ſuiuirent touſiours, iuſqu’à ce que nous rencontraſmes quelques ſeruantes qui nous re- ceurent, & nous menerent par de grandes galeries toutes voûtées de marbre, à la ſalle de leur maiſtreſſe. Circe eſtoit là dans vn ſiege eſle- ué, veſtuë d’vne robe, ſur laquelle on ne pouuoit preſques arreſter la veuë, tant l’or & les pierreries, dont elle eſtoit chargée, eſclat- toient de tous coſtez. Les Nymphes qui luy tenoient compagnie n’eſtoient point occupées à filer, ny du lin, ny de la laine; elles eſ- pluchoient des herbes, & ſeparoient les fleurs qui auoient eſté con- fuſément cueillies, pour mettre chaque ſorte dans vn panier à part: puis elle qui cognoiſſoit la ſecrette vertu des vnes & des autres, les peſoit & meſloit comme bon luy ſembloit pour en faire ſes dro- gues. Quand nous fuſmes proches d’elle, nous la ſalüaſmes, & luy fiſmes entendre ce qu’Vlyſſe nous auoit chargez de luy dire. Elle auſſi nous ſalüa, & d’vn viſage ſur lequel la courtoiſie ſembloit eſtre peinte, nous fit vne tres-agreable reſponce, car elle nous accorda tout ce que nous pouuions deſirer d’elle, & nous pria de boire deuant que retourner au port, où nous auions laiſſé noſtre Chef. En moins de rien elle fit preparer vn breuuage compoſé d’orge grillé, de miel, de vin, & de laict caillé, dans lequel elle meſla le jus de ie ne ſçay quel- les herbes dangereuſes, & nous en preſenta vne pleine couppe à cha- cun. Nous qui eſtions alterez ne fiſmes pas difficulté de boire, mais [408] auſſi toſt que nous euſmes beu, & qu’elle nous eut touchez de ſa verge charmereſſe ſur la teſte, (merueille eſtrange & honteuſe en- ſemble! il m’eſt impoſſible de le dire ſans rougir, & toutefois il faut que ie le die) mon corps ſe heriſſa d’vne ſoye qui le couurit, ie perdis la parole, & voulant me plaindre ie ne peux que gronder. Ie tombay ſur les mains la teſte panchée contre terre; ie ſentis que ma face ſ’allongeant ſe forma en groüin de pourceau, mes eſpaules ſ’eſ- leuerent, & mes mains ſe changerent en pieds ſur la meſme place, où i’auois vuidé la coupe de Circe. Le ſemblable aduint à mes compai- gnons, & ainſi nous fuſmes tous enſemble ſerrez dans vne eſtable. Il n’y eut qu’Euryloche ſeul, qui ne fut point mué en porc comme les autres, pour ce qu’il ne voulut pas boire; car ſ’il ſe fuſt laiſſé gai- gner aux trompeuſes perſuaſions de ceſte enchantereſſe Deeſſe, il fuſt demeuré auec nous, & n’euſt pas porté à Vlyſſe la triſte nou- uelle de noſtre honteux deſaſtre, qui fut cauſe que nous fuſmes ſecourus.Mercure auoit donné vne fleur blanche à Vlyſſe, que les Dieux appellent Moly; elle a vne longue racine noire, & ſert de preſeruatif contre toutes ſortes de charmes. Sur l’aſſeurance qu’Vlyſſe eut qu’v- ne telle fleur le guarantiroit, il ne craignit point d’entrer dans le Palais de Circe, il la fut trouuer, & au lieu de boire, lors qu’elle luy preſenta la couppe, il ſe ietta ſur elle, luy porta le poignard à la gorge pour l’eſtonner, & luy fit promettre qu’elle luy rendroit ſes compagnons. Elle effrayée ſ’efforça, par toutes les courtoiſies dont elle ſe peut aduiſer, d’acquerir ſes bonnes graces, & ſceut ſi accorte- ment les gaigner qu’elle luy donna de l’amour, iouït de ſes embraſ- ſemens, & ayant contenté ſes deſirs, contenta auſſi ceux d’Vlyſſe, qui eſtoient de nous reuoir en noſtre premier eſtre. Elle nous fit tous venir, nous arroſa du jus de quelques meilleures herbes, que n’eſtoient celles qui nous auoient changez, nous toucha tous de l’autre bout de ſa baguette, diſt des vers de vertu toute contraire à ceux qu’elle auoit chantez l’autre fois, & comme elle les pronon- çoit, peu à peu nos corps ſe redreſſoient, noſtre poil tomboit, & nos pieds, nos bras & nos mains reprenoient leur forme; ſi bien qu’en fin nous ne fuſmes plus pourceaux, mais hommes. Nous nous iettaſmes incontinent au col d’Vlyſſe; nous l’embraſſaſmes en pleu- rant, & la ioye le fit auſſi pleurer. Les premieres paroles qui ſortirent de noſtre bouche, furent les remerciemens de la faueur qu’il nous auoit faicte de nous ſortir d’vne telle miſere. Depuis nous demeuraſ- mes là vn an entier à paſſer noſtre temps, durant lequel ie veids & entendis dire pluſieurs choſes dignes de memoire. Entr’autres l’vne des quatre principales ſeruantes, qui ſont employées aux charmes, tandis que noſtre Prince ſ’eſgayoit ſeul auec Circe ſeule, me monſtra dans l’oratoire de ſa maiſtreſſe l’image de marbre d’vn ieune homme, [409] lequel auoit vn Piuert ſur la teſte. Ie luy demanday qui eſtoit celuy que ce pourtrait repreſentoit, pourquoy on l’auoit poſé en lieu ſacré, à quelle occaſion on l’honoroit de tant de couronnes, & que vouloit dire l’oyſeau qu’il auoit ſur la teſte. Puiſque vous deſirez ſçauoir (me diſt-elle) l’hiſtoire du ieune Prince que ce marbre nous figure, ie vous en feray le diſcours, parmy les merueilles duquel vous appren- drez la puiſſance de noſtre Reyne. Preſtez donc enſemble & l’eſprit & l’oreille à ce que ie vous raconteray, & vous ne receurez pas, ie m’aſſeure, peu de contentement à l’ouïr.

LE SVIET DE LA VI. FABLE.
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Picus fils de Saturne & Roy d’Italie, quelques iours apres auoir eſpousé Canente fille(VI. Fable expliquée au 6. Chap.) de Ianus, en chaſſant par les bois rencontra Circe, qui deuint en vn inſtant eſperduë- ment amoureuſe de luy, & n’ayant peu faire naiſtre en ſon coeur de reciproques flames, le changea en vn oyſeau, qui porte encore ſon nom chez les Latins.IL y auoit autrefois en Italie vn Roy Picus, fils de Saturne, Roy qui ſe plaiſoit ſur tout à picquer les cheuaux, & recerchoit cu- rieuſement entr’autres, ceux leſquels doüez d’vn courage eſleué, eſtoient nez pour la guerre. De viſage il eſtoit tel que vous le voyez figuré; ne vous perſuadez point que le ciſeau ait rien adiouſté à ſes beautez, il a pluſtoſt manqué à les pourtraire toutes. Son corps ac [410] comply d’autant de perfections qu’il eſt poſſible d’en ſouhaitter en vn homme, eſtoit animé d’vn eſprit tout pareil: Il n’auoit pas enco- re atteint le vingtieſme de ſes ans, & les yeux des Nymphes fore- ſtieres de toutes les montaignes d’Italie n’auoient plus agreable objet que celuy de Picus. Les vertes Naïades Deeſſes des fleuues du pays, cheriſſoient vniquement ſes vertus, & ne ſouhaittoient rien plus que ſon alliance. Celles du Tibre, de l’Alme, du Nar, du Farfare, & cel- les qui habitent autour de l’eſtang où lon adore ceſte Diane qui fut amenée de Scythie, recerchoient toutes ſes affections; mais il ne peut iamais donner ſon coeur qu’à l’amour d’vne Nymphe fille de Ianus, & de la Deeſſe Venilie, qui l’enfanta ſur les roches du mont Palatin. Dés ſon bas âge il ſe laiſſa bruſler aux douces-cuiſantes flames, qui ſortoient des yeux de ceſte Nymphe, & conſerua touſiours le braſier qu’elle auoit faict naiſtre en ſon ſein, iuſ qu’à ce qu’il fut ioinct auec elle ſous les loix d’vn legitime mariage. Elle portoit en face mille at- traicts, & faiſoit par tout où elle paroiſſoit, admirer les merueilles de ſon viſage; mais il n’eſtoit pas pourtant ſi admirable que ſa voix: car ſon chant enchanteur trouuoit du reſſentiment dans le tronc inſenſi- ble des arbres parmy les foreſts, il amoliſſoit la dureté des rochers, adouciſſoit le farouche naturel des beſtes ſauuages, arreſtoit le cours des fleuues, & retenoit le vol vagabond des oyſeaux les plus errans, qui demeuroient ſur quelque branche d’arbre, comme charmez à l’ouïe des doux accens de ſes airs: auſſi pour ce reſpect l’appelloit-on Ca- nente, d’autant qu’il ſembloit n’appartenir qu’à elle ſeule de recer- cher du los en chantant. Vn iour tandis qu’elle exerçoit ceſte belle voix, qui luy auoit acquis tant de reputation, Picus veſtu d’vne robe de pourpre, bordée de franges d’or, monte à cheual, prend deux dards à la main, & ſ’en va chaſſer vn ſanglier dans les prochaines fo- reſts, où d’auanture Circe ſe rencontra, qui eſtoit ſortie des terres qui portent ſon nom, pour venir là cueillir quelques herbes qu’elle ne pouuoit trouuer chez ſoy. Ceſte chaude fille du Soleil n’eut pas, du coing d’vn buiſſon, où elle eſtoit aſſiſe, apperceu Picus, qu’elle demeura toute rauie, les herbes qu’elle auoit cueillies luy tombe- rent des mains, & deſlors vne cuiſante flame commençant à rauager ſes moüelles, ne luy fit reſpirer qu’vn bruſlant deſir de iouïr des beautez dont ſes yeux enchanteurs auoient eſté charmez. Si toſt que les premiers mouuemens de ſes amoureuſes fureurs furent paſſez, & qu’elle ſe fut vn peu recognuë, elle voulut deſcouurir ſon feu nouuel- lement nay à celuy qui l’auoit faict naiſtre; mais la courſe legere du cheual ſur lequel il eſtoit monté, & la troupe des gardes qui l’entou- roit, furent cauſe qu’elle ne peut l’approcher Quoy? (diſt-elle en ſoy- meſme) tu fuis celle à qui l’amour commande de te ſuiure? Tu n’eſ- chapperas pas pourtant, encore que le vent t’emportaſt, ie t’arreſteray; les ſecrettes vertus des herbes & mes vers magiques me manqueront, [411] ou ie vaincray ta legereté, & vaincray les vents meſmes, ſi, contraires à mes ſouhaits, ils ſe rendent mes ennemis. Cela dit, elle forme le pourtrait d’vn ſanglier qui n’auoit que l’apparence, & en effect n’e- ſtoit rien; puis commande à ceſte vaine figure de ſ’aller preſenter à la veuë du Roy, & ſe ietter aprés, dans quelque lieu de la foreſt ſi eſpais, que les cheuaux n’y puiſſent entrer. Le Roy, quittant à l’heure ſon cheual eſcumeux, mit pied à terre, pour ſuiure vne ombre menſon- gere qui l’abuſoit, & à la ſuitte ſ’eſgarant dans les ſombres obſcuri- tez du bois courut long-temps aprés ceſte trompeuſe proye, ou ce rien pluſtoſt, qu’il chaſſoit. Circe tandis prononça des vers eſpou- uentables à ouïr, par la force deſquels elle a accouſtumé de coniurer les puiſſances infernales, qui l’aſſiſtent lors qu’elle veut broüiller le teint argentin du viſage de la Lune, ou couurir de nuées la face lumi- neuſe du beau Phoebus ſon pere. Elle fit lors que le Ciel ſ’obſcurcit, & qu’vn noir broüillas rendit de ſi eſpaiſſes tenebres, que le Roy trauer- ſant çà & là perdit ſes gardes, & ſes gardes le perdirent de veuë. C’e- ſtoit ce qu’elle recerchoit de trouuer le Roy ſeul, elle ſe rendit prés de luy, & ne craignit point de luy dire: Braue Prince, les eſclairs de vos yeux, qui ont bleſſé les miens, m’ont faict recourir à vous, non pas pour vous ſupplier de fermer, mais bien d’alleger ma bleſſure. Vos graces qui m’ont rauie, m’ont faite voſtre eſclaue, bien que ie ſois Deeſſe, & m’ont forcée de vous venir offrir mes voeux. Ne les deſdai- gnez point, puiſſant Roy de mes delices, recognoiſſez à l’extremité où ma paſſion m’a reduitte mes extremes affections, & ne deſdaignez point de me faire part des voſtres. Ie vous coniure par les meſmes at- traits qui m’ont tiré le coeur du ſein, de me donner le voſtre, afin que vous ſoyez à moy comme ie ſuis à vous. Fauoriſez mes flames, & me prenant pour femme, donnez-vous pour beau-pere le Soleil qui void tout: Celle qui vous recerche eſt ſa fille; vous ne ſçauriez eſtre mary de Circe, qu’en meſme inſtant vous ne ſoyez le gendre du grand Oeil du monde.Picus, qui faiſoit auſſi peu d’eſtat d’elle que de ſes prieres, la repouſ- ſant aſſez rudement luy diſt: C’eſt m’importuner de me prier que ie vous aime, qui que vous ſoyez; il m’eſt impoſſible de vous promet- tre mes affections, car vne autre deſia les poſſede, & les poſſedera auſſi long-temps que le Ciel me permettra de reſpirer le doux air qui ſert d’entretien à ma vie. Iamais adultere alliance ne ſoüillera mon lict; n’eſperez pas de me faire fauſſer la foy que ie doy à ma fidelle Canen- te; tandis que les deſtins me la conſerueront, ie ne cheriray qu’elle. Circe redoubla pluſieurs fois en vain ſes prieres, auſquelles elle ioi- gnit tout le zele & l’ardeur dont elle ſe peut aduiſer, mais en fin voyant que c’eſtoient paroles perduës: Tes deſdains ne demeureront pas impunis (diſt-elle en ſoy-meſme) tu ne fais eſtat d’autres baiſers que de ceux de Canente, tu n’as autres delices; ie feray donc que tu [412] ſeras priué de toutes tes delices, pour t’apprendre que c’eſt de rendre des deſdains à l’amour d’vne femme, & auec ſi peu de reſſentiment reietter ſes affections. Il faut que ma vengeance te face ſçauoir com- bien peut, non pas vne ſimple femme, mais vne Circe, & Circe amou- reuſe, & amoureuſe offencée d’vn trop inſupportable meſpris. Dés l’inſtant meſme elle ſe tourna deux fois vers la couche du Soleil, & par deux fois ſe retourna du coſté où il ſe leue le matin, puis frappa trois coups de ſa baguette ſur la teſte de ce deſdaigneux Prince qui l’a- uoit refuſée, & en le frappant, diſt entre ſes dents trois mots qu’il n’euſt ſceu entendre, quand elle les euſt prononcez à haute voix. Cela faict, luy qui ſ’ennuyoit de demeurer-là, prit la fuitte, mais en fuyant Circe, il ne peut fuir la changeante vertu de ſes charmes. Il fut tout eſtonné de ſe ſentir doüé d’vne viſteſſe plus grande que ſon naturel ne portoit, & admirant la legereté de ſon corps, il le veid de tous coſtez couuert de plumes, qui le porterent ſur vn arbre, où de deſpit de ſe voir ainſi changé en oyſeau, il deſchargea ſon courroux ſur le bois, & comme ſi les playes que ſon bec pointu faiſoit à ce tronc inſenſi- ble, euſſent allegé ſes regrets, ſe pleut à le miner peu à peu. Il de- (Picus en Latin ſert de nom à ce Roy & au Pi- uert.) meura quelque choſe de la couleur de ſa robe rouge ſur ſes aiſles, le paſſement d’or qui bordoit le tour de ſon collet ſe tourna en plumes iaunes qu’il a autour du col; bref d’homme il fut Piuert, & rien ne luy reſta que le nom qu’il portoit.Tandis que ces merueilles ſe faiſoient, ſes gens qui ne le pouuoient trouuer, crioient d’vn coſté & d’autre, Picus; ils l’appellerent plu- ſieurs fois en vain, car il ne reſpondoit point à leurs cris; mais en le cerchant, ils rencontrerent Circe, qui auoit deſia permis aux bruſlans rayons de ſon pere & aux vents, de diſſiper les nuages ramaſſez autour d’elle. Ces fidelles ſubiets affligez de la perte de leur Roy ſoupçonne- rent incontinent ceſte meſchante femme de quelque meſchant acte, ils ſe ietterent tous ſur elle, luy demanderent leur maiſtre, & pouſſez d’vn boüillant deſir de faire rougir leurs armes dans ſon ſang, la me- nacerent de la mort, ſi elle ne leur rendoit leur Prince. Elle à qui l’ef- froy auoit deſia preſques porté l’ame ſur le bord des levres, pour eui- ter leurs violents efforts eut recours à ſes charmes, elle eſpancha au- tour de ſoy vne huile tirée de quelques herbes venimeuſes, & coniura la nuict auec toutes ſes tenebreuſes diuinitez, de venir à ſon ſecours. Ses effroyables hurlemens firent que l’Erebe, le confus Chaos, & l’eſ- pouuentable Hecate, qui preſide aux enchantemens, ſ’y trouuerent incontinent: la terre en fut de telle façon eſbranlée, qu’vn horrible tremblement fit treſſauter toute la foreſt, l’agreable verdure des ar- bres pallit d’eſtonnement, les herbes parurent par tout tachetées de gouttes de ſang; les pierres ainſi qu’animaux ſemblerent rendre vn furieux mugiſſement, les chiens abbayerent, on ne veid que ſerpens ſur l’herbe, & l’air fut plein d’ombres legeres qui voltigerent autour [413] de Circe, comme pour la deffendre. Les paſles apprehenſions de la crainte refroidirent infiniment ce peuple, que le deſir de vengeance auoit tant eſchauffé: ils furent ſi eſtonnez, & demeurerent ſi eſ- blouïs, qu’ils donnerent le loiſir à Circe de les toucher tous de ſa verge charmereſſe, laquelle en les touchant les changea en diuerſes beſtes ſauuages.

LE SVIET DE LA VII. FABLE.
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Canente femme de Picus s’affligea tellement de la perte de ſon mary, que ſes dou-(VII. Fable ex- pliquée au 6. Chap.) leurs la conſommerent, & s’eſuanouïſſant ne laiſſa rien de ſoy que ſon nom, qui ſur- nomma depuis la place où elle s’eſtoit perduë.QVand le Soleil ſe plongeant dans le ſein de Tethys eut fermé les portes du iour, Canente à qui l’abſence de ſon mary auoit deſia duré vn ſiecle, enuoya tous ſes ſeruiteurs auec des flambeaux le cercher dans le bois, & voyant que perſonne ne luy en apportoit des nouuelles, ſe plomba mille fois l’eſtomach à coups de poing, arracha les treſſes blondes de ſon poil doré, & agitée des furies d’vne extreme douleur ſe ietta par les champs, où elle courut ſix iours & ſix nuicts, tantoſt ſur des coſtaux, & tantoſt ſur le precipice des vallées, ſans laiſ- ſer gliſſer ſes yeux au ſommeil, & ſans prendre enuie de boire ny de manger pour refaire ſes forces debilitées. Le Tybre veid la fin de ſa [414] courſe, ce fut ſur ſon riuage, qu’affoiblie du mal de ſon affliction, & du trauail du chemin, elle ſe coucha pour meſler ſes larmes aux claires eaux de ce fleuue. Ce fut là que mariant ſes douleurs à ſa voix elle fit entendre ſes plaintes, & comme le cygne d’vn chant funebre auant- coureur de ſa mort, allegea les mortelles rigueurs de la Parque, qui tranchoit peu à peu le fil de ſa vie. Ses tourmens firent fondre ſon corps, il ſ’eſuanouït peu à peu, & ne reſta rien d’elle que ſon nom: car les anciens habitans du pays, pour eterniſer ſa memoire, appel- lerent Canente le lieu où ſes regrets la firent mourir. On me fit plu- ſieurs pareils contes, cependant que nous eſtions-là, & à la fin de l’année nous nous rembarquaſmes, la pluſpart fort à regret, car le repos que nous auions eu, nous rendoit plus laſches, & nous faiſoit plus qu’auparauant apprehender la tourmente. Auſſi que Circe nous diſt, que nous auions encore beaucoup de perilleuſes fortunes à cou- rir, & des chemins dangereux à paſſer. Pour moy, il faut que ie con- feſſe que ſon aduis me donna de la crainte, & que c’eſt la ſeule occa- ſion qui me fit reſoudre de m’arreſter icy, ſi toſt que nous y euſmes pris terre.

LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
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(VIII. Fable expliquée au 7. Chap.) Enée eſtant abordé au port d’Oſtie, fit la guerre à Turne, qui eſtoit ſon riual, & re- cerchoit comme luy la fille du Roy Latin. Or Turne pour fortifier ſon party enuoya de- mander ſecours à Diomede, qui s’eſtoit marié à la fille de Daune Roy de la Poüille: [415] mais Diomede le refuſa, & ne voulut point porter les armes contre le fils de Venus, ſçachant combien le courroux de ceſte Deeſſe, qu’il auoit par meſgarde bleßée au ſiege de Troye, luy auoit causé de malheurs. Toutefois quelques. vns des ſiens furent ſi outrecui- dez de dire qu’en deſpit d’elle, ils ne laiſſeroient pas d’aller contre Enée, dont Venus les punit tout ſur l’heure, & les changea en oyſeaux blancs comme cygnes.MAcare’e finit là ſon diſcours, & de meſme finirent les cere- monies faictes par Enée aux funerailles de ſa mere-nourrice Caiete, ſur le tombeau de laquelle ces vers furent eſcrits:
Paſſant, appren ma deſtinée, Fe fus la nourrice d’Enée, Que ſa pieté retira Des horribles feux de Pergame, Puis me bruſla d’vne autre flame Sur ce port, où il m’enterra.Ce deuot fils d’Anchiſe ayant faict leuer les anchres, ſ’eſloigna tant qu’il peut des embuſches de Circe, pour venir ſurgir en Italie au ha- ure le plus proche de l’emboucheure du Tibre, où le Roy Latin le re- ceut, & luy fit toutes les careſſes dont il ſe peut aduiſer, iuſqu’à luy of- frir ſa fille Lauinie en mariage. Toutesfois ce ne fut pas ſans guerre qu’il accomplit ſes offres. Turne Prince de la Toſcane, à qui elle auoit eſté de long-temps promiſe, ſ’y oppoſa, & l’amour de Lauinie luy fit armer les Toſcans contre les Latins qui fauoriſoient Enée. L’vn & l’autre taſcha de rendre ſon party le plus fort qu’il luy fut poſ- ſible, par le ſecours des Princes voiſins. Enée receut de belles troupes du vieil Euandre, à la premiere priere qu’il luy fit faire de l’aider. D’autres auſſi ioignirent leurs forces aux forces de Turne: mais Dio- mede pourtant ne voulut point prendre ce party-là, encore que Ve- nule euſt eſté exprés enuoyé vers luy pour ceſt effect. Diomede, que l’impudicité de ſa femme auoit banny de ſa maiſon, eſtoit lors en la Poüille, mary de la fille du Roy Daune, dans vne ville baſtie des com- moditez qu’il auoit euës de ſon beau-pere. Il receut honorablement dans ſon Palais Venule Ambaſſadeur de Turne, & ouït ſa harangue: mais il ne fut point d’aduis de luy accorder ce qu’il deſiroit. Il ſ’en ex- cuſa, diſant; qu’il ne luy eſtoit pas permis, ny d’enuoyer des gens de ſon beau-pere au ſecours du Prince Toſcan contre Enée, ny de four- nir des ſiens. Et ne penſez-pas (leur diſt-il) que ce ſoient vaines excu- ſes, que i’emprunte du menſonge pour vous renuoyer meſcontens: afin de vous en oſter l’opinion, ie vous raconteray l’occaſion qui m’en empeſche, encore qu’il me ſoit impoſſible de renouueller le ſouuenir de mes douleurs paſſées ſans extremement m’affliger.Depuis que le feu Grec eut conſumé les hauts murs d’Ilion, que Troye fut en cendres, & que le furieux Aiax fils d’Oïlée eut trop in- diſcrettement violé Caſſandre & le Temple de Pallas, où il la força, il fit deſcendre ſur nous tous auſſi bien que ſur luy, les fleaux du ſup [416] plice qu’il merita par ſon outrecuidance. Comme coulpables de ſa faute, & puniſſables du crime que luy ſeul auoit commis; nous reſſen- tiſmes tous la rigueur d’vne cruelle vengeance des Cieux irritez con- tre nous. La tourmente nous aſſaillit, & n’euſmes pas ſeulement la mer & les vents ennemis, mais l’air auec ſes foudres, ſes pluyes, & ſes plus eſpaiſſes tenebres: & pour comble de malheur, au lieu de nous rendre dans vn port, nous allaſmes choquer les roches de Caphare, où la pluſpart des noſtres perirent. A quel propos m’arreſteroy-je à faire icy le diſcours entier de nos infortunes? La Grece, pour le dire en vn mot, fut lors affligée de telle façon, que l’object de ſa miſere eſtoit aſſez deplorable pour eſmouuoir Priam meſme à pleurer. Les ondes engloutirent preſques toute noſtre armée, toutefois i’eſchap- pay auec l’aide de Minerue, qui me tira demy-mort du milieu des va- gues. Mais quoy? ie ne ſortis d’vne tourmente que pour r’entrer en vne autre plus furieuſe. Quand ie fus chez moy, on ne m’y voulut point receuoir; la Deeſſe Venus que ie bleſſay deuant Troye, pour punir mon offence qu’elle n’auoit pas encore oubliée, me contraignit de quitter mon pays, & me fit endurer depuis, mille incommoditez, ou ſur mer, ou ſur terre. Helas! tant de malheurs ont trauerſé le repos auquel i’aſpirois, tant de trauaux ont battu ma conſtance, qu’ils m’ont faict mille fois appeller heureux ceux que la tempeſte enſeuelit dans les eaux de Caphare, où la pluſpart des noſtres n’eurent que les gouf- fres de la mer pour tombeau. I’ay mille fois regretté d’eſtre eſchappé d’vn tel naufrage, dans lequel auec ma vie mes ennuys euſſent trouué fin. La guerre & l’inconſtance des eaux auoit tant laſſé tous les miens, auſſi bien que moy, qu’ils ne ſouhaittoient rien que le repos. En- nuyez d’vn ſi long trauail, ils me prierent de les arreſter en lieu calme, & faire ceſſer auec nos courſes vagabondes, le cours des malheurs qui nous ſuiuoient par tout. Il me ſouuient qu’eſtant en doute ſi ie de- meurerois icy, tous me preſſerent de me reſoudre à m’y repoſer, & n’y eut qu’Agmon, qui fut d’opinion contraire. C’eſtoit vn eſprit boüil- lant, lequel opiniaſtre contre les deſaſtres, vouloit paroiſtre inuinci- ble aux trauaux; & lors encore nos miſeres ſembloient l’auoir aigry plus que de couſtume. Quoy? diſoit-il, y a-il quelque malheur au monde, duquel noſtre patience endurcie aux tourmens doiue appre- hender les atteintes? Que peut dorenauant Venus ſur nous, quand elle auroit la volonté de nous faire du mal? Noſtre conſtance a vain- cu ſon pouuoir, & noſtre courage eſpuiſé toutes ſes ruineuſes in- uentions. Seriez-vous bien ſi laſches de vous reſoudre aux prieres, pour appaiſer ſon iniuſte courroux? Il n’eſt plus temps, car les voeux ne ſont de ſaiſon, que durant l’apprehenſion de quelques malheurs plus inſupportables que ceux qu’on a ſoufferts. Lors qu’on eſt au pis, on doit mettre ſous le pied la crainte & les prieres. Nos infortunes ont atteint à leur comble, noſtre miſere nous a reduits à telle extre [417] mité, qu’il ne ſe peut rien trouuer de plus miſerable au monde. Il ne faut donc plus auoir de crainte, nos maux ſont à leur dernier perio- de, nous ne deuons plus trembler; nous ſommes au poinct malheu- reux qui nous doit mettre en aſſeurance. Que Venus conſerue en ſon coeur tant de haine qu’elle voudra contre Diomede, & ceux qui l’aſ- ſiſtent; nous ferons auſſi peu d’eſtat d’elle que de ſa haine, & nous rendrons ſes ennemis, puis qu’elle nous eſt ennemie; auſſi bien nous a-elle trop fait patir pour nous reconcilier auec elle. Elle nous a bannis de noſtre pays; que pouuons-nous plus perdre ayans perdu vne ſi chere demeure? ou quelle perte nous doit eſtre dorenauant faſcheuſe à ſupporter, puiſque nous ſommes deſia comme perdus?C’eſtoient les Rodomontades d’Agmon, qui offencerent la Prin- ceſſe de Cythere, & renouuellerent ſa vieille colere, renouuellant le ſouuenir de la playe qu’autrefois ie luy auois faicte. Toutefois il y en eut peu de ma troupe qui approuuaſſent l’orgueil de telles paroles; ie l’en repris, & la pluſpart de mes amis luy remonſtrerent auec moy, que ſes diſcours eſtoient enflez de trop d’outrecuidance; à quoy il voulut repartir, mais en penſant parler, il perdit la parole. Son col & ſa voix enſemble ſe rendirent plus greſles qu’auparauant, ſon poil de- uint plume, & en meſme inſtant ſon dos, ſon eſtomach, & ſes cuiſ- ſes furent emplumez. Ses bras ne furent plus bras, mais des aiſles, ſes pieds ſ’armerent d’ongles crochus, & ſa face d’vn bec pointu, qui le fit paroiſtre oyſeau, non plus homme. Lycus, Idas, Rhetenor, Abas & Nyctée furent tous eſtonnez d’vn ſi ſubit & ſi eſtrange changement, ils demeurerent comme rauis, & à l’inſtant de leur rauiſſement, cau- ſé par vne merueille arriuée à leur compagnon, ils reſſentirent en cux-meſmes ce qu’ils admiroient en autruy, car ils deuindrent oy- ſeaux comme luy, & commencerent lors tous enſemble à voltiger autour de noſtre vaiſſeau. Si vous me demandez de quel plumage ils furent reueſtus, & quelle ſorte d’oyſeaux c’eſtoit; ie vous diray qu’ils eſtoient comme Cygnes, ils en approchoient fort, & ſi n’e- ſtoient pas Cygnes, perſonne n’en ſçauroit aſſeurément parler. Ainſi aprés pluſieurs autres pertes, ie perdis encore miſerablement vne par- tie de mes compagnons, qui portez ſur des aiſles nouuelles ſ’eſgare- rent dans l’air, & me laiſſerent ſuiuy d’vn petit nombre d’amis, qui m’ont accompagné iuſqu’icy, où i’abborday en fin à toute peine, & y fus receu par le Roy Daune, lequel m’honora tant à mon arriuée, qu’il ne deſdaigna point de me donner ſa fille en mariage.

LE SVIET DE LA IX. FABLE.
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Vn Berger voulant imiter quelques Nymphes, en danſant comme elles, mais trop(IX. Fable expliquée au 7. Chap.) lourdement & großierement, pour ce que c’eſtoit comme en leur meſpris, il fut pour pu- nition changé en Oliuier ſauuage.
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DIomede fit ce diſcours pour reſponce à Venule, lequel ſe retira fruſtré de l’eſperance qu’il auoit d’emmener du ſecours à ſon maiſtre. Il prit donc congé de celuy duquel il n’auoit peu tirer qu’vn refus, & ſortit du Royaume de la Poüille, où il veid en paſſant ces antres entourez d’vne ſombre foreſt, qui ſeruent maintenant de retraitte au Dieu Pan, & autrefois eſtoient les Palais de certaines Nymphes qu’vn berger en chaſſa. Ces Nymphes à qui leur ombre meſme faiſoit peur, tant elles eſtoient craintiues, eſpouuentées vn iour du bruit que faiſoit vn Paſteur, prindent la fuitte auec vn tel effroy, qu’à peine eurent-elles l’aſſeurance de ſe retourner en cou- rant, pour voir qui eſtoit celuy qui les ſuiuoit. Toutefois en fin le courage leur reuint, elles ſe raſſeurerent, firent peu d’eſtat du berger qui les chaſſoit, & par meſpris ſe prindrent toutes par la main pour dancer aux chanſons en ſa preſence. Le lourdaut qui leur auoit donné l’eſpouuente, ſe mocquant d’elles les voulut imiter d’vne façon groſſiere, pour leur faire honte, & ſautant comme el- les, les offença de pluſieurs paroles iniurieuſes; mais il n’en porta pas loing l’offence impunie. Il y eut des racines qui arreſterent ſes pieds en terre à la meſme place où il dançoit, il deuint arbre, & l’eſcorce qui luy couurit la bouche, arreſta ſa voix meſdiſante. Son humeur ſcandaleuſe, & le venin de ſa langue picquante ſe recognoiſt encore en ſon fruict, qui eſt extremement amer: car il [419] fut changé en Oliuier ſauuage, arbre lequel a retenu toute l’aigreur de ſes venimeuſes paroles.

LE SVIET DE LA X. FABLE.
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Turne combattant pour ſa fiancée Lauinie, mit le feu dans les vaiſſeaux d’Enée,(X. Fable expliquée au 7. Chap.) dont Cybele mere des Dieux s’offença, pource qu’ils auoient eſté faits des ſapins du mont Ida, qui luy eſtoit conſacré, & pour ce reſpect preſenta requeſte à Iupiter, afin que les vaiſſeaux atteints du feu fuſſent changez en Nymphes marinieres, & à l’inſtant elle veid l’effect de ſon ſouhait.TVrne ſe trouua bien eſtonné voyant ſes Ambaſſadeurs de re- tour ſans ſecours, toutefois il ne perdit point courage, & ne laiſ- ſa pas d’attaquer furieuſement les Troyens (mais ce fut auec autant de malheur que de valeur) il fit mourir pluſieurs de leur party, auſſi bien qu’eux faiſoient mourir des ſiens, & d’vn bras indompté porta le feu dans leurs vaiſſeaux, leſquels aprés auoir eſchappé la violence des ondes, ſe veirent la proye des flames, proches d’eſtre reduits en cen- dre. Le feu auoit fondu la poix & la cire, il montoit deſia le long du maſt, & ſ’en alloit rauager les voiles, quand la mere des Dieux ſe reſ- ſouuint que le bois de ces vaiſſeaux-là eſtoit de ſa foreſt ſacrée du mont Ida. Elle fit auſſi toſt retentir l’air du ſon de ſes baſſins de cuiure, entonna ſa fluſte de boüis, & montée ſur ſon chariot, que quatre [420] lions portoient en l’air, ſe vint preſenter à Turne, & luy dire: Quoy? oſes-tu d’vne main ſacrilege mettre le feu dans ces vaiſſeaux qui ſont en ma ſauue-garde? Penſes-tu que ie permette que ces nauires, ſacrez membres de mes foreſts, ſoient bruſlez? Non, non, tes prophanes flames n’auront pas l’honneur de les deuorer. Ceſte Deeſſe à peine eut laſché la parole, que les canons du Ciel commencerent à bruire dans l’air, on ne veid qu’eſclairs, & n’oüit-on qu’eſclats de tonnerre, qui furent ſuiuis d’vne groſſe pluye, meſlée auec la greſle. Les vents for- cerent les priſons d’AEole, ſe mirent en l’air, & par leurs combats eſ- meurent en la mer vne horrible tempeſte. L’vn d’entr’eux, duquel la Deeſſe ſe ſeruit principalement, donna ſur les cordages, qui rete- noient les nauires attachez au port, & les ayant rompus renuerſa les vaiſſeaux, & les fit abyſiner au plus profond de l’eau. Engloutis qu’ils furent, l’humidité amollit peu à peu la dureté du bois, & en fin de vaiſſeaux ils furent changez en Nymphes. La pouppe fut leur face, les rames furent leurs pieds, les flancs du nauire furent leurs coſtes, la carene fut l’eſpine de leur dos, le bois qui trauerſe le maſt ſe forma en bras, & les cordages furent muez en cheueux. Elles garderent Nym- phes la meſme couleur qu’elles auoient euë eſtans nauires, & de- meurerent touſiours dedans ou ſur les eaux; mais ce ne fut pas auec tant de crainte & d’apprehenſion, qu’elles y auoient eſté auparauant. Les flots & les vagues ne leur furent depuis qu’vn agreable ioüet, l’hu- mide demeure des antres de Neptune leur pleut extremement, enco- re que leur naiſſance euſt eſté ſur les ſommets d’vne montaigne. Elles mirent comme en oubly leur premier eſtre, & n’oublierent pas tou- tefois les effroyables & perilleuſes fortunes qu’elles auoient autres- fois couruës ſur mer. Le ſouuenir qu’elles en eurent fit, que bien ſou- uent les vaiſſeaux combattus de l’orage leur firent pitié: car elles n’en veirent point en danger de perir, qu’elles ne ſ’en approchaſſent pour les ſecourir, les ſouſtenans par deſſous d’vne main fauorable, de peur que la fureur des vents ne les bouleuerſaſt, ſi ce n’eſtoit quelque na- uire Gregeois. De vray quant à ceux-là, elles ne ſe ſont iamais auan- cées pour leur donner ſecours, mais touchées d’vn naturel reſſenti- ment des ruines de la Phrygie, ont touſiours eu les Grecs pour enne- mis, & ſe ſont reſiouïes des deſaſtres, qu’elles ont veu leur arriuer, ainſi que de quelques agreables coups de vengeance. Ce leur fut vn extreme contentement de voir le pitoyable bris des vaiſſeaux d’Vlyſ- ſe; & l’eſcueil qui naſquit du nauire d’Alcinoüs, conuerty en ro- che, fut vn ſpectacle qui ne fut nullement lamentable à leurs yeux.
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LE SVIET DE LA XI. FABLE.
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Turne eſtant mort de la main d’Enée, la ville d’Ardée fut bruſlée, & des cendres(XI. Fable ex- plıquée au 7. Chap.) ſortit vn oyſeau qui porta le meſme nom de la ville.ON eſperoit que le changement des vaiſſeaux d’Enée en Nym- phes marinieres, donneroit vn tel effroy à Turne, qu’il mettroit les armes bas, & ceſſeroit de combattre la pieté meſme, de laquelle il ſ’eſtoit rendu ennemy, combattant le deuot fils d’Anchiſe. Toute- fois il ne laiſſa pas de continuer, car ſon party eſtoit ſouſtenu de la faueur de quelques Dieux, auſſi bien que celuy d’Enée; puis tous deux auoient du coeur & de la valeur, qui leur eſtoient comme Dieux pro- tecteurs de leurs armes. Ils ſ’engagerent ſi auant à la guerre, & ſ’y opiniaſtrerent de telle façon, qu’ils ne combattoient plus, ny pour le ſceptre du Roy Latin, que l’vn & l’autre eſperoit obtenir en fa- ueur de mariage, ny pour Lauinie qui auoit eſté le ſeul ſubject de leurs querelles, mais pour l’honneur ſeulement, & pour la gloire d’emporter le laurier; honteux de poſer les armes, & mettre fin à leurs combats, deuant le dernier iour de l’vn ou de l’autre. Ils ſe bat- tirent tant qu’en fin Venus veid voler la victoire au camp de ſon fils, & les Troyens triompher des Toſcans: Turne terracé par Enée receut le coup mortel qui luy rauit la vie auec ſes eſperances. Il mou [422] rut, & ſa mort fut la ruine fatale de la ville d’Ardée, que la ſeule re- putation de ſon courage rendoit puiſſante & floriſſante. Il n’eut pas eſprouué le tranchant du fer d’Enée, qu’auſſi toſt la ville ne fut qu’vn braſier qui la conſuma. On ne veid tout autour que des cendres que le vent eſleuoit en l’air auec la fumée, du milieu de laquelle ſortit vn oyſeau maigre & hydeux, qui d’vn vol languiſſant battit des aiſles les cendres eſleuées au deſſus de l’embraſement. Ceſt oyſeau n’auoit point encore paru au monde, il eſtoit vnique en ſon eſpece, ſi triſte & ſi deffaict qu’il repreſentoit naïfuement la miſere & les deplorables ruines deſquelles il auoit tiré ſa naiſſance: car on le tenoit ſorty des flames, qui auoient deuoré la ville: auſſi luy donna-on le nom d’Ar- dée, de laquelle il ſembloit plaindre l’infortune, tournoyant ſans ceſſe autour des ruines poudreuſes des baſtimens rauagez par le feu.

LE SVIET DE LA XII. FABLE.
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(XII. Fable expliquée au 8. Chap.) Venus voyant que ſon fils Enée auoit vaincu tous les trauaux qu’on auoit oppoſez à ſa bonne fortune, pria Iupiter pour recompenſe de ſes labeurs de luy donner vne vie im- mortelle. Sa priere fut octroyée, les Dieux firent deſpoüiller Enée de tout ce qu’il auoit de mortel dans le fleuue Numicius, où il fut laué, & depuis il fut adoré comme Dieu, on luy baſtit des Autels & luy fit-on des ſacrifices.AInsi l’inuincible vertu d’Enée victorieux contraignit en fin tous les Dieux ſes ennemis, & Iunon meſme, qui eſtoit la plus [423] animée contre luy, de renoncer à la haine qu’ils luy portoient. Malgré toutes leurs ialouſes trauerſes il eſtablit les affaires de ſon fils Iüle, afin qu’vn iour il peuſt d’vne paiſible main porter le ſceptre que ſon eſpée luy auoit conquis; & lors que l’âge l’eut conduit au temps qu’il deuoit quitter la terre, ſa mere aprés auoir brigué les voix de tous les habitans du Ciel, ſ’alla ietter au col de Iupiter, pour luy faire ceſte re- queſte: Grand Dieu, qui m’auez touſiours eſté fauorable pere, c’eſt maintenant que ie ſouhaitte plus que iamais de voir les effects de vo- ſtre paternelle bonté. Ie vous demande l’immortalité pour Enée, du- quel vous eſtes le grand-pere. Il eſt de voſtre ſang, car il eſt ſorty de moy qui ſuis voſtre fille: faictes ie vous prie, afin qu’il paroiſſe vraye- ment voſtre petit-fils, qu’il ait quelque part à voſtre diuinité, & luy donnez telle puiſſance que bon vous ſemblera, pourueu que les Par- ques n’ayent point de pouuoir ſur ſa vie. C’eſt aſſez qu’il ſoit vne fois entré dans les ſombres Palais de Pluton, qu’il ait trauerſé les noires eaux du Styx, & veu le triſte Royaume des morts; la fatale neceſſité du deſtin ne vous contraint point de l’y faire vne autrefois retourner. Pas vn des Dieux ne contredit vne ſi iuſte requeſte, tous firent mine d’y conſentir, & Iunon meſme, comme ayant perdu le ſouuenir de ſes inimitiez paſſées, fit ſigne de la teſte qu’elle n’auroit point deſagrea- ble de voir Enée dans les Cieux. Lors Iupiter pour ſatisfaire au deſir de Venus, luy diſt: C’eſt la raiſon, ma fille, que voſtre fils ait place en nos Palais, ſa vertu l’a bien merité, elle l’a rendu digne d’vne diuine puiſſance. N’en ſoyez point dauantage en peine, vous aurez l’ac- compliſſement de vos ſouhaits, & luy la diuinité que vous m’auez demandée.Ceſte Deeſſe, ſouueraine des amours, ſe retira toute contente, aprés auoir remercié ſon pere de l’immortelle faueur qu’il faiſoit à ſon fils, & montée qu’elle fut dans ſon chariot tiré par ſes colombes, trauerſa l’air pour ſe rendre au riuage d’Italie. Elle fut trouuer le fleuue Nu- mice, qu’elle rencontra couronné de roſeaux à l’endroit où ſes eaux ſe vont precipiter dans la mer, & luy commanda de lauer ſi bien le corps d’Enée, qu’il ne luy reſtaſt rien des mortelles infirmitez, que la nature humaine traiſne auec ſoy, afin de le rendre capable de l’im- mortalité. Ce fleuue prompt à obeïr au commandement de Venus, receut Enée dans ſon humide ſein, & le purgea de toutes les foibleſſes auſquelles le deſtin de la mort aſſubjettit les hommes, & fit auec ſes(Les Latins ap- pelloient Indi- getes, ceux que les Grecs nom- moient Heros, ſçauoir les enfa ̅ s d’vne Deeſſe & d’vn homme mortel.) eaux, que rien ne luy demeura, que ce qu’il auoit de plus accomply, & vrayement digne d’vn eſtre parfaict. Quand le pieux fils d’Anchiſe eut eſté ainſi baigné, ſa mere oignit ſon corps d’vne huile qui ſentoit diuinement bon, puis arroſa ſa face d’ambroſie meſlée de Nectar, & le fit Dieu. Le peuple Latin commença lors à le nommer Indigete, receut ſon idole dans les Temples, & luy dreſſa des autels.
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LE SVIET DE LA XIII. FABLE.
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(XIII. Fable explıquée au 8. Chap.) Pomone Hamadryade eſtant eſperduëment aimée de Vertumne, (qui en la recerchant ſe reueſtit d’vne infinité de formes diuerſes pour demeurer prés d’elle ſans eſtre cognu) ne fit point d’eſtat ny de ſes amours ny de ſes prieres, iuſqu’à ce que luy ſe deſguiſa en fin en vieille, & ſous ceſt habit-là luy fit pluſieurs contes, du nombre deſquels fut celuy des cruautez d’Anaxarete, que Venus punit rigoureuſement pour auoir eſté trop rebelle à l’Amour; & ainſi luy ayant faict apprehender quelque punition la fit conſentir à ſes deſirs.DEpvis, la ville d’Albe & toute l’Italie recognut Aſcagne pour ſon Roy, auquel Syluie ſucceda; puis il y eut vn Latin, lequel auec le meſme ſceptre, porta le meſme nom qu’vn de ſes anceſtres auoit porté. Ceſtuy-cy laiſſa ſa couronne à Epite, qui eut pour heri- tiers Capys, Capet, & Tiberin. Le dernier fut celuy lequel ayant perdu la vie dans vn fleuue de l’Italie, qui ſ’appelloit alors Albula, changea le nom des eaux, où il ſ’eſtoit noyé, & fut cauſe qu’on les nomma, le Tibre. Il en eut deux fils, Remule & Acrote, l’aiſné deſ- quels ſ’eſtant auec trop d’impieté voulu rendre ſinge de Iupiter, & imiter d’vn foudre ſimulé la terreur des armes du Ciel, fut bruſlé d’vn vray foudre, & ainſi laiſſa le Royaume à ſon cadet Acrote, qu’Auen- tin ſuiuit, le valeureux Auentin qui a ſon tombeau ſur ceſte mon- tagne, où il commanda ſouuerainement, & à laquelle en mourant il [425] laiſſa ſon nom. Procas aprés luy gouuerna le peuple Latin, ſous le re- gne duquel, entre les Hamadryades d’Italie, Pomone eſtoit la plus celebre & la plus renommée, pour le loüable ſoing qu’elle auoit de cultiuer les iardins, & de conſeruer curieuſement toutes ſortes de fruicts; auſſi tira-elle ſon nom d’vne telle induſtrie. Elle ne ſ’aimoit point parmy les bois, ny ſur le grauier des riuieres, tout ſon plaiſir eſtoit d’eſtre dans vn iardin au milieu des arbres fruictiers, ayant au lieu de iauelot la ſerpe en main, pour coupper les reiettons, qui ſor- toient en trop grande abondance, ou pour fendre vne eſcorce, & y enter les greffes de quelque autre fruict. Tantoſt elle reioignoit des branches trop eſcartées, & tantoſt elle arroſoit ſes plantes par le pied, de peur que la ſeichereſſe ne leur cauſaſt la mort. C’eſtoit ſon exerci- ce, elle n’auoit autre contentement que celuy-là, & ſ’y plaiſoit tant, que les plaiſirs de Venus ne pouuoient trouuer priſe ſur elle, pour chatoüiller ſa ieuneſſe. Elle tenoit le clos de ſes fruictiers bien fermé, de crainte que les payſans ne l’importunaſſent, & ne ſe laiſſoit appro- cher d’homme du monde. Les laſcifs Satyres, qui ſ’eſgayoient à ſauter par les foreſts voiſines, firent tous leurs efforts pour vaincre ſon hu- meur ennemie de l’amour. Les Pans auec leurs cornes entourées de branche de pin ne furent pas pouſſez d’vne moindre ardeur à la re- cercher. Le vieil Silene rechauffa pluſieurs fois à ſon occaſion ſes ieu- nes deſirs. Et ce Dieu qui de ſa faux, ou de ſon membre honteux, ef- fraye les voleurs, deſireux de iouïr de ſes embraſſemens, luy donna ſouuent l’alarme auſſi bien que les autres. Bref il n’y auoit diuinité champeſtre en tout le pays, qui n’euſt autant de deſirs pour elle, com- me elle auoit de perfections. Mais Vertumne plus que tous en fut paſ- ſionné, ſes flames n’eurent point d’eſgalles, & ſi l’heur pourtant le fa- uoriſoit ſi peu, qu’il n’eſtoit non plus aimé que les autres. Helas! com- bien de fois pour accoſter plus facilement Pomone, ſ’eſt-il chargé de gerbes, & deſguiſé en moiſſonneur? Tantoſt il paroiſſoit deuant elle auec vne couronne de foin nouueau ſur la teſte, & ſembloit naïfue- ment vn fauſcheur qui ſort de la prairie: Tantoſt d’vne main endur- cie il portoit l’eſguillon, & feignoit ſi bien le laboureur qu’on euſt dit qu’il ne venoit que de donner trefue à ſes boeufs laſſez du trauail de la charruë. D’autre-fois il contrefaiſoit le vigneron auec vne ſerpe, le cueilleur de pommes auec vne eſchelle ſur ſes eſpaules, le ſoldat auec vne eſpée à ſon coſté, & le peſcheur auec vne ligne, afin de pouuoir iouïr, ſous ces faux habits, de la veuë des beautez de Pomone, ſes delices. Il eſprouua toutes les formes dont il ſe peut aduiſer, & n’en trouua point de plus propre pour conduire ſon deſſein à quelque heureuſe fin, que celle d’vne vieille. Il ſe coiffa donc en femme, en- toura ſes temples d’vn poil grizon, ſe couurit le viſage d’vne peau ridée, prit vn baſton en main, pour aſſeurer ſes pas tremblottans, & entra de la façon dans le iardin de Pomone, où à l’entrée il ad [426] mira la ſoigneuſe curioſité de la maiſtreſſe du lieu, & la ſalüant luy diſt, qu’il n’y auoit pas vne de toutes les Nymphes voiſines du Tibre, qui ſe peuſt eſgaller à elle. Vous eſtes, diſt-il, vne belle fleur de cha- ſteté, qui n’a point eſté polluë par l’attouchement des hommes; vo- ſtre pucelage eſt encore entier, & toutesfois vous vous pouuez vanter mere de mille beaux fruicts auſquels voſtre ſoing a donné la vie. Aprés l’auoir honorée de quelques autres ſemblables loüanges, il cueillit vn baiſer ſur ſa bouche, baiſer qui ne tenoit rien de ceux que peut donner vne vieille, telle qu’il ſembloit eſtre; puis ſ’aſſiſt ſur l’herbe, & iettant la veuë ſur des branches d’arbres, qui rompoient preſques tant elles eſtoient chargées de fruicts, apperceut entr’autres vn ormeau fort prés de ſoy, qui luy ſeruit de ſubjet pour l’entrée de ſon diſcours: car il commença ainſi à le loüer, & la vigne enſemble à laquelle il eſtoit marié. Siceſt arbre auoit touſiours eſté ſeul, priué de la compagnie du ſep qui l’entoure, il ne porteroit maintenant que des fueilles, & ſi ceſte vigne qui l’embraſſe eſtoit demeurée contre terre ſans eſtre appuyée ſur luy, elle ne ſeroit pas riche de tant de grappes de raiſin qui la font cherir. C’eſt donc leur alliance qui cauſe leur bien, & vous refuyez pourtant de vous allier auec vn homme; vous ne ſçauez pas à leur exemple vous accompagner de ce qui doit cauſer voſtre contentement, & vous ioindre à vn autre, ſans lequel vous ne ſçauriez icy bas iouïr d’vne felicité accomplie. Ha! pleuſt aux Dieux que vous fuſſiez reſoluë de vous ſous-mettre aux heureuſes loix d’vn mariage! ſi vous en auiez la volonté, iamais Helene ne fut recerchée de tant de ſeruiteurs que vous ſeriez. Hippodamie qui cau- ſa la guerre des Lapithes, ny la femme du timide, ou effronté Vlyſſe, ne firent iamais tant naiſtre d’amours & de ialouſies, que vous allu- meriez chaque inſtant de nouuelles flames dans les coeurs de ceux qui vous verroient. Car encore que vous ayez en horreur l’agreable ioug qui lie de ſi douces chaiſnes les hommes auec les femmes, & que vous repouſſiez auec trop de rigueur tous ceux qui vous recerchent, ſans les Dieux & les Demy-Dieux, hoſtes de ces montaignes d’Albanie, qui vous cheriſſent tous vniquement, il y a plus de mille ieunes hom- mes, qui bruſlent à l’enuy d’vn chaud deſir de vous auoir pour fem- me. Mais ſi vous eſtes bien aduiſée, & que vous vouliez me croire, moy, dis-je, qui vous porte plus d’affection que vous ne vous perſua- dez, pour voſtre contentement vous ne conſentirez iamais à maria- ge, qui ne ſoit auec vn de voſtre qualité. Prenez Vertumne pour ma- ry, quant à moy ie vous reſpondray de luy, il ne ſe cognoiſt pas mieux que ie le cognois; vous l’aurez touſiours icy prés de vous, car il ne va point courir par le monde, il demeure d’ordinaire en ces quar- tiers, & n’eſt pas de l’humeur volage de ces inconſtans amoureux, qui ſe laiſſent rauir d’autant de beautez qu’ils en voyent. Vous ſerez l’v- nique qu’il aura iamais aimée, & qu’il aimera iamais; toutes ſes fla [427] mes auront en vous leur naiſſance & leur mort, il vous fera voeu de ſon coeur, ne reſpirera que Pomone, & n’aura rien qu’elle ne poſſede comme luy-meſme. Sa ieuneſſe eſt doüée d’vne grace naturelle, qui ne le rend pas peu aimable, il ſe forme tout tel qu’il veut, & ſe deſ- guiſe, quand bon luy ſemble, en mille façons qui ſont toutes fort agreables, & luy viennent le mieux du monde. Quoy que vous luy commandiez, il l’executera, & pour vous obeïr fera que l’impoſſible meſme luy ſera poſſible. Il y a de la ſympathie beaucoup és humeurs de l’vn & de l’autre, qui me fait eſperer que vous ſeriez tres-bien en- ſemble; il aime extremement ce que vous cheriſſez le plus, car on luy offre tous les ans les premices de vos fruicts, & luy les reçoit d’vne main qui teſmoigne en receuoir du contentement. Toutefois rien ne luy peut plaire maintenant; il n’y a ny fruitage, ny herbage qui eſ- meuue ſes deſirs, pour ce que tous ſes deſirs ſont en vous. Il ne ſou- haitte que vous, qui auez allumé en ſon ſein vn braſier, dans lequel ſa vie languiſſante peu à peu ſe conſume. Permettez donc que ſes flames fondent vos glaces, pour prendre compaſſion de luy; il vous en prie par ma bouche, n’ayez pas moins de creance à ma parole qu’à la ſienne meſme. Et ſi pour ſon reſpect vous ne daignez fleſchir du coſté de la pitié, laiſſez-vous-y au moins porter par l’apprehen- ſion d’vne vengeance celeſte, craignez que la Princeſſe de Cythere, qui hait à mort les coeurs endurcis, ne puniſſe voſtre rebellion, & redoutez la vengereſſe colere de Nemeſe qui ne laiſſera pas vos deſ- dains impunis. Mais afin que vous ſoyez plus facilement eſmeuë à re- cognoiſtre voſtre deuoir, & vous rendre aux loix de l’amour, ie vous raconteray vne hiſtoire veritable (car mon âge ne m’a pas conduitte iuſques icy ſans m’en apprendre pluſieurs) elle eſt aduenuë en l’Iſle de Cypre, & n’y a ſi petit de ce quartier-là, qui ne la ſçache.

LE SVIET DE LA XIIII. FABLE.
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Anaxarete ſortie du ſang de Teucer, eut tant de preſomption & de deſdain en l’a-(XIIII. Fable expliquée au 9. Chap.) me, qu’elle ne voulut iamais faire eſtat d’homme du monde, & entr’autres rendit tant de meſpris à l’amour d’Iphis, qui la cheriſſoit plus que ſoy-meſme, qu’elle le contraignit d’vſer d’vn licol pour finir ſon tourment & ſa vie enſemble, pendu à la porte d’vne ſi cruelle maiſtreſſe. Mais quoy? elle demeura ſi endurcie en ſa cruauté, qu’elle peut voir ſans pleurer la pompe funebre de ſon miſerable ſeruiteur, & lors Venus irritée la chan- gea en rocher. C’eſt Vertumne qui faıct ce conte-là, puis deſpoüille ſa forme de vieille, & contente ſes deſirs auec Pomone.
|| [428]
IPhis, qui n’eſtoit pas autrement de grande maiſon, ayant veu la ſuperbe Anaxarete, fille yſſuë du genereux ſang de Teucer, laiſſa par la veuë entrer tant de flames en ſon coeur & iuſques au plus vif de ſes moüelles, que le feu ſe rendit ſon maiſtre, & luy ne peut de- puis qu’en vain combattre des armes de la raiſon la fureur qui le poſ- ſedoit. Ce fut pour neant qu’il ſ’efforça de vaincre ſon tourment, il fut contraint pour l’alleger, de recourir à celle qui l’auoit cauſé. Il fut à ſa porte luy offrir tous les voeux de ſon coeur, auec les plus hum- bles prieres, que ſa furieuſe ardeur luy peut mettre en bouche. Il deſ- couurit ſes amoureuſes douleurs à la nourrice de ſa deſdaigneuſe maiſtreſſe, & la coniura par ſes plus cheres eſperances, de faire qu’A- naxarete recognut ſon martyre. Il recercha curieuſement la faueur de tous ſes amis, & fit ſouuent voir à ſes yeux, nourriçons de la cruauté, ſes tourmens pourtraits en des lettres, fidelles meſſageres de ſa paſ- ſion. Il pendıt pluſieurs fois à la porte des coronnes de fleurs, trem- pées de l’eau de ſes larmes, & pluſieurs fois paſſa la nuict appuyé con- tre la muraille, maudiſſant la ſerrure qui l’empeſchoit d’entrer au lieu où toutes ſes felicitez repoſoient. Mais il n’auança rien pourtant; Anaxarete plus cruelle que n’eſt la mer, lors qu’elle ſ’enfle pour en- gloutir vne flotte de vaiſſeaux, plus inſenſible qu’vne lame de fer re- cuitte dans vn fourneau, & plus dure qu’vn rocher encore attaché à ſa viue racine, ne meſpriſoit pas ſeulement ſes plaintes & ſes pleurs, [429] elle ſ’en mocquoit, & l’orgueil de ſes paroles croiſſoit le crime de ſon impitoyable rigueur: Les douleurs d’Iphis eſtoient ſes delices, & tout ſon plaiſir, ce ſembloit, eſtoit d’ouïr les miſerables cris de ſon infor- tuné ſeruiteur, fruſtré du doux fruict de ſes eſperances. C’eſtoit trop outrager vn coeur deſia outrageuſement bleſſé d’amour; auſſi la pa- tience d’Iphis ne peut reſiſter à tant de deſdains, il ſe rendit à la dou- leur, & laſſé de vaincre les tourmens, voulut en fin qu’ils le vainquiſ- ſent pour eſtre vanté martyr d’Anaxarete, à la porte de laquelle il fit ouïr ces dernieres plaintes: Ie ſuis vaincu, Anaxarete, tu ne ſeras plus deſormais trauaillée de mes ennuyeuſes recerches, ta dureté a ſur- monté mes importunitez; triomphe maintenant, eſleue tes trophées, chante le glorieux Pean de la ſanglante victoire que tu as obtenuë ſur moy, & coronne ton front de lauriers; car tu m’as dompté, tu m’as donné le coup mortel qui va finir ma vie. Toutesfois ce n’eſt point contre mon gré, ma volonté conſent bien à ma mort. Sus donc, reſ- ioüy-toy, cruelle, & confeſſe par force qu’au moins en mourant ay- je fait vn coup qui t’a eſté agreable. Tu ſeras contrainte d’aduoüer que ie t’ay obligée, en te deliurant de mes pourſuittes importunes: mais ne te perſuade pas pourtant que mon affection ſorte de mon coeur pluſtoſt que mon ame. Il faut qu’en meſme inſtant ie ſois priué d’vne double lumiere, de celle de tes yeux qui me tuent, & des rays du Soleil qui me donnent la vie. Ie mourray pour faire mourir mon tourment & mon amour enſemble, & la nouuelle de ma mort te ſera portée, non point par le vent leger d’vn commun bruit de ville, mais ce ſera moy-meſme qui en ſeray le meſſager, moy-meſme (n’en dou- te point) t’annonceray mon deſaſtre, & ſans ame me preſenteray de- uant toy, afin que tu te repaiſſes, inſenſible beauté, de la triſte veuë de mon corps, qui n’aura plus de ſentiment. O Dieux! ſi vous dai- gnez ietter l’oeil ſur ce qui ſe fait icy bas; permettez que la pitié vous donne quelque ſouuenir de ma miſere; faites, ie vous prie, que l’hi- ſtoire lamentable de mes infortunes ſe publie par tout, qu’elle ſerue d’entretien aux ſiecles à venir, & que les iours qui auront eſté deſrobez à ma vie ſoient donnez à la renommée de ma trop fidelle & trop peu heureuſe conſtance. Aprés auoir preſenté ces derniers voeux au Ciel, il leua ſes yeux tous moüillez, & ſes bras languiſſans au feſt de la por- te, où il auoit pluſieurs fois attaché des coronnes de fleurs, & y atta- chant vn cordeau, diſt: Voicy les bouquets qui te plaiſent, cruelle; ce ſont les fleurs, ingrate trop rebelle à l’amour, que tu veux voir pen- duës à l’entrée de ton logis. Il parloit encor quand il paſſa la teſte dans le licol; mais lors l’amoureux deſeſpoir qui le fit pendre luy fit perdre la parole & la voix, & peu aprés la vie. Il demeura, miſerable ſpectacle, attaché par le col, & du bruit qu’il fit auec les pieds contre la porte, en ſe debattant à l’aſſaut de la mort, il fit ſortir les valets de ſa cruelle meurtriere, auſquels bien qu’il n’euſt plus, ny ame, ny amour, il ſembla [430] ſe preſenter, lors qu’ils ouurirent la porte; car il auoit la face tournée du coſté du dedans. Ces valets plus capables de pitié que leur mai- ſtreſſe ſ’eſcrierent d’effroy à la veuë d’Iphis, & le ſouſleuerent en vain pour luy ſauuer la vie, (car il l’auoit deſia perduë,) puis le porterent deuant le logis de ſa mere, laquelle en l’embraſſant ietta toutes les lar- mes qu’vne mere miſerable peut rendre à ſon fils que la Parque preci- pitée luy a deſrobé auec tant de malheur. Quand elle eut autant verſé de pleurs & laſché de regrets, que ſon infortune en demandoit, elle ordonna des funerailles, & fit porter le corps de ſon fils par la ville dans vne biere, pour luy rendre le dernier deuoir du tombeau. Il ad- uint d’auanture que la pompe funebre paſſa deuant la maiſon d’Ana- xarete, à laquelle vn Dieu vengeur rongeoit deſia l’ame de remords. Elle ouït les triſtes voix du dueil, & les oyant, comme touchée des pointes de quelque repentir, diſt en ſoy-meſme: Encore faut-il voir les obſeques de ce miſerable. Cela dit, elle ouurit la feneſtre de ſa chambre; mais elle n’eut pas jetté la veuë ſur le corps mort de ſon in- fortuné ſeruiteur, que le cryſtal de ſes yeux ſ’endurcit, & ſes membres roidis perdirent tout le ſang qui les coloroit. Lors qu’elle penſa faire vn pas en arriere pour ſe retirer, ſes pieds ſe trouuerent ſans mouue- ment; quand elle voulut tourner la teſte, ſon col ne peut fleſchir; & ainſi peu à peu le rocher, qu’elle auoit touſiours porté dans le ſein, ſe ſaiſit de ſon corps, & ſon corps ne fut plus que pierre. Mais ne vous perſuadez pas que ce que ie vous dis, ſoit vne fable écloſe de mon in- uention, la ville de Salamis reſpond pour moy de la verité d’vne ſi pi- toyable hiſtoire; car elle garde encore l’image qui ſe forma du corps d’Anaxarete, & l’adore ſous le nom d’vne Venus, laquelle a touſiours l’oeil ſur les belles deſdaigneuſes pour les punir. Imaginez-vous donc qu’il vous en peut autant arriuer, ma Nymphe, & faites que ſon mal- heur vous rende plus fauorable à voſtre ſeruiteur. Banniſſez loing de voſtre coeur ceſte orgueilleuſe humeur, qui vous fait meſpriſer les ca- reſſes des hommes, & ne craignez point de vous embrazer dans le feu de celuy qui bruſle pour vous. Auctoriſez les voeux de voſtre ſerui- teur, & les Cieux auctoriſeront les voſtres; ils preſerueront vos fruicts du froid du Printemps, qui les fait mourir en naiſſant, & les fleurs de vos arbres de la violence des vents, qui les mettent par terre.Ce fut le diſcours que Vertumne fit à Pomone pour l’attirer à ſon amour; par lequel il euſt peu auancé, ſi comme vn autre Protée, ſuſ- ceptible de toutes formes, il n’euſt eu recours à ſes changemens. Il poſa donc ſes rides & ſon habit de vieille, reprit ſon eſtre ordinaire, & reueſtu de ſa ieune beauté, parut tout tel aux yeux de Pomone, qu’eſt le Soleil lors qu’aprés auoir vaincu les nuages, qui ſ’oppoſoient à ſes clartez, il faict eſclatter, ſans que rien luy reſiſte, les rayons dorez de ſa face lumineuſe. En meſme inſtant qu’il fut deuenu Dieu, il voulut emporter de force ce qu’il auoit ſi long-temps recerché auec tant de [431] douces paroles; mais il ne fut point beſoin de violence, où la volonté commençoit à naiſtre: car la Nymphe épriſe de ſa grace, & bleſſée comme luy, conſentit à ſes deſirs, & ne retarda plus les delices de leur amour.

LE SVIET DE LA XV. FABLE.
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Aprés Procas, Amulie & Numitor ſes enfans eurent la couronne d’Albanie à telle(XV. Fable expliquée au 10. Chap.) condition qu’ils ne regneroient qu’vn an l’vn aprés l’autre; mais quand Amulie y eut eſté vne fois receu, il ne voulut point permettre que ſon frere Numitor y rentraſt. Ainſi il demeura fruſtré de ce droict-là, iuſqu’à ce que Romule & Remus fils de ſa fille Rhea, & du Dieu Mars, eſtans venus en âge tuerent Amulie, & remirent leur grand-pere en ſon royaume. Puis Romule baſtit Rome, & ſe battit contre Tatius Roy des Sabins, qui par la trahiſon de Tarpeïa ſaiſit vne des portes de la ville, mais il ne peut entrer plus auant, car Venus pour deffendre les Romains ouurit vne ſource d’eaux, laquelle arreſta les troupes de Tatius. L’eau eſtoit premierement froide, & pour eſtre plus nuiſible, fut en vn inſtant changée en eau boüillante, qui bruſloit tous ceux qui ſe iettoient dedans pour la trauerſer. Par ce moyen Romule demeura vainqueur, & en fin apres auoir reglé ſon peuple par belles ordonnances, fut receu dans les Cieux, & nommé Quirin.L’Inivste Amulie fut ſucceſſeur de Procas au royaume d’Al- banie, & en debouta ſon frere Numitor, lequel depuis y fut re- ſtably par Romule, & Remus, enfans de ſa fille Rhea. Quelque temps(Les Palilies e- ſtoient feſtes Pa- ſtorales, cele- brées en l’hon-) aprés les fondemens des murailles de Rome furent poſez vn iour des Palilies, puis il y eut guerre ouuerte entre les Romains & les Sabins: [432] (neur de la Deeſ- ſe Palés.) le fort de Tarpeïa fut trahy, & la traiſtreſſe punie par ceux meſmes auſquels elle l’auoit vendu, qui l’accablerent, & la firent mourir ſous le peſant faix de leurs boucliers entaſſez l’vn ſur l’autre. Ce fut alors que les Sabins ſans faire bruit, ſurprindrent les Romains endormis, vindrent à leurs portes que Romule auoit bien fermées, & toutesfois Iunon en ouurit vne pour leur donner entrée ſans que perſonne ſ’en apperceuſt. Il n’y eut que Venus ſeule qui veid faire l’ouuerture de la barriere, auſſi fut-ce elle ſeule qui empeſcha l’entrepriſe des Sabins. Elle ne referma pas la porte, car il n’eſt pas permis à vn Dieu de def- faire ce qu’vn autre Dieu a fait; mais elle pria les Nymphes, hoſteſſes de ceſte fontaine qui eſt proche du Temple de Ianus, de ſecourir les heritiers de ſon fils Enée. Ces Naïades promptes à luy donner le iuſte ſecours qu’elle demandoit, ouurirent auſſi toſt toutes les veines de leur ſource, & firent couler vn torrent d’eaux, la froide humidité du- quel n’empeſchoit pas le paſſage de la porte de Ianus ouuerte: qui fut cauſe qu’elles ietterent auec du ſouffre, vn chaud & glueux limon de bitume au fond de leur fontaine, & ainſi firent boüillir ceſte eau la- quelle parauant en froideur egalloit celle qu’on void couler par les precipices des Alpes. Les portes alors commencerent à fumer, & le boüillonnant ruiſſeau qui paſſoit au deuant arreſtant la chaude furie (Les Romains ſont appellez enfans de Mars, à cauſe de Ro- mule.) des Sabins, donna loiſir aux enfans de Mars de ſ’armer pour venir à la charge. Romule ſ’y preſenta des premiers, & rendit de ſi genereuſes preuues de ſa valeur, qu’il mit par terre pluſieurs de ſes ennemis. Le champ de bataille fut couuert des corps & du ſang des vns & des au- tres; il y eut des Sabins, il y eut des Romains terracez, & la cruauté de Bellonne meſla ſans pitié en pluſieurs endroits le ſang du gendre auec celuy de ſon beau-pere. Toutefois ils ne continuerent pas leurs com- bats iuſqu’à l’extremité, ce ne fut pas le fer qui mit fin à leur guerre, il (Cela ſe pouuoit facilement faire à cauſe que les Romains auoie ̅ t rauy, & pris pour femmes les filles des Sa- bins.) y eut vn accord par lequel Tatius eut part à la couronne de Romule, afin que les deux peuples veſquiſſent à l’aduenir en paix, ſous leurs deux Roys vnis, & ne fiſſent qu’vn peuple. Et quand par la mort de Tatius Romule demeura ſeul Monarque de Rome, il rendit, equita- ble Prince, la iuſtice aux vns & aux autres, iuſqu’à ce que Mars le voyant chargé d’ans, poſa ſon caſque pour preſenter ceſte requeſte à Iupiter; Pere des hommes & des Dieux; ſi vous deſirez poſer des fon- demens dignes de la grandeur que les deſtins promettent à l’Empire de Rome, il eſt temps, mon pere, que vous vous acquittiez de la pro- meſſe que vous m’auez faicte, & à voſtre petit fils Romule, qui n’a point paru indigne reietton de la ſouche dont il eſt ſorty. Il eſt temps que vous l’enleuiez de la terre, où il rampe, pour le loger au Ciel. Ie n’ay pas oublié, c’eſt choſe dont i’ay touſiours cherement conſerué le ſouuenir, qu’vne fois, en preſence de tous les Dieux aſſemblez, vous me diſtes, qu’il y auroit vn de mes enfans qui ſeroit mis au nombre des habitans des Palais eſtoillez. Vous le diſtes alors, faites donc que [433] l’effect maintenant confirme voſtre parole. Iupiter ſouuerain des Dieux, d’vn branſle de teſte faiſant ſçauoir à Mars qu’il accordoit ſa demande, aſſembla des nuages en l’air, deſquels il fit ſortir mille eſ- clairs, & autant de coups de tonnerre, qui effrayerent tout le monde. Ces foudres eſlancez ſeruirent de ſignal au ſanglant Dieu des com- bats, pour luy faire entendre qu’il eſtoit temps d’executer le deſſein du rapt qu’il ſouhaittoit faire à la ville de Rome. Il monta donc à l’in- ſtant meſme ſur ſon chariot rouge de ſang, & d’vn coup de houſſine fit galoper ſi viſte ſes cheuaux dedans l’air, qu’ils le rendirent inconti- nent ſur les ſommets du mont Palatin; où Romule non comme ty- ran, ains comme iuſte iuge, decidoit les procez. De là Mars l’enleua au Ciel, & l’enleuant purifia parmy l’air ſon corps mortel, qui ſe fon- dit ainſi qu’vne balle de plomb eſlancée fort loing auec vne fonde, & ſe changea de telle façon qu’il eut vne face toute autre qu’auparauant. Il fut doüé d’vne beauté digne du lieu où on le receuoit, digne du lict celeſte qu’on luy auoit preparé, & toute pareille à celle de ſon image, reueſtuë d’vne robe de Dieu, qu’on adore maintenant, ſous le nom de Quirin, nom qui luy a eſté donné là haut, en luy oſtant celuy de Ro- mule qu’il portoit en terre.

LE SVIET DE LA XVI. FABLE.
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Herſilie pleurant la perte de ſon mary Romule, qu’elle croyoit mort, fut immortalisée par(XVI. Fable expliquée au 10. Chap.) Iunon, & nommée la Deeſſe Ora: ſon autel eſt proche de celuy de Romule, au mont Quirinal.
|| [434]
HErsilie femme de Romule pleura ſon mary comme mort, elle en porta vn extreme regret, & n’euſt finy ſon dueil qu’auec ſa vie, ſi elle n’euſt eſté conſolée par Iunon, qui de peſcha ſa meſſage- re Iris pour luy aller dire: Vertueuſe Herſilie, ſeul honneur des Ro- maines & des Sabines, heureuſe & digne femme du grand Romule cy-deuant, & maintenant tres-digne & heureuſe compagne de Qui- rin, faictes tarir la ſource de vos larmes, voſtre mary n’eſt pas mort; ſi vous le deſirez voir ſuiuez-moy iuſqu’au plus obſcur de la ſombre fo- reſt qui ombrage ceſte montagne: là vous trouuerez vn autel dreſſé au Roy des Romains, & le recognoiſtrez luy-meſme. Iris obeïſſant au commandement de ſa maiſtreſſe, deſcendit en terre, par le chemin recourbé de ſon arc peint de diuerſes couleurs, & diſt à Herſilie ce qu’on luy auoit commandé. La reine rauie à l’ouïe de telles paroles, à peine peut leuer les yeux, & ouurir la bouche pour reſpondre: Fauo- rable diuinité, (car ie ne puis vous recognoiſtre pour autre que Deeſ- ſe, bien que ie ne ſçache pas laquelle vous eſtes de celles qui logent dans le Ciel) puis que vos faueurs ſ’offrent à mon affliction pour la conſoler, conduiſez-moy, ie vous prie, en ce lieu où vous me promet- tez de me faire voir mon mary. Sa veuë me comblera de tant de felici- té, que ſi les deſtins me l’octroyent, ie ne croiray pas auoir receu d’eux moindre faueur que ſ’ils m’auoient honorée de la demeure des Cieux. Cela dit, elle ſuiuit Iris à la montaigne de Quirin, où elle ne fut pas, qu’auſſi toſt vne eſtoille tomba du Ciel ſur elle, & de ſes rais de lumie- re luy bruſla les cheueux, leſquels auec l’eſtoille ſ’eſuanouïrent en l’air. Lors ſon mary, pere & Roy de la Reyne des villes, la receut d’vne main qu’elle ne pouuoit meſcognoiſtre, & changeant ſes mortelles infirmitez en vertus immortelles, changea auſſi ſon nom, car il la nomma Ora, Deeſſe à laquelle on ſacrifie ſur vn autel ioignant celuy de Quirin.
|| [435]

LE QVINZIESME LIVRE DES METAMORPHOSES D’OVIDE.
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LE SVIET DE LA I. FABLE.
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Micyle fils d’Alemon, habitant d’Argos, ayant eſté en dormant pluſieurs fois com-(I. Fable ex- pliquée au 1. Chap. du 15. Diſcours.) mandé par Hercule de s’en aller en Calabre, & s’arreſter le long de la riuiere d’Eſare, reſolut en fin d’obeïr à ce Dieu qui l’honoroit de tant de viſions. Et comme il faiſoit ſes appreſts pour partir, il fut deſcouuert & accusé deuant les Iuges d’Argos, comme crimi- nel, dautant que les loix deffendoient de quitter le pays pour s’aller eſtablir autre part. Sa cauſe fut remiſe au iugement du peuple, duquel on recueilloit les voix, par le moyen de certaines petites pierres blanches & noires, qu’vn chacun iettoit dans vn pot de terre. Les noires concluoient à la mort, & les blanches à l’abſolution. Or ſa faute eſtant toute apparente, il auoit eſté condamné, mais Hercule fit que toutes les pierres noires deuin [436] drent blanches, & ainſi il demeura abſous, fit depuis le voyage d’Italie ſans crainte, s’arreſta le long du riuage d’Eſare, & baſtit Crotone à la place où eſtoit le tombeau de Croton, autrefois hofte d’Hercule à ſon retour d’Eſpagne.LA ville de Rome affligée de la perte de ſon Roy, fut long temps à penſer ſur qui elle pourroit remettre le peſant faix du gouuer- nement. Elle ne fut pas peu en peine ſur le choix d’vn ſucceſſeur capable de porter le ſceptre, & ſ’aſſeoir au troſne d’vn ſi grand Prince qu’auoit eſté Romule. Mais en fin la renommée des merites de Numa attira les voeux & les voix de tout le peuple ſur luy, & luy donna la couronne de Rome, comme au plus digne d’vne telle charge. Luy qu’vne loüable curioſité auoit ren- du ialoux d’acquerir toutes ſortes de vertus, ne ſe contenta pas de ſça- uoir les loix & les couſtumes des Sabins, deſquels ils eſtoit yſſu, il re- cercha auec vn deſir & vn trauail incroyable tout ce qui ſe peut ap- prendre des ſecrets de la nature. Pour ſatisfaire à ſon eſprit, qui ne pouuoit eſtre ſatisfaict que par la cognoiſſance de quelques merueil- les, il ſortit pluſieurs fois de ſon pays, & ſ’en alla mendier la ſcience chez les eſtrangers. Entre autres voyages il en fit vn à Crotone, ville baſtie autour du tombeau de Croton, ancien hoſte d’Hercule, où il ſ’enquit qui eſtoit celuy auquel les habitans deuoient les premiers fondemens de leurs murailles: ſurquoy vn des plus âgez d’entr’eux, qui n’eſtoit point ignorant de l’antiquité, luy fit ceſte reſponce: On tient que l’inuincible Hercule, fils du grand Roy des Dieux, reue- nant d’Eſpagne, riche des deſpoüilles de Geryon, auquel il auoit pris vn nombre infiny de beſtes à corne, vint heureuſeme nt abborder au port de Lacinie, où aprés auoir mis ſon beſtail dans les paſturages voiſins, il ſe retira chez Croton, qui le receut fauorablement, & auec toutes ſortes de courtoiſies l’obligea d’auoir memoire à l’aduenir d’vn hoſte, en la maiſon duquel, aprés tant de trauaux, il auoit trouué vn ſi agreable repos. Auſſi ne perdit-il pas le ſouuenir d’vne telle faueur; en ſortant du logis il diſt qu’vn âge à venir verroit vne ville, en place de la maiſonnette qui alors y eſtoit. Sa veritable promeſſe fut depuis confirmée par l’effect; car vn certain Micyle, fils d’Alemon habitant d’Argos, pource qu’il eſtoit l’homme le plus agreable aux Dieux, qui fuſt de ſon temps, eut l’heur de voir parmy les douces ecſtaſes du ſom- meil, Hercule fleau des monſtres auec ſa maſſuë, qui luy commanda de quitter le lieu de ſa naiſſance, pour aller habiter la riue ſablonneuſe du fleuue d’Eſare, & le menaça de le punir auec beaucoup de rigueur, ſ’il ne luy obeïſſoit. Hercule ſ’eſtant retiré auec le ſommeil, Micyle ſortit enſemble du lict, & de ſon ecſtaſe: mais il n’oublia pas ſa viſion, [437] il y penſa pluſieurs fois le matin, & ſes penſées firent naiſtre de cruels combats en ſon ame: car d’vn coſté le commandement d’Hercule le trauailloit, & de l’autre les loix, qui luy deffendoient de ſortir de ſon pays, & luy propoſoient la mort pour ſupplice, ſ’il eſtoit deſcouuert en telle volonté. Il ne ſe peut reſoudre ce iour-là, le Soleil cacha ſon front lumineux dans les flots de la mer, deuant qu’il euſt vaincu les flots des diuerſes raiſons qui agitoient ſon ame. La nuict n’eut pas couuert le Ciel de ſon noir manteau, ſemé d’eſtoilles, qu’auſſi toſt le meſme Dieu ſ’apparut à Micyle, & luy fit le meſme commandement; mais vſa bien de plus rigoureuſes menaces qu’il n’auoit faict l’autre fois. Ainſi Micyle eſtonné, ſe laiſſant vaincre à Hercule, commença ſes appreſts: mais auſſi toſt on ſ’apperceut qu’il vouloit ſortir du pays, toute la ville en fut abbreuuée, le peuple en murmura, il fut accuſé d’auoir voulu violer les loix, & luy meſme ne le peut nier, ſa propre bouche confeſſa ſon crime, il ne fut point beſoing de longue en- queſte pour ouïr des teſmoins. Sa conſcience qui le condamnoit, ne luy faiſoit plus attendre que la mort, quand l’eſpoir qui accompagne encore les plus deſeſperez, luy fit leuer les yeux & les mains au Ciel pour implorer ainſi le ſecours d’Hercule: Indomptable fils d’Alcme- ne, à qui douze valeureux trauaux ont donné place dans les Cieux; ie ſuis criminel, & vous eſtes l’autheur du crime dont on m’accuſe, c’eſt par voſtre commandement que ie me ſuis rendu coulpable; aſſiſtez- moy donc maintenant, ie vous prie, pour me deliurer du ſupplice qui me talonne.Les anciens auoient vne couſtume d’abſoudre les criminels auec des pierres blanches, & les condamner auec des noires; il y eut arreſt de mort contre luy, car le triſte vaſe où on iettoit les pierres, fut remply de noires: mais quand on les verſa pour les voir, par merueille, chan- gées en vn inſtant, elles ſe trouuerent toutes blanches, & ainſi Micyle qui eſtoit condamné fut abſous auec l’aide d’Hercule. Sorty qu’il fut d’vn tel peril, il rendit, comme il deuoit, action de graces à celuy qui l’en auoit tiré; puis lors que les vents parurent fauorables à ſon voya- ge, il ſ’embarqua ſur la mer d’Ionie, paſſa Tarente, Sybare, le Neete, Turio, Temeſe, & les campagnes autresfois habitées par le vieil Iapyx, pour ſe rendre à l’emboucheure du fleuue d’Eſare, aſſez proche du- quel il rencontra le tombeau de Croton, & là baſtit vne ville, ainſi qu’Hercule luy auoit commandé. C’eſt le commun bruit, que Cro- tone n’a eu autre commencement, & que ſes murs, qui bornent preſ- ques les extremitez de la Calabre, doiuent leurs fondemens à Mi- cyle.
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LE SVIET DE LA II. FABLE.
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(II. Fable expliquée au 1. Chap.) Pythagore ayant quitté Samos qui eſtoit ſon pays, vint en Italie, & ſe retira à Cro- tone, qui fut l’occaſion que Numa prit la peine d’y aller, pour apprendre de luy les ſe- crets de la nature. Au reſte ce Philoſophe fut le premier qui enſeigna la Metempſycoſe, ou paſſage des ames d’vn corps à l’autre, deffendit de manger la chair des animaux, & donna pluſieurs autres preceptes à ſes diſciples que le Poëte deduit icy au long, & en tire pluſieurs Metamorphoſes, qui ſont faciles à remarquer au texte, car ce ne ſont que les changemens ordinaires que nous voyons.EN ce temps que Numa fit le voyage de Crotone, Pythagore y eſtoit, lequel ſ’eſtant volontairement banny de ſa ville de Sa- mos, en haine des tyrans qui y commandoient, vint apprendre aux Italiens les ſecrets de ſa Philoſophie. C’eſtoit vn homme, qui ram- pant ſur terre, atteignit de l’eſprit iuſqu’au Ciel, entra dans le ſecret cabinet des Dieux, & veid des yeux de l’ame tout ce que la nature a caché à la foibleſſe des yeux de noſtre corps. Lors que par le moyen de ſon trauail & des veilles il auoit enrichy ſon eſprit curieux de quel- que nouuelle cognoiſſance, il en faiſoit part au public, & l’enſei- gnoit à ſa troupe de diſciples muets, qui auec vn ſilence admirable admiroient ſes diſcours, eſquels il leur deſcouuroit de quels princi- pes ce grand-Tout auoit tiré ſa naiſſance, qui auoit cauſé l’eſtre de tant de diuers corps, & quel eſtoit le pouuoir de la nature. Il leur [439] diſcouroit de l’eſſence diuine du grand Moteur du monde, leur di- ſoit d’où venoit la froide blancheur des neiges: d’où naiſſoit le feu des foudres; ſi c’eſtoit Iupiter, ou les vents, qui du choc des nuées fiſſent ſortir, auec les eſclairs & les tonnerres, tant de coups de canon de la moyenne region de l’air: qui eſtoit celuy qui pouuoit donner de telles ſecouſſes à la terre, qu’il la fiſt trembler: quel ordre les aſtres tenoient en leur courſe ordinaire: & bref leur deceloit tout ce que la nature nous a voulu celer. Ce fut luy qui premier trouua mauuais qu’on ſeruiſt ſur table la chair des animaux, & qui premier en accuſa les hommes de cruauté, leur faiſant à ceſte occaſion ces doctes, mais peu profitables remonſtrances: Perdez, hommes mortels, ie vous prie, l’horrible couſtume que vous auez priſe de ſoüiller vos corps de mille ſortes d’execrables viandes; nous auons les bleds que Cerés nous donne pour noſtre nourriture, nous auons les fruicts des arbres en telle abondance qu’ils rompent bien ſouuent les branches qui les portent, nous auons les raiſins, doux fruicts que la vigne produit. Il y a des herbes qui ſe peuuent manger cruës, & d’autres deſquelles on peut adoucir l’aigreur, en les faiſant boüillir: on a l’vſage du laict, on a le miel, dont la douceur retient l’agreable odeur de la fleur de thym, qui ſert de pillage aux abeilles. La terre prodigue de ſes richeſ- ſes nous fournit aſſez dequoy entretenir nos corps ſans nous enſan- glanter dans le meurtre des animaux, pour contenter nos delices, & ſatisfaire à la ſuperfluité de nos tables. C’eſt aux beſtes d’aſſouuir de chair leur faim brutalle, & toutes pourtant ne ſ’en repaiſſent pas: car les cheuaux, les brebis, & les boeufs viuent d’herbe; il n’y a que celles qu’vn trop cruel, ſauuage & farouche naturel rend par tout effroya- bles, comme les tigres d’Armenie, les lions, les loups & les ours, qui ſe plaiſent à voir couler le ſang de ce qui leur ſert de paſture. Ha! quel crime penſez-vous que ce ſoit, de ſerrer des entrailles parmy nos en- trailles, engloutir d’autres corps dans le noſtre pour l’engraiſſer, & n’entretenir noſtre vie que par la mort des autres animaux? Et quoy? de tant de biens que la Terre, vraye mere des hommes, & plus douce mere, que celle meſme qui les enfante, nous donne d’vne main libe- rale, n’en trouuez-vous point d’agreables à voſtre gouſt? Rien ne vous peut-il plaire que ce que vous rongez d’vne dent meurtriere, & que vous ne pouuez manger ſans imiter les ſanglants repas des Cyclo- pes? Ne pouuez-vous ſaouler la faim dereglée de voſtre ventre glou- ton, & contenter vos appetits ſans attenter ſur la vie d’autruy? Ce pre- mier ſiecle, qu’en haine du noſtre de fer nous auons nommé ſiecle d’or, fut heureux en ce qu’il ſe contenta des fruicts des arbres, & des herbes que la terre luy preparoit ſans enſanglanter ſa bouche de la chair des animaux meurtris auec trop d’inhumanité. Les oyſeaux lors en toute aſſeurance battoient l’air des aiſles, les lieures ſans peur ſ’eſ- gayoient par les champs, & les poiſſons, hoſtes des eaux, ne couroient [440] point fortune d’eſtre trompez auec vn peu d’appaſt; ils nageoient ſans apprehenſion, dautant que leur credulité ne les auoit iamais pendus à vne ligne. Tous animaux viuoient ſans eſtre eſpiez, & ſans crainte d’eſtre ſurpris; il n’y auoit point d’embuſches par le monde, car la paix y regnoit par tout. Mais depuis qu’vn des Dieux, quel qu’il ſoit, eut introduit la peu loüable couſtume de ſe nourrir de chair, toutes ſortes de vices commencerent à gliſſer parmy les hommes. Il eſt vray-ſemblable, que les premiers coups qui furent donnez, porterent ſur les beſtes ſauuages, & que le premier fer qu’on veid rougir, fut empourpré de leur ſang: en quoy il n’y auoit point de crime, car les hommes ne peuuent eſtre iugez criminels pour le meurtre des beſtes qui ſont leurs ennemies, & ne cerchent qu’à les meurtrir. Mais ſ’il eſtoit permis de les tuer, il n’eſtoit pas pourtant loiſible d’en manger; & ſ’il eſtoit bon de ſe deffaire de ces farouches animaux, il ne falloit pas vſer de la meſme cruauté ſur ceux, qui vi- uent priuez parmy nous. Le porc fut le premier de ceux qu’on tint deuoir mourir & eſtre immolé à Ceres, pource qu’auec le groüin il auoit deterré les grains ſemez, & ruiné l’eſpoir des laboureurs. On trouua depuis que le bouc auoit rongé quelques bourgeons d’vne vigne, il fut de meſme ſacrifié au Dieu Bacchus. Ce fut donc par leur faute que ces deux-là moururent, leur offence fit que leur mort fut tenuë pour iuſte ſupplice. Mais dequoy fuſtes-vous coulpables, mou- tons, paiſible & agreable beſtail, qui ne viuez que pour l’entretien des hommes? Que fiſtes-vous, pauures brebis pleines d’vn laict, le- quel en douceur pourroit ſ’eſgaller au nectar des Dieux, qui de vos laines fourniſſez les hommes d’habits, & leur eſtes ſi neceſſaires que voſtre vie leur eſt mille fois plus vtile que voſtre mort? Dequoy fu- rent auſſi coulpables les boeufs, animaux ſimples de leur naturel, ſans ruſe & ſans malice, qui n’offencent iamais perſonne, & ne ſemblent nez que pour le trauail? Comment ſe peut-il faire qu’en fin les hom- mes oubliaſſent les bons ſeruices qu’on tire de ces beſtes-là? C’eſt trop d’ingratitude; ceux-là ſont bien indignes de receuoir les fruicts nourriciers que nous donne Ceres, qui ont le coeur de leuer le ioug à leur boeuf laboureur, pour le mener au pied d’vn autel, & l’y faire mourir. C’eſt vne trop cruelle cruauté au maiſtre de trencher d’vne hache ce col miné du ioug & du labeur, auquel il doit tant de ſillons & tant de moiſſons recueillies. Mais quoy? encore ne ſ’eſt-on pas contenté d’executer vn ſi horrible forfaict, ſans y meſler les Dieux, on les a rendus fauteurs d’vn tel crime: car on ſe perſuade que Iupiter ſouuerain des Cieux ſe plaiſt de voir rougir ſes autels du ſang des tau- reaux. Pauures animaux! on vous prend à l’eſlite, rien ne vous nuit tant que ce que vous auez de beau, on choiſit d’entre vous ceux qui ſans tache ſe trouuent les plus agreables, on enrichit voſtre chef la- borieux de bandelettes & de dorures, on vous conduit deuant vn [441] autel, où vous oyez des prieres ſans les entendre, vous voyez mettre entre vos cornes vn pain ſallé, pain faict du grain qui naiſt de voſtre trauail, puis vous vous ſentez bleſſer du couſteau, que vous auiez peut-eſtre parauant apperceu dans l’eau. Auſſi toſt on tire de voſtre ſein, encore viuant, vos entrailles qu’on regarde de tous coſtez pour y lire les ſecrets deſſeins des Dieux. Helas! d’où vient que les hommes ſont ſi affamez d’vne viande, qui leur eſt deffenduë? D’où vous vient, mortels, ce ſauuage appetit qui vous faict ietter ſur la chair pour la nourriture de vos corps? Ne vous rendez plus coulpables d’vne telle horreur; ne meſpriſez point, ie vous prie, mes aduertiſſements, & quand vous auez la chair de boeuf en bouche, tenez pour aſſeuré que vous mangez vos laboureurs. Puis que c’eſt vn Dieu qui m’anime & qui me force à vous parler de la façon, ie permettray encore à ma langue de ſuiure le ſainct mouuement qu’il luy donne; ie vous deſ- couuriray les ſecrets d’Apollon que ie cheris vniquement, ie vous ou- uriray le Ciel, & vous feray voir clair dans les plus obſcurs Oracles des Dieux. Pour vous raconter des merueilles, iuſques icy demeurées in- cogneuës, auſquelles les eſprits du paſſé n’ont peu atteindre; ie veux m’eſleuer au deſſus des eſtoilles; ie veux quitter ceſte baſſe & pareſſeu- ſe demeure de la terre, pour me porter ſur les nuës, & marcher ſur le dos du puiſſant Atlas qui ſouſtient les cercles des Cieux. Là haut ie me plairay à voir de loing les hommes qui errent çà & là par le mon- de: & dautant qu’oublieux de leur deuoir, ils ne ſuiuent pas la raiſon pour guide de leurs actions; ie leur remonſtreray ainſi leurs erreurs, & par ordre ie leur enſeigneray les infallibles ordonnances du deſtin.Peuples abuſez, d’où vient ceſte froide frayeur qui vous faict tant apprehender la mort? A quel propos redoutez-vous les noires eaux du Styx, les tenebres & les fauſſes horreurs d’vn Enfer imaginaire? Qui vous faict craindre ces noms inuentez pour eſpouuenter, qui ne repreſentent ſinon des feintes, l’entretien des Poëtes? Ne vous perſuadez pas que nos corps, ſoit qu’on les mette en cendre, ſoit que la pourriture les conſume, endurent aucun mal depuis que no- ſtre ame en eſt ſeparée. Pour les ames, elles ne ſont point ſujettes aux traits de la mort; quand elles quittent vn logis, c’eſt pour aller ſe rendre dans vn autre. Elles viuent touſiours, & ſans craindre les Parques changent ſeulement de temps en temps leur demeure. Quant à moy il me ſouuient fort bien, que i’eſtois au ſiege de Troye, non pas Pythagore comme auiourd’huy, mais Euphorbe fils de Panthe, que Menelas mit par terre d’vn coup de picque, dont il me trauer- ſa. Il n’y a pas long-temps que ie recognus encore, dans Argos au Temple de Iunon, l’eſcu que mon bras gauche portoit alors à la charge. C’eſt pour vous dire que toutes choſes ſe changent ſeule- ment, & que rien ne perit. Les eſprits errent vagabonds, tantoſt d’vn coſté, tantoſt de l’autre, & n’ont point d’eſgard au lieu où ils ſ’arre [442] ſtent, ſ’il eſt ſemblable ou non, à celuy d’où ils ſont partis. Sortans du corps d’vne beſte ſauuage, ils vont bien ſouuent animer celuy d’vn homme, ils ne deſdaignent point d’entrer dedans vn corps bru- tal, aprés auoir logé dans quelqu’vn des noſtres, & conſeruent ainſi leur eſtre, qui ne ſe perd iamais. Comme la cire molle, ſur laquelle on imprime pluſieurs figures diuerſes l’vne aprés l’autre, ne demeure pas en ſa premiere forme, & demeure touſiours pourtant la meſme cire: de meſme ie vous appren que l’ame en ſoy ne ſe change point; elle eſt bien reueſtuë de la diuerſe apparence des diuers corps qu’elle anime, mais c’eſt touſiours vne meſme ame. Ne vous laiſſez donc pas commander de telle façon à voſtre ventre, que pour contenter vos appetits vous ne craigniez point d’offencer tant d’ames, par le meur- tre de tant de corps deſquels vous les chaſſez. Ne nourriſſez point de ſang voſtre ſang, vous ne ſçauriez vous repaiſtre de chair, que vous ne deuoriez la chair de quelqu’vn de voſtre alliance.Mais puis que ie me ſuis embarqué ſi auant, & qu’en deſployant les voiles de mon diſcours, les vents m’ont porté en ſi haute mer, ie vous diray encore pour preuue de mes veritables raiſons, qu’il n’y a rien de durable en ce monde; toutes choſes courent à leur fin, & toutes les formes qui ſe voyent icy bas ne ſont que formes paſſa- geres. Le temps a ſon mouuement continuel, qui le faict ſans ceſ- ſe couler comme vn fleuue: car tout ainſi que les eaux d’vne ri- uiere ne ſ’arreſtent iamais, auſſi ne font les heures legeres; & de meſme qu’vne vague pouſſe l’autre, & qu’en pouſſant celle de de- uant, elle eſt pouſſée derriere par vne troiſieſme qui la ſuit: ainſi le temps fuitif chaſſe touſiours deuant ſoy le paſſé, & eſt chaſque in- ſtant ſuiuy de l’aduenir qui le talonne, pour paſſer toſt aprés, & faire place à vn nouueau qui le touche. Ne voyez-vous pas, que la nuict precipite ſon cours pour nous faire iouïr des agreables clartez du iour, & que la lumiere touſiours commence à eſclatter parmy l’air, lors que les tenebres ont pris la fuite? Les Cieux changent ſans ceſſe: ſur le milieu de la nuict que toutes choſes laſſées languiſſent, ou ſe re- font, dans le repos, ils ont autre couleur qu’alors qu’auec Veſper les ombres ſe retirent; puis ils ſe colorent encore d’vn autre teinct, quand l’Aurore ſe leue pour eſpandre ſes roſes, & parer le chemin de l’Aſtre, pere du iour. Lors que le Soleil au matin ſort du ſein de Tethys, & le ſoir qu’il ſ’y va plonger, il porte en face vne couleur rougeaſtre; mais quand il eſt à ſon midy, eſleué au plus haut de ſon cercle, comme plus eſloigné des contagieuſes humeurs de la terre, il paroiſt, plus clair & plus beau, tout reueſtu de blanc. Et la Lune, aſtre de la nuict, ne change-elle pas ſi ſouuent de viſage, qu’elle eſt à tout propos diſſemblable à ſoy-meſme? tantoſt elle n’eſt qu’vn croiſſant, armé de deux cornes, qui ſe remplit peu à peu pour former vn cercle parfaict: puis ſi toſt que ſa face pleine a faict vn rond accomply, elle va [443] au declin, & reprend deux pointes d’argent. Et quoy? ne recognoiſ- ſez-vous pas le variable eſtat de l’année, qui diuiſe ſon cours en qua- tre ſaiſons, & ſe conforme au changeant flux de noſtre âge? Les iours du Printemps ſont les tendres mois de ſon enfance, mois ſemblables à ceux que nous paſſons dans le berceau, pendant leſquels l’herbe nouuelle n’eſt encore que laict, ſans force & ſans fermeté. La verdu- re faict naiſtre de l’eſperance dans les coeurs des payſans, & les fleurs reſiouïſſent la veuë auec l’agreable eſmail dont elles bigarrent les prez & le feſt des arbres fruictiers, qui n’ont en ce temps-là que de foibles fueilles, delicates comme la chair d’vn enfant nouueau-nay, qui pend à la mamelle de ſa mere. L’an au ſortir du Printemps entre dans l’Eſté, & lors plus robuſte il ſ’acquiert les meſmes forces d’vn homme en la fleur de ſa ieuneſſe: car c’eſt la ſaiſon la plus vigoureu- ſe de toutes, la plus feconde, la plus boüillante, & la plus eſchauffée. De celle-là il paſſe en l’Automne, durant lequel les ardantes cha- leurs de ſa ieuneſſe ſ’attiediſſent, il deuient plus meur, ſa fougue ſe modere, & ſe rendant plus traictable reçoit vne temperature qui tient le milieu entre les ieunes ardeurs & les glaces de la vieilleſſe. Autour des temples il commence à porter quelques poils meſlez qui grizonnent, & luy preſagent ſon declin: auſſi void-il inconti- nent aprés ſon Hyuer caduc venir d’vn pas tremblottant, luy deſro- ber les cheueux, ou le rendre comme couuert de neige. Et nos corps que ſont-ils ſinon le ſubject ordinaire, où ſans repos le change faict voir quels ſont ſes effects? Sans ceſſe ils ſ’alterent, nous ne ſommes pas auiourd’huy ce que nous eſtions hier, & demain nous ne ſe- rons pas ce que nous ſommes auiourd’huy. Vn temps a eſté que nous n’eſtions qu’vn peu de ſemence dans le ventre de noſtre me- re, nous n’eſtions que ces premieres eſperances deſquelles on at- tend les hommes; puis nos membres receurent vne forme des mains de la nature, & quelques mois aprés pour deſcharger celle qui nous portoit en ſes flancs nous ſortiſmes au iour. Mais qu’eſt-ce que d’vn homme quand il commence à iouïr des fruicts de la lumiere? c’eſt vn enfant ſans force, qui n’a pour toutes armes que des cris. Il ſe por- te premierement à quatre pieds comme les beſtes; puis d’vn pas mal- aſſeuré va chancellant d’vn & d’autre coſté, ſi on ne le ſouſtient, & auſſi toſt on le void diſpos & vigoureux, qu’il entre dans les ans d’v- ne valeureuſe ieuneſſe, la paſſe, & paſſe encore aprés l’âge mode- ré d’entre-deux, pour gliſſer en fin au panchant d’vne caduque vieil- leſſe, qui ruine les forces de l’âge de deuant. C’eſt en ceſte derniere foibleſſe que Milon tout caſſé regrette de voir ſes bras, meurtriers de tant d’animaux indomptables, autresfois eſgaux aux inuinci- bles bras d’Hercule, maintenant ſi mols & ſi laſches qu’à peine les peut-il leuer. Ce fut en ce terme-là qu’Helene ne peut voir dans ſon miroir, ſinon d’vn oeil trempé de larmes, les rides [444] qui auoient labouré ſon viſage, ce fut alors qu’elle ſe meſcognut, & en ſoy-meſme, ſ’eſtonna quels attraits auoient peu la rendre ſi ai- mable, que d’eſtre par deux fois rauie. En fin le temps rongeard, & les ialouzes années ne laiſſent rien en meſme eſtat; la dent des ſiecles conſume toutes choſes, & les ruinant peu à peu les amene à leur fin par vne mort lente. Quoy? les principes de ce grand-Tout, que nous appellons Elemens, ne demeurent pas meſme ſans eſtre alterez. Si vous daignez preſter l’oreille à mes diſcours, ie vous apprendray qu’ils ne ſ’entretiennent que par le changement.Ce monde a quatre corps ſimples qui ſont les ſemences de tous les corps de ce rond Vniuers. La Terre & l’Eau ſont les deux plus peſans, auſſi leur poids les a poſez embas, & les deux autres qui ſont l’Air & le Feu, eſleuez par leur legereté ſe ſont logez en haut. Encore qu’ils ne ſoient pas en meſme endroit, & que chacun d’eux ait ſa place ſeparée de l’autre, toutes choſes pourtant ſe font de l’amas des quatre aſſem- blez en vn, & retournent en eux-meſmes. La fermeté de la terre diſ- ſoulte peu à peu ſ’eſcoule & ſe change en eau. L’eau ſ’euapore, perd ſa peſanteur & deuient air, puis l’air ſe ſubtiliſe encore pour ſ’acque- rir les qualitez du Feu. Cela faict, telles actions rebrouſſées ſuiuent le meſme ordre aux contraires effects. Le feu ſ’eſpaiſſit pour ſe muer en air, puis l’air en eau, & l’eau reſſerre ſes liquides humeurs pour ſ’affer- mir en terre. Il n’y a rien qui demeure en ſon premier eſtre; la nature ſe plaiſt à changer, deſpoüillant ſans ceſſe les corps d’vne forme pour les reueſtir d’vne autre. Mais ne penſez pas pourtant que rien ſe per- de; il n’y a choſe du monde qui periſſe, tout ſe deſguiſe ſeulement, & ſe couure d’vne face nouuelle. Ce que nous appellons naiſtre, n’eſt que commencer à eſtre d’autre façon qu’on eſtoit auparauant, & mourir auſſi n’eſt que ſortir d’vn eſtre pour r’entrer en vn autre: car encore que cecy ait eſté tranſporté de delà, & cela ait eſté amené icy, tout ne laiſſe pas de demeurer en gros, & chaque choſe d’eſtre ſous quelque forme que ce ſoit. Pour moy ie croy qu’il n’y a choſe au monde qui puiſſe long-temps durer en meſme eſtat; le declin des ſie- cles nous le teſmoigne, qui ont perdu le beau luſtre de l’or & de l’ar- gent, & ſe ſont reduits au fer. Ainſi la fortune de pluſieurs Prouinces ſ’eſt renduë tout autre qu’elle n’eſtoit autrefois. I’ay veu vn lieu, iadis terre ferme, maintenant couuert des ondes de la mer: auſſi ay-je veu en d’autres endroits des terres, qui ont eſté plaines humides, ſubjettes au trident de Neptune. On trouue des coquilles de poiſſons marins, & de vieilles anchres roüillées ſur des montaignes fort eſloignées des eaux, qui font croire que l’eau n’en a pas touſiours eſté ſi eſcartée. Mille belles plaines minées par le cours furieux des torrens, ſont de- uenuës vallées, & par l’orage d’vn deluge il y a des montaignes meſ- mes qui ont eſté traiſnées, & englouties dedans les flots de l’Ocean. Il ſe trouue que des mareſts ont perdu leur ancienne humidité, & ne [445] ſont auiourd’huy, que ſeiches arenes: au contraire la ſoif de pluſieurs arides ſablons a eſté de telle façon eſteinte, que ce ſont maintenant terres mareſcageuſes. La nature a ouuert icy la ſource d’vne nouuelle fontaine, & là en a bouſché vne autre qui couloit. En fin le grand nombre des tremblemens de terre que nos peres ont veus, a detourné le cours d’vne infinité de riuieres; qui eſt cauſe qu’on ſ’apperçoit en des endroits que quelques-vnes ſont taries, & d’autres lieux ſe trou- uent arroſez de nouueaux ruiſſeaux. Ainſi en Aſie la terre ſ’ouurit vne fois pour boire le fleuue Lycus qu’elle fit renaiſtre depuis en vne Prouince fort eſloignée de celle où elle l’auoit englouty. Ainſi l’Era- ſin en Argos tantoſt faict ruiſſeller vne eau claire, tantoſt ſe ſeiche, & ne paroiſt point du tout. Et en Myſie on tient que le Cayque a maintenant vne autre ſource, & vn’autre couche qu’il n’auoit és ſre- cles paſſez. En Sicile, l’Amaſene a quelquesfois ſon cours, & quelque- fois aride il demeure ſans eau. Les Grecs diſent que l’Anigre deuant l’âge des Centaures auoit vne eau douce, qui ſe beuuoit: mais ſi les diſcours des Poëtes doiuent trouuer en nous quelque creance, depuis que ces monſtrueux enfans des nuées y eurent laué les playes que leur fit Hercule, les eaux ſont deuenuës d’vn ſi mauuais gouſt, qu’il eſt impoſſible d’en boire. Quoy? l’Hypanis qui a ſa ſource dans les froi- des montaignes de Scythie, de doux n’a-il pas eſté rendu ſi ſallé, que ſon eau n’eſt pas moins amere que celle de la marine? Antiſſe, Pharos & Tyr en Phenicie ont eſté des Iſles du temps de nos peres, & pour ceſte heure ſont toutes iointes à la terre ferme. Les Leucades au con- traire, qui n’en eſtoient point ſeparées, ſont maintenant enceintes d’eaux & de flots, & la ville de Meſſine qui eſtoit attachée à l’Italie ſ’en eſt eſcartée pour faire place à vn bras de mer entre-deux. Si lon cerche Helice & Bure, villes iadis des plus renommées de l’Achaïe, on les trouuera ſous les ondes, car encore auiourd’huy les mariniers en paſſant monſtrent leurs murailles & leurs tours bouleuerſées dans la mer qui les abyſma. Il y a dans le Peloponeſe prés de Trezene vne montaigne aſſez haute ſans arbres & ſans ombrage en lieu où n’y auoit és premiers temps qu’vne longue plaine. C’eſt vne choſe eſtran- ge que la force indomptable des vents enclos dans les entrailles de la terre, cerchans à prendre air de quelque coſté, & ne trouuans point de fente par laquelle ils peuſſent ſ’exhaler & ſortir d’vne ſi eſtroitte priſon pour ſe mettre en liberté, ait peu enfler la terre de telle façon & l’eſleuer ſi haut: car cela ne ſe fit point autrement, ce fut tout ainſi comme lors qu’auec l’haleine, on enfle vne veſſie, ou le vent re d’vn cheureau: toutesfois l’enflure a eu de la durée, elle eſt demeurée en forme de co lline, pour ce que ſe fortifiant auec le temps, ſes fonde- mens peu à peu ſe ſont affermis. Ie pourrois apporter vne infinité de telles preuues de l’inconſtance des choſes du monde; mais ie n’en met- tray plus en auant, ſinon quelques-vnes des plus ſignalées. Quoy? [446] n’eſt-ce pas vne merueille que l’eau reçoiue en ſoy du changement, & en face naiſtre de meſme dans les corps qu’elle laue? La fontaine du cornu Ammon ſur le midy imite les glaçons en froideur, & ſe trouue boüillante le matin & le ſoir. Les eaux qui ſortent de la ſource d’A- thamas en Theſſalie ont la vertu d’allumer vne torche, ſi on la trem- pe dedans, lors que la lune eſt au dernier quartier. Les peuples de Thrace ont vn fleuue, qui endurcit tellement les entrailles quand on boit de ſon eau, qu’il les change en pierre, & en fait de meſme à tout ce qu’il moüille. La riuiere de Crathis & celle de Sybaris, qui ſont toutes deux icy prés, iauniſſent les cheueux, & les rendent comme fils d’or. Mais c’eſt bien vn miracle plus admirable de dire que des eaux ayent le pouuoir de rendre les ames capables de changement, auſſi bien que les corps. Qui eſt-ce qui n’a point oüy parler de la fo ntaine Salmacis, laquelle affoiblit les courageux eſprits des hommes, & les corrompt de la molle laſcheté des femmes? En Ethiopie, il y a vn lac duquel on ne boit point ſans boire enſemble la rage, ou l’aſſoupiſſe- ment d’vn profond ſommeil. On ne gouſte point de l’eau de la fon- taine de Clitoire, qu’auſſi toſt on n’abhorre le gouſt du vin. Elle a ce pouuoir-là de faire haïr les agreables dons de Bacchus, & ſi on n’en ſçait point la cauſe, ſi ce n’eſt qu’elle ait en ſoy quelque froide vertu, ennemie des chaudes fumées du vin, ou bien (comme diſent ceux du pays) dautant que Melampe fils d’Amithaon, ayant par la vertu de quelques vers, & de quelques herbes, guery les filles de Proetus de la fureur qui les poſſedoit, ietta dans ceſte eau-là l’infection tirée de leurs cerueaux furieux, & ainſi touſiours depuis la haine du vin y eſt demeurée. Le fleuue de Lynceſte produit des effects tous contraires, car on n’oſeroit boire de ſon eau vn peu plus qu’il ne faut, qu’on ne chancelle de meſme que ſi lon auoit pris du vin auec excés. Il y a vn fleuue en Arcadie, que les anciens habitans du pays ont touſiours ap- pellé Phenée, duquel l’eau eſt extremement dangereuſe de nuict, elle eſt fort nuiſible au corps ſi lon en boit depuis que le Soleil eſt cou- ché, mais tandis que le iour eſclaire, elle n’offence en aucune façon. Il ſe trouue pluſieurs autres fleuues & pluſieurs eſtangs, qui ont plu- ſieurs autres ſecrettes vertus. Mais ce n’eſt pas en l’eau ſeule qu’on a remarqué des changemens eſtranges, la terre auſſi a les ſiens. L’Iſle d’Ortygie, maintenant arreſtée en vne place, flottoit autresfois ſur mer, & permettoit à l’orage de la porter çà & là. Et les Iſles Symple- gades qui ſe heurtoient au temps paſſé, & de leur choc eſtonnoient les Argiens, ſont pour ceſte heure ſi fermes qu’elles vainquent la vio- lence des vents, & ne ſe laiſſent point eſbranler. Le Montgibel qui entretient vn feu continuel dans ſes fournaiſes ſulfurées, ne ſera pas touſiours ainſi ardant, car il ne l’a pas touſiours eſté. Si la terre eſt du nombre des corps qui viuent par vne ame, ayant pluſieurs endroits par où elle reſpire des flames, elle peut en ſe mouuant changer les [447] canaux de ſes reſpirs, & tant de fois qu’elle ſe tourne bouſcher les vns & ouurir les autres. Si c’eſt qu’il y ait dedans ſes antres plus pro- fonds des vents enclos, qui par leurs furieux mouuements facent ſor- tir du choc des cailloux les premieres eſtincelles d’où naiſſent ces grands embraſemens, en fin l’orage des vents ſ’eſtant appaiſé, ces an- tres ſous-terrains demeureront ſans feu. Et ſi le braſier n’eſt entretenu que du bitume & du ſouffre qui ſe trouue dans les veines de la terre, ces alimens auec le temps conſumez laiſſeront les flames ſans nourri- ture, & le feu, qui ne peut ſe maintenir ſans deuorer touſiours quel- que matiere capable de ſon ardeur, ceſſera d’eſtre, ayant perdu ce qui le faiſoit viure. En ces froides regions où regnent les Aquilons il y a le mareſt de Triton dans lequel les hommes deuiennent oyſeaux, aprés ſ’y eſtre moüillez neuf fois. Et en Scythie il y a des femmes qui ſ’oignent d’huyles venimeuſes pour auoir des plumes, & voler auſſi legerement que font les animaux que la nature a logez en l’air. En fin, ſ’il faut auoir quelque creance en ce dont nos yeux nous rendent tous les iours teſmoignage; ne voyons-nous pas, que les corps qui ſe pourriſſent ſur terre, & dedans terre, ſe changent en certains petits animaux enfans de leur pourriture? Si vous aſſommez vn boeuf, & que vous couuriez de terre ſa charogne, c’eſt choſe aſ- ſeurée, & dont l’experience nous a rendu aſſez de preuues, qu’auſſi toſt des abeilles ſortiront du ventre pourry, abeilles pille-fleurs, leſ- quelles à l’imitation de leur pere ſe plairont à la demeure des champs, & trauailleront auec eſperance de voir reüſſir quelque fruict de leur trauail. D’vn cheual pourry en terre naiſſent de groſſes mouſches qu’on appelle Frelons. Si on coupe toutes les iambes d’vne Eſcreuiſſe & qu’on enterre le corps, dans peu de iours ce ne ſera plus vne Eſcre- uiſſe, mais vn Scorpion, qui de ſa queuë recourbée vous menacera. Les payſans ont pluſieurs fois remarqué que les vers à ſoye ſe chan- gent en papillons. Les grenoüilles ſ’engendrent du limon de la terre premierement ſans pieds, puis leurs cuiſſes propres à nager ſe for- ment, & celles de derriere ſ’allongent plus que les deux de deuant, afin que plus legerement elles puiſſent ſaulter ſur l’herbe. Et le fruict qui ſort du ventre d’vne Ourſe, qu’eſt-ce ſinon vne maſſe de chair ſans mouuement & comme ſans vie? A la ſortie ce n’eſt rien qui reſ- ſemble vn animal, mais la mere luy donne ſa forme en le lechant. Les abeilles, meres du miel, ne naiſſent pas auſſi tout à coup, elles ſont en leur premier eſtre comme des vers; puis peu à peu les pieds & les aiſles leur viennent. Qui croiroit que le Paon, oyſeau conſacré à Iunon, & qui ſemble porter les aſtres des Cieux en ſa queuë, l’Aigle gardienne des foudres de Iupiter, les Pigeons mignons de Venus, & tant d’oy- ſeaux qui viuent parmy l’air, ſortiſſent d’vn moyeu d’oeuf, ſi nos yeux tous les iours ne nous en eſtoient fidelles teſmoins? Il y en a qui tiennent que la moüelle de l’eſpine du dos des hommes ſe change en [448] ſerpent, quand nos corps ſont dans le tombeau. Mais tous ces chan- gemens-là ſe font d’vne choſe en vn autre; il n’y a que le Phoenix ſeul, qui trouue ſa vie en ſa mort, & ruinant ſon eſtre poſe les fonde- mens d’vn eſtre nouueau. Il retrouue ſa naiſſance en ſa fin, & ietre ſoy-meſme la ſemence d’où il doit ſortir. Ny les bleds, ny les herbes ne ſont point ſa nourriture; il vit des larmes de l’encens, & du ſuc qui degoutte des autres arbres odoriferans que produit l’Arabie. Aprés auoir accomply le cours parfaict de cinq ſiecles entiers, il commen- ce à baſtir ſon nid auec les ongles & le bec, ſur le ſommet tremblot- tant de quelque palme, que les branches d’vn cheſne ſouſtiennent. Là il faict vne couche de baſtons de caſſe, de nard, de canelle, & de myrrhe; puis ſe met deſſus, & finit ſa vie parfumée de telles odeurs. Il meurt là, & ſa mort eſt la naiſſance d’vn autre ieune Phoenix, qui ſort des cendres de ſon pere, & croiſſant peu à peu lors que ſon âge & ſes forces le peuuent permettre, il deſcharge l’arbre du faix de ſon nid, & le portant par l’air porte enſemble ſon berceau, & le tombeau de ſon pere au deuant du temple du Soleil, auquel il en faict vne of- frande. Si c’eſt quelque rare merueille de changer de ſexe, l’Hyene eſt admirable en ce que tantoſt elle eſt maſle, & tantoſt femelle. Et le Cameleon qui ne ſe repaiſt que d’air & de vent, imite toutes les cou- leurs qu’on approche de luy, & ſe charge d’autant de teintures diuer- ſes, qu’on luy en peut preſenter. On dit que les Indiens ayans eſté vaincus par Bacchus, pour hommage luy preſenterent des Lynx, ani- maux dont l’vrine ſe change en pierre, & ſ’endurcit auſſi toſt qu’elle a ſenty l’air. De meſme le coral, qui n’eſt qu’vn foible & mol reietton dedans l’eau, incontinent qu’il en eſt dehors commence à ſ’affermir, & ſe rendre en rocher. En fin le monde n’eſt que changement: pluſtoſt le iour finiroit, & pluſtoſt le beau fils de Latone iroit ra- fraiſchir ſes courſiers halettans dans les eaux, que i’euſſe raconté tou- tes les varietez, qui ſe recognoiſſent à l’oeil. Nous ne voyons ſans ceſſe autre choſe que des corps ſe deſpoüiller de leurs formes ancien- nes pour ſe reueſtir de quelque nouuelle, & les peuples autrefois va- leureux diminuer leurs forces, tandis que ceux qui iadis eſtoient foi- bles les accroiſſent. Troye la grande, qui floriſſante en hommes & en richeſſes, peut bien faire durer dix ans vn ſiege, & fournir à tant de meurtres, du ſang deſquels ſes terres furent baignées, n’eſt pas au- iourd’huy l’ombre de ce qu’elle a eſté, elle ne monſtre que les ruines de ſes tours, & n’a pour toute richeſſe que les tombeaux de ſes ance- ſtres. Sparte a eſté fort renommée: Mycene, Thebes, Athenes ont de leur temps eſté des plus fameuſes & plus puiſſantes villes du mon- de, & auiourd’huy Sparte n’eſt qu’vn champ, où les reſtes de ſes mu- railles ne paroiſſent pas ſeulement: Les ramparts de Mycene ſont par terre: de Thebes il n’en eſt rien demeuré que le nom: & les doctes Athenes n’ont plus autre eſtre, que les diſcours qu’on faict de leur [449] luſtre eclipſé. Ainſi les vnes courent à leur ruine; les autres auancent tous les iours, & croiſſent leur grandeur. On tient que maintenant vne Rome ſ’eſleue & poſe les fondemens d’vn grand Empire, au pied d’vne haute montagne, proche du riuage du Tibre. C’eſt vne terre qul change de forme en croiſſant, afin de porter vn iour le ſceptre de ce rond Vniuers: car Rome ſera la Reyne des villes, & n’y aura que les bornes du monde, qui borneront ſa puiſſance. Les oracles & tous ceux qui ont le don de preuoir l’aduenir, nous en donnent d’aſſeurez preſages; & ſi i’ay la memoire aſſez heureuſe, il me ſouuient qu’Hele- ne, fils de Priam, ſur le declin de l’Empire de Troye le predit à Enée, qui pleuroit & ſ’affligeoit, douteux ſ’il ſuruiuroit les ruines de ſon pays. Valeureux fils d’vne grande Deeſſe, (luy diſt-il) ſi tu as quelque cognoiſſance des deſtins de noſtre Royaume, ſois aſſeuré, que tandis qu’Enée viura Troye ne ſera point toute ruinée. Elle ſe conſeruera en toy; en toy, dis-je, à qui le fer & le feu feront place, pour paſſer au de- là du danger. Les flames de ton pieux zele vaincront les flames des Grecs; tu trauerſeras l’embraſement, & te ſauuant ſauueras l’Empire d’Ilion, que tu reſtabliras en pays eſtranger, plus fauorable à ta gran- deur que le tien. Ie voy d’vn oeil prophete vne ville, où les enfans des Troyens regneront, vne ville qui n’a point auiourd’huy ſa pareille ſur la terre, ne l’aura point à l’aduenir; & les ſiecles paſſez n’ont point veu ſon egale. Ses chefs la maintiendront long temps floriſſante, mais ſur tous vn, lequel ſe pourra vanter d’eſtre yſſu du ſang d’Iule, la ren-(Cecyeſt dit pour Auguſte Ceſar.) dra maiſtreſſe du monde: il eſtendra ſa puiſſance par toute l’eſtenduë de la terre habitable, & en fin quittant ceſte baſſe demeure n’aban- donnera ſa ſuperbe Rome, ſinon pour ſe rendre dedans les Cieux. Voila les heureuſes deſtinées qu’Helene annonçoit à Enée; ie n’en ay point perdu la memoire, & ce m’eſt du contentement d’entendre maintenant, que les effects de tels preſages ſe font voir, que les murs d’vne ville noſtre alliée ſe leuent, & que la victoire des Grecs ſur les Troyens ſoit tournée à l’auantage de Troye. Mais de crainte que mon diſcours ſ’eſgare trop loing, ie concluray icy, que le Ciel & tout ce qu’il tient dans l’enclos de ſes cercles, la terre, & tout ce qu’elle porte, eſt ſubiect au change. Et nous qui ſommes la plus noble partie du monde, compoſez non pas d’vn corps ſeul, mais d’vne ame legere, qui ſe plaiſt à changer ſouuent de logis, & animer auſſi bien vne beſte comme vn homme; deuons-nous iuger tolerable de manger la chair des animaux, qui ont, peut-eſtre, logé les ames de nos peres, ou de nos meres, de nos freres, ou de nos ſoeurs, ou de quelques autres de nos parens: ou ſi ce ne ſont ames de nos parens, elles ſont au moins d’hommes, qui nous touchent, tous d’vne generale alliance? Non, non, n’ayons point telles viandes agreables; ayons en horreur ces funeſtes banquets qui tiennent du ſouper de Thyeſte. Ha! que c’eſt(Thyeſte mangea de la chair de ſes enfans.) vne ſanglante & deteſtable couſtume d’eſgorger les taureaux auec [450] tant d’impieté comme on fait, & n’eſtre point eſmeu de leurs mu- giſſemens! Quelle horreur c’eſt d’eſpancher le ſang d’vn cheureau, qui en ſes cris imite la voix d’vn enfant! Quelle inhumanité de man- ger vn oyſeau, auquel on aura mille fois auparauant donné à man- ger! Qu’eſt-ce que n’executeront ceux, qui n’ont point honte de faire telles executions? Quel chemin eſt-ce que ces actes-là nous frayent? Où nous guident-ils ſinon au meurtre de nos ſemblables? Permettons que les boeufs labourent la terre, & n’auançons point leurs iours par le fer; laiſſons-les emporter à la vieilleſſe. Seruons-nous de la deſpoüille des moutons, pour nous couurir contre la rigueur du froid, & tirons le laict des chevres pour le boire, ſans tirer leur ſang, & nous repaiſtre de leur chair. N’vſons plus de toiles, ny de filets pour ſurprendre les beſtes par les bois, quittons tous ces trompeurs exercices; n’attachons plus les aiſles des oyſeaux à des ba- ſtons glueux, n’arreſtons plus la viſteſſe des cerfs en trauerſant leur flanc d’vne fleſche, & ne nous plaiſons plus à deceuoir les poiſſons auec vn appas qui couure le fer qui les accroche. Rendons-nous en- nemis des animaux qui nous offencent, auançons leur mort pour les empeſcher d’auancer la noſtre; mais contentons-nous de leur mort, ſans faire ſeruir leur chair ſur nos tables. Ne ſoüillons point nos bouches de telles viandes, puis qu’il y en a d’autres, deſquelles il nous eſt plus ſeant d’vſer.
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LE SVIET DE LA III. ET IIII. FABLE.
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Egerie femme de Numa Pompilie ſecond Roy de Rome, aprés la mort de ſon mary,(III. & IIII. Fable expli- quées au 2. & 3. Chap.) de dueil s’en alla viure ſolitaire en la vallée d’Aricine, où Hippolyte pour la conſoler l’entretint de ſon deſaſtre: ſçauoir, qu’ayant eſté chaßé de la maiſon de ſon pere The- ſée par la meſchanceté de ſa belle-mere Phedre, il rencontra le long du riuage de la mer vn monſtre marin, qui eſpouuenta de telle façon ſes cheuaux, qu’ils ietterent leur maiſtre hors de ſon chariot, & le trainerent le pied attaché à vne des courroyes, ſi loing qu’il en mourut. Il eſtoit grand chaſſeur, & pour ce reſpect Diane fit qu’Eſculape luy re- donna la vie; tellement que depuis il fut appellé Virbie, & demeura touſiours dans la foreſt d’Aricine prés du temple de ceſte Deeſſe, qui luy auoit faict reuoir les agreables clartez du iour.NVma ouït tous ces preceptes, & pluſieurs autres encore de la bouche de Pythagore; puis reuint à Rome, où le peuple le de- ſiroit pour le gouuernement de l’Eſtat. Importuné de prendre le ſce- ptre en main, il l’accepta, & ſ’eſtant marié à la Nymphe Egerie, rei- gla ſes actions aux aduis d’vne ſi ſage femme, ne fit rien ſans le con- ſeil des Muſes ſes intimes amies, & enſeigna ſi bien les ceremonies des ſacrifices à ſon peuple, qu’il le rendit beaucoup plus deuotieux qu’il n’eſtoit parauant: car il changea l’ardeur farouche & amoureuſe des combats, de laquelle il eſtoit poſſedé, en vne calme humeur, deſireu- ſe du repos & des exercices qui entretiennent la paix. Il regna paiſi- blement pluſieurs années, & ſe veid encore le ſceptre à la main en vne vieilleſſe extreme, laquelle en fin en meſme inſtant le tira du monde & de ſon throſne royal. Il n’y eut à ſa mort perſonne dans Rome qui ne teſmoignaſt auec des larmes le regret qu’il portoit de la perte d’vn ſi grand Roy. Le peuple le pleura, les Dames Romaines ſ’en veſtirent de dueil, & le Senat meſme deſroba des pleurs à ſa graui- té, pour plaındre la mort d’vn ſi ſage Prince. Mais ſur tous, ſa femme le regretta tant, qu’elle ne peut voir depuis le lieu où vne ſi triſte auan- ture luy eſtoit arriuée; elle quitta la demeure de Rome, & ſe retira toute eſplorée dans l’obſcur des foreſts de la vallée d’Aricine, où de ſes plaintes lamentables elle interrompit pluſieurs fois les ceremonies qu’on faict aux ſacrifices de la Diane d’Oreſte. Helas! combien de(Oreſte apporta la Diane de Tauros dans ceſte foreſt là.) fois, tant les Nymphes des eaux, que celles des bois la prierent-elles de vaincre ſon affliction? combien de fois taſcherent-elles d’eſueiller ſa conſtance pour alleger ſon mal en la douceur de leurs conſola- tions? Combien de fois Hippolyte la voyant pleurer luy a-il dit, que elle auoit tort de ſ’affliger de la façon, comme ſi elle ſeule auoit ſenty les poignantes eſpines d’vne fortune contraire? Non, non, luy re- monſtroit-il, vous n’eſtes pas l’vnique à qui tels deſaſtres ſont adue- nus; iettez les yeux de voſtre belle ame ſur mille infortunes ſembla- bles, que d’autres ont ſoufferts, & vous eſprouuerez qu’vn tel object addoucira l’aigreur de vos douleurs. Ie voudrois bien n’auoir iamais [452] rien en ma vie reſſenty de pareil, mais mon deſtin m’a rendu ſubject à des malheurs ſi eſtranges, que vous n’en pouuez ouïr l’hiſtoire ſans vous conſoler auec moy.Vous auez bien oüy parler, comme ie croy, d’vn Hippolyte qui mourut par la faute de ſon pere trop credule, & par la trahiſon de ſa cruelle belle-mere. Vous vous eſtonnerez, ſi ie vous dis que c’eſt moy, qui eſtois alors Hippolyte, & ie m’aſſeure que ie ne le vous perſuade- ray pas facilement, toutesfois c’eſt la verité. Phedre vſa de tous les ar- tifices, dont elle ſe peut aduiſer, pour m’eſchauffer de ſes flames ince- ſtueuſes, & me faire conſentir à la pollution du lict de mon pere. N’ayant peu m’eſmouuoir, elle feignit d’auoir eu en horreur ce qu’el- le auoit eſperduëment deſiré. Soit que le regret du refus euſt engen- dré la haine en ſon coeur, ſoit qu’elle craigniſt que la verité l’accuſaſt par ma bouche, elle me preuint, ſe deſchargea pour me charger, met- tant ſur moy le crime dont elle eſtoit coulpable, & fit tant que mon pere me chaſſa hors de ſa maiſon auec pluſieurs maledictions, & plu- ſieurs horribles voeux, dont il importuna le Ciel pour ma ruine. Ainſi banny à tort de mon pays, ie pris le chemin de Trezene, où mon deſ- ſein eſtoit de me retirer; mais las! ie ne fus pas ſur le riuage de Corin- the, que i’apperceus la mer ſ’eſleuer, & faire vne orgueilleuſe montai- gne de vagues, qui croiſſoit touſiours, ce ſembloit, & en ſortoit com- me vn mugiſſement. Les ſommets à la fin ſe fendirent, & lors vn fier taureau, armé de cornes, parut hors de l’eau iuſqu’au flanc, & vomiſ- ſant vne mer de flots par ſa gueule beante, & par les narines, donna l’eſpouuante à tous ceux qui me ſuiuoient. Ie demeuray ſeul ſans m’effrayer; le peril où i’eſtois ne me donna point d’apprehenſion, ſi fort la faſcherie de mon banniſſement m’auoit ſerré le coeur. Cepen- dant mes cheuaux tournerent la teſte du coſté de la mer, & virent ce- ſte effroyable beſte, qui glaça d’horreur leurs coeurs furieux. Ils dreſ- ſerent les oreilles, & tous troublez d’effroy traiſnerent d’vne courſe precipitée mon chariot ſur des rochers, d’où ie taſchay en vain de les retirer auec la bride, qu’vne blanche eſcume couuroit. Me couchant en arriere ie leur tenois les reſnes ſi roides, que ie les euſſe en fin arre- ſtez, & leur rage n’euſt point eſté maiſtreſſe de mes forces, ſi l’vne des roües, piroüettant autour de l’eſſieu, ne ſe fuſt rompuë contre le tronc d’vn arbre: car le choc fut ſi rude qu’il me ietta par terre, & le malheur pour moy fut, que ie me trouuay attaché aux longes de la bride. Tandis que mes cheuaux m’entraiſnent ainſi, d’vn coſté me ̅ s entrailles ſorties ſ’accrochent à quelque ſouche, & ſ’allongent tirées à la ſuitte du chariot; d’autre coſté ie laiſſe quelque partie de moy- meſme à la pointe des rochers, & aux troncs des arbres couppez. Tous mes os ſe briſent, & ſ’eſclattans font vn bruit preſques incroyable. En fin mon ame vaincuë eſt forcée par les tourmens de quitter mon corps ſi defiguré, qu’il n’auoit plus forme de corps humain. On n’y [453] pouuoit plus recognoiſtre ny bras, ny iambe, ny autre membre quel qu’il fuſt; ce n’eſtoient par tout que bleſſures, & bleſſures ſi proches l’v- ne de l’autre qu’elles ne faiſoient qu’vne playe. Quoy? pourriez-vous? oſeriez-vous bien, ſage Nymphe, parangonner l’horreur de mes mal- heurs à la perte que vous auez faicte? Il n’y peut auoir de comparai- ſon, mon deſaſtre me porta iuſques au ſombre royaume de Pluton; ???lauay les reſtes de mon corps mutilé dans les eaux de Phlegethon, & me veids pour eſtre à iamais ombre miſerable, hoſteſſe des tenebres, ſans la faueur que me fit Eſculape. Ce docte fils d’Apollon par la ver- tu de ſes herbes ſalutaires me rendit la vie, que i’auois perduë auec tant de tourmens. En deſpit du triſte Roy des morts, ie ſortis de ſon tenebreux Empire, & de peur qu’vn tel priuilege n’engendraſt de la ialouzie contre moy, Diane en ſortant me couurit d’vn nuage. Et quand ie fus ſur terre, la meſme Deeſſe augmenta le nombre de mes ans, & me changea le viſage de telle façon, qu’on ne me peut reco- gnoiſtre pour Hippolyte. Elle craignoit que ie ne tombaſſe encore vne autre fois entre les mains de l’iniuſte courroux de mon pere; pour m’eſcarter de ſes terres elle fut long-temps en penſée, ſi elle me ren- droit habitant de Crete ou de Delos: mais en fin elle reſolut de me lo- ger icy, & m’y eſtabliſſant me commanda de changer mon nom, qui pouuoit à toute heure en me repreſentant mes cheuaux, me rafraiſ- chir le piteux ſouuenir de mon deſaſtre. Vous auez, me diſt-elle, veſcu vn temps ſous le nom d’Hippolyte, il faut que dorenauant on vous nomme Virbie. Ie luy rendis toute l’obeïſſance que ie deuois, & pour me conformer à ſa volonté, ie ſuis touſiours depuis ce temps-là demeuré dans les bois vn des moindres Dieux de ceſte foreſt.

LE SVIET DE LA V. VI. ET VII. FABLE.
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Egerie femme de Numa ne pouuant eſtre conſolée, ſes larmes furent en fin par Dia-(V. VI. & VII. Fable expli- quées au 2. & 4. Chap.) ne changées en vne fontaine, qui porte ſon nom. Vn Payſan de la Toſcane labourant rencontra vne motte de terre ſi groſſe & ſi peſante qu’elle arreſta le ſoc de ſa charruë, dont il demeura tout eſmerueillé, & plus encore lors qu’il veid que de la meſme motte, ſe forma le corps d’vn enfant qui fut appellé Tagés, & apprit depuis aux Toſcans la ſcience des preſages pour cognoiſtre l’aduenir. Et pour autre merueille eſt encore adiou- ſtée celle du dard de Romule changé en arbre, qui eſt tirée de l’hiſtoire Romaine.
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LEs infortunes d’Hippolyte eſtoient grands, mais ils ne peurent pourtant alleger les douleurs d’Egerie, ny eſtancher ſes pleurs. Elle ſ’aſſit au pied de la montaigne, & penſant de faire eſcouler ſon mal par les yeux, elle fondit toute en larmes: qui fut cauſe que Diane touchée du reſſentiment de ſon affliction, la changea en vne froide & viue ſource d’eaux, qui porte encore le nom d’Egerie.Les Nymphes du pays demeurerent toutes rauies d’vne telle mer- ueille, & Hippolyte n’en fut pas moins eſtonné que ce laboureur de Toſcane, qui veid en eſcorchant la plaine, vne fatale motte de terre ſe mouuoir d’elle-meſme ſans qu’on la touchaſt, & peu à peu quit- tant ſa forme elementaire prendre la forme d’homme; puis ouurit ſa bouche nouuellement formée, pour deſcouurir les ſecrets du de- ſtin, deſquels il diſcourut long temps le iour meſme de ſa naiſſance. Les habitans du pays appellerent ceſt enfant-là Tagés, & apprirent de luy la ſcience qui nous deſcouure le ſuccés des auantures à ve- nir.Hippolyte fut ſaiſi d’vn eſtonnement pareil à celuy de Romule, quand il veid jadis ſon dard fiché ſur les coſtes du mont Palatin pren- dre racine en terre, & ietter des fueilles; bref en vn inſtant n’eſtre plus dard, mais vn arbre qui couurit ſes yeux eſmerueillez d’vne ombre ineſperée.
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LE SVIET DE LA VIII. FABLE.
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Valere Maxime dit que Cippus Genutius retournant victorieux d’vne bataille,(VIII. Fable expliquée au 5. Chap.) s’apperceut deuant que d’entrer dans Rome qu’il auoit des cornes ſur la teſte, & que les deuins luy dirent que c’eſtoit vn preſage, qu’il ſeroit Roy ſi toſt qu’il auroit paßé la porte de la ville. Cela fut cauſe que luy qui deteſtoit la Royauté, n’y voulut entrer, & aima mieux ſe bannir volontairement de Rome que d’en eſtre ſouuerain.OV bien il fut rauy de meſme que Cippe lors qu’il recognut dans le cryſtal du Tibre, que des cornes luy eſtoient nouuelle- ment creuës ſur le front; car ce fut dedans l’eau qu’il les apperceut premierement, & penſant que ce fuſt quelque image menſongere qui le deceuſt, porta pluſieurs fois la main à ſa teſte, pour toucher ce qu’il voyoit, & ſ’aſſeurer que ſa veuë n’eſtoit point charmée. Il venoit alors victorieux de dompter les ennemis du peuple Romain, & ſ’en alloit triomphant entrer dedans Rome; mais ce prodige l’arreſta, & luy fit leuer les yeux & les cornes vers le Ciel, pour dire: Dieux qui nous preſagez touſiours par quelque eſtrange aduanture, nos heureux ou malheureux ſuccés, ſi c’eſt vne bo ̅ ne fortune que vous m’annoncez, ie vous prie que ce ſoit mon pays qui en iouïſſe: Mais ſi vous menacez l’Eſtat Romain de quelque deſaſtre, qu’il tombe ſur moy ſeul, que ce ſoit moy ſeul, ie vous ſupplie, qui en ſouffre le mal. Cela dit, il parfuma d’odeurs vn autel de gazons verds, remplit de vin les couppes du ſa [456] crifice, & immolant deux brebis, recercha dans leurs entrailles trem- blottantes les ſecrets de ſa deſtinée. Le deuin qui les viſita y recognut de grandes affaires, qui alloient à l’Eſtat, deſquelles toutefois il ne pouuoit ſ’eſclaircir; mais quand il eut leué la veuë de deſſus les en- trailles pour contempler les cornes de Cippe, il ne fut plus en doute de ce qu’il deuoit predire. Il faut (diſt-il à Cippe) que ie vous ſaluë comme Roy; car ceſte terre & les forts d’Italie ne vont deſpendre que de vous. Vos cornes nous preſagent, que la couronne de Rome vous eſt acquiſe. Sus donc, auancez-vous, ne vous retardez plus la iouïſ- ſance d’vn bien qui vous eſt offert; entrez dans la ville; les deſtins vous le commandent, obeïſſez à leur ordonnance, & allez accepter la Royauté, que les voix du peuple vous donneront: car on vous met- tra en main le ſceptre Latin, & vous en iouïrez, paiſible Prince, auſſi long-temps que les Cieux vous permettront de demeurer ſur terre. A l’ouïe de telles paroles, Cippe ſe tirant arriere, & regardant de trauers la ville de Rome en deſtourna ſa veuë; puis diſt: Gauchiſſez, celeſtes puiſſances, ie vous ſupplie, gauchiſſez l’effect de ce preſage; i’abhor- re les couronnes que l’iniuſtice ordinairement accompagne, & me perſuade de viure plus heureux banny de Rome, que d’entrer dans le Capitole auec vn ſceptre en main. La priere finie, il fit aſſembler le Senat & le peuple, & aprés auoir couuert ſes cornes de quelques fueil- les, dont il entoura ſa teſte, monta ſur vn petit tertre aſſez eſleué, où ſelon l’ancienne couſtume de ceux qui vouloient haranguer, il im- plora la faueur des Dieux; puis diſt au peuple: Ie vous aduiſe qu’vn homme de ceſte aſſemblée ſera voſtre Roy, ſi vous ne le banniſſez de la ville. Ie ne veux pas le nommer, mais ie vous donneray des enſei- gnes qui vous le feront aiſément recognoiſtre. C’eſt vn qui porte des cornes au front; les deuins vous aſſeurent, que ſ’il entre dans Rome il ſera voſtre maiſtre; vous receurez la loy de ſes commandemens. Il a bien eſté en ſon pouuoir de ſaiſir vos portes, & ſe ietter dedans; mais ie m’y ſuis oppoſé, encore qu’homme du monde ne me touche ſi prés que luy. Repouſſez-le donc, genereux enfans de Mars, empeſ- chez-le d’entrer, ſi vous deſirez vous affranchir de ſon pouuoir; ou ſi vous le iugez criminel, mettez-luy les fers aux pieds & aux mains, ou le faictes mourir pour vous deliurer par ſa mort de l’apprehenſion de ſa fatale tyrannie.Qui a quelquesfois oüy les ſifflets du vent entonné dans vn bois de pins, ou de fort loing le boüillonnant murmure des vagues de la mer; celuy-là ſe peut naïfuement repreſenter vn bruit tout pareil qui ſ’eſ- meut à l’heure parmy le peuple. C’eſtoit vn million de voix confu- ſes, deſquelles rien ne ſe pouuoit ouïr, ſinon vn, Qui eſt ce? Qui eſt-ce? qu’on entendoit par tout. Chacun regarde à la teſte des plus ſigna- lez de la troupe, pour voir qui eſt ce cornu qui doit eſtre Roy. Ils ſont en vne inquietude, de laquelle Cippe les deliure auſſi toſt, leuant [457] la couronne qu’il auoit ſur la teſte, & leur diſant, aprés auoir deſcou- uert ſes cornes; Voicy celuy que vous cerchez. Il n’y eut perſonne qui ne veiſt à regret vn tel prodige, tout le peuple baiſſa la veuë con- tre terre, honteux (qui le peut croire?) de voir ce chef riche d’hon- neur, ainſi deshonnoré ce luy ſembloit. Toutesfois on ne vous per- mit pas, victorieux Cippe, de demeurer long temps deſcouuert, on remit auſſi toſt autour de vos temples ceſte glorieuſe couronne, qui teſmoignoit voſtre valeur; & le Senat voyant voſtre loüable reſolu- tion de n’entrer point dans la ville, vous donna pour retraitte vne belle maiſon aux champs, auec autant de terre que vous en pourriez enceindre du ſillon d’vne charruë depuis la pointe du iour iuſqu’à la ſombre venuë de la nuict: Et pour memoire eternelle, tant du pro- dige, que de voſtre vertu, voſtre face cornuë fut pourtraicte au vif ſur la porte dorée, par où voſtre modeſtie refuſa d’entrer.

LE SVIET DE LA IX. FABLE.
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La ville de Rome eſtant affligée d’vne cruelle peſte, on enuoya ſçauoir de l’Oracle(IX. Fable expliquée au 6. Chap.) d’Apollon quel remede ſe pouuoit apporter à vn ſi dangereux mal. La reſponce fut, qu’il falloit amener AEſculape d’Epidaure à Rome. Pour ceſt effect, on enuoya des Ambaſ- ſadeurs en Epidaure, qui eſtans là virent le Dieu qu’ils demandoient changé en Dragon ſe venir gliſſer dans leur vaiſſeau. Ainſi ils retournerent tous ioyeux, & vindrent prendre port prés d’vne Iſle du Tibre, dans laquelle le Dragon ſe ietta, & s’y tint caché ſous les herbes, & les arbriſſeaux dont elle eſtoit pleine.
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MVses, diuinitez touſiours fauorables aux Poëtes, apprenez- moy de quel pays AEſculape fut amené dans ceſte Iſle du Tibre, où il eſt maintenant adoré: car vous le ſçauez, vous n’auez point perdu le ſouuenir du temps, auquel il accreut le nombre des Dieux de Rome; la longue ſuitte des années, qui trompe la memoire des hommes, ne peut faire perdre la voſtre dans les tenebres de l’ou- bly.L’air de Rome autrefois fut infecté de ſi puantes vapeurs, que les corps les mieux diſpoſez ne pouuoient reſiſter à la mortelle conta- gion qui rauageoit & depeuploit la ville. On ne voyoit par tout que des morts, & chaſque inſtant le mal croiſſoit ſans qu’on y peuſt ap- porter remede: car tous les ſecrets de la medecine eſtoient vains, & ne pouuoient donner ny ſanté ny allegement aux malades. Le ſecours humain ſe trouuant inutile, on implore l’aide des Dieux, on enuoye à Delphes (terre que lon remarque tenir le milieu du monde) pour conſulter l’Oracle d’Apollon, & le prier de ſecourir le peuple de Ro- me affligé. On attend de luy quelque ſalutaire reſponce, on implore ſon aide, afin de voir finir le furieux mal qui deſerte la Reyne des vil- les. Aux prieres qu’on luy fit, ſon Temple eſtant agité d’vn tremble- ment de terre, ſes lauriers & le carquois qu’il porte furent eſbranlez; puis le trepied rendit, du plus ſecret du Temple, ceſte voix qui fut l’effroy de toute la compagnie: Braues Romains, leur diſt-il, vous a- uiez vn ſecours plus proche que le mien, il n’eſtoit pas neceſſaire de recourir à moy, vous deuiez recercher vne diuinité moins eſloignée. Ce n’eſt pas d’Apollon que vous auez beſoing, c’eſt le fils d’Apollon que vos larmes doiuent fleſchir. Allez cercher mon fils, logez-le de- dans Rome, auec aſſeurance que vous obtiendrez de luy la faueur que vous ſouhaittez. La reſponce rapportée au Senat, on ſ’enquiert de la demeure d’AEſculape, il ſe trouue que ſon Temple eſt en Epidaure, on y depeſche des Ambaſſadeurs, leſquels ayans pris terre, furent ouïs en l’aſſemblée des principaux de la ville, où ils firent entendre l’occaſion de leur voyage, & les prierent d’octroyer leur Dieu à la miſere du peuple de Rome, qui ne voyoit par tout que les triſtes images de la mort. Les Senateurs d’Epidaure ne ſe peurent pas aiſé- ment reſoudre à l’entherinement de la requeſte des Romains: leurs opinions furent diuerſes; les vns tenoient que refuſer vn ſecours ſi ne- ceſſaire à la ville de Rome, eſtoit vne eſpece de cruauté; les autres n’eſtoient pas d’aduis de laiſſer tranſporter leur Dieu, dont vn iour ils pourroient auoir beſoin. Leur reſolution eſtoit encore douteuſe, lors que la nuict, ayant chaſſé la lumiere, eſpandit ſes tenebres; car à l’heure AEſculape ſe preſenta en ſonge aux Romains endormis, tout tel qu’il eſt dedans ſon Temple, auec vn baſton à la main gau- che, & maniant ſa longue barbe de la droicte, il monſtroit bien à ſon viſage qu’il deſiroit les obliger, auſſi leur diſt-il: Ne ſoyez point [459] en peine, ie m’en iray auec vous: mais voyez ce ſerpent qui de ſon corps recourbé entoure ce baſton, & le remarquez, afin que vous le puiſſiez recognoiſtre, car c’eſt le corps que ie prendray pour m’en al- ler: toutesfois ie ſeray plus grand, & ne me changeray qu’en forme digne de couurir vne diuinité. En meſme inſtant que le Dieu ceſſa de parler, il diſparut; & en meſme inſtant le Sommeil auſſi ſe retira, & permit au Reſueil de deſſiller les yeux des Ambaſſadeurs Romains. La fuitte du Sommeil fut ſuiuie de celle de la Nuict, l’Aurore du lende- main ouurit incontinent les portes du iour, & lors le Senat d’Epidau- re party en ſes opinions, ſ’aſſembla derechef dans le ſuperbe Temple du Dieu qu’on demandoit. Ils le prierent, pour les oſter de peine, de leur deſcouurir par quelque ſigne, ſ’il deſiroit changer de demeure, & ſi celle de Rome luy ſeroit plus agreable que celle d’Epidaure. A peine eurent-ils finy leurs oraiſons, que ce Dieu, qu’on adoroit ſous vne idole d’or, parut en forme de ſerpent, & ſiffla de telle façon qu’à ſon arriuée il eſbranla l’autel, l’idole, le paué de marbre, & les lam- bris dorez de ſon Temple. Il ſe planta au milieu de l’aſſemblée, & tournant ſes yeux dans leſquels brilloient des eſclairs comme de fla- me, effroya tous les aſſiſtans, horſmis le Preſtre, lequel ayant ſon chaſte poil lié d’vne bandelette blanche, recognut que c’eſtoit Eſcu- lape, & ſ’eſcria, C’eſt noſtre Dieu, c’eſt noſtre Dieu; gardez-vous, peuple, de prophaner maintenant vos ames, ou vos bouches, par quelques penſées ou paroles indignes de ſa preſence. Que ce ſoit, diſt- il, ſ’addreſſant au ſerpent, pour noſtre bien, ie vous prie, que nous iouïſſions de voſtre veuë, ne deſdaignez point les voeux de ce peuple qui a tant chery voſtre honneur, fauoriſez-le touſiours de voſtre ai- de. Lors vn chacun fut reſioüy d’auoir la veuë de ce Dieu; tous l’ado- rerent, & l’adorans redirent les meſmes paroles que le Preſtre auoit prononcées. Les Romains ainſi que les autres, & de coeur & de bou- che, luy offrirent leurs oraiſons, & luy demanderent ſecours contre le mal contagieux qui oppreſſoit leur ville. Son coeur vaincu de l’ar- deur de leurs prieres, fleſchit à leurs deſirs: branſlant la teſte il leur fit ſigne qu’ils ſeroient ſecourus de ſa faueur; puis eſlançant les pointes de ſa langue fourchuë ſiffla comme auparauant. Peu aprés il ſe gliſſa le long des degrez, qui eſtoient d’vn marbre poly, & retourna la teſte en arriere, comme pour ſaluër le Temple où il auoit eſté ſi long temps adoré. De là rampant par les ruës, qui eſtoient toutes pauées de fleurs; il trauerſa la ville d’vn pas ondoyant, & ſe rendit au port, où il ſ’arre- ſta vn peu pour prendre congé de la troupe qui l’auoit ſuiuy, puis ſe ietta dans le vaiſſeau Romain, lequel chargé de la peſanteur d’vn Dieu, reſſentit bien qu’il portoit quelque ſouueraine puiſſance. Les Ambaſſadeurs rauis d’vn extreme contentement, pour action de gra- ces ſacrifierent vn taureau ſur le riuage, & pour marque de triomphe mirent des couronnes au haut du maſt; puis firent leuer les anchres, [460] & prindrent la route de Rome. Le Dieu plus eſleué que les autres pa- roiſſoit de fort loing ſur la poupe, d’où il ſe plaiſoit à voir l’eau; & tandis vn vent fauorable pouſſa ſi legerement & heureuſement leur vaiſſeau, qu’ils furent dans ſix iours hors de la mer d’Ionie ſur la coſte d’Italie. Ils veirent en paſſant le fameux Temple de Iunon en Lacine, le riuage de Scylle, la Calabre, à gauche les roches d’Amphriſe, à droicte celles de Ceraune, la ville de Romech, le mont Caulon & Narice. De là ils vainquirent les perils de la mer de Sicile, & trauerſe- rent non ſans peine les deſtroits de Pelore; coſtoyerent les Iſles, deſ- quelles AEole autresfois porta le ſceptre, deſcouurirent les minieres de Temeſe, l’Iſle de Leucoſie, & les beaux iardins de la fleuriſſante Paeſte en Champagne; puis l’Iſle de Capriene, la colline au pied de laquelle Minerue a vn Oratoire; les coſtes de Surrente renommées à cauſe des bons vins qu’elles portent, la ville d’Heraclée, Stabie, Na- ples, qui ſemble n’eſtre que pour le plaiſir & les delices des hommes, & Cumes où lon void encore le Temple de la Sibylle, qui a rendu ſon nom ſi celebre. Les chaudes fontaines de Baye leur parurent aprés, la ville de Linterne qui nous donne le maſtic; celle que le ſablonneux fleuue de Vulturne trauerſe, Sinüeſſe, l’air groſſier de Minturne, Ca- iete où Enée enterra ſa nourrice, Formies où Antiphate a logé au- tresfois, la mareſcageuſe Trachine, les terres de Circe; & en fin vin- drent abborder au port d’Antium, à cauſe que les vagues commen- çoient à ſ’enfler, & les menacer d’vn orage. Si toſt que le vaiſſeau eut pris terre, AEſculape deplia les cercles de ſon corps entrelaſſé, & ſ’e- ſtendant en ondes ſe gliſſa ſur l’arene, puis ſe traiſna peu à peu iuſ- ques dans le Temple de ſon pere, qui eſtoit proche du riuage. Il de- meura quelques iours chez Apollon, & quand la tempeſte fut cal- mée, prenant congé du Dieu ſon pere, & ſon hoſte, il ſortit, ſillon- na le ſablon auec ſes eſcailles, & rampant ſur le gouuernail ſe rendit au haut de la poupe du vaiſſeau, où il ſe coucha comme auparauant, & ſ’y tint, iuſqu’à ce qu’ayant paſſé Caſtre, & la ville à laquelle Laui- nie donna ſon nom, ils vindrent à l’emboucheure du Tibre. Là tout le peuple Romain, les Senateurs, les Dames de la ville, & ces vierges meſmes qui gardent le feu de Veſta, ſe trouuerent pour le receuoir auec tout l’honneur, qu’il fut poſſible de luy rendre. A ſon arriuée ils le ſaluërent de mille cris d’allegreſſe, & le long du riuage ainſi qu’il paſſoit d’vn & d’autre coſté parfumerent l’air d’vn encens petillant dans le feu, & firent rougir les couſteaux de leurs Preſtres dans le ſang boüillonnant de pluſieurs victimes, qu’ils immolerent au pied des autels qu’on auoit dreſſez ſur le ſable. En fin entré qu’il fut dans Ro- me, ville capitale du monde, il ſ’eſleua, & ſ’appuyant contre le maſt, il tourna la veuë de tous coſtez pour choiſir vn lieu propre à ſe reti- rer. Il y a vn endroit où le Tibre my-party faict vne Iſle, qu’il entou- re d’autant d’eau d’vne part que d’autre; ce fut là que le vaiſſeau ſe [461] rendit, & en meſme inſtant le ſerpent fils de Phoebus ſ’y ietta, y reprit ſa diuine forme, & deſtournant le fleau dont la ville eſtoit affligée, mit fin aux plaintes & aux pleurs des Romains, chez leſquels il a touſ- iours demeuré depuis pour les ſecourir en leurs neceſſitez.

LE SVIET DE LA X. FABLE.
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Le Poëte pour mettre fin à ſon oeuure, dit que Ceſar aprés auoir vaincu tous les plus(X. Fable expliquée au 7. Chap.) valeureux peuples de la terre, fut par Venus changé en Comete, & ne quitta point la terre que pour aller, aſtre nouueau, eſclairer dans les Cieux.QVand AEſculape, entrant dans Rome, accreut le nombre de nos Dieux, ce fut vne diuinité eſtrangere à laquelle on donna place dans la ville; mais depuis vn autre de la ville meſme, par ſes pro- pres concitoyens a eſté recognu pour Dieu. C’eſt Ceſar, lequel au milieu des ſiens, & au lieu meſme d’où il auoit tiré ſa naiſſance, a eſté adoré; ce grand Ceſar qui en valeur parmy les orages des guerres, ny en conſeil dans vn Senat durant le calme de la paix, ne veid iamais ſon pareil. Ceſt inuincible Ceſar, qui n’a point eſté eſleué dans les Cieux, & changé en eſtoille cheueluë, plus pour le reſpect de tant de victoi- res obtenuës à la pointe de ſon eſpée, ny de tant d’autres ſeruices qu’il a faicts à la republique, & par leſquels il l’a en peu de temps renduë maiſtreſſe du monde; que pour le merite du fils qu’il nous a laiſſé: car [462] il n’a pas plus acquis de gloire au plus glorieux de ſes admirables ex- ploicts, qu’il en a gaigné ſe rendant pere d’vn ſi digne ſucceſſeur de ſes vertus. Auoir dompté les Anglois, retranchez du reſte du monde, & remparez des furieuſes vagues de l’Ocean: auoir conduit ſes vaiſ- ſeaux victorieux ſur les ſept bras du Nil, lequel nous fournit les eſ- corces qui ſeruent de papier, & ſ’eſtre rendu maiſtre de l’Egypte: auoir puny la rebellion des Numides, vaincu le Roy Iuba, & rangé ſous l’aigle Romaine les ſuperbes peuples du Pont, orgueilleux des anciennes victoires de Mithridate: Bref auoir pluſieurs fois triom- phé & merité de triompher pluſieurs autres, bien que ce ſoient cho- ſes grandes; ce n’eſt pas tant toutefois que d’auoir eu pour fils, & laiſ- ſé pour ſucceſſeur, vn ſi grand Empereur, ſous le regne duquel les Dieux ont daigné departir plus de faueurs au monde, qu’ils n’auoient iamais faict. Afin donc que ceſtuy-cy fuſt immortel, & qu’on ne peuſt le iuger yſſu d’autre race que diuine; il falloit de neceſſité que celuy-là fuſt immortaliſé, falloit que le pere trouuaſt place parmy les aſtres pour faire recognoiſtre le fils yſſu du ſang des Cieux. Venus mere d’Enée le preueid bien, & le preuoyant deſcouurit les ſecrets deſſeins des traiſtres parricides qui auoient conſpiré la mort de celuy qu’elle vouloit faire Dieu: elle veid la ſanglante entrepriſe des coniu- rez; veid leurs armes preſtes d’oſter la vie à Ceſar, & le voyant l’effroy pallit les roſes de ſes ioües. Pour ſe conſoler en ceſte triſte apprehen- ſion, elle ſ’arreſtoit à tous les Dieux qu’elle rencontroit, leur diſant: Voyez, ie vous prie, quels partis ſe font contre moy, quelles embuſ- ches on me dreſſe, quels attentats ſe projettent ſur la vie des miens, & auec combien de perfidie & de cruauté on veut aſſaſſiner celuy, qui deſcendu de mon petit Iüle me reſte auiourd’huy ſeul de ma genereu- ſe poſterité? Faut-il que Venus ſeule, entre tant de diuinitez qui lo- gent dans le Ciel, ſoit ſans occaſion touſiours ſi cruellement affligée? I’ay autresfois eſté contrainte de voir mon ſang ſortir de la bleſſure que me fit Diomede. I’ay veu bouleuerſer les murailles de Troye, bruſler & ſaccager le peuple que ie cheriſſois le plus en Aſie. Mon fils a eſté pluſieurs années battu ſur mer d’vne continuelle tourmente; les ondes l’ont ietté tantoſt çà, tantoſt là, & porté au trauers de mille pe- rils à l’aſpect de mille morts, que ſa pieté & ſa valeur ont vaincuës. Ses afflictions l’ont forcé d’aller meſme trouuer les ombres des enfers, il a couru la fortune d’vne longue & dangereuſe guerre contre Tur- ne, ou pour mieux dire contre Iunon, qui a touſiours recerché ſa rui- ne. Mais à quel propos eſt-ce, que ie me veux repreſenter maintenant tous les infortunes & les deſaſtres cy-deuant arriuez aux miens? La crainte me doit faire oublier ceux du paſſé, pour auoir l’oeil ſur celuy qui ſ’auance. Vous voyez les pointes des poignards qu’on eſguiſe pour les plonger en mon ſang: deſtournez-les, ie vous ſupplie, gau- chiſſez le coup d’vn ſi horrible deſſein; ne permettez pas que le ſacré [463] feu de Veſta ſoit eſteint du ſang de voſtre grand Preſtre, car ſa mort(Ceſar eſtoit grand Pontife.) ſera la mort de la pieté & du reſpect qu’on doit à vosautels.C’eſtoient les plaintes que Venus, trauaillée de triſtes apprehen- ſions, faiſoit par tout le Ciel pour eſmouuoir les Dieux, & les tou- cher d’vn pitoyable reſſentiment de la mort preparée à Ceſar: mais c’eſtoit en vain qu’elle ſe lamentoit ainſi, car il eſt impoſſible aux Dieux meſmes de vaincre les dures loix du deſtin & des Parques. Tou- tesfois ne pouuant ſ’oppoſer au deſaſtre qu’ils preuoyoient; ils rendi- rent tous teſmoignage, qu’vn tel meurtre n’arriueroit pas ſans les af- fliger. On tient que pour ſiniſtre preſage de l’execrable aſſaſſin qui ſe(Preſages de la mort de Ceſar.) deuoit faire; on entendit parmy l’air vn furieux cliquetis d’armes, & vn effroyable ſon de trompettes, qui ſonnoient la charge dedans l’eſpaiſſeur des nuées. Le Soleil ces iours-là touché de douleur, n’eſ- clarra la terre ſoucieuſe que d’vne paſle lumiere. On veid au Ciel des torches ardantes, on apperceut des gouttes de ſang meſlées parmy la pluye qui tomboit. L’aſtre qui ouure & ferme les portes du iour, comme veſtu de dueil, ne parut point ſi clair que de couſtume, & la Lune portant vne face rougeaſtre, teignit ſon chariot comme d’vn rouge de ſang. Les hybous, triſtes prophetes des malheureuſes nou- uelles, publierent d’vne voix infernale en mille endroits l’execution de ce coup d’enfer. En mille endroits les idoles d’yuoire & de marbre trouuerent des larmes, pour pleurer le malheur panchant ſur le chef, vray chef de ce bas Vniuers. On ouït dans les Temples & dans les an- tres ſacrez, des chants & des voix effroyables, qui ſembloient vſer de menaces. De tant de victimes qu’on immola, pas vne n’appaiſa le courroux des Dieux, tous les ſacrifices qu’on fit ne les peurent ren- dre propices; on ne liſoit qu’infortunes, que troubles, que ſeditions dans les entrailles des hoſties. De nuict il y auoit des chiens, qui aux places publiques, & autour des maiſons des Dieux, hurloient comme des loups. On rencontroit par tout des ombres vagabondes, & pour effrayer encore dauantage le peuple, la ville fut eſbranlée d’eſtranges & horribles tremblemens de terre. Toutefois ces celeſtes aduis & ces ſignes auant-coureurs ne peurent empeſcher le coup fatal, à l’effect duquel les deſtins auoient conſpiré auec les traiſtres. Pour ceſte ſan- glante execution, ils ne iugerent lieu plus commode que le Senat, tous les complices du meurtre y porterent chacun vn poignard ſous la robe; & alors Venus, comme tranſportée d’vn cruel deſeſpoir, ſe plomba le ſein des deux poings, & laſcha tant la bride à ſes douleurs, qu’elle ſembla poſſedée de quelque furie. Elle voulut aller couurir Ceſar de la meſme nuée de laquelle autresfois elle entoura Pâris pour luy faire eſchapper l’eſpée de Menelas; & le pieux Enée, pour le re- tirer du peril auquel il ſ’eſtoit engagé combattant Diomede: mais Iu- piter la retint, luy diſant; Quoy? ma fille, voulez-vous faire force au deſtin, & d’vne iniuſte violence rompre la fermeté de ſes arreſts, que [464] pas vn des Dieux n’a encore ſceu violer? Entrez dans le ſecret cabinet des Parques; vous verrez-là les grands regiſtres des affaires du monde, eſcrittes ſur des tables de fer & de cuiure, qui ne craignent ny les fou- dres du Ciel, ny la roüillure des ſiecles, car leur durée ne ſe borne que par l’eternité. Et parmy tant d’infallibles & irreuocables ordonnan- ces, vous trouuerez les deſtinées de ceux de voſtre ſang, empreintes dans la dureté eternelle d’vn diamant, ſur lequel elles ſont grauées. Pour moy ie les ay leuës, & n’ay pas perdu la memoire de ce qu’elles portent; ie vous le diray, afin que vous ne ſoyez point ignorante des auantures de ceux qui vous touchent. Quant à celuy pour lequel vous eſtes maintenant en peine, c’eſt en vain que la crainte de ſa mort vous (Il eſtoit âgé de 59. ans.) afflige; car ſes iours ſont accomplis, il eſt au bout du terme qu’on luy a limité pour demeurer ſur terre, il ne peut y viure plus long temps; mais vous le pouuez loger dans les Cieux. Et c’eſt choſe aſſeurée qu’il y ſera receu, qu’il ſera immortaliſé, & là bas dans vn Temple adoré comme Dieu, tant pour voſtre reſpect que pour le merite de ſon fils, qui digne heritier de ſon nom, de ſes vertus, & de ſon Empire, aura ſeul le gouuernement de tant de Prouinces ſubjettes aux Aigles Romaines: & ſouſtenu de noſtre faueur, vengera de ſes iuſtes armes l’iniuſte attentat de ceux qui cruels meurtriers auront oſté la vie à ſon pere. La ville de Mutine aſſiegée, & preſques priſe aura recours à ſa valeur pour ſa deliurance. Les champs de Pharſale le verront vain- queur de Brute & de Caſſie. Il fera encore vne autre fois baigner de ſang les plaines de Macedoine, il vaincra en Sicile le fils du grand Pompée: & en Alexandrie, ceſte ſuperbe Egyptienne (laquelle for- tifiée d’Antoine ſon pretendu mary, en vain ſe promettra de gaigner noſtre Capitole, & le rendre ſubject aux loix de l’Egypte) fera ioug ſous l’effort de ſes armes inuincibles. Ce ne ſeroit iamais faict de vous nombrer icy les nations barbares, & les peuples qu’il domptera, tant au delà des mers du Leuant, que ſur le froid riuage de celles du Cou- chant. Tout ce qu’il y a d’habitable deſſus le globe de la terre ſe ran- gera ſous ſa puiſſance; & ſi la terre ſeule ne ſera pas de ſon domaine, l’Ocean tributaire de ſon Empire, & toutes les liquides plaines de Ne- ptune luy rendront obeïſſance. L’heur de ſes armes portera la paix par tout, & quand ſes vertus auront mis ce rond Vniuers en repos, ſes equitables ordonnances l’entretiendront touſiours paiſible. Sa vie ſe- ra le modelle, ſur lequel chacun ſe reiglera pour reformer ſes moeurs (Tibere fils de Liuie, fut ado- pté par Augu- ſte, & le Poëte l’appelle fils d’vne vierge, luy attribua ̅ t ce que la Sibylle auoit predit de Ieſus-Chriſt.) dereiglées. Sa preuoyance eſtablira ſon fils né d’vne vierge, luy fera porter ſon nom, & le faix des affaires de l’Empire. Puis ayant atteint l’âge caduc & les ans de ſon pere, il ſe rendra prés de luy dedans nos Palais du Ciel. Mais tandis que ie parle, voila la genereuſe ame de Iule qui a deſia quitté ſon corps meurtri, receuez-la ma fille, & en faictes vn aſtre brillant, afin qu’il ait touſiours ſa veuë ſur mon Capitole, & ſoit icy haut comme il a eſté là bas, protecteur de la grandeur de Rome.
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A peine Iupiter eut laſché la parole, que Venus ſe rendit dans la ſalle où le Senat eſtoit aſſemblé, & ſans que perſonne la veiſt, receut l’ame de Ceſar à la ſortie du corps, deuant qu’elle ſ’eſgaraſt parmy l’air. Elle la porta dés l’heure meſme dans le Ciel, & la portant ſentit qu’elle ſe changeoit en feu, & ſ’armoit de lumiere, qui fut cauſe qu’el- le la laiſſa d’elle-meſme voler plus haut. Lors ceſte genereuſe ame de- uenuë eſtoille, fit paroiſtre ſa face eſclattante auec ſa longue cheue- lure de flames, & iettant l’oeil ſur les valeureux & ſages exploicts de ſon fils, aduoüa que les ſiens eſtoient beaucoup moindres. Il reçoit là haut vn contentement incroyable de ſe voir vaincu par ſon fils, & le fils en terre reçoit vn deſplaiſir extreme, d’ouïr le peuple eſleuer ſes loüanges au deſſus de celles de ſon pere: car encore qu’il deffende de faire comparaiſon de l’vn à l’autre; il ne peut empeſcher que la li- bre langue de la Renommée, malgré luy, ne le prefere à ſon deuan- cier. En cela ſes deffenſes ſont vaines, & ſes commandemens en tout le reſte religieuſement obſeruez, en ce poinct ſeul ne trouuent point d’obeïſſance. Ainſi la viue gloire qu’Agamemnon ſ’acquit par ſa vertu, ſurpaſſa de beaucoup celle d’Atrée: ainſi Theſée ſurmonta ſon pere Egée: ainſi le valeureux Achille ſe fit place auec ſon eſpée plus auant dans l’Eternité que n’auoit faict Pelée. Et pour me ſeruir d’exemples eſgaux en tout & par tout, ainſi la grandeur de Saturne eſt recognuë beaucoup moindre que celle de Iupiter, Iupiter dis-je, qui eſt dans les Cieux ce qu’Auguſte eſt en terre: l’vn tient le ſceptre des hautaines regions, qui font auec l’air trois Royaumes; l’autre a en main le gouuernail de tout ce que l’air enuironne: tous deux ſont Roys, & tous deux peres de leurs peuples. Mais que puis-je dire digne de leurs merites? Leur grandeur rend defectueux les diſcours les plus accomplis, & faict ramper les plus releuez. Ie changeray donc les loüanges en voeux, & finiray par ces prieres. Dieux tutelaires de Troye,(Sont les Dieux Indigetes.) qui fuſtes compagnons d’Enée, lors que le fer, & le feu vaincus par ſa pieté luy firent paſſage; vous qui ayans eſté icy bas hommes comme nous, vous eſtes par vos heroïques vertus donné rang parmy les eſtoilles; vous Romule pere des Romains, & vous Mars, grand Dieu des armées, pere de l’inuincible Romule & de ſa ville enſemble; Vous chaſte Veſta qui auez voſtre Temple dans la maiſon de l’Empereur, & vous beau Phoebus, qui domeſtique du Prince, eſtes auſſi adoré dans le meſme Palais; Vous Iupiter qui auez voſtre ſiege au haut du Capi- tole, & vous tous autres Dieux, qu’il eſt permis à vn deuot Poëte d’inuoquer, faictes ie vous prie que le iour qui doit rauir Auguſte à la terre ne ſe voye point en nos iours, retardez ſon heure fatalle, & ne permettez pas qu’elle ſoit marquée dedans les faſtes de noſtre âge, afin que le monde, (qu’il doit quitter alors pour ſe placer au Ciel) ne perde point, tant que ce ſiecle durera, le bon-heur de luy obeïr, & nos prie- res celuy d’eſtre aſſiſtées de ſa fauorable preſence.
|| [466]
(Concluſion d’Ouide.) MOn deſſein eſt accomply, i’ay en fin parfaict vn oeuure, dont la durée ne pourra iamais eſtre vaincuë, ny par le foudroyant cour- roux du grand fils de Saturne, ny par le feu, ny par le fer, ny par la dent ialouze du temps rongeard, qui peu à peu conſume toutes cho- ſes. Vienne quand bon luy ſemblera le iour fatal, qui n’a pouuoir que deſſus la foibleſſe de nos corps, pour borner le cours incertain de mes ans, & trencher le fil de ma vie. Il ne ſçauroit faire que l’horreur d’vn tombeau me couure tout entier; la meilleure partie de moy, dom- ptant la mort, ira voler iuſques dedans les Cieux, & mon nom bien auant graué ſur les grandes tables de l’Vniuers, n’en ſera iamais effa- cé. On le lira par tout où la puiſſance des Romains, qui n’a point d’autres bornes que celles de la terre habitable, a planté ſes Aigles victorieuſes. Et ſi les preſages des Poëtes ſont auctoriſez de quel- que verité, vn beau renom allongera ma vie, auſſi long temps que les ſiecles, meſurans l’âge du monde, rouleront les cercles des annees.
|| [ID00493]

TABLE DES FABLES, ET DES CHOSES PLVS SIGNALE’ES contenuës és Metamorphoſes d’Ovide.
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A
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B
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C
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D
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F
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G
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H
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I
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L
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M
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O
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P
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R
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S
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T
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V
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Z
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