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[] REFLEXIONS
CRITIQUES
SUR LA
POESIE
ET SUR LA
PEINTURE.
Ut Pictura Poesis. Hor. de Art.
Nouvelle Edition revuë & corrigée.
TOME SECOND.

A UTRECHT,
Chez ETIENNE NEAULME.
MDCCXXXII. []


[] TABLE DES MATIERES TOME SECOND.

Section. I. DU Génie en général. pag. 1
Sect. II. Du Génie qui fait les Peintres & les Poëtes. 8
Sect. III. Que l'impulsion du Génie détermine à être Peintre ou Poëte, ceux qui l'ont apporté en naissant. 13
Sect. IV. Objection contre la proposition précédente, & Réponse à l'objection. 19
Sect. V. Des études & des progrès des Peintres & des Poetes. 24
Sect. VI. Des Artisans sans génie. 32
Sect. VII. Que les génies sont limités. 37
Sect. VIII. Des Plagiaires. En quoi ils différent de ceux qui mettent leurs études à profit. 43
Sect. IX. Des obstacles qui retardent le progrès des Artisans. 51
Sect. X. Du tems où les hommes de génie parviennent au mérite dont ils sont capables. 61
Sect. XI. Des ouvrages convenables aux gens de génie & de ceux qui contrefont la maniére des autres. 67
Sect. XII. Des siécles illustres & de la part que les causes Morales ont au progrès des Arts. 71
Sect. XIII. Qu'il est probable que les causes Physiques ont aussi leur part aux progrès surprenants des Lettres & des Arts. 80
Sect. XIV. Comment les causes Physiques ont part à la destinée des siécles illustres. Du pouvoir de l'air sur les corps humains. 131
[] Sect. XV. Le pouvoir de l'air sur le corps humain, prouvé par le caractére des Nations. 139
Sect. XVI. Objection prise du caractére des Romains & des Hollandois. Reponse. 152
Sect. XVII. De l'étendue des climats plus propres aux arts & aux sciences que les autres. Des changements qui surviennent dans ces climats. 159
Sect. XVIII. Qu'il faut attribuer la différence qui est entre l'air de différents pays, à la nature des émanations de la Terre différente en diverses Régions. 162
Sect. XIX. Qu'il faut attribuer aux variations de l'air dans le même pays, la différence qui s'y remarque entre le génie des habitants en des siécles différents. 167
Sect. De la différence des moeurs & des inclinations du même peuple en des siécles différents 172.
Sect. XXI. De la maniére dont la réputation des Poetes & des Peintres s'établit. 175
Sect. XXII. Qus le public juge bien des Poemes & des Tableaux en général. Du sentiment que nous avons pour en connoître le mérite. 177
Sect. XXIII. Que la voye de discussion n'est pas aussi bonne pour connoître le mérite des vers & des Tableaux, que celle du sentiment. 186
Sect. Objection contre la solidité des jugements du public, & la réponse à cette objection. 194
Sect XXV. Du jugement des gens du métier. 200
Sect. XXVI. Que les jugements du public l'emportent à la fin sur les jugements des gens du métier. 204
Sect. XXVII. Qu'on doit plus de déférence aux [] jugements des Peintres qu'à ceux des Poëtes. De l'art de reconnoître la main des Peintres. 209
Sect. XXVIII. Du tems où les Poëmes & les Tableaux sont apprétiés à leur juste valeur. 212
Sect. XXIX. Qu'il est des pays où les ouvrages sont plutôt apprétiés à leur valeur que dans d'autres. 215
Sect. XXX. Objection tirée des bons ouvrages que le public a paru desaprouver comme des mauvais qu'il louë, & réponse à cette objection. 218
Sect. XXXI. Que le jugement du public ne se retracte point, & qu'il se perfectionne toujours. 225
Sect. XXXII. Que malgré les Critiques, la réputation des Poëtes que nous admirons, ira toujours en s'augmentant. 230
Sect. XXXIII. Que la vénération pour les bons Autheurs de l'Antiquité durera toujours: s'il est vrai que nous raisonnions mieux que les anciens. 242
Sect. XXXIV. Que la réputation d'un systéme de Philosophie peut être détruite. Que celle d'un Poëme ne sauroit l'être. 261
Sect. XXXV. De l'idée que ceux qui n'entendent point les Ecrits des anciens dans les originaux, s'en doivent faire. 274
Sect. XXXVI. Des erreurs où tombent ceux qui jugent d'un Poëme sur une Traduction, sur les remarques des critiques. 286
Sect. XXXVII. Des défaus que nous croyons voir dans les Poëmes des anciens. 287
Sect. XXXVIII. Que les remarques des critiques ne font point abandonner la Lecture des Poëmes anciens & qu'on ne la quitte que pour lire des Poëmes meilleurs que ceux là, si l'on vient à en faire. 296
[] Sect. XXXIX. Qu'il est des Professions où le succès dépend plus du génie que du secours que l'art peut donner, & d'autres où le succès dépend davantage du secours de l'art. Qu'il seroit ridicule d'inférer qu'un siécle surpasse un autre siécle quant aux professions du prémier genre, par ce qu'il le surpasse quand aux professions du second genre. 299


Fin de la Table.


[1] REFLEXIONS
CRITIQUES
SUR LA POESIE
ET
SUR LA PEINTURE.
SECONDE PARTIE.

SECTION I.
Du genie en général.

LE Sublime de la Poësie & de la Peinture est de toucher & de plaire, comme celui de l'Eloquence est de persuader. Il ne suffit pas que vos Vers soient beaux, dit Horace en stile de Legislateur pour donner plus de poids à sa décision, il faut encore que ces Vers puissent remuer les coeurs, & qu'ils soient capables d'y faire naître les sentimens qu'ils prétendent exciter.

Non satis est pulchra esse Poëmata, dulcia sunto.
Et quocumque volent animum Auditoris agunto.

Horace auroit dit la même chose aux Peintres.

[2] Un Poëme, ainsi qu'un Tableau, ne sauroit produire cet effet, s'il n'a pas d'autre mérite que la régularité & l'élegance de l'exécution. Le Tableau le mieux peint, comme le Poëme le mieux distribué & le plus exactement écrit, peuvent être des ouvrages froids & ennuyeux. Afin qu'un ouvrage nous touche, il faut que l'élegance du dessein & la vérité du coloris, si c'est un Tableau; il faut que la richesse de la versification, si c'est un Poëme, y servent à donner l'être à des objets capables par eux-mêmes de nous émouvoir & de nous plaire. Ars enim cùm à natura profecta sit, nisi natura moveat & delectet, nihil sanè egisse videatur.

Si les Heros du Poëte tragique ne m'interessent point par leurs caracteres & par leurs avantures, sa piece m'ennuye quoiqu'elle soit écrite purement, & quoiqu'il n'y ait pas de fautes contre ce qu'on appelle les regles du Théatre. Mais si le Poëte m'expose des avantures, s'il me fait voir des caracteres qui m'interessent autant que ceux de Pyrrhus & de Pauline, sa piece me fait pleurer, & je reconnois l'Artisan qui se joue ainsi de mon coeur, pour un homme qui sait faire quelque chose de divin.

Ille per extensum funem mihi posse videtur.
Ire Poëta, meum qui pectus inaniter angit,
Irritat, mulcet, falsis terroribus implet.

La ressemblance des idées que le Poëte tire de son genie, avec les idées que peuvent avoir des hommes qui se trouveroient être dans la même situation où ce Poëte place ses personnages, le pathétique des images qu'il a conçues avant que de prendre la plume ou le pinceau, font donc le plus grand merite des Poëmes, ainsi que le plus grand merite des tableaux. C'est à l'intention du Peintre ou du Poëte: c'est à l'invention des idées & des images propres à nous émouvoir qu'on distingue le grand Artisan du simple manoeuvre, qui souvent est plus habile ouvrier que lui dans l'exécution. Les plus grands Versificateurs ne sont pas les plus grands Poë [3] tes, comme les Dessinateurs les plus Reguliers ne sont pas les plus grands Peintres.

On n'examine pas long-tems les Ouvrages des grands Maîtres, sans s'appercevoir qu'ils n'ont pas regardé la regularité & les beautés de l'exécution comme le dernier but de leur art, mais bien comme les moyens de mettte en oeuvre des beautés d'un ordre superieur. I

ls ont observé les regles afin de gagner notre esprit par une vraisemblance jamais démentie, & capable de lui faire endurer que notre coeur s'attendrit sur une fiction. Ils ont mis en oeuvre les beautés d'exécution, afin de nous prévenir en faveur de leurs personnages, par l'élegance de leur exterieur, ou par l'agrément de leur langage. Ils ont voulu arrêter nos sens sur les objets destinés à toucher notre ame. C'est le but de l'Orateur, quand il s'assujettit aux préceptes de la Grammaire & de la Rhétorique. Sa derniere fin n'est pas d'être loué sur la correction & sur le brillant de sa composition, deux choses qui ne persuadent point, mais de nous amener à son sentiment par la force de ses raisonnemens, ou par le pathétique des images que son invention lui fournit, & dont son art ne lui enseignent que l'oeconomie.

Or il faut être né avec du genie, pour inventer; & l'on ne parvient même qu'à l'aide d'une longue étude à bien inventer. Un homme qui invente mal, qui produit sans jugement, ne merite pas le nom d'Inventeur. Ego porro ne invenisse quidem credo eum, qui non judicavit, dit Quintilien, en parlant de l'invention. Les regles qui sont déja reduites en méthode, sont des guides qui ne montrent le chemin que de loin, & ce n'est qu'avec le secours de l'experience que les genies les plus heureux apprennent comment il faut appliquer dans la pratique les maximes succintes & les preceptes trop généraux de ces regles. Soyez toujours pathétiques, disent-elles, & ne laissez jamais languir vos spectateurs ni vos auditeurs. Voilà de grandes maximes, mais l'homme né sans genie n'entend rien au précepte qu'elles renferment, [4] & le genie le plus heureux ne devient pas même capable en un jour de les bien appliquer. Il convient donc de traiter ici du genie & des études qui forment les Peintres & les Poëtes.

Si cet enthousiasme divin, qui rend les Peintres Poëtes, & les Poëtes Peintres, manque à nos Artisans, s'ils n'ont pas, comme le dit Monsieur Perrault.

Ce feu, cette devine flamme,
L'Esprit de notre esprit, & l'Ame de notre ame;

Les uns & les autres restent toute leur vie de vils ouvriers, & des manoeuvres dont il faut payer les journées, mais qui ne meritent pas la consideration & les récompenses que les Nations polies doivent aux Artisans illustres. Ils sont de ces gens dont Ciceron dit: Quorum opera non quorum artes emuntur. Ce qu'ils savent de leur profession n'est qu'une routine qui se peut apprendre comme on apprend les autres métiers. Les esprits les plus communs sont capables d'être des Peintres & des Poëtes mediocres.

On appelle genie, l'aptitude qu'un homme à reçu de la nature, pour faire bien & facilement certaines choses, que les autres ne sauroient faire que trèsmal, même en prenant beaucoup de peine. Nous apprenons à faire les choses pour lesquelles nous avons du genie, avec autant de facilité que nous apprenons à parler notre langue naturelle.

Un homme né avec le genie du commandement à la guerre, & capable de devenir un grand Capitaine à l'aide de l'experience, c'est un homme dont la conformation organique est telle que sa valeur n'ôte rien à sa présence d'esprit, & que sa présence d'esprit n'ôte rien à sa valeur. C'est un homme doué d'un jugement sain, d'une imagination prompte, & qui conserve le libre usage de ces deux facultés dans ce bouillonnement du sang qui vient à la suite du froid que la premiere vue des grands dangers jette dans le coeur humain, comme la chaleur vient à la suite du froid dans les accès de fievre. [5] Dans cette ardeur qui fait oublier le peril, il voit, il délibere, & il prend son parti comme s'il étoit tranquile sous sa tente. Aussi découvre-t-il d'un coup d'oeil le mauvais mouvement que fait son ennemi, & que des Officiers plus vieux que lui regarderont long-tems, avant que d'en appercevoir le défaut.

On n'acquiert point la disposition d'esprit dont je parle; on ne l'a jamais si on ne l'apporte point en naissant. La crainte de la mort intimide ceux qui ne s'animent point à la vûe de l'ennemi, & ceux qui s'animent trop, perdent cette présence d'esprit si nécessaire pour voir distinctement ce qui se passe, & pour découvrir ce qu'il conviendroit de faire. Quelqu'esprit qu'ait un homme quand il est de sang froid, il ne sauroit être un bon Général si l'aspect de l'ennemi le rend ou fougueux ou timide. Voilà pour quoi tant de gens, qui raisonnent si bien sur la guerre dans leur cabinet, la font si mal en campagne. Voilà pourquoi tant de gens vont à la guerre toute leur vie sans le rendre capables d'y commander.

Je sais bien que l'honneur & l'émulation font faire souvent à des hommes nés timides les démarches & les démonstrations que font ceux qui sont nés braves. Les plus impétueux obéissent de même à ceux qui leur défendent de s'avancer où leur fougue les porte. Mais les hommes n'ont pas le même empire sur leur imagination que sur leurs jambes. Ainsi la discipline militaire, quoiqu'elle puisse contenir le fougueux dans son rang, & retenir le timide dans son porte, ne sauroit empêcher que l'interieur de l'un & de l'autre ne soit boulversé, pour me servir d'une expression de Montagne, & que l'ame de l'un n'avance, quand l'ame de l'autre recule. L'un & l'autre ne sont plus capables d'avoir dans le danger cette liberté d'esprit & d'imagination que les Romains mêmes louoient dans Annibal. Plurimum consilii inter ipsa pericula. C'est ce que nous appellons être général dans l'action.

Il en est de toutes les professions, comme de celle de la guerre. La gestion des grandes affaires, [6] l'art d'appliquer les hommes aux emplois pour lesquels ils sont nés; la Médecine, le jeu même, tout a son genie. La nature a voulu répartir ses talens entre les hommes afin de les rendre nécessaires les uns aux autres. Les besoins des hommes sont le premier fondement de la société. La nature a donc choisi les uns pour leur distribuer l'aptitude à bien faire certaines choses impossibles à d'autres, & ces derniers ont pour des choses differentes une facilité qu'elle a refusée aux premiers. Les uns ont un genie sublime & étendu en une certaine sphere, d'autres ont le talent de l'application & le don de l'attention, si propre à conduire les détails dans la même sphere. Si les premiers sont nécessaires aux seconds pour les guider, les secours sont nécessaires aux premiers pour operer. La nature a fait un partage inégal de ses biens entre ses enfans, mais elle n'a voulu deshériter personne; & l'homme entierement dépourvu de toute espece de talent, est aussi rare qu'un genie universelle. Les hommes sans aucun esprit sont aussi rares que les monstres, dit celui de tous les hommes qui s'est fait la plus grande reputation dans la profession d'instruire les enfans. Hebetes verò & indociles non magis secundùm naturam hominis eduntur, quàm prodigiosa corpora & monstris insignia.

Il semble même que la Providence n'ait voulu rendre certains talens & certaines inclinations plus communes parmi un certain peuple que parmi d'autres peuples, qu'afin de mettre entre les Nations la dépendance reciproque qu'elle a pris tant de soin d'établir entre les particuliers. Les besoins qui engagent les particuliers d'entrer en société les uns avec les autres, engagent aussi les Nations à lier entreelles une société. La Providence a donc voulu que les Nations fussent obligées de faire les unes avec les autres, un échange de talens & d'industrie, comme elles font échange des fruits differens de leurs pays, afin qu'elles se recherchassent reciproquement, par le même motif qui fait que les particuliers se joignent ensemble pour composer un mê [7] me peuple: le desir d'être bien ou l'envie d'être mieux.

De la difference des genies naît la diversité des inclinations des hommes, que la nature a pris soin de porter aux emplois, pour lesquels elle les destine, avec plus ou moins d'impétuosité, suivant qu'ils doivent avoir plus ou moins d'obstacles à surmonter, pour se rendre capables de remplir cette vocation. Les inclinations des hommes ne sont si differentes que parce qu'ils suivent tous le même mobile, je veux dire l'impulsion de leur genie.

Castor gaudet equis, ovo prognatus eodem
Pugeis, quot capitum vivunt totidem studiorum millia.

D'où vient cette difference? Demandez-le, dit le même Philosophe, au genie d'un chacun, qui peut seul vous en rendre comte: Chaque particulier a le sien qui ne ressemble pas à celui des autres; il en est même qui sont aussi differens que le blanc & le noir.

Scit genius natale comes qui temperat astrum
Naturae Deus humanae, mortalis in unum
Quodque caput, vultu mutabilis, albus & ater.

C'est ce qui fait qu'un Poëte plaît sans observer les regles, quand un autre déplaît en les observant. In quibusdam virtutes non habent gratiam, in quibusdam vitia ipsa delectant. Le caractere que les hommes apportent en naissant fait que les uns plaisent par leurs défauts mêmes, quand les autres déplaisent par leurs bonnes qualités.

Mon sujet ne veut pas que je parle plus au long de la difference qui se rencontre entre le genie des siécles & des Nations. Ceux qui voudroient s'en instruire & perfectionner par des lumieres acquises, cet instinct naturel qui nous fait faire le discernement des hommes, peuvent lire l'Examen des esprits par Huarté, & le Portrait du caractere des Hommes, des Siecles & des Nations, par Barclai. On [8] peut profiter beaucoup dans la lecture de ces Ouvrages, quoiqu'ils ne méritent pas toute la confiance du Lecteur: je ne dois parler ici que du genie qui fait le Peintre & le Poëte.


SECTION II.
DU GENIE QUI FAIT LES PEINTRES & LES POËTES.

JE conçois que le genie de leurs Arts consiste en un arrangement heureux des organes du cerveau, dans la bonne conformation de chacun de ces organes, comme dans la qualité du sang, laquelle le dispose à fermenter durant le travail, de maniere qu'il fournisse en abondance des esprits aux aux ressorts qui servent aux fonctions de l'imagination. En effet l'extrême lassitude & l'épuisement qui suivent une longue contention d'esprit, rendent sensible que les travaux d'imagination font une grande dissipation des forces du corps. J'ai supposé que le sang de celui qui compose s'échauffât: car les Peintres & les Poëtes ne peuvent inventer de sang froid. On sait bien qu'ils entrent en un espece d'enthousiasme, lorsqu'ils produisent leurs idées. Aristote parle même d'un Poëte qui ne composoit jamais mieux, que lorsque sa fureur poëtique alloit jusques à la phrénésie. Le Tasse n'enfantoit ces peintures admirables, qu'il nous a faites d'Armide & de Clorinde, qu'au prix de la disposition qu'il avoit à une démence veritable, dans laquelle il tomba avant la fin de sa vie: Appollon a son yvresse, ainsi que Bacchus. Croyez vous, dit Ciceron, que Pacuvius composât de sang froid? cela ne peut être. Il faut être inspiré d'une espece de fureur, pour faire de beaux Vers. Pacuvium putatis in scribendo leni animo ac remisso fuisse. Fieri nullo modo potuit, saepè enim audivi Poëtam benum neminem, sine inflammatione animorum existere posse, & sine quodam afflatu quasi furoris.

Mais la fermentation du sang la plus heureuse ne produira que des chimeres bizarres dans un cerveau composé d'organes, ou vicieux ou mal disposés, & [9] par consequent incapables de réprésenter au Poëte la nature, telle qu'elle paroît aux autres hommes. Les copies qu'il fait de la nature ne ressemblent point, parce que son miroir n'est pas fidele, pour ainsi dire. Tantôt rampant, & tantôt dans les nues, il n'est dans le vrai que durant quelques instans, parce qu'il n'y est que par hazard. Tels ont été parmi nous l'Auteur du poëme de la Magdelaine & celui du poëme de saint Louis, deux esprits pleins de verve, mais qui n'ont jamais peint la nature, parce qu'ils l'ont copiée d'après les vains phantômes que leur imagination brûlée en avoit formés. Tous deux se sont également éloignés du vrai, quoiqu'ils s'en soient écartés par des routes differentes.

D'un autre côtè si ce feu qui provient d'un sang chaud & rempli d'esprits manque en un cerveau bien disposé, ses productions seront regulieres, mais elles seront froides.

Impetus ille jacet vatum qui pectora nutrit.

Si le feu poëtique l'anime quelquefois, il s'éteint bientôt, & il ne jette que des lueurs. Voilà pourquoi on dit que l'homme d'esprit peut bien faire un eouplet; mais qu'il faut être Poëte pour en faire trois. L'haleine manque à ceux qui ne sont pas nés Poëtes dès qu'il faut s'éléver sur le Parnasse. Ils entrevoyent ce qu'il faudroit faire dire à leurs personnages; mais ils ne peuvent le penser distinctement, & encore moins l'exprimer. Ils demeurent froids en s'efforçant d'être touchans. Nervi deficiunt animique.

Lorsque la qualité du sang est jointe avec l'heureuse disposition des organes, ce concours favorable forme, à ce que je m'imagine, le genie poëtique ou pittoresque; car je me défie des explications physiques, attendu l'imperfection de cette science; où il faut toujours déviner. Mais les faits que j'explique sont certains; & ces faits suffisent, quoique nous n'en concevions pas bien la raison, pour appuyer mon systême. J'imagine donc que cet assemblage heureux est, physiquement parlant; cette divi [10] nité que les Poëtes disent être dans leur sein pour les animer.

Est Deus in nobis agitante calescimus illo,
Impetus hic, sacrae semina mentis habet.

Voilà en quoi consiste cette fureur divine, dont les Anciens ont tant parlé, & sur laquelle un Moderne composa un savant Traité il y a trente ans. C'est ce qui fait dire à Montagne: Les saillies Poëtiques qui emportent leur Auteur & le ravissent hors de soi: pourquoi ne les attribuerions-nous à son bonheur? puisqu'il confesse lui-même qu'elles surpassent fes forces, & les reconnoit venir d'ailleurs que de soi, & ne les avoir aucunement en sa puissance. Il en est de même de la Peinture, où il échappe par fois des traits de la main du Peintre surpassans sa conception & sa science qui le tirent lui-même en admiration & qui l'étonnent. Ce bonheur est celui d'être né avec du genie. Le genie est ce feu qui éléve les Peintres au-dessus d'eux-mêmes, qui leur fait mettre de l'ame dans leurs sigures & du mouvement dans leurs compositions. C'est l'enthousiasme qni possede les Poëtes, quand ils voyent les Graces danser sur une prairie, où le commun des hommes n'apperçoit que des troupeaux. Voilà pourquoi leur veine n'est pas toujours à leur disposition. Voilà pourquoi leur esprit semble les abandonner quelquefois, & quelquefois les tirer par l'oreille, suivant la phrase d'Horace, pour les obliger d'écrire ou de peindre. Comme nous l'exposerons plus au long dans le cours de ces Réflexions, le genie doit se sentir de toutes les alterations auxquelles notre machine est si sujetté, par l'effet de plusieurs causes qui nous sont comme inconnues. Heureux les Peintres & les Poëtes qui ont plus d'empire sur leur genie que les autres, qui sortent de leur enthousiasme en quittant le travail, & qui n'apportent point dans la société l'yvresse du Parnasse.

L'experience prouve suffisament que tous les hommes ne naissent pas avec un genie propre à les rendre Peintres ou Poëtes. Nous en voyons qu'un travail continué durant plusieurs années, plutôt avec [11] obstination qu'avec perseverance, ne sçauroit éléver au-dessus du rang de simples versificateurs. Nous avons vû de même des hommes d'esprit, qui avoient copié plusieurs fois ce que la peinture a produit de plus sublime, vieillir le pinceau & la palette à la main, sans s'élever au-dessus du rang de coloristes mediocres & de serviles Dessinateurs d'après les sigures d'autrui.

Les hommes nés avec le genie qui forme les grands Generaux, ou ces Magistrats dignes de faire des Loix, meurent souvent avant que leurs talens se soient fait connoître. L'homme dépositaire d'un pareil genie ne le sauroit mettre en évidence sans être appellé aux emplois ausquels ce genie le rend propre, & il meurt souvent avant qu'on les lui ait confiés. Supposant même que le hazard l'ait fait naître à une telle distance de ces Emplois, qu'il lui soit possible de la franchir dans le cours d'une vie humaine, il manque souvent des talens qui peuvent les lui faire obtenir. Capable de les bien exercer, il est incapable de tenir la route par laquelle on y parvient de son tems. Le genie est presque toujours accompagné de hauteur. Je ne parle point de celle qui consiste dans le ton de voix & dans l'air de tête, cette espece de hauteur n'est qu'une morgue qui marque un esprit borné, & qui rend un homme plus méprisable aux yeux des Philosophes, que ne l'est aux yeux des Courtisans le laquais chargé de la livrée d'un Ministre disgracié. Je parle de cette hauteur qui consiste dans la noblesse des sentimens du coeur & dans une élévation d'esprit, laquelle fait mettre un juste prix aux avancemens où l'on peut aspirer, comme à la peine qu'il faut prendre pour y parvenir, sur tout quand il est question de les solliciter auprés de personnes qu'on ne croit pas être des Juges competens du mérite. Enfin les vertus rendent bien capable des grandes places, mais il arrive souvent dans tous les siécles qu'on n'y puisse parvenir que par des bassesses & par des vices. Il doit donc arriver que plusieurs genies, nés propres aux grands emplois, meurent sans avoir manifesté leurs talens, [12] On n'a pas voulu leur confier le commandement des Armées, ni des Provinces à conduire. On n'a pas voulu donner à celui qui étoit né avec le genie de l'Architecture la conduite d'un bâtiment où son talent put se déployer.

Mais les hommes nés pour être de grands Peintres ou de grands Poëtes ne sont point de ceux, s'il est permis de parler ainsi, qui ne sauroient se produire que sous le bon plaisir de la Fortune. Elle ne sauroit les priver des secours necessaires pour manifester leurs talens: c'est ce que nous allons discuter.

La Mécanique de la Peinture est très pénible, mais elle n'est pas rebutante pour ceux qui sont nés avec le genie de l'Art. Ils sont soutenus contre le dégout par l'attrait d'une profession à laquelle ils se sentent propres, & par le progrès sensible qu'ils font dans leurs études. Les Eleves trouvent encore par tout des Maîtres qui leur abregent le chemin. Que ces Maîtres soient de grands hommes ou des ouvriers mediocres, il n'importe, l'Eléve qui aura du genie, profitera toujours de leurs enseignemens. Il lui suffit que ces Maîtres lui puissent enseigner une pratique, qu'on ne sauroit ignorer quand on a professé cet Art durant quelques années. Un Eleve qui a du genie apprend à bien faire en voyant son Maître faire mal. La force du genie change en bonne nourriture les préceptes les plus mal digerés. Ce qu'un homme né avec du genie fait de mieux, est ce que personne ne lui a montré à faire. Il en est des leçons que les Maîtres donnent, dit Seneque, comme des graines. La qualité du fruit que les graines produisent dépend principalement de la qualité de la terre où elles sont semées. La plus chetive donne un bon fruit dans une terre excellente. Ainsi quand les preceptes tombent en un esprit bien disposé, ils germent heureusement; & cet esprit, pour ainsi dire, raporte une graine de meilleure qualité que la graine qui lui fut confiée. Eadem praeceptorum ratio quae seminum: multum efficiunt, & si angusta sint, tantum, ut dixi, idonea mens accipiat illa, & in se trahat: Multa invicem generabit, & plus prestes quàm acceperit. [13] Combien d'hommes illustres en toutes sortes de professions, ont appris les premiers élémens des professions qui les ont rendus si celebres, de Maîtres qui n'acquirent jamais d'autre réputation que celle de les avoir eu pour Eleves.

Ainsi Raphaël instruit par un Peintre mediocre, mais soutenu par son genie, s'éléva fort au-dessus de son Maître, après quelques années de travail. Il n'avoit eu besoin des enseignemens de Pierre Perugin que pour apprendre comment il falloit étudier. Il en a été de même d'Annibal Carache, de Rubens, du Poussin, de le Brun, & des autres Peintres dont nous admirons le genie.

Quant aux Poëtes, les principes de la pratique de leur Art sont si faciles à comprendre, & à mettre en oeuvre, qu'ils n'ont pas même besoin d'un maître qui leur montre à les étudier. Un homme né avec du genie peut s'instruire lui même en deux mois de toutes les regles de la Poësie françoise. Il est même capable bientôt de remonter jusques à la source de ces regles, & de juger de l'importance de chacune d'elle par l'importance des principes qui l'ont fait établir. Aussi le monde n'attacha-t-il jamais aucune gloire au bonheur d'avoir enseigné les élémens de la Poësie à des Eleves qui auront rempli tous les siécles du bruit de leur réputation. On ne parla jamais du Maître en Poësie de Virgile, ni de celui d'Horace. Nous ignorons qui sont ceux qui peuvent avoir enseigné à Moliere & à Corneille, si voisins de nous, la césure & la mésure de nos Vers. On n'a point cru que ces Maîtres eussent assez de part à la gloire de leurs Eleves pour meriter qu'on se donnât la peine de demander & de retenir leurs noms.


SECTION III.
Que l'impulsion du genie détermine à être Peintre ou Poëte ceux qui l'ont apporté en naissant.

EN effet, il n'y a pas un grand merite à mettre la plume à la main d'un jeune Poëte, le premier [14] venu, son genie seul la lui auroit fait prendre. Le genie ne se borne pas à une simple sollicitation, pour obliger celui qui le reçoit de se produire. Le genie ne se rebute point, parce que ses premieres impulsions n'auroient pas d'effet: il presse, il pousse, il aiguillone, & il sait enfin se faire jour à travers l'inaplication & la dissipation de la jeunesse.

Des emplois ou trop éléves ou trop bas, une éducation qui semble éloigner l'homme du genie de s'appliquer aux choses pour lesquelles il est né, rien ne sauroit l'empêcher de montrer du moins qu'elle étoit sa distinée, quand même il ne la remplit pas. Ce qu'on lui propose pour être l'objet de son application, ne sauroit le fixer, si cet objet n'est pas celui que la nature veut qu'il suive. Il ne s'en laisse jamais écarter pour long-tems, & il y revient toujours malgré les autres, & quelquefois malgré lui-même. De toutes les impulsions, celle de la nature, dont il tient son penchant, est la plus forte.

Custode & cura natura potentior omni.

Tout dévient palettes & pinceaux entre les mains d'un enfant doué du genie de la Peinture. Il se fait connoître aux autres pour ce qu'il est, quand lui-même il ne le sait pas encore.

Les Annalistes de la Peinture rapportent une infinité de faits qui consirment ce que j'avance. La plûpart des grands Peintres ne sont pas nés dans les atteliers. Très peu sont des fils de Peintre, qui, suivant l'usage ordinaire, auroient été élévés dans la profession de leurs arts. Parmi les Artisans illustres qui font tant d'honneur aux deux derniers siécles, le seul Raphaël, autant qu'il m'en souvient, fut le fils d'un Peintre. Le pere du Georgeon & celui du Titien ne manierent jamais ni pinceaux ni cizeaux, Leonard de Vinci & Paul Veronéze n'eurent point des Peintres pour peres. Les parens de Michel Ange vivoient, comme on dit, noblement, c'est-à-dire, sans exercer aucune profession lucrative. André del Sarte étoit fils d'un Tailleur, & le Tintoret d'un Tinturier. Le pere des Caraches, n'étoit pas d'une [15] profession où l'on manie le crayon. Michel Ange de Caravage étoit fils d'un Laboureur. Le Guide étoit fils d'un Musicien. Le Dominiquin d'un Cordonnier, & l'Albane d'un Marchand de soye. Lanfranc étoit un enfant trouvé, à qui son genie enseigna la Peinture, à peu prés comme le genie de M. Pascal lui enseigna les Mathématiques. Le Pere de Rubens, qui étoit dans la Magistrature d'Anvers, n'avoit ni attelier ni boutique dans sa maison. Le Pere de Vandick n'étoit ni Peintre ni Sculpteur. Du Fresnoy, dont nous avons un poëme sur la Peinture, qui a merité d'être traduit & commenté par M. de Piles, & dont nous avons aussi des tableaux au dessus du mediocre, avoit étudié pour être Medecin. Les peres des quatre meilleurs Peintres François du dernier siécle, le Valentin, le Sueur, le Poussin & le Brun n'étoient pas des Peintres. C'est le genie de ces grands hommes qui les a été chercher, pour ainsi dire, dans la maison de leurs parens, afin de les conduire sur le Parnasse. Les Peintres ont leur Parnasse comme les Poëtes.

Tous les Poëtes, dont le nom s'est rendu célébre, sont une preuve encore plus forte de ce que j'avance sur la force de l'impulsion du genie. Il n'y auroit point de Poëte, si l'ascendant du genie ne déterminoit pas de certains hommes à faire leur profession de la Poësie. Jamais pere ne destina son fils à faire là profession de Poëte. Il y a même quelque chose de plus: ceux qui prennent soin de l'éducation d'un enfant de seize ans tâchent toujours de le détourner de la Poësie, dès qu'il témoigne un peu trop de gout pour les Vers. Le Pere d'Ovide ne s'étoit pas même borné à des remontrances pour éteindre la verve de son fils. Mais telle est la force du genie que le petit Ovide, dit-on, promettoit en vers de ne plus faire des Vers, quand on le châtioit pour en avoir fait. La premiere profession d'Horace fut de porter les armes. Virgile étoit une espece de Maquignon. Du moins voyons-nous dans sa vie que ce qui le fit connoître d'Auguste, ce furent des secrets pour guerir les chevaux, à la faveur des [16] quels ce grand Poëte s'introduisit dans l'écurie de l'Empereur. Mais sans nous arrêter plus long-tems sur l'histoire ancienne, réflechissons sur la vocation des Poëtes de notre tems. Ces exemples, dont on sait les circonstances plus distinctement, fraperont mieux que les exemples tirés des siécles passés, & l'on croira facilement que ce qui est arrivé à nos Poëtes, est arrivé aux Poëtes de tous tems.

Tous les grands Poëtes François, qui font l'honneur du siécle de Louis XIV. étoient éloignés par leur éducation, de faire leur profession de la Poësie. Aucun d'eux n'étoit même engagé dans l'emploi d'instruire la jeunesse, ni dans les autres fonctions qui conduisent insensiblement un homme d'esprit jusques sur le Parnasse. Au contraire ils en paroissoient écartés, ou par la profession qu'ils faisoient déja, ou par les emplois ausquels leur naissance & leur éducation les destinoient. Le pere de Moliere avoit élévé son fils pour en faire un bon Tapissier. Pierre Corneille portoit la robe d'Avocat, quand il fit ses premieres pieces. Quinault travailloit chez un Avocat au Conseil, quand il se jetta entre les bras de la Poësie. Ce fut sur des papiers à demi barbouillés du grifonnage de la chicane qu'il fit les brouillons de ses premieres Comedies. Racine portoit encore l'habit de la plus serieuse des professions, quand il composa sa premiere Tragedie, des Freres ennemis. Le Lecteur croira même sans peine que les Solitaires qui éléverent son enfance, & qui instruisirent sa jeunesse, ne l'avoient jamais excité à travailler pour le théatre. Au contraire ils n'omirent rien pour éteindre en lui l'ardeur de rimer. M. le Maître, auprès duquel il étoit particulierement attaché, lui cachoit les livres de Poësie françoise, dès qu'il le fut apperçu de son inclination, avec autant de soin, que le pere de M. Pascal en avoit pour dérober à son fils la connoissance de tout ce qui peut faire penser à la Géometrie. La Fontaine revêtu d'une charge dans les Eaux & Forêts, étoit destiné par son emploi à faire planter & couper des arbres, & non point à les faire parler. Si M. l'Huillier, le pere de [17] Chapelle, eut été le maître des occupations de son fils, il l'auroit appliqué à toute autre chose qu'à la Poësie. Enfin le monde sait par coeur les vers dans lesquels Despreaux fils, frere, oncle & cousin de Greffier, rend comte de la vocation qui l'appella de la poudre du Greffe au Parnasse. Tous ces grands hommes ont montré que c'est la nature, & non pas l'éducation, qui fait les Poëtes. Poëtam natura ipsa valere & mentis viribus excitari, & quasi divino quodam spiritu afflari.

Sans sortir de notre tems, jettons un coup d'oeil sur l'histoire des autres professions qui demandent un genie particulier. Nous y verrons que la plûpart de ceux qui se sont rendus illustres en exerçant ces professions, n'y ont pas été engagés par les conseils & par l'impulsion de leurs parens, mais par une inclination naturelle qui venoit de leur genie. Les parens de Nanteuil firent les mêmes efforts, pour l'empêcher d'être Graveur, que les parens font pour obliger les enfans à s'instruire dans quelque profession. Nanteuil étoit obligé de monter sur un arbre & de s'y cacher pour dessiner.

Le Fevre, né pour être Algebriste & grand Astrologue, commença de remplir sa destinée en faisant le métier de Tisseran à Lisieux. Les fils de sa toile furent pour lui l'occasion de se former dans la science des calculs. Roberval, en gardant des moutons, ne put échaper à son étoile, qui l'avoit destiné pour être un grand Géomettre. Avant que de savoir qu'il y eut au monde une science nommée Géometrie, il l'apprenoit en traçant sur la terre des figures avec sa houlette, quand il se rencontra une personne qui fit attention sur les amusemens de cet enfant, & qui se chargea de lui procurer une éducation plus convenable a ses talens que celle qu'il recevoit du paysan qui le nourrissoit. Tant de gens ont pris soin de publier l'avanture arrivée à M. Pascal qu'elle est sue de toute l'Europe. Son pere loin de le pousser à l'étude de la Géometrie lui avoit caché avec une attention suivie tout ce qui pouvoit lui donner l'idée de cette science, dans la crainte que son fils ne se li [18] vrât avec trop d'affection à ses attraits. Mais il se trouve que le genie seul de cet enfant n'avoit pas laissé de le mener jusques à l'intelligence de plusieurs propositions d'Euclide. Denué de guide & de maître, il avoit fait déja des progrès surprenans dans la Géometrie, sans qu'il eut songé à étudier une science.

Les parens de M. Tournefort avoient fait leur possible pour éteindre en lui le genie qui le portoit à l'étude de la Botanique. Il falloit pour aller herboriser qu'il se cachât comme les autres enfans se cachent pour perdre leur tems. M. Bernoulli qui s'étoit acquis dès la jeunesse une si grande reputation, & qui mourut il y a treize ans Professeur en Mathematiques dans l'Université de Basse, s'étoit livré à cette science malgré les efforts que son pere avoit faits durant long-tems pour l'en détourner. Il se cachoit pour étudier les Mathematiques; & c'est ce qui lui avoit fait prendre pour Devise un Phaëton avec ces mots: Invito patre sidera verso. C'est ainsi qu'elle est écrite au bas de son portrait, placé dans la Bibliotheque de Basse. Que le lecteur se souvienne enfin de ce qu'il a lu, comme de ce qu'il a entendu dire à des témoins oculaires, sur le sujet dont il s'agit ici. Je l'ennuyerois par les histoires qui prouvent que rien ne fait un obstacle insurmontable à l'impulsion du genie: Il les sait déja. N'est-ce pas malgré ses parens que l'Auteur moderne de la vie de Philippe Auguste & de Charles VII. s'est adonné à composer l'histoire, pour laquelle il a reçu de grands talens de la nature: Hercules, Soliman, & plusieurs autres pieces de théatre auroient-elles été composées jamais, si le genie n'avoit fait violence à leurs véritables Auteurs, & s'il ne les avoit pas forcés de s'occuper à son gré, en depit de l'éducation qu'ils avoient reçue, & de la profession qu'ils avoient embrassée? Que seroit-ce si nous sortions de la Republique des Lettres, pour parcourir l'histoire des autres professions, & principalement celle des Armes? N'est-ce point ordinairement malgré les conseils des parens que ceux qui ne sont point nés dans une famille, dont l'emploi est [19] d'aller à la guerre, embrassent la profession des Armes?

La naissance des hommes peut être considerée de deux côtés. On peut la considérer du côté de leur conformation physique & des inclinations naturelles qui dépendent de cette conformation. On peut aussi la considérer du côté de la fortune & de la condition, dans laquelle ils naissent comme membres d'une certaine société. Or la naissance physique l'emporte toujours sur la naissance morale. Je m'explique. L'éducation, laquelle ne sauroit donner un certain genie ni de certaines inclinations aux enfans qui ne les ont point, ne sauroit aussi priver de ce génie, ni dépouiller de ces inclinations, les enfans qui les ont apportées en naissant. Les enfans ne sont contraints, ils ne sont génés que durant un tems, par l'éducation qu'ils reçoivent en conséquence de leur naissance morale. Mais les inclinations qu'ils ont, en conséquence de leur naissance physique, durent, plus ou moins vives, aussi long-tems que l'homme même. Elles sont l'effet de la construction & de l'arrangement de ses organnes, & sans cesse elles le poussent au penchant où est sa pente.

Naturam expellas furca tamen usque recurret.

Dit Horace. Il arrive encore que ces inclinations sont dans toute leur impétuosité, précisément dans l'âge où cesse la contrainte de l'éducation.


SECTION IV.
Objection contre la Proposition précédente, & Réponse à l'Objection.

ON me dira que je connois mal l'arrangement du genre humain, quand je suppose que tous les génies remplissent leur vocation. Vous ignorez, ajoutera-t-on, que les besoins de la vie asservissent la plûpart des hommes à la condition dans laquelle ils ont été élevés dès l'enfance. La misére de ces conditions doit étouffer un grand nombre de génies, [20] qui se seroient distingués s'ils fussent nés dans des conditions plus relevées.

Ut saepè somma ingenia in oculto latent,
Hîc qualis Imperator; nunc privatus est.

La plûpart des hommes, appliqués dès l'enfance à de vils métiers, vieillissent donc sans avoir eu l'occasion d'apprendre ce qu'il étoit nécessaire que ces hommes sussent, afin que leur génie put prendre son essort? On me dira en stile poëtique, que ce cocher couvert de haillons en lambeaux, qui gagne pauvrement sa vie en assommant de coups de fouet deux chevaux étiques, liés à un carosse prêt à s'écrouler, seroit peut-être devenu un Raphaël ou bien un Virgile, si né dans une famille honnête, il avoit reçu une éducation proportionnée à ses talens naturels.

Je suis déja tombé d'accord que les hommes qui naissent avec le génie du commandement des Armées, ou bien avec le génie de tous les grands emplois, & même, si l'on veut, avec le génie de l'Architecture, ne peuvent se manifester qu'ils ne soient secondés par la fortune, & servis par les conjonctures. Ainsi j'avoue que la plûpart de ces hommes passent quelquefois comme les hommes vulgaires, & qu'ils meurent sans laisser un nom qui aprenne à la postérité qu'ils ont été. Leurs talens restent enfouis, parce que la fortune ne les déterre pas; mais il n'en est pas de même des hommes qui naissent Peintres ou Poëtes. Par rapport à ces derniers, je regarde l'arrangement des conditions diverses qui forment la société, comme une mer. Les génies médiocres sont les seuls qui soient submergés; mais les génies puissans trouvent enfin le moyen d'aborder au rivage.

Les hommes ne naissent pas ce qu'ils sont à trente ans. Avant que d'être Massons, Laboureurs, ou Cordoniers, ils sont long-tems des enfans. Ils sont durant long tems des adolescans, propres à faire encore l'aprentissage d'une profession, à laquelle ils se [21] roient appelles par leur génie. Le tems que la nature a donné aux enfans destinés à être de grands Peintres, pour faire leur aprentissage, dure jusques à vingt-cinq ans. Or le génie qui rend Peintre ou Poëte, prévient dès l'enfance l'asservissement de celui qui en est le dépositaire aux emplois mécaniques, & il lui fait chercher de lui-même les voyes & les moyens de s'instruire. Supposé qu'un pere soit assez denué de toute protection, pour être hors d'état de procurer l'éducation convenable à son enfant, qui témoigne une inclination plus noble que celle de ses pareils, un autre en prend soin. Cet enfant la cherche de lui-même avec tant d'ardeur, qu'enfin le hazard la lui fournit. Quand je dis le hazard, j'entens chaque occasion prise en particulier, car ces occasions se présentent si fréquament, qu'il faut que le hazard qui en fait profiter l'enfant dont je parle, arrive un peu plus tôt ou un peu plus tard. Les enfans nés avec du génie & ceux qui cherchent à instruire des enfans de ce caractere le rencontrent à la fin.

On n'est pas en peine comment les enfàns de génie, nés dans les Villes, tombent entrent les mains des personnes capables de les instruire. Quant à la Campagne, dans la meilleure partie de l'Europe, elle est parsemée de Convents dont les Religieux ne manquent jamais de faire attention sur un jeune paysan, qui montre plus de curiosité & plus d'ouverture d'esprit que ses pareils. On l'y reçoit pour servir à la Messe, & le voilà à portée de faire les prémieres études. Il ne lui en faut pas davantage: L'esprit qu'elles lui donnent lieu de montrer, engage d'autres personnes à l'aider, & lui-même court audevant des secours qu'elles lui présentent. On doit à ces aziles de génies déplacés une infinité d'excellens sujets. M. Baillet à qui nous avons l'obligation d'un grand nombre de livres, remplis d'une érudition très recherchée, étoit tombé dans cette piscine.

D'ailleurs le génie qui détermine un enfant aux Lettres, ou bien à la Peinture, lui donne une grande [22] aversion pour les emplois mécaniques, ausquels on applique ses égaux. Il prend donc en haine les métiers vils ausquels on voudroit rabaisser l'élevation de son esprit. Cette contrainte pénible dès l'enfance lui dévient insuportable à mesure que l'âge lui fait encore mieux sentir & son talent & sa misere. Son instinct & le peu qu'il entend dire du monde, lui donnent des lumieres confuses de sa vocation. Il sent bien qu'il est hors de sa place. Enfin il se dérobe de le maison paternelle, comme fit Sixte-Quint, & comme ont fait encore tant d'autres, pour venir dans une Ville voisine. Si son génie le détermine à la Poësie, & par conséquent à l'amour des Lettres, son heureux naturel méritera qu'un honnête homme le trouve digne de son attention. Il tombera dans les mains de quelqu'un qui le destinera aux emplois Ecclesiastiques; & toutes les Communions chrétiennes sont remplies de personnes charitables qui se font un devoir de procurer l'éducation convenable à des étudians indigens, lesquels montrent quelque lueur de génie; & cela, dans la vue de procurer de bons sujets à leurs Eglises. Ces enfans devenus de jeunes gens ne se tiennent pas toujours obligés de suivre les vues pieuses de leurs bienfaicteurs. Si leur génie les pousse à la Poësie, ils s'y livrent, & ils le font un emploi pour lequel ils n'avoient pas été destinés, mais dont leur éducation les a rendus capables. Comment croire qu'il reste de bonnes graines sur la terre, quand le monde recueille avec soin celle qui donne la moindre espérance de réussir un jour.

Je dirai encore plus. Quand la malignité des conjonctures auroit asservi l'homme de génie à une profession abjecte avant qu'il eut apris à lire. Voilà ce qu'on peut supposer de plus odieux contre la Fortune, son génie ne laisseroit pas de se manifester. Il aprendra à lire à vingt ans pour jouir indépendemment de personne du plaisir sensible que font les Vers à tout homme qui est né Poëte. Bientôt il fera lui-même des Vers. N'avons-nous pas vu deux Poëtes se former dans les boutiques de deux métiers qui ne sont pas certainement des plus nobles: le fa [23] meux Menuisier de Nevere, & le Cordonier Reparateur des Brodequins d'Apollon? Aubry Maître Paveur à Paris n'a-t-il pas fait réprésenter depuis quarante ans des Tragédies de sa façon? Nous avons même pu voir un cocher qui ne savoit pas lire, faire des vers, très mauvais à la vérité, mais ils ne laissent pas de prouver que la moindre étincelle du feu poëtique le plus grossier ne sauroit être si bien couverte qu'elle ne jette quelque lueur. Enfin ce ne sont pas les Lettres qu'on enseigne à un homme qui le rendent Poëte: c'est le génie poëtique que la nature lui donna en naissant qui les lui fait aprendre, en le forçant de chercher les moyens d'acquerir les connoissances propres à perfectionner son talent.

L'enfant né avec le génie qui fait les Peintres, crayonne avec du charbon, dès l'âge de dix ans, les Saints qu'il voit dans son Eglise: Vingt années se passeront-elles avant qu'il trouve une occasion de cultiver son talent? Ce talent ne frappera-t-il personne qui le menera dans une Ville voisine, où, sous le Maître le plus grossier, il se rendra digne de l'attention d'un plus habile qu'il ira bientôt chercher de Province en Province? Mais je veux bien que cet enfant reste dans sa bourgade: il y cultivera son génie naturel, jusques à ce que ses tableaux surprennent quelque passant. Telle fut la destinée du Correge, qui se trouva être un grand Peintre avant que le monde eut entendu dire qu'il y avoit dans le bourg de Corregio un jeune homme d'un grande espérance, & qui montroit un talent nouveau dans son Art. Si la chose arrive rarement, c'est qu'il naît rarement des génies aussi puissans que celui du Correge, & qu'il est encore plus rare que de tels génies ne se trouvent point en leur place dès l'âge de vingt ans. Les génies qui demeurent ensevelis toute leur vie, je l'ai déja dit, sont des génies foibles; ce sont de ces hommes qui n'auroient jamais songé à peindre ni à composer si l'on ne leur avoit pas dit do le faire; de ces hommes qui ne chercheroient jamais l'Art d'eux-mêmes, mais ausquels il faut l'indiquer. Leur perte n'est pas grande, ces hommes [24] n'étoient pas nés pour être d'illustres Artisans.

L'Histoires des Peintres, des Poëtes & des autres gens de lettres est remplie de faits qui convaincront pleinement que rien ne sauroit empêcher les enfans, nés avec du génie, de franchir la plus grande distance que la naissance puisse mettre entre eux & les écoles. En une pareille matiere les faits sont plus éloquens que le raisonnement ne peut l'être. Que ceux qui ne voudront pas se donner la peine de lire cette histoire, fassent du moins réflexion sur la vivacité de la jeunesse, sur sa docilité, sur les voyes sans nombre dont nous n'avons indiqué qu'une partie, & qui peuvent toutes en particulier conduire un enfant jusques à une situation où il puisse cultiver ses talens naturels. Ils seront convaincus qu'il est comme impossible que de cent génies un seul demeure toujours enseveli, à moins que par une bizarerie particuliere le hazard ne le fît naître parmi les Tartares Calmucs, ou qu'on ne le transpotât dans son enfance chez les Lappons.


SECTION V.
Des Etudes & des progrès de Peintres & des Poëtes.

LE génie est donc une plante, qui, pour ainsi dire, pousse d'elle-même; mais la qualité comme la quantité de ses fruits dépendent beaucoup de la culture qu'elle reçoit. Le génie le plus heureux ne peut être perfectionné qu'à l'aide d'une longue étude.

Natura fieret laudabile carmen an arte.
Quaesitum est, ego nec studium sine divite vena.
Nec rude quid prosit video ingenium alterius sic
Altera poscit opem res & conjurat amicè.

Quintilien, un autre grand maître dans les ouvrages d'esprit, ne veut pas même qu'on agite la question, si c'est le génie ou si c'est l'étude qui forme [25] l'Orateur excellent. Il n'est pas de grand Orateur, dit-il, sans le concours de l'art du génie. Scio quaeri natura ne plus conferat ad eloquentiam quàm doctrina. Quod ad propositum nostri quidem operis non pertinet. Nec enim consummatus artifex, nisi ex utraque fieri potest.

Mais un homme né avec du génie est bientôt capable d'étudier tout seul; & c'est l'étude qu'il fait par son choix, & déterminé par son goût; qui contribue le plus à le former. Cette étude consiste dans une attention continuelle sur la nature. Elle consiste dans une réflexion sérieuse sur les ouvrages des grands maîtres, suivie d'observations sur ce qu'il convient d'imiter, & sur ce qu'il faudroit tâcher de surpasser. Ces observations aprennent beaucoup de choses, que notre génie ne nous auroit jamais suggerées de lui-même, ou dont il ne se seroit avisé que bien tard. On se rend propre en un jour des tours & des façons d'opérer qui couterent aux inventeurs des années de recherche & de travail. En supposant même que notre génie auroit eu la force de nous porter un jour jusques-là, quoique la route n'eut pas été frayée, nous n'y serions parvenus du moins, avec le seul secours de ses forces, qu'au prix d'une fatigue pareille à celle des inventeurs.

Michel Ange avoit apparemment travaillé durant long-tems avant que de parvenir à peindre la majesté du Pere Eternel avec ce caractere de fierté divine qu'il a sçu lui donner. Peut être que Raphaël, né avec un génie moins hardi que le Florentin, ne seroit jamais parvenu en volant de ses propres aîles au sublime de cette idée. Du moins n'y seroit-il arrivé qu'après une infinité de tentatives inutiles, & aux prix de grands efforts réiterés plusieurs fois. Mais Raphaël voit un moment le Pere Eternel peint par Michel Ange, frappé par la noblesse de l'idée de ce puissant génie, qu'on peut appeller le Corneille de la Peinture; il la saisit, & il se rend capable en un jour de mettre dans les figures qu'il fait pour réprésenter le Pere Eternel le caractere de grandeur, de fierté & de divinité qu'il venoit d'admirer dans [26] l'ouvrage de son concurrent. Racontons le fait historiquement, car il prouve mieux ce que j'avance que de longs raisonnemens ne le pourroient faire.

Dans le tems dont je parle, Raphaël peignoit la voute de la gallerie qui distribue aux appartemens du second étage du Vatican. Cette gallerie s'appelle communément les Loges. La voute de la gallerie n'est pas un berceau continu, mais ce berceau est partagé en autant de voussures quarrées qu'il a de fenêtres à la gallerie, & les voussures ont chacune leur ceintre particulier. Ainsi chaque voussure a quatre faces, & Raphaël peignoit au tems dont je parle une histoire de l'ancien Testament sur chacune des faces de la premiere voussure. Il avoit déja fini sur trois de ces faces trois journées de l'oeuvre de la Création, lorsque l'avanture dont je vais parler lui arriva. La figure qui réprésente Dieu le Pere dans ces trois tableaux est véritablement noble & vénérable, mais il y a trop de douceur & point assez de majesté. Sa tête n'est que la tête d'un homme: Raphaël l'a traitée dans le goût des têtes que les Peintres font pour les Christs; & l'on n'y trouve d'autre différence que celle qu'il faut mettre suivant les loix de l'Art entre deux têtes, dont l'une est destinée à réprésenter le pere, & l'autre à réprésenter le fils. Tandis que Raphaël peignoit la voute des loges, Michel Ange peignoit la voute de celles des chapelles du Vatican, qui fut bâtie par le Pape Sixte IV. Quoique Michel Ange jaloux de ses idées, en fit fermer la porte à tout le monde, Raphaël eut l'adresse de s'y introduire. Frappé de la majesté divine & de la fierté noble que Michel Ange faisoit sentir dans le caractere de tête du Pere Eternel, qu'on voit en differens endroits de la chapelle de Sixte, faisant l'ouvrage de la Création: il condamna sa maniere sur ce point, & il prit celle de son concurrent. Raphaël a réprésenté le Pere Eternel dans le dernier tableau de la prémiere loge avec une majesté au dessus de l'humain. Il n'inspire pas une simple vénération, il imprime une terreur respectueuse.

[27] Raphaël colorioit encore foiblement quand il vit un tableau du Géorgeon. Il conçut en un moment que l'art pouvoit tirer des couleurs qu'il employe, bien d'autres beautés que celles que lui-même il en avoit tirées jusques-là. Il comprit qu'il avoit ignoré le mérite du coloris. Raphaël tenta de faire comme le Géorgeon avoit fait, & devinant par la force de son génie la façon d'opérer du Peintre qu'il admiroit, il approcha de son modéle. Raphaël fit son essai d'imitation en peignant le tableau qui réprésente un miracle arrivé à Orviette, où le Prêtre qui disoit la Messe devant le Pape, & qui doutoit de la transubstantiation, vit l'hostie consacrée devenir sanglante entre ses mains. Le tableau dont je parle s'appelle communément la Messe du Pape Jules, & il est peint à fresque au-dessus & aux côtés de la fenêtre dans la seconde piéce de l'appartement de la Signature au Vatican. Il suffit que le Lecteur sçache que cette Peinture est du bon tems de Raphaël, pour être persuadé que la Poësie en est merveilleuse. Le Prêtre qui doutoit de la présence réelle, & qui a vu l'hostie qu'il avoit consacrée devenir sanglante entre ses mains durant l'élevation, paroît pénétré de terreur & de respect. Le Peintre a très bien conservé à chacun des assistans son caractere propre; mais sur-tout l'on voit avec plaisir le genre d'étonnement des Suisses du Pape, qui regardent le miracle du bas du tableau où Raphaël les a placés. C'est ainsi que ce grand Artisan a sçu tirer une beauté poëtique de la nécessité d'observer la coutume, en donnant au souverain Pontife son cortege accoutumé. Par une liberté poëtique Raphaël employe la tête de Jules II. pour réprésenter le Pape devant qui le miracle arriva. Jules regarde bien le miracle avec attention, mais il n'en paroît pas beaucoup ému. Le Peintre suppose qu'il fut trop persuadé de la présence réelle, pour être surpris des évenemens les plus miraculeux qui pussent arriver sur une hostie consacrée. On ne sauroit caractériser le chef visible de l'Eglise, introduit dans un semblable évenement par une expression plus noble & plus convenable. Cette [28] expression laisse encore voir les traits du caractere particulier de Jules II. On reconnoît dans son portrait l'assiégeant obstiné de la Mirandole. Mais le coloris de ce tableau qui est cause que nous en avons parlé, est très supérieur au coloris des autres tableaux de Raphaël. Le Titien n'a pas peint de chair où l'on voye mieux cette molesse qui doit être dans un corps composé de liqueurs & de solides. Les drapperies paroissent de belles étoffes de laine & & de soye que le tailleur viendroit d'employer. Si Raphaël avoit fait plusieurs tableaux d'un coloris aussi vrai & aussi riche, il seroit cité entre les plus excellens coloristes.

Il en est de même des jeunes gens qui sont nés Poëtes: Les beautés qui sont dans les ouvrages faits avant eux les frappent vivement. Ils se rendent propres facilement la façon de tourner les Vers & la mécanique des Auteurs de ces ouvrages. Je voudrois que des mémoires fidéles nous apprissent à quel point l'imagination de Virgile s'échauffa & s'enrichit, lorsqu'il lut l'Iliade pour la prémiere fois.

Les ouvrages des grands maîtres ont encore un autre attrait pour les jeunes gens qui ont du génie: c'est de flater leur amour propre. Un jeune homme qui a du génie découvre dans ces ouvrages des beautés & des graces, dont il avoit déja une idée confuse, mises dans tout le jour dont elles sont susceptibles. Il croit reconnoître ses idées propres dans les beautés d'un chef d'oeuvre consacré par l'approbation publique. Il lui arrive l'avanture qui arriva au Correge lorsqu'il vit pour la prémiere fois un tableau de Raphaël, quand il étoit encore un simple bourgeois du bourg de Corregio, & non pas un pauvre paysan. Monsieur Crozat a extrait des Registres de l'Abbaye de S. Jean de Parme plusieurs preuves qui font voir que Vasari se trompe dans l'idée qu'il donne de la fortune du Correge, & sur tout dans le récit qu'il fait des circonstances de sa mort. Le Correge qui n'étoit pas encore sorti de son état, quoi qu'il fut déja un grand Peintre, étoit si rempli de ce qu'il entendoit dire de Raphaël, que [29] les Princes combloient à l'envi de présens & d'honneurs, qu'il s'étoit imaginé qu'il falloit que l'Artisan, qui faisoit une si grande figure dans le monde, fût d'un mérite bien supérieur au sien qui ne l'avoit pas encore tiré de l'indigence. En homme sans expérience du monde, il jugeoit de la superiorité du mérite de Raphaël sur le sien par la différence de leurs fortunes. Enfin le Correge parvint à voir un tableau de ce Peintre si célébre: après l'avoir examiné avec attention: après avoir pensé à ce qu'il auroit fait, s'il avoit eu à traiter le même sujet que Raphaël avoit traité, il s'écria: Je suis un Peintre aussi bien que lui. La même chose arriva peut être à Racine, lorsqu'il lut le Cid pour la prémiere fois.

Au contraire rien ne décele mieux l'homme né sans génie que de le voir examiner avec froideur, & discuter de sens rassis, le mérite des productions des hommes qui excellerent dans l'art qu'il veut professer. Un homme de génie ne sauroit parler des fautes que les grands maîtres ont commises, qu'après plusieurs éloges donnés aux beautés de leurs productions. Il n'en parle que comme un pere parle des défauts de son fils. César, né avec le génie de la guerre, fut touché jusques aux larmes en voyant une statue d'Alexandre. La prémiere idée qui lui vint à la vue de la statue de ce héros grec, dont la renommée avoit porté la gloire aux extrémités de la terre, ne fut point l'idée des fautes qu'Alexandre avoit faites dans ses expeditions. Il ne les opposa point à ses belles actions: César fut saisi.

Je ne dis point pour cela qu'il faille prendre à mauvais augure la critique d'un jeune homme qui remarque des défauts dans les ouvrages des grands maîtres: Il y en a véritablement, car ils étoient des hommes. Le génie loin d'empêcher qu'on ne voye ces fautes les fait appercevoir. Ce que je regarde comme un mauvais présage, c'est qu'un jeune homme soit peu touché de l'excellence des productions des grands maîtres: c'est qu'il n'entre point dans une espece d'enthousiasme en les lisant: c'est qu'il ait besoin, pour connoître s'il doit les estimer, [30] de calculer les beautés & les défauts qu'il y compte, & qu'il ne forme son avis sur leur mérite qu'après avoir soudé son calcul. S'il avoit la vivacité & la délicatesse de sentiment, qui sont inséparables du génie, il seroit tellement saisi par les beautés des ouvrages consacrés qu'il jetteroit sa balance & son compas pour en juger ainsi que les hommes en ont toujours jugé, je veux dire par l'impression que ces ouvrages feroient sur lui. La balance est peu propre à décider du prix des perles & des diamans. Une perle baroque & de vilaine eau, de quelque poids qu'elle soit, ne sauroit valoir la fameuse peregrine; cette perle, dont un marchand avoit osé donner cent mille écus, en songeant, dit-il à Philippe IV. qu'il y avoit un Roy d'Espagne au monde. Cent mille beautés médiocres mises ensemble ne valent pas, ne pesent pas, pour ainsi dire, un de ces traits qu'il faut bien que les modernes, mêmes ceux qui ont fait des églogues, louent dans les Poësies Bucoliques de Virgile.

Le génie se fait sentir bientôt dans les ouvrages des jeunes gens qui en sont doués, quoiqu'ils ne sachent pas encore bien la pratique de l'art, ils donnent à connoître déjà qu'ils ont un génie. On voit dans leurs ouvrages des idées & des expressions qu'on n'a point vues encore. On y voit des pensées nouvelles. On y remarque à travers bien des défauts un esprit qui veut atteindre à de grandes beautés, & qui pour y parvenir, fait des choses que son maître n'a point été capable de lui montrer. Si ces jeunes gens sont Poëtes, ils inventent de nouveaux caractéres, ils disent ce qu'on n'a jamais lu, & leurs vers sont remplis de tours & d'expressions qu'on n'a point lues ailleurs. Par exemple, les versificateurs sans génie qui écrivent des Opera, ne savent autre chose que de retourner ces phrases & ces expressions si souvent rebattues: Que Lulli réchauffoit des sons de sa Musique, pour parler avec Despreaux. Comme Quinault étoit l'auteur & l'inventeur de ce style particulier aux Opera; il montre que Quinault n'étoit pas sans génie; mais ceux qui ne peuvent faire autre [31] chose que de les répeter, en manquent. Un Poëte capable par son génie de donner l'être à de nouvelles idées, est capable en même tems de produire des figures nouvelles, & de créer des tours nouveaux pour les exprimer. Il est bien rare qu'il faille emprunter d'autrui des expressions pour rendre ce que nous avons pensé. Il est même rare qu'il les faille chercher avec peine. La pensée & l'expression naissent presque toujours en même tems.

Le jeune Peintre qui a du génie, commence donc bientôt à s'écarter de son maître dans les choses où le maître s'écarte de la nature. Ses yeux à peine entr'ouverts la découvrent déjà. Souvent il la voit mieux que ceux qui prétendent la lui montrer. Raphaël n'avoit que vingt ans, & il étoit encore éleve de Pierre Perrugin, lorsqu'il peignoit à Sienne. Néanmoins Raphaël se distingua si bien qu'on lui distribua des tableaux dont il fit la composition. On y voit que Raphaël cherchoit déjà comment il feroit pour varier les airs de tête, qu'il vouloit donner de l'ame à ses figures, qu'il dessinoit le nud sous les drapperies, enfin qu'il faisoit plusieurs choses que son maître ne lui enseignoit pas. Le maître devint même le disciple. On voit par les tableaux que le Perrugin a faits à la chapelle de Sixte qu'il avoit appris de Raphaël. Un autre indice de génie dans les jeunes gens, c'est de faire des progrès très lents dans les arts, & dans ces pratiques qui font l'occupation générale du commun des hommes durant l'adolescence, en même tems qu'ils s'avancent à pas de geant dans la profession, à laquelle la nature les a destinés entierement. Nés uniquement pour cette profession, leur esprit paroît au-dessous du médiocre, quand ils veulent l'appliquer à d'autres choses. Ils les apprennent avec peine, & ils les font de mauvaise grace. Ainsi le Peintre Eleve, dont l'esprit s'abandonne aux idées qui ont rapport à sa profession, qui se forme plus lentement pour le commerce du monde que les jeunes gens de son âge, que sa vivacité fait paroître étourdi, & que la disti action, qui vient de son attention continuelle à ses [32] idées, rend gauche dans ses manieres, devient ordinairement un Artisan excellent. Ses défauts mêmes sont une preuve de l'activité de son génie. Le monde n'est pour lui qu'un assemblage d'objets propres à être imités avec des couleurs. Ce qu'il trouve de plus héroïque dans la vie de Charles-Quint, c'est que ce grand Empereur ait ramassé lui-même le pinceau du Titien. Ne desabusez, pas sitôt un jeune Artisan, trop prevenu sur la considération que son art mérite, & laissez lui croire du moins durant les prémieres années de son travail que les hommes illustres dans les arts & dans les sciences, tiennent encore aujourd'hui le même rang dans le monde qu'ils y tenoient autrefois en Grece. L'experience ne le desabusera peut-être que trop tôt.


SECTION VI.
Des Artisans sans génie.

NOus avons dit qu'il n'y avoit pas d'hommes, généralement parlant, qui n'aportât en naissant quelque talent propre aux besoins ou aux agrémens de la société, mais tous ces talens sont différens. Il est des hommes qui viennent au monde avec un talent déterminé pour une certaine profession: d'autres naissent propres à differentes professions. Ils sont capables de réussir en plusieurs, mais aussi leurs succès n'y sauroient être que médiocres. La nature les met au monde pour supléer à la disette des hommes de génie, destinés à faire des prodiges dans une sphere hors de laquelle ils n'auront point d'activité.

Véritablement un homme propre à réussir dans plusieurs professions est très-rarement un homme propre à réussir éminament dans aucune. C'est ainsi qu'une terre propre à nourrir plusieurs espéces des plantes ne sauroit donner à aucune de ces plantes la même perfection, où elle parviendroit dans un terroir qui lui seroit propre si spécialement qu'il ne conviendroit point aux autres espéces. Une terre [33] aussi propre à porter des raisins qu'à porter du bled, ne rapporte ni du vin exquis ni du bled excellent. Les mêmes qualités qui rendent une terre spécialement propre pour une certaine plante, font qu'elle ne vaut rien pour une autre plante.

Quand un de ces esprits indéterminés qui ne sont propres à tout que parce qu'ils ne sont propres à rien, est conduit sur le Parnasse par les conjonctures, il aprend les regles de la Poësie assez bien pour ne point faire des fautes grossieres. Il s'attache ordinairement à quelque Auteur qu'il choisit pour son modéle. Il se nourrit l'esprit des pensées de son original, & il charge sa mémoire de ses expressions. Comme les personnes dont je parle, destinées pour être la pépiniere des Artisans médiocres, n'ont pas les yeux ouverts par le génie, notre imitateur ne sauroit appercevoir dans la nature même ce qu'il y faut choisir pour l'imiter. Il ne peut les discerner que dans les copies de la nature, faites par des hommes de génie. Si cet Artisan imitateur a du sens, quoique né pauvre, il subsiste honorablement du butin qu'il fait dans le patrimoine d'autrui. Il versifie si correctement, & sur - tout il rime si richement que ses ouvrages nouveaux ne laissent pas d'avoir un certain cours dans le monde. Si leur Auteur n'y passe pas pour un génie, il y passe du moins pour être bel esprit. Il est impossible, dit-on, de composer de meilleurs vers à moins que d'être Poëte. Qu'il évite seulement de se commettre avec le public attroupé, je veux dire de composer pour le théatre. Les vers les mieux faits, mais vuides d'invention, ou riches uniquement d'une poësie empruntée ne veulent être produits qu'avec un grand ménagement. Il n'y a que certains reduits qui soient propres à leur servir de berceaux. Il faut qu'ils ne voient le jour d'abord que devant certaines personnes, & que les indifferens ne les entendent qu'après avoir été informés que tels & tels les ont approuvés. La prévention que ces applaudissemens inspirent, en impose du moins durant quelque tems.

Si notre Artisan imitateur manque; de sens, il [34] employe hors de propos les traits & les expressions de son modéle, & ses vers ne nous offrent que des reminiscences mal placées: il se conduit dans la production de ses ouvrages comme dans leur composition: il affronte le public rassemblé avec plus d'intrepidité que Racine & Quinault n'en avoient dans de pareilles avantures. Siflé sur un théatre il va se faire huer sur l'autre. Plus méprisé à mesure qu'il est plus connu, son nom dévient enfin l'appellation dont le public se sert pour designer un méchant Poëte. Il est heureux quand sa honte ne lui survit pas.

Ces esprits médiocrement propres à beaucoup de choses, ont la même destinée quand on les applique à la Peinture. Un homme de cette trempe, que les conjonctures engagent à se faire Peintre, imite servilement plutôt qu'exactement le goût de son maître dans les contours & dans le coloris. Il dévient un dessinateur correct, s'il ne devient pas un dessinateur élegant; & si l'on ne sauroit louer l'excellence de son coloris, du moins n'y remarque-t-on pas de fautes grossieres contre la vérité; il est des regles pour n'en point faire: mais comme les regles ne peuvent enseigner qu'aux personnes de génie à réussir dans l'ordonnance & dans la composition poëtique, ses tableaux sont très défectueux dans ces deux parties. Ses ouvrages ne sont beaux que par endroits, parce que n'ayant pas imaginé tout son plan, mais l'ayant fait seulement piéce à piéce, rien n'y est ensemble.

Infelix operis summa quia ponere totum
Nesciet.

C'est en vain qu'un pareil sujet fait son aprentissage sous le meilleur maître, il ne sauroit faire dans son école les mêmes progrès qu'un homme de génie fait dans l'école d'un maître médiocre. Celui qui enseigne, comme le dit Quintilien, ne sauroit communiquer à son disciple le talent de produire & l'art d'inventer, qui font le plus grand mérite des Pein [35] tres & des Orateurs. Ea quae in oratore maxima sunt, imitabilia non sunt. Ingenium, inventio, vis, facilitas & quidquid arte non traditur. Le Peintre peut donc faire part des secrets de sa pratique, mais il ne sauroit faire part de ses talens pour la composition & pour l'expression. Souvent même l'Eleve dépourvu de génie ne peut atteindre la perfection où son maître est parvenu dans la mécanique de l'Art. L'imitateur servile doit demeurer au-dessous de son modéle, parce qu'il joint ses propres défauts aux défauts de celui qu'il imite. D'ailleurs si le maître est homme de génie, il se dégoute bientôt d'enseigner un pareil sujet. Il est au supplice quand il voit que son Eleve n'entend qu'avec peine ce qu'il comprenoit d'abord, lorsque lui-même étoit Eleve. Quod enim ipse celeriter arripuit, id cùm tarde percipi videt, discruciatur.

On ne trouve rien de nouveau dans les compositions des Peintres sans génie, on ne voit rien de singulier dans leurs expressions. Ils sont si stériles qu'après avoir long-tems copié les autres ils en viennent enfin à se copier eux-mêmes; & quand on sait le tableau qu'ils ont promis, on devine la plus grande partie des figures de l'ouvrage. L'habitude d'imiter les autres nous conduit à nous copier nous mêmes. L'idée de ce que nous avons peint est toujours plus présente à notre esprit que l'idée de ce qu'ont peint les autres. C'est la prémiere idée qui s'offre aux Peintres qui cherchent la composition, & les figures des tableaux qu'ils ont entrepris plutôt dans leur mémoire que dans leur imagination. Les uns, comme le Bassan, se livrent de bonne-foi à une repetition sincere de leurs ouvrages. Les autres en voulant cacher les larcins qu'ils se font à eux-mêmes reproduisent sur la scéne leurs personnages déguisés, mais non pas méconnoissables, & ils rendent ainsi leurs larcins encore plus odieux. Le Public regarde un ouvrage dont il est en possession comme un bien qui lui seroit devenu propre; & il trouve mauvais qu'on lui fasse achepter une seconde fois ce qu'il croit avoir déjà payé par ses louanges.

[36] Comme il est plus facile de marcher sur les pas d'un autre que de se frayer de nouvelles routes, un Artisan sans génie parvient bientôt au dégré de perfection où il est capable de s'élever. Il atteint bientôt cette grandeur propre à chaque homme, & après laquelle il ne croît plus. Ses premiers essais se trouvent souvent aussi beaux que les ouvrages qu'il fait dans les tems de sa maturité. Nous avons vu des Peintres sans génie, mais devenus habiles pour un tems par l'art de se faire valoir, travailler plus mal durant l'âge viril qu'ils ne l'avoient fait durant la jeunesse. Leurs chef-d'oeuvres sont dans les pays où ils avoient fait leurs études. Il semble qu'ils eussent perdu la moitié de leur mérite en repassant les Alpes. En effet ces Artisans de retour à Paris, n'y trouvoient pas aussi facilement qu'à Rome l'occasion de dérober des parties & souvent des figures entieres pour enrichir leurs compositions. Leurs tableaux se sont apauvris dès qu'ils n'ont plus été à portée de rencontrer à point nommé dans les ouvrages des grands maîtres la tête, le pied, l'attitude, & quelquefois l'ordonnance dont ils avoient besoin.

Je comparerois volontiers ce superbe étalage de chef-d'oeuvres anciens & modernes, qui rendent Rome la plus auguste Ville de l'Univers, à ces boutiques où l'on étale une grande quantité de pierreries. En quelque profusion que les pierreries y soient étalées, on n'en rapporte chez soi qu'à proportion de l'argent qu'on avoit porté pour faire son emplette. Ainsi l'on ne profite solidement de tous les chef-d'oeuvres de Rome qu'à proportion du génie avec lequel on les regarde. Le Sueur qui n'avoit jamais été à Rome, & qui n'avoit vu que de loin, c'est-à-dire, dans des copies, les richesses de cette capitale de beaux arts, en avoit mieux profité que beaucoup de Peintres qui se glorifioient d'un séjour de plusieurs années au pied du Capitole. De même un jeune Poëte ne profite de la lecture de Virgile & d'Horace qu'à proportion des lumieres de son génie, à la clarté [37] desquelles il étudie les Anciens, pour ainsi dire.

Que les hommes nés sans un génie déterminé, que ces hommes propres à tout, s'appliquent donc aux Arts & aux Sciences, où les plus habiles sont ceux qui savent davantage. Il est même des professions où l'imagination, où l'art d'inventer est aussi nuisible qu'il est nécessaire en Poësie & en Peinture.


SECTION VII.
Que les génies sunt limités.

LEs hommes qui sont nés avec un génie déterminé pour un certain art, ou pour une certaine profession, sont les seuls lesquels y puissent réussir éminament: mais aussi ces professions & ces arts sont les seuls où ils puissent réussir. Ils deviennent des hommes au-dessous du médiocre aussitôt qu'ils sortent de leur sphere. On n'apperçoit plus alors en eux cette vigueur d'esprit, ni cette intelligence qu'ils montrent, dès qu'il s'agit des choses pour lesquelles ils sont nés.

Non seulement les hommes dont je parle, n'excellent que dans une profession, mais ils sont encore bornés ordinairement à n'exceller que dans quelques-uns des genres dans lesquels cette profession se divise. Il est comme impossible, dit Platon, que le même homme excelle en des ouvrages d'un genre différent. La Tragédie & la Comédie sont de toutes les imitations poëtiques celles qui se ressemblent davantage. Cependant le même Poëte n'y réussit pas également. Les Acteurs qui récitent les Tragédies ne sont pas les mêmes que ceux qui jouent les Comédies. Ceux des Peintres qui ont excellé à peindre l'ame des hommes, & à bien exprimer toutes les passions, ont été des coloristes médiocres. D'autres ont fait circuler le sang dans la chair de leurs figures; mais ils n'ont pas sçu l'art des expressions aussi-bien que les ouvriers médiocres de l'école Romaine. Nous avons vu plusieurs Peintres Hollan [38] dois, doués d'un talent merveilleux pour imiter les effets du clair obscur dans un petit espace renfermé: talent, dont il avoient l'obligation à une patience d'esprit singuliere, laquelle leur permettoit de se clouer long-tems sur un même ouvrage sans être dégoutés par ce dépit qui s'excite dans les hommes d'un temperament plus vif, quand ils voyent leurs efforts avorter plusieurs fois de suite. Ces Peintres flegmatiques ont donc eu la perseverance de chercher par un nombre infini de tentatives, souvent réiterées sans fruit, les teintes, les demi-teintes, enfin toutes les diminutions de couleur nécessaires pour dégrader la couleur des objets, & ils sont ainsi parvenus à peindre la lumiere même. On est enchanté par la magie de leur clairobscur. Les nuances ne sont pas mieux fondues dans la nature que dans leurs tableaux. Mais ces Peintres ont mal réussi dans les autres parties de l'art, qui ne sont pas les moins importantes. Sans invention dans leurs expressions: incapables de s'élever au-dessus de la nature qu'ils avoient devant les yeux, ils n'ont peint que des passions basses & une nature ignoble. La scéne de leurs tableaux est une boutique, un corps de garde, ou la cuisine d'un paysan: Leurs héros sont des faquins. Ceux des Peintres Hollandois, dont je parle, qui ont osé faire des tableaux d'histoire, ont peint des ouvrages admirables pour le clair-obscur, mais ridicules pour le reste. Les vêtemens de leurs personnages sont extravagans, & les expressions de ces personnages sont encore basses & comiques. Ces Peintres peignent Ulisse sans finesse, Susanne sans pudeur, & Scipion sans aucun trait de noblesse ni de courage. Le pinceau de ces froids Artisans fait perdre à toutes les têtes illustres leur caractere connu. A peine quelques-uns d'entre eux ont-ils pu réussir dans certaines teintes des couleurs locales. Mais le talent de colorier, comme l'a fait le Titien, demande de l'invention, & il dépend plus d'une imagination fertile en expediens pour le mêlange des couleurs que d'une perseverance opiniâtre à refaire dix fois la même chose.

[39] On peut mettre en quelque façon Teniers au nombres des Peintres dont je parle, quoiqu'il fut né en Brabant, parce que son génie la déterminé à travailler plutôt dans le goût des Peintres Hollandois que dans le goût de Rubens & de Vandick ses compatriotes, & même ses contemporains. Aucun Peintre n'a mieux réussi que Teniers dans les sujets bas: son pinceau étoit excellent. Il entendoit très bien le clair-obscur, & il a surpassé dans la couleur locale ses concurrens. Mais Teniers, lorsqu'il a voulu peindre l'histoire, est demeuré au dessous du médiocre. On reconnoït d'abord les pastiches qu'il a faits en très grand nombre à la bassesse comme à la stupidité des airs de tête dès principaux personnages de ces tableaux. On appelle communement des pastiches les tableaux que fait un Peintre imposteur, en imitant la main, la maniere de composer & le coloris d'un autre Peintre, sous le nom duquel il veut produire son ouvrage.

On voit à Bruxelles dans la gallerie du Prince de la Tour de grands tableaux d'histoire, faits pour servir de cartons à une tenture de tapisserie qui réprésente l'histoire de Turriani de Lombardie, dont descend la maison de la Tour-Taxis. Les premiers tableaux sont de Teniers, qui fit achever les autres par son fils. Rien n'est plus médiocre pour la composition & l'expression.

M. de la Fontaine étoit né certainement avec beaucoup de génie pour la Poësie; mais son talent étoit pour les contes & encore plus pour les fables, qu'il a traitées avec une érudition enjouée, dont ce genre d'écrire ne paroissoit pas susceptible. Quand la Fontaine voulut faire des Comédies, le fiflet du parterre demeura toujours le plus fort. On sait la destinée de ses Opera. Chaque genre de Poësie demande un talent particulier, & la nature ne sauroit gueres donner un talent éminent à un homme, que ce ne soit à l'exclusion des autres talens. Ainsi loin d'être surpris que M. de la Fontaine ait fait de mauvaises Comédies, il faudroit s'étonner s'il en avoit fait d'excellentes. Si le Poussin eut colorié aussi [40] aussi bien que le Bassan, il ne seroit pas moins admirable parmi les Peintres, que Jules César l'est parmi les Héros. C'est celui de tous les hommes qui feroit le plus d'honneur à l'humanité, s'il avoit été juste.

Il est donc également important aux nobles Artisans, dont je parle, de connoître à quel genre de Poësie & de Peinture leur talent les destine, & de se borner au genre pour lequel ils sont nés propres. L'Art ne sauroit faire autre chose que de perfectionner l'aptitude ou le talent que nous avons apporté en naissant; mais l'art ne sauroit nous donner le talent que la nature nous a refusé, l'art adjoute beaucoup aux talens naturels, mais c'est quand on étudie un art pour lequel on est né. Caput est artis dicere quod facias. Ita neque sine arte, neque totum arte tradi potest, dit Quintilien. Tel Peintre demeure consondu dans la foule qui seroit au rang des Peintres illustres s'il ne se fut point laissé entraîner par une émulation aveugle, qui lui a fait entreprendre de se rendre habile dans des genres de la Peinture, pour lesquels il n'étoit point né, & qui lui a fait négliger les genres de la Peinture ausquels il étoit propre. Les ouvrages qu'il a tenté de faire sont, si l'on veut, d'une classe supérieure. Mais ne vaut-il pas mieux être un des premiers parmi les paysagistes que le dernier des Peintres d'histoire? Ne vaut-il pas mieux être cité pour un des premiers faiseurs de portraits de son tems que pour un miserable arrangeur de figures ignobles & estropiées.

L'envie d'être réputé un génie universel dégrade bien des Artisans: quand il s'agit d'apretier un Artisan en général on fait autant d'attention à ses ouvrages médiocres qu'à ses bons ouvrages. Il court le risque d'être défini comme l'auteur des premiers. Que de gens seroient de grands auteurs s'ils avoient moins écrit. Si Martial ne nous avoit laissé que les cent Epigrammes, que les gens de Lettres de toutes Nations savent communement par coeur, si son livre n'en contenoit pas un plus grand nombre que le livre de Catulle, on ne trouveroit plus une si [41] grande différence entre cet ingénieux chevalier Romain & Martial. Du moins jamais bel-esprit n'eut été assez indigné de les voir comparer, pour brûler avec ceremonie toutes les années un exemplaire de Martial, afin d'appaiser, par ce sacrifice bizarre les manes poëtiques de Catulle.

Revenons aux génies les plus étendus, & disons que le génie le moins borné c'est le génie dont les limites sont moins resserrées que ceux des autres. Optimus ille qui minimis urgetur. Or rien n'est plus propre à faire appercevoir les bornes du génie d'un artisan, que des ouvrages d'un genre, dans lequel il n'est point né pour réussir.

L'émulation & l'étude ne sauroit donner à un génie la force de franchir les limites que la nature a prescrites à son activité. Le travail peut bien le perfectionner, mais je doute qu'il puisse lui donner réellement plus d'étendue qu'il n'en a. L'étendue que le travail semble donner aux génies n'est qu'une étendue apparente. L'art leur enseigne à cacher leurs bornes, mais il ne les recule pas. Il arrive donc aux hommes, dans toutes les professions, ce qu'il leur arrive dans la science des jeux. Un homme parvenu dans un certain jeu au point d'habileté dont il est capable, n'avance plus; & les leçons des meilleurs maîtres, ni la pratique même du jeu, continuée durant des années entieres ne peuvent plus le perfectionner davantage. Ainsi le travail & l'expérience font bien faire aux Peintres, comme aux Poëtes, des ouvrages plus corrects, mais ils ne sauroient leur en faire produire de plus sublimes. Ils ne sauroient leur faire enfanter des ouvrages d'un caractere élevé au dessus de leur portée naturelle. Un génie à qui la nature ne donna que des aîles de tourterelle, n'apprendra jamais à s'élever d'un vol d'aigle. Comme le dit Montagne, on n'acquiert gueres en étudiant les ouvrages des autres, le talent qu'ils avoient pour l'invention. L'imitation du par ler suit incontinent. L'imitation de juger & de l'inventer ne va pas si viste. La force & les nerfs ne [42] s'empruntent point. Les atours & le manteau s'empruntent.

Les leçons d'un maître de musique habile développent nos organes, & nous apprennent à chanter méthodiquement; mais ces leçons ne peuvent changer que très peu de choses dans le son & dans l'étendue de notre voix naturelle, quoiqu'elles la fassent paroître plus douce & tant soit peu plus étendue.

Or ce qui fait la difference des esprits, tant que l'ame demeure unie avec le corps, n'est pas moins réel que ce qui fait la différence des voix & des visages. Tous les Philosophes, de quelque secte qu'ils soient, tombent d'accord que le caractere des esprits vient de la conformation de ceux des organes du cerveau qui servent à l'ame spirituelle à faire ses fonctions. Or il ne dépend pas plus de nous de changer la conformation ni la configuration des organes du cerveau, qu'il dépend de nous de changer la conformation & la configuration des muscles, ni des cartilages de notre visage & de notre gosier. S'il arrive quelque altération physique dans ces organes, elle n'y est pas produite par un effort de notre volonté; mais par un changement physique qui survient dans notre constitution. Ces organes ne s'altérent que comme les autres parties de notre corps viennent à s'altérer. Les esprits ne deviennent donc semblables, à force de se regarder les uns les autres, que comme les voix & les visages peuvent devenir semblables. L'art n'augmente l'étendue physique de notre voix, il n'augmente notre génie qu'autant que l'exercice, dans lequel consiste la pratique de l'art, peut changer réellement quelque chose dans la configuration & dans la conformation de nos organes. Or ce que cet exercice y peut changer est bien peu de choses. L'art ne suprime pas plus les défauts d'organisation qu'il aprend à cacher, qu'il augmente l'étendue naturelle des talens physiques que ses leçons perfectionnent.


[43] SECTION VIII.
Des Plagiaires. En quoi ils différent de ceux qui mettent leurs études à profit.

MAis, me dira-t-on, un Artisan ne peut-il pas suppléer au peu d'élevation, & à la stérilité de son génie, en transplantant dans ses ouvrages les beautés qui sont dans les ouvrages des grands maîtres? Les conseils de ses amis ne peuvent-ils pas l'élever où les forces de son génie n'auroient pu le porter.

Je répons, quant au premier point, qu'il fut toujours permis de s'aider de l'esprit des autres, pourvu qu'on ne le fasse point en plagiaire. Ce qui constitue le plagiaire, c'est de donner l'ouvrage d'autrui comme son propre ouvrage. C'est de donner, comme étant de nous, des vers entiers que nous n'avons eu aucune peine ni aucun mérite à transplanter d'un poëme étranger dans le nôtre. Je dis que nous avons transplanté sans peine dans notre ouvrage, car lorsque nous prenons les vers dans un Poëte, qui a composé dans une langue autre que la langue dans laquelle nous écrivons, nous ne faisons pas un plagiat. Ce vers devient nôtre en quelque façon, à cause que l'expression nouvelle que nous avons prêtée à la pensée d'autrui nous appartient. Il y a du mérite à faire un pareil larcin, parce qu'on ne sauroit le faire bien sans peine, & sans avoir du moins le talent de l'expression. Il faut autant d'industrie pour y réussir qu'il en falloit à Lacédemone pour faire un larcin en galand homme. Trouver en sa langue les mots propres & les expressions équivalentes à celles dont se sert l'auteur ancien ou moderne qu'on traduit: savoir leur donner le tour nécessaire, pour qu'elles fassent sentir l'énergie de la pensée, & qu'elles présentent la même image que l'original, ce n'est point la besogne d'un écolier. Ces pensées transplantées d'une langue dans un autre, ne peuvent réussir qu'entre les mains de ceux qui du moins ont le don de l'invention des termes. Ainsi, [44] lorsqu'elles réussissent, la moitié de leur beauté appartient à celui qui les a remises en oeuvre.

On ne diminue donc gueres le mérite de Virgile en faisant voir qu'il avoit emprunté d'Homere une infinité de choses. Fulvius Ursinus auroit pris une peine fort inutile, s'il n'avoit recueilli tous les endroits que le Poëte Latin a imités du Poëte Grec que pour diminuer la reputation du Poëte Latin. Virgile s'est, pour ainsi dire, acquis à bon titre la propriété de toutes les idées qu'il a prises dans Homere. Elle lui appartiennent en Latin, à cause du tour élegant & de la précision avec laquelle il les a rendues en sa langue, & à cause de l'art avec lequel il enchasse ces differens morceaux dans le bâtiment regulier dont il est l'Architecte. Ceux qui se seroient flatés de diminuer la reputation de M. Despreaux, en faisant imprimer, par forme de commentaire mis au bas du texte de ses ouvrages, les vers d'Horace & de Juvenal qu'il a enchassés dans les siens, se seroient bien abusés. Les vers des Anciens, que ce Poëte a tournés en françois avec tant d'adresse, & qu'il a si bien rendu la partie homogene de l'ouvrage, où il les insere, que tout paroît pensé de suite par une même personne, font autant d'honneur à Despreaux que les vers qui sont sortis tout neufs de sa veine. Le tour original qu'il donne à ses traductions, la hardiesse de ses expressions, aussi peu gênées que si elles étoient nées avec ses pensées, montrent presqu'autant d'invention, qu'en montre la production d'une pensée toute nouvelle. Voilà ce qui fit dire à la Bruyere que Despreaux paroissoit créer les pensées d'autrui.

C'est même donner une grace à ses ouvrages que de les orner de fragmens antiques. Des vers d'Horace & de Virgile bien traduits, & mis en oeuvre à propos dans un Poëme François, y font le même effet que les statues antiques font dans la Gallerie de Versailles. Les Lecteurs retrouvent avec plaisir, sous une nouvelle forme, la pensée qui leur plut autrefois en Latin. Ils sont bien-aises d'avoir l'occasion de reciter les vers du Poëte ancien, pour les [45] comparer avec les vers de l'imitateur moderne qui a voulu lutter contre son original, Il n'y a rien de si petit dont l'amour propre ne fasse cas quand il flate notre vanité. Aussi les Auteurs les plus vantés pour la fecondité de leur génie n'ont-ils pas dédaigné d'ajouter quelquefois cette espéce d'agrément à leurs ouvrages? Etoit-ce la stérilité d'imagination qui contraignoit Corneille & la Fontaine d'emprunter tant de choses des Anciens. Moliere a fait souvent la même chose, & riche de son propre fonds, il n'a pas laissé de traduire dix vers d'Ovide de suite dans le second Acte du Misantrope.

On peut s'aider des ouvrages des Poëtes qui ont écrit en des langues vivantes, comme on peut s'aider de ceux des Grecs & des Romains; mais je crois que lorsqu'on se sert des ouvrages des Poëtes modernes, il faut leur faire honneur de leur bien, sur tout si l'on en fait beaucoup d'usage. Je n'approuve point, par exemple, que M. de la Fosse ait pris l'intrigue, les caracteres & les principaux incidens de la Tragédie de Manlius dans la Tragédie Angloise de M. Otwai, intitulée, Venise préservée, sans citer l'ouvrage dont il avoit tant profité. Tout ce qu'on peut alléguer pour la défense de M. de la Fosse, c'est qu'il n'a fait qu'user de represailles en qualité de François, parce que M. Otwai avoit pris lui-même dans l'histoire de la Conjuration de Venise par l'Abbé de saint Real, le sujet, les caracteres principaux & les plus beaux endroits de sa piéce. Si M. de la Fosse a pris à M. Otwai quelque chose que l'Anglois n'eut pas emprunté de l'Abbé de saint Real, comme l'épisode du mariage de Servilius & la catastrophe, c'est que celui qui reprend son vaisseau enlevé par l'ennemi est censé le maître de la marchandise que l'ennemi, peut avoir ajoutée à la charge de ce vaisseau.

Comme les Peintres parlent tous, pour ainsi dire, la même langue, ils ne peuvent pas employer les traits célebres, dont un autre Peintre s'est déja servi, lorsque les ouvrages de ce Peintre subsistent encore. Le Poussin a pu se servir de l'idée du Pein [46] tre Grec qui avoit réprésente Agamemnon la tête voilée au sacrifice d'Iphigenie, pour mieux donner à comprendre l'excés de la douleur du pere de la victime. Le Poussin a pu se servir de ce trait pour exprimer la même chose, en réprésentant Agrippine qui se cache le visage avec les mains dans son tableau de la mort de Germanicus. Le tableau du Peintre Grec ne subsistoit plus, quand le Peintre François fit le sien. Mais le Poussin auroit été blâmé d'avoir volé ce trait s'il se fût trouvé dans un tableau de Raphaël ou du Carrache.

Comme il n'y a point de merite à derober une tête de Raphaël ou une figure du Dominiquin: Comme le larcin se fait sans peine, il est défendu sous peine du mépris public. Mais comme il faut du talent & du travail pour animer le marbre d'une figure antique, & pour faire d'une statue un personnage vivant, & qui concourt à une action avec d'autres personnages, on est loué de l'avoir fait, Qu'un Peintre se serve donc de l'Apollon de Belveder pour réprésenter Persée ou quelque autre Heros de l'âge de Persée, pourvû qu'il anime cette statue, & qu'il ne se contente pas de la dessiner correctement pour la placer dans un tableau telle qu'elle est dans sa niche. Que les Peintres donnent donc la vie à ces statues, avant que de les faire agir comme l'a fait Raphaël qui semble, nouveau Promethée, avoir dérobé le feu celeste pour les animer. Je renvoie ceux qui voudront avoir des éclaircissemens sur cette matiere à l'écrit latin de Rubens, touchant l'imitation des statues antiques. Qu'il seroit à souhaiter que ce puissant genie eût toujours pratiqué dans ses ouvrages les leçons qu'il donne dans cet écrit.

Les Peintres qui sont de l'antique le même usage que Raphaël, Michel Ange & quelques autres en ont fait, peuvent être comparés à Virgile, comme à Racine & à Despreaux. Ils se sont servis des Poesies anciennes par raport à leurs tems, comme les Peintres illustres que j'ai cités, se sont servis des statues antiques. Quant à ces Peintres sans verve qui ne savent faire [47] autre chose en composant que mettre, pour ainsi dire, à contribution les tableaux des grands maîtres, taxant l'un à deux têtes, imposant l'autre à un bras, & celui qui est plus riche a un grouppe: Brigrands qui ne fréquentent le Parnasse que pour y détrousser les passans, je les compare aux couseurs de centons les plus méprisés de tous les faiseurs de vers. Qu'ils évitent de tomber entre les mains du Barigel que le Boccalin établit sur le double Mont. Il pourroit les faire flétrir.

Il y a bien de la difference entre emporter d'une gallerie l'art du Peintre, entre se rendre propre la maniere d'operer de l'Artisan qu'on vient d'admirer, & remporter dans son portefeuille une partie de ses idées. Un homme sans genie n'est point capable de convertir en sa propre substance comme le fit Raphaël, ce qu'on y remarque de grand & de singulier. Sans saisir les principes generaux, il se contente de copier ce qu'il a dessous les yeux. Il emportera donc une des figures, mais il n'aprendra point à traiter dans le même goût une figure qui seroit de son invention. L'homme de genie devine comment l'ouvrier a fait. Il le voit travailler, pour ainsi dire, en regardant son ouvrage & saisissant sa maniere, c'est dans l'imagination qu'il remporte son butin.

Quant aux avis des personnes intelligentes, il est vrai qu'ils peuvent empêcher les Peintres & les Poëtes de faire des fautes; mais comme ils ne suggerent pas les expressions, ni la Poësie du stile, ils ne sauroient suppléer au genie. Ils peuvent bien redresser l'arbre, mais non pas le charger de fruits. Ces avis ne sont bons que pour corriger les fautes & principalement pour rectifier le plan d'un ouvrage de quelque étendue, suposant que les Auteurs fassent voir leur plan en esquisse & que ceux qu'ils consultent le meditent, & se le rendent présent comme s'ils l'avoient fait eux-mêmes. Diligentes legendum est, dit Quintilien, ac poenae ad scribendi sollicitudinem. Nec per partes modò scrutanda sunt omnia, sed perfectus liber utique ex integro resumendus. C'est [48] ainsi que Despreaux donnoit à Racine des avis qui lui furent tant de fois utiles. Que peut gagner en effet un Poëte qui lit un ouvrage, lequel a déja reçu sa derniere main, que d'être redressé sur quelque mot, ou tout au plus sur quelque sentiment; Supposé même qu'on pût, après une simple lecture, donner un bon avis à l'Artisan sur la conformation de son ouvrage: seroit-il assez docile pour s'y rendre? Seroit-il assez patient pour refondre un ouvrage déja terminé, & dont il se tient quitte?

Les génies les plus heureux ne naissent pas de grands Artisans. Ils naissent seulement capables de le devenir. Ce n'est qu'à force de travail qu'ils s'élevent au point de perfection qu'ils peuvent atteindre.

Doctrina sed vim promovet insitam
Rectique cultus pectora roborant.

Dit Horace. Mais l'impatience de nous produire nous aiguillonne. Nous voulons déja faire un poëme, quand nous sommes à peine capables de bien faire des vers. Au lieu de commencer à travailler pour nous mêmes, nous voulons travailler pour le public. Telle est principalement la destinée des jeunes Poëtes. Mais comme leur genie ne se connoît pas bien lui-même, comme ils n'ont pas encore un stile formé qui soit propre au caractere de leur genie & convenable pour exprimer les idées de leur imagination, ils s'égarent en choisissant des sujets qui ne conviennent pas à leurs talens, & en imitant dans leurs premieres productions le stile, le tour & la maniere de penser des autres. Par exemple, Racine composa sa premiere Tragedie dans le goût de Corneille, quoique son talent ne fut pas pour traiter la Tragedie comme Corneille l'avoit traitée. Racine n'auroit pû se soutenir, si pour me servir de cette expression, il avoir continué de marcher avec les brodequins de son devancier. Il est donc naturel que les jeunes Poëtes, qui, au lieu d'imiter la nature du côté que le génie la leur montre, l'imitent [49] du côté par lequel les autres l'ont imitée, qui forcent leur talent, & le veulent assujettir à tenir la même route qu'un autre tient avec succés, ne fassent d'abord que des ouvrages médiocres. Ce sont des aînés indignes ordinairement de leurs cadets.

II seroit inutile cependant de vouloir engager de jeunes gens, pressez, par l'émulation, excitez par l'activité de l'âge, & entraînez par un genie impatient de s'annoncer au public, d'attendre à se produire qu'ils eussent connu l'espece dont est leur talent, & qu'ils l'eussent perfectionné. On leur réprésenteroit en vain qu'ils peuvent gagner beaucoup à surprendre le public: Que le public auroit bien plus de vénération pour eux s'il ne les avoit jamais vû des aprentifs: Que des chef-d'oeuvres inesperés, contre lesquels l'envie n'a point eu le tems de cabaler, font bien un autre progrès que des ouvrages attendus durant long-tems qui trouvent les rivaux sur leurs gardes, & dont on peut définir l'auteur par un poëme ou par un tableau médiocre. Rien n'est capable de retenir la fougue d'un jeune homme, séduit encore par la vanité, dont l'excès seul est à blâmer dans la jeunesse. D'ailleurs, comme dit Ciceron, Prudentia non cadit in hanc aetatem.

Ces ouvrages precipités demeurent; mais il est injuste de les reprocher à la mémoire des Artisans illustres. Ne faut-il pas faire un apprentissage dans toutes les professions? Or tout apprentissage consiste à faire des fautes, afin de se rendre capable de n'en plus faire. S'avisa-t-on jamais de reprocher à celui qui écrit bien en latin les barbarismes & les solécismes, dont ses prémiers thêmes ont été remplis certainement. Si les Peintres & les Poëtes ont le malheur de faire leur apprentissage sous les yeux du public, il ne faut pas du moins que le public mette en ligne de compte les fautes qu'il leur a vû faire, lorsqu'il les definit après qu'ils sont devenus de grands Artisans.

Au lieu que les Artisans sans genie, qui sont aussi propres à être les éleves du Poussin que du Titien [50] demeurent durant toute leur vie dans la route où le hazard les peut avoir engagés, les Artisans doués de genie, s'apperçoivent quand le hazard les égare, que la route qu'ils ont prise, n'est point celle qui leur est propre. Ils l'abandonnent pour en prendre une autre; ils quittent celle de leur maître pour s'en faire une nouvelle. Par maître j'entens ici les ouvrages aussi-bien que les personnes. Raphaël mort depuis deux cens ans, peut encore faire des éléves. Notre jeune Artisant doué de genie, se forme donc lui-même une pratique pour imiter la nature; & il forme cette pratique des maximes résultantes de la réflexion qu'il fait sur son travail & sur le travail des autres. Chaque jour ajoute ainsi de nouvelles lumieres à celles qu'il avoit acquises précédament. Il ne fait pas une élégie ni un tableau sans devenir meilleur Peintre ou meilleur Poëte; & il surpasse enfin ceux qui peuvent avoir été plus heureux que lui, en maître & en modeles. Tout est pour lui, l'occasion de quelque refléxion utile, & dans le milieu d'une plaine il étudie avec autant de profit que s'il étoit dans son cabinet. Enfin son mérite parvenu où il peut atteindre se soutient toujours jusques à ce que la vieillesse affoiblissant les organes, sa main tremblante se refuse à l'imagination encore vigoureuse. Le genie est dans les hommes, ce qui vieillit le dernier. Les vieillards les plus caducs se raniment; ils redeviennent de jeunes gens dès qu'il s'agit des choses qui sont du ressort de la profession dont la nature leur avoit donné le génie. Faites parler de guerre cet Officier décrepit, il s'échauffe comme par inspiration; on diroit qu'il se soit assis sur le trepied: il s'énonce comme un homme de quarante ans, & il trouve les choses & les expressions avec la facilité que donne pour penser & pour parler un sang pétillant d'esprits.

Plusieurs témoins oculaires m'ont raconté, que le Poussin avoit été jusques à la fin de sa vie un jeune Peintre du côté de l'imagination. Son mérite avoit survécu à la dextérité de sa main; & il inventoit encore quand il n'avoit plus les talens né [51] cessaires à l'execution de ses inventions. A cet égard, il n'en est pas tout à fait des Poëtes comme des Peintres. Le plan d'un long ouvrage, dont la disposition pour être bonne, veut être faite dans la tête de l'inventeur, ne peut être produit sans le secours de la mémoire; ainsi ce plan doit se sentir de l'affoiblissement de cette faculté: suite trop ordinaire de la vieillesse. La mémoire des vieillards est infidelle pour les choses nouvelles. Voilà d'où viennent les défauts qui sont dans le plan des dernieres Tragédies du Grand Corneille. Les évenemens y sont mal amenés, & souvent les personnages s'y trouvent dans des situations où ils n'ont naturellement rien de bon & de naturel à dire: mais on y reconnoit de tems en tems l'élévation & même la fertilité du génie de Corneille à la Poësie de son stile.


SECTION IX.
Des Obstacles qui retardent le progrès des jeunes Artisans.

TOus les génies se manifestent bien, mais ils ne parviennent point tous au dégré de perfection où la nature les a rendus capables d'atteindre. Il en est dont le progrès est arrêté au milieu de la course. Un jeune homme ne sauroit faire dans l'art de la Peinture tout le progrès dont il est capable, si sa main ne se perfectionne pas en même tems que son imagination. Il ne suffit pas aux Peintres de concevoir des idées nobles, d'imaginer les compositions les plus élégantes, & de trouver les expressions les plus pathétiques, il faut encore que leur main ait été rendue docile à se fléchir avec précision en cent manieres différentes, pour être capable de tirer avec justesse la ligne que l'imagination lui demande. Nous ne saurions faire rien de bien, dit du Fresnoi, dans son Poëme de la Peinture, si notre main n'est pas capable de mettre sur la toile les beautés que notre esprit produit.

[52] Sic nihil ars opera manuum privata, supremum
Exequitur, sed languet iners uti vincta lacertos,
Dispositumque typum non lingua pinxit Appelles.

Le Génie a pour ainsi dire les bras liés dans un Artisan, dont la main n'est pas dénouée. Il en est de l'oeil comme de la main. Il faut que l'oeil d'un Peintre soit accoutumé de bonne heure à juger par une opération sure & facile en même tems, quel effet doit faire un certain mélange ou bien une certaine opposition de couleur, quel effet doit faire une figure d'une certaine hauteur dans un grouppe, & quel effet un certain grouppe fera dans le tableau, après que le tableau sera colorié. Si l'imagination n'a pas à sa disposition une main & un oeil capables de la seconder à son gré, il ne résulte des plus belles idées qu'enfante l'imagination, qu'un tableau grossier, & que dédaigne l'Artisan même qui l'a peint, tant il trouve l'oeuvre de sa main au-dessous de l'oeuvre de son esprit.

L'étude nécessaire pour perfectionner l'oeil & la main ne se fait point en donnant quelques heures distraites à un travail interrompu. Cette étude demande une attention entiere & une perseverance continuée durant plusieurs années. On sait la maxime qui défend aux Peintres de laisser écouler un jour entier saus donner quelque coup de pinceau: maxime qu'on applique communement à toutes les professions, tant on la trouve judicieuse. Nulla dies sine linea.

Le seul tems de la vie qui soit bien propre à faire acquerir leur perfection à l'oeil & à la main est le tems où nos organes tant interieurs qu'exterieurs achevent de se former. C'est le tems qui s'écoule depuis l'âge de quinze ans jusques à l'âge de trente ans. Les organes contractent sans peine durant ces années, toutes les habitudes dont leur prémiere conformation les rend susceptibles. Mais si l'on perd ces années pretieuses, si l'on les laisse écouler sans les mettre à profit, la docilité des organes se passe sans que tous nos efforts puissent jamais la rappel [53] ler. Quoique notre langue soit une organe bien plus souple que notre main; cependant nous prononçons toujours mal une langue étrangere, que nous apprenons après trente ans.

Malheureusement pour nous ces années si pretieuses sont celles où nous sommes distraits le plus facilement de toutes les applications sérieuses. C'est le tems où nous commençons à prendre confiance en nos lumieres, qui ne sont encore que le prémier crépuscule de la prudence. Nous avons déja perdu cette docilité pour les conseils des autres, qui tient lieu aux enfans de bien des vertus; & notre perseverance aussi foible que notre raison n'est point à l'épreuve des dégouts. Horace définit un adolescent.

Monitoribus asper
Utilium tardus provisor, prodigus aeris,
Sublimis, cupidusque & amata relinquere pernix.

D'ailleurs tout est pour cet âge l'occasion d'un plaisir plein d'attraits. Les gouts d'un jeune homme sont des passions, & ses passions sont des fureurs. Le feu de l'âge en donne plusieurs à la fois; & c'est beaucoup si la raison encore naissante peut être la maîtresse durant quelques momens.

Je dois encore ajouter une réflexion; c'est que le génie de la Poësie & celui de la Peinture n'habite point dans un homme d'un temperament froid & d'une humeur indolente. La même constitution qui le fait Peintre ou Poëte, le dispose aux passions les plus vives. L'histoire des grands Artisans, soit en Poësie, soit en Peinture, qui n'ont pas fait naufrage sur les éceuils dont je parle, est remplie du moins des dangers qu'ils y ont couru; quelques-uns s'y sont brisés: mais tous y ont échoué.

J'ignore quel sujet peut avoir été cause que l'Evêque d'Alba se soit surpassé lui même dans la Peinture qu'il nous donne des inquietudes & des transports d'un jeune Poëte tirannisé par une foiblesse qui lutte contre son génie, & qui le distrait mal [54] gré lui-même des occupations pour lesquelles il est né.

Saepe & enim tectos immitis in ossibus ignes
Versat amor, mollisque est intus flamma medullas
Nec miserum patitur Vatum meminisse nec undae
Castaliae, tantum suspirat vulnere caeco.
Ante occulos simulacra volant noctesque diesque
Nuntia virginei vultus quem perditus ardet,
Nec potis est alio fixam traducere mentem Saucius.

La nature des eaux de l'Hipocrêne, ne les rend pas encore bien propres à éteindre de pareils incendies.

La passion du vin est encore plus dangereuse que l'autre. Elle fait perdre beaucoup de tems, & met encore un jeune Artisan hors d'état de faire un bon usage de celui qu'elle lui laisse. L'excès du vin n'est pas même un de ces vices dont l'âge corrige les hommes. Cependant en quelques années, il ôte à l'esprit sa vigueur & au corps une partie de ses forces. Un homme trop adonné au vin, est morne quand il n'est pas à table, & son esprit n'est plus fondé que sur les digestions d'un estomac, qui s'use enfin avant le tems. Quand Horace veut parler serieusement, il dit, que le jeune homme qui veut se rendre habile, doit être temperant. Abstinuit venere & vino. Petrone le moins austere des écrivains, exige d'un jeune homme qui veut réussir dans ses études, d'être sobre. Frugalitatis lege palleat exacta. Juvenal, en parlant des poëtes de son tems qui composoient de grands ouvrages, dit qu'ils s'abstenoient du vin même, dans les jours que la coutume destinoit particulierement aux plaisirs de la table.

Fuit utile multis
Pallere & vinum toto nescire Decembri.

On ne m'accusera pas du moins de citer les jeunes gens, à qui je veux faire le procès, devant des Juges trop severes.

[55] Enfin, comme le succès ne sauroit répondre toujours à la précipitation d'un jeune Peintre, il peut bien se dégouter de tems en tems d'un travail laborieux, dont il ne voit pas naître un fruit qui le satisfasse. L'impatience naturelle à cet âge, fait qu'on voudroit moissonner un instant après avoir semé. L'attrait qu'un travail où nous pousse notre génie a pour nous, aide beaucoup à vaincre ses dégouts, comme à resister aux distractions: mais il est bon encore que le desir de faire fortune vienne au secours de l'impulsion de notre génie. Il est donc à souhaiter qu'un jeune homme, que son génie détermine à être Peintre, le trouve dans une situation telle qu'il lui faille regarder son art comme son établissement, & qu'il attende sa considération dans le monde de la capacité qu'il acquerera dans cet art. Si la fortune d'un jeune homme, loin de le porter à un travail assidu, concourt avec la legereté de son âge pour le distraire du travail; qu'augurer de lui, sinon qu'il laissera passer le tems de former ses organnes sans le faire? Un travail souvent interrompu & distrait encore plus souvent, ne suffit pas à perfectionner un Artisan. En effet le succès de notre travail dépend presqu'autant de la disposition dans laquelle nous sommes lorsque nous nous appliquons, il dépend presqu'autant ce que nous faisions avant que de commencer notre travail, & de ce que nous avons projetté de faire après que nous l'aurons quitté, que de la durée même de ce travail. Quand la force du genie ramenera notre jeune Peintre à une étude plus sérieuse de son art, parce que l'ivresse de la jeunesse sera passée, sa main & ses yeux ne seront plus capables d'en bien profiter. S'il veut faire de bons tableaux, qu'après les avoir imaginés, il les fassent peindre par un autre.

Les Poëtes dont l'aprentissage n'est pas aussi difficile que celui des Peintres se rendent toujours capables de remplir leur destinée. La prémiere ardeur que donne le génie suffit pour apprendre les regles de la Poësie; ce n'est point par ignorance de regles, [56] que tant gens péchent contre les regles. La plupart de ceux qui manquent à les observer, les connoissent bien: mais ils n'ont point assez de talent pour mettre leurs maximes en pratique.

Il est vrai qu'un Poëte peut être dégouté de nous donner de grands ouvrages par la peine que coute la disposition de leur plan. La perseverance n'est pas la vertu des jeunes gens. S'il n'est point de travail si penible, & si difficile qu'ils ne s'y portent avec ardeur, c'est à condition que ce travail ne durera point long-tems. Il est donc heureux pour la société, que les jeunes Poëtes soient déterminés par leur fortune a un travail assidu.

Je n'entens point par nécessité de faire fortune, la nécessité de subsister. Cette extréme indigence qui force à travailler pour avoir du pain, n'est propre qu'à égarer un homme de génie, qui, sans consulter sés talens, s'attache pressé par le besoin, aux genres de Poësie qui sont plus lucratifs que les autres. Au lieu de composer des Allegories ingenieuses & des satires excellentes, il fera de mauvaises piéces de théatre: le théatre est en France le Perou des Poëtes.

L'enthousiasme Poëtique, n'est pas un de ces talens, que la crainte de mourir de faim fait donner. Si comme le dit Perse, qui nomme le ventre, le pere de l'industrie, Ingenii largitor venter, les entrailles à jeûn font croître l'esprit, ce n'est pas aux écrivains.

Horace a bû son saoul quand il voit les Menades.

Dit, Despreaux après Juvenal. En effet, comme ce Poëte Latin l'expose très bien: mettre les pieds dans l'Olimpe, entrer dans les projets des Dieux, & donner des fêtes aux Déesses, ce n'est point la besogne d'un mal vêtu, qui ne sait point où il ira souper. Si Virgile, ajoute Juvenal, n'avoit pas eu les commodités de la vie, ces Hidres dont il sait fairre des monstres si terribles, n'auroient été que des couleuvres ordinaires. La furie qui porte la rage dans le sein de Turnus & d'Amata, n'auroit été [57] pour parler à notre maniere, qu'une furie pareille à la tranquille Eumenide de l'Opera d'Isis.

Magnae mentis opus, nec de lodice paranda
Attonitae, currus & equos faciesque deorum Aspicere, & qualis Rutulum confundat Erinnis.
Nam si Virgilio puer & tolerabile desit
Hospitium, caderent omnes à crinibus Hydri.

L'extrême besoin dégrade l'esprit, & le génie, réduit par la misere à composer, perd la moitié de sa vigueur.

D'un autre côté, les plaisirs détournent les Poëtes du travail, aussi bien que le besoin. Il est vrai que Lucain composa sa Pharsale malgré toutes les distractions qui viennent à la suite de l'opulence. Il reçut les complimens de ses amis sur le succès de son Poëme dans ses jardins enrichis de marbre: mais un seul exemple ne conclut pas. De tous les Poëtes qui se sont acquis un grand nom, Lucain est le seul, autant qu'il m'en souvient, qui dès sa jeunesse ait pu vivre dans l'abondance. Tout le monde sera de mon avis, quand j'avancerai que Moliere n'auroit jamais pris la peine nécessaire pour se rendre capable de produire les femmes savantes, ni celle de composer ensuite cette Comédie après s'être rendu capable de le faire, s'il se fût trouvé un homme de condition, en possession de cent mille livres de rente dès l'âge de vingt ans. Je crois rencontrer quelle est la situation ou l'on peut souhaitter, que soit un jeune Poëte, dans un bon mot de notre Roi Charles IX. Il faut, disoit ce Prince, en se servant de la langue latine, dont le bel usage permettoit alors aux personnes polies, de mêler quelques mots dans la conversation. Que les chevaux & les Poëtes soient bien nourris, mais non pas engraissés. Equi & Poëtae alendi sunt non saginandi. On doit pardonner la comparaison à la passion démesurée des Seigneurs de ce tems-là pour leurs écuries: la mode l'autorisoit. L'envie d'augmenter sa fortune excite un Poëte qui se trouve dans cette situation, sans [58] que le besoin lui rabaisse l'esprit, ni l'oblige à courir après un vil salaire, comme ont fait les ouvriers mercenaires de tant de Poëmes Dramatiques, qui ne se soucioient gueres de la destinée de leurs piéces, dès qu'ils avoient touché l'argent qui devoit leur en revenir.

Gestit enim nummum in loculos demittere, post hac
Securus, cadat an recto stet fabulae talo.

Comme la mécanique de notre Poësie, si difficile pour ceux qui ne veulent faire que des vers excellens, est facile pour ceux qui se contentent d'en faire de médiocres, il est parmi nous bien plus de mauvais Poëtes, que de mauvais Peintres. Toutes les personnes qui ont quelque lueur d'esprit, ou quelque teinture des lettres, veulent se mêler de faire des vers; & pour le malheur des Poëtes, elles deviennent ainsi des Juges qui prononcent sur tous les Poëmes nouveaux, avec la sévérité d'un concurrent. C'est depuis long-tems, que les Poëtes se plaignent du grand nombre de rivaux, que la facilité de la mécanique de la Poësie leur procure. Celui qui n'est pas Pilote, dit Horace, n'ose s'asseoir au gouvernail. On ne se mêle point de composer des remedes, quand on n'a pas étudié la vertu des Simples. Il n'y a que les Medécins qui ordonnent la saignée aux malades. Ce n'est même qu'après un apprentissage qu'on exerce les plus vils métiers, mais tout le monde capable ou non, veut faire des vers.

Navem agere ignarus navis timet, Abrotomum aegro
Non audet, nisi qui didicit dare, quod medicorum est,
Promittunt Medici, tractant fabrilia fabri.
Scribimus indocti doctique Poëmata.

Les versificateurs les plus ineptes, sont même ceux qui composent le plus courament. Delà naissent tant d'ouvrages ennuyeux qui font prendre en mau [59] vaise part le nom de Poëte, & qui empêchent que personne veuille s'honorer d'un si beau titre.

Il me souvient de ce que dit Monsieur Despreaux à Monsieur Racine touchant la facilité de faire des vers. Ce dernier venoit de donner sa Tragédie d'Alexandre, lorsqu'il se lia d'amitié avec l'Auteur de l'art Poëtique. Racine lui dit en parlant de son travail, qu'il trouvoit une facilité surprenante à faire ses vers. Je veux vous apprendre à faire des vers avec peine, répondit Despreaux, & vous avez assez de talent pour le savoir bientôt. Racine disoit que Despreaux lui avoit tenu parole.

Mais ces peines ne sont point capables de dégouter de la poësie un jeune homme qui tient sa vocation d'Apollon même, & qu'excite encore le desir de se faire un nom & une fortune. Il atteindra, soit un peu plustôt, soit un peu plus tard, le dégré du Parnasse où il est capable de monter: mais l'usage qu'il fera de sa capacité, dépendra beaucoup du tems où son étoile l'aura fait naître. S'il vient un tems malheureux, sans Auguste & sans Mécéne, ses productions ne seront, ni si fréquentes, ni de si longue haleine que s'il étoit né dans un siécle plus fortuné pour les arts & pour les sciences. Virgile encouragé par l'attention qu'Auguste donnoit à ses vers, Virgile excité par l'émulation a produit l'Eneide: Il a employé une infinité de veilles à composer un Poëme de longue haleine, qui malgré le goût que son génie devoit lui donner pour ce travail, doit l'avoir fatigué souvent jusques à la lassitude. Si Virgile avoit vécu dans un tems, sans Auguste, sans Mécéne & sans concurrens, Virgile auroit bien été déterminé par l'impulsion du génie, & par le désir de se distinguer à cultiver son talent. Il se seroit bien rendu capable de composer une Eneïde, mais on peut croire qu'il n'auroit pas eu la perseverance nécessaire pour terminer un si long ouvrage. Peut-être n'aurions nous de Virgile que quelques Eglogues qui auroient cousé sans peine d'une veine abondante, & l'esquisse de l'Eneide dont il auroit terminé un livre ou deux.

[60] Les grands Artisans ne sont pas ceux à qui leurs productions coutent le moins. Leur inaction vient souvent de la crainte qu'ils ont des peines que leur coutent des ouvrages dignes d'eux, quand il semble que c'est la paresse qui les tient dans l'oisiveté. Comme des matelots qui viennent de mettre pied à terre, après avoir vu, pour me servir de l'expression d'un ancien, la mort dans chaque flot qui s'approchoit d'eux, sont dégoutés pour un tems de s'exposer aux perils de la mer; de même un bon Poëte qui sait combien il lui en a couté pour terminer sa tragédie, n'entreprend pas si volontiers d'en faire une autre. Il faut qu'il se repose durant un tems. Après s'être ennuié du travail, il faut qu'il s'ennuie du repos avant que de se remettre au travail.

Un Poëte ne dispose pas sans un travail penible & sans une attention laborieuse l'esquisse d'un long ouvrage. Le travail de limer & de polir ses propres vers est encore ennuyeux. Il est impossible que l'attention serieuse sur des minuties que ce travail exige ne fatigue pas bientôt. Cependant il faut la continuer durant long-tems. J'en appelle à témoin les Poëtes à qui la perseverance dans ce labeur a manqué. Il est vrai que les Poëtes trouvent un plaisir sensible dans l'Enthousiasme de la composition. L'ame livrée toute entiere aux idées qui s'excitent dans l'imagination échauffée, ne sent pas les efforts qu'elle fait pour les produire: elle ne s'apperçoit de sa peine que par cette lassitude & par cet épuisement qui suivent la composition.

Neque idem unquam
AEque est beatus ac Poëma cum scribit,
Tam gaudet in se.

Ceux qui composent des vers sans être Poëtes, sont contens de ce qu'ils ont produit, plutôt dans un, délire que dans un véritable Enthousiasme. La plupart, comme Pigmalion, deviennent amoureux de leurs productions informes ou languissantes; & ils ne les retouchent plus: car qui dit amoureux, dit [61] aveugle sur les désauts de ce qu'il aime. Aussi aucun tiran de la Grece, n'entendit-il jamais autant de flatterie qu'un Poëte médiocre s'en dit à lui même quand il encense les prétendues divinités qui viennent de naître sous sa plume. C'est des mauvais Poëtes qu'il faut entendre, ce que dit Ciceron. In hoc enim genere nescio quo pacto magis quam in allis suum cuique pulcherrimum est. Adhuc neminem cognovi Poëtam qui sibi non optimus videretur. Il étoit naturel que Ciceron fît le portrait des Poëtes médiocres, quand il vouloit parler des Poëtes en général. Il est connu pour avoir fait des vers aussi mauvais que sa prose est bonne.


SECTION X.
Du tems où les hommes de génie parviennent au mérite dont ils sont capables.

LE tems où les génies parviennent au mérite dont ils sont capables est different. En Premier lieu les génies nés pour ces professions qui demandent beaucoup d'expérience & de la maturité d'esprit, sont formés plus tard que ceux qui sont nés pour ces professions où l'on réussit avec un peu de prudence & beaucoup d'imagination. Par exemple, un grand Ministre, un grand Général, un grand Magistrat deviennent ce qu'ils sont capables d'être, dans un âge plus avancé que celui où les Peintres & les Poëtes atteignent le dégré d'excellence que leur étoile leur permet d'atteindre. Les premiers ne sauroient être formés sans des connoissances & sans des lumieres qu'on n'acquiert que par l'expérience, & même par sa propre expérience. L'étendue de l'esprit, la subtilité de l'imagination, l'application même ne sauroient y suppléer. Enfin ces professions demandent un jugement mur, & sur tout de la fermeté sans opiniâtreté. On naît bien avec une disposition à ces qualités, mais on ne naît point avec ces qualités toutes formées. On ne peut même les avoir acquises de si bonne heure.

[62] Comme l'imagination a plutôt acquis ses forces que le jugement ne peut avoir acquis les siennes, les Peintres, les Poëtes, les Musiciens & ceux dont le talent consiste principalement dans l'invention, ne sont pas si long-tems à se former. Je crois donc que l'âge de trente ans, est l'âge où communement parlant, les Peintres & les Poëtes se trouvent être parvenus au plus haut dégré du Parnasse, où leur génie leur permette de monter. Ils deviennent bien plus corrects dans la suite, ils deviennent bien plus sages dans leurs productions; mais ils ne deviennent pas ni plus fertiles, ni plus pathétiques, ni plus élévés.

Comme les génies sont plus tardifs les uns que les autres, c'est ce que j'avois à dire en second lieu; comme leurs progrès peuvent être retardés par tous les obstacles dont nous avons parlé, nous n'avons pas pretendu marquer l'âge de trente ans, comme une année fatale, avant laquelle & après laquelle on ne dut rien attendre. Il peut se trouver cinq ou six années de difference, dans l'âge auquel deux grands Peintres ou deux grands Poëtes seront parvenus à leur perfection. L'un y peut être arrivé à vingt-huit ans & l'autre à trente trois. Racine fut formé des vingt-huit ans. La Fontaine étoit bien plus âgé quand il fit les premiers de ses bons ouvrages. Le genre de Poësie auquel s'applique un Artisan paroît même retarder encore cette année heureuse. Moliere avoit quarante ans, lorsqu'il fit les prémieres de ces Comédies, dignes d'être comptées au nombre des piéces, lesquelles lui ont acquis sa reputation. Mais il ne suffisoit pas à Moliere d'être grand Poëte pour être capable de les composer: il falloit encore qu'il eut acquis une connoissance des hommes & du monde qu'on n'a pas de si bonne heure, & sans laquelle le meilleur Poëte ne sauroit faire que des Comédies médiocres.

Il est naturel que les grands génies atteignent le point de leur perfection un peu plus tard que les génies moins élevés & moins étendus. Les grands génies sont comme ces arbres qui portent des fruits excellens, & qui dans le printems poussent à peine [63] quelques feuilles, lorsque les autres arbres sont déja tous couverts de leur feuillage. Quintilien, que sa profession obligeoit d'étudier le caractere des enfans, parle avec un sens merveilleux sur ce qu'on appelle communement des esprits tardifs & des esprits précoces. Si le corps, dit-il, n'est pas chargé de chairs dans l'enfance, il ne sauroit être bienfait dans l'âge viril. Les enfans, dont les membres sont formés de trop bonne heure, deviennent infirmes & maigres dès l'adolescence: Ainsi de tous les enfans, ceux qui me donnent le moins d'espérance, ajoute Quintilien, ce sont ceux-là même à qui le monde trouve plus d'esprit qu'aux autres, parce que leur jugement est avancé. Mais cette raison prématurée ne vient que du peu de vigueur de leurs esprits: ils se portent bien, plutôt parce qu'ils n'ont pas de mauvaises humeurs, que parce qu'ils aient un fonds de santé. Erit illud plenius interim corpus quod mox adulta aetas astringat. Hinc spes roboris: Maciem namque & infirmitatem in posterum minari solet protinus omnibus membris expressus infans.... Illa mihi in pueris natura minimum spei dabit in qua ingenium judicio praesumitur.... Macies illis pro sanitate & judicii loco infirmitas est. Ce passage dont j'ai seulement ramassé quelques traits, mérite d'être lu en entier.

Voilà cependant le caractere que les Maîtres trouvent de meilleur augure. Je parle des Maîtres ordinaires, car si le Maître lui-même a du génie, il discernera l'Eléve de dix-huit ans qui en aura. Il le reconnoîtra d'abord à la maniere dont il lui verra digerer ses leçons, & aux objections qu'il formera. Enfin il le reconnoîtra, parce qu'il lui verra faire tout ce qu'il faisoit lui même quand il étoit Eleve. C'est ainsi que Scipion l'Emilien avoit reconnu le génie de Marius, quand il répondit à ceux qui lui demandoient quel homme seroit capable de commander les armées de la Republique, si l'on venoit à le perdre, que c'etoit Marius. Cependant Marius à peine Officier subalterne n'avoit encore fait aucun exploit, il n'avoit mis encore en évidence aucune qualité qui le rendît digne dès lors aux yeux des [64] hommes ordinaires d'être le successeur de Scipion.

Dès que les jeunes gens sont arrivés au tems où il faut penser de soi-même, & tirer de son propre fonds, la difference qui est entre l'homme de génie & celui qui n'en a pas, se manifeste & devient sensible à tout le monde. L'homme de génie invente beaucoup, quoiqu'il invente encore mal, & l'autre n'invente rien. Mais, Facile est remedium ubertatis; sterilia nullo labore vincuntur. L'art qui ne sauroit trouver de l'eau où il n'y en a point, fait resserrer dans leurs lits les fleuves qui se débordent. Plus l'homme de génie & celui qui n'en a point s'avancent vers l'âge viril, plus la difference qui est entre-eux devient sensible. Il n'arrive à cet égard dans la Peinture & dans la Poësie, que la même chose qu'on voit arriver dans toutes les conditions de la vie. L'art d'un Gouverneur & les leçons d'un Précepteur changent un enfant en un jeune homme: elles lui donnent plus d'esprit qu'on n'en peut avoir naturellement à cet âge. Mais cet enfant, dès qu'il est parvenu dans l'âge où il faut penser, parler & agir de soi-même, déchoit tout à coup de ce mérite précoce. Son été dément toutes les espérances de son printems. L'éducation trop soigneuse qu'il a reçue, lui devient même nuisible, parce qu'elle lui a été l'occasion de prendre l'habitude dangereuse de laisser penser d'autres pour lui. Son esprit a contracté une faineantise interieure qui lui laisse attendre des impulsions extérieures pour se déterminer & pour agir. L'esprit contracte aussi facilement une habitude de paresse que les jambes & les pieds. Un homme qui ne va jamais qu'une voiture ne le méne, est bientôt hors d'état de se servir de ses jambes aussi-bien qu'un homme qui se tient dans l'habitude de marcher. Comme il faut donner la main au premier quand il marche, de même il faut aider l'autre à penser & même à vouloir. Dans l'enfant élevé sans tant de soin, l'intérieur s'évertue de lui-même, & l'esprit devient actif. Il aprend à raisonner & à décider lui-même comme on [65] on aprend les autres choses. Il parvient enfin à bien raisonner & à bien prendre son parti, à force de raisonner & de refléchir sur ce qui l'a trompé, lorsque les évenemens lui ont fait voir qu'il avoit mal conclu.

Plus un artisan doué de génie met de tems à se former, plus il lui faut d'expérience pour devenir moderé dans ses saillies, retenu dans ses inventions, & sage dans ses productions, plus il va loin ordinairement. Le Midi des jours d'été est plus éloigné du Levant que le Midi des jours d'hyver. Les cerises parviennent à leur maturité dès les prémieres chaleurs, mais les raisins n'y parviennent qu'avec le secours des ardeurs de l'été & de la tiedeur de l'automne. La nature n'a pas voulu, dit Quintilien, que rien de considérable fût achevé en peu de tems. Plus le genre d'un ouvrage est excellent plus il faut surmonter de difficultés pour le terminer. C'est le sentiment de l'Auteur que je viens de citer, qui certainement s'y connoissoit, quoiqu'il n'eut pas lu Descartes. Nihil enim rerum ipsa Natura, voluit magnum effici cito, praeposuitque pulcherrimo cuique operi difficultatem quae nascendi quoque hanc fecerit legem, ut majora animalia diutius visceribus parentum continerentur. Ainsi plus les fibres d'un cerveau doivent avoir de ressort, plus ces fibres sont en grand nombre, plus il leur faut de tems pour acquerir toutes les qualités dont ils sont capables.

Les grands Maîtres font donc des études plus longues que les Artisans ordinaires. Ils sont, si l'on veut aprentifs durant un plus long-tems, parce qu'ils apprennent encore à un âge où les Artisans ordinaires savent déja le peu qu'ils sont capables de savoir. Que le titre d'apprentif n'épouvante personne, car il est des apprentifs qui valent déja mieux que des Maîtres, bien que ces Maîtres fassent moins de fautes qu'eux. Sed & his non labentibus nulla laus, illis non nulla laus etiam si labantur. Quand le Guide & le Dominiquin eurent fait chacun leur tableau dans une petite Eglise dédiée à Saint André, & bâtie [66] dans le jardin du Monastere de Saint Grégoire Au Mont Coelius. Annibal Carache leur Maître fut pressé de prononcer qui de ses deux Eléves méritoit le prix. Le tableau du Guide réprésente Saint André à genoux devant la Croix, & celui du Dominiquin réprésente la flagellation de cet Apôtre. Ce sont de grands morceaux ou nos deux Antagonistes avoient eu le champ libre pour mettre en évidence tout leur la génie; & ils les avoient executés avec d'autant plus de soin qu'étant peints à fresque vis-à-vis l'un de l'autre, ils devoient être perpetuellement rivaux, & pour ainsi dire éterniser la concurrence de leurs artisans. Le Guide, dit le Carache, a fait en maître, & le Dominiquin en apprentif; mais, ajouta-t-il, l'apprentif vaut mieux que le maître. Véritablement on voit des fautes dans le tableau du Dominiquin que le Guide n'a pas faites dans le sien; mais on y voit aussi des traits qui ne sont pas dans celui de son rival. On y remarque un génie qui tendoit à des beautés où le génie doux & paisible du Guide n'aspiroit point.

Plus les hommes sont capables de s'élever, plus ils ont de dégrés à monter pour arriver au faîte de leur élevation. Horace devoir être un homme fait quand il se fit connoître pour Poëte. Virgile avoit près de trente ans quand il fit sa prémiere Eglogue. Monsieur Racine avoit à peu près cet âge, au dire de Monsieur Despréaux, quand il fit jouer Andromaque, qu'on peut regarder comme la prémiere Tragédie du grand Poëte. Corneille avoit plus de trente ans quand il fit le Cid. Moliere n'avoit point encore fait à cet âge aucune des Comédies qui lui ont acquis la réputation qu'il a laissée. Despréaux avoit trente ans quand il donna ses Satyres telles que nous les avons. Il est vrai que les dattes de les piéces qu'on a mises dans une édition posthume de ses ouvrages disent le contraire; mais dattes souvent dementies même par la piéce de poësie, à la tête de laquelle on les a placées, ne me paroissent d'aucun poids. Raphaël avoit près de trente ans lors qu'il fit connoître la noblesse & la sublimité de son génie [67] dans le Vatican. C'est-là qu'on voit ses prémiers ouvrages, dignes du grand nom qu'il a présentement.


SECTION XI.
Des ouvrages convenables aux gens de génie, & de ceux qui contrefont la maniere des autres.

LES hommes de génie qui sont jaloux de leur réputation ne devroient du moins mettre au jour que de grands ouvrages, puisqu'il ne leur a pas été possible de dérober leur apprentissage aux yeux du public. Ils éviteroient par cette precaution de donner lieu à des comparaisons mortifiantes. Quand les Poëtes & les Peintres les mieux inspirés donnent, ou des poëmes composés d'un petit nombre de vers ou des tableaux qui ne contiennent qu'une figure sans expression & posée dans une attitude commune, ces productions sont exposées à des paralelles odieux. Comme on peut sans génie faire quatre ou cinq vers heureux, ou peindre une Vierge avec l'enfant sur ses genouils sans être grand Peintre, la difference du simple ouvrier & de l'artisan divin ne ne se fait pas sentir dans des ouvrages si bornés, de la même maniere qu'elle se fait sentir dans des ouvrages plus composés & qui sont susceptibles d'un plus grand nombre de beautés. C'est dans les derniers que cette difference paroît dans toute son étendue.

Il est quelques Vierges de Carle Maratte que les amis de ce Peintre soutiennent approcher assés de la beauté de celles de Raphaël, sans qu'on puisse les accuser d'une exagération outrée. Quelle difference eutre les grandes compositions de ces deux Peintres, & qui s'avisât jamais de les mettre en paralelle! Quoique la présomption soit familiere aux Peintres presqu'autant qu'aux Poëtes, Carle Maratte lui-même ne s'est pas cru digne de mêler son Pinceau avec celui de Raphaël. Peu de tems avant [68] la derniere année Sainte on voulut faire racommoder le Plafond du Salon de ce Palais, qu'on appelle à Rome le petit Farnese. C'est la maison bâtie par le Chigi qui vivoit sous le Pontificat de Leon X. Les Peintures que ce Chigi fit faire dans cette maison par Raphaël ont rendu le nom de Chigi aussi célébre dans l'Europe que le Pontificat d'Alexandre VII. Carle Maratte ayant été choisi comme le premier Peintre de Rome pour mettre la main au Plafond dont je parle, & sur lequel Raphaël a réprésenté l'histoire de Psyché, ce galand homme n'y voulut rien retoucher qu'au Pastel, afin, dit-il, que s'il se trouve un jour quelqu'un plus digne que moi d'associer son pinceau avec celui de Raphaël, il puisse effacer mon ouvrage pour y substituer le sien.

Vander Meulen auroit peint un Cheval aussi-bien que le Brun, & Bâtiste auroit fait un Pannier de fleurs mieux que le Poussin. Pour parler de la Poësie, Despréaux a fait des Epigrames très inférieures à celles de deux ou trois Poëtes, qui ne voudroient pas eux-mêmes s'égaler à lui. On connoît mal la superiorité d'un coursier sur un autre coursier, quand ils fournissent une carriere trop courte. Elle se fait bien mieux voir quand la carriere est de longue haleine. Il seroit superflu d'expliquer ici en quel sens je prens le mot de petit ouvrage, car un Tableau de trois pieds peut être quelquefois un grand ouvrage. Un Poëme de trois cens vers peut être un grand Poëme.

J'ajouterai encore une consideration touchant les ouvrages qui ne demandent pas beaucoup d'invention, c'est que les faussaires en Peinture les contrefont bien plus aisement qu'ils ne peuvent contrefaire les ouvrages, où toute l'imagination de l'Artisan a eu lieu de se deployer. Les faiseurs de Pastiches, ce sont ces tableaux peints dans la maniere d'un grand Artisan & qu'on expose sous son nom, bien qu'il ne les ait jamais vûs; les faiseurs de Pastiches, dis-je, ne sauroient contrefaire l'ordonnance, le coloris ni l'expression des grands Maîtres. On imite [69] la main d'un autre, mais on n'imite pas de même son esprit, & l'on n'aprend point à penser comme un autre, ainsi qu'on peut apprendre à prononcer comme lui.

Le Peintre médiocre qui voudroit contrefaire une grande composition du Dominiquin ou de Rubens, ne sauroit imposer non plus que celui qui voudroit faire un Pastiche sous le nom du Georgeon ou du Titien. Il faudroit avoir un génie presque égal à celui du Peintre qu'on veut contrefaire, pour réussir à faire prendre notre ouvrage pour être de ce Peintre. On ne sauroit donc contrefaire le génie des grands hommes, mais on réussit quelquefois à contrefaire leur main, c'est-à-dire leur maniere de coucher la couleur & de tirer les traits, les airs de tête qu'ils répétoient, & ce qui pouvoit être de vitieux dans leur pratique. Il est plus facile d'imiter les défauts des hommes que leurs perfections. Par exemple, on reproche au Guide d'avoir fait ses têtes trop plates. Ses têtes manquent souvent de rondeur, parce que leurs parties ne se détachent point & ne s'élevent pas assés l'une sur l'autre. Le Peintre qui voudroit faire une tête dans le dernier goût du Guide s'y prendroit mal, s'il lui donnoit la rondeur d'une tête de Rubens.

Jordan le Neapolitain, que ses compatriotes appelloient Il fa presto, ou le depêche besogne, étoit auprès Teniers un des grands faiseurs de Pastiche, qui jamais ait tendu des pieges aux curieux. Fier d'avoir contrefait avec succès quelques têtes du Guide, il entreprit de faire de grandes compositions dans le gout de cet aimable Artisan, & dans le gout des autres Eleves du Carache. Tous ces Tableaux qui réprésentent differents évenemens de l'histoire de Persée, sont à Gennes dans le Palais du Marquis Grillo, qui paya le faussaire mieux que les grands maîtres, dont il se faisoit le singe, n'avoient été payés dans leur tems. On est surpris en voyant ces Tableaux, mais c'est qu'un Peintre qui ne manquoit pas de talens ait si mal placé ses veilles, & qu'un Sei [70] gneur Gennois ait fait un si mauvais usage de son argent.

La même chose est véritable en Poësie. Un homme sans génie, mais qui a lû beaucoup de vers, peut bien, en arrangeant ses reminiscences avec discernement, composer une Epigramme qui ressemblera si bien à celles de Martial, qu'on pourra la prendre pour être de ce Poëte. Mais un Poëte qui après s'être diverti à composer un treizieme livre de l'Eneïde seroit assés hardi pour l'attribuer à Virgile, n'en imposeroit à personne. Muret a bien pu faire prendre six vers qu'il avoit composés lui-même pour six vers de Trabea, Poëte Comique Latin qui vivoit six cens ans après la fondation de Rome.

Here si quaerelis ejulatu, fletibus
Medicina fieret miseriis mortalium,
Auro parandae lacrimae contra forent.
Nunc haec ad minuenda mala non magis valent,
Quam Noenia Praeficae ad excitandos mortuos.
Res turbidae consilium non fletum expetunt.

Ces vers ont pu éblouir Joseph Scaliger au point qu'il les ait cités dans son Commentaire sur Varron comme un fragment de Trabea trouvé dans un ancien manuscrit. Si Muret avoit voulu supposer une Comédie entiere à Térence, Muret n'en auroit pas imposé à Scaliger. Or les hommes soigneux de leur réputation ne doivent pas donner lieu aux faussaires avenir, d'imputer à leur nom des ouvrages qu'ils n'auront pas faits. C'est assés que d'avoir à répondre de ses propres fautes à la posterité.


[71] SECTION XII.
Des siécles illustres & de la part que les causes morales ont au progrés des arts.

TOus les siécles ne sont pas également fertiles en grands Artisans. Les personnes les moins spéculatives ont fait plusieurs fois réflexion qu'il étoit des siécles ou les Arts languissoient, comme il en étoit d'autres ou les Arts & les Sciences donnoient des fleurs & des fruits en abondance. Quelle comparaison entre les productions de la Poësie dans le siécle d'Auguste & les productions du même Art dans le siécle de Gallien. La Peinture étoit-elle le même art, pour ainsi dire, dans les deux siécles qui précéderent le siecle de Leon X. que dans le siécle de ce Pape. Mais la superiorité de certains siécles sur les autres siécles est trop connue pour qu'il soit besoin que nous nous arrêtions à la prouver. Il s'agit uniquement de remonter, s'il est possible, aux causes qui donnent tant de superiorité à un certain siécle sur les autres siécles.

Avant que d'entrer en matiere, je dois demander à mon lecteur qu'il me soit permis de prendre ici le mot de siécle en une signification un peu differente de celle qu'il doit avoir à la rigueur. Le mot de siécle pris dans son sens précis, signifie une durée de cent années, & quelquefois je l'emploierai pour signifier une durée de soixante ou de soixante & dix ans. J'ai cru pouvoir emploier le mot de siécle dans cette signification avec d'autant plus de liberté, que la durée d'un siécle est arbitraire essentiellement, & qu'on est convenu de donner cent années à chaque siécle uniquement pour faciliter en Chronologie les calculs & les citations. Il ne s'acheve point aucune révolution phisique dans la nature en l'espace de cent ans, ainsi qu'il se fait une révolution phisique dans la nature dans le terme d'une année, qui est cette révolution du soleil qu'on nomme annuelle. Le mot d'âge signifie un tems trop court pour m'en servir [72] ici, & d'ailleurs le monde est dans l'habitude de se servir du mot de siécle quand il parle de ce tems heureux où les Arts & les Sciences ont fleuri extraordinairement. On est dans l'habitude de dire & d'entendre dire, le siécle d'Auguste, le siécle d'Alexandre & le siécle de Louïs le Grand.

On trouve d'abord que les causes morales ont beaucoup de part à la difference sensible qui est entre les siécles. J'appelle ici causes morales, celles qui operent en faveur des arts, sans donner réellement plus d'esprit aux Artisans, mais qui sont seulement pour les Artisans une occasion de perfectionner leur génie, parce que ces causes leur rendent le travail plus facile, & parce qu'elles les excitent par l'émulation & par les recompenses à l'étude & à l'application. J'appelle donc des causes morales de la perfection des arts la situation heureuse où se trouve la patrie des Peintres & des Poëtes lors qu'ils fournissent leur carriere; l'inclination de leur Souverain & de leurs concitoyens pour les beaux arts; enfin, les excellens Maîtres qui vivent de leur tems, dont les enseignemens abregent les études & en assurent le fruit. Qui doute que Raphaël n'eût été formé quatre ans plutôt, s'il eut été l'Eleve d'un autre Raphaël? Croit-on qu'un Peintre François, qui auroit pris son essort au commencement des trente cinq années de guerre qui désolerent la France jusqu'à la Paix de Vervins, eut eu les mêmes occasions de se perfectionner, qu'il eut reçû les mêmes encouragemens qu'il auroit reçu, s'il eut pris son essort en mil six cens soixante.

Les Compatriotes des grands Artisans peuvent-ils donner aux beaux arts cette attention qui les encourage avec tant de succès, s'ils ne vivent pas dans un tems où il soit permis aux hommes d'être plus attentifs à leurs plaisirs qu'à leurs besoins. Cette attention generale aux plaisirs suppose une suite de plusieurs années exemptes des inquietudes & des craintes qu'amenent les guerres, du moins celles qui peuvent faire perdre aux particuliers leur état & qui mettent en danger la constitution de la societé, dont [73] nous sommes des membres. Le goût pour les beaux arts ne vint pas aux Romains tandis qu'ils faisoient dans leur propre pays une guerre dont les évenemens pouvoient être mortels à la Republique: quand l'ennemi pouvoit, s'il gagnoit une bataille, venir camper sur les bords du Teveron. Les Romains ne commencerent d'aimer les vers & les tableaux qu'après avoir transporté le siége de leurs guerres en Grece, en Afrique, en Asie & en Espagne, & quand les batailles que donnoient leurs Généraux ne decidoient plus du salut de la Republique, mais seulement de la gloire & de l'étendue de sa domination. Le Peuple Romain, comme dit Horace,

Et post Punica bella quietus quaerere coepit
Quid Sophocles & Thespis & AEschylus utile ferrent.

Les recompenses du Souverain viennent à la suite de l'attention des contemporains. S'il distribue ses faveurs avec équité, elles sont un grand encouragement pour les Artisans, car elles cessent de l'être lorsqu'elles sont mal placées. Il vaudroit mieux même que le Souverain ne repandit pas de graces que de les distribuer sans discernement. Un habile homme peut se consoler d'un mépris qui tombe sur son art. Un Poëte peut même pardonner de ne point aimer les vers; mais il est outré de dépit lorsqu'il voit couroner des ouvrages qui ne valent pas les siens. Il est desesperé d'une injustice qui l'humilie personnellement, & il renonce à la Poësie autant qu'il lui est possible de le faire.

Les hommes ne se flattent point intérieurement autant qu'on le croit communement. Ils ont du moins quelque lueur de ce qu'ils peuvent valoir au juste, & ils s'apprêtoient eux-mêmes dans le fond de leur coeur à peu près à la valeur qu'ils ont dans le monde. Les hommes qui ne sont ni Souverains ni Ministres, ni trop proches parents des uns & des autres, ont des occasions si fréquentes de connoître ce qu'ils valent véritablement, qu'il faut bien qu'ils s'en doutent à la fin, à moins que [74] d'être pleinement stupides. On ne s'applaudit pas seul durant long-tems, & Cotin ne pouvoit pas ignorer que ses vers ne fussent hués du public. Cette hauteur de bonne opinion que montrent les Poëtes médiocres, est souvent affectée. Il ne pensent pas tout le bien qu'ils disent de leur ouvrage? Peut-on douter que les Poëtes ne parlent souvent de mauvaise foi sur le mérite de leurs vers? N'est ce pas contre leur propre conscience qu'ils protestent que le meilleur de leurs ouvrages est précisement celui que le public estime le moins. Mais ils veulent soûtenir le Poëme dont la foiblesse a besoin d'appui, en montrant une prédilection affectée pour lui, quand ils abandonnent à leur destinée ceux de leurs ouvrages qui peuvent se soûtenir de leurs propres aîles. Corneille a dit souvent, qu'Attila étoit sa meilleure piéce, & Racine donnoit à entendre qu'il aimoit mieux Bérenice que ses autres Tragédies.

Non seulement il faut que les grands Maîtres soient recompensés, mais il faut encore qu'ils le soient avec distinction. Sans cette distinction les dons cessent d'être des recompenses, & ils deviennent un simple salaire commun aux mauvais & aux bons Artisans. Personne ne s'en tient honoré. Le Soldat Romain n'auroit plus fait de cas de cette Couronne de chêne pour laquelle il s'exposoit aux plus grands dangers, si la faveur l'eut fait donner quatre fois de suite à des personnes qui ne l'auroient pas méritée.

On trouve que les causes morales ont beaucoup favorisé les arts dans les siécles où la Poësie & la Peinture ont fleuri. Les Annales du genre humain font mention de quatre siécles dont les productions ont été admirées par les autres siécles. Ces siécles heureux où les arts ont atteint une perfection à laquelle ils ne sont point parvenus dans les autres, sont celui qui commença dix ou douze années avant le regne de Philippe pere d'Alexandre le Grand, celui de Jules César & d'Auguste, celui de Jules Second & de Leon X. enfin, celui de nôtre Roi Louis XIV.

[75] La Grece ne craignoit plus d'être envahie par les Barbares du tems de Philippe. Les guerres que les Grecs se faisoient entr'eux n'étoient point de ces guerres destructives de la société, où le particulier est chassé de ses foyers & fait esclave d'un ennemi étranger, telles que furent les guerres que ces Conquerans brutaux, sortis de dessous les neiges du Nord, firent à l'Empire Romain. Les guerres qui se faisoient alors en Grece ressembloient à celles qui se sont faites si souvent sur les Frontieres du Pays-Bas Espagnol; c'est-à-dire, à des guerres où le peuple court le risque d'être conquis, mais non pas d'être fait esclave & de perdre la proprieté de ses biens: malheur qui lui arrive dans les guerres qui se font encore entre les Turcs & les Chrétiens. Les guerres que les Grecs se faisoient entr'eux étoient donc ce qu'on appelle proprement des guerres reglées où l'humanité se pratiquoit souvent avec courtoisie. Une Loi du droit des gens de ce tems là portoit, qu'on ne pouvoit point abbatre le Trophée que l'ennemi avoit élevé pour éterniser sa gloire & notre honte. Or, toutes ces Loix, qui distinguent les combats des hommes des combats des bêtes feroces, s'observoient alors si religieusement, que les Rhodiens aimerent mieux élever un bâtiment pour renfermer & pour cacher le Trophée qu'Artemise avoit dressé dans leur Ville, après l'avoir prise, que de le renverser, s'il est permis de parler ainsi, d'un coup de pied. Toute la Grece étoit encore pleine d'aziles également respectés des deux partis. Une neutralité parfaite regnoit toujours dans ces sanctuaires, & l'ennemi le plus aigri n'osoit pas y attaquer le plus foible. On peut se faire une idée du peu d'acharnement des combats qui se donnoient entre les Grecs, par la surprise ou Tite-Live nous dit qu'ils tomberent quand ils virent les armes meurtrieres des Romains, & leur acharnement dans la mêlée. Cette surprise fût égale à l'étonnement que les Italiens eurent quand ils virent la maniere dont les François faisoient la guerre lors [76] de l'expedition de notre Roi Charles VIII. au Royaume de Naples.

L'aisance devoit être naturellement très-grande pour les Citoyens de toute condition durant les jours heureux de la Grece. La société étoit alors partagée en maîtres & en esclaves, qui la servoient bien mieux qu'elle ne peut être servie par un menu peuple mal élevé, qui ne travaille que par nécessité & qui se trouve encore dépourvu des choses dont il auroit besoin pour travailler avec utilité, lorsqu'il est reduit à le faire. Les Guespes & les Frélons étoient encore alors en plus petit nombre, par rapport aux Abeilles, qu'ils ne le sont aujourd'hui. Les Grecs par exemple, n'élevoient pas une partie de leurs Citoyens pour être ineptes à tout, hors à faire la guerre; genre d'éducation qui fait depuis long-tems un des plus grands fleaux de l'Europe. Le commun de la nation faisoit donc alors sa principale occupation de son plaisir, comme le font ceux de nos Citoyens qui naissent avec cent mille livres de rente, & le climat heureux de leur patrie les rendoit très sensibles aux plaisirs de l'esprit, dont la Poësie & la Peinture font le charme le plus decevant. Ainsi la plupart des Grecs devenoient des connoisseurs, du moins en acquerant un goût de comparaison. Un ouvrier étoit donc en Grece un artisan célébre aussitôt qu'il méritoit de l'être, & rien n'y annoblissoit plus que le titre d'homme illustre dans les arts & dans les sciences. Ce genre de mérite faisoit d'un homme du commun un personnage, & il l'égaloit à ce qu'il y avoit de plus grand & de plus important dans un Etat.

Les Grecs étoient si fort prévenus en faveur de tous les talens qui mettent de l'agrément dans la societé, que leurs Rois ne dedaignoient pas de choisir des Ministres parmi des Comediens. In scenam vero prodire & populo esse spectaculo nemini in eisdem gentibus fuit turpitudini, quae omnia apud nos partim infamia, partim humilia, partim ab honestate remota ponuntur, dit Cornelius Nepos en parlant des Grecs.

[77] Les occasions de recevoir des applaudissemens & des distinctions devant un grand peuple, étoient encore très frequentes dans la Gréce. Comme nous voyons présentement qu'il se forme de tems en tems des Congrés où les représentans des Rois & des Peuples qui composent la societé des nations s'assemblent pour terminer des guerres & pour regler la destinée des Etats; de même il se formoit alors de tems en tems des Assemblées où ce qu'il y avoit de plus illustre dans la Gréce se rendoit pour juger quel êtoit le plus grand Peintre, le Poëte le plus touchant, & le meilleur Athlete. C'étoit là le veritable motif qui attiroit tant de monde aux jeux qui se celebroient en differentes Villes. Les Portiques publics où les Poëtes venoient lire leurs vers, & où les Peintres exposoient leurs tableaux étoient les lieux où ce qui s'appelle le monde se rassembloit. Enfin, les ouvrages des grands Maîtres n'étoient point regardés, dans les tems dont je parle, comme des meubles ordinaires destinés pour embelir les appartemens d'un particulier. On les reputoit les joyaux d'un Etat & un tresor public, dont la jouissance étoit due à tous les Citoyens. Non enim parietes excolebant dominis tantum, nec domos uno in loco mansuras, quae ex incendio rapi non possent. Omnis eorum ars urbibus excubabat, pictorque res communis terrarum erat. Qu'on juge donc de l'ardeur que les Peintres & les Poëtes avoient alors pour perfectionner leurs talens, par l'ardeur que nous voyons dans nos Citoyens pour amasser du bien & pour parvenir aux grands emplois d'un Etat. Aussi comme le dit Horace, c'est aux Grecs que les Muses ont fait présent de l'esprit & du talent de la parolle, pour les recompenser de s'être attachés à leur faire la cour & d'avoir été desinteressés sur tout, hors sur les louanges.

Grajis ingenium, Grajis dedit ore rotondo
Musa loqui, praeter laudem nullius avaris.

Si l'on considére qu'elle étoit la situation de Rome [78] quand Virgile, Pollion, Varius, Horace, Tibulle & leurs contemporains firent tant d'honneur à la Poësie, on verra que de leur tems cette Ville étoit la capitale florissante du plus grand & du plus heureux Empire qui fut jamais. Rome tranquille goûtoit, après plusieurs années de troubles & de guerres civiles, les douceurs d'un repos inconnu depuis long-tems, & cela sous le gouvernement d'un Prince qui aimoit véritablement le merite, parce que lui même il en avoit beaucoup. D'ailleurs, Auguste étoit tenu de faire un bon usage de son autorité naissante pour la mieux établir, & par consequent de ne la confier qu'à des Ministres amis de la justice & qui se servissent de leur pouvoir avec pudeur, Ainsi les richesses, les honneurs & les distinctions couroient au devant du mérite. Comme une Cour étoit à Rome une chose nouvelle & odieuse, Auguste vouloit du moins qu'on ne pût pas reprocher à la sienne rien de plus que d'être une Cour.

Si nous descendons au siécle de Léon X. où les lettres & les arts qui avoient été ensevelis durant dix siécles sortirent du tombeau, nous verrons que sous son Pontificat l'Italie étoit dans la plus grande opulence où elle ait été depuis l'Empire des Césars. Ces petits Tirans, nichés avec leurs Satellites dans une infinité de Forteresses, & dont la bonne intelligence & les querelles étoient également un fleau terrible pour la société, venoient d'être exterminés par la prudence & par le courage du Pape Alexandre VI. Les seditions venoient d'être bannies des Villes, qui généralement parlant avoient enfin sçû se former à la fin du siécle précédent un gouvernement stable & reglé. On peut dire que les guerres étrangeres qui commencerent alors en Italie par l'expedition de Charles VIII. à Naples, ne tourmenterent pas la Societé autant que la crainte perpetuelle d'être enlevé par les bandits du scelerat qui s'étoit établi, & comme on le disoit alors, qui s'étoit fait fort dans un Château si l'on alloit à la campagne, ou l'appréhension de voir le feu mis à sa maison dans une émeute populaire. Les guerres qui se saisoient alors [79] semblables à le grêle, ne venoient que par bouffées, & comme ce fleau elles ne ravageoient qu'une langue de pays. L'art d'épuiser les Provinces pour faire subsister les Armées sur une frontiere; cet art pernicieux qui éternise les querelles des Souverains & qui fait durer les calamités de la guerre long-tems encore après les Traités, de maniere que la paix ne peut recommencer que plusieurs années après que la guerre est finie, n'étoit pas encore inventé. On vit successivement sur le Thrône deux Papes desireux de laisser des Monumens illustres de leur Pontificat, & consequemment obligés à rechercher l'attachement de tous les artisans & de tous les gens de lettres qui pouvoient les immortaliser en s'immortalisant eux mêmes. François I. Charles-Quint & Henry VIII. devinrent rivaux de reputation, & ils favoriserent à l'envi les lettres & les sciences. Les Lettres & les Arts firent donc des progrés merveilleux. La Peinture se perfectionna dans peu d'années, Cum expeteretur à Regibus populisque, illos nobilitante quos dignata esset posteris tradere.

Le regne du feu Roi fut un tems de prosperité pour les arts & pour les lettres. Dès que ce Prince, eut commencé de regner par lui même, il fit des ètablissemens les plus favorables aux personnes de génie qui jamais ayent été faits par aucun Souverain. Le Ministre qu'il employa pour ces détails, étoit capable de le servir. Sa protection ne fut jamais le prix d'une assiduité servile à lui faire la cour, ni d'un dévoument feint ou véritable pour ses volontés. Il n'avoit d'autre volonté que de faire servir son Prince par les personnes les plus capables. Seul auteur de ses décisions & maître de sa faveur, il alloit chercher ceux qui avoient cette capacité, & il leur offroit sa protection & son amitié, qu'ils n'osoient encore demander. Par la magnificence du Prince & par la conduitte du Ministre le merite devint alors un Patrimoine.


[80] SECTION XIII.
Qu'il est probable que les causes Phlysiques ont aussi leur part aux progrés surprenants des Lettres & des Arts.

ENfin on ne sçauroit douter que les causes morales ne contribuent aux progrés surprenans que la Poësie & la Peinture font en certains siécles? Mais les causes physiques n'auroient-elles pas aussi leur influence dans ces progrés? Ne contribuent-elles pas à la différence prodigieuse qui se remarque entre l'état des Arts & des Lettres dans deux siécles voisins? Ne sont-ce pas les causes physiques qui mettent les causes morales en mouvement? Sont-ce les liberalités des Souverains & les applaudissemens des contemporains qui forment des Peintres & des Poëtes illustres? Ne sont-ce pas plûtot les grands Artisans qui provoquent ces liberalités & qui par les merveilles qu'ils enfantent attirent sur leurs arts une attention que le monde n'y faisoit pas quand ces arts étoient encore grossiers. Tacite remarque que les tems feconds en hommes illustres sont aussi fertiles en hommes capables de leur rendre justice, Virtutes iisdem temporibus optime aestimantur quibus facillime gignuntur? Ne sauroit-on croire donc qu'il est des tems où dans le même pays les hommes naissent avec plus d'esprit que dans les tems ordinaires? Peut-on penser qu'Auguste, quand il auroit été servi par deux Mécenes, auroit pû, s'il eut regné aux tems où regna Constantin, changer par ses liberalités les écrivains du quatrième siécle en des Tite-Lives & en des Cicérons? Si Jules II. & Leon X. avoient regné en Suéde, croit-on que leur Munificence eut formé dans les climats Hiperborées des Raphaëls, des Bembes & des Machiavels? Tous les pays sont-ils propres à produire de grands Poëtes & de grands Peintres? N'est-il point des siécles steriles dans les pays capables d'en produire?

En méditant sur ce sujet il m'est souvent venu dans l'esprit plusieurs idées que je reconnois moi [81] même pour être plûtot de simples lueurs que de véritables lumieres. J'ignore donc encore après toutes mes reflexions, s'il est bien vrai que les hommes qui naissent durant certaines années surpassent autant leurs ancestres & leurs neveux en étendue & en vigueur d'esprit, que ces premiers hommes dont parle l'histoire sainte & l'histoire prophane de plusieurs nations & qui ont vecu plusieurs siécles surpassoient certainement leurs descendans en égalité d'humeurs & en bonne complexion. Mais il se trouve assés de vrai-semblance dans mes idées pour en discourir avec le Lecteur.

Les hommes attribuent souvent aux causes morales des effets qui appartiennent aux causes physiques. Souvent nous imputons aux contretems des chagrins dont la source est uniquement dans l'intemperie de nos humeurs ou dans une disposition de l'air qui afflige nôtre machine. Si l'air avoit été plus serain, peut-être aurions nous vû avec indifférence une chose qui vient de nous desesperer. Je vais donc exposer ici mes réflexions d'autant plus volontiers qu'en fait de probabilités & de conjectures on se voit refuter avec plaisir quand on aprend dans une réponse des choses plus solides que celles qu'on avoit imaginées. Comme dit Ciceron: Nos qui sequimur probabilia nec ultra id quod veri simile occurerit progredi possumus, & refellere sine pertinacia, & refelli sine iracundia parati sumus.

Ma prémiere réflexion, c'est qu'il est des pays & des tems où les arts & les lettres ne fleurissent pas, quoique les causes morales y travaillent à leur avancement avec activité.

La seconde réflexion, c'est que les arts & les lettres ne parviennent pas à leur perfection par un progrès lent & proportionné avec le tems qu'on a employé à leur culture, mais bien par un progrès subit. Ils y parviennent quand les causes morales ne font rien pour leur avancement qu'elles ne fissent déja depuis long-tems, sans qu'on apperçut aucun fruit bien sensible de leur activité. Les arts & les lettres retombent encore quand les causes morales [82] font des efforts redoublés pour les soutenir dans le point d'élevation où ils étoient montés comme d'eux-mêmes.

Enfin les grands Peintres furent toujours contemporains des grands Poëtes, & les uns & les autres vequirent toujours dans le même tems que les plus grands hommes leurs compatriotes. Il a paru que de leurs jours, je ne sai quel esprit de perfection, se répandoit sur le genre humain dans leur patrie. Les professions qui avoient fleuri en même tems que la Poësie & que la Peinture, sont encore déchues avec elles.

Il seroit inutile de prouver fort au long qu'il est des pays où l'on ne vit jamais de grands Peintres ni de grands Poëtes. Par exemple, tout le monde sait qu'il n'est sorti des extremités du Nord que des Poëtes sauvages, des versificateurs grossiers & de froids coloristes. La Peinture & la Poësie ne se sont point approchées du Pole plus près que la hauteur de la Hollande. On n'a vu même dans cette Province qu'une Peinture morfondue. Les Poëtes Hollandois ont montré plus de vigueur & plus de feu d'esprit que les Peintres leurs compatriottes. Il semble que la Poësie ne craigne pas le froid autant que la Peinture.

On s'est apperçu dans tous les tems que la gloire de l'esprit étoit tellement reservée à de certaines contrées, que les pays limitrophes ne la partageoient guere avec elles. Paterculus dit, qu'il ne faut pas plus s'étonner de voir tant d'Atheniens illustres par l'éloquence, que de ne pas trouver à Thebes, à Lacédémone & dans Argos un homme célébre en qualité de grand Orateur. L'expérience avoit accoutumé à voir sans surprise cette distribution inegale de l'esprit dans des contrées si voisines. Les differentes idées, dit un Auteur moderne, sont comme des plantes & des fleurs qui ne viennent pas également bien en toutes sortes de climats. Peut-être notre terroir de France n'est-il pas propre pour les raisonnemens que font les Egyptiens, non plus que pour leurs Palmiers, & sans aller si loin, peut être que les Orangers qui ne viennent [83] pas ici aussi facilement qu'en Italie, marquent-ils qu'on a en Italie un certain tour d'esprit que l'on n'a pas tout à fait semblable en France. Il est toujours seur que par l'enchaînement & la dépendance reciproque qui est entre toutes les parties du monde materiel, les differences de climat qui se font sentir dans les plantes doivent s'étendre jusqu'aux cerveaux & y faire quelque effet. Il seroit à desirer que cet Auteur eut bien voulu prendre la peine de developer lui-même ce principe. Il auroit éclairci bien mieux que moi les vérités que je tâche de developer, lui qui posséde en un degré éminent le talent le plus prétieux dont un homme de lettres puisse être revétu, je veux dire le don de mettre les connoissances les plus abstraites à portée de tous le monde & de faire concevoir, au prix d'une attention médiocre, les vérités les plus compliquées, même à ceux qui n'étudierent jamais les sciences, dont elles font une partie, que dans ses ouvrages.

Il ne faut point alleguer que la raison pour laquelle les arts n'ont pas fleuri au déla du cinquante-deuxiéme degré de latitude boréale, ni plus près de la ligne que le vingt-cinquiéme degré, c'est qu'ils n'ont pas été transportés sous la Zone ardente ni sous les Zones glacées. Les arts naissent d'eux-mêmes sous les climats qui leur sont propres. Avant que les arts ayent pu être transportés, il faut que les arts ayent été nés. Il faut bien qu'ils ayent un berceau, & des premiers inventeurs. Qui avoit transporté les arts en Egipte? personne. Mais les Egiptiens, favorisés par le climat du pays, leur y donnerent la naissance. Les arts naîtroient d'eux-mêmes dans les pays qui leur seroient propres, ix l'on ne les y transportoit pas. Ils y paroîtroient un peu plus tard, mais ils y paroîtroient enfin. Les peuples chez qui les arts n'ont pas fleuri, sont les peuples qui habitent un climat qui n'est point propre aux arts. Ils y seroient nés d'eux-mêmes sans cela, ou du moins ils y seroient passés à la faveur du commerce.

Les Grecs, par exemple, ne fréquentoient pas [84] plus communement en Egipte que les Polonois, les autres peuples du Nord & les Anglois fréquentent en Italie. Cependant les Grecs eurent bientôt transplanté d'Egipte en Grece l'art de la Peinture, sans que ses Souverains & ses Republiques, encore grossieres, se fussent fait une affaire importante de l'acquisition de cet art. C'est ainsi qu'un champ qu'on laisse en friche auprès d'une forêt se seme de lui-même & devient bientôt un taillis quand son terroir est propre à porter des arbres.

Depuis deux siécles que les Anglois aiment la Peinture autant qu'aucune autre nation, si l'on en excepte l'Italienne, il ne s'est point établi de Peintre étranger en Angleterre qui n'ait gagné trois fois plus qu'il n'auroit pu gagner ailleurs. On fait le cas que Henri VIII. faisoit des tableaux & avec quelle magnisicence il recompensoit Holbeins. La munificence de la Reine Elisabeth se repandit sur toutes sortes de vertus durant un regne de près de cinquante années. Charles I. qui vécut dans une grande abondance les quinze prémieres années de son regne porta l'amour de la Peinture jusqu'à une passion qui avoit tous les caracteres des plus vives. Sa jalousie fit monter les tableaux au prix où ils sont aujourd'hui. Comme il en faisoit achepter par tout avec profusion dans le même tems que Philippe IV. Roi d'Espagne en faisoit achepter par tout avec prodigalité; la concurrence de ces deux Souverains fit tripler dans toute l'Europe le prix des ouvrages des grands Maîtres. Les thresors de l'art devinrent des thresors réels dans le commerce. Jusqu'ici cela pendant aucun Anglois n'a mérité d'avoir un rang parmi les Peintres de la prémiere, & même parmi ceux de la seconde classe. Le climat d'Angleterre a bien poussé sa chaleur jusqu'à produire de grands sujets dans toutes les sciences & dans toutes les professions. Il a même donné de bons Musiciens & d'excellens Poëtes, mais il n'a point produit de Peintres qui tiennent parmi les Peintres célébres le même rang que les Philosophes, les Savans, les Poëtes & les autres Anglois illustres tiennent parmi [85] ceux des autres nations qui se sont distingués dans la même profession qu'eux. Les Peintres Anglois se reduisent à trois faiseurs de portrait.

Les Peintres qui fleurirent en Angleterre sous Henri VIII. & sous Charles I. étoient des Peintres étrangers qui apporterent dans cette Isle un art que les naturels du pays ne sûrent point y fixer. Holbeins & Lely étoient Allemands. Vandyck étoit Flamand. Ceux mêmes qui de nos jours ont passé en Angleterre pour les premiers Peintres du pays n'étoient pas Anglois. Vario étoit Napolitain, & Kneller est Allemand. Les monnoyes qui furent fabriquées en Angleterre du tems de Cromwel, & les Medailles lesquelles y furent faites sous Charles II. & sous Jacques II. sont d'asses beaux ouvrages; mais celui qui les fit étoit un étranger. C'étoit Rootiers d'Anvers, le compatriotte de Guibbons, qui durant long-tems a été le premier Sculpteur de Londres.

Nous voyons même que le goût de dessein est mauvais communement dans les ouvrages d'Angleterre qui en demandent. S'ils sont admirables, c'est par l'exécution: c'est par la main de l'ouvrier & non par le dessein de l'artisan. Véritablement il n'est point d'ouvriers qui ayent plus de propreté dans l'exécution ni qui sachent mieux se prevaloir des outils que les ouvriers Anglois. Mais ils n'ont pas sçu jusques ici se rendre propre le goût de dessein que quelques ouvriers étrangers qui se sont établis à Londres y ont porté. Ce goût n'est point sorti de la boutique de ces ouvriers.

Ce n'est pas seulement dans les pays excessivement froids ou humides que les arts ne sauroient fleurir. Il est des climats temperés où il ne font que languir. Quoique les Espagnols ayent eu plusieurs Souverains magnifiques, & aussi épris des charmes de la Peinture qu'aucun Pape l'ait jamais été; cependant cette nation si fertile en grands Personnages & même en grands Poëtes, tant en vers qu'en prose, n'a point eu de Peintre de la prémiere classe, à peine compte-on deux Espagnols de la se [86] conde. Charles-Quint, Philippe II. Philippe IV. & Charles II. ont été obligés d'employer, pour travailler à l'Escurial & ailleurs, des Peintres étrangers.

Les arts liberaux ne sont jamais sortis d'Europe que pour se promener, s'il est permis de parler ainsi, sur les côtes de l'Asie & de l'Afrique. On remarque que les hommes nez en Europe & sur les côtes voisines de l'Europe ont toûjours été plus propres que les autres peuples aux arts, aux sciences & au gouvernement politique. Par tous où les Européens ont porté leurs armes, ils ont assujeti les naturels du pays. Les Européens les ont toujours battu quand ils ont pu être dix contre trente. Souvent les Européens les ont défait, quoi qu'ils ne fussent que dix contre cent. Sans citer ici le grand Alexandre & les Romains, qu'on se souvienne de la facilité avec laquelle des poignées d'Espagnols & de Portugais, aidés par leur industrie & par les armes qu'ils avoient apportées d'Europe, assujetirent les deux Indes. Alleguer que les Indiens ne se seroient pas laissés subjuguer si facilement, s'ils avoient eu les mêmes machines de guerre, les mêmes armes & la même discipline que leurs conquerants; c'est prouver la superiorité de génie de nôtre Europe, qui avoit inventé toutes ces choses, sans que les Asiatiques & les Ameriquains eussent encore rien trouvé d'équivalent, quoi qu'ils fissent continuellement la guerre les uns contre les autres. S'il est véritable que le hazard ait fait trouver aux Chinois plûtot qu'à nous la poudre à canon & l'imprimerie, nous avons si bien perfectionné ces deux arts dès qu'ils nous ont été connus, que nons autres Européens nous nous trouvons en état d'en donner des leçons aux Chinois mêmes. Ce sont nos Missionaires qui dirigent présentement la fonte de leur canon, & nous leur avons porté des livres imprimés avec des caractéres separés. Tout le monde sait bien que les Chinois n'imprimoient qu'avec des planches gravées & qui ne pouvoient servir que pour imprimer une seule chose, au lieu que les caracteres separés, sans compter les autres commodités qu'ils donnent aux Imprimeurs, ont [87] celle de pouvoir servir à l'impression de plusieurs feuilles différentes. Nous imprimons l'Eneïde de Virgile avec les mêmes caractéres qui ont servi à imprimer le nouveau Testament. Lorsque les Européens entrerent à la Chine, les Astronomes du pays, qui depuis plusieurs siécles étoient très-bien payés, ne savoient pas encore prédire les Eclipses avec justesse. Il y a plus de deux mille ans que les Astronomes Européens les savent predire avec précision.

Les arts paroissent même souffrir dès qu'on les éloigne trop de l'Europe, dés qu'ils la perdent de vue. Quoique les Egiptiens soient des prémiers inventeurs de la Peinture & de la Sculpture, ils n'on point la même part que les Grecs & que les Italiens à la gloire de ces deux arts. Les Sculptures qui sont constamment des Egiptiens, je veux dire celles qui sont attachées aux bâtimens antiques de l'Egipte, celles qui sont sur leurs Obélisque & sur leurs Mumies n'approchent pas des Sculptures faites en Gréce & dans l'Italie. S'il se rencontre quelque Sphinx d'une beauté merveilleuse, on peut croire qu'elle soit l'ouvrage de quelque Sculpteur Grec qui se sera diverti à faire des figures Egiptiennes, comme nos Peintres se divertissent quelque fois à imiter dans leurs ouvrages le goût des bas-reliefs & des tableaux des Indes & de la Chine? Nous mêmes n'avons nous pas eu des Ouvriers qui se sont divertis à faire des Sphinx. On en compte plusieurs dans les Jardins de Versailles qui sont des Originaux de nos Sculpteurs modernes. Pline ne nous vante pas dans son livre aucun chef-d'oeuvre de Peinture ou de Sculpture fait par un ouvrier Egiptien, lui qui nous fait de si longues énumerations des ouvrages des Artisans celebres. Nous voyons même que les Sculpteurs Grecs alloient travailler en Egipte. Pour revenir au silence de Pline, cet Auteur vivoit dans un tems où les ouvrages des Egiptiens subsistoient encore. Petrone nous dit que les Egiptiens ne formoient que de mauvais Peintres. Il dit que les Egiptiens avoient corrompu cet art.

[88] Il y a sept ans que le feu Chevalier Chardin nous donna enfin les desseins des ruines de Persepolis. On voit par ces desseins que les Roys de Perse, dont l'histoire ancienne nous vante tant l'opulence, n'avoient à leurs gages que des Ouvriers médiocres. Les Ouvriers Grecs n'alloient point apparemment chercher fortune au service du Roi des Perses, aussi volontiers que le faisoient les Soldats Grecs. Quoi qu'il en soit, on n'est plus si surpris, après avoir vu ces desseins, qu'Alexandre ait mis le feu dans un Palais dont les ornemens lui devoient paroître grossiers en comparaison de ce qu'il avoit vu dans la Gréce. Les Perses étoient sous Darius ce que sont aujourd'hui les Persans qui habitent le même pays qu'eux, c'est-à-dire, des Ouvriers très patiens & très habiles quant au travail de la main, mais sans génie pour inventer & sans talent pour imiter les plus grandes beautés de la nature.

L'Europe n'est que trop remplie aujourd'hui d'Etoffes, de Porcelaines & des autres curiosités de la Chine & de l'Asie Orientale. Rien n'est moins Pittoresque que le goût de dessein & de coloris qui régne dans ces ouvrages. On a traduit plusieurs compositions Poëtiques des Orientaux. Quand on y trouve un trait mis en sa place ou bien une avanture vrai-semblable, on l'admire. C'est en dire assés. Aussi toutes ces traductions, qui ne se r'impriment jamais, n'ont qu'une vogue passagére qu'elles doivent à l'air étranger de l'original & à l'amour inconsideré que bien des gens ont pour les choses singulieres. La même curiosité qui fait courir après les Compatriottes des Auteurs de ces écrits lorsqu'ils paroissent en France vétus à la mode de leur pays, fait lire avec empressement ces traductions quand elles sont nouvelles.

Si les Brachmanes & les anciens Perses avoient eu quelque Poëte du mérite d'Homere, il est à croire que les Grecs qui voyageoient pour enrichir leurs Bibliotheques, comme d'autres peuples naviguent aujourd'hui pour fournir leurs Magazins, se le seroient aproprié par une traduction. Un de leurs [89] Princes l'eut fait traduire en Grec, ainsi qu'on dit qu'un des Ptolomées y fit mettre la Bible, quoi que ce Prince payen ne la regardat que comme un livre que des hommes auroient été capables de composer.

Quand les Espagnols découvrirent le Continent de l'Amérique, ils y trouverent deux grands Empires fleurissans depuis plusieurs années, celui du Mexique & celui du Pérou. Depuis long-tems on y cultivoit l'art de la Peinture. Les peuples d'une patience & d'une subtilité de main inconcevable avoient même créé l'art de faire une espéce de Mosaïque avec les plumes des oyseaux. Il est prodigieux que la main des hommes ait eu assez d'adresse pour arranger & pour reduire en forme de figures coloriées tant de filets différents. Mais comme le génie manquoit à ces peuples, ils étoient, malgré l'addresse de leurs mains, des Artisans grossiers. Ils n'avoient ni les regles du dessein les plus simples, ni les prémiers principes de la composition, de la perspective & du clair-obscur. Ils ne savoient pas même peindre avec les mineraux & les autres couleurs naturelles qui viennent de leur pays. Dans la suite ils ont vu des meilleurs tableaux d'Italie dont les Espagnols ont transporté un grand nombre dans le nouveau Monde. Ces Maîtres leur ont encore enseigné comment il falloit se servir des pinceaux & des couleurs, mais sans pouvoir en faire des Peintres intelligents. Les Indiens qui ont si bien appris les autres arts que les Espagnols leur ont enseignés, qu'ils sont devenus par exemple, meilleurs massons que leurs maîtres, n'ont rien trouvé dans les tableaux d'Europe qui fût à leur portée, que les couleurs locales brillantes. C'est ce qu'ils ont imité avec succès. Ils y surpassent même leurs originaux, à ce que j'ai oui dire à des personnes qui ont vu dans le Mexique plusieurs Coupoles peintes par des Artisans Indiens.

Les Chinois si curieux des Peintures de leur pays, ont peu de goût pour les tableaux d'Europe, où, disent-ils, on voit trop de taches noires. C'est ainsi qu'ils appellent les ombres. Après avoir fait reflexion [90] sur toutes les choses que je viens d'alleguer, & sur plusieurs autres connues généralement & qui prouvent notre proposition, on ne sauroit s'empêcher d'être de l'opinion de Monsieur de Fontenelle, qui dit, en parlant des lumieres & du tour d'esprit des Orientaux: En vérité, je crois toûjours de plus en plus qu'il y a un certain génie qui n'a pas encore été hors de notre Europe, ou du moins qui ne s'en est pas beaucoup éloigné.

Non seulement il est des pays où les causes morales n'ont jamais fait éclore de grands Peintres ni de grands Poëtes; mais ce qui prouve encore davantage, il y a eu des tems où les causes morales n'ont pas pû former de grands Artisans, même dans les pays qui dans des tems différents en ont produits avec facilité, & pour parler ainsi, gratuitement. La nature capricieuse, à ce qu'il semble, n'y fait naître ces grands Artisans que lorsqu'il lui plaît.

Avant Jules II. l'Italie avoit eu des Papes liberaux envers les Peintres & les gens de Lettres, sans que leur magnificence eut fait prendre l'essort à aucun Artisan & l'eut fait atteindre au point de perfection où sont parvenus les hommes de sa profession qui se manifesterent en si grand nombre sous le Pontificat de ce Pape. Durant long-tems Laurent de Médicis fit à Florence cette dépense royale qui obligea le monde à lui donner le surnom de Magnifique, & la plus grande partie de ses profusions étoient des liberalités qu'il distribuoit avec discernement à toutes sortes de vertus. Les Bentivolles avoient fait la même chose à Boulogne, & les Seigneurs de la Maison d'Est à Ferrare. Les Viscomti & les Sforzes avoient été les bien-faiteurs des beaux arts à Milan. Personne ne parût alors dont les ouvrages puissent tenir un rang parmi ceux qui se sont faits dans la suite, & lorsque les Sciences & les Arts eurent été, pour ainsi dire, renouvellés. Il semble que les grands hommes en tout mérite, & qui selon le sentiment ordinaire auroient du être distribués dans plusieurs siécles, attendissent le Pontificat de Jules II. pour paroître.

[91] Tournons les yeux présentement sur ce qui s'est passé en France, par rapport à la Poësie comme à la Peinture? Les causes morales ont-elles attendu pour favoriser la Poësie & la Peinture, que le Sueur, le Brun, Corneille, la Fontaine & Racine se produisissent? Peut-on-dire qu'on ait vu les effets suivre si promptement l'action des causes morales dans notre Patrie, qu'il leur faille attribuer les succès surprenants des grands Artisans? Avant François I. nous avons eu des Rois liberaux envers tous les gens de mérite, sans que leurs largesses ayent procuré à leurs regnes l'honneur d'avoir produit un Peintre ou un Poëte François dont les ouvrages fussent mis en paralelle par la posterité avec ceux qui ont été faits sous nos deux derniers Rois. A peine nous demeure-t-il de ces tems-là quelques fragmens de vers ou de prose que nous lisions avec plaisir. Le Chancellier de l'Hôpital dit dans la Harangue qu'il prononça aux Etats généraux assemblés à Orleans: Que le bon Roi Louis XII. prenoit plaisir à ouir les Farces & Comédies, même celles qui étoient jouées en grande liberté, disant que par là il apprenoit beaucoup de choses qui étoient faites en son Royaume & qu'autrement il n'eut sçu. De toutes ces farces dont Louis XII. payoit bien les Poëtes, suivant les apparences, celle de Patelin est la seule qui se soit conservée une place dans nos cabinets.

Le grand Roi François est un des ardens protecteurs dont les Lettres & les Arts puissent se glorifier. On sait quelle faveur, ou pour parler plus exactement, quelle amitié il montroit à maître Roux, à André Del Sarte comme à tous les hommes illustres par quelque talent ou par quelque mérite. Leonard de Vinci mourut entre ses bras. On sait avec quelle profusion il payoit les tableaux qu'il faisoit faire à Raphaël. Ses liberalités & son accueil attirerent les Peintres en France; mais bien que continuées durant un regne de 33. ans elles ne purent y fixer l'art de la Peinture dans son lustre. Les Peintres qui s'établirent [92] lors en France moururent sans Eleves, du moins qui fussent dignes d'eux, ainsi que ces oyseaux qu'on transporte sous un climat trop different du leur, meurent sans laisser race.

Ce Roi genereux n'aima pas moins la Poësie que la Peinture, & lui même il faisoit des vers. Sa Soeur Marguerite de Valois, la prémiere des deux Reines de Navarre qui ont porté ce nom, en composoit aussi. Nous avons encore un volume entier de ses Poësies sous le nom de Marguerite-Françoise. Aussi le regne de François I. produisit-il une grande quantité de Poësies, mais celles de Clement Marot de saint Gelais sont presque les sèules dont on lise quelque chose aujourd'hui. Les autres ne servent plus que d'ornement à ces Bibliotheques, où les livres rares ont autant de droit de prendre place que les bons livres. Comme les changemens survenus dans notre langue ne nous empêchent pas de lire avec plaisir les morceaux que Marot a composé dans la Sphére de son génie, qui n'étoit pas propre aux grands ouvrages, ils ne nous empêcheroient pas aussi de lire les oeuvres de ses contemporains, si d'ailleurs ils y avoient mis les mêmes beautés que les Poëtes du siécle de Louis XIV. ont mises dans les leurs.

Henri II. & Diane de Valentinois se plaisoient beaucoup avec les Muses. Charles IX. les honoroit jusqu'à leur sacrifier lui-même, pour ainsi dire, & les vers qu'il composa pour Ronsard valent bien les meilleurs qu'ait fait ce Poëte illustre.

Ta Lyre qui ravit par de si doux accords
Te donne les esprits dont je n'ai que le corps,
Le maître elle t'en rend & te sait introduire
Où le plus fier Tyran ne peut avoir d'empire.

Ce Prince fit le célébre Jacques Amiot fils d'un Boucher de Melun, grand Aumônier de France. On sait à quels excès Henri III. porta ses profusions envers la Pleyade Françoise, ou la société des sept astres les plus illustres de la Poësie Françoise [93] sous son regne. Il ne pratiqua point certainement à leur égard la maxime de son frere Charles IX. que nous avons déja citée touchant la subsistance qu'il convient de donner aux Poëtes. Tous les beaux esprits véquirent sous Henri III. & même ceux qui souvent abusoient de leur talent pour prêcher & pour écrire contre lui, eurent part à ses prodigalités. Dans les tems dont je parle les Poëtes & les Savants étoient admis par nos Rois à une espéce de familiarité. Ils en approchoient avec autant de privauté, ils en étoient aussi bien accueillis que les mieux huppés de la Cour. Cependant toutes ces graces ni tous ces honneurs ne donnerent point assez d'haleine à personne pour s'élever au haut du Parnasse. Tous ces encouragemens ne firent pas beaucoup de fruit dans un pays où un regard affable du Souverain suffit pour envoyer vingt personnes de condition affronter gaiement sur une breche la mort la moins évitable.

Il est de l'essence d'une Cour d'entrer avec ardeur dans tous les goûts de ses Maîtres; & celle de France épousa toujours le goût des siens avec encore plus d'affection que les autres Cours. Ainsi je laisse à penser si ce fut par la faute des causes morales qu'il ne se format point un Moliere ni un Corneille à la Cour des Valois? Terence, Plaute, Horace, Virgile & les autres bons Auteurs de l'antiquité, qui contribuerent tant à former les Poëmes du dernier siécle, n'étoient-ils pas entre les mains des beaux esprits de la Cour de François I. & de Henri III.? Est-ce parce que Ronsard & ses contemporains ne savoient pas les langues anciennes qu'ils ont fait des ouvrages dont le goût ressemble si peu au goût des bons ouvrages Grecs & Romains. Au contraire, le plus grand de leurs défauts est de les avoir imités trop servilement; c'est d'avoir voulu parler Grec & Latin avec des mots François,

Le feu Roi a fait des établissements aussi judicieux & aussi magnifiques que les Romains les auroient pu faire en faveur des arts qui relevent du dessein. Afin de donner aux jeunes gens nés avec [94] le génie de la Peinture toutes les facilités imaginables pour perfectionner leurs talens, ils a fondé pour eux une Academie dans Rome. Il leur a établi un domicile dans la patrie des beaux arts. Les Eleves, qui jettent quelque lueur de génie, y sont entretenus assez long-tems pour avoir le loisir d'apprendre ce qu'ils sont capables de savoir. Les recompenses & la considération attendent les ouvriers habiles: nous les avons vu même prevenir quelquefois le mérite. Cependant cinquante années de soin & de dépenses ont à peine produit deux ou trois Peintres dont les ouvrages soient marqués au coin de l'immortalité.

On observera même que les trois Peintres François qui firent un si grand honneur à notre nation sous le regne de Louis XIV. ne devoient rien à ces établissements. Ils étoient formés avant que ces établissements fussent faits. En mil six cens soixante & un, ce fut l'année où le Roi Louis XIV. prit lui-même les rênes du gouvernement, & où il commença son siécle; le Poussin avoit soixante ans & le Sueur étoit mort. Le Brun avoit déja quarante ans, & si la magnificence du Prince l'a excité à travailler, ce n'est point elle qui l'a rendu capable de le faire. Enfin, la nature que Louis le Grand força tant de fois à plier sous ses volontés, a refusé constamment de lui obéir sur ce point là. Elle n'a pas voulu produire dans son siécle la quantité d'habiles Peintres qu'elle produisit d'elle-même dans le siécle de Leon X. Les causes physiques dénioient leur concours aux causes morales. Ainsi ce Prince n'a pu voir en France une Ecole comme celles qui se sont formées subitement en d'autres tems à Rome, à Venise & à Boulogne.

Les soins somptueux de Louis XIV. ne réussirent donc qu'à former une grande quantité de Sculpteurs excellents. Comme on est bon Sculpteur quand on sait faire de belles Statues, & comme il n'est pas necessaire pour mériter ce titre d'avoir mis au jour de ces grands ouvrages dont nous [95] avons parlé dans la premiére partie de nos Réflexions, l'on peut dire que la Sculpture ne démande point autant de génie que la Peinture. Le Souverain, qui ne sauroit trouver une certaine quantité de jeunes gens qui puissent, à l'aide des moyens qu'il leur donne, devenir un jour des Raphaëls & des Carraches, en trouve un grand nombre qui peuvent avec son secours devenir de bons Sculpteurs. L'Ecole qui n'a pas été formée en des tems où les causes physiques voulussent bien concourir avec les causes morales, enfante ainsi des hommes excellents dans la Sculpture & dans la Gravure, au lieu de produire des Peintres excellents. C'est précisement ce que nous avons vû arriver en France. Depuis le renouvellement des arts on n'a jamais vû en quelque lieu que ce soit le grand nombre de Sculpteurs excellents, ni de bons Graveurs en tout genre & en toute espéce, qu'on a vu en France sous le régne du feu Roy.

Les Italiens, de qui nous avons apris l'art de la Sculpture, sont réduits depuis long-tems à se servir de nos ouvriers. Puget, Sculpteur de Marseille, fut A choisi préferablement à plusieurs Sculpteurs Italiens pour tailler deux des quatre Statues dont on vouloit orner les Niches des gros pilastres qui portent le Dome de la magnifique Eglise de sainte Marie de Carignan à Gennes. Le saint Sébastien & le saint Alexandre Sauli sont de lui. Je ne veux point faire tort à la réputation de Domenico Guidi qui fit le saint Jean, ni à l'Ouvrier qui fit le saint Barthelemi; mais les Gennois regrettent aujourd'hui que Puget n'ait pas fait les quatre Statues. Quand les Jésuites de Rome firent élever il y a vingt ans l'Autel de saint Ignace dans l'Eglise du Jesus, ils mirent au concours deux groupes chacun de cinq figures de marbre blanc qui devoient être placés à côté de ce superbe Monument. Les plus habiles Sculpteurs qui fussent en Italie présenterent un modelle, & ces modelles ayant été exposés, il fut decidé sur la voix publique que celui de Théodon, alors Sculpteur de la Fabrique de saint Pierre, & celui de le Gros, tous deux François, étoient les meilleurs. Ils firent les deux [96] Groupes qui sont cités aujourd'hui parmi les chef-d'oeuvres de la Rome moderne. La balustrade de bronze qui renferme cet Autel, laquelle est composée d'Anges qui se jouént dans des seps de vigne mêlés d'épics de bleds, est encore l'ouvrage d'un Sculpteur François. Les cinq meilleurs Graveurs d'Estampes que nous ayons vû étoient François par leur naissance ou par leur éducation. Il en est de même des Graveurs sur métaux. L'orféverie en grand & en petit, enfin tous les arts qui relevent du dessein sont plus parfaits en France que par tout ailleurs. Mais comme la Peinture ne depend pas autant des causes morales que les arts dont je viens de parler elle n'y a point fait de progrés proportionés aux secours qu'elle à reçu depuis cinquante ans.

Voilà ma premiére raison pour montrer que les hommes ne naissent pas avec autant de génie dans un pays que dans un autre, & que dans le même pays ils ne naissent pas avec autant de génie dans un tems que dans un autre temps. La seconde ne me paroît pas moins forte que la premiére. C'est qu'il arrive des jours où les hommes portent en peu d'années jusqu'à un point de perfection surprenant les arts & les professions qu'ils cultivoient presque sans aucun fruit depuis plusieurs siécles. Ce prodige survient sans que les causes morales fassent rien de nouveau à quoi l'on puisse attribuer un progrés si miraculeux. Au contraire, les Arts & les Sciences rétombent quand les causes morales font des efforts redoublés pour les soutenir sur le point d'élevation où il semble qu'une influence secrete les eut portés.

Le Lecteur voit déja quels faits je vais employer pour montrer que le progrés des beaux arts vers la perfection, devient subit tout à coup, & que ces arts franchissant en peu de tems un long espace, sautent de leur levant à leur midi. Dès le treiziéme siécle la Peînture renaquit en Italie sous le pinceau de Cimabué. Il arriva bien que plusieurs Peintres se rendirent illustres dans les deux siécles suivants, mais aucun ne se rendit excellent. Les ouvrages de [97] ces Peintres, si vantés de leur tems, ont eu en Italie le sort que les Poësies de Ronsard ont eu en France.

En mille quatre cents quatre-vingts la Peinture étoit encore un art grossier en Italie, où depuis deux cens ans on ne cessoit de la cultiver. On dessinoit alors scrupuleusement la nature, mais sans l'annoblir. On finissoit les têtes avec tant de soin qu'on pouvoit compter les poils de la barbe & des cheveux. Les draperies étoient de couleurs très brillantes & rehaussées d'or. Enfin, la main des Ouvriers avoit bien acquis quelque capacité, mais les Ouvriers n'avoient pas encore le moindre feu, la moindre étincelle de génie. Les beautés qu'on tire du nud dans les corps représentés en action, n'avoient point été imaginées de personne. On n'avoit point fait encore aucune découverte dans le clair obscur ni dans la perspective aëriene, non plus que dans l'élegance des contours & dans le beau jet des draperies. Les Peintres savoient arranger les figures d'un tableau, mais c'étoit sans savoir faire servir l'une à donner un nouveau lustre à l'autre. Avant Raphaël & ses contemporains, le Martire d'un Saint n'émouvoit aucun des spectateurs. Les assistans que le Peintre introduisoit à cette action tragique, n'étoient là que pour remplir l'espace de la toille que le Saint & les Bourreaux avoient laissé vuide.

A la fin du quinziéme siécle, la Peinture qui s'acheminoit vers la perfection à pas si tardifs que sa progression étoit comme imperceptible, y marcha tout à coup à pas de geant. La Peinture encore gothique, commença les ornemens de plusieurs édifices, dont les derniers embelissemens sont les chef-d'oeuvres de Raphaël & de ses contemporains. Le Cardinal Jean de Médicis, qui ne viellit point sous le chapeau, puisqu'il fut fait Pape à trente sept ans, renouvella la décoration de l'Eglise de saint Pierre in Montorio & commença d'y faire travailler peu de tems après qu'il eut reçû la Pourpre. Les Cha elles qui sont à main gauche en entrant & qu fu ent faites les premiéres, sont ornées d'ouvrages ce Pein [98] ture & de Sculpture d'un goût médiocre & qui tient encore du Gothique. Mais les Chapelles qui sont vis-à-vis, furent ornées par des ouvriers que l'on compte parmi les artisans de la premiére classe. La premiére en entrant dans l'Eglise, est peinte par Fra del Piombo. Une autre est enrichie de Statues faites par Daniel de Voltere. Enfin, on voit au dessus du maître Autel, la Transfiguration de Raphaël, tableau presque aussi connu des Nations que l'Eneïde de Virgile.

La destinée de la Sculpture fut la même que celle de la Peinture. Il sembloit que les yeux des artisans, jusques la fermés, se fussent ouverts par quelque miracle. Un Poëte diroit que chaque nouvel ouvrage de Raphaël faisoit un nouveau Peintre. Cependant les causes morales ne faisoient rien alors en faveur des artisans, que ce qu'elles avoient fait sans fruit depuis deux siécles. Les Statues & les bas-reliefs antiques dont Raphaël & ses contemporains savoient si bien profiter, avoient été devant les yeux de leurs devanciers, qui n'en avoient sû faire usage. Si l'on déterroit quelques ouvrages antiques que ces dévanciers n'eussent pas vûs, combien en avoient-ils vûs qui perirent avant que Raphaël fut au monde? Pourquoi ces dévanciers ne faisoient-ils pas foüiller dans les ruïnes de l'ancienne Rome comme le firent Raphaël & ses contemporains? C'est qu'ils n'avoient point de génie. C'est qu'ils ne reconnoissoient pas leur propre goût dans le Marc Aurele & dans tous les ouvrages de Sculpture & d'Architécture qui étoient hors de terre long-tems avant Raphaël.

Le prodige qui arrivoit à Rome arrivoit en mê-même tems à Venise, à Florence & dans d'autres Villes d'Italie. Il y sortoit de dessous terre, pour ainsi dire, des hommes illustres à jamais dans leurs professions, & qui tous valoient mieux que les maîtres qui les avoient enseignés: des hommes sans précurseur & qui étoient les Eléves de leur propre génie. Vanise se vit riche tout à coup en Peintres excellents, sans que la République eût fondé depuis [99] peu de nouvelles Académies, ni proposé aux Peintres de nouveaux prix. Les influences heureuses qui se répandoient alors sur la Peinture, furent chercher le Correge dans son Village, pour en faire un grand Peintre & d'un caractére particulier. Il osa le prémier mettre des figures véritablement en l'air, & qui plafonnent, comme disent les Peintres. Raphaël en peîgnant les Nopces de Psyché sur la voute du Sallon du petit Farnese, a traité son sujet comme s'il étoit peint sur une tapisserie attachée à ce Plafond. Le Correge met des figures en l'air dans l'Assomption, de la Vierge qu'il peignit dans la Coupole de la Cathédrale de Parme, & dans l'Ascension de Jesus-Christ, qu'il peignit dans la Coupole de l'Abbaye de saint Jean de la même Ville. C'est une chose qui seule pourroit faire reconnoître l'action des causes physiques dans le renouvellement des arts. Toutes les Ecoles qui se formoient alors, alloient au beau par des routes différentes. Leur maniére ne se ressembloient pas, quoi qu'elles fussent si bonnes qu'on seroit fâché que chaque Ecole n'eût pas suivi la sienne. Omnes inter se dissimiles, ita tamen ut neminem velis esse sui dissimilem.

Le Nord reçut aussi quelques rayons de cette influence. Albert Durer, Holbeins & Lucas de Leyde peignirent infimment mieux qu'on ne l'avoit fait encore dans leurs pays. On conserve dans le Cabinet de la Bibliothéque de Bâle, plusieurs tableaux d'Holbeins, & deux de ces tableaux mettent bien en évidence le progrès surprenant que la Peinture faisoit par tout où il y avoit des sujets capables d'être Peintres. Le premier de ces tableaux, qu'une inscription mise au bas apprend avoir été fait en 1516. représente un Maître d'Ecole qui montre à lire à des enfans. Il a tous les défauts que nous avons reprochés aux ouvrages de Peinture faits avant Raphaël. Le second tableau, que son inscription apprend avoir été fait en mil cinq cens vingt & un, & qui réprésente une Descente de Croix, est dans le bon goût. Holbeins avoit vû de nouveaux tableaux & il en avoit profité, ainsi que Raphaël prosita en [100] voyant l'ouvrage de Michël Ange. Le retable d'Autel, qui réprésente en huit tableaux separés les principaux évenemens de la Passion, & que l'on conserve à l'Hôtel de Ville de Bâle, doit avoir été peint par Holbeins avant l'abolition du Culte de la Religion Catholique à Bâle, où la prétendue Réforme fut introduite & les tableaux ôtés des Eglises en mil cinq cens vingt-sept. Ces tableaux peuvent être comparés aux meilleurs ouvrages des Eleves des Raphaël pour la Poësie, & leur être preferés pour le coloris. Il y a même plus d'intelligence du clair obscur que les autres Peintres n'en avoient en ces tems-là. On y remarque des incidens de lumiere merveilleux, principalement dans le tableau qui réprésente Jesus-Christ prisonnier dans le Jardin des Oliviers.

Nos Peres virent arriver en France, en faveur de la Poësie sous le regne de Louis XIII. le même événement qui étoit arrivé en Italie en faveur de la Peinture sous le regne de Jules II. On vit reluire subitement un jour lumineux qui n'avoit été précédé que par un foible crépuscule. Notre Poësie s'éleva tout à coup & les Nations étrangeres, qui jusques alors la dédaignoient, en devinrent éprises. Autant que je puis m'en souvenir, Pierre Corneille est le premier des Poëtes François prophanes, dont un ouvrage de quelque étenduê, ait été traduit dans la langue de nos voisins.

On trouve des Stances admirables dans les oeuvres de plusieurs Poëtes François qui ont écrit avant le tems que je marque, comme l'Epoque où commence la splendeur de la Poësie Françoise. Malherbe est inimitable dans le nombre & dans la cadence de ses vers; mais comme Malherbe avoit plus d'oreille que de génie, la plûpart des Strophes de ses ouvrages ne sont recommandable que par la mécanique & par l'arrangement harmonieux des mots pour lequel il avoit un talent merveilleux. On n'exigeoit pas même alors que les Poësies ne fussent composées, pour ainsi dire, que de beautés continues. Quelques endroits brillants suffisoient pour [101] faire admirer toute une piéce. On excusoit la foiblesse des autres vers, qu'on regardoit seulement comme étant faits pour servir de liaison aux premiers, & l'on les appelloit, ainsi que nous l'apprenons des mémoires de l'Abbé de Marolles, des vers de passage.

Il est des Strophes dans les oeuvres de Desportes & de Bertaut comparables à tout ce qui peut avoir été fait de meilleur depuis Corneille, mais ceux qui entreprennent la lecture entiere des ouvrages de ces deux Poëtes, sur la foi de quelques fragments qu'ils ont entendu reciter, l'abandonnent bientôt. Les livres dont je parle sont semblables à ces chaînes de montagnes, où il faut traverser bien des pays sauvages pour trouver une gorge cultivée & riante.

Nous avions en France une scéne tragique depuis deux cens ans quand Corneille fit le Cid. Quel progrès avoit fait parmi-nons la Poësie Dramatique? Aucun. Corneille trouva notre théatre encore aussi barbare qu'il pouvoit l'avoir été sous Louis XII. La Poësie Dramatique fit plus de progrès depuis mil six cens trente-cinq jusques mil six cens soixante-cinq, elle se perfectionna plus en ces trente années là qu'elle ne l'avoit fait dans les trois siécles précédens. Rotrou parut en même tems que Corneille, Racine, Moliere & Quinault vinrent bientôt après. Voyoit-on dans Garnier & dans Mairet une Poësie Dramatique qui se perfectionât assez pour faire espérer qu'il parût bientôt des Poëtes du mérite de Corneille & de Moliere? Quels sont, pour parler ainsi, les Ancêtres Poëtiques de la Fontaine? Pour dire quelque chose de nos Peintres, Freminet & Vouet, qui travailloient sous Louis XIII. étoient-ils des precurseurs dignes du Poussin, de le Sueur & de le Brun?

Les grands hommes, qui composent ce qu'on appelle le siécle d'Auguste, ne se formerent point durant les jours heureux du regne de cet Empereur. Ils avoient acquis leur mérite, ils étoient formés avant que ces jours heureux commençassent. Personne n'ignore que les prémieres années du siécle [102] d'Auguste furent un siécle de fer & de sang. Ces jours bénis de tout l'univers, ne commencerent leur cours qu'après la bataille d'Actium, où le Demon tutelaire de Rome, terrassa d'un seul coup Antoine, la Discorde & Cleopatre. Virgile avoit quarante ans lors que cet évenement arriva. Voici la peinture qu'il fait lui-même des tems durant lesquels il s'étoit formé, & qu'il dit lui-même avec tant d'élegance avoir été le regne de Mars & de la futeur.

Quippe ubi fas versum atque nefas, tot bella per orbem
Tam multa scelerum facies, non ullus aratro
Dignus honor, squallent abductis arva colonis,
Et curvae rigidum falces conflantur in ensem.
Hinc movet? Euphrates, illinc Germania bellum
Vicinae ruptis inter se legibus urbes,
Arma ferunt, saevit toto Mars impius orbe.

Les hommes qui s'étoient fait un nom distingué étoient même plus exposes que les autres dans les proscriptions & durant toutes les horreurs des prémieres années du regne d'Auguste. Ciceron qui fut égorgé dans les tems malheureux dont parle Virgile mourut la victime de ses talens

Largus & exundans laetho dedit ingenii fons
Ingenio manus est & cervix caesa.

Horace avoit trente-cinq ans lorsque la bataille d'Actium se donna. La magnificence d'Auguste encouragea bien les grands Poëtes à travailler, mais ils étoient devenus déja de grands hommes avant cet encouragement.

Ce qui pourroit achever de convaincre que les causes morales ne font que concourir avec une autre cause seconde, encore plus efficace qu'elles, au progrès surprenant que les arts & les lettres font en certains siécles, c'est que les arts & les lettres retombent quand les causes morales font les derniers [103] efforts pour les soûtenir sur le point d'élévation où ils avoient atteint d'eux-mêmes. Ces grands hommes, qui pour ainsi dire, se sont formés de leurs propres mains, ne sauroient former par leurs leçons ni par leurs exemples, des Eléves qui soient leurs égaux. Ces Successeurs, qui reçoivent des enseignements donnés par des maîtres excellents, ces successeurs, qui par cette raison & par bien d'autres, devroient surpasser leurs maîtres, s'ils avoient autant de génie qu'eux, occupent leur place sans la remplir. Les premiers Successeurs des grands maîtres sont encore remplacés par des sujets moindres qu'eux. Enfin, le génie des Arts & des Sciences disparoit jusqu'à ce que la révolution des siécles le vienne encore tirer une autre fois des tombeaux où il semble qu'il s'ensevelisse pour plusieurs siécles, après avoir apparu durant quelques années.

Dans le même pays où la nature avoit produit libéralement & sans secours extraordinaire les Peintres fameux du siécle de Leon X, les recompenses, les soins de l'Academie de saint Luc établie par Grégoire XIII. & par Sixte-Quint, l'attention des Souverains, enfin tous les efforts des causes morales, n'ont pû donner une posterité à ces grands Artisans nés sans ancêtres. L'Ecole de Venise & celle de Florence dégénérerent & s'anéantirent en soixante ans. Il est vrai que la Peinture se maintint à Rome en splendeur durant un plus grand nombre d'années. Au milieu du siécle dernier on y voyoit même encore de grands maîtres. Mais ces Peintres étoient des étrangers, tels que Poussin, les Caraches & leurs Eleves qui vinrent faire valoir à Rome les talents de l'Ecole de Boulogne. Comme cette Ecole avoit fleuri plus tard que celle de Rome, elle a survecu à la prémiere. Qu'on me permette l'expression, il ne vint point de taillis à côté de ces grands chênes. Le Poussin en trente années de travail assidu dans un attellier placé au milieu de Rome, ne forma point d'Eléve qui se soit acquis un grand nom dans la Peinture, quoique ce grand homme fût aussi capable d'enseigner son art qu'au [104] cun maître qui jamais l'ait professé. Dans la même Ville mais en d'autres tems, Raphaël mort aussi jeune que l'étoient ses Eléves, forma dans le cours de dix ou de douze années, une Ecole de cinq ou six Peintres dont les ouvrages font encore une partie de la gloire du maître. Enfin, toutes les Ecoles d'Italie, celles de Venise, de Rome, de Parme & de Boulogne, où les grands sujets se multiplioient si facilement dans les bons tems, en sont aujourd'hui denuées.

Cette décadence est arrivée précisement en des tems où l'Italie jouissoit des jours les plus heureux dont elle ait joui depuis la destruction de l'Empire Romain par les Barbares. Toutes les conjonctures qui décideroient de la destinée des beaux arts, s'il étoit vrai que cette destinée dépendit uniquement des causes morales, concouroient à les faire fleurir quand ils y sont tombés en décadence. Ce fût depuis l'expedition de nôtre Roy Charles VIII. à Naples jusqu'à la Paix faite à Cambrai en mille cinq cens vingt neuf entre Charles-Quint & François I. laquelle fut bien-tôt suivie de la derniére revolution de l'Etat de Florence, que les guerres desolérent l'Italie. Durant trente-quatre ans l'Italie, pour me servir de l'expression familiere à ses historiens, fut foulée aux pieds par les nations barbares. Le Royaume de Naples fut conquis quatre ou cinq fois par différents Princes, & l'Etat de Milan changea de maître encore plus souvent. On vit plusieurs fois des Clochers de Venise les armées ennemies, & Florence fût presque toûjours en guerre ou contre les Médicis qui la vouloient assujetir, ou contre les Pisans qu'elle vouloit remettre sous le joug. Rome vit plus d'une fois des troupes ennemies ou suspectes dans ses murailles, & cette Capitale des beaux arts fut saccagée par les armes de l'Empereur Charles-Quint avec autant de barbarie que le seroit une ville prise d'assaut par les Turcs. Ce fut précisement durant ces trente-quatre années que les Lettres & les Arts firent en Italie ces progrés qui semblent encore prodigieux aujourd'hui.

[105] Depuis la derniere révolution de l'Etat de Florence jusqu'à la fin du seiziéme siécle, le repos de l'Italie ne fut interrompu que par des guerres de frontiere ou de courte durée. Aucune de ses grandes Villes ne fut saccagée, & il n'arriva plus de révolutions violentes dans les cinq Etats principaux qui la partagent presque entr'eux. Les Allemands ni les François n'y firent plus d'invasion, si l'on en excepte l'expedition du Duc de Guise à Naples sous Paul IV. laquelle fut plutôt une course qu'une guerre. Le dix-septiéme siécle a été pour l'Italie un tems de repos & d'abondance jusqu'à ses dernieres années. Ce fut durant tous les tems dont j'ai parlé, que les Vénitiens amasserent des sommes immenses en argent monnoyé, & qu'ils firent faire leur fameuse chaîne d'or à laquelle on ajoûtoit tous les ans de nouveaux anneaux. Ce fut alors que Sixte-Quint mit dans le trésor Apostolique cinq millions d'écus d'or, que la Banque de Gennes se remplit, que les grands Ducs mirent ensemble de si grosses sommes, que les Ducs de Ferrare remplirent leurs coffres, en un mot, que tous ceux qui gouvernoient en Italie, à l'exception des Vicerois de Naples & des Gouuerneurs de Milan, trouvoient après les dépenses courantes & les dépenses faites par précaution, un superflu dans le revenu de chaque année, qu'on pouvoit épargner; c'est le simptôme le plus certain d'un Etat florissant. Néanmoins ce fut durant ces années de prosperité que les Ecoles de Rome, de Florence, de Venise & successivement que celle de Boulogne s'appauvrirent & devinrent denuées de bons Sujets. Comme leur Midi s'étoit trouvé fort près de leur Levant, leur Couchant ne se trouva pas bien éloigné de leur Midi. Je ne veux point prévoir la décadence de notre siécle, quoi qu'un homme qui a beaucoup d'esprit ait écrit il y a déja plus de trente ans, en parlant des beaux ouvrages que ce siécle a produit. Il en faut convenir de bonne foi, il y a environ dix ans que ce bon tems est passé. Monsieur Despreaux avant que de mourir a vû prendre l'essort à un Poëte Lyrique né avec les talens de ces [106] anciens Poëtes, à qui Virgile donne une place honorable dans les Champs Elisées pour avoir enseigné les premiers la morale aux hommes encore féroces. Les ouvrages de ces anciens Poëtes qui furent un des premiers liens de la société & qui donnerent lieu à la Fable d'Amphion, ne contenoient pas des maximes plus sages que les Odes de l'Auteur dont je parle, à qui la nature ne semble avoir donné du génie que pour parer la morale & pour rendre aimable la vertu. D'autres qui vivent encore, mériteroient que je fisse une mention honorable de leurs ouvrages, mais comme dit Velleius Paterculus, en un cas à peu près pareil, Vivorum censura difficilis. Il est trop délicat d'entreprendre le recensement des Poëtes vivans.

Si nous remontons au siécle d'Auguste, nous verrons que les Lettres, les Arts & principalement la Poësie, tomberent en décadence quand tout conspiroit à les soutenir. Ils dégénérerent durant les plus belles années de l'Empire Romain. Bien des gens pensent que les Lettres & les Arts perirent ensevelis sous les ruines de cette Monarchie renversée & dévastée par les peuples septentrionaux. On suppose donc que les inondations des Barbares, suivies du bouleversement entier de la société par tout où ils s'établirent, ôterent aux peuples conquis les commodités nécessaires pour cultiver les Lettres & les Arts, & même l'envie de le faire. Les Arts, dit-on, ne peuvent subsister en un pays dont les Villes sont changées en campagnes, & les campagnes en deserts.

Tanti causa mali latio gens aspera aperte
Saepius irrumpens, sunt jussi vertere mortem.v Ausonidae victi.

Cette opinion, pour être communement reçue, n'en est pas moins fausse. Les opinions fausses en histoire s'établissent aussi facilement que les opinions fausses en Philosophie. Les Lettres & les Arts étoient déja tombés en décadence, ils avoient déja [107] dégénéré, quoi qu'on n'eut pas laissé de les cultiver avec soin, quand ces nations, le fleau du genre humain, quitterent les neiges de leur patrie. On peut regarder le Buste de Caracalla comme le dernier soupir de la Sculpture Romaine. Les deux Arcs de triomphe qui furent élevés à Severe son pere, les chapiteaux qui étoient au Septizonne qu'on a transportées en differentes Eglises lors qu'il fut abbatu, & les Statues connues pour être faites dans ce tems-là & qui nous sont demeurées, montrent que la Sculpture & l'Architecture étoient déja déchues sous le regne de ce Prince & de ses enfans. Or, Severe regnoit plus de deux cens ans avant la prémiere prise de Rome par Alaric. Depuis cet Empereur les Arts allerent toujours en dégénérant.

Les monumens qui nous restent des successeurs de Severe, font encore moins d'honneur à la Sculpture que ne lui en font les bas-reliefs du plus grand des deux Arcs de triomphe élevé à l'honneur de ce Prince. Tout le monde sait que ces bas-reliefs sont de mauvaise main. On peut croire cependant que les Sculpteurs les plus habiles avoient travaillé à cet Arc, quand ce ne seroit qu'à cause de l'endroit où il fut élevé. C'étoit dans le quartier le plus considérable de la Ville, au bout du Forum Romanum, & comme je pense avoir lieu de le croire, à la descente des cent dégrés du Capitole.

Les Medailles Romaines, frappées après le regne de Caracalla & après celui de Macrin son Successeur, qui ne lui survequit que deux ans, sont très inférieures à celles qui furent frappées sous les trente premiers Empereurs. Après Gordin Pie elles dégénérérent encore plus sensiblement, & sous Gallien qui regnoit cinquante ans après Caracalla, elles n'étoient plus qu'une vilaine monnoye. Il n'y a plus ni goût ni dessein dans leur graveure ni entente dans leur fabrique. Comme ces Medailles étoient une monnoye destinée autant pour instruire la posterité, des vertus & des belles actions du Prince sous le regne de qui l'on les frappoit, qu'à servir dans le commerce; on peut bien croire que les Romains, [108] aussi jaloux de leur memoire qu'aucun autre peuple, employoient à les faire, les ouvriers les plus habiles qu'ils pussent trouver. Il est donc raisonnable de juger par la beauté des Medailles, de l'état où étoit la graveure sous chaque Empereur, & la graveure est un art qui suit la sculpture pas à pas. Les observations qu'on fait par le moyen des Medailles, sont confirmées par ce qu'on remarque dans les ouvrages de Sculpture dont on connoît le tems & qui subsistent encore. Par exemple, les Medailles du grand Constantin qui regnoit cinquante ans après Gallien, sont très mal gravées: elles sont d'un mauvais goût, & nous voyons aussi par l'Arc de triomphe élevé à l'honneur de ce Prince, & qui subsiste encore aujourd'hui, que sous son regne & cent ans avant que les Barbares prissent Rome, la Sculpture y étoit redevenue un art aussi grossier qu'elle pouvoit l'être au commencement de la prémiere guerre Punipue.

Quand le Senat & le Peuple Romain voulurent ériger à l'honneur de Constantin cet Arc de triomphe, il ne se trouva point apparemment dans la Capitale de l'Empire, un Sculpteur capable d'entreprendre l'ouvrage. Malgré le respect qu'on avoit à Rome pour la memoire de Trajan, on dépouilla de ses ornemens, l'Arc élevé autrefois à son honneur & sans égard à la convenance, on les employa dans la fabrique de l'Arc qu'on élevoit à Constantin. Les Arcs triomphaux des Romains n'étoient pas comme les notres, des monumens imaginés à plaisir, ni leurs ornemens des embellissements arbitraires qui n'eussent pour regle que les idées de l'Architecte. Comme nous ne faisons pas de triomphe réel, & qu'après nos victoires on ne conduit pas en pompe le Triomphateur sur un char précédé de ses captifs, les Sculpteurs modernes peuvent se servir, pour embellir leurs Arcs allegoriques, des trophées & des armes qu'ils inventent à leur gré. Les ornemens d'un nos arcs Triomphaux peuvent ainsi convenir la plûpart à un autre arc. Mais comme les arcs triomphaux des Romains ne se dressoient que pour éter [109] niser la mémoire d'un triomphe réel, les ornemens tirés des dépouilles qui avoient paru dans un triomphe & qui étoient propres pour orner l'arc qu'on dressoit afin d'en conserver la memoire, n'étoient point propres pour embellir l'arc qu'on élevoit en mémoire d'un autre triomphe, principalement si la victoire avoit été remportée sur un autre peuple, que la victoire qui avoit donné lieu au premier triomphe comme au premier arc. Chaque nation avoit alors ses armes & ses vétemens particuliers très connus dans Rome. Tout le monde y savoit distinguer le Dace, le Parthe & le Germain, ainsi qu'il y savoit distinguer les François des Espagnols il y a cent ans, quand ces deux nations y portoient encore chacune ses habits faits à la mode de son pays. Les arcs triomphaux des Anciens étoient donc des monumens historiques & qui exigeoient une vérité historique à laquelle il étoit contre la bienséance de manquer.

Néanmoins on embellit l'arc de Constantin des captifs Parthes & des trophées composés de leurs dépouilles enlevés de l'arc de Trajan. C'étoit à eux que Trajan les avoit prises, mais Constantin n'avoit encore rien eu à démêler avec cette nation. Enfin, on orna l'arc avec des bas-reliefs où tout le monde reconnoissoit & où tout le monde reconnoît encore la tête de Trajan. Il ne faut pas dire que ce fut pour avoir plutôt fait qu'on sacrifiât le monument de Trajan pour élever l'arc de Constantin. Comme on ne pouvoit pas le composer entierement de morceaux rapportés, il fallut qu'un Sculpteur de ce tems-là fit quelques bas-reliefs qui servissent à remplir les vuides. Ces bas-reliefs sont ceux qui se voyent sous l'arcade principale. Les Divinités qui sont en dehors de l'arc, posées sur les moulures du ceintre des deux petites arcades, ainsi que les bas-reliefs écrasés, placés sur les clefs de voute de ces arcades; toute cette Sculpture qu'on distingue d'avec l'autre en approchant de l'arc, est fort au dessous du bon Gotique, quoique suivant les apparences le Sculpteur le plus habile de la Capitale de [110] l'Empire y ait mis la main. Enfin, quand Constantin voulut embellir sa nouvelle Capitale Constantinople, il ne sçut faire-mieux que d'y transporter quelqu'uns des plus beaux monumens de Rome. Cependant comme la Sculpture dépend plus des causes morales que la Peinture & la Poësie, elle doit déchoir plus lentement que ces deux Arts & même que l'éloquence. Aussi voyonsnous par ce que Petrone nous dit de la Peinture, que cet art baissoit déja dès le tems de l'Emreur Neron.

Quant à la Poësie, Lucain fut le successeur de Virgile & il y a déja bien des dégrés en descendant de l'Eneide à la Pharsale. Après Lucain parut Stace dont les Poësies sont reputées très inferieures à celles de Lucain. Stace qui vivoit sous Domitien ne laissa point de successeurs. Horace n'en avoit pas eu dans le genre Lyrique. Juvenal soutint la Satire jusques sous l'Empire de Trajan, mais ses Poësies peuvent être regardées comme le dernier soupir des Muses Romaines. Ausonne & Claudien qui voulurent ranimer la Poësie Latine, ne rendirent au jour qu'un phantôme qui lui ressembloit. Leurs vers n'ont ni le nombre ni la force de ceux qui furent faits sous le regne d'Auguste. Tacite qui écrivoit sous Trajan, est le dernier Historien Latin. C'est être le dernier que de n'avoir pas eu d'autre successeur que l'abbreviateur de Trogue Pompée. Quoique les Savans paroissent incertains du tems où Quinte-Curce écrivoit son histoire d'Alexandre, il me paroît décidé par un passage de son livre que Quinte-Curce la composa sous l'Empire de Claudius & par consequent qu'il écrivoit quatre-vings ans avant que Tacite écrivit. Quinte-Curce dit à l'occasion des malheurs dont la mort d'Alexandre fut suivie, parce que les Macedoniens prirent plusieurs Chefs à la place d'un seul, que Rome avoit pensé périr depuis peu par le projet de retablir la Republique. Or, on reconnoît dans le recit magnifique qu'il fait de cet évenement, toutes les principales cir [111] constances du tumulte qui arriva dans Rome quand le Sénat voulut après la mort de Caligula, rétablir le Gouvernement Republiquain, & quand il se cantonna contre les Cohortes Prétoriennens qui vouloient avoir un Empereur. Quinte-Curce caractérise si bien toutes les circonstances de l'avenement de Claudius à l'Empire qui calma le tumulte, il parle si nettement de la famille de ce Prince, qu'on ne sauroit hesiter sur l'application de ce passage, d'autant plus que le recit qu'il fait, ne peut être appliqué à l'avénement à l'Empire d'aucun des trente Successeurs immediats de Claudius. On ne sauroit entendre ce passage de Quinte-Curce que de l'avenement de Claudius à l'Empire, ou de celui de Gordien Pie.

Soixante années après Auguste, Quintilien écrivoit déja sur les causes de la décadence de l'éloquence Latine. Longin qui écrivoit sous Gallien, a fait un chapitre sur les causes de la decadence des esprits à la fin de son traité du Sublime. Il ne restoit plus que l'Art Oratoire. Les Orateurs avoient disparu. La decadence des Lettres & des Arts étoit déja un objet sensible. Il frappoit assez les personnes capables de faire des réflexions pour les obliger d'en rechercher les causes. C'étoit long-tems avant que les Barbares dévastassent l'Italie, qu'elles faisoient cette observation.

On remarquera encore que les Lettres & les Arts commencerent à décheoir sous des Empereurs magnifiques & qui les cultivoient eux-mêmes. La plûpart de ces Princes se piquoient d'être Orateurs, & plusieurs d'entre eux se piquoient d'être Poëtes. Neron, Adrien, Marc-Aurele, Alexandre Severe savoient peindre. Croit-on que les Arts fussent sans considération sous leur regne? Enfin dans les quatre siécles qui se sont écoulés depuis Jules César jusqu'à l'inondation des Barbares, il y eut de suite plusieurs regnes tranquilles qu'on peut regarder comme le siécle d'or réel & historique, Nerva, Trajan, Adrien, Antonin & Marc Aurele qui se succederent immédiatement les uns aux autres & dont l'avénement à l'Empire fut aussi paisible que celui d'un fils qui suc [112] céde à son pere, étoient à la fois de grands Princes & de bons Princes. Leurs regnes contigus composent presque un siécle de cent ans.

Il est vrai que plusieurs Empereurs furent des Tirans & que les guerres civiles, dans lesquelles un grand nombre de ces Princes parvint à l'Empire ou le perdit, furent très frequentes. Mais la mauvaise humeur de Caligula, de Neron, de Domitien, de Commode, de Caracalla & de Maximin, ne tomboit gueres sur les gens de Lettres, & tomboit encore moins sur les Artisans. Lucain le seul homme de Lettres distingué qui fut mis à mort dans ces tems-là, fut condamné comme conspirateur & non comme Poëte. La mort de Lucain dégoûta-t-elle ceux qui avoient du génie pour faire des vers? Stace, Juvenal, Martial & plusieurs autres qui ont pû le voir mourir, n'ont pas laissé de composer. La mauvaise humeur des Empereurs n'en vouloit qu'aux Grands de l'Etat. L'envie que les plus cruels avoient d'être bien avec le peuple, ce qui les obligeoit à rechercher sa faveur en lui donnant toutes sortes de fêtes & de spectacles, les engageoit à procurer l'avancement des Lettres & des Arts.

Quant à ces guerres civiles dont on parle tant, la plûpart se firent hors de l'Italie, & elles furent terminées en deux campagnes. Elles n'ont pas troublé quarante années de trois cents que l'on compte depuis Auguste jusqu'à Gallien. La guerre civile d'Othon contre Vitellius, celles de Vitellius contre Vespasien, lesquelles ne durérent pas mises ensemble, l'espace de neuf mois, ne purent certainement préjudicier aux Lettres & aux beaux Arts, autant que les guerres civiles du Grand Pompée & de ses Enfans contre César, autant que la guerre civile de Modene & que les autres guerres civiles que fit Auguste contre les meurtriers de César & contre Marc Antoine. Cependant les guerres civiles où César & Auguste eurent part, n'arrêterent pas le progrès des Lettres & des Arts. La mort de Domitien fut l'ouvrage d'un complot de Valets, & le lendemain de sa mort, Nerva regnoit déja paisiblement, Les cho [113] ses se passerent à peu près de même à la mort de Commode & à celle de Pertinax, les premiers des Empereurs qui furent tués & déposés après Domitien. Sévére déposseda Didius Julianus sans combat, & la guerre qu'il fit dans l'Orient contre Pescennius Niger, & celle qu'il fit ensuite dans les Gaules contre Clodius Albinus, n'empêchoient pas les Artisans & les Savans de Rome de travailler, non-plus que les révolutions subites qui se passerent en Asie & qui mirent Macrin à la place de Caracalla, & Heliogabale à la place de Macrin. Il est vrai que ces revolutions tumultueuses arrivoient quelquefois dans Rome, mais elles se terminoient en un jour ou deux & sans être suivies de ces accidens qui peuvent retarder le progrès des Arts & des Sciences. Neron fut déposé dans Rome sans qu'il s'y donnât aucun combat. Le meurtre de Galba & l'avénement d'Othon au thrône, fut l'ouvrage d'une matinée & le tumulte ne coûta point la vie à cent personnes. Le peuple regarda les combats que les troupes de Vespasien & celles de Vitellius donnerent dans Rome durant un jour, sans y prendre plus d'interêt qu'il avoit coûtume d'en prendre aux combats des Gladiateurs. Maximin fut déposé & les Gordiens Afriquains mis en sa place, sans qu'il se fit à Rome d'autre mouvement que s'il se fut agi de l'execution d'un Arrêt rendu contre un particulier. Quand les Gordiens furent morts en Afrique, Puppien & Balbin leur succéderent sans tumulte, & deux jours virent naître & finir la guerre qui commença entre le Peuple & les Cohortes Pretoriennes, quand ces deux Empereurs furent assasinés, & Gordien Pie mis en leur place. Les autres révolutions furent promptes & nous avons déja dit qu'elles arriverent hors de Rome. Enfin les guerres civiles des Romains, sous leur cinquante premiers Empereurs, étoient des guerres que les armées faisoient les unes contre les autres pour se disputer l'avantage de donner un maître à l'Empire, & les deux partis ménageoient les Provinces avec autant de soin qu'on ménage les pays qu'on espére de conquerir & de garder, [114] dans les guerres que les Princes Chrétiens ne se font que trop fouvent. Il y arrive toûjours des desordres, mais ils ne sont pas tels qu'ils ensevelissent les Arts & les Sciences. Toutes les guerres n'empêchent pas leurs progrès. Celles-là seulement peuvent être citées comme une des causes de leur décadence, qui mettent l'état des particuliers en danger; Celles dans lesquelles il devient esclave de citoyen qu'il étoit auparavant, ou qui le privent du moins de la proprieté de ses biens.

Telles furent les guerres des Perses contre les Grecs, & celles des Barbares du Nord contre l'Empire Romain. Telles sont les guerres des Turcs & des Chrétiens, où le peuple entier court encore de plus grands dangers que ceux où les Soldats sont exposés dans les guerres ordinaires. De pareilles guerres annéantissent certainement les Arts & les Sciences dans les pays qu'elles désolent. Mais les guerres reglées où le peuple ne court d'autre risque que celui de changer de Maître & d'appartenir à un Prince Chrétien plutôt qu'à un autre, ne peuvent tout au plus annéantir les Arts & les Sciences que dans une Ville qui seroit assez malheureuse pour être prise d'assaut & saccagée. La terreur que ces guerres répandent peut tout au plus retarder leurs progrés durant quelques années, & il paroît même qu'elle ne le fait pas. Je ne sais par quelle fatalité les arts & les sciences ne fleurirent jamais mieux qu'au milieu de ces guerres. La Gréce en essuia plusieurs dans le siécle de Philippe le Pére d'Alexandre le Grand. Ce fut dans le tems des guerres civiles qui affligerent l'Empire Romain sous César & sous Auguste, que les sciences & les beaux arts firent à Rome de si grands progrés. Depuis mille quatre cens quatre vings-quatorze jusqu'en mil cinq cens vingt-neuf, l'Italie fut presque toûjours en proye à des armées composées en grande partie de Soldats étrangers. Les Pays-bas Espagnols étoient attaqués par la France & par la Hollande lorsque l'Ecole d'Anvers fleurit. N'est-ce pas durant la guerre que les Lettres & les Arts ont [115] fait en France leurs progrés les plus grands?

On ne trouve donc point, quand on y veut faire serieusement réflexion, que durant les trois siécles qui suivirent la mort de Cesar, l'Empire Romain ait essuié aucune de ces guerres qui sont capables de faire tomber en décadence les Lettres & les beaux Arts. Ce ne fut que sous Gallien que les Barbares commencerent d'avoir quelques établissemens permanents sur les terres de l'Empire, & que les Tyrans se cantonnerent dans les Provinces. Ces Gouverneurs qui s'y rendirent Souverains, pouvoient bien donner lieu à la dévastation de quelques pays, par les guerres qu'ils se faisoient les uns àux autres dans des Provinces qui n'étoient pas gardées l'une contre l'autre par des Frontieres fortifiées, parce qu'elles avoient appartenu long-tems au même maître, mais ces dévastations n'étoient pas capables de faire tomber les Lettres & les Arts dans la décadence où ils tomberent. Le séjour des arts dans un Etat contigu, ce fut toûjours la Capitale de l'Etat. Ainsi tous les bons ouvriers de l'Empire Romain devoient se rassembler à Rome. Il n'y a donc que les dévastations de la Ville de Rome qu'on puisse alleguer comme une des causes de l'anéantissement des Arts & des Lettres. Or, la Ville de Rome jusqu'à sa prise par Alaric, événement qui n'arriva que quatre cens cinquante ans après la mort de César, fut toûjours la Capitale d'un grand Empire où l'on élevoit chaque jour des bâtimens superbes. Les tumultes des Cohortes Prétoriennes n'ont pas empêché qu'il n'y eut de grands Peintres, de grands Sculpteurs, de grands Orateurs & de grands Poëtes, puisqu'ils n'empêchoient pas qu'il ne s'y trouvat un peuple entier d'Artisans médiocres. Quand les arts sont assez cultivés pour former un grand nombre d'Artisans médiocres, ils en formeroient d'excellents si le génie ne leur manquoit pas.

Rome est encore aujourd'hui remplie de tombeaux & de statues qu'on reconnoît certainement par les inscriptions ou par les coëffures des femmes, pour avoir été faits depuis l'Empire de Trajan jusqu'à [116] l'Empire de Constantin. Comme les Romaines changeoient leur coeffure aussi souvent que les Françoises changent la leur, on peut connoître à peu près sous quel Empereur les monumens Romains ont été faits, parce que nous savons par les médailles des femmes & des parentes des Empereurs, en quel tems une certaine mode a eu cours. C'est ainsi qu'on pourroit, à l'aide du Receuil des modes en usage en France depuis trois cens ans, lequel Monsieur de Gaignieres avoit ramassé, juger du tems où la statue d'une Françoise, vétue des habits qu'elle portoit, auroit èté faite.

Il y avoit, disent des Auteurs anciens, plus de statues à Rome que d'hommes vivants. Les plus belles statues de la Gréce, desquelles les restes nous sont si pretieux, étoient de ce nombre. Depuis Caracalla ces statues ne formerent plus de grands Sculpteurs. Leur vertu demeura suspendue jusques aux tems du Pape Jules II. Cependant on continuoit encore sous Constantin de faire élever à Rome des bâtimens somptueux, & par conséquent de faire travailler les Sculpteurs. Il n'y eut peut-être jamais une plus grande quantité d'ouvriers à Rome que lorsqu'il n'y en avoit plus de bons. Combien Severe, Caracalla, Alexandre Severe & Gordien Pie firent-ils élever de bâtiments superbes? On ne peut voir les ruïnes des Thermes de Caracalla sans être surpris de l'immensité de cet édifice. Auguste n'en bâtit pas d'aussi vaste. Il n'y eut jamais un édifice plus somptueux, plus chargé d'ornements & d'incrustations, ni qui fit plus d'honneur par sa masse à un Souverain, que les Thermes de Diocletien, l'un des successeurs de Gallien. Une salle de cet édifice fait aujourd'hui l'Eglise des Chartreux de Rome. Une des Loges des portiers fait une autre Eglise, celle des Feuillants à Termini.

Ajoûtons encore une remarque à ces considérations. Là plûpart des Sculpteurs Romains faisoient leur apprentissage dans l'état d'esclavage. On peut donc croire que les marchands, dont la profession étoit de négotier en esclaves, examinoient avec soin [117] & avec capacité si parmi les enfans qu'ils élevoient pour les vendre, il ne s'en trouvoit pas quelqu'un qui fut propre à devenir un Sculpteur habile. On peut imaginer aussi avec quel soin ils donnoient a ceux qu'ils jugeoient capables d'exceller dans la Sculpture, l'éducation propre à perfectioner leur talent. Un esclave bon ouvrier étoit alors un thresor pour son maître, soit qu'il voulut vendre sa personne ou ses ouvrage. Or, les voyes qu'on peut employer pour obliger un jeune esclave de s'appliquer au travail, sont tout autrement efficaces, que célles qu'on peut employer pour y porter des personnes libres? Quel aiguillon pour un esclave que l'espérance de sa liberté! Les chef-d'oeuvres dont nous admirons les vestiges, étoient encore dans les places publiques, & l'on ne sauroit imputer aux causes morales que la grossierté des Artisans qui ne sont venus qu'après le Sac de Rome par Alaric.

Pourquoi les Lettres & les Arts ne se sont-ils pas soûtenus dans la Gréce au même point d'élevation où ils y étoient sous le Pére d'Alexandre & sous les premiers successeurs de ce Conquerant? Pourquoi furent-ils toujours retrogrades, de maniere que sous Constantin les ouvriers Grecs étoient redevenus aussi grossiers qu'ils pouvoient l'avoir été deux cens ans avant Philippe. Les Lettres & les Arts sont tombés sensiblement dans la Grece, depuis le tems de Persée le Roi de Macedoine qui fut défait & pris prisonier par Paul Emile. Mais la Peinture ne s'étoit pas soutenue jusqu'à lui. Elle avoit dégéneré dès le tems des successeurs d'Alexandre. Floruit autem circa Philippum & usque ad successores Alexandri praecipue Pictura. Lucien peut passer pour le seul Poëte qu'ayent produit les tems suivans, quoiqu'il n'ait écrit qu'en prose. Plutarque & Dion qui approche plus du tems de Plutarque que de son mérite, sont reputés les meilleurs Auteurs qui ayent écrit depuis que la Gréce fut devenue une Province de l'Empire Romain. On doit regarder avec vénération les écrits de ces deux Grecs. Ils sont l'ouvrage d'historiens judicieux qui nous racontent avec [118] sens beaucoup de faits importants & curieux lesquels nous ne tenons que de leurs recits. Les livres de Plutarque sur tout sont le reste le plus prétieux de l'antiquité Grecque & Romaine par rapport aux détails & aux faits qu'il nous apprend. On peut dire quelque chose d'approchant de Dion & d'Hérodien qui écrivirent sous Alexandre Severe & sous Gordien Pie, mais on ne compare pas ces historiens pour l'art d'écrîre avec force comme avec dignité, pour l'art de peindre les grands évenements, à Thucidide & à Hérodote. Nous avons parlé de l'usage qu'on pouvoit faire des médailles pour connoître l'état où les Arts se trouvoient dans le tems qu'elles furent frappées. Or, les médailles frappées en très grand nombre à l'honneur & avec la tête des Empereurs dans tous les pays de l'Empire Romain où l'on parloit grec, sont mal gravées en comparaison de celles qui se frappoient à Rome en même tems sous l'autorité du Senat, dont elles portent la marque. Par exemple, les médailles de Severe frappées à Corfou & que la découverte d'un thrésor qui fut faite dans cette Isle, il y a cinquante ans, a rendues très communes, ne sont point comparables aux médailles Latines de cet Empereur frappées à Rome. Néanmoins les medailles de Corfou sont des medailles Grecques les mieux frappées. La regle générale ne souffre presque point d'exception.

La Gréce depuis la mort d'Alexandre jusqu'à son assujetissement aux Romains, n'essuia point cependant de ces guerres qui sont capables de faire oublier durant des siécles entiers, les Lettres & les Arts. Le tumulte que causa l'irruption des Gaulois dans la Gréce environ cent ans après la mort d'Alexandre, ne dura point long-tems. Mais supposons que les Lettres & les Arts ayent pû souffrir par les guerres qui se firent entre les successeurs d'Alexandre, & par celles que firent les Romains contre deux Rois de Macédoine & contre les Etoliens, les Lettres & les Arts auroient dû remonter vers la perfection, dès que la tranquillité de la Gréce eut été rendue stable & permanente par sa soumission aux Romains. L'E [119] tude des Artisans ne fut plus interrompue que par la guerre de Mithridate & par les guerres civiles des Romains, qui donnerent à différentes reprises, quatre ou cinq ans d'inquietude à diverses Provinces. Au plus tard, les Lettres & les Arts auroient dû se relever sous le régne d'Auguste qui les fit fleurir à Rome. La Gréce après la bataille d'Actium, jouit durant trois siécles de ses jours les plus tranquilles. Sous la plûpart des Empereurs Romains, la soumission de la Gréce à l'Empire, fut plutôt un hommage qui assuroit la tranquillité publique qu'un asservissement à charge aux particuliers & préjudiciable à la societé. Les Romains ne tenoient pas un corps de troupes dans la Gréce comme ils en tenoient en d'autres Provinces. La plûpart des Villes s'y gouvernoient par leurs anciennes Loix, & de toutes les dominations étrangeres, aucune ne fut jamais moins à charge aux peuples soumis que la domination des Romains. C'étoit un gouvernement plutôt qu'un joug. Enfin les guerres que les Athéniens, les Thébains & les Lacédemoniens s'étoient faites, celles de Philippe contre les autres Grecs, avoient été bien plus funestes par leur durée & par leurs évenemens, que celles qu'Alexandre, ni que celles que ses successeurs où les Romains firent dans la Gréce. Cependant ces premiéres guerres n'avoient pas empêché les Arts & les Sciences d'y faire ces progrés qui font encore tant d'honneur à l'esprit humain.

Tout ce que vous venez d'alleguer me répondra-t-on, ne prouve point que sous leurs successeurs les Grecs n'eussent pas autant de génie qu'en avoit Phidias & Praxitéle, mais leurs Artisans avoient dégénéré, parce que les Romains avoient transporté à Rome les chef-d'oeuvres des grands Maîtres & qu'ils avoient ainsi dépouillé la Grece des objets les plus capables de former le goût & d'exciter l'émulation des jeunes ouvriers. La seconde guerre Punique duroit encore quand Marcellus fit porter à Rome les dépouilles des Portiques de Syracuse, lesqu'elles donnerent à quelques citoyens Romains un [120] goût pour les Arts qui devint bientôt après à Rome un goût universel & qui fut cause dans la suite de tant de déprédations. Ceux-là mêmes qui ne connoissent pas le mérite des statues, des vases, & des autres curiosités, ne laissoient pas dans l'occasion de les emporter à Rome où ils voyoient qu'on en faisoit tant de cas. On conçoit que Mummius qui voulut enrichir Rome des dépouilles de Corinthe, ne s'y connoissoit guere, par la menace ridicule qu'il fit aux Maîtres des Navires qui les y devoient transporter. Jamais perte n'auroit été moins réparable que celle d'un pareil dépôt, composé des chef-d'oeuvres de ces Artisans rares qui contribuent autant que les grands capitaines, à rendre leur siécle respectable aux autres siécles. Cependant Mummius en recommandant le soin de cet amas prétieux à ceux ausquels il le confioit, les menaça très sérieusement, si les statues, les tableaux & les choses dont il les chargeoit de répondre venoient à se perdre, qu'il en feroit faire d'autres à leurs dépens. Mais bientôt, continuera-t-on, tous le Romains sortirent de cette ignorance, & bientôt le simple Soldat ne brisa plus les vases prétieux en saccageant les Villes prises. L'Armée de Silla rapporta de l'Asie à Rome, ou pour parler avec plus de précision, elle y rendit communs tous les goût des Grecs. Ibi primum insuerit exercitus Populi Romani amare, potare, signaque, tabulas pictas, vasa coelata mirari, ea privatim ac publice rapere, delabra spoliare, sacra profanaque omnia polluere.

Dès le tems de la Republique il y eut plus d'un Verres exerçant les droits de conquête sur des Provinces obéissantes. Qu'on voye dans la quatriéme Oraison de Ciceron, contre ce brigand, la description de ses excès. La licence loin de finir à Rome avec le gouvernement Republiquain, devint un brigandage effrené sous plusieurs Empereurs. On sait avec combien d'impudence Caligula pilla les Provinces. Neron envoya Carinas & Acratus, deux connoisseurs, dans la Grece & dans l'Asie, exprès pour y enlever les beaux morceaux dc sculpture qui pou [121] voient y être restés, dont il vouloit orner ses nouveaux bâtimens. On ôtoit donc aux pauvres Grecs, comme le dit Juvenal, jusqu'à leurs Penates. On ne leur laissoit pas les moindres petits Dieux qui valussent quelque chose.

Ipsi deinde lares, si quod spectabile signum,
Si quis in edicula Deus unicus.

Tous ces faits sont véritables, mais il étoit encore resté dans la Gréce & dans l'Asie, un si grand nombre de beaux morceaux de sculpture, que les Artisans n'y manquoient pas de modelles. Il y avoit encore assés d'objets capables d'exciter leur émulation. Les belles Statues qu'on a trouvées dans la Gréce depuis deux ou trois siécles, prouvent bien que les Empereurs Romains & leurs Officiers ne les en avoient pas toutes enlevées. Le Ganimede qui se voit dans la Bibliothéque de saint Marc à Venise, y fut trouvé il y a trois cens ans. L'Andromede qui est chez le Duc de Modene, fut trouvée dans Athénes, quand cette Ville fut prise par les Venitiens durant la guerre terminée par la paix de Carlowitz. Les Rélations des Voyageurs modernes sont remplies de descriptions des statues & des bas-reliefs qu'on voit encore dans la Gréce & dans l'Asie Mineure. Les Romains avoient-ils enlevé les bas-reliefs du Temple de Minerve dans Athénes? Pour parler des Lettres, avoient-ils enlevé de la Gréce tous les exemplaires d'Homere, de Sophocle & des autres Ecrivains du bon temps? Non, mais ses jours henreux étoient passés. L'industrie des Grecs avoit dégénéré en artifice comme leur sagacité en esprit de finesse. Les Grecs au talent de s'entrenuire près, étoient redevenus grossiers. Durant les six derniers siécles de l'Empire de Constantinople, ils étoient moins habiles, principalement dans les arts, qu'ils ne l'avoient été aux tems d'Amintas Roi de Macedoine. Il est vray que le siécle heureux de la Gréce a duré plus long-tems que le siécle d'Auguste & que le siécle de Léon X. Les Lettres s'y sont même soûtenues long [122] tems après la chute des beaux Arts, parce que l'esprit naturel a tenu lieu de génie à ses habitants. Il semble que la nature ait une force dans la Gréce qu'elle n'a pas dans les autres contrées, & qu'elle y donne plus de substance aux aliments & plus de malignité aux poisons. Les Grecs ont poussé le vice & la vertu plus loin que les autres hommes.

La Ville d'Anvers a été durant un tems, l'Athénes des pays en déça les Monts. Mais quand Rubens commença de rendre son école fameuse, les causes morales n'y faisoient rien d'extraordinaire en faveur des Arts. Si c'étoit l'état florissant des Villes & des Royaumes qui seul amenat la perfection des beaux Arts, la Peinture devoit être en sa splendeur dans Anvers soixante ans plutôt. Quand Rubens parût, Anvers avoit perdu la moitié de sa splendeur, parce que la Republique de Hollande nouvellement établie, avoit attiré chez-elle la moitié de son commerce. La guerre étoit aux environs de cette Ville sur laquelle ses ennemis faisoient tous les jours des entreprises qui mettoient en danger l'état des Marchands, des Ecclésiastiques & de tous les principaux citoyens. Rubens laissa des Eléves comme Jordaens & Vandyck, qui font honneur à sa reputation, mais ses Eléves sont morts sans disciples qui les ayent remplacés. L'Ecole de Rubens a eu le sort des autres écoles, je veux dire qu'elle est tombée quand tout paroissoit concourir à la soûtenir. Il semble du moins que Quellins, qu'on peut regarder comme son dernier Peintre, doive mourir sans Eleves dignes de lui. On n'en connoît pas encore, & il n'y a guerre d'apparence qu'il en fasse dans la retraitte où il s'est confiné.

Après tout ce que je viens d'exposer, il est clair que les Arts & les Lettres arrivent au plus haut point de leur splendeur par un progrès subit, lequel on ne sauroit attribuer aux causes morales, & il paroît encore que les Arts & les Lettres retombent, quand ces causes font les derniers efforts pour les soûtenir.

Enfin, les grands Artisans d'un païs ont presque tous étés contemporains. Non-seulement les plus [123] grands Peintres de toutes les écoles ont vécu dans le même tems, mais ils ont été les contemporains des grands Poëtes leur compatriotes. Les tems où les Arts ont fleuri, se sont encore trouvés féconds en grands sujets dans toutes les sciences, dans toutes les vertus & dans toutes les professions. On peut croire qu'il arrive des tems où je ne sais quel esprit de perfection se répand sur tous les hommes d'un certain pays. Cet esprit s'en retire après avoir rendu deux ou trois générations plus parfaites que les générations précédentes & que les générations suivantes.

Dans les tems où la Gréce étoit féconde en Apelles, elle étoit aussi fertile en Praxiteles & en Lysippes. C'étoit alors que vivoient ses plus grands Poëtes, ses plus grands Orateurs & ses plus grands Philosophes. Socrate, Platon, Aristote, Demostene, Isocrate, Thucidide, Xenophon, Eschile, Euripide, Sophocle, Aristophane, Menandre & plusieurs autres ont vécu dans le même siécle. Quels hommes que les Généraux Grecs de ces tems la! Quels grands exploits ne faisoient-ils pas avec de petites armées! Quels Princes que Philippe Roi de Macédoine & son Fils! Qu'on ramasse tout ce que la Gréce a produit d'hommes illustres dans les siécles qui se sont écoulés depuis Persée Roi de Macedoine jusqu'à la prise de Constantinople par les Turcs, & l'on ne trouvera pas dans ces dix-sept siécles de quoi composer un essain de grands hommes en toutes sortes de profession aussi nombreux que celui qu'on peut ramasser sans sortir du siécle de Platon. Toutes les professions dégénérent en Gréce en même tems que les Lettres & les Arts. Tite Live appelle Philopemen un des Préteurs des Achéens durant le régne de Persée Roi de Macedoine, le dernier des Grecs.

Le siécle d'Auguste eut la même destinée qu'avoit eu le siécle de Platon. Parmi les monuments de la sculpture Romaine, nous n'avons rien de plus beau que les morceaux qui furent faits dans le tems d'Auguste. Tels sont le Buste d'Agrippa son gendre, qui [124] se voit dans la gallerie du grand Duc, le Ciceron de la Vigne Mathei, comme les Chapiteaux des colomnes du Temple de Jules César, qui sont encore de bout au milieu du Campo Vaccino, & que tous les Sculpteurs de l'Europe sont convenus de prendre pour modelles quand ils traitent l'ordre Corinthien. Ce fut sous Auguste que les medailles Romaines commencerent à devenir belles, & la graveure est un art qui suit ordinairement la sculpture dans toutes ses destinées. Nous reconnoissons le tems où plusieurs pierres gravées ont été faites par les sujets & par les têtes qu'elles représentent. Les plus belles pierres Romaines sont celles que nous reconnoissons pour avoir été faites du tems d'Auguste. Telle est le Ciceron sur une Agathe qui étoit à Charles II. Roy d'Angletetre, & la pierre du Cabinet du Roi qui représente Auguste & Livie. Telle est la pierre donnée au feu Roy par Monsieur Fesch de Basle où l'on voit Apollon jouant de la Lire sur un rocher. C'est l'attitude qui caractérise l'Apollon Actiaque dans les médailles d'Auguste, sous qui cette nouvelle Divinité parut au monde, après qu'il eut gagné la bataille d'Actium. On a même une autre raison de croire que cette pierre ait été gravée du tems d'Auguste. C'est le nom de Dioscoride qu'on y lit dans la place où le nom de l'ouvrier se trouve gravé quelques fois dans ces sortes d'ouvrages. Or, Pline nous apprend que Dioscoride, excellent graveur de pierre, travailloit sous cet Empereur. On peut encore citer l'Agathe en relief qui se voit à Vienne dans le Cabinet de l'Empereur laquelle représente Auguste & Livie, ainsi que celle dont le Pére de Montfaucon nous a donné le dessein dans son Voyage d'Italie, & qui représente Marc Antoine & Cleopatrc. Ensin le plus prétieux des joyaux antiques, l'Agathe de la sainte Chapelle de Paris, dont l'explication a exercé le savoir de cinq Antiquaires des plus illustres, fut faite sous Auguste ou sous ses deux premiers successeurs. Peiresc, Tristan, Albert Rubens, Monsieur le Roi & le Pére Hardouin sont d'accord sur ce point là.

[125] On peut dire de l'Architecture Romaine ce que nous venons de dire de la Sculpture. Le Théatre de Marcellus, le Portique & les Décorations intérieures de la Rotonde, le Temple de Jules César dans le Campo Vaccino, le Temple du Jupiter Anxur à Terracine, qu'on sait par une inscription gravée sur-un des marbres du gros mur, être l'ouvrage du Consul Postumius & de l'Architecte Vitruve Pollion, sont réputés les monuments de la magnificence Romaine, les plus honorables pour leurs Architectes.

Tout le monde sait dès le College, que les grands Poëtes Romains, ou pour parler plus juste, que tous les grands Poëtes Latins, à l'exception de deux ou trois, fleurirent dans le siécle d'Auguste. Ce Prince a vû, ou du moins il a pû voir, Virgile, Horace, Properce, Catulle, Tibulle, Ovide, Phédre, Cornellius Gallus & plusieurs autres dont nous avons perdu les ouvrages, mais qui furent autant admirés de leur tems, que ceux que nous admirons encore aujourd'hui. Il a pu voir Lucrece qui mourut l'an de Rome six cens quatre-vingt dix-neuf, & le jour même que Virgile prit la robe virile, suivant que Donat le remarque dans la vie de Virgile. Monsieur Créech, le dernier & le meilleur Commentateur de Lucrece, s'est trompé dans la vie qu'il nous a donnée de son Auteur, en le faisant mourir le même jour que Virgile étoit né. Mon interest m'oblige de le reprendre ici de cette faute. Voici ce que dit Horace du mérite de Fundanus de Pollion & de Varius, trois autres Poëtes contemporains d'Auguste.

Arguta meretrice potes, Davoque Chremeta
Eludente senem, comeis garrire libellos,
Unus vivorum Fundani, Pollio Regum
Facta canit pede ter percusso, forte epos acer
Ut nemo Varius ducit, molle atque facetum
Virgilio annuerunt gaudentes rure Camaenae.

C'est un grand prejugé en faveur de ces Poëtes qu'un [126] écrivain aussi judicieux qu'Horace, les mette dans la même classe que Virgile.

La plûpart des Poëtes que j'ai cités, ont pû voir Ciceron, Hortensius & les autres Orateurs Romains les plus célébres. Ils ont vû Jules César citoyen aussi distingué par son éloquence & par plusieurs vertus civiles, que Capitaine fameux par ses exploits & par son intelligence dans l'art militaire. Tite Live le premier des Romains dans l'art d'écrire l'histoire, Salluste l'historien que Paterculus & Quintilien osent comparer à Thucidide, ont vécu du temps d'Auguste. Ils furent contemporains de Vitruve le plus illustre des Architectes Romains. Auguste étoit déja né quand AEsopus & Roscius les plus celebres Comediens dont les antiquités Romaines fassent mention, moururent. Quels hommes que Caton d'Utique, Brutus & la plûpart des meurtriers de César! Quel homme devoit être Agrippa qui fit une fortune si prodigieuse sous un Prince aussi bon juge du mérite que l'étoit Auguste! Comme le dit Seneque le pere. Quidquid Romana facundia habet quod insolenti Graeciae aut opponat aut praeferat, circa Ciceronem effloruit. Omnia ingenia quae lucem studiis nostris attulerunt tunc nata sunt. In de terius deinde quotidie data res est.

Les Pontificats de Jules II. de Léon X. de Clément VII. si fertiles en grands Peintres, produisirent aussi les meilleurs Archirectes & les plus grands Sculpteurs dont l'Italie puisse se vanter. Il parut en même tems, des Graveurs excellents dans tous les genres que cet art renferme. L'Art naissant des Estampes se perfectionna entre leurs mains, au sortir du berceau, autant que la Peinture se perfectionna dans les tableaux de Raphaël. Tout le monde connoît le merite de l'Arioste & du Tasse, qui du moins nâquirent dans le même âge. Fracastor, Sannazar & Vida firent alors les meilleurs vers Latins qui ayent été composés depuis que les Lettres Romaines ont jetté de nouvelles fleurs. Quels hommes chacun en son genre que Léon X. Paul III. les Cardinaux Bembo & Sadolet, Andre Dorie, le Marquis [127] de Pescaire, Philippe Strozzi, Cosme de Medicis dit le grand, Machiavel & Guichardin l'historien! Mais à mesure que les Arts sont déchus en Italie, les places & les professions de ces grands hommes, ont cessé d'être remplies' & d'être exercées par des sujets d'un aussi grand mérite.

Les plus grands Sculpteurs François, Sarrazin, les Anguiers, l'Hongre, Marcy, Girardon, Desjardins, Coyzevaux, le Gros, Theodon & plusieurs autres qui travaillent encore, ont vécu sous le régne du feu Roi, ainsi que le Sueur, le Poussin, le Brun, Coypel, Jouvenet, Boulogne, Forêt, Rigaud & d'autres qui font honneur à notre Nation? N'est-ce pas sous son régne, que les Masards ont travaillé? Vermeulen, Melan, Edelink, Simoneau, Nanteuil, le Poilly, Masson, Pinau, Van-Schupen, Mademoiselle Stella, Gerard Audran, le Clerc, Picart & tant d'autres Graveurs, dont les uns sont morts & les autres vivent encore, ont excellé dans toutes les espéces de gravûres. Nous avons encore eû dans le même tems, des Orfevres & des Graveurs de Médailles comme Varin, qui méritent que leur reputation dure aussi long-tems que celle de Dioscoride & d'Alcimedon. Sarrazin, les Corneilles, Moliere, Racine, la Fontaine, Despreaux, Quinault & Chapelle, ont été successivement les contemporains de tous ces illustres. Ils ont vêcu en même tems que le Notre, si célébre pour avoir perfectionné & même crée en quelque façon, l'art de dresser des Jardins, en usage aujourd'hui dans la plus grande partie de l'Europe. Lulli qui vint en France si jeune qu'on peut le regarder comme François, bien qu'il fut né en Italie, a tellement excellé dans la Musique, qu'il a fait des jalous parmi toutes les Nations. Il a vécu de son tems des hommes rares par leur talent, à toucher toutes sortes d'instrumens.

Tous les genres d'éloquence & de litterature ont été cultivés sous le regne du Roi, par des personnes qui seront citées pour modelles aux Savants, qui dans l'avenir s'appliqueront aux mêmes études [128] qu'eux. Le Pere Petau, le Pere Sirmond, Monsieur du Cange, Monsieur de Launoi, Messieurs de Valois, du Chesne, Monsieur d'Herbelot, Monsieur Vaillant, le Pere Rapin, le Pere Commire, le Pere Mabillon, le Pere d'Acheri, le Pere Thomassin, Monsieur Arnaud, Monsieur Pascal, Monsieur Nicole, le Pere le Bossu, Monsieur le Maître, Monsieur de la Rochefoucault, le Cardinal de Retz, Monsieur Bochard, Monsieur Saumaise, le Pere Mallebranche, Monsieur Claude, Monsieur Descartes, Monsieur Gassendi, Monsieur Rohault, l'Abbé Regnier, Monsieur Patru, Monsieur Huet, Monsieur de la Bruyere, Monsieur Flechier, Monsieur de Fenelon Archevêque de Cambray, Monsieur Bossuet Evêque de Meaux, le Pere Bourdaloue, le Pere Mascaron, le Pere Desmares, Monsieur de Vaugelas, Monsieur d'Ablancourt, l'Abbé de Saint Real, Monsieur Pelisson, Monsieur Regis, Messieurs Perrault & tant d'autres ont vû n'aître les chef-d'oeuvres de Poësie, de Peinture & de Sculpture qui rendront notre siécle célébre à jamais.

On trouve dans les deux générations qui ont donné à la France les Sçavants illustres que je viens de nommer, une multitude de grands hommes en toute sorte de professions. Combien ce siécle fecond en génie, a-t-il produit de grands Magistrats! Les noms de Condé & de Turenne seront l'appellation dont on se servira pour designer un grand Capitaine, tant que le peuple François subsistera? Quel homme eut été le Maréchal de Guébriant sans la mort prématurée qui l'enleva dans la force de son âge! Tous les talens nécessaires dans les armes ont été exercés par des Sujets d'un mérite distingué. Le Maréchal de Vauban est regardé non-seulement par les Soldats François, mais encore par tous les Soldats de l'Europe, comme le premier des Ingenieurs. Quelle réputation n'ont pas encore aujourd'hui dans toute l'Europe, plusieurs Ministres dont le feu Roi s'est servi? Souhaittons des successeurs à tous les Illustres qui sont morts sans avoir encore été remplacés, & que les Raphaëls en tout genre [129] de professions qui vivent encore, laissent du moins des Jules Romains qui nous consolent un jour de leur perte.

Velleius Paterculus qui composa son histoire vers la quinziéme année de l'Empire de Tibere, a fait sur la destinée des siécles illustres qui l'avoient précedé, les mêmes réflexions que je viens de faire sur ces siécles là & sur les siécles qui sont venus depuis que cet historien a écrit. Voici comme il s'explique à la fin de son premier livre. Je ne saurois m'empêcher de mettre ici sur le papier des idées qui me viennent souvent dans l'esprit, sans que je puisse en faire un sistéme évident & suivi: N'est on pas frappé quand on remarque en faisant réflexion sur les événements des siécles passés, que les personnages éminents en toutes sortes de professions, ayent toujours été contemporains; Qu'ils se soient tous rencontrés dans un même âge & dont la durée n'a pas été longue. En peu d'années Eschile, Sophocle & Euripide porterent la Tragédie à sa perfection. Aristophane, Eupolis & Cratinus mirent sur pied en un tems fort court, le spectacle que nous appellons l'ancienne Comédie. Menandre avec Philemon & Diphile ses contemporains, s'ils ne furent pas ses égaux, perfectionnerent en peu d'années, ce qu'on appelle la nouvelle Comédie. Inventeurs d'un nouveau genre de Poësie, ils laisserent des ouvrages qui ne devoient pas être imités. Les Philosophes illustres de l'Ecole de Socrate, finirent avec ses Disciples Platon & Aristote. On remarquera qu'ils avoient vécu dans la même tems que les grands Poëtes dont j'ai parlé? A-t-on vû de grands Orateurs après Isocrate? En a-t-on vû après ses Disciples ou du moins après les Eléves de ses Disciples? Le siécle qui produisit ces grands hommes, fut si court, que tous ils ont pû converser les uns avec les autres.

La même chose qui étoit arrivée dans la Grece est encore arrivée à Rome. Si vous remontés plus haut qu'Attius & ses contemporains, vous ne trouvés que de la rudesse & même de la grossiereté dans la Tragédie Latine. On ne sauroit louer les Devanciers de ces Auteur que d'une seule chose d'avoir été les premiers à [130] travailler. Le véritable sel de notre scene comique ne se fait sentir que dans lus piéces d'Afranius, dans celles de Cecilius & dans celles de Terence, trois Poëtes contemporains. On trouve dans l'espace de quatre-vings ans, tous les bons historiens Romains & même Tite-Live. Nous ne voyons parmi les historiens des siécles précedents, que des Auteurs tels que Caton, c'est-à-dire, des Annalistes obscurs & grossiers. Le tems fecond en bons Poëtes, n'a guere été plus durable que le tems fertile en bons historiens. L'Art Oratoire, l'éloquence Romaine, en un mot la perfection de la prose Latine, ne se voit que dans Ciceron & dans ses contemporains. Parmi les Orateurs venus avant lui, il en est peu qui nous ayent laissé des ouvrages capables de plaire. Aucun d'eux, n'en a laissé que nous admirions. On pourvoit au plus faire quelque exception en faveur de Caton. Mais vous me pardonnerés, Publius Crassus, Publius Scipion, Laelius, Fannius, Sergius Galba & vous les Freres Gracques, je ne dois pas vous excepter de la loi commune.

Ceux qui feront attention sur les tems où les Grammairiens, les Peintres, les Statuaires & les Sculpteurs fameux ont vécu, trouveront qu'ils furent toujours les contemporains des Poëtes, des historiens & des Orateurs illustres leurs compatriotes, & que la durée des beaux siécles fut toujours bornée à un petit nombre d'années. Lorsqu'il m'arrive donc de comparer notre siécle avec les siécles précedents, & de faire réflexion que c'est vainement que nous voulons imiter nos Devanciers qui n'étoient que des hommes comme nous, je ne saurois me rendre à moi-même une raison qui me satissasse, de la différence sensible qu'on remarque entre leurs productions & les nôtres.

Le sentiment de Paterculus est ici d'une autorité d'autant plus grande, que ses contemporains avoient entre les mains lorsqu'il écrivoit, une infinité d'ouvrages que nous n'avons plas. La plûpart sont perdus aujourd hui & nous ne saurions pour ainsi dire, juger le procès aussi-bien qu'on le pouvoir juger alors. D'ailleurs, l'expérience de ce qui s'est passé depuis Paterculus, donne encore un nouveau poids [131] à ses réflexions. Nous avons vû que la destinée du siécle de Leon X. avoit été la même que celle du siécle de Platon & celle du siécle d'Auguste.


SECTION XIV.
Comment les Causes Physiques ont part à la destinée des siécles illustres. Du pouvoir de l'air sur le corps humain.

NE peut-on pas soutenir pour donner l'explication des propositions que nous avons avancées, & que nous avons établies sur des faits constans, qu'il est des Pays où les hommes n'apportent point en naissant, les dispositions nécessaires pour exceller en certaines professions, ainsi qu'il est des pays où certaines plantes ne peuvent réussir? Ne pourroit-on pas soûtenir encore, que comme les graines qu'on seme, & les arbres qui sont dans leur force, ne donnent pas toutes les années un fruit également parfait dans les pays où ils se plaisent le plus, de même les enfans élevés sous les climats les plus heureux, ne deviennent pas dans tous les tems des hommes également parfaits? Certaines années ne peuvent-elles pas être plus favorables à l'éducation Physique des enfans que d'autres années, ainsi qu'il est des années plus favorables que d'autres années à la végétation des arbres & des plantes? La machine n'est guere moins dépendante des qualités de l'air d'un pays, des variations qui surviennent dans ces qualités, en un mot de tous les changemens qui peuvent embarasser, ou favoriser ce qu'on appelle les opérations de la nature, que le sont les fruits mêmes.

Comme deux graines venues sur la même plante, donnent un fruit dont les qualités sont differentes, quand ces graines sont semées en des terroirs differens, ou bien quand elles sont semées dans le même terroir en des années differentes. Ainsi deux enfans qui seront nés avec leurs cerveaux composés précisement de la même maniere, deviendront deux [132] hommes differens pour l'esprit & pour les inclinations, si l'un de ces enfans est élevé en Suede & l'autre en Andalouzie. Ils deviendront même differens, bien qu'élevés dans le même pays, s'il y sont élevés en des années dont la temperature soit differente.

Durant la vie de l'homme & tant que l'ame spirituelle demeure unie avec le corps, le caractere de notre esprit & nos inclinations dépendent beaucoup des qualités de notre sang qui nourit encore nos organes, & qui leur fournit la matiere de leur accroissement durant l'enfance & durant la jeunesse. Or, les qualités de ce sang dépendent beaucoup de l'air que nous respirons. Elles dépendent encore beaucoup des qualités de l'air où nous avons été élevés, parce qu'il a décidé des qualités de notre sang durant notre enfance. Ces qualités ont contribué alors à la conformation de nos organes, qui par un enchaînement nécessaire, contribuent ensuite aux qualités de notre sang dans l'âge viril. Voilà pourquoi les Nations qui habitent sous des climats différents, sont si différentes par l'esprit comme par les inclinanations.

Mais les qualités de l'air dépendent elles mêmes des qualités des émanations de la terre qu'il enveloppe. Suivant que la terre est composée, l'air qui l'enserre est different. Or, les émanations de la terre, qui est un corps mixte dans lequel il se fait des fermentations continuelles, ne sauroient être toujours précisement de la même nature dans une certaine contrée. Ces émanations cependant ne peuvent varier sans changer la temperature de l'air & sans altérer quelque chose de ses qualités. Il doit donc en vertu de cette vissitude, survenir quelquesfois des changemens dans l'esprit & dans l'humeur des hommes d'un certain pays. Il semble qu'il doive y avoir des siécles plus favorables que d'autres, à l'éducation Physique des enfans. Ainsi certaines générations seront plus spirituelles en France que d'autres générations, comme il arrive que les hommes ont plus d'esprit en certaines pays qu'en d'autres [133] pays. Cette différence entre deux générations des habitans du même pays, arrivera par l'action de la même cause qui fait que les années n'y sont pas également temperées & que les fruits d'une recolte valent mieux que les fruits d'une autre recolte.

Discutons les raisons dont on peut se servir pour appuyer ce Paradoxe, après avoir averti le lecteur de mettre une grande différence entre les faits que j'ai rapportés & les explications de ces faits que je vais hazarder de faire. Quand les explications Physiques de ces faits ne seroient point bonnes, mon erreur sur ce point là, n'empêcheroit pas que les faits ne fussent véritables, & qu'ils ne prouvassent toujours que les causes morales ne décident pas seules de la destinée des Lettres & des Arts. L'effet n'en est pas moins certain, parce qu'on en auroit mal expliqué la cause.

L'air que nous respirons, communique au sang dans notre poumon, les qualités dont il est empraint. L'air dépose encore sur la surface de la terre, la matiere qui contribue davantage à sa fécondité, & le soin qu'on prend de la remuer & de la labourer, vient de ce qu'on a reconnu que la terre en étoit plus féconde quand un plus grand nombre de ses parties avoient eu lieu de s'imbiber de cette matiere aérienne. Les hommes mangent une partie des fruits que la terre produit, & ils abandonnent l'autre aux animaux, dont il convertissent ensuite la chair en leur propre substance. Les qualités de l'air se communiquent encore aux eaux des sources & des rivieres par le moyen des neiges & des pluies qui se chargent toujours d'une partie des corpuscules suspendus dans l'air.

Or, l'air qui doit avoir un si grand pouvoir sur notre machine, est un corps mixte composé de l'air élementaire & des émanations qui s'échapent de tous les corps qu'il enserre ou que son action continuelle peut en détacher. Les Physiciens prouvent aussi que l'air est encore rempli d'une infinité de petits animaux & de leur semence. En voilà suffisamment pour concevoir sans peine, que l'air doit [134] être sujet à une infinité d'altérations resultantes du mélange de corpuscules qui entrent dans sa composition, qui ne sauroient être toujours les mêmes & qui ne peuvent encore y être toujours en une même quantité. On conçoit aussi avec facilité, que des altérations differentes ausquelles l'air est exposé successivement, les unes doivent durer plus long-tems que les autres, & que les unes doivent favoriser plus que les autres, les productions de la nature.

L'air est encore exposé à plusieurs vicissitudes, lesquelles proviennent des causes étrangeres, comme sont l'action du Soleil diversifiée par sa hauteur, par sa proximité & par l'exposition, comme par la nature du terrain sur lequel ses rayons tombent. Il en est de même de l'action du vent qui soufle des pays voisins. Ces causes que j'appelle étrangeres, rendent l'air sujet à des vicissitudes de froid & de chaud, de sécheresse & d'humidité. Quelquesfois les altérations de l'air causent ces vicissitudes, comme il arrive aussi que les vicissitudes de l'air y causent des altérations. Mais cette discution n'est pas essentiellement de notre sujet, & nous ne le saurions trop débarasser des choses qui ne sont point absolument nécessaires pour l'éclaircir.

Rien n'est plus propre à nous donner une juste idée du pouvoir que doivent avoir sur tous les hommes, & principalement sur les enfans, les qualités qui sont propres à l'air d'un certain pays en vertu de sa composition, lesquelles on pourroit appeller ses qualités permanentes, que de rappeller la connoissance que nous avons du pouvoir que les simples vissitudes ou les altérations passagéres de l'air ont, même sur les hommes, dont les organes ont acquis la consistence de laquelle ils sont capables. Les qualités de l'air resultantes de sa composition, sont bien plus durables que ces vicissitudes.

Cependant l'humeur & même l'esprit des hommes faits, dépendent beaucoup des vicissitudes de l'air. Suivant que l'air est sec ou humide, suivant qu'il est chaud, froid ou temperé, nous sommes gais ou trilles machinalement, nous sommes con [135] tents ou chagrins sans sujet: nous trouvons enfin plus de facilité à faire de notre esprit l'usage que nous en voulons faire. Si les vicissitudes de l'air vont jusqu'à causer une altération dans l'air, l'effet de ces vicissitudes est encore plus sensible. Non seulement la fermentation qui prépare un orage agit, sur notre esprit, de maniere qu'il devient pesant & qu'il nous est impossible de penser avec la liberté d'imagination qui nous est ordinaire, mais cette fermentation corrompt même les viandes. Elle suffit pour changer l'état d'une maladie ou d'une blessure. Elle est souvent mortelle pour ceux qui ont été taillés de la Pierre.

Vida qui étoit Poëte avoit éprouvé lui-même plusieurs fois ces momens où le travail d'imagination devient ingrat & il les attribue à l'action de l'air sur notre machine; on peut dire en effet que notre esprit marque l'état présent de l'air avec une exactitude approchante de celle des Barometres & des Thermomêtres.

Quot coeli mutatur in horas
Temperies, hominumque simul quoque pectora mutant.

On remarque même dans les animaux les effets differents de l'action de l'air, suivant qu'il est serain ou qu'il est agité, suivant qu'il est vif ou qu'il est pesant, il inspire aux animaux une gayeté où il les jette dans une langueur que la moindre attention rend sensible.

Vertuntur species animorum & pectora motus
Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat,
Concipiunt: hinc ille avium concentus in agris,
Hinc laetae pecudes & ovantes gutture corvi.

Il est même des temperaments que l'excès de la chaleur irrite & qu'elle rend presque furieux. Si dans le cours d'une année il se commet à Rome vingt mauvaises actions, il s'en commet quinze [136] dans les deux mois de la grande chaleur. Il est en Europe un pays où les hommes qui se défont eux-mêmes, sont moins rares qu'ils ne le sont ailleurs. On a observé dans la Capitale de ce Royaume, où l'on tient un Registre mortuaire, qui fait mention du genre de mort d'un chacun, que de soixante personnes qui se défont elles-mêmes dans le cours d'une année, cinquante se sont portées à cet excès de fureur vers le commencement ou bien à la fin de l'hyver. Il y regne alors un vent de Nord-Est qui rend le ciel noir & qui afflige sensiblement les corps les plus robustes. Les Magistrats des Cours Souveraines font en France une autre observation qui prouve la même chose. Ils remarquent qu'il est des années bien plus fertiles en grands crimes que d'autres, sans qu'on puisse attribuer la malignité de ces années, à une disette extraordinaire, à une reforme dans les troupes ni à d'autres causes sensibles.

Le grand froid glace l'imagination d'une infinité de personnes. Il en est d'autres dont il change absolument l'humeur. Hommes doux & debonnaires dans les autres saisons, ils devienent presque feroces durant les fortes gelées. Je n'alleguerai qu'un exemple, mais ce sera celui d'un Roi de France, de Henri III. Monsieur de Thou, dont je ne ferai que traduire le recit, étoit un homme revêtu d'une grande dignité, qui donnoit au public lui-même l'histoire d'un Prince mort depuis un petit nombre d'années, & dont il avoit approché avec familiarité.

Dès que Henri III. eut commencé à vivre de regime, on le vit rarement malade. Il essuyoit seulement durant les grands froids quelques accès de mélancolie dont ses domestiques s'appercevoient qu'ils le trouvoient alors facheux & difficile à servir, au lieu que dans les autres tems ce Prince étoit toujours un maître indulgent & débonaire. On le voyoit donc dégouté de ses plaisirs durant les gelées, il dormoit peu & se levant de meilleure heure qu'à son ordinaire, il travailloit sans relâche & il décidoit les affaires en homme qui se laisse dominer à une humeur austere. C'étoit alors que ce Prince vouloit reformer tous les abus, & il [137] fatiguoit son Chancelier & ses quatre Secrétaires d'Etat à force de les faire écrire. Le Chancelier de Chiverni, attaché auprès du Roi dont je parle, dés l'enfance de ce Prince, s'étoit aperçû depuis long-tems de l'alteration que le froid causoit dans son temperament. Je me souviens d'une confidence que ce Magistrat me fit à ce sujet, lorsque je passai par Esclimont un Château qu'il avoit dans le pays Chartrain, pour me rendre à Blois où la Cour étoit alors. Le Chancelier me predit donc dans la conversation peu de jours avant que Messieurs de Guise fussent tués, que si le Duc de Guise continuoit à faire de la peine au Roi durant le tems qu'il faisoit, ce Prince le feroit expedier entre quatre murailles sans forme de procés. L'esprit du Roi, ajoûta-t-il, s'irrite facilement durant une gelée telle que celle que nous essuyons. Ce tems le rend presque furieux. Le Duc de Guise fut tué à Blois la surveille de Noël, & peu de jours après la conversation du Chancelier de Chiverni & du Président de Thou.

Comme les qualités de l'air que nous avons appellées permanentes doivent avoir plus de pouvoir sur nous que ses vicissitudes, il doit arriver des changements plus sensibles & plus durables dans nôtre machine, lorsque ces qualités s'altérent, que ne sont les changements causes par les vicissitudes de l'air. Aussi ces altérations produisent quelquesfois des maladies épidémiques qui tuent en trois mois six mille personnes dans une Ville, où il ne meurt que deux mille personnes dans les années communes.

Une autre preuve sensible du pouvoir que les qualités de l'air ont sur nous, est ce qui nous arrive en voyageant. Comme nous changeons d'air en voyageant, à peu près comme nous en changerions si l'air du pays où nous vivons s'altéroit, l'air d'une contrée nous ôte une partie de nôtre appetit ordinaire, & l'air d'une autre contrée l'augmente. Un François refugié en Hollande se plaint du moins trois fois par jour, que sa gayeté & son feu d'esprit l'ont abandonné. L'air natal est un reméde pour nous. Cette maladie qu'on appelle le Hemvé en quelques [138] pays & qui donne au malade un violent désir de retourner chez-lui, Cum notos tristis desiderat Hoedos, est un instinct qui nous avertît que l'air où nous nous trouvons, n'est pas aussi convenable à notre constitution, que celui pour lequel un secret instinct nous fait soûpirer. Le Hemvé ne devient une peine de l'esprit que parce qu'il est réellement une peine du corps. Un air trop différent de celui auquel on est habitué, est une source d'indispositions & de maladies.

Non ne vides etiam coeli novitate & aquarum
Tentari procul à patria quicumque domoque
Adveniunt, ideo quia longe discrepat aër.

Cet air quoique très sain pour les naturels du pays, est un poison lent pour certains étrangers; Qui n'a point entendu parler du Tabardillo qui est une fievre accompagnée de simptomes les plus facheux & qui attaque presque tous les Europeans quelques semaines après leur arrivée dans l'Amérique Espagnole? La masse du sang formée de l'air & des nouritures d'Europe, ne pouvant pas s'allier avec l'air d'Amérique ni avec le chile formé des nourritures de ce pays, elle le dissout. On ne guerit ceux qui sont attaqués de cette maladie, très souvent mortelle, qu'en les saignant excessivement & en les soûtenant peu à peu avec les nourritures du pays. Le même mal attaque les Espagnols nez en Amérique à leur arrivée en Europe. L'air natal du pere est devenu un poison pour le fils.

Cette différence qui est entre l'air de deux contrées, ne tombe point sous aucun de nos sens, & elle n'est pas encore à la portée d'aucun de nos instrumens? Nous ne la sentons que par ses effets. Mais est il des animaux qui paroissent la connoître par sentimens. Ils ne passent pas du pays qu'ils habitent dans les contrées voisines où l'air nous semble être le même que l'air auquel ils sont si fort attachés. On ne voit pas sur les bords de la Seine une [139] espéce de grands oyseaux, dont la Loire est couverte.


SECTION XV.
Le pouvoir de l'air sur le corps humain, prouvé par le caractére des Nations.

POurquoi toutes les Nations sont-elles si différentes entre-elles de corsage, de stature, d'inclination & d'esprit, quoi qu'elles décendent d'un même pere? Pourquoi les nouveaux habitants d'un pays, deviennent-ils semblables au bout de quelque tems, à ceux qui habitoient le même pays avant eux, mais dont ils ne descendent pas? Pourquoi des peuples qui demeurent à une même distance de la ligne, sont-ils si différents l'un de l'autre? Une montagne sépare un peuple d'une constitution robuste d'avec un peuple d'une constitution foible, un peuple naturellement courageux d'avec un peuple naturellement timide. Tite-Live dit que dans la guerre des Latins, on distinguoit leurs troupes d'avec les troupes Romaines, au premier coup d'oeil. Les Romains étoient petits & foibles, au lieu que les Latins étoient grands & robustes. Cependant le Latium & l'ancien territoire de Rome étoient des pays de petite étendue & limitrophes. Le corps des paysans Andalous est-il conformé naturellement comme le corps des paysans de la Vieille Castille? Les voisins des Basques sont-ils aussi agiles qu'eux? Les belles voix sont elles aussi communes en Auvergne qu'en Languedoc? Quintilien dit qu'on reconnoît la patrie d'un homme au son de sa voix, comme on connoît l'alliage d'un cuivre au son qu'il rend. Non enim sine causa dicitur Barbarum Graecum ore, Nam sonis homines ut aera tinnitu dignoscimus. La différence devient encore plus sensible en examinant la nature dans des pays fort éloignés l'un de l'autre. Elle est prodigieuse entre un Négre & un Moscovite. Cependant cette différence ne peut venir que de la différence de l'air dans les pays où les ancestres [140] des Négres & des Moscovites, d'aujourd'hui, lesquels descendoient tous d'Adam, sont allés s'habituer. Les premiers hommes qui auront été s'établir vers la Ligne, auront laissé une posterité laquelle n'étoit presque pas différente de la posterité de leurs parents qui s'étoient allé établir du côté du Pole arctique. Les petits enfans nés les uns plus près du Pole & les autres plus près de la Ligne, suivant la progression des habitations des hommes sur la terre, se seront moins ressemblés. Enfin cette ressemblance diminuant toûjours à chaque génération & à proportion que des habitations des hommes, les unes s'avoisinoient de la Ligne & les autres s'approchoient du Pole arctique, les races des hommes se sont trouvées être aussi différentes qu'elles le sont aujourd'hui. Dix siécles ont pû suffire pour rendre les descendants du même pere & de la même mere, aussi différents que le sont aujourd'hui les Négres & les Suedois.

Il n'y a que trois cens ans que les Portugais ont planté sur la côte Occidentale de l'Afrique, les Colonies qu'ils y possedent encore aujourd'hui & déja les descendants des premiers Colons ne ressemblent plus aux Portugais nés dans le Royaume de Portugal. Les cheveux des Portuguais Afriquains se sont frizés & racourcis, leurs nés se sont écrasés & leurs levres se sont grossies comme celles des Négres dont ils habitent le pays. Il y a déja long-tems qu'ils ont le teint des Négres, bien qu'ils s'honorent toûjours du titre d'hommes blancs. D'un autre côté, les Négres ne conservent pas dans les pays froids, la noirceur qu'on leur voit en Afrique. Leur peau y devient blanchâtre, & l'on peut croire qu'une Colonie de Négres établie en Angleterre, y perdroit enfin la couleur naturelle aux Négres, comme les Portugais du Cap Verd ont perdu la leur, dans les pays voisins de la Ligne.

Or, si la diversité des climats peut mettre tant de variété & tant de différence dans le teint, dans la stature, dans le corsage des hommes & même dans le son de leur voix, elle doit mettre une dif [141] férence encore plus grande dans le génie, les inclinations & les moeurs des Nations. Les organes du cerveau ou les parties du corps humain, qui décident en parlant physiquement, de l'esprit & des inclinations des hommes, sont sans comparaison plus composées & plus délicates que les os & les autres parties qui décident de leur stature & de leur force. Elles sont plus composées que celles qui décident du son de la voix & de l'agilité du corps. Ainsi deux hommes qui auront le sang d'une qualité assez différente pour être dissemblables à l'extérieur, seront encore plus dissemblables par l'esprit. Ils seront encore plus différents d'inclination que de teint & de corsage.

L'expérience confirme ce raisonnement & les peuples sont encore plus différents par les inclinations & par l'esprit que par le teint & que par le corsage. Comme le dit un Ambassadeur de Rhodes dans le Senat de Rome, chaque peuple a son caractére, ainsi que chaque particulier a le sien. Jam civitatum quam singulorum hominum mores sunt. Gentes quoque aliae iracundae, aliae audaces, quae timidae, in vinum, in venerem proniores aliae sunt. Quintilien après avoir rapporté les raisons morales qu'on donnoit de la différence qui étoit entre l'éloquence des Athéniens & l'éloquence des Grccs Asiatiques, dit qu'il faut la chercher dans le caractére naturel des uns & des autres. Mihi autem orationis differentiam fecisse & dicentium naturae videntur, quod Attici limati quidem & emuncti, nihil inane aut redundans ferebant. Asiana gens tumidior alioqui & jactantior vaniore etiam dicendi gloria inflata est. En effet l'yvrognerie & les autres vices sont plus communs chez un peuple que chez un autre peuple. Il en est de même des vertus morales. La conformation des organes & le tempérement donnent une pente vers certains vices ou bien vers certaines vertus qui entraîne le gros de chaque nation. Le luxe est toûjours assujeti par tout où il s'introduit, à l'inclination dominante de la nation qui fait la dépense. Suivant le goût de sa nation, on se ruïne ou [142] bien à bâtir avec magnificence ou bien à lever des équipages somptueux, ou bien à tenir une table délicate, ou bien enfin à manger & à boire avec excès. Un Grand d'Espagne dépense en galanterie. Un Palatin de Pologne dépense en vin & en eaux de vie.

La Religion Catholique est essentiellement la même pour le culte comme pour les dogmes dans tous les pays de la Communion Romaine. Chaque nation néanmoins met beaucoup de son caractére particulier dans la pratique de ce culte. Suivant le génie de chaque nation, il s'exerce avec plus ou moins de pompe, plus ou moins de dignité, comme avec des demonstrations extérieures de pénitence ou d'allégresse plus ou moins sensibles.

Il est peu de cerveaux qui soient assez mal conformés pour ne pas faire un homme d'esprit ou du moins un homme d'imagination sous un certain Ciel; c'est le contraire dans un autre climat.

Quoique les Béotiens & les Athéniens ne fussent séparés que par le mont Citheron, les premiers étoient si connus comme un peuple grossier, que pour exprimer la stupidité d'un homme on disoit qu'il paroissoit né en Béotie, au lieu que les Athéniens passoient pour le peuple le plus spirituel de l'univers. Je ne veux pas citer les éloges que les Ecrivains Grecs ont fait du goût & de l'esprit des Athéniens. La plûpart, diroit on, avoient Athénes pour patrie ou par naissance, ou par choix. Mais Ciceron, qui connoissoit les Athéniens pour avoir long-tems demeuré avec eux, & que sa dignité exempte du soupçon d'avoir voulu flater servilement des sujets de sa Republique, rend le même temoignage que les Grecs en leur faveur. Athenienses quorum semper fuit sincerum prudensque judicium, nihil ut possent nisi incorruptum audire, & elegans. Ce que dit Monsieur Racine dans la Préface des Plaideurs, que les Athéniens étoient bien sûrs quand ils avoient ri d'une chose, qu'ils n'avoient pas ri d'une sotise, n'est que la traduction du Latin que nous venons de citer, & ceux qui ont repris l'Au [143] teur François de l'avoir avancé, pour me servir de l'expression de Montagne, lui ont donné un soufflet sur la joue de Ciceron, témoin qu'on ne peut reprocher dans le fait dont il s'agit.

La même raison qui mettoit tant de différence entre les Athéniens & les Béotiens, fait que les Florentins ont des voisins qui leur ressemblent si peu, & que nous trouvons en France tant de sens & tant d'ouverture d'esprit dans les paysans d'une Province limitrophe d'une autre où leurs pareils sont presque stupides. Quoique la différence de l'air ne soit pas assés grande dans ces Provinces pour rendre les corps differents extérieurement, elle y suffit néanmoins pour rendre très différents ceux de nos organes qui servent immédiatement aux fonctions de l'esprit.

Aussi nous trouvons des esprits qui ne paroissent presque point de la même espéce, quand nous venons à réfléchir sur le génie des peuples qui sont allez différents les uns des autres, pour qu'on puisse remarquer cette différence dans le corsage & dans le teint. Un paysan de Nord-Hollande & un paysan Andalous pensent-ils de même? Ont-ils les mêmes passions? Sentent-ils de même les passions qui leur sont communes? Veulent-ils être gouvernés de la même maniere? Dès que cette différence extérieure s'augmente, la différence des esprits devient immense. Les Chinois n'ont point un esprit qui ressemble à celui des Europeans. Voyez, dit l'Auteur de la Pluralité des mondes, combien la face de la nature est changée d'ici à la Chine. D'autres visa sages, d'autres figures, d'autres moeurs & presque d'autres principes de raisonnements.

Je n'entrerai point ici dans le détail du caractére de chaque nation ni du génie particulier à chaque siécle, j'aime mieux renvoyer mon lecteur à l'Euphormion de Bardai, qui traite cette matiere dans celui des livres de cette Satire, qu'on distingue ordinairement par le titre d'Icon animorum. Mais j'ajouterai encore à ce que j'ai dit, une réfléxion, pour montrer combien il est probable que l'esprit & les [144] inclinations dès hommes dépendent de l'air qu'ils respirent & de la terre sur laquelle ils sont élevés. C'est que les étrangers qui se sont habitués dans quelque pays que ce soit, y sont toûjours devenus semblables aux anciens habitans du pays où ils se sont établis. Les nations principales de l'Europe ont aujourd'hui le caractére particulier aux anciens peuples qui habitoient la terre qu'elles habitent aujourd'hui, quoique ces nations ne descendent pas de ces anciens peuples. Je m'explique par des exemples.

Les Catalans d'aujourd'hui décendent des Gots & d'autres peuples étrangers qui apporterent en Catalogne, quand ils allérent s'y établir, des langues & des moeurs différentes de celles du peuple qui l'habitoient au tems des Scipions. Il est vrai que ces peuples étrangers ont aboli l'ancienne langue. Elle a fait place à une langue composée des idiomes divers qu'ils parloient. C'est l'usage seul & non-pas la nature qui en a décidé. Mais la nature a fait revivre dans les Catalans d'aujourd'hui, les moeurs & les inclinations des Catalans du tems des Scipions. Tite Live a dit des anciens Catalans, qu'il étoit aussi facile de les détruire que de les desarmer. Ferox gens nullam esse vitam sine armis putat. Toute l'Europe sait si les Catalans d'aujourd'hui leur ressemblent. Ne reconnoît-on pas les Castillans dans le portrait que Justin fait des Iberiens. Corpora hominum ad inediam laboremque, animi ad mortem parati. Dura omnibus & adstrista parcimonia. Illis fortior taciturnitatis cura quam vitae.

Quoique les François décendent plutôt des Allemands que des Gaulois, ils ont les mêmes inclinations & le même caractére d'esprit que les Gaulois. On reconnoît encore en nous, la plûpart des traits que César, Florus & les anciens historiens leur attribuent. Un talent particulier aux François & dont toute l'Europe les loue comme d'un talent qui leur est propre, spécialement, c'est une industrie merveilleuse pour imirer facilement & bien les inventions des étrangers. César donne ce talent aux Gaulois, qu'il appelle, Genus summae sollertiae, atque [145] ad omnia imitanda atque efficienda quae ab quoque traduntur aptissimum. César avoit été surpris de voir que les Gaulois qu'il assiégeoit, eussent très bien imité les machines de guerre des Romains les plus composées, quoi qu'elles fussent nouvelles pour les assiegés. Voilà ce qui le fait parler. Un autre trait fort marqué du caractere des François, c'est la pente insurmontable à une gayeté souvent hors de saison, qui leur fait terminer quelquefois par un vaudeville les réflexions les plus sérieuses. Nous retrouvons les Gaulois dépeints avec ce caractere dans l'histoire Romaine, & principalement dans un recit de Tite-Live. Annibal à la tête de cent mille Soldats, demandoit passage aux peuples qui habitoient le pays qu'on appelle aujourd'hui le Languedoc pour aller en Italie, & il s'offroit à payer tout ce que ses troupes prendroient, menaçant en même tems de désoler le pays par le fer & par le feu, si l'on traversoit sa marche. Dans le tems qu'on déliberoit sur la proposition d'Annibal, des Ambassadeurs de la République Romaine qui n'avoient avec eux que leur suite demandoient audience. Après avoir fait sonner bien haut devant l'assemblée qui leur donna cette audience, les grands noms du Peuple & du Senat Romain, dont nos Gaulois n'avoient entendu parler que comme des ennemis de ceux de leurs compatriotes qui s'étoient établis en Italie, ils proposerent de fermer le passage aux Cartaginois. C'étoit demander à ces Gaulois de faire de leur pays, le théatre de la guerre pour empêcher Annibal de la porter sur le Tibre. Véritablement la proposition étoit de nature à n'être faite qu'avec précaution à d'anciens Alliés. Aussi, dit Tite-Live, se fit-il dans l'assemblée qui donnoit audience, un si grand éclat de rire, que les Magistrats eurent peine à faire faire silence, afin de pouvoir rendre une réponse sérieuse aux Ambassadeurs. Tanto cum fremitu risus dicitur ortus, ut vix à Magistratibus Majoribusque natu juventus sedaratur.

Davila raconte dans l'histoire de nos guerres civiles, qu'il arriva une avanture semblable dans les con [146] férences qui se tenoient pour la paix durant le siege de Paris par Henri IV. Le Cardinal de Gondi y ayant dit que c'étoit moins la faim que l'amour des Parisiens pour le Roi, qui les obligeoit à traiter, la présence du Roi ne put empêcher les jeunes Seigneurs présents à la conférence, d'éclater de rire sur le discours du Cardinal, qui devenoit véritablement comique par sa hardisse. Les deux partis savoient positivement le contraire. Toute l'Europe reproche encore aux François l'inquiétude & la légéreté qui les fait sortir de leur pays pour chercher ailleurs de l'emploi & pour s'enrôler sous toutes sortes d'Etendarts. Florus disoit des Gaulois, qu'il n'y avoit pas d'Armées sans Soldats Gaulois. Nullum bellum sine milite Gallo. Si dans le tems de César, nous trouvons des Gaulois dans le service des Roîs de Judée, de Mauritanie & d'Egypte, ne voit-on pas aujourd'hui des François dans toutes les troupes de l'Europe, & même dans celles du Roi de Perse & du Grand Mogol?

Les Anglois d'aujourd'hui ne décendent pas des Bretons qui habitoient l'Angleterre quand les Romains la conquirent. Néanmoins les traits dont César & Tacite se servent pour caracteriser les Bre. tons, conviennent aux Anglois. Les uns ne furent pas plus sujets à la jalousie que le sont les autres. Tacite écrit qu'Agricola ne trouva rien de mieux pour engager les anciens Bretons à faire aprendre à leurs enfans le Latin, la Rhétorique & les autres Arts que les Romains faisoient aprendre aux leurs, que de les piquer d'émulation contre les Gaulois. L'esprit des Bretons, disoit Agricola, étoit de meilleure trempe que celui des Gaulois, & il ne tenoit qu'à eux de réüssir mieux que ces voisins, s'ils vouloient s'appliquer. Jam vero Principum filios liberalibus artibus erudire & ingenia Britannorum studiis Gallorum anteferre, ut qui modo linguam Romanam abnuebant, eloquentiam concupiscerent. L'artifice d'Agricola réussit & les Bretons qui dédaignoient de savoir parler Latin, voulurent se rendre capables de haranguer en cette langue. Que les Anglois ju [147] gent eux-mêmes si l'on n'employeroit pas encore aujourd'hui avec succès l'adresse dont Agricola se servit.

Quoique l'Allemagne soit aujourd'hui dans un état bien different de celui où elle étoit quand Tacite la décrivit, quoi qu'elle soit remplie de Villes au lieu qu'il n'y avoit que des Villages dans l'ancienne Germanie, quoique les marais & la plûpart des forêts de la Germanie ayent été changés en préries & en terres labourables, enfin quoique la maniere de vivre & de s'abiller des Germains, soit differente par cette raison en bien des choses de la maniere de vivre & de s'abiller des Allemands, on reconnoît néanmoins le génie & le caractére d'esprit des anciens Germains dans les Allemands d'aujourd'hui. Les femmes Allemandes, comme le faisoient celles des Germains, suivent encore les camps en bien plus grand nombre que les femmes des autres peuples ne les suivent. Ce que Tacite dit des repas des Germains est vrai des repas du commun des Allemands d'aujourd'hui. Comme les Germains, ils raisonnent bien entr'eux sur leurs affaires dans la chaleur du repas, mais il ne les concluent que de sang froid. Deliberant dum fingere nesciunt, constituunt dum errare non possunt. On trouve de même par tout l'ancien peuple dans le nouveau, quoi qu'il professe une autre religion que l'ancien, & bien qu'il soit gouverné par d'autres maximes.

C'est de tout tems qu'on a remarqué que le climat étoit plus puissant que le sang & l'origine. Les Gallo-Grecs descendus des Gaulois qui s'établirent en Asie, devinreut en cinq ou six générations aussi mous & aussi effeminés que les Asiatiques, quoi qu'ils descendissent d'ancêtres belliqueux, lesquels s'étoient établis dans un pays où ils ne pouvoient attendre du secours que de leur valeur & de leurs armes. Tite-Live en parlant d'un événement arrivé dans un tems presque également distant de l'établissement de la Colonie des Gallo-Grecs & de sa conquête par les Romains, dit de ces Gaulois Asiatiques, Gallo-Graeci ea tempestate bellicoscores erant, [148] Gallicos adhuc nundum exoleta stirpe gentis gestantes animos.

Tous les peuples illustres par les armes sont devenus mous & pusillanimes dès qu'ils ont été transplantés en des contrées où le climat amolissoit les naturels du pays. Les Macedoniens établis en Syrie & en Egypte y devinrent au bout de quelques années, des Syriens & des Egyptiens, & dégénérans de leurs ancêtres, ils n'en conserverent que la langue & les étandarts. Au contraire les Grecs établis à Marseille, contracterent avec le tems l'audace & le mépris de la mort particulier au Gaulois. Mais comme dit Tite-Live en racontant les faits que je viens de rapporter, il en est des hommes comme des plantes & des animaux. Or, les qualités des plantes ne dépendent pas autant du lieu d'où l'on a tiré la graine que du lieu où on l'a semée, les qualités des animaux dépendent moins de leur origine que du pays où ils naissent & où ils deviennent grands. Sicut in frugibus pecudibusque, non tantum semina ad servandam indolem valent, quantum terrae proprietas coelique sub quo aluntur mutat. Macedones qui Alexandriam in AEgypto, qui Seleuciam ac Babiloniam, quique alias sparsas per orbem terrarum colonias habent, in Syros, Parthos, AEgyptios degenerarunt. Massilia inter Gallos sita traxit aliquantulum ab accolis animorum. Tarentinis quid ex Spartana dura illa & horrida libertate mansit. Generosius in sua quidquid sede gignitur. Insitum alienae terrae natura vertente se degenerat. Ainsi les graines qui réussissent excellemment dans un certain pays, dégénérent quand on les séme dans un autre. La graine de lin venue de Livonie & semée en Flandres, y produit une très belle plante, mais la graine du lin cru en Flandres & semée dans le même terroir, ne donne qu'une plante déja dégénérée. Il en est de même de la graine de melon, de raves & de plusieurs légumes qu'il faut renouveller pour les avoir bonnes, du moins après un certain nombre de productions, en faisant venir de nouvelles graines du pays où elles atteignent leur perfection. Comme les [149] arbres croissent & comme ils produisent plus lentement que les plantes, le même arbre donne des fruits differents suivant le terroir où il étoit & celui où il est transplanté. Le sep de vigne transplanté de Champagne en Brie y donne bientôt un vin ou l'on ne reconnoît plus les qualités de la liqueur qu'il donnoit dans son premier terroir. Il est vrai que les animaux ne tiennent point au sol de la terre, comme les arbres & comme les plantes; mais d'autant que c'est l'air qui fait vivre les animaux, & que c'est la terre qui les nourrit, leurs qualités ne sont gueres moins dépendantes des lieux où ils sont élevés que les qualités des arbres & des plantes sont dépendantes du pays où ils croissent. Continuons de consulter l'expérience.

Il est arrivé depuis les tems où Tite-Live écrivoit son histoire, que plusieurs peuples de l'Europe ont envoyé des Colonies en des climats plus éloignés & plus differents du climat de leur pays natal, que le climat des Gaules n'étoit different du climat de la Gallo-Gréce. Ainsi le changement de moeurs, d'inclination & d'esprit inévitable à ceux qui changent de patrie, a été plus grand & plus sensible dans les nouvelles Colonies que dans les anciennes.

Les Francs qui s'établirent dans la Terre Sainte après qu'elle eut été conquise par la prémiere Croisade, y devinrent après quelques générations aussi pusillanimes & aussi enclins à mal faire que les naturels du pays. L'Histoire des dernieres Croisades est remplie de plaintes améres contre la déloyauté & contre la molesse des Francs Orientaux. Les Soudans du Caire n'avoient pas trouvé d'autres moyens de conserver la valeur & la discipline dans leurs troupes, que d'envoyer faire les recrues en Circassie dont leurs Mamelus étoient originaires. L'experience leur avoit enseigné que les enfans de ces Circassiens nés & élevés en Egypte, n'avoient que les inclinations & le courage des Egyptiens. Les Ptolomées & les autres Souverains de l'Egypte qui ont été soigneux d'avoir de bonnes troupes, y ont toujours entretenu des corps d'étrangers. Les naturels [150] du pays, qu'on prétend avoir fait de grands exploits de guerre sous Sesostris & sous leurs premiers Rois, étoient déja bien dégénérés dès le tems d'Alexandre le Grand. L'Egypte depuis sa conquête par les Perses, a toujours été le jouet d'une poignée de soldats étrangers. Depuis Cambyses les Egyptiens d'origine n'ont jamais, pour ainsi dire, porté l'épée de l'Egypte.

Les Portugais établis dans les Indes Orientales y sont devenus aussi mols & aussi timides que les naturels du pays. Ces Portugais invincibles en Flandres où ils faisoient la moitié de la célébre Infanterie Espagnole détruite à Rocroix, avoient des cousins dans les Indes qui se laissoient battre comme des moutons. Ceux qui se souviennent des événements de guerre arrivés durant les troubles du Pays-Bas, lesquels ont donné naissance à la République de Hollande, savent bien que l'Infanterie composée de Flamands ne tenoit pas contre l'Infanterie composée d'Espagnols naturels. Mais ceux qui ont lû l'histoire des conquêtes des Hollandois dans les Indes Orientales, savent bien d'un autre côté que les Hollandois en petit nombre, y faisoient fuir des armées entieres de Portuguais Indiens. Je ne veux pas citer des livres odieux, mais qu'on s'informe des Hollandois mêmes si leurs compatriotes établis dans les Indes Orientales y conservent les moeurs & les bonnes qualités qu'ils avoient en Europe.

La Cour de Madrid qui fit toujours une attention sérieuse sur le caractere & sur le génie particulier des diverses Nations qu'elle gouvernoit, témoignoit beaucoup plus de confiance aux enfans des Espagnols nés en Flandres, qu'aux enfans des Espagnols nés dans le Royaume de Naples. Les derniers n'étoient pas égalés en toutes choses aux naturels d'Espagne, ainsi que les autres. Cette Cour circonspecte a toujours eu pour maxime de ne point confier en Amérique aucun emploi d'importance aux Espagnols Crioles ou nés en Amérique. Cependant ces Crioes sont les habitants qui sont nés d'une mére & d'un pere Espagnols, sans aucun mélange de sang [151] Americain ou Afriquain. Ceux qui sont nez d'un Espagnol & d'une Americaine s'appellant Mestisses & ils se nomment Mulatres quand la mere est Négresse.

L'incapacité des sujets à eu autant de part à cette politique que la crainte qu'ils ne se soulevassent contre l'Espagne. Véritablement on a peine à concevoir à quel point le sang Espagnol, si brave & si courageux en Europe, a dégénéré dans plusieurs contrées de l'Amérique. On ne le croiroit pas si douze ou quinze Rélations différentes des expéditions des Flibustiers dans le nouveau monde, ne s'accordoient pas toutes à le dire & à en rapporter des circonstances convaincantes.

Ainsi que les hommes, les animaux changent de taille & de figure, suivant le pays où ils sont nez & où ils deviennent grands. Il n'y avoit point de chevaux en Amérique quand les Espagnols découvrirent cette partie du monde. On peut bien croire que les premiers qu'ils y transporterent pour faire race, étoient des plus beaux de l'Andalouzie où se faisoit l'embarquement. Comme les frais du transport se montoient à plus de deux cens écus par cheval, ou n'épargnoit pas apparemment l'argent de l'achat, & les chevaux étoient alors à grand marché dans cette Province. Il est des pays en Amérique où la race de ces chevaux a dégénéré. Les chevaux de Saint Dominique & des Antilles sont petits, mal-faits & ils n'ont que le courage des nobles animaux dont ils ont été procrées. Véritablement il est en Amérique d'autres pays où la race des chevaux Andalous s'est encore annobile. Les chevaux du Chili sont aussi superieurs en beauté & en bonté aux chevaux d'Andalouzie, que ceux-ci surpassent les chevaux de Picardie. Les moutons de Castille & d'Andalouzie transportés en d'autres pâturages, ne donnent plus de laine aussi pretieuses que celles, Quas Baeticus adjuvat der. Quand les chevres d'Ancyre ont perdu le pâturage de leurs montagnes, elles ne se couvrent plus de ce poil si prisé dans l'Orient & connu même en Europe. Ils est des pays [152] où le cheval est communement un animal doux qui se laisse conduire à des enfans. En d'autres pays comme dans le Royaume de Naples, il est presque un animal féroce duquel il faut se garder avec attention. Les chevaux changent même de naturel en changeant d'air & de nourriture. Ceux d'Andalouzie sont bien plus doux dans leur pays qu'ils ne le sont dans le nôtre. Enfin la plûpart des animaux n'engendrent plus dès qu'ils sont transportés sous un climat trop différent du leur. Les tigres, les singes, les chameaux, les élephants & plusieurs espéces d'oiseaux, ne multiplient point dans nos regions.


SECTION XVI.
Objection prise du caractére des Romains & des Hollandois. Réponse.

ON m'objectera peut-être que nous connoissons aujourd'hui deux peuples à qui le caractére que les anciens Ecrivains donnent à leurs dévanciers, ne convient plus présentement. Les Romains ne ressemblent plus, continuera-t-on, aux anciens Romains si fameux par leurs vertus militaires & que Tacite définit des gens ennemis de toutes ces vaines démonstrations de respect qui ne sont que des cérémonies. Des gens qui ne se soucioient que de l'autorité. Apud quos jus imperii valet, inania transmittuntur. Le frere du Roi des Parthes, Tiridate qui venoit à Rome faire hommage, pour parler suivant nos usages, de la Couronne d'Armenie, auroit eu moins de peur du cérémonial des Romains, ajoûte l'Auteur que j'ai cité, s'il les avoit mieux connus. Les Bataves & les anciens Frisons, objectera-t-on encore, étoient deux peuples composés de soldats & qui se soulevoient dès que les Romains vouloient exiger d'eux d'autres tributs que des services militaires, Aujourd'hui les habitants de la province de Hollande, laquelle comprend l'Isle des Bataves & une partie du pays des anciens Frisons, sont portés au commerce & aux arts. Ils surpassent tous les [153] autres peuples dans le talent de policer les villes & dans le gouvernement Municipal. Le peuple y paye plus volontiers les plus grands imposts qui se levent présentement en Europe, qu'il ne fait le métier de soldat. Ad terrestrem militiam parum idonei sunt Belgae, & aequo insidens Batavus ludibrium omnibus debet, dit Puffendorff en parlant des Hollandois d'aujourd'hui, qui se servent de troupes étrangeres aussi volontiers que les anciens Bataves faisoient la guerre pour les étrangers.

Quant aux Romains, je répondrai que lorsque le reste de l'Europe voudra se guerir de la maladie du cérémonial, ils ne seront pas les derniers à s'en défaire. Le cérémonial est aujourd'hui à la mode, & ils tâchent d'être superieurs dans sa pratique aux autres peuples, comme ils le furent autrefois dans la discipline militaire. Peut-être que les Romains nos contemporains montreroient encore cette modestie après les succès & cette hauteur dans le danger qui faisoient le caractére des anciens Romains, si leurs Maîtres n'étoient pas d'une profession qui défend d'aspirer à la gloire militaire. Va-t-on se faire tuer à la guerre dès qu'on a du courage, comme on fait des vers dès qu'on est né Poëte. Si les Romains ont réellement dégénéré, ce n'est point certainement dans toutes les vertus. Personne ne sait mieux qu'eux, tenir ferme ou se relâcher à propos dans les affaires, & l'on remarque encore jusques dans la populace de Rome, cet art d'insinuer de l'estime pour ses concitoyens, qui fut toujours une des premiéres causes de la grande renommée d'une Nation.

Enfin il est arrivé de si grands changements dans l'air de Rome & dans l'air des environs de cette ville depuis les Césars, qu'il n'est pas étonnant que les habitants y soient à présent différents de ce qu'ils étoient autrefois. Au contraire, suivant nôtre systéme, il falloit que la chose arrivât ainsi, & que l'altération de la cause altérat l'effet.

Premiérement, l'air de la ville de Rome, à l'exception du quartier de la Trinité du mont & de celui du Quirinal, est si mal sain durant le grand eté, [154] qu'il ne sauroit être suporté que par ceux qui s'y sont habitues peu à peu, & comme Mithridate s'étoit accoûtumé au poison. Il faut même renouveller toutes les années l'habitude de suporter la corruption de l'air, en continuant à le respirer dès les premiers jours de son altération. Il est mortel pour ceux qui le respirent pour la premiére fois quand il est déja corrompu. On est aussi peu surpris de voir mourir celui qui en arrivant de la campagne, loge dans les endroits où l'air est corrompu, & même ceux qui dans ce tems là y viendroient habiter des endroits de la ville où l'air est sain, que de voir mourir l'homme qu'un boulet de canon a touché. La cause de cette corruption de l'air nous est même connue. Rome étoit percée autrefois sous terre comme sur terre, & chaque rue y avoit un cloaque sous le pavé. Ces cloaques aboutissoient tous au Tibre par différents canaux qui étoient balayés perpetuellement des eaux de quinze Aqueducs, lesquels voituroient des fleuves entiers à Rome, & ces fleuves se jettoient enfin dans le Tibre par les cloaques. Les bâtiments de cette Ville si vaste, ayant été renversés par les Gots, par les Normands de Naples & par le tems, les décombres des édifices bâtis sur les sept colines, ont comblé les vallées subjacentes, de maniere que dans ces vallées l'ancien rez de chaussée est souvent enterré de quarante pieds. Un pareil bouleversement a bouché plusieurs rameaux par lesquels beaucoup de cloaques médiocres communiquoient avec les grands cloaques qui aboutissoient au Tibre. Les voutes écrasées par la chûte des bâtiments voisins ou minées par le tems, en tombant, ont fermé plusieurs canaux & intercepté l'écoulement des eaux. Cependant la plûpart des égouts par lesquels les eaux de pluie & les eaux de ceux des anciens aqueducs qui subsistent encore, tombent dans les cloaques, sont demeurés ouverts. L'eau a donc continué d'entrer dans ces canaux sans issue. Elle y croupit & elle y devient tellement infectée que lorsqu'il arrive aux Fouilleurs d'ouvrir en creusant un de ces canaux, la puanteur & l'infection [155] qui s'en exhalent, leur donnent souvent des maladies mortelles. Ceux qui ont osé manger des poissons qu'on y trouve quelquefois, ont presque tous payé de leur vie une curiosité téméraire. Or ces canaux ne sont pas si avant sous terre que la chaleur qui est très grande à Rome durant la Canicule, n'en éleve des exhalaisons empestées qui s'échapent d'autant plus librement, que les crevasses des voutes ne sont bouchées qu'avec des décombres qui font un tamis bien moins serré que celui d'un terrain naturel & d'un sol ordinaire.

Secondement, l'air de la plaine de Rome, laquelle s'étend jusqu'à douze lieues dans les endroits où l'Apennin se recule le plus de cette Ville, reduit durant les trois mois de la grande chaleur, les naturels mêmes du pays qui doivent y être accoûtumez dès l'enfance, en un état de langueur incroyable à ceux qui ne l'ont pas vû. En plusieurs cantons, les Religieux sont obligez de sortir de leurs Convents pour aller passer ailleurs la saison de la Canicule. Enfin l'air de la campagne de Rome tue aussi promptement que le fer, l'étranger qui ose s'exposer à son activité durant le sommeil. L'air y est toujours pernitieux de quelque côté que le vent souffle, ce qui montre clairement que la terre est la cause de l'alteration de l'air. Cette infection prouve donc qu'il est survenu dans la terre, un changement considérable, soit qu'il vienne de ce que la terre n'est plus cultivée comme du tems des Césars, soit qu'on veuille l'attribuer aux marais d'Ostie & à ceux de l'Ofanté, qui ne sont plus desséchés comme autrefois, soit enfin que cette altération procéde des mines d'alun, de souffre & d'arsenic, qui depuis quelques siécles auront achevé de se former sous la superficie de la terre, & qui présentement envoyent dans l'air, principalement durant l'été, des exhalaisons plus malignes que celles qui s'en échapoient lors qu'elles n'avoient pas encore atteint le dégré de maturité où elles sont parvenues aujourd'hui. On voit frequenment dans la campagne de Rome, un phénomene qui doit obliger de penser [156] que l'altération de l'air y vient d'une cause nouvelle, c'est à dire des mines qui se seront perfectionnées sur la superficie de la terre. Durant les chaleurs, il en sort des exhalaisons qui s'allument d'elles-mêmes & qui forment de longs sillons de feu ou des colonnes de flâme dont la terre est la base. Tite Live seroit rempli du recit des sacrifices faits pour l'expiation de ces prodiges, si l'on avoit vû ces phenoménes dans la campagne de Rome, aux tems dont il a écrit l'histoire.

Ce qui prouve encore qu'il est survenn une altération physique dans l'air de Rome & des environs, c'est que le climat y est moins froid aujourd'hui qu'il ne l'étoit du tems des premiers Césars, quoique le pays fut alors plus habité & mieux cultivé qu'il ne l'est aujourd'hui. Les Annales de Rome nous apprennent qu'en l'année 480. de sa fondation, l'hyver y fut si violent que les arbres moururent. Le Tibre y gela dans Rome & la neige y demeura sur terre durant quarante jours. Lorsque Juvenal fait le portrait de la femme superstitieuse, il dit qu'elle fait rompre la glace du Tibre pour y faire ses ablutions.

Hibernum fracta glacie descendet in amnem,
Ter matutino Tyberi mergetur.

Il parle du Tibre pris dans Rome comme d'un événement ordinaire, Plusieurs passages d'Horace supposent les rues de Rome pleines de neiges & dé glaces. Nous en serions mieux informés si les Anciens avoient eu des Thermométres, mais leurs Ecrivains, quoi qu'ils n'ayent pas songé à nous instruire la dessus, nous en disent encore assez pour nous convaincre que les hyvers étoient autrefois plus rigoureux à Rome qu'ils ne le sont aujourd'hui. Le Tibre ne s'y géle pas plus que le Nil au Caire. On trouve à Rome l'hyver bien rigoureux quand la neige s'y conserve durant deux jours, & quand on y voit durant deux fois vingt-quatre heures quelques larmes de glace à une fontaine exposée au Nord.

[157] Quant aux Hollandois, je puis répondre qu'ils n'habitent pas la même terre qu'habitoient les Bataves & les anciens Frisons, bien qu'ils demeurent dans le même pays. L'Isse des Bataves étoit bien un pays bas, mais il étoit couvert de bois. Pour la partie du pays des anciens Frisons qui fait aujourd'hui la plus grande portion de la Province de Hollande, savoir celle qui est comprise entre l'Ocean, le Zuiderzée & l'ancien lit du Rhin qui passe à Leyde, elle étoit alors semée de collines creuses en dedans, & c'est ce qu'on a voulu exprimer par le mot de Holland introduit dans le moyen âge. Il signifie une terre vuide ou creuse en langue du pays. Tacite nous apprend que le bras du Rhin dont je parle, celui qui séparoit alors la Frise de l'Isle des Bataves, conservoit la rapidité que ce fleuve a dans son cours, & c'est une preuve que le pays étoit montueux. La mer s'étant introduite dans ces cavités, elle a fait abîmer la terre, laquelle ne s'est relevée au dessus de la surface des eaux qui la couvrirent après sa dépression, qu'à l'aide des sables que les flots de la mer y ont apportés, & du limon que les fleuves y laissoient en l'inondant frequenment avant qu'on les eut contenu par des digues.

Une autre preuve de ce que je viens d'avancer, c'est que dans la partie de la Province de Hollande, qui a fait une portion du pays des anciens Frisons, on trouve souvent en faisant des fondements, des arbres qui tiennent encore au sol par les racines quinze pieds au dessous du niveau du pays, lequel est uni comme un parquet, bien que ce niveau soit plus bas aujourd'hui que les hautes marées. Ceux qui voudront être instruits plus au long sur le tems & sur les autres circonstances de ces inondations, peuvent lire les deux premiers volumes de l'ouvrage de Monsieur Alting intitulé, Descriptio Agri Batavi. Ils ne le liront pas sans profit, & sans regreter que cet Auteur soit mort depuis peu, avant que de nous avoir donné le troisiéme. La Hollande ayant été desséchée & repeuplée dans les tems suivants, elle est aujourd'hui une prérie de niveau, coupée par u [158] ne infinité de canaux & semée de quelques lacs & marres. Le terrain y a si bien changé de nature que les boeufs & les vaches de ce pays, sont plus grands qu'ailleurs au lieu qu'autrefois ils étoient très petits. Enfin le quart de sa superficie est aujourd'hui couvert d'eau, au lieu que l'eau n'en couvroit peut-être pas autrefois la douziéme partie. Le peuple, par des événements qui ne sont pas de nôtre sujet, s'y étant encore multiplié plus qu'il n'a fait en aucun autre endroit de l'Europe, le besoin & la facilité d'avoir des légumes du laitage dans une prérie continuelle, comme celle d'avoir du poisson au milieu de tant d'eaux douces & salées, ont accoûtumé les habitants à se sustenter avec ces aliments flegmatiques, au lieu que leurs anciens prédécesseurs se nourrissoient de la chair de leurs troupeaux, & de celle des animaux domestiques devenus sauvages, dont on voit par Tacite & par d'autres Ecrivains de l'antiquité que leurs bois étoient remplis.

Le Chevalier Temple qui a été frappé de la différence du caractére des Bataves & des Hollandois, & qui a voulu en rendre raison, attribue cette différence au changement de nourriture. Or de pareilles révolutions sur la surface de la terre, lesquelles aménent toûjours beaucoup d'altération dans les qualités de l'air, & lesquelles ont encore été suivies d'un si grand changement dans les aliments ordinaires que les nouveaux habitants se nourrissent en pêcheurs & en jardiniers, au lieu que les anciens habitants se nourrissoient en chasseurs, de pareilles révolutions, dis-je, ne sauroient arriver sans que le caractére des habitants d'un pays cesse d'être le même.

Après tout ce que je viens d'exposer, il est plus que vrai-semblable, que le génie particulier à chaque peuple, dépend des qualités de l'air qu'il respire. On a donc raison d'accuser le climat de la disette de génies & d'esprits propres à certaines choses, laquelle on remarque chez certaines nations. La temperature des climats chauds, dit le Chevalier Chardin, énerve l'esprit comme le corps, & dissipe ce feu d'imagination necessaire pour l'inven [159] tion. On n'est pas capable en ces climats là, de longues veilles & de cette forte application qui enfante les ouvrages des arts libéraux & des arts mécaniqnes. C'est seulement vers le Septentrion qu'il faut chercher les arts & les métiers dans leur plus haute perfection. Nôtre Auteur parle d'Hispahan, & Rome & Athénes sont des Villes Septentrionales par rapport à la Capitale de la Perse. C'est le sentiment que donne l'expérience. Tout le monde n'attribuet'il pas à l'excès du froid comme à l'excès du chaud, la stupidité des Négres & celle des Lappons?


SECTION XVII.
De l'étendue des climats plus propres aux arts & aux sciences que les autres.
Des changements qui surviennent dans ces climats.

ON m'objectera que les arts & les sciences ont fleuri sous des climats bien différents. Memphis, ajoûtera-t-on, est plus près du soleil que Paris de dix-huit dégrés & cependant les arts & les sciences ont fleuri dans ces deux Villes.

Je réponds que tout excès de chaleur ou de froid n'est pas contraire à l'heureuse éducation des enfans, mais seulement les excès outrés, soit du froid, soit du chaud. Loin de borner à quatre ou cinq degrés la température convenable à la culture des sciences & des beaux arts, je crois que cette température peut comprendre vingt ou vingt cinq dégrês de latitude. Ce climat fortuné peut même s'étendre & gagner du terrain à la faveur de plusieurs, événements.

Par exemple, l'étendue présente du commerce donne aujourd'hui aux nations Hyperborées, le moyen qu'elles n'avoient point autrefois de faire une partie de leur nourriture ordinaire, des vins comme des autres aliments qui croissent dans les pays chauds. Le commerce qui s'est infiniment acru dans les deux derniers siécles, à fait connoître ces choses où l'on [160] ne les connoissoit pas. Il les a rendues très communes en des lieux où elles étoient fort rares. L'augmentation du commerce a rendu le vin une boisson d'un usage aussi commun dans plusieurs pays où il n'en vient point, que dans les contrées où l'on fait des vendanges. Il a mis dans les pays du Nord, le sucre & les épiceries au nombre de ces denrées, que tout le monde consomme. Depuis un tems les eaux de vie simples & composées, le tabac, le caffé, le chocolat & d'autres denrées qui ne croissent que sous le soleil le plus ardent, sont consommées, même par le bas peuple, en Hollande, en Angleterre, en Pologne, en Allemagne & dans le Nord. Les sels & les sucs spiritueux de ces denrées, jettent dans le sang des nations Septentrionales une ame, ou pour parler avec les Physiciens une huile éthérée, laquelle il ne pourroit pas tirer des aliments de leur pays. Ces sucs remplissent le sang d'un homme du Nord d'esprits animaux formés en Espagne, & sous les climats les plus ardents. Une portion de l'air & de la séve de la terre des Canaries, passe en Angleterre dans les vins de ces Isles qu'on y transporte en si grande abondance. L'usage fréquent & habituel des denrées des pays chauds, raproche donc pour ainsi dire le soleil des pays du Nord, & il doit mettre dans le sang & dans l'imagination des habitants de ces pays, une vigueur & une délicatesse que n'avoient pas les ayeux, dont la simplicité se contentoit des productions de la terre qui les avoit vû naître. Comme on ressent aujourd'hui dans ces contrées, des maladies qu'on n'y connoissoit pas avant qu'on y fit un usage aussi fréquent d'aliments étrangers & qui ne sont pas peut-être assés en proportion avec l'air du pais, on y doit avoir pour cela même, plus de chaleur & plus de subtilité dans le sang. Il est certain qu'en même tems qu'on y a connu de nouvelles maladies, ou que certaines infirmités y sont devenues plus fréquentes qu'autrefois, d'autres maladies ou sont disparues ou sont devenues plus rares, J'ai oui-dire à Monsieur Régis, fameux Médecin d'Amsterdam, [161] que depuis que l'usage des denrées dont j'ai parlé, s'étoit introduit dans cette ville parmi les gens de toute condition, on n'y voyoit plus la vingtiéme partie des maladies scorbutiques qu'on y voyoit auparavant.

Il ne suffit pas qu'un pays soit à une certaine distance de la ligne pour que le climat en soit propre à donner des hommes d'esprit & de talent. L'air peut pecher encore par bien d'autres endroits que par l'excès du froid ou du chaud. Le mélange des corpuscules qui entrent dans sa composition, peut être mauvais par quelques excès d'un des bons principes. Il se peut faire qu'en un certain pays les émanations de la terre soient trop grossieres. Tous ces défauts que l'on conçoit infinis, peuvent faire que l'air d'une contrée, dont la température paroît la même que celle d'une contrée voisine, ne soit pas aussi favorable à l'éducation des enfans, que l'air que l'on respire dans cette derniere. Deux régions qui sont à la même distance du Pole, peuvent avoir un climat physiquement différent. Puisque l'air d'une contrée limitrophe d'une autre contrée où les hommes sont grands, y rend les habitans petits, pourquoi ne les fera-t-il pas plus spirituels dans un pays que dans un autre? La tail'e des hommes doit varier plus difficilement que la temperature du cerveau. Plus les organes sont déliés plus le sang qui les nourrit, les change facilement. Or de tous les organes du corps humain, les plus délicats sont ceux qui servent à l'ame à faire ses sonctions. Ce que je dis ici n'est que l'explication de l'opinion générale, laquelle à toujours attribué aux différentes qualités de l'air, la différence qui se remarque entre les peuples. Le climat de chaque peuple est toujours, à ce que je crois, la principale cause des inclinations & des coûtumes des hommes, qui ne sont pas plus diverses entre elles, que la constitution de l'air est différente d'un lieu à un autre, dit un homme à qui l'ont pouvoit appliquer l'éloge qu'Homere fait d'Ulisse.

Qui mores hominum multorum vidit & urbes.


[162] SECTION XVIII.
Qu'il faut attribuer la différence qui est entre l'air de différents pays, à la nature des émanations de la terre defférente en diverses regions.

LEs émanations de la terre sont la seule cause apparente à la quelle on puisse attribuer la différence sensible entre les qualités de l'air en diverses regions également distantes de la ligne. Ce raisonnement est bien confirmé par l'expérience. Les émanations dont dépendent les qualités de l'air, dépendent elles mêmes de la nature des corps dont elles s'échapent. Or quand on vient à examiner quelle est la composition du globe terrestre dans deux pays dont l'air est différent, on trouve cette composition différente. Il y a plus d'eau par exemple en Hollande dans un quarré donné, qu'il n'y en a dans la Comté de Kent. Le sein de la terre ne renferme pas les mêmes corps en France qu'il renferme communément en Italie. Dans plusieurs endroits de l'Italie la terre est pleine d'alun, de souffre, de bitume & d'autres minéraux. Ces corps dans les lieux de France où on en trouve, n'y sont pas en même quantité par proportion anx autres corps, qu'en Italie. On trouve presque par toute la France, que le tuf est de marne ou d'une espéce de pierre blanchâtre & tendre dans laquelle il entre beaucoup de sels volatils. Le sel domine dans la terre de la Pologne, & l'on en trouve des mines formées dans plusieurs endroits de ce Royaume. Elles suffisent à la consommation du pays comme à celle de plusieurs Provinces voisines. C'est à ce sel dominant dans la terre de Pologne, que les Philosophes attribuent la fertilité prodigieuse de la plûpart de ses contrées, aussi-bien que le volume extraordinaire des fruits & même du corps humain dans ce pays. En Angleterre le tuf est composé principalement de plomb, d'étain, de charbon de mine & d'autres minéraux qui vénérent & qui se perfectionnent sans cesse.

[163] On peut même dire que la différence de ces émanations, tombe en quelque maniere sous nos sens. La couleur du vague de l'air, celle des nuages qui font un horizon colorié au coucher comme au lever du soleil, dépendent de la nature des exhalaisons qui remplissent l'air & qui se mêlent avec les vapeurs dont les nuages sont formés. Or tout le monde peut observer que le vague de l'air & les nuages qui brillent à l'horizon, ne sont pas de la même couleur dans tous les pays. En Italie, par exemple, le vague de l'air est d'un bleu verdâtre, & les nuages de l'horizon y sont d'un jaune & d'un rouge très enfoncés. Dans les Pays-Bas, le vague de l'air est d'un bleu pâle, & les nuages de l'horizon n'y sont teints que de couleurs blanchâtres. On peut même remarquer cette différence dans les Ciels des tableaux du Titien & des tableaux de Rubens, ces deux Peintres ayant représenté la nature telle qu'elle se voit en Italie & dans les Pays-Bas où ils la copioient. Je conclus de ce que j'ai exposé, qu'ainsi que les qualités de la terre décident de la saveur particuliere aux fruit dans plusieurs contrées, de même ces qualités de la terre, décident de la nature de l'air de chaque pays. Les qualités & les propriétés de la terre, sont également la cause de l'une & de l'autre différence.

Or cette cause est sujette par sa nature, à bien des vicissitudes comme à une infinité d'altérations. Dès que la terre est un mixte composé de solides & de liquides de divers genres & de différentes espéces, il faut qu'ils agissent sans cesse l'un sur l'autre, & qu'il s'y fasse ainsi des fermentations continuelles, d'autant plus que l'air & le feu central mettent encore les matieres en mouvement. Comme les levains, le mêlange & la proportion de ces levains ne sont pas toujours les mêmes, les fermentations ne sauroient aboutir toujours à une même production. Ainsi les émanations de la même terre, ne sauroient être toujours les mêmes. Elles doivent être sujettes à divers changements.

L'Expérience donne un grand poids à ce raisonne [164] ment. La même terre envoye-t-elle toutes les années dans l'air, la même quantité de ces exhalaisons qui sont la matiere des foudres & des éclairs? Comme il est des pays plus sujets au tonnerre que d'autres, il est aussi des années, où il tonne dix fois plus souvent dans le même pays qu'en d'autres années. A peine entendit-on deux coups de tonnerre à Paris l'Eté de 1716. Il y a tonné trente fois & plus l'Eté de 1717. La même chose est vraie des tremblements de terre. Les années sont-elles également pluvieuses dans le même pays? On ne sauroit encore attribuer l'inégalité qui se remarque dans les éruptions des Volcans, à une autre cause qu'à la variété des fermentations, lesquelles se font continuellement dans le sein de la terre. Or ces montagnes redoutables jettent plus de feu en certaines années que dans d'autres, & quelques fois elles sont un tems considérable sans en vomir. Toutes les années sont-elles enfin également saines & également pluvieuses, venteuses, froides & chaudes dans la même contrée?

Le soleil & les émanations de la terre décident en France comme ailleurs, de la temperature des années, & l'on n'y sauroit faire intervenir aucune autre cause, à moins que de vouloir faire agir les influences des astres. Or de ces deux causes il y en a une qui ne varie pas dans son action, je veux dire le soleil. Il faut donc attribuer la différence immense qui s'observe en France entre la température de deux années, à la variation survenue dans les émanations de la terre.

Je dis que l'action du soleil ne varie point. Il monte & il descend à Paris toutes les années à une même hauteur. S'il y a quelque différence dans son élévation, elle n'est sensible qu'aux Astronomes modernes, & elle ne peut mettre d'autre différence entre l'Eté de deux années, que celle qui se trouve entre un Eté de Senlis & un Eté de Paris. La distance qui est entre Paris & Senlis du Sud au Nord, revient à la hauteur que le soleil peut avoir de plus à Paris en une année que dans une autre année.

[165] La différence qui est entre la température des années est bien une autre variation. Il est à Paris des Etés d'une chaleur insuportable. D'autres à peine ne sont pas un tems froid. Souvent il fait plus froid le jour du solstice d'Eté qu'il ne faisoit six semaines auparavant. L'hyver y est quelquefois très rigoureux, & la gelée y dure quarante jours de suite. En d'autres années l'hiver se passe sans trois jours de gelée consecutive. Il est des années durant lesquelles il, tombe à Paris vingt-deux pouces d'eau de pluie. En d'autres années il n'en tombe pas quinze. Il est aussi des années où les vents sont plus fréquents & plus furieux qu'en d'autres. On peut dire la même chose de tous les pays. La température des années y varie toujours. Il est seulement vrai que dans les pays Méridionaux, le tems de la pluie & des chaleurs n'est pas aussi déréglé que dans notre pays. Ces chaleurs & ces pluies plus ou moins grandes, y viennent à peu près dans les mêmes jours. La cause y varie bien, mais elle n'y est pas aussi capricieuse qu'en France.

Mais, dira-t-on, quoique le soleil monte toutes les années à la même hauteur, ne peut-il point arriver quelque obstacle, comme seroit une macule, qui rallentisse son action en certaines années, plus que dans d'autres années? Il auroit ainsi la plus grande part aux variations dont vous allés chercher la cause dans le sein de la terre.

Je réponds que l'expérience ne souffre point qu'on impute au soleil cette variation. Il y auroit une espéce de régle dans ce dérangement, s'il venoit du rallentissement de l'action du soleil, je veux dire que tous les pays sentiroient ce dérangement à proportion de la distance où ils sont de la Ligne, & que l'élévation du soleil décideroit toujours du degré de chaleur, quel que fut cette chaleur en une certaine année. Le même Eté plus chaud à Paris qu'à l'ordinaire, supposeroit un Eté plus chaud à Madrid que les Etés ordinaires. Un hivers très doux à Paris supposeroit qu'il seroit encore plus doux à Madrid que les hivers ordinaires. C'est ce qui n'est [166] point. L'hiver de 1699. à 1700. fut très doux à Paris & très rude à Madrid. Il gela quinze jours de suite à Madrid, & il ne gela pas deux jours de suite à Paris. L'Eté de 1714. fut assés sec & très chaud à Paris. Il fut très pluvieux & assés froid en Lombardie. Le jour du solstice est quelquefois plus froid que le jour de l'équinoxe. La variation de la température des années, est telle qu'on ne sauroit l'attribuer à une cause générale. Il faut l'imputer à une cause particuliere à chaque pays, c'est-à-dire, à la différence qui survient dans les émanations de la terre. C'est elle qui rend encore certaines années plus sujettes aux maladies que d'autres. I

psa sepe coorta
De terra surgunt.

Il est des maladies épidémiques qui sortent de la terre insensiblement, mais il en est qu'on en voit sortir pour ainsi dire. Telles sont les maladies lesquelles surviennent dans les lieux où l'on a fait de grands remuments de terre & qui étoient très sains avant ces remuments. La prémiere enveloppe de la terre est un composé de terres communes, de pierres, de cailloux & de sables. La nature prudente s'en est servi pour couvrir la seconde enveloppe composée de minéraux & de terres grasses dont les sucs contribuent à la fertilité du sol extérieur. Ou ces sucs montent dans les tuyaux des plantes, ou bien ils s'élevent dans l'air après s'être exténués & filtrés à travers la prémiere enveloppe de la terre, & ils y forment ce nître aërien, qui retombant ensuitte sur la terre dont il est sorti, aide tant à la fertilité. Or quand on fait de grands remuments de terre, on met à découvert plusieurs endroits de cette seconde enveloppe, & on les expose à l'action immédiate de l'air & du soleil, laquelle ne trouvant plus rien d'interposé, en détache des molecules en trop grande quantité. D'ailleurs ces molecules encore trop grossieres ne devoient s'élever dans l'air qu'après s'être exténués eu passant à travers la prémiere enveloppe [167] comme à travers un tamis. Ainsi l'air de la contrée se corrompt, & il demeure corrompu jusqu'à ce que la terre découverte soit épuisée d'une partie de ces sucs, ou jusqu'à ce que la poussiere chariée sans cesse par les vents, l'ait enduite d'une nouvelle croute.


SECTION XIX.
Qu'il faut attribuer aux variations de l'air dans le même pays, la différence qui s'y remarque entre le génie des habitans en des siécles différents.

JE conclus donc de tout ce que je viens d'exposer, qu'ainsi qu'on attribue la différence du caractére des nations aux diférentes qualités de l'air de leurs pays, il faut attribuer de même aux changements qui surviennent dans l'air d'un certain pays, les variations qui arrivent dans les moeurs & dans le génie de ses habitants. Ainsi qu'on impute à la différence qui est entre l'air de France & l'air d'Italie, la différence qui se remarque entre les Italiens & les François, de même il faut attribuer à l'altération des qualités de l'air de France, la différence sensible qui s'observe entre les moeurs & le génie des François d'un siécle & des François d'un autre siécle. Comme les qualités de l'air de France varient à certains égards, & qu'elles demeurent les mêmes à d'autres égards, il s'ensuit que dans tous les siécles les François auront un caractere général qui les distinguera des autres nations, mais qui n'empêchera pas que les François de certains siécles ne soient differents des François des autres siécles. C'est ainsi que les vins ont une saveur propre dans chaque terroir, laquelle ils conservent toujours, mais leur goût n'est pas tout tout à fait le même en certaines années que dans d'autres. Voilà pourquoi, par exemple, les Italiens seront toujours plus propres à réussir en Peinture & en Poësie que les peuples des environs [168] de la mer Baltique. Mais comme la cause qui fait cette différence entre les nations, est sujette à plusieurs altérations, il semble qu'il doit arriver qu'en Italie, certaines générations auront plus de talent pour exceller dans ces arts, que d'autres générations n'en pourront avoir.

Toute la question de la prééminence entre les Anciens & les Modernes, dit le grand Deffenseur des derniers, étant une fois bien entendue, se reduit à savoir, si les arbres qui étoient autrefois dans nos campagnes, étoient plus grands que ceux d'aujourhui. J'ai cru, ajoûte-t'il, que le plus sur étoit de consulter un peu sur tout cecy la Physique, qui à le secret d'abréger biens des contestations que la Rhétorique rend infinies. Consultons l'a, j'y consens, Elle ne sauroit nous répondre sur cette question ainsi proposée, parce que personne n'a gardé la mesure des chénes parvenus à leur grandeur sous Auguste & sous Léon X. mais il me paroît qu'elle la resoudra suffisanment en nous apprenant ce que nous pouvons savoir. C'est que de tous tems, certaines plantes sont venues plus parfaites en une contrée que dans une autre, & que dans le même pays, les arbres & les plantes n'y donnent pas toutes les années des fruits également bons.

Non omnis fert omnia tellus,

La cause de cet effet montre une activité à laquelle nous pouvons bien attribuer la différence qui se remarque entre l'esprit & le génie des nations & des siécles. N'agit-elle pas déja sensiblement sur l'esprit des hommes, en rendant la température des climats aussi différente qu'on la voit être en différents pays comme en différentes années? La température du climat ne nuit-elle pas beaucoup à l'éducation physique des enfans, ou ne la favorise-t'elle pas beaucoup? Pourquoi ne veut-on pas que les enfans élevés en France en certaines années, dont la température aura été heureuse, ayent le cerveau mieux disposé que ceux qui auront été élevés durant une [169] suite d'années, dont la temperature aura été mauvaise? Tout le monde n'attribue-t'il pas l'esprit des Florentins & la grossiéreté des Bergamasques à la différence qui est entre l'air de Florence & celui de Bergame.

Mais objectera-t'on, si ces changements que vous supposez arriver successivement dans la terre, dans l'air & dans les esprits, étoient rééls, on remarqueroit dans le même pays, quelque changement dans la configuration du corps des hommes. Le changement que vous croyez, arriver dans leur intérieur, seroit accompagné d'un changement sensible dans leur extérieur.

Je réponds en premier lieu, fondé sur tout ce que j'ai dit précedenment, que la cause qui est assez puissante pour altérer les esprits, peut bien n'être pas assez efficace pour altérer la stature des corps. En second lieu je réponds, que si l'on faisoit en France, par exemple, une attention exacte & suivie sur la stature des corps & sur leurs forces, peut-être trouveroit-on qu'il y vient en certains tems des générations d'hommes plus grands & plus robustes que dans d'autres. Peut-être trouveroit-on qu'il y a des âges où l'espéce des hommes va en se perfectionnant, comme il y en a d'autres où elle déchet. Lors qu'on voit que nos guerriers trouvent le poids d'une cuirasse & d'un caque un fardeau insupportable, au lieu que leurs ancestres ne trouvoient pas l'habillement entier du gendarme un poid trop lourd. Quand on compare les fatigues des guerres des Croisades avec la molesse de nos camps, n'est on pas tenté de dire que la chose arrive ainsi?

Il ne faut point alléguer que c'est la molesse de l'éducation qui énerve les corps. Est-ce d'aujourd'hui que les peres & les meres choient trop leurs enfans, & les enfans de toute condition, n'étoient-ils pas élevés par leurs parents dans les tems dont je parle, ainsi que le sont ceux d'aujourd'hui? Ne seroit-ce point parce que les enfans naissent plus délicats, que l'expérience fait prendre des précautions plus scrupuleuses pour les conserver. Il est naturel [170] qu'un pere & qu'une mere apportent à l'éducation physique de leurs enfans, les mêmes attentions & les mêmes soins dont ils se souviennent d'avoir eu besoin. Il est naturel qu'ils jugent de la délicatesse de leurs enfans, par la délicatesse dont ils ont été, durant leur enfance. L'expérience seule peut, en apprenant que ces soins ne suffisent plus, nous faire penser qu'il faut employer plus d'attention & plus de ménagement pour la conservation des enfans, qu'on n'en a eu pour nous. L'impulsion de la nature à laquelle on ne resiste guéres, ne fait-elle pas aimer encore aujourd'hui les exercices qui fortifient le corps à ceux à qui elle a donné une santé capable de les soutenir? Pourquoi le commun du monde les neglige-t'il aujourd'hui? Enfin nôtre molesse vient-elle de nôtre genre de vie, ou bien est-ce parce que nous naissons plus foibles par l'estomac & par les visceres, que nos ayeux, que chacun dans sa condition, cherche de nouvelles préparations d'aliments, des nourritures plus aisées, & que les abstinences qu'ils observoient sans peine, sont aujourd'hui rééllement impraticables au tiers du monde? Pourquoi ne pas croire que c'est la physique qui donne la loi au moral? Je crois donc que la mode de se vêtir plus ou moins en certaines saisons, laquelle a lieu successivement dans le même pays, dépend de la vigueur des corps qui les fait souffrir du froid plus ou moins, suivant qu'ils sont plus ou moins robustes. Il y a cinquante ans que les hommes ne s'habilloient pas aussi chaudement en France durant l'hyver, qu'ils s'habillent aujourd'hui, parce que les corps y étoient communément plus robustes & moins sensibles aux injures du froid. J'ai observé, dit Chardin, dans mes voyages, que comme les moeurs suivent le tempérament du corps, selon la remarque de Gallien, le temperament du corps suit la qualité du climat, de sorte que les coûtumes ou les habitudes des peuples ne sont point l'effet du pur caprice, mais de quelque cause on nécessité naturelle, qu'on ne découvre qu'apès une exacte recherche. Quand les corps deviennent plus foibles te plus sensibles aux injures de l'air, [171] il s'ensuit qu'un, peuple doit changer quelque chose dans ses moeurs & dans ses coûtumes, ainsi qu'il le feroit si le climat étoit changé. Ses besoins varient également par l'un ou par l'autre changement.

Les personnes âgées soûtiennent encore qu'une certaine Cour étoit composée de femmes plus belles & d'hommes mieux faits qu'une autre Cour peuplée des descendants de ceux là. Qu'on entre en certains tems dans le détail de cent familles, & l'on en trouvera quatre-vingt où le fils sera d'une stature moins élevée que celle de son pere. La race des hommes deviendroit une race de Pigmées, s'il ne succédoit point à ces tems de décadence des tems où la stature des corps se reléve. Les générations plus foibles & les générations plus robustes que les générations précédentes se succédent alternativement.

On ne sauroit encore attribuer qu'aux changements qui surviennent dans les qualités de l'air dans le même pays, la différence qui se remarque entre les moeurs & la politesse de divers siécles. On a vû des tems où l'on tiroit facilement les principaux d'une nation de leurs foyers. On les engageoit sans peine d'aller chercher la guerre à mille lieues de leur patrie, au mépris des fatigues de plusieurs mois de chemin, & qui paroissent les travaux d'Hercule à leur posterité amollie. C'est, dira-on, que la mode d'y aller s'étoit établie. Mais de pareilles modes ne s'établiroient pas aujourd'hui. Elles ne peuvent s'introduire qu'à l'aide des conjectures Physiques pour ainsi dire. Croit-on que le plus éloquent de nos Prédicateurs qui prêcheroit une Croisade aujourd'hui, trouvât bien des Barons qui le voulussent suivre outremer?


[172] SECTION XX.
De la différence des moeurs & des inclinations du même peuple en des siécles différents.

IL arrive encore des tems dont les événements font penser qu'il est quelque altération physique dans la constitution des hommes. Ce sont ceux où des hommes d'ailleurs très polis & même lettrés, se portent aux actions les plus dénaturées avec une facilité affreuse. Tels furent les François sous les régnes de Charles IX. & de Henri III. Tous les personnages qui font quelque figure dans l'histoire de Charles IX. & dans l'histoire de ses Freres, même les Ecclésiastiques, sont peris de mort violente. Ceux des Seigneurs de ce tems-lâ, qui comme le Maréchal de Saint André, le Connétable de Montmoranci, le Prince de Condé & le Duc de Joyeuse furent tués dans des faits d'armes, y moururent assassinés. Les coups leur furent portés par des hommes qui les reconnoissoient & qui en vouloient à eux. On sait les noms de ceux qui les tuerent. Je ne sais par quelle fatalité Henri II. les trois Rois ses enfans & Henri IV. qui se succéderent immédiatement moururent tous cinq de mort violente, malheur qui n'étoit pas encore arrivé à aucun de nos Rois de la troisiéme race, bien que la plûpart eussent régné dans des tems difficiles & où les hommes étoient plus grossiers que dans le séziéme siécle. Nous avons vû dans le dix septiéme siécle, des guerres civiles en France & des partis aussi aigris & aussi animés l'un contre l'autre sous Louïs XIII. & sous Louïs XIV. que pouvoient l'être dans le siécle précédent, les factions qui suivoient les Ducs de Guise & l'Admirai de Coligni, sans que l'histoire des derniers mouvements soit remplie d'empoisonnements, d'assassinats, ni des événements tragiques si communs en France sous les derniers Valois.

Qu'on ne dise pas que le motif de Religion qui entroit dans les guerres civiles du tems des Valois, irritoit les esprits, & que ce motif n'entroit pas [173] dans nos dernieres guerres civiles. Je répondrois que le précepte d'aimer ses ennemis n'étant point contesté par Rome ni par Géneve, il s'ensuit que ceux qui prennoient parti pour l'une ou pour l'autre cause de bonne foi, devoient avoir horreur d'un assassinat. C'est la politique, secondée par l'esprit du siécle, qui a fait commettre toutes ces noirceurs à des gens dont, pour me servir de l'expression du tems, toute la religion gisoit dans une écharpe rouge ou blanche. Si l'on me repliquoit que ces scélerats étoient catholiques ou huguenots par persuasion, mais que c'étoit des cerveaux brûlés, des imaginations forcenées, en un mot des fanatiques de bonne foi, ce seroit adhérer à mon sentiment. Comme il ne s'en est pas trouvé de tels durant les dernieres guerres civiles, il faudra tomber d'accord qu'il est des tems où des hommes de ce caractére, qui rencontrent toujours assez d'occasions d'extravaguer, sont plus communs que dans d'autres. C'est établir la différence des esprits dans différents siécles.

En effet, vit-on verser des fleuves de sang au sujet de l'hérésie d'Arrius, qui causa tant de disputes, & tant de troubles dans la Chrétienté? Avant le protestantisme il s'étoit élevé en France plusieurs contestations en matiere de religion, mais si l'on excépte les guerres contre les Albigeois, il n'étoit pas arrivé que ces disputes eussent fait verser aux François le sang de leurs freres, parce que la même acreté ne s'étoit pas encore trouvée dans le sang, ni la même irritation dans les esprits.

Pourquoi vient il des siécles où les hommes ont un éloignement invincible de tous les travaux d'esprit, & où ils sont si peu disposés à étudier, que toutes les voyes dont on se sert pour les y exciter, demeurent inutiles durant long-tems? Tous les travaux du corps & les plus grands dangers leur font moins de peur que l'application. Quels priviléges & quels avantages nos Rois n'ont-ils pas été obligés d'accorder aux Gradués & aux Clercs, dans l'onziéme & dans le douziéme siécle, afin d'encourager [174] les François à sortir du moins de l'ignorance la plus crasse où je ne sais quelle fatalité les retenoit plongés? Les hommes avoient alors un si grand besoin d'être excités à l'étude, qu'en quelques Etats, on étendit une partie des priviléges des Clercs à ceux qui sauroient lire. En effet de grands Seigneurs qui ne savoient pas signer leur nom, étoient une chose très commune, mais d'un autre côté, on trouvoit facilement des gens prêts d'affronter les plus grands dangers & même les travaux les plus longs. Depuis un siécle les hommes se portent volontiers à l'étude comme à l'exercice des arts libéraux, quoique les encouragements ne soient plus les mêmes qu'autrefois. Les savants médiocres & les personnes qui professent les arts libéraux avec un talent chétif, sont devenus si communs qu'il est des gens assez bizarres pour penser qu'on devroit aujourd'hui avoir autant d'attention à limiter le nombre de ceux qui pourroient professer les arts libéraux, qu'on en apportoit autrefois à l'augmenter. Leur nombre, disent-ils, s est trop multiplié par rapport au nombre du peuple qui exerce les arts mécaniques. La proportion où sont presentement ceux qui vivent des arts mécaniques avec ceux qui vivent des arts libéraux, n'est plus la proportion convenable au bien de la société. Ut omnium rerum, sic litterarum quoque intemperantia laboramus.

Enfin pourquoi voit-on dans le même pays, des siécles si sujets aux maladies Epidémiques, & d'autres siécles presque exempts de ces maladies, si cette différence ne vient point des altérations survenues dans les qualités de l'air qui n'est pas le même dans ces siécles? On compte eu France quatre pestes générales depuis mil cinq cens trente jusques en mil six cens trente-six. Dans les quatre vingt années écoulées depuis, à peine quelques Villes de France ont-elles senti une legere atteinte de ce fleau. Il y a soixante & dix ans que les Maladreries des trois quarts des Villes du Royaume n'ont pas été ouvertes. Des maladies inconnnes naissent en certains siécles, & elles cessent pour toujours après s'être [175] renouvellés deux ou trois fois durant un certain nombre d'années. Telles ont été en France le Mal des ardents & la Colique de Poitou. Quand on voit tant d'effets si bien marqués de l'altération des qualités de l'air, quand on connoît si distinctement que cette altération est réelle, & quand même on en connoît la cause, peut-on s'empêcher de lui attribuer la différence sensible qui se rencontre dans le même pays éntre les hommes de deux siécles differents? Pourquoi les hommes qui naissent plus robustes & de plus longue vie dans un tems que dans un autre, ne naîtront-ils pas de même plus spirituels en un siécle que dans un autre siécle? Je conclus donc, en me servant des paroles de Tacite, que le monde est sujet à des changements & à des vicissitudes dans son cours ordinaire, dont le période ne nous est pas connu, mais dont la révolution rameine successivement la politesse & la barbarie, les talents de l'esprit comme la force du corps, & par conséquent les progrès des arts & des sciences, leur langueur & leur dépérissement, ainsi que la révolution du soleil raméne les saisons tour à tour Rebus cunctis inest quidam velut orbis, ut quemadmodum temporum vices, ita morum vertantur. C'est une suitte du plan que le Créateur a voulu choifir, & des moyens qu'il a élus pour l'exécution de ce plan.


SECTION XXI.
De la maniére dont la réputation des Poëtes & des Peintres s'établit.

JE m'aquitte de la promesse que j'ai faite au commencement de cet ouvrage, d'examiner avant que de le finir la maniere dont la réputation des Peintres & la réputation des Poëtes s'établissent. Ce que mon sujet m'obligera de dire sur le succès des vers & des tableaux, sera une nouvelle preuve de ce que j'ai déja dit touchant le mérite le plus essentiel & le plus important de ces ouvrages.

[176] Les productions nouvelles sont d'abord aprêtiées par des Juges d'un caractére bien différent, les gens du métier & le public. Elles seroient bientôt estimées à leur juste valeur, si le public étoit aussi capable de défendre son sentiment & de le faire valoir, qu'il sait bien prendre son parti. Mais il a la facilité de le laisser troubler dans son jugement par les personnes qui font profession de l'art duquel l'ouvrage nouveau ressorrit. Ces personnes sont sujettes à faire souvent un mauvais rapport par les raisons que nous exposerons. Elles obscurcissent donc la vérité de maniere que le public reste durant un tems, dans l'incertitude ou dans l'erreur. Il ne fait pas précisement quel titre mérite l'ouvrage nouveau défini en général. Le public demeure indécis sur la question, s'il est bon ou mauvais à tout prendre, & il en croit même quelquefois les gens du métier qui le trompent, mais il ne les croit que durant un tems fort court.

Ce premier tems écoulé, le public apprétie un ouvrage à sa juste valeur, & il lui donne le rang qu'il mérite, ou bien il le condamne à l'oubli. Il ne se trompe point, parce qu'il en juge avec desintéressement, & parce qu'il en juge par sentiment.

Quand je dis que le jugement du public est desinteressé, je ne prétends pas soutenir qu'il ne se rencontre dans le public, des personnes que l'amitié séduit en faveur des auteurs & d'autres que l'aversion prévient contre eux. Mais elles sont en si petit nombre par comparaison aux Juges desinteressés, que leur prévention n'a guerres d'influence dans lé suffrage général. Un Peintre, & encore plus un Poëte, qui tient toujours une grande place dans son imagination, & qui lui même est encore souvent un homme de ce caractére d'esprit pour lequel il n'est point de personnes indifférentes, se figure qu'une grande Ville, qu'un Royaume entier n'est peuplé que d'envieux ou d'adorateurs de son mérite. Il s'imagine le partager en deux factions comme les Empereurs partageoient l'Italie au tems des Guelphes & de Gibellins, lorsque réellement il n'y a pas [177] cinquante personnes qui ayent pris parti pour ou contre lui, & qui s'intéressent avec affection à la fortune de ses vers. La plûpart de ceux en qui il suppose des sentiments de haine ou d'amitié très décidés, sont dans l'indifférence, & disposés à juger de l'Auteur par sa Comédie, & non de la Comédie par son Auteur. Ils sont prêts à dire leur sentiment avec autant de franchise que les amis commençaux d'une maison, disent le leur sur un Cuisinier que le Maître essaye. Ce n'est pas le moins équitable des jugements de notre pays.


SECTION XXII.
Que le public juge bien des Poëmes & des Tableaux en général. Du sentiment que nous avons pour en connoître le mérite.

NOn-seulement le public juge d'un ouvrage sans interêt, mais il en juge encore ainsi qu'il en faut décider en général, c'est-à-dire, par la voye du sentiment & suivant l'impression que le poëme ou le tableau font sur lui. Puisque le premier but de la poësie & de la peinture, est de nous toucher, les poëmes & les tableaux ne sont de bons ouurages, qu'à proportion qu'ils nous émeuvent & qu'ils nous attachent. Un ouvrage qui touche beaucoup, doit être excellent à tout prendre. Par la même raison l'ouvrage qui ne touche point & qui n'attache pas, ne vaut rien, & si la critique n'y trouve pas à reprendre des fautes contre les régles, c'est qu'un ouvrage peut être mauvais, sans qu'il y ait des fautes contre les régles, comme un ouvrage plein de fautes contre les régles peut être un ouvrage excellent.

Or le sentiment enseigne bien mieux si l'ouvrage touche & s'il fait sur nous l'impression que doit faire un ouvrage, que toute les dissertations composées par les Critiques pour en expliquer le mérite & pour en calculer les perfections & les défauts. La [178] voye de discussion & d'analise, dont se servent ces Messieurs, est bonne à la vérité lors qu'il s'agit de trouver les causes qui font qu'un ouvrage plaît ou qu'il ne plaît pas, mais cette voye ne vaut pas celle du sentiment lors qu'il s'agit de décider cette question. L'ouvrage plaît-il ou ne plaît-il pas? L'ouvrage est-il bon on mauvais en général? C'est la même chose. Le raisonnement ne doit donc intervenir dans le jugement que nous portons sur un poëme ou sur un tableau, que pour rendre raison de la décision du sentiment & pour expliquer quelles fautes l'empêchent de plaire & quels sont les agréments qui le rendent capable d'attacher. Qu'on me permette ce trait. La raison ne veut point qu'on raisonne sur une pareille question, à moins qu'on ne le fasse pour justifier le jugement que le sentiment a porté. La décision de la question n'est point du ressort du raisonnement. Il doit se soumettre au jugement que le sentiment prononce. C'est le juge compétent de la question.

Raisonne-t-on, pour savoir si le ragoût est bon ou s'il est mauvais, & s'avisa-t-on jamais, après avoir posé des principes géométriques sur la saveur, & défini les qualités de chaque ingrédient qui entre dans la composition de ce mets, de discuter la proportion gardée dans le melange, pour décider s'il est bon? On n'en fait rien. Il est en nous un sens fait pour connoître si le Cuisinier a opéré suivant les régles de son art. On goûte le ragoût & même sans savoir ces régles, on connoît s'il est bon. Il en est de même en quelque maniere des ouvrages d'esprit & des tableaux faits pour nous plaire en nous touchant.

Il est en nous un sens destiné pour juger du mérite de ces ouvrages, qui consistent en l'imitation des objets touchants dans la nature. Ce sens est le sens même qui auroit jugé de l'objet que le Peintre, le Poëte ou le Musicien ont imité. C'est l'oeil lors qu'il s'agit d'un tableau. C'est l'oreille lors qu'il est question de juger si les accens d'un recit sont touchants où s'ils conviennent aux paroles, & si le chant [179] en est mélodieux. Lors qu'il s'agit de connoître si l'imitation qu'on nous présente dans un poëme, est capable d'exciter la compassion & d'attendrir, le sens destiné pour en juger, est le sens même qui auroit été attendri, c'est le sens qui auroit jugé de l'objet imité. C'est ce sixiéme sens qui est en nous, sans, que nous voyions ses organes. C'est la portion de nous même qui juge sur l'impression qu'elle ressent, & qui pour me servir des termes de Platon, prononce, sans consulter, la régle & le compas. C'est enfin ce qu'on appelle communément le sentiment. Le coeur s'agite de lui même & par un mouvement qui précéde toute délibération, quand l'objet qu'on lui presente est rééllement un objet touchant, soit que l'objet ait une existence réelle, soit qu'il soit un objet imité. Le coeur est fait, il est organisé pour cela. Son opération prévient donc tous les raisonnements, ainsi que l'opération de l'oeil & celle de l'oreille les devancent dans leurs sensations. Il est aussi rare de voir des hommes nez sans le sentiment dont je parle, qu'il est rare de trouver des aveugles, nez. Mais on ne sauroit le communiquer à ceux qui en manqueroient, non-plus que la vue & l'ouie. Nec magis arte traditur quàm gustus aut odor. Ainsi les imitations font leur effet sur nous, elles nous font rire ou pleurer, elles nous attachent avant que notre raison ait eu le tems d'agir & d'examiner. On pleure à une Tragédie, avant que d'avoir discuté si l'objet que le Poëte nous y presente est un objet capable de toucher par lui même & s'il l'a bien imité. Le sentiment nous aprend ce qui est avant que nous ayons pensé à en faire l'examen. Le même instinct qui nous feroit gemir par un premier mouvement à la rencontre d'une mere qui conduiroit son fils, unique au tombeau,. nous fait pleurer quand la scene nous fait voir l'imitation fidelle d'un événement du même genre.

On reconnoît si le Poëte a choisi un objet touchant & s'il l'a bien imité, comme on reconnoît sans raisonner, si le Peintre a peint une belle personne, ou si celui qui a fait le portrait de notre ami, [180] l'a fait ressemblant. Faut-il pour juger si ce portrait ressemble ou non, prendre les proportions du visage de notre ami & les comparer aux proportions du portrait? Les Péintres mêmes diront qu'il est en eux un sentiment subit lequel dévance tout examen, & que l'excellent tableau qu'ils n'ont jamais vû, fait sur eux une impression soudaine, qui les fait juger de son mérite en général avant toute discussion. Souvent cette prémiere apréhension leur suffit pour nommer l'Auteur du tableau.

On a donc raison de dire communément qu'avec de l'esprit on se connoît à tout, car on entend par le mot d'esprit employé dans cette occasion, la justesse & la délicatesse du sentiment. Les François sont en possession de faire bien d'autres abus du mot esprit. Ainsi Monsieur Pascal n'y avoit pas encore assez réfléchi, quand il mit sur le papier que ceux qui jugent d'un ouvrage par les régles, sont à l'égard des autres hommes comme ceux qui ont une montre sont à l'égard de ceux qui n'en ont point, quand il est question de savoir l'heure. Je crois cette pensée du nombre de celles qu'un peu de réflexion lui auroit fait expliquer, car on sait bien que l'ouvrage de Monsieur Pascal que je cite, est composé d'idées qui lui étoient venues dans l'esprit & qu'il avoit mises sur le papier, plutôt pour les examiner que pour les publier. Elles furent imprimées après sa mort dans l'état où il les avoit laissées. Lorsqu'il s'agit du mérite d'un ouvrage fait pour nous toucher, ce ne sont pas les régles qui sont la montre, c'est l'impression que l'ouvrage fait sur nous. Plus notre sentiment est délicat, ou si l'on veut, plus nous avons d'esprit, plus la montre est juste.

Monsieur Despréaux se fonde sur cette raison, pour avancer que la plûpart des Critiques de profession qui supléent par la connoissance des régles à la finesse du sentiment qui leur manque bien souvent, ne jugent pas aussi sainement du mérite des ouvrages excellent, que les esprits du premier ordre en jugent sans avoir étudié les régles autant que les premiers. Permettez-moi vous dire, il s'adresse à [181] Monsieur Perrault, qu'aujourd'hui même ce ne sont pas comme vous vous le figurez, les Schrevelius, les Peraredus, les Menagius, ni pour me servir des termes de Moliere les savants. En Jus, qui goûtent d'avantage Homére, Virgile, Horace & Cicéron. Ceux que j'ai toûjours vû les plus frappez de la lecture de ces grands personnages, ce sont des esprits du premier ordre. Ce sont des hommes de la plus haute élévation. Que s'il falloit nécessairement vous en citer quelcun, je vous étonnerois peut-être par les noms illustres que je mettrois sur le papier, & vous y trouveriés non seulement des Lamoignons, des Daguesseaux, des Troisvilles, mais des Condé, des Conti & des Turennes.

En effet les Poëtes anciens seroient aussi surpris d'apprendre sur quels endroits de leurs ouvrages le commun des Commentateurs se récrie davantage, que s'ils venoient à savoir ce que l'Abbé de Marolles & les traducteurs de son espéce leur font dire quelque-fois; Les Professeurs qui toute leur vie ont enseigné la Logique, sont-ils ceux qui connoissent le mieux quand un homme parle de bon sens & quand il raisonne avec justesse?

Si le mérite le plus important des Poëmes & des tableaux, étoit d'être conformes aux régles rédigées par écrit, on pourroit dire que la meilleure maniére de juger de leur excellence comme du rang qu'ils doivent tenir dans l'estime des. hommes, seroit la voye de discussion & d'analise. Mais le mérite le plus important des poëmes & des tableaux est de nous plaire. C'est le dernier but que les Peintres & les Poëtes se proposent, quand ils prennent tant de peine à se conformer aux régles de leur art. On connoît donc suffisament s'ils ont bien réussi, quand on connoît si l'ouvrage touche ou s'il ne touche pas. Il est encore vrai de dire qu'un ouvrage où les régles essentielles seroient violées ne sauroit plaire. Mais c'est ce qu'on reconnoît mieux en jugeant par l'impression que fait l'ouvrage, qu'en jugeant par les dissertations des Critiques, qui conviennent rarement sur l'importance de chaque ré [182] gle. Ainsi le public est capable de bien juger des vers & des tableaux, sans savoir les régles de la Poësie & de la Peinture, car, comme le dit Cicéron, Omnes tacito quodam sensu sine ulla arte aut ratione, quae sint in artibus ac rationibus prava aut recta dijudicant. Tous les hommes, à l'aide du sentîment interieur qui est en eux, connoissent, sans savoir les régles, si les productions des arts sont de bons ou de mauvais ouvrages, & si le raisonnement qu'ils entendent, conclut bien.

Quintilien dit dans l'ouvrage que nous avons cité tant de fois, quoique nous ne l'ayons pas cité encore aussi souvent qu'il mérite de l'être: Ce n'est point en raisonnant qu'on juge des ouvrages faits pour toucher & pour plaire. On en juge par un mouvement intérieur qu'on ne sauroit bien expliquer. Du moins tous ceux qui ont tenté de l'expliquer, n'en sont pas venus à bout. Non ratione aliqua, sed motu nescio an inerrabili judicatur. Neque hoc ab ullo satis explicari puto licet multi tentaverint.

Le Parterre, sans savoir les régles, juge d'une piéce de théatre aussi-bien que les gens du métier. Il en est du théatre comme de l'éloquence, dit l'Abbé d'Aubignac. Les perfections n'en sont pas moins sensibles aux ignorants qu'aux savants, bien que la raison ne leur en soit pas également connue.

Voilà pourquoi des artisants éclairés consultent quelquefois des personnes qui ne savent point les régles de leurs arts, mais qui sont capa les néanmoins de donner des décisions sur l'effet d'un ouvrage composé pour toucher les hommes, parce qu'elles sont douées d'un naturel très sensible. Souvent elles ont décidé avant que d'avoir parlé & même avant que d'avoir pensé à faire une décision. Mais dès que les mouvements de leur coeur qui opére mécaniquement, viennent à s'exprimer par leur geste & par leur contenance, ils deviennent une pierre de touche laquelle donne à connoître distinctement si le mérite principal manque ou non dans l'ouvrage qu'on leur montre ou qu'on leur lit. Ainsi quoique ces personnes ne soient point capables [183] de contribuer à la perfection d'un ouvrage par leur avis, ni même de rendre méthodiquement raison de leur sentiment, leur décision ne laisse pas d'être juste & sure. On sait plusieurs exemples de ce que je viens d'avancer, & que Malherbe & Moliere mettoient même leurs servantes de cuisine au nombre de ces personnes ausquelles ils lisoient leurs vers pour éprouver si ces vers prennoient. Qu'on me pardonne l'expression favorite de nos Poëtes Dramatiques.

Mais il est des beautés dans ces sortes d'ouvrages, dira-t'on, dont les ignorants ne peuvent sentir le prix. Par exemple, un homme qui ne sait pas que Pharnace qui s'étoit allié aux Romains contre son pere Mithridate, dépouillé honteusement de ses Etats par Jules César quelques années après, n'est point frappé de la beauté des vers prophétiques que Racine fait proferer à Mithridate expirant.

Tôt on tard il faudra que Pharnace perisse,
Fiez vous aux Romains du soin de son supplice.

Les ignorants ne sauroient donc juger d'un Poëme en général, puisqu'ils ne conçoivent qu'une partie de ses beautés.

Je prie le lecteur de ne point oublier la premiére réponse que je vais faire à cette objection. C'est que je ne comprends pas le bas peuple dans le public capable de prononcer sur les poëmes ou sur les tableaux, comme de décider à quel degré ils sont excellents. Le mot de Public ne renferme ici que les personnes qui ont acquis des lumieres, soit par la lecture soit par le commerce du monde. Elles sont les seules qui puissent marquer le rang des poëmes & des tableaux, quoiqu'il se rencontre dans les ouvrages excellents des beautés capables de se faire sentir au peuple du plus bas étage & de l'obliger à se récrier. Mais comme il est sans connoissance des autres ouvrages, il n'est pas en état de discerner à quel point le poëme qui le fait pleurer, est excellent ni quel rang il doit tenir parmi les autres poë [184] mes. Le public dont il s'agit ici est donc borné aux persones qui lisent, qui connoissent les spectacles, qui voyent & qui entendent parler de tableaux, ou qui ont acquis de quelque maniere que ce soit, ce discernement qu'on appelle goût de comparaison, & & dont je parlerai tantôt plus au long. Mais le lecteur comprendra mieux encore que je ne pourrois l'expliquer, à quel étage d'esprit, à quel point de lumieres & à quelle condition le Public dont je voudrai parler sera limité, & cela en faisant attention sur les tems, sur les lieux & sur l'ouvrage dont il s'agira. Par exemple, tous ceux qui sont capables de porter un jugement sain sur une Tragédie Françoise, ne sont pas capables de juger de même de l'Enéide ni d'un autre poëme Latin. Le public qui peut juger d'Homere aujourd'hui, est encore moins nombreux que le public qui peut juger de l'Enéide. Le public se restraint ici, suivant l'ouvrage dont il est question de juger.

Le mot de Public est donc plus reserré ou plus étendu, suivant les tems & suivant les lieux dont on parle. Il est des siécles & des villes, où les connoissances nécessaires, pour bien juger d'un ouvrage par son effet, sont plus communes & plus répandues dans d'autres. Tel ordre de citoyens qui n'a pas ces lumieres dans une ville de Province, les a dans une Capitale. Tel ordre de citoyens qui ne les avoit pas au commencement du seiziéme siécle, les avoit à la fin du dix-septiéme. Depuis l'établissement des Opera, le public, capable de dire son sentiment sur la musique, s'est augmenté des trois quarts à Paris. Mais, comme je l'ai déja dit, je ne crains pas que mon lecteur se trompe sur l'extention qu'il conviendra de donner à la signification du mot de Public, suivant les occasions où je l'employerai. Il en fera des applications justes, même sans refléchir trop long-tems.

Ma seconde réponse à l'objection tirée des vers de Mithridate, c'est que le public ne fait pas le procès en un jour aux ouvrages qui réellement ont du mérite. Avant que d'être jugés, ils demeurent un [185] tems, pour ainsi dire, sut le bureau. Or dès que le mérite d'un ouvrage attire l'attention du public, ces beautés que le public ne sauroit comprendre sans quelcun qui les lui explique, ne lui échapent pas. L'explication des vers qui les renferment, passe de bouche en bouche & décend jusqu'au plus bas étage du public. Il en tient compte à l'auteur quand il définit son ouvrage en général. Les hommes ont du moins autant d'envie de dire ce qu'ils savent, que d'apprendre ce qu'ils ne savent pas. D'ailleurs je ne pense pas que le public jugeât mal d'un ouvrage en général, quand bien même quelqu'unes de ces beautés lui seroient échapées. Ce n'est point sur de pareilles beautés qu'un auteur sensé qui compose en langue vulgaire, fonde le succès de son poëme. Les Tragedîes de Corneille & de Racine ne contiennent pas chacune quatre traits pareils à celui de Mithridate que nous avons cité. Si une piéce tombe, on peut dire qu'elle seroit tombée de même quand le public entier auroit eu l'intelligence de ces beautés voilées. Deux ou trois vers qu'il a laissé passer sans y faire attention & qui lui auraient plû s'il en avoit compris tout le sens, ne l'auroient pas empêché d'être ennuyé par quinze cens autres qu'il a parfaitement entendus.

Le dessein de la Poësie & de la Peinture étant de toucher & de plaire, il faut que tout homme, qui n'est pas stupide, puisse sentir l'effet des bons vers & des bons tableaux. Tous les hommes doivent donc être en possession de donner leur propre suffrage, quand il s'agit de décider si les poëmes ou les tableaux font l'effet qu'ils doivent faire. Ainsi lors qu'il s'agit de juger de l'effet général d'un ouvrage, le Peintre & le Poëte sont aussi peu en droit de recuser ceux qui ne savent pas leur art, qu'un Chirurgien seroit en droit de recuser le têmoignage de celui qui a souffert une opération, lorsqu'il est question de savoir si l'opération a été douloureuse, sous le pretexte qu'il seroit ignorant en Anatomie. Que penseroit-on du Musicien qui soûtiendroit que ceux qui ne savent pas la musique, sont incapables de dé [186] cider si le menuet qu'il a composé, plaist, ou s'il ne plaist pas? Quand un Orateur fait bailler & dormir son auditoire, ne passe-t'il pas pour constant qu'il a mal harangué, sans que l'on songe à s'informer si les personnes que son discours a jettées sur le côté, savoient la Rhétorique. Les hommes persuadés par instinct, que le mérite d'un discours oratoire, ainsi que le mérite d'un Poëme & d'un tableau, doivent tomber sous le sentiment, ajoûtent foi au rapport de l'Auditeur, & ils s'en tiennent à sa décision dès qu'ils le connoissent pour une personne sensée. Quand même un des spectateurs d'une Tragédie généralement desaprouvée, feroit une mauvaise exposition des raisons qui font qu'elle ennuye, les hommes n'en déféreroient pas moins au sentiment général. Ils ne laisseroient pas de croire que la piéce est mauvaise, bien qu'on expliquât mal par quelles raisons elle ne vaut rien. On en croit l'homme même quand on ne comprend pas le raisonneur.

Est-il décidé autrement que par le sentiment général, que certaines couleurs sont naturellement plus guaïes que d'autres couleurs? Ceux qui prétendent expliquer cette vérité par principes, ne disent que des choses obscures & que peu de gens croyent comprends. Cependant la chose est réputée certaine dans tout l'univers. On seroit aussi ridicule aux Indes en soûtenant que le noir est une couleur gaye, qu'on le seroit à Paris en soûtenant que le verd clair & le couleur de chair sont des couleurs tristes.


SECTION XXIII.
Que la voye de discussion n'est pas aussi bonne pour connoître le mérite des vers & des tableaux, que celle du sentiment.

PLus les hommes avancent en âge & plus leur raison se perfectionne, moins ils ont de foi pour tous les raisonnements Philosophiques, & plus ils ont de confiance dans le sentiment & dans la pratique. L'expérience leur a fait connoître qu'on est [187] trompé rarement par le rapport distinct de ses sens, & que l'habitude de raisonner & de juger sur ce rapport, conduit à une pratique simple & sûre, au lieu qu'on se méprend tous les jours en opérant en Philosophe, c'est-à-dire, en posant des principes généraux & en tirant de ces principes une chaîne de conclusions. Dans les arts, les principes sont en grand nombre, & rien n'est plus facile que de se tromper dans le choix de celui qu'on veut poser comme le plus important. Ne se peut-il pas faire encore que ce principe doive varier suivant le genre d'ouvrage auquel on veut travailler? On peut bien encore donner à un principe plus d'étendue qu'il n'en devroit avoir. On propose même souvent ce qui est sans exemple, pour impossible. C'en est assez pour être hors de la bonne route dès le troisiéme syllogisme. Ainsi le quatriéme devient un sophisme sensible, & le cinquiéme contient une conclusion dont la fausseté souléve ceux-la mêmes qui ne sont point capables de déveloper le raisonnement & de remonter jusqu'à la source de l'erreur. Enfin soit que les Philosophes physiciens ou critiques posent mal leurs principes, soit qu'ils en tirent mal leurs conclusions, il leur arrive tous les jours de se tromper en assurant que leur méthode conduit infailliblement à la vérité.

Combien l'expérience a-t'elle découvert d'erreurs dans les raisonnements Philosophiques qui étoient tenus par les siécles passés, pour des raisonnements solides? Autant qu'elle en découvrira un jour dans les raisonnements qui passent aujourd'hui pour des vérités incontestables. Comme nous reprochons aujourd'hui aux anciens d'avoir cru l'horreur du vuide & l'influence des astres, nos petits neveux nous reprocheront un jour de semblables erreurs, que le raisonnement entreprendroit en vain de démêler aujourd'hui, mais que l'expérience & le tems sauront bien mettre en évidence.

Les deux plus illustres compagnies de Philosophes qui soient en Europe, l'Academie des Sciences de Paris & la Societé Royale de Londres, n'ont pas [188] voulu ni adopter ni bâtir aucun systéme général de Physique. Suivant le sentiment du Chancellier Bacon, elles n'en épousent aucun, dans la crainte que l'envie de justifier ce systéme, ne fascinât les yeux des observateurs & ne leur fit voir les expériences non-pas telles qu'elles sont, mais telles qu'il faudroit qu'elles fussent, pour servir de preuves à une opinion qu'on auroit entrepris de faire passer pour la vérité. Nos deux illustres Académies se contentent donc de vérifier les faits & de les inserer dans leurs régîtres, persuadées qu'elles sont que rien n'est plus facile au raisonnement que de trébucher dès qu'il veut faire deux pas au délà du terme où l'expérience l'a conduit. C'est de la main de l'expérience que ces Compagnies attendent un systéme général. Que penser de ces systémes de poësie, qui loin d'être fondés sur l'expérience, veulent lui donner le démenti, & qui prétendent nous démontrer que des ouvrages admirés de tous les hommes capables de les entendre depuis deux mille ans, qu'ils sont composés, ne sont rien moins qu'admirables?

Mieux les hommes se connoissent eux-mêmes & les autres, moins, comme je l'ai déja dit, ils ont de confiance dans toutes ces décisions faites par voye de spéculation, même dans les matiéres qui sont à la rigueur susceptibles de démonstrations géométriques. Monsieur Leibnitz, ne se hazarderoit jamais à passer en carosse par un endroit où son cocher l'assureroit ne pouvoir point passer sans verser, même étant à jûn, quoiqu'on lui démontrât dans une analyse géométrique de la pente du chemin & de la hauteur comme du poids de la voiture, qu'elle ne devroit pas y verser. On en croit l'homme préférablement au Philosophe, parce que le Philosophe se trompe encore plus facilement que l'homme.

S'il est un art qui dépende des spéculations des Philosophes, c'est la navigation en pleine mer. Qu'on demande à nos Navigateurs si les vieux Pilotes qui n'ont que leur expérience, & si l'on veut leur routine pour tout savoir, ne devinent pas [189] mieux, dans un voyage de long cours, en quel lieu peut-être le vaisseau, que les Mathématiciens nouveaux à la mer, mais qui durant dix ans ont étudié dans leur cabinet toutes les sciences dont s'aide la navigation? Ils répondront qu'ils ne virent jamais ces Mathématiciens redresser les Pilotes sur l'étime ailleurs que dans les Rélations que les premiers font imprimer, & ils allegueront le mot du Lion de la fable à qui l'on faisoit remarquer un bas-relief où un homme terrassoit un Lion; que les Lions n'ont point de Sculpteurs.

Quand l'Archiduc Albert entreprit le fameux siége d'Ostende, il fit venir d'Italie pour être son principal Ingenieur, Pompée Targon le premier homme de son tems dans toutes les parties des Mathématiques, mais sans expérience. Pompée Targon ne fit rien de ce que sa réputation faisoit attendre. Aucune de ses machines ne réussit, & l'on fut obligé de le congédier après qu'il eut bien dépensé de l'argent & fait tuer bien du monde inutilement. On donna la conduitte du siége au celebre Ambroise Spinola qui n'a voit que du génie & de la pratique, mais qui prit la place. Ce grand Capitaine n'avoit étudié aucune des sciences capables d'aider à un Ingénieur à se former, quand le dépit qu'il conçût de ce qu'un autre Noble Gênois, lui avoit été préféré dans l'achapt du Palais Tursi de Gênes, lui fit prendre le parti de venir se faire homme de guerre dans les Pays-bas Espagnols dans un âge fort avancé, par rapport à l'âge où l'on fait communément l'apprentissage de ce métier.

Lorsque le grand Prince de Condé assiégea Thionville après la bataille de Rocroi, il fit venir dans son camp Roberval savant en Mathématiques des plus illustres, & mort Professeur Royal en cette science, comme un homme très capable de lui donner de bons avis sur son siége. Roberval ne proposa rien qui fut praticable, & on l'envoya attendre dans Metz, que d'autres eussent pris la place. On voit par les livres du Boccalin qu'il savoit tout ce que les Anciens & les Modernes ont écrit de [190] plus ingénieux sur le grand art de gouverner les Peuples. Le Pape Paul V. lui confia sur sa réputation, la police d'une petite ville qu'un homme sans Latin auroit très bien régie. Il fallut révoquer au bout de trois mois d'administration, l'Auteur des Commentaires Politiques sur Tacite, & du fameux livre de la Pierre de touche.

Un Médecin de vingt cinq ans est aussi persuadé de la vérité des raisonnements Physiques qui prétendent développer la maniére dont le Quinquina opére pour guerir les fievres intermittentes, qu'il le peut être de l'opération même du reméde. Un Médecin de soixante ans est persuadé de la vérité du fait qu'il a vû plusieurs fois, mais il ne croit plus aux explications de l'effet du reméde, que par bénéfice d'inventaire, s'il est permis d'user de cette expression. Est-ce sur la connoissance des simples, sur la science de l'Anatomie, en un mot sur l'érudition ou sur l'expérience du Médecin, que se détermine un homme qui a de lui même de l'expérience, lorsqu'il est obligé de se choisir un Médecin? Monsieur de Gourville, de qui Charles II. Roi d'Angleterre disoit que de tous les François qu'il avoit connus, il étoit celui qui avoit le plus de sens, eut besoin d'un Médecin. Les plus savants Médecins briguerent pour gouverner sa santé. Il envoia un homme de confiance à la porte des Ecoles de Médecine un jour que la faculté s'assembloit, avec ordre de lui amener sans autre information, celui des Médecins dont il jugeroit la complexion la plus conforme à la sienne. On lui en amena un tel qu'il le souhaittoit, & il s'en trouva bien. Monsieur de Gourville se détermina en faveur de l'expérience, laquelle méritoit davantage le titre d'expèrience à son égard.

Feu Monsieur de Tournefort, un des plus dignes sujets de l'Academie des Sciences, dit, en parlant d'un pas dissicile qu'il franchit. Pour moi je m'abandonnai entierement à la conduitte de mon cheval, & je m'en trouvai beaucoup mieux que si j'avois voulu le conduire. Un Automate qui suit naturellement [191] les loix de la mécanique, se tire bien mieux d'affaire dans ces occasions, que le plus habile Mécanicien qui voudroit mettre en usage les régles qu'il a aprises dans son Cabinet, fut-il de l'Academie des Sciences. C'est l'expérience d'un cheval, d'une machine au sentiment de l'Auteur, qui est ici préférée aux raisonnements d'un homme, d'un Academicien. Qu'on me permette la plaisanterie, ce cheval méne loin.

Les Avocats sont communément plus savants que les Juges. Néanmoins il est très ordinaire que les Avocats se trompent dans les conjectures qu'ils font sur l'issuë d'un procès. Les Juges qui n'ont lû qu'un très petit nombre de livres, mais à qui l'expérience de ce qu'ils voyent journellemeut, a montré quels sont les motifs de décision qui déterminent les Tribunaux dans le jugement des procès, ne se trompent presque jamais dans leurs prédictions sur l'événement d'une cause.

Or s'il est quelque matiére où il faille que le raisonnement se taise devant l'expérience, c'est assurément dans les questions qu'on peut faire sur le mérite d'un Poëme. C'est lorsqu'il s'agit de savoir si un Poëme plaît ou s'il ne plaît pas, si généralement parlant, un Poëme est un ouvrage excellent ou s'il n'est qu'un ouvrage médiocre. Les principes généraux sur lesquels on puisse se fonder pour raisonner consequenment touchant le mérite d'un Poëme, sont en petit nombre. Il y a souvent lieu à quelque exception contre le principe qui paroît le plus universel. Plusieurs de ces principes sont si vagues, qu'on peut soûtenir également que le Poëte les a appliqués ou qu'il ne les a point appliqués dans son ouvrage. L'importance de ces principes dépend encore d'une infinité de circonstances des tems & des lieux où le Poëte a composé. En un mot, comme le premier but de la Poësie est de plaire, on voit bien que ses principes deviennent plus souvent arbitraires que les principes des autres arts, à cause de la diversité du goût de ceux pour qui les Poëtes composent. Quoique les beautés doivent être moins arbitraires dans l'art oratoire que dans l'art poëti [192] que, néanmoins Quintilien dit qu'il ne s'est jamais assujetti qu'a un très petit nombre de ces principes & de ces régles, qu'on appelle principes généraux & régles universelles. Il n'y en a presque point, ajoute-t-il, dont on ne puisse contester la validité par de bonnes raisons. Propter quae mihi semper moris fuit quam minime alligare me ad praecepta quae Catholica vocantur, id est, ut dicamus quomodo possumus, universalia vel perpetualia. Raro enim reperitur hoc genus ut non labefactari parte aliqua aut subrui possit.

Il est donc comme impossible d'évaluer au juste ce qui doit resulter des irregularités heureuses d'un Poëte, de son attention à se conformer à certains principes, de sa négligence à en suivre d'autres. Enfin combien de fautes la Poësie de son stile peut faire pardonner. Souvent il arriveroit encore qu'après avoir bien raisonné & bien conclu pour nous, nous aurions mal conclu pour les autres, & ces autres se trouveront être précisément les personnes pour qui le Poëte a composé son ouvrage. L'évaluation Géométrique du mérite de l'Arioste faite aujourd'hui par un François, seroit-elle bonne par raport aux Italiens du seiziéme siécle? Le rang où un Dissertateur François placeroit aujourd'hui l'Arioste en vertu d'une Analyse Géométrique de son Poëme, seroit-il reconnu pour être le rang dû au Roland furieux? Que de culculs, que de combinaisons à faire, avant que d'être en droit de tirer la conséquence, si l'on veut la tirer juste! Un gros volume in folio suffiroit à peine pour contenir l'analyse exacte de la Phédre de Monsieur Racine, faite suivant cette méthode & pour apprétier ainsi cette piéce par voye d'examen. La discussion seroit encore aussi sujette à erreur, qu'elle seroit fatiguante pour l'écrivain & dégoutante pour le lecteur. Ce que l'analyse ne sauroit trouver, le sentiment le saisit d'abord.

Le sentiment dont je parle, est dans tous les hommes, mais comme ils n'ont pas tous les oreilles & tes yeux également bons, de même ils n'ont pas [193] tous le sentiment également parfait. Les uns l'ont meilleur que les autres, ou bien parce que leurs organes sont naturellement mieux composés, ou bien parce qu'ils l'ont perfectionné par l'usage fréquent qu'ils en ont fait & par l'expérience. Ceux-ci doivent s'appercevoir plutôt que les autres, du mérite [...]dv du peu de valeur d'un ouvrage. C'est ainsi qu'un homme, dont la vuë porte loin, reconnoît distinctement un autre homme à la distance de cent [...]dw , quand ceux qui sont à ses côtés, discernent à [...]dx la couleur des habits de cet homme qui s'[...]dy . Quand on en croit son premier mouvement, non juge de la portée des sens des autres, par la [...]dz de ses propres sens. Il arrive donc que ceux qui [...]ea la vuë courte, hesitent quelque tems à se rendre au sentiment de celui qui a les yeux meilleurs qu'eux, mais dès que la personne qui s'avance s'est approchée à une distance proportionnée à leur vuë, ils sont tous d'un même avis.

De même tous les hommes qui jugent par sentiment se trouvent d'accord un peu plutôt ou un peu plus tard sur l'effet & sur le mérite d'un ouvrage. Si la conformité d'opinion n'est pas établie parmi eux aussitôt qu'il semble qu'elle devroit l'être, c'est que les hommes en opinant sur un poëme ou sur un tableau, ne se bornent pas toujours à dire ce qu'ils sentent & à rapporter quelle impression il fait sur eux. Au lieu de parler simplement & suivant leur apprehension, dont ils ignorent souvent le mérite; ils veulent parler par principes, & comme la plûpart ils ne sont pas capables de s'expliquer méthodiquement, ils embrouillent leurs décisions & ils se troublent réciproquement dans leurs jugements. Un peu de tems les met d'accord avec eux-mêmes comme avec les autres.


[194] SECTION XXIV.
Objection contre la solidité des jugements du public, & la réponse à cette objection.

J'Entends déja citer les erreurs où le public est tombé dans tous les tems & dans tous les pays, sur le mérite des personnes qui remplissent les grandes dignités ou qui exercent certaines professions. Pouvez-vous, me dira-t-on, ériger en Tribunal infaillible un Apretiateur du mérite, qui s'est trompé si souvent sur les Généraux, sur les Magistrats?

Je vais faire deux réponses à cette objection, qui dans le fond est plus éblouissante que solide. En premiér lieu, le public se trompe rarement sur le mérite des personnes qu'on vient de citer comme un exemple de ses injustices, quoi qu'il les louë ou qu'il les blâme à tort quelquefois, sur un événement particulier. Expliquons cette proposition. Le public ne juge pas du mérite du Général sur une seule campagne, du Ministre sur une seule négotiation, ni du Médecin si l'on veut, sur le traitement d'une seule maladie. Il en juge sur plusieurs événements & sur plusieurs succès. Or autant qu'il seroit injuste de juger du mérite de ceux dont il s'agit sur un succès unique, autant me paroit-il équitable d'en juger sur plusieurs événements semblables, ainsi que par comparaison aux succès de ceux qui auront eu à conduire des entreprises en des affaires pareilles à celles dont les personnes dont il s'agit ici, auront été chargées.

Un succès heureux & même deux, peuvent être le seul effet du pouvoir des conjonctures. Il est rare que le bonheur seul améne trois succès heureux, mais lorsque ces succès sont parvenus à un certain nombre, il seroit insensé de prétendre qu'ils fussent le pur effet du hazard & que l'habileté du Général ou du Ministre n'y eussent point de part. Il en est de même des succès des malheu [195] reux. Le Joueur de Trictrac qui de vingt parties qu'il joue avec la même personne en gagne dix-neuf, passe constament pour savoir le jeu mieux qu'elle, quoique le caprice des dez puisse faire gagner deux parties de suite au joueur mal habile contre le joueur habile. Or la guerre & les autres professions que nous avons citées, dépendent encore moins de la fortune que le trictrac, quoique la fortune ait part dans les succès de ceux qui les exercent. Le plan que propose le Général après avoir examiné ses moyens & ceux de l'ennemi, n'est pas exposé à être aussi souvent déconcerté que le dessein du joueur. Ainsi le public n'a point de tort de penser que le Général, dont presque toutes les campagnes sont heureuses, est un grand homme de guerre, quoi qu'un Géneral puisse avoir un événement heureux sans mérite, comme il peut perdre une bataille ou lever un siége sans qu'il y ait de sa faute. Le Cardinal Mazarin, qui connoissoit aussi-bien que personne, quelle part peut avoir la capacité dans ces événements, que les hommes bornés croyent dépendre presque entierement du hazard, parce qu'ils en dépendent en partie, ne vouloit confier les armées & les affaires qu'à des gens heureux, supposant qu'on ne réussit point assez souvent pour mériter le titre d'heureux, sans avoir beaucoup d'habileté.

Ma seconde réponse à l'objection proposée contre la justesse des jugements du public est de dire, Qu'on auroit encore tort de conclure que le public puisse se tromper sur un poëme ou sur un tableau, parce qu'il pourroit louer ou blâmer à tort les Ministres & les Généraux. Le public ne s'est trompé, par exemple, dans tous les tems, sur la louange due à un Général qui vient de gagner une bataille que pour avoir porté son jugement sur tout un objet dont il ne connoissoit qu'une partie. Lorsqu'il a eu tort, c'est pour avoir blâmé ou loué avant que d'avoir été bien instruit de la part que le Général avoit eue dans le bon ou dans le mauvais succès. Le public a voulu juger quand il étoit encore mal in [196] formé des faits. Il a jugé du Général avant que d'être pleinement instruit de la contrainte où le jettoient les ordres de son Prince ou de sa Republique, des traverses que lui suscitoient ceux dont l'emploi étoit de l'aider, & des assistances promises & non données. Le public ne fait pas si le Général n'a poit amené lui même en resserrant l'ennemi, le hazard qui semble avoir été l'unique cause de son succès, & si l'avantage qu'il tire de ce hazard, n'est pas dû aux précautions que sa prévoyance avoit prises pour en profiter. Il ignore si le Général pouvoit écarter ou du moins s'il devoit prévoir le contretems qui fait avorter son entreprise, & qui l'a fait même paroître chimérique après qu'elle est manquée. Le public ignore si le gain de la bataille est la suite du plan du Général, ou s'il est dû à la presence d'esprit d'un Officier Subalterne. On peut dire la même chose du public quand il loue ou quand il blâme le Ministre, le Magistrat & même le Médecin sur un événement particulier.

Il n'en est pas de même du public quand il loue les Peintres & les Poëtes, parce qu'ils ne sont jamais heureux ni malheureux du côté du succès de leurs productions, qu'autant qu'ils ont mérité de l'être. Quand le public décide sur leurs ouvrages, il porte son jugement sur un objet qu'il connoît en son entier & qu'il envisage par toutes ses faces. Toutes les beautés & toutes les imperfections de ces sortes d'ouvrages, sont sous les yeux du public. Rien de ce qui doit les faire louer ou les faire, blâmer, n'est caché pour lui. Il fait tout ce qu'il faut savoir pour en bien juger. Le Prince qui a donné la commission au Général, ou l'instruction au Ministre n'est pas aussi capable de juger de leur conduite, que l'est le public de juger des poëmes & des tableaux.

Les Peintres & les Poëtes, continura-t-on, sont du moins les plus malheureux de tous ceux dont les ouvrages demeurent à découvert sous les yeux du public. Vous mettez tout le monde en droit de faire leur procès, même sans rendre aucune raison [197] de son jugement, au lieu que les autres savants ne sont jugés que par leurs Pairs, qui sont encore tenus de les convaincre dans les formes avant que d'être reçus à prononcer leur condamnation.

Je ne pense pas que ce fut un si grand bonheur pour les Peintres & pour les Poëtes de n'être jugés que par leurs Pairs. Mais répondons plus sérieusement. Lorsqu'un ouvrage traite de sciences ou de connoissances purement spéculatives, son métite ne tombe point sous le sentiment. Ainsi les personnes qui ont acquis le savoir nécessaire pour connoître si l'ouvrage est bon ou mauvais, sont les seules qui puissent en juger. Les hommes ne naissent pas avec la connoissance de l'Astronomie & de la Physique, comme ils naissent avec le sentiment. Ils ne sauroient juger du mérite d'un ouvrage de Physique ou d'Astronomie, qu'en vertu des connoissances acquises, mais ils peuvent juger des vers & des tableaux en vertu de leurs qualités naturelles. Ainsi les Géométres, les Médecins & les Théologiens, ou ceux qui fans avoir apris ces sciences ne laissent pas de les savoir, sont les seuls qui puissent juger d'un ouvrage qui traite de leur science. Mais tous les hommes peuvent juger des vers & des tableaux, parce que tous les hommes sont sensibles, & que l'effet des vers & des tableaux tombe sous le sentiment.

Quoique cette réponse soit sans réplique, je ne laisserai pas de la fortifier encore par une réflexion. Dès que les sciences dont j'ai parlé, ont opéré en vertu de leurs principes, dès qu'elles ont produit quelque chose qui doit être utile ou agréable aux hommes, nous connoissons alors sans autre lumiere que celle du sentiment, si le savant a réussi. L'ignorant en Astronomie connoît aussi-bien que le savant, si l'Astronome a prédit l'Eclipse avec précision, ou si la Machine fait l'effet promis par le Mathématicien, quoi qu'il ne puisse pas prouver méthodiquement que l'Astronome & le Mathématicien ont tort, ni dire en quoi ils se sont trompés.

S'il est des arts dont les productions tombent sous [198] le sentiment, c'est la peinture, c'est la Poësie. Ils n'opérent que pour nous toucher. Toute l'excéption qu'on puisse alléguer, c'est de dire qu'il est des tableaux & des poëmes dont tout le mérite ne tombe pas sous le sentiment. On ne sauroit connoître à l'aide du sentiment, si la vérité est observée dans le tableau historique qui représente le siége d'une place ou la cérémonie d'un sacre. Le sentiment seul ne suffit point pour connoître si l'Auteur d'un poëme de philosophie raisonne avec justesse, & s'il appuïe bien son systéme.

Le sentiment ne sauroit juger de cette partie du mérite d'un poëme ou d'un tableau, qu'on peut appeller le mérite étranger, mais c'est parce que la peinture & la poësie elle-mêmes sont incapables d'en décider. En cela les Peintres & les Poëtes n'ont aucun avantage sur les autres hommes. S'il se trouve des Peintres & des Poëtes capables de décider sur ce que nous avons appellé le mérite étranger dans les poëmes & dans les tableaux, c'est qu'ils ont d'autres connoissances que celles de l'art de la peinture & de l'art de la poësie.

Quand il s'agit d'un de ces ouvrages mixtes qui ressortissent à plusieurs Tribunaux différents, chacun d'eux juge la question qui est de sa compétence. C'est ce qui donne lieu à des jugements opposés, & néanmoins équitables sur le mérite du même ouvrage. Ainsi les Poëtes louënt avec raison le poëme de Lucrece sur l'Univers, comme l'ouvrage d'un grand Artisan, quand les Philosophes le condamnent comme un livre rempli de mauvais raisonnements. C'est ainsi que les Savants en histoire blâment Varillas, parce qu'il se trompe à chaque page, quand les lecteurs, qui ne cherchent que de l'amusement dans un ouvrage, le louënt à cause de ses narrations amusantes & de l'agrément de son stile. Ils vantoient le Poëte, pour ainsi dire, quand son systéme étoit blâmé par les Philosophe.

Mais pour retourner à Lucréce, le public est juge de la partie du mérite de son poëme qui est du ressort de la poësie aussi-bien que les Poëtes mêmes. [199] Toute cette portion du mérite de Lucréce tombe sous le sentiment.

Ainsi le véritable moyen de connoître le mêrite d'un poëme, sera toûjours de consulter l'impression qu'il fait. Nôtre siécle est trop éclairé, & si l'on veut trop philosophe, pour lui faire croire qu'il doive apprendre des Critiques ce qu'il doit penser d'un ouvrage composé pour toucher, quand on peut lire cet ouvrage & quand le monde est rempli de gens qui l'ont lû. La Philosophie qui enseigne à juger des choses par les principes qui leur sont propres, enseigne en même tems que pour connoître le mérite & l'excellence d'un poëme, il faut examiner s'il plaît, & à quel point il plaît & attache ceux qui le lisent.

Véritablement ceux qui ne savent point l'art, ne sont pas capables de remonter jusques aux causes qui rendent ennuyeux un mauvais poëme. Ils ne sauroient en indiquer les fautes en particulier. Aussi ne prétends-je pas que l'ignorant puisse dire précisement en quoi le Peintre ou le Poëte ont manqué, & moins encore leur donner des avis sur la correction de chaque faute, mais cela n'empêche pas que l'ignorant ne puisse juger par l'impression que fait sur lui un ouvrage composé pour lui plaire & pour l'interesser, si l'Auteur a réussi dans son entreprise & jusqu'a quel point il y a réussi. Il peut donc dire que l'ouvrage est bon ou qu'il ne vaut rien, & même il est faux qu'il ne rende pas raison de son jugement. Le Poëte tragique, dira-t'il, ne l'a point fait pleurer, & le Poëte comique ne l'a point diverti. Il allégue qu'il ne sent aucun plaisir en regardant le tableau qu'il refuse d'estimer. C'est aux ouvrages à se défendre eux même contre de pareilles critiques, & ce qu'un Auteur peut dire pour excuser les endroits foibles de son poëme, n'a pas plus d'effet qu'en ont les éloges étudiés que se amis peuvent donner aux beaux endroits. L'Amour tyranique de Scuderi est demeuré au nombre des mauvaises piéces malgré la Dissertation de Sarrazin. Tous les raisonnements des Critiques ne sauroient [200] persuader qu'un ouvrage plaise lorsqu'on sent qu'il ne plaît pas, comme ils ne peuvent faire acroire que l'ouvrage qui interesse, n'interesse pas.


SECTION XXV.
De jugement des gens du métier.

APres avoir parlé des jugements du public sur un ouvrage nouveau, nous devons parler des jugements que les gens du métier en portent. La plûpart jugent mal des ouvrages pris en général, par trois raisons. La sensibilité des gens du métier est usée. Ils jugent du tout par voye de discussion. Enfin ils sont prévenus en faveur de quelque partie de l'art, & ils la comptent dans les jugements généraux qu'ils portent, pour plus qu'elle ne vaut. Sous le nom de gens du métier, je comprends ici, non-seulement les personnes qui composent & qui peignent, mais encore un grand nombre de ceux qui écrivent sur les poëmes & sur les tableaux. Quoi, me dira-t'on, plus on est ignorant en poësie & en peinture, plus on est en état de juger sainement des poëmes & des tableaux? Quel Paradoxe? L'exposition que je vais faire de ma proposition, jointe à ce que j'ai déja dit, me justifiera pleinement contre une objection si propre à prévenir le monde au desavantage de mon sentiment.

Il est quelques Artisans beaucoup plus capables que le commun des hommes de porter un bon jugement sur les ouvrages de leur art. Ce sont les Artisans nés avec le génie de cet art, toûjours accompagné d'un sentiment bien plus exquis que n'est celui du commun des hommes. Mais un petit nombre d'Artisans est né avec du génie, & par conséquent avec cette sensibilité ou cette délicatesse d'organes superieure à celle que peuvent avoir les autres, & je soûtiens que les Artisans sans génie jugent moins sainement que le commun des hommes, & si l'on veut que les ignorants. Voici mes raisons. La sensibilité vient à s'user dans un Artisan sans génie, & ce [201] qu'il apprend dans la pratique de son art ne sert le plus souvent qu'à dépraver son goût naturel & à lui faire prendre à gauche dans ses décisions. Son sentiment à été émoussé par l'obligation de s'occuper de vers & de peinture, que sa profession lui doit avoir imposée si fréquenment que souvent il s'en est occupé sans goût & sans attrait. Il est donc devenu insensible au pathétique des vers & des tableaux qui ne font plus sur lui le même effet qu'ils faisoient autrefois, & qu'ils font encore sur les hommes de son âge.

C'est ainsi qu'un vieux Médecin, bien qu'il soit né tendre & compatissant, n'est plus touché par la vue d'un mourant autant que l'est un autre homme, & autant qu'il le seroit encore lui même, s'il n'avoit pas exercé la Médecine. L'Anatomiste s'endurcit de même & il acquiert l'habitude de disséquer sans répugnance des malheureux, dont le genre de mort rend les cadavres encore plus capables de faire horreur. Les cérémonies les plus lugubres n'atristent plus ceux dont l'emploi est d'y assister. Qu'il me soit permis d'user ici de l'expression dont Cicéron se servoit pour peindre encore plus vivement l'indolence de la Republique. Le coeur contracte un calus de la même maniere que les pieds & les mains en contractent. D'ailleurs les Peintres & les Poëtes s'occupent des imitations comme d'un travail, au lieu que les autres hommes ne les regardent que comme des objets intéressants. Ainsi le sujet de l'imitation, c'est-à-dire, les événements de la tragédie & les expressions du tableau, font une impression légére sur les Peintres & sur les Poëtes sans génie qui sont ceux dont je parle. Ils sont en habitude d'être émus si foiblement, qu'ils ne s'appercoivent presque pas si l'ouvrage les touche ou s'il ne les touche point. Leur attention se porte toute entiere sur l'exécution mécanique, & c'est par là qu'ils jugent de tout l'ouvrage. La poësie du tableau de Monsieur Coypel, qui représente le sacrifice de la fille de Jepthé, ne les saisit point, & ils l'examinent avec autant d'indifférence que s'il représentoit une [202] danse de paysans ou quelque sujet incapable de nous émouvoir. Insensibles au pathétique de ses expressions, ils lui font son procès en consultant uniquement la régle & le compas, comme si un tableau ne devoit pas contenir des beautés superieures à celles dont ces instruments sont les juges souverains. C'est ainsi que la plûpart de nos Poëtes examineroient le Cid si la piéce étoit nouvelle. Mais les Peintres & les Poëtes, sans enthousiasme, ne sentent pas celui des autres, & portant leur suffrage par voye de discussion, ils louent ou ils blâment un ouvrage en général, ils le définissent bon ou mauvais suivant qu'ils le trouvent régulier par l'analyse qu'ils en font. Peuvent-ils être bons juges du tout quand ils sont mauvais juges de la partie de l'invention, qui fait le principal mérite des ouvrages, & qui distingue le grand homme du simple artisan?

Ainsi les gens du métier jugent mal en général, quoique leurs raisonnements examinés en particulier se trouvent souvent assez justes, mais ils en font un usage pour lequel les raisonnements ne sont point faits. Vouloir juger d'un poëme ou d'un tableau en général par voye de discussion, c'est vouloir mesurer un cercle avec une régle. Qu'on prenne donc un compas, qui est l'instrument propre à le faire.

En effet on voit tous les jours des personnes qui ont beaucoup d'esprit & de lumiere, se méprendre en prédisant le succès d'une piéce Dramatique, parce qu'elles ont formé leur prognostic par voye de discussion. Monsieur Racine & Monsieur Despreaux étoient de ces Artisans beaucoup plus capables que les autres hommes de juger des vers & des poëmes. Qui ne croira qu'après s'être encore éclairés réciproquement, ils ne dûssent porter des jugements infaillibles, du moins sur le succès de chaque scéne prise en particulier? Cependant Monsieur Despreaux avouoit que très souvent leur jugement sur les Tragédies de son ami avoit été démenti par l'évenement, & qu'ils avoient même reconnu toûjours après l'expérience, que le public avoit raison de juger autrement qu'eux. L'un & l'autre, pour pré [203] voir plus certainement l'effet de leurs vers, en étoient venus à une methode à peu près pareille à celle de Malherbe & de Moliere.

Nous avons avancé que les gens du métier étoient encore sujets à tomber dans une autre erreur en formant leur décision. C'est d'avoir trop d'égard dans la définition générale d'un ouvrage, à la capacité de l'artisan dans la partie de l'art pour laquelle ils sont prévenus. Le sort des Artisans sans génie est de s'attacher principalement à l'étude de quelque partie de l'art qu'ils professent, & de penser apres y avoir fait du progrès, qu'elle est la seule partie de l'art bien importante. Le Poëte dont le talent principal est de rimer richement, se trouve bientôt prévenu que tout poëme dont les rimes sont negligées ne sauroit être qu'un ouvrage médiocre, quoi qu'il soit rempli d'invention, & de ces pensées tellement convenables au sujet, qu'on est surpris qu'elles soient neuves. Comme son talent n'est pas pour l'invention, ces beautés ne sont que d'un foible poids dans sa balance. Un Peintre qui de tous les talents nécessaires pour former le grand Artisan, n'a que celui de bien colorier, décide qu'un tableau est excellent ou qu'il ne vaut rien en général, suivant que l'ouvrier a sçu manier la couleur. La poësie du tableau est comptée pour peu de chose, pour rien même dans son jugement. Il fait sa décision sans aucun égard aux parties de l'art qu'il n'a point. Un Poëte en peinture tombera dans la même erreur, en plaçant au dessous du médiocre, le tableau qui manquera dans l'ordonnance & dont les expressions seront basses, mais dont le coloris méritera d'être admité. En supposant que les parties de l'art, lesquelles on n'a pas, ne méritent presque point d'attention, on établit, sans être obligé de le dire, qu'il ne nous manque rien pour être un grand Maître. On peut dire des Artisans ce que Petrone dit des hommes qui possedent de grandes richesses. Nihil volunt inter hommes melius credi, quam quod ipsi tenant. Tous les hommes veulent que le genre de mérite dont ils sont douez, soit le genre de [204] mérite le plus important dans la société.

On voit bien que je parle seulement ici des Peintres & des Poëtes qui se trompent de bonne foi. Si je cherchois à rendre leur décisions suspectes, que ne pourrois je pas dire sur les injustices qu'ils commettent tous les jours de propos déliberté, en définissant les ouvrages de leur concurrents? Dans les autres professions on se contente ordinairement d'être le premier de ses contemporains. En poësie comme en peinture, on a peine à souffrir l'ombre de l'égalité. Cesar consentoit bien d'avoir un égal, mais la plûpart des Peintres & des Poëtes, aussi altiers que Pompée, ne sauroint souffrir d'être approchés. Ils veulent que le public croye voir une grande distance entre eux & ceux de leurs contemporains qui paroîtront les suivre de plus près. Nam neque Pompejus parem animo quemquam tulit, & in quibus rebus primus esse debebat, solus esse cupiebat. Il est donc rare que les plus grands hommes en ces deux professions, veuillent rendre justice même à ceux de leurs concurrents qui ne font que commencer la carriere & qui ne peuvent ainsi leur être égalés que dans un tems à venir encore éloigne. L'on a souvent eû raison de reprocher aux illustres dont je parle, le trait d'amour propre dont Auguste fut accusé; c'est de s'être choisi dans la personne de Tibere le successeur le plus propre à le faire regréter. Si les grands Artisans sont sensibles à la jalousie, que penser des médiocres?


SECTION XXVI.
Que les jugements du public l'emportent à la fin sur les jugements des gens du metier.

L'Experience confirme les raisonnemeets que je viens de faire. Il faut bien que les gens du métier se trompent souvent puisque leurs jugemens sont ordinairement cassez par ceux du public, dont la voix fit toujours la destiné des ouvrages. C'est [205] toujours le sentiment du public qui l'emporte, lorsque les Maîtres de l'art & lui sont d'avis differents sur une production nouvelle, Un ouvrage, dit Monsieur Despreaux, à beau être approuvé d'un petit nombre de connoisseurs, s'il n'est plein d'un certain agrément propre à piquer le goût général des hommes, il ne passera jamais pour un bon ouvrage & il faudra que les connoisseurs eux mêmes avouent qu'ils se sont trompés en donnant leur approbation. La même chose arrive lorsque le public donne son approbation à un ouvrage blâmé par les connoisseurs. Le public à venir, qu'on me permette l'expression, qui en jugera par sentiment, ainsi que le public contemporain en avoit jugé, sera toujours de son avis. La postérité n'a jamais blâmé comme de mauvais poëmes ceux que les contemporains de l'Auteur avoient loués comme excellents, bien qu'elle puisse en abandonner la lecture pour s'occuper d'autres ouvrages encore meilleurs que ces poëmes. Nous ne voyons pas de poëme qui ait ennuié les contemporains du Poëte, parvenir jamais à une grande réputation. Tantumdem quoque posteri credunt, quantum praesens aetas spoponderit.

Les livres de parti & les poëmes écrits sur des événemets recents, n'ont qu'une vogue qui s'évanouit bientôt quand ils doivent tout leur succès aux conjonctures où ils sont publiés. On les oublie au bout de six mois, parce que le public les a moins estimés en qualité de bonnes poësies qu'en qualité de gazettes. Il n'est pas surprenant que la postérité les mette au rang de ces mémoires satiriques, qui sont curieux uniquement par les faits qu'ils aprennent, ou par les circonstances des faits qu'ils rappellent. Le public les avoit condamnés à cette destinée six mois après leur naissance. Mais ceux de ces poëmes, ceux des écrits de parti, dont le public fait encore cas six mois aprés qu'ils sont publiés, ceux qu'il estime indépendenment des circonstances, passent à la postérité. Nous faisons encore autant de cas de la Satire de Sénéque contre l'Empereur Claudius, qu'on en pouvoit faire à Rome deux ans [206] après la mort de ce Prince. On fait encore aujourd'hui plus de cas de la Satire Menippée, des lettres au Provincial, & de quelques autres livres de ce genre, qu'on n'en faisoit un an après la prémiere édition de ces écrits. Les chansons faites il y a dix ans & que nous avons retenues, seront chantées par la postérité.

Les fautes que les gens du métier s'obstinent à faire remarquer dans les ouvrages estimés du public, retardent bien leur succès, mais elles ne l'empêchent point. On leur répond qu'un poëme ou un tableau peuvent avec de mauvaises parties, être un excellent ouvrage. Il seroit inutile d'expliquer au lecteur, qu'ici comme dans toute cette dissertation, le mot de mauvais s'entend relativement. On sait bien, par exemple, que si l'on dit que le coloris d'un tableau de l'Ecole Romaine ne vaut rien, cette expression signifie que ce coloris cil très inferieur à celui de plusieurs autres tableaux, soit Flamands, soit Lombards, dont la réputation est cependant médiocre. On ne pourroit pas sentir la force des expressions d'un tableau, si le coloris on étoit absolument faux & mauvais. Quand on dit que la verfication de Corneille est mauvaise dans des endroits, on veut dire seulement qu'elle est moins soûtenue & plus négligée que celle de plusieurs Poëtes réputés des Artisans médiocres, Un poëme dont la versification seroit absolument mauvaise, dont chaque vers nous choqueroit, ne parviendroit jamais à toucher. Car, comme le dit Quintilien: des phrases qui débutent par blesser l'oreille en la heurtant trop rudement, des phrases qui pour ainsi dire se présentent de mauvaise geace, trouvent la porte du coeur fermée. Nihil intrare potest in affectum, quod in aure velut quodam vestibulo statim offendit.

Les dédisions des gens du métier, bien que sujettes à toutes les illusions dont nous venons de parler, ne laissent point d'avoir beaucoup de part à la prémiére réputation d'un ouvrage nouveau. En premier lieu, s'ils ne peuvent pas faire blâmer un ouvrage par ceux qui le connoissent, ils peuvent em [207] pêcher beaucoup de gens de le connoître, en les détournant de l'aller voir ou de le lire. Ces préventions qu'ils répandent dans le monde, ont leur effet durant un tems. En second lieu le public prévenu en faveur du discernement des gens du métier, pense durant un tems qu'ils ayent meilleure vue que lui. Ainsi l'ouvrage auquel ils veulent bien rendre justice, parvient bientôt à la réputation bonne ou mauvaise qui lui est due; mais le contraire arrive lorsqu'il ne la lui rendent pas, soit qu'ils ne le veuillent pas faire, soit qu'ils se trompent de bonne foi. Quand ils se partagent, ils détruisent leur crédit, & le public juge sans eux. C'est à l'aide de ce partage qu'on a vû Moliere & Racine parvenir si promptement à une grande réputation.

Quoique les gens du mêtier n'en puissent pas imposer aux autres hommes assez pour leur faire trouver mauvaises les choses excellentes, ils peuvent leur faire croire que ces choses excellentes ne sont que médiocres par rapport à d'autres. L'erreur dans laquelle ils jettent ainsi le public sur un nouvel ouvrage, est long-tems à se dissiper. Jusqu'à ce que cet ouvrage vienne à être connu généralement, le préjugé que la décision des gens du métier, a jetté dans le monde, balance le sentiment des personnes de goût & desinteressées, principalement si l'ouvrage est d'un auteur dont la réputation n'est pas encore bien établie. Si l'Auteur est déja connu pour un excellent Artisan, son ouvrage est tiré d'opression beaucoup plutôt. Tandis qu'un préjugé combat un autre préjugé, la vérité s'échape de leurs mains: elle se montre pour ainsi dire.

Le plus grand effet des préjugés que les gens du métier sément dans le monde contre un nouvel ouvrage, vient de ce que les personnes qui parlent d'un poëme ou d'un tableau sur la foi d'autrui, aiment mieux en passer par l'avis des gens du métier, elles aiment mieux le répéter, que de redire le sentiment de gens qui n'ont pas mis l'enseigne de la profession à laquelle l'ouvrage ressortit. En ces sortes de choses où les hommes ne croyent point avoir un [208] interêt essentiel à choisir le bon parti, ils se laissent éblouir par une raison qui peut beaucoup sur eux. C'est que les gens du métier doivent avoir plus d'expérience que les autres. Je dis éblouir, car comme je l'ai exposé, la plûpart des gens du métier ne jugent point par voye de sentiment ni en déférant au goût naturel perfectionné par les comparaisons & par l'expérience, mais par voye d'analyse. Ils ne jugent pas en hommes doués de ce sixiéme sens dont nous avons parlé, mais en Philosopes spéculatifs. La vanité contribue encore à nous faire épouser l'avis des gens du métier préférablement à l'avis des hommes de goût & de sentiment. Suivre l'avis d'un homme qui n'a pas d'autre expérience que nous & qui n'a rien apris que nous ne sachions nous mêmes, c'est reconnoître en quelque façon qu'il a plus d'esprit que nous. C'est rendre une espéce d'hommage à son discernement naturel. Mais croire l'Artisan, déferer à l'avis d'un homme qui a fait une profession que nous n'avons pas exercée, c'est déferer à l'art, c'est rendre hommage à l'expérience. La profession de l'art en impose même tellement à bien des personnes, qu'elles étouffent du moins durant un tems, leur propre sentiment pour adopter l'avis des gens du métier. Elles rougiroient d'oser être d'un avis différent du leur. Pudet enim dissentire & quasi tacita verecundia inhibemur plus nobis credere. C'est donc avec bienveillance qu'on écoute les gens du métier qui font méthodiquement le procès à une tragédie ou bien à un tableau, & l'on retient même ce qu'on peut des termes de l'art. C'est de quoi se faire admirer ou du moins écouter par d'autres.


[209] SECTION XXVII.
Qu'on doit plus de déference aux jugements des Peintres qu'a ceux des Poëtes. De l'art de reconnoître la main des Peintres.

LE public écoute avec plus de prévention les Peintres qui font le procès à un tableau, que les Poëtes qui font le procès à un poëme. On ne sauroit que louër le public de distribuer ainsi sa confiance. Il s'en faut beaucoup que le commun des hommes n'ait autant d'intelligence de la mécanique de la peinture, que de la mécanique de la poësie, & d'ailleurs comme nous l'avons exposé au commencement de ces essais, les beautés de l'exécution sont bien plus importantes dans un tableau, qu'elles ne sauroient l'être dans un poëme François. Nous avons même dit que les beautés de l'exécution pouvoient seules rendre un tableau prétieux. Or ces beautés se rendent bien sensibles aux hommes qui n'ont pas l'intelligence de la mécanique de la peinture, mais ils ne sont point capables pour cela de juger du mérite du Peintre. Pour être capable de juger de la louange qui lui est due, il faut savoir à quel dégré il a approché des Artisans qui sont les plus vantés pour avoir excellé dans les parties où il a réussi lui même. Ce sont quelques uns de ces dégrés de plus ou de moins qui font la différence du grand homme & de l'ouvrier ordinaire. Voilà ce que les gens du métier savent. Ainsi la réputation du Peintre, dont le talent est de réussir dans le clair obscur ou dans la couleur locale, est encore plus dépendante du suffrage de ses pairs que la réputation de celui dont le mérite consiste dans l'expression des passions & dans les inventions poëtiques, choses où le public se connoît mieux & dont il juge & qu'il compare par lui-même. Nous voyons aussi par l'histoire des Peintres, que les coloristes sont parvenus plus tard à une grande réputation que les Peintres célébres par leur Poësie.

On voit bien qu'en suivant ce principe, je dois [210] reconnoître les gens du métier pour être les juges ausquels il faut s'en rappporter, quand on veut savoir autant qu'il est possible, quel Peintre a fait le tableau, mais non-pas pour être les juges uniques du mêrite de ce tableau. Comme les plus grands ouvriers en ont fait quelquefois de médiocres, on ne connoît pas l'excellence d'un tableau dès que l'on connoît son auteur.

Quoique l'expérience nous enseigne que l'art de déviner l'auteur d'un tableau en reconnoissant la main du maître, soit le plus fautif de tous les arts après la Médecine, il prévient néanmoins le public en faveur des décisions de ceux qui l'exercent, même qnand elles sont faites sur d'autres points. Les hommes qui admirant plus volontiers qu'ils n'aprouvent, écoutent avec soumission, & ils répétent avec confiance, les jugements d'une personne qui montre une connoissance distincte de plusieurs choses où ils n'entendent rien. On jugera par ce que je vais dire de la certitude de ce talent, quelles bornes on doit donner à la prévention qui nous est naturelle en faveur de tous les jugements rendus par ceux qui l'exercent avec autant de confiance qu'un jeune Médecin donne des remédes.

Les Experts dans l'art de connoître la main des grands Ministres, ne sont bien d'accord entr'eux que sur ces tableaux célébres, qui, pour parler ainsi, ont déja fait leur fortune, & dont tout le monde sait l'histoire. Quant aux tableaux dont l'état n'est pas certain par une tradition constante & non interrompue, il n'y a que les nôtres & ceux de nos amis qui doivent porter lè nom sous lequel ils paroissent dans le monde. Les tableaux des autres, & sur tout les tableaux des concitoyens, sont des originaux douteux. On reproche aux uns de n'être que des copies, & aux autres d'être des pastiches. L'interêt achéve de mettre de l'incertitude dans les décisions d'un art qui ne laisse pas de s'égarer en opérant de bonne foi.

On fait que plusieurs Peintres se sont trompés sur leurs propres ouvrages, & qu'ils ont pris quel [211] ques fois une copie pour l'original qu'eux mêmes avoient peint. Raphaël reconnut pour son original la copie que Daniel de Volterre en avoit faite. En effet quoi qu'il doive être plus facile aujourd'hui de reconnoître la plume d'un homme que son pinceau, néanmoins les Experts en écriture se trompent tous les jours. Tous les jours ils sont partagés dans leur rapport.

Le contour particulier du trait avec lequel chaque homme forme les vingt-quatre lettres de l'Alphabet, les liaisons de ces caractéres, la figure des lignes, leur distance, la persévérance plus ou moins longue de celui qui a écrit à ne point précipiter, pour ainsi dire, sa plume dans la chaleur du mouvement, comme font presque tous ceux qui écrivent, lesquels forment plus exactement les caractéres des premiéres lignes que ceux des autres lignes, enfin la maniere dont il a tenu la plume, tout cela, dis-je, donne plus de prise pour faire le discernement des écritures, que des coups de pinceau n'en peuvent donner. L'écriture partant d'un mouvement rapide de tous les organes de la main, elle dépend entiérement de leur conformation & de leur habitude. Un caractére peiné devient d'abord suspect d'être contrefait, & l'on distingue facilement si un caractere est tracé librement, ou s'il est ce qu'on appelle tasté. On ne connoît pas de même si des coups de pinceau sont étudiés, & l'on ne démêle pas si aisément si le copiste n'a pas retouché & raccomodé son trait pour le rendre plus semblable au trait naturel d'un autre Peintre. On est maître en peignant de former ses traits comme on veut, en repassant dessus autant que les anciens étoient les maîtres de reformer leur caractere lorsqu'ils écrivoient sur des tablettes de cire. Or les anciens étoient si bien persuadés qu'on pouvoit contrefaire l'écriture sur ces tablettes, parce qu'on pouvoit en retoucher les caractéres sans qu'il y parût, que les actes ne faisoient foi chez eux, que moyennant l'apposition du cachet de celui qu'ils engageoient. C'est au soin des anciens pour avoir des seaux qu'on [112] ne pût pas contrefaire sans bien de la peine, que nous devons apparenment la perfection où fut porté de leur tems, l'art de graver les pierres qui servoient de cachets. Mais nonobstant tant de moyens que nos Experts peuvent avoir pour discerner nos écritures, leur art est encore si fautif que les nations plus jalouses de protéger l'innocence que de punir le crime, défendent à leurs Tribunaux d'admettre la preuve par comparaison des écritures dans les procès criminels, & dans les pays où cette preuve est reçue, les juges en dernier ressort, la regardent plutôt comme un indice que comme une preuve parfaite. Que penser de l'art qui suppose hardiment qu'on ne puisse pas si bien contrefaire la touche de Raphaël & du Poussin qu'il ne le reconnoisse?


SECTION XXVIII.
Du tems où les Poëmes & les Tableaux sont appretiés à leur juste valeur.

ENfin le tems arrive où le public apprétie un, ouvrage non-plus sur le rapport des gens du métier, mais suivant l'impression que fait cet ouvrage. Les personnes qui en avoient jugé autrement que les gens de l'art, & en s'en rapportant au sentiment, s'entrecommuniquent leurs avis, & l'uniformité de leur opinion change en persuasion, l'opinion de chaque particulier. Il se forme encore de nouveaux maîtres dans les arts, qui jugent sans interêt & avec équité des ouvrages contredits. Ces maîtres desabusent le monde méthodiquement des préventions que leurs prédécesseurs y avoient semées. Le monde remarque encore de lui-même, que ceux qui lui avoient promis quelque chose de meilleur que l'ouvrage dont le mérite a été contesté, ne lui ont pas tenu parole. Les contradicteurs obstinés meurent d'un autre côté. Ainsi l'ouvrage se trouve estimé à sa valeur véritable.

Telle a été parmi nous la destinée des Opera de Quinalut. Il étoit impossible de persuader au public [213] qu'il ne fût pas touché aux représentations de Thesée & d'Atys, mais on lui faisoit croire que ces Tragédies étoient remplies de fautes grossieres, qui ne venoient pas tant de la nature vitieuse de ce poëme, que du peu de talent qu'avoit le Poëte. On soûtenoit qu'il étoit facile de faire beaucoup mieux que lui, & que si l'on pouvoit trouver quelque chose de bon dans ses Opera, il nétoit pas permis, sous peine d'être réputé un esprit médiocre, d'en louer trop l'Auteur. Nous avons donc vû Quinault plaire durant un tems, sans que ceux ausquels il plaisoit, osassent soûtenir qu'il fut un Poëte excellent dans son genre. Mais le public s'étant affermi dans son sentiment par l'expérience, il est sorti de l'espéce de contrainte dans laquelle on l'avoit tenu, & il a eu la constance de parler enfin comme il pensoit déja depuis long-tems. Il est venu de nouveaux Poëtes qui ont encouragé le public à dire que Quinault étoit un homme excellent dans l'espéce de poësie lyrique qu'il a traitée. La Fontaine & quelques beaux esprits ont fait encore mieux pour bien convaincre le public que certains Opera de Quinault fussent des poëmes aussi excellents que le peuvent être des Opera. Eux mêmes ils en ont faits qui se sont trouvés inférieurs de beaucoup à ceux de Quinault. Il y a quarante ans qu'on n'osoit dire que Quinault fut un Poëte excellent en son genre. On n'oseroit dire le contraire aujourd'hui. Parmi les Opéra sans nombre qui se sont faits depuis lui, il n'y a que Thetis & Pelée, Iphigénie & l'Europe Galante que le monde mette à côté des bons Opéra de cet aimable Poëte.

Si nous voulons examiner l'histoire des Poëtes qui font l'honneur du Parnasse François, nous n'en trouverons pas qui ne doive au public la fortune de ses ouvrages. Les gens du mêtier ont été long-tems contre lui. Le public a long-tems admiré le Cid avant que les Poëtes voulussent convenir que la piéce fut remplie de choses admirables Combien de méchantes Critiques & de Comédies encore plus mauvaises les rivaux de Moliere ont ils composées con [114] tre lui? Racine a-t-il mis au jour une Tragédie dont on n'ait pas fait une Critique qui la rabaissoit au rang des piéces médiocres & qui concluoit à placer l'Auteur dans la classe de Boyer & de Pradon. Mais la destinée de Racine a été la même que celle de Quinault. La prédiction de Monsieur Despreaux sur les Tragédies de Racine, s'est accomplie en son entier. L'avenir équitable s'est soulevé en sa faveur. Il en est de même des Peintres. Ancun d'eux ne parviendroit que long-tems après sa mort à la distinction qui lui est due, si sa destinée demeuroit toujours au pouvoir des autres Peintres. Heuresement ses rivaux n'en sont les maîtres que pour un tems. Le public tire peu à peu le procès d'entre leurs mains, & l'examinant lui-même, il rend à chacun la justice qui lui est duë.

Mais, dira-t-on, si ma Comédie tombe, opprimée des siflets d'une cabale ennemie, comment le public qui n'entend plus parler de cette piéce, pourra-t-il lui rendre justice? En premier lieu, je ne crois pas que la cabale puisse faire tomber une bonne piéce, quoiqu'elle puisse la sifler. Le Grondeur fut siflé, mais il ne tomba point. En second lieu cette piéce s'imprime & demeure ainsi sous les yeux du public. Un homme d'esprit & d'une profession trop sérieuse pour être prévenu contre son mérite par un succès dont il n'aura point entendu parler, la lit sans préjugé, & il la trouve bonne. Il le dit aux personnes qui ont confiance en lui, qui la lisent & qui sentent la vérité. Elles informent d'autres personnes de leur découverte, & la piéce que je veux bien supposer être tombée, revient ainsi sur l'eau. C'est le terme. Voilà une maniére de cent, par lesquelles une bonne piéce à qui le public auroit fait injustice dans le tems de sa nouveauté, pourroit se faire rétablir dans le rang qui lui est du. Mais, comme je l'ai déja dit, la chose n'arrive point & je ne pense pas qu'on puisse me citer une seule piéce Françoise rejettée par le public lorsqu'il la vit dans sa nouveauté, laquelle le public ait trouvée bonne dans la suite, & quand les conjonctures qui [215] l'auroient fait tomber auroient été changées. Au contraire je pourrois citer plusieurs Comédies & plusieurs Opera tombés dans le tems de leur nouveauté, & qui ont eu le même malheur quand on les a remis au Théatre 20. ans après. Cependant les cabales à qui l'Auteur & ses amis imputoient leur prémiere chute, étoient évanouies quand on les a représentés pour une seconde fois. Mais le public ne varie point dans son sentiment, parce qu'il prend toûjours le bon parti. Une piéce lui paroît toûjours une piéce médiocre quand on la reprend, s'il l'a jugée telle à la prémiére représentation. Si l'on me demande quel tems il faut au public pour bien connoître un ouvrage & pour former son jugement sur le mérite de l'Artisan, je répondrai que la durée de ce tems dépend de deux choses. Elle dépend de la nature de l'ouvrage & de la capacité du public devant lequel il est produit. Une piéce de Théatre, par exemple, sera plutôt prisée sa juste valeur qu'un Poëme Epique. Le public s'assemble pour juger les piéces de Théatre & les personnes qui se sont assemblées s'entre-communiquent bientôt leur sentiment. Un Peintre qui peint des Coupoles & des Voutes d'Eglise, ou qui fait de grands tableaux destinés pour être placés dans tous les lieux où les hommes ont coûtume de se rassembler, est plutôt connu pour ce qu'il est, que le Peintre qui travaille à des tableaux de chevalet destinés pour être renfermés dans les appartements des particuliers.


SECTION XXIX.
Qu'il est des pays où les ouvrages sont plutôt aprétiés à leur valeur que dans d'autres.

EN second lieu le public n'est pas également éclairé dans tous les pays. Il en est où les gens du métier peuvent le tenir plus long-tems dans l'erreur, qu'ils ne le peuvent faire en d'autres contrées. Par exemple, les tableaux exposés dans Rome, seront plutôt aprétiés à leur juste valeur que s'ils étoient [216] exposés dans Londres ou dans Paris. Les Romains naissent presque tous avec beaucoup de sensibilité pour la Peinture, & leur goût naturel a encore des occasions fréquentes de se nourrir & de se perfectionner par les ouvrages excellents qu'on rencontre dans les Eglises, dans les Palais & presque dans toutes les Maisons où l'on peut entrer. Les moeurs & les usages du pays y laissent encore un grand vuide dans les journées de tout le monde, même dans celles de ces Artisans condamnés ailleurs à un travail qui n'a guerres plus de relâche que le travail des Danaïdes. Cette inaction, l'occasion continuelle de voir de beaux tableaux, & peut-être aussi la sensibilité des organes plus grande dans ces contrées là que dans des pays froids & humides, rendent le goût pour la Peinture si général à Rome, qu'il est ordinaire de voir des tableaux de prix jusques dans les boutiques des Barbiers, & ces Messieurs en expliquent avec emphase, les beautés à tous venants, pour satisfaire à la nécessité d'entretenir le monde, que leur profession imposoit dès le tems d'Horace. Enfin dans une nation industrieuse & capable de prendre toute sorte de peine pour gagner sa vie sans travailler assidument, il s'est formé un Peuple entier de gens qui cherchent à faire quelque profit par le moyen des tableaux.

Ainsi le Public de Rome est presque composé en entier de connoisseurs en Peinture. Ils sont, si l'on veut, la plûpart des connoisseurs médiocres, mais du moins ils ont un goût de comparaison, qui empêche les gens du métier de leur en imposer aussi facilement qu'ils peuvent en imposer ailleurs. Si le Public de Rome n'en sait point assez pour refuter méthodiquement leurs faux raisonnements, il en sait assez du moins pour en sentir l'erreur, & il s'informe après l'avoir sentie, de ce qu'il faut dire pour la réfuter. Les gens du métier deviennent même plus circonspects lorsqu'ils sentent qu'ils ont affaire avec des hommes éclairés. Ce n'est point parmi les Théologiens que les Novateurs entreprennent de faire des Prosélites de bonne foi.

[213] Le Peintre qui travaille dans Rome parvient donc bien-tôt à la réputation dont il est digne, principalement quand il est Italien. Les Italiens presque aussi amoureux de la gloire de leur nation que les Grecs le furent autrefois, sont très jaloux de cette illustration qu'un Peuple s'acquiert par les beaux arts. Tout Italien devient donc un Peintre pour les tableaux d'un Peintre étranger. Il plaint même, pour ainsi dire, les idées capables de faire beaucoup d'honneur à l'inventeur, d'être nées dans d'autres cerveaux que dans les cerveaux de ses compatriottes. Un de mes amis fut le témoin oculaire de l'aventure que je vais raconter.

Personne n'ignore les malheurs de Bellizaire, réduit à demander l'aumône sur les grands chemins, après avoir souvent commandé en chef les armées de l'Empereur Justinien. Vandyck a fait un grand tableau de chevalet, où cet infortuné Général est représenté dans la posture d'un Mendiant qui tend la main aux passants. Chacun des personnages qui le regardent, y paroît ému d'une compassion laquelle porte le caractére de l'âge & de la condition de celui qui la témoigne. Mais on attache d'abord ses regards sur un Soldat dont le visage & l'attitude font voir un homme plongé dans la réverie la plus sombre, à la vue de ce guerrier tombé dans la derniére misére d'un rang qui fait tout l'objet de son ambition. Ce personnage est si parlant qu'on croit lui entendre dire: Voilà quelle sera peut-être ma destinée après quarante campagnes. Un Seigneur de la grande Brétagne étant a Rome, où il avoit porté ce tableau, le fit voir à Carle Maratte. Quel dommage, dit ce Peintre, par une de ces saillies qui font avec un trait la peinture du fond du coeur, qu'un Ultramontain nous ait prévenu dans cette invention.

Comme le préjugé des François est en faveur des Etrangers où il ne s'agit pas de cuisine & de bon air, celui des Italiens est contraire aux Ultramontains. Le François suppose d'abord l'Artisan étranger plus habile que son concitoyen, & il ne revient [214] de cette erreur, quand il s'est abusé, qu'àprès plusieurs comparaisons. Ce n'est pas sans peine qu'il consent d'estimer un Artisan né dans le même pays que lui, autant qu'un Artisan né à cinq cens lieues de sa patrie. Mais la prévention de l'Italien est contraire à tout Etranger qui professe les arts libéraux. Si l'Italien rend justice à l'Etranger, c'est le plus tard qu'il lui est possible. Ainsi les Italiens, après avoir négligé long-tems le Poussin, le reconnurent enfin pour un des grands Maîtres qui jamais ait manié le pinceau. Il ont aussi rendu justice au génie de Monsieur le Brun. Après l'avoir fait Prince de l'Académie de Saint Luc, ils parlent encore avec éloge de son mérite, en appuyant un peu trop néanmoins sur la foiblesse du coloris de ce grand Poëte, quoi qu'il vaille mieux que celui de bien des grand Maîtres de l'Ecole Romaine. Les Italiens peuvent se vanter de leur circonspection, & les François de leur hospitalité.

Le Public ne se connoît pas en Peinture à Paris autant qu'à Rome. Les François en général n'ont pas le sentiment intérieur aussi vif que les Italiens. La différence qui est entr'eux est déja sensible dans les peuples qui habitent aux pieds des Alpes du côté des Gaules & du côté de l'Italie, mais elle est encore bien plus grande entre les naturels de Paris & les naturels de Rome. Il s'en faut encore beaucoup que nous ne cultivions autant qu'eux, la sensibilitê pour la Peinture, commune à tous les hommes. Généralement parlant on n'acquiert pas ici aussi-bien qu'à Rome, le goût de comparaison. Ce goût se forme en nous mêmes & sans que nous y pensions par une douzaine de beaux tableaux qui s'impriment dans nôtre imagination encore jeune. Or ces tableaux dont le mérite est décidé & dont le rang est certain, servent, s'il est permis de parler ainsi, de piéces de comparaison, lesquelles donnent le moyen de juger sainement à quel point l'ouvrage nouveau, qu'on expose sous nos yeux, approche de la perfection où les autres Peintres ont atteint, & dans quelle classe il est digne d'être placé. L'idée de ces [215] douze tableaux qui nous est toûjours présente, produit une partie de l'effet que les tableaux mêmes feroient, s'ils étoient à côté de celui dont nous voulons discerner le mérite & connoître le rang. La différence qui peut se trouver entre deux tableaux exposés à côté l'un de l'autre, frappe tous ceux qui ne sont pas stupides.

Mais pour aquerir ce goût de comparaison qui fait juger du tableau présent par le tableau absent, il faut avoir été nourri dans le sein de la Peinture. Il faut principalement durant la jeunesse, avoir eu des occasions fréquentes de voir des tableaux dans une assiéte d'esprit tranquille. La liberté d'esprit n'est gueres moins nécessaire pour sentir toute la beauté d'un ouvrage que pour le composer. Pour être bon spectateur il faut avoir cette tranquillité d'ame qui ne naît pas de l'épuisement, mais bien de la sérénité de l'imagination.

Phaedri libellos legere si desideras,
Vaces oportet Eutyche à negotiis
Ut liber animus sentiat vim carminis.

Or nous vivons dans une suite continuelle de plaisirs ou d'occupations tumultueuses qui ne laissent presque point de vuide dans les journées, & qui nous tiennent toûjours ou dissipés ou fatigués. On peut dire de nous ce que Pline disoit des Romains de son tems, un peu plus occupés que les Romains d'aujourd'hui, quand il se plaint de la légéreté de l'attention qu'ils donnoient aux superbes tableaux, dont plusieurs Portiques étoient ornés. Magni negotiorum officiorumque acervi obducuut omnes à contemplatione talium, quoniam otiosorum & in magni loci silentio, apta admiratio talis est. Nôtre vie est un perpetuel embaras, ou bien pour faire une fortune capable de satisfaire à nos besoins qui sont sans bornes, ou bien pour la maintenir dans un pays où il n'est pas moins difficile de conserver son bien que d'en aquerir. Les plaisirs qui sont encore plus vifs [216] & plus frequents ici que par tout ailleurs, se saisissent du tems que nous laissent les occupations que la fortune nous a données, ou que nôtre inquiétude nous a fait rechercher. Bien des courtisans ont vécu trente ans à Versailles, passant réguliérement cinq ou six fois par jour dans le grand Appartement, à qui l'on feroit encore accroire que les Pellerins d'Emaüs, sont de le Brun, & que les Reines de Perse aux pieds d'Alexandre, sont de Paul Veronese. Les François me croiront sans peine.

Voilà pourquoi le Sueur a mérité sa réputation durant un si long-tems avant que d'en jouir. Le Poussin que nous vantons tant aujourd'hui, fut mal soûtenu par le public lorsque dans ses plus beaux jours il vint travailler en France, mais quoi qu'un peu tard, les personnes desintéressées & dont l'avis est conforme à la vérité le reconnoissent, & prenant confiance dans un sentiment qu'elles voient être le sentiment du plus grand nombre, elles se soulévent contre ceux qui voudroient faire marcher de pair deux ouvriers trop inégaux. L'un monte d'un degré toutes les années tandis que l'autre décend d'un degré, & ces Artisans se trouvent enfin placés à une telle distance que le public desabusé s'étonne de les avoir vûs à côté l'un de l'autre. Concevons nous aujourd'hui qu'on ait mis durant un tems Monsieur Mignard à côté de Monsieur le Brun? Peut-être que nous serons aussi surpris dans vingt ans, quand nous viendrons à faire réflexion sur les paralelles qui se font encore aujourd'hui.

La même chose est arrivée dans l'Ecole d'Anvers, où le public n'est pas plus connoisseur en Peinture qu'à Paris. Quand Vandyck n'avoit pas encore travaillé en Angleterre, les autres Peintres lui donnoîent des rivaux que le public abusé croyoit voir marcher à ses côtés. Mais cette distance paroît infinie aujourd'hui, parce que chaque jour l'erreur a perdu un Partisan, & la vérité en a gagné un. Lorsque l'Ecole de Rubens étoit dans sa force, les Dominiquains d'Anvers voulurent avoir quinze grands tableaux de dévotion pour orner la nef de leur Eglise. [217] Vandyck content du prix qu'on proposoit se présenta pour les faire tous. Mais les autres Peintres firent suggerer à ces bons Peres de partager l'ouvrage & d'employer douze des Eléves de Rubens, qui paroissoient être à peu près de la même classe. On leur fit entendre que la diversité des mains rendroit la suite de ces tableaux plus curieuse, & que l'émulation obligeroit encore chaque Peintre à se surpasser lui-même, dans un ouvrage destiné pour être comparé perpetuellement avec les ouvrages de ses concurrents. Des quinze tableaux Vandyk n'en fit que deux, qui sont la flagellation & le Portement de Croix. Le public ne pense qu'avec indignation aux rivaux qu'on donnoit alors à Vandyck.

Comme nous avons vû en France plus de Poëtes excellents que de grands Peintres, le goût naturel pour la Poësie a eu plus d'occasions de s'y cultiver, que le goût naturel pour la Peinture. Si les beaux tableaux sont presque tous renfermés à Paris dans des lieux où le public n'a pas un libre accès, nous avons des théatres ouverts à tout le monde, où l'on peut dire, sans craindre le reproche de s'être laissé aveugler par le prejugé de nation presque aussi dangereux que l'esprit de Secte, qu'on représente les meilleures piéces de théatre qui ayent étés faites depuis le renouvellement des lettres. Les étrangers n'adoptent point les Comédies & les Tragédies des autres nations avec le même empressement ni le même respect pour les Auteurs, qu'ils adoptent les nôtres. Les étrangers traduisent nos Tragédies & nos Comédies, mais ils se contentent d'imiter celles des autres nations. La plûpart des jeunes gens fréquentent les Théatres en France & sans qu'ils y pensent, il leur demeure dans la tête une infinitê de piéces de comparaison & de pierres de touche. Les femmes hantent nos spectacles aussi librement que les hommes, & l'on parle souvent dans le monde de Poësie & principalement de Poësie Dramatique. Ainsi le public en sait assez pour faire une prompte justice des mauvais Poëmes, & pour soûtenir les bons contre la cabale.

[218] La justice que le public rend aux ouvrages qui se publient par la voye de l'impression, peut bien se faire attendre durant quelques mois, mais ceux qui paroissent sur le Théatre ont plutôt rempli leur destinée. Il n'y auroit rien de certain en vertu des lumieres humaines, si quatre cens personnes qui s'entrecommuniquent leur sentiment, pouvoient croire qu'elles sont touchées quand elles ne le sont pas, ou si elles pouvoient être touchées sans qu'on leur eut présenté un objet réellement intéressant. Véritablement le public ne sauroit faire si-tôt la différence du bon à l'exquis. Ainsi le public ne louera point d'abord une Piéce comme Phédre, autant qu'elle le mérite. Il ne sauroit concevoir tout le prix de l'ouvrage, qu'après l'avoir vû plusieurs fois, ni lui donner la prééminence dont il est digne, qu'après avoir comparé durant un tems, le plaisir qu'il lui fait, avec le plaisir que lui font ces ouvrages excellents qu'une longue approbation a consacrés,


SECTION XXX.
Objection tirée des bons ouvrages que le Public a paru desaprouver, comme des mauvais qu'il loue, & réponse à cette objection.

ON dira qu'on voit quelquefois une mauvaise farce, une Thalie barbouillée, amuser le public durant longtems, & s'attirer encore des spectateurs à la vingtiéme représentation. Mais le public qui va voir ces farces durant la nouveauté, vous répondra lui-même qu'il n'en est pas la duppe, & qu'il connoît le peu de valeur de ce Comique des Halles. Il vous dira dans le lieu même, qu'il met une différence immense entre ces piéces & le Misantrope, & qu'il n'y vient que pour voir un Acteur qui réussit dans quelque personnage bizarre, ou bien une scéne qui aura du rapport avec une avanture dont il est parlé dans le monde. Aussi dès que le tems de la nouveauté s'est écoulé, dès que la [219] conjoncture qui soûtenoit la piéce est passée, le public oublie pleinement ces farces, & les Comédiens qui les ont jouées, ne s'en souviennent plus, ce qui prouve.

Olim cùm stetit nova
Actoris opera magis stetisse quàm sua.

Mais, ajoûtera-t'on, le succès du Misantrope fut incertain durant un tems. La Phédre de Pradon, que le public méprise tant aujourd'hui, & pour dire encore plus, qu'il a si parfaitement oublié, eut d'abord un succés égal à celui de la Phédre de Racine. Pradon durant un tems eut autant de spectateurs à l'Hôtel de Guenegaud, que Racine en avoit à l'Hôtel de Bourgogne. Ces deux Tragédies, qui parurent dans le même mois, lutterent durant plusieurs jours avant que l'excellente eut terrassé la mauvaise.

Quoique le Misantrope soit peut-être la meilleure Comédie que nous ayons aujourd'hui, on n'est pas surpris néanmoins que le public ait hézité durant quelques jours à l'avouër pour excellente, & que le suffrage général n'ait été déclaré en sa faveur qu'aprés huit ou dix représentations, quand on fait réfléxion aux circonstances où Moliére la joua. Le monde ne connoissoit gueres alors le genre de Comique noble qui commet ensemble des caractéres vrais mais différents, de maniere qu'il en resulte des incidents divertissants, sans que les personnages ayent songé à être plaisants. Jusques là, pour ainsi dire, on n'avoit pas encore diverti le public avec des visages naturels. Ainsi le public accoûtumé depuis long-tems à un Comique grossier ou Gigantesque qui l'entretenoit d'avantures basses ou Romanesques, & qui ne faisoit paroître sur la scéne que des plaisants barbouillés & grotesques, fut surpris d'y voir une Muse qui sans mettre de masque à grimace sur le visage de ses acteurs, ne laissoit pas d'en faire des personnages de Comédie excellents. Les rivaux de Moliére juroient en même tems par la connoissance [220] qu'ils avoient du Théatre, que ce nouveau genre de Comédie ne valoit rien. Le public hezita donc durant quelques jours. Il ne savoit s'il avoit eu tort de croire que Jodelet Maître & Valet, & Don Japhet d'Armenie, fussent dans le bon goût. Mais après un certain nombre de représentations, le monde comprit que la maniére de traiter la Comédie en Philosophe moral étoit la meilleure, & laissant parler contre le Misantrope les Poëtes jaloux, toujours aussi peu croyables sur les ouvrages de leurs concurrents que les femmes sur le mérite de leurs rivales en beauté, il en est venu avec un peu de tems, à l'admirer.

Les personnes d'un goût exquis, celles dont nous avons dit qu'elles avoient la vue meilleure que les autres, prévirent même d'abord quel parti le public prendroit dans peu de jours. On sait les louanges que Monsieur le Duc de Montauzier donna au Misantrope après la prémiére représentation. Despréaux après avoir vû la troisiéme, soûtint à Racine, qui n'étoit point faché du danger où la réputation de Moliere sembloit être exposée, que cette Comédie auroit bientôt un succès des plus heureux. Le public justifia bien la prêdiction de l'Auteur de l'Art Poëtique, & depuis long-tems les François citent le Misantrope comme l'honneur de leur Scéne Comique. C'est la piece Françoise que nos voisins ont adopté avec la plus grande prédilection.

Quant à la Phédre de Pradon, on se souvient encore qu'une cabale composée de plusieurs autres, dans lesquelles entroient des personnes également considérables par leur esprit & par le rang qu'elles tenoient dans le monde, avoit conspiré pour élever la Phédre de Pradon & pour humilier celle de Racine. La conjuration du Marquis de Bedmar contre la République de Venise, ne fut pas conduite avec plus d'artifice, ni suivie avec plus d'activité. Qu'opera cependant cette conjuration? Elle fit aller un peu plus de monde à la Tragédie de Pradon qu'il n'y en auroit été, par le motif seul de voir comment le concurrent de Racine avoit traité le même [223] sujet que ce Poëte ingénieux. Mais cette fameuse conspiration ne sçut pas empêcher le public d'admirer la Phédre de Racine après la quatriéme représentation. Quand le succès de ces deux Tragédies sembloit égal, à compter le nombre dés personnes qui prenoient des billets à l'Hôtel de Guenegaud & à l'Hôtel de Bourgogne, on voyoït bien qu'il ne l'étoit pas dès qu'on écoutoit le sentiment de ceux qui sortoient de ces Hôtels, où deux Trouppes séparées jouoient alors la Comédie Françoise. Au bout du mois cette ombre d'égalité disparut, & l'Hôtel de Guenegaud, où l'on représentoit la piéce de Pradon, devint desert. On sait les vers de Despreaux sur le succès du Cid de Corneille.

En vain contre le Cid'un Ministre se ligue
Tout Paris pour Chimene a les jeux de Rodrigue.

J'ai allégué déja les Opera, de Quinault, & je pense en avoir dit assez, pour faire convenir du moins intérieurement ceux de nos Poëtes Dramatiques dont les piéces n'ont pas réussi, que le public ne proscrit que les mauvais ouvrages. Si l'on peut leur appliquer le vers de Juvenal.

Haud tamen invideas vati quem pulpita pascunt.

C'est par d'autres raisons qui ne sont pas du sujet que je traite ici.

On pourroit objecter que les Grecs & les Romains rendirent souvent dans leurs Théatres, des Sentences injustes & qu'ils infirmerent dans la suite. Martial dit, que les Hommes Atheniens deniérent souvent le prix aux Comédies de Ménandre.

Rara coronato plausere Theatra Menandro.

Des Auteurs cités par Aulugelle avoient écrit que des cent Comédies composées par Ménandre, il n'y en avoit eu que huit assez heureuses pour remporter le prix que les Anciens donnoient au Poëte qui avoit fait la meilleure piéce de celles qui se représentoient à l'occasion de certaines solemnités. Nous [222] aprenons encore d'Aulugelle qu'Euripide ne vit couronner que cinq Tragédies de soixante & quinze qu'il avoit composées. Le public soulevé contre l'Hecyre de Terence les prémieres fois qu'elle fut représentée, ne permit pas aux Comédiens de l'achever.

Aulugelle & Martial ne disent point que les Tragédies d'Euripide ni les Comédies de Ménandre ayent été jugées mauvaises, mais bien que d autres piéces plurent d'avantage. Si nous avions ces piéces victorieuses peut être démêlerions nous ce qui put éblouir le spectateur. Peut-être même trouverions nous que le spectateur auroit bien jugé. Quoique le grand Corneille soit généralement parlant bien supérieur à Rotrou, n'y a-t-il point plusieurs Tragédies de Corneille, je n'en ose dire le nombre, qui perdroient le prix contre le Venceslas de Rotrou au jugement d'une assemblée équitable. De même, quoique Ménandre eut fait quelques Comédies qui le rendoient supérieur à Philémon, un Poëte dont les piéces gagnerent souvent le prix sur celles de Ménandre, ne se peut-il pas que Philémon en eut fait plusieurs qui méritassent mieux le prix que certaines Comédies de Ménandre. Quintilien nous dit que les Atheniens n'eurent qu'un tort à l'égard de Philémon, ce fut de l'avoir préferé trop souvent à Ménandre. Ils auroient eu raison s'ils se fussent contentés de lui donner la seconde place. Au jugement de tout le monde il méritoit de marcher immediatement après lui. Philemon qui ut pravis sui temporis judiciis Menandro saepè praelatus est, ita consensu omnium meruit credi secundus. Apulée parle de ce même Philémon dans le second livre des Florida, comme d'un Poëte qui avoit de très grands talens, & qui sur tout étoit recomandable par la morale excellente de ses Comédies. Il le loue d'avoir été fécond en bonnes maximes, d'avoir mis dans ses piéces peu de seductions & d'y traiter l'amour comme un égarement. Sententiae vitae congruentes. Rarae apud illum corruptelae & uti errores cocessi amores. Les Athéniens n'ont ils pas été en [223] droit d'avoir égard à la morale de leurs Poëtes Comiques en leur distribuant le prix. Pour Euripide, les meilleurs Poëtes Dramatiques de la Gréce furent ses contemporains, & ce sont leurs piéces qui probablement ont gagné le prix contre les siennes. On a donc tort de mettre Euripide & Ménandre à la tête des Poëtes dédaignés par les spectateurs, afin de consoler par l'égalité des destinées ceux de nos Auteurs Dramatiques, sur les ouvrages desquels le public s'explique quelquefois hautement & desagréablement.

J'ai encore une raison à dire contre l'objection que je réfute. C'est que le Théatre de ces tems là n'étoit pas un Tribunal à comparer au notre. Comme les Théatres des Anciens étoient très vastes & qu'on y entroit sans payer, l'assemblée y dégénéroit en une véritable cohue, pleine de gens sans attention, & par conséquent toujours prêts à distraire ceux qui auroient été capables d'en avoir. Horace nous dit que le fracas des vents déchainés dans les Forests du Mont Saint Ange, & le mugissement de la mer agitée, ne faisoient pas plus de bruit que ces assemblées tumultueuses. Quels Comédiens, dit-il, ont la voix assex sorte pour s'y faire entendre?

Nam quae pervincere voces
Evaluere sonum referunt quem nostra theatra.
Garganum mugire nemus putes, aut mare Tuscum
Tanto cum strepitu ludi spectantur.

Le bas étage des citoyens qui s'ennuyoit, parce qu'il ne s'occupoit pas à suivre la piéce, demandoit quelquefois à grands cris dès le troisiéme Acte, des divertissements qui fussent plus à sa portée, & il insultoit méme ceux qui vouloient faire continuer les Comédiens. On peut voir dans la suite du passage d'Horace que nous avons allegué, & dans le Prologue de l'Hecyre dont la représentation fut interrompue deux fois par ces saillies fougueuses du peuple, la description du tumulte. Il y avoit bien des Ma [224] gistrats préposés pour empêcher le desordre, mais comme il arrive en choses bien plus importantes, il étoit d'usage qu'ils ne fissent pas leur charge. Dans Rome & sous le régne de Tibere, celui de tous ses Princes qui sçut le mieux se faire obéir, il y eut des principaux Officiers de la garde de l'Empereur tués ou blessés dans le Théatre en voulant y empêcher le désordre, & pour toute punition le Sénat donna permission aux Préteurs de reléguer les auteurs de pareils tumultes. Les Empereurs qui vouloient se rendre agréables au peuple, ôtoient même la garde de soldats qu'on mettoit quelquefois aux Théatres. Les notres ne sont point sujets à de pareils orages, & le calme & l'ordre y régnent avec une tranquilité qu'il ne sembloit pas possible d'établir dans des assemblées qu'une nation aussi vive que la nôtre, forme pour se divertir. On y entend paisiblement de mauvaises piéces, & souvent des Comédiens qui ne valent pas mieux.

Le public ne s'assemble point parmi nous pour juger des Poëmes qui ne sont pas Dramatiques comme il s'assembloit chez les Anciens. Ainsi les gens du métier peuvent mieux fàvoriser, ils peuvent mieux rabaisser tous ces Poëmes, parce qu'ils ne se produisent que par la voye de l'impression. Ils peuvent en faire valoir les beaux endroits, en excuser les mauvais, comme ils peuvent aussi extenuer le mérite des plus beaux, soit en disant qu'ils sont pillés, soit en les mettant en paralelle avec les vers d'un autre Poëte qui aura traité un sujet semblable. Le public lorsqu'il a été induit en erreur sur la définition générale d'un de ces Poëmes, ne sauroit plus être desabusé en un jour. Il faut du tems aux personnes desinteressées pour se reconnoître & pour s'affermir réciproquement dans leur sentiment par l'autorité du grand nombre. Ainsi la meilleure preuve qu'on puisse avoir de l'excellence d'un Poëme quand il commence à paroître, c'est qu'il se fasse lire & que tous ceux qui l'ont lû en parlent avec affection, quand bien même ce seroit pour citer ses

[225] Je crois que le tems où le Poëme nouveau se trouve defini en général suivant qu'il mérite de l'être, arrive aujourd'hui, environ deux ans après sa prémiere édition. Quand il est mauvais, le public ne prend pas un si long délai pour le condamner, quelque effort que la plûpart des gens du métier fassent pour soûtenir sa réputation. Quand la Pucelle de Chapelain parut, elle avoit pour elle les suffrages des gens de Lettre Estrangers & François. Les bienfaits des Grands l'avoient déja couronnée, & le monde prévenu par ces éloges, l'attendoit l'encensoir à la main. Cependant le public sitôt qu'il eut lû la Pucelle revint de son préjugé, & il la méprisa même avant qu'aucun Critique lui enseignât par quelle raison elle étoit méprisable. La réputation prématurée de l'ouvrage, fut cause seulement que le public instruisit son procès avec plus d'empressement. Chacun aprit sur les premiéres informations qu'il fit, qu'on baailloit comme lui en la lisant, & la Pucelle devint vieille au berceau.


SECTION XXXI.
Que le jugement du public ne se retracte point, & qu'il se perfectionne toujours.

LE jugement du public va toujours en se perfectionnant. La Pucelle devient de jour en jour plus méprisée, & chaque jour ajoûte à la vénération avec laquelle nous regardons Polyeucte, Phédre, le Misantrope & l'Art Poëtique. La réputation d'un Poëte ne sauroit parvenir de son vivant, au point d'élévation où elle doit atteindre. Un Auteur qui a trente ans quand il produit ses bons ouvrages, ne sauroit vivre les années dont le public a besoin pour juger non seulement que ses ouvrages sont excellents, mais qu'ils sont encore du même ordre que les ouvrages des Grecs & des Romains toujours vantés par ceux qui les ont entendus. Jusqu'à ce que le public ait placé les ouvrages d'un Auteur moderne dans le rang dont j'ai parlé, sa réputation [226] peut toujours augmenter. Ainsi deux ou trois années suffisent bien au public pour connoître si le Poëme nouveau est bon ou s'il est médiocre, mais il lui faut peut-être un siécle pour en connoître tout le mérite, s il est un ouvrage du premier ordre dans son espéce. Voilà pourquoi les Romains, qui avoient entre les mains les Elégies de Tibulle & de Properce, furent un tems avant que de leur associer celles d'Ovide. Voilà pourquoi les Romains ne quitterent pas la lecture d'Ennius aussitôt que les Eglogues & les Bucoliques de Virgile eurent paru. Voilà ce que signifie au pied de la lettre l'Epigramme de Martial, où cet Auteur a parlé poëtiquement, & que les Poëtes qui ne réussissent pas citent si volontiers. Martial ne dit autre chose dans ce vers ci.

Ennius est lectus salvo tibi Roma Marone.

Il seroit d'autant plus ridicule de prétendre que Martial eut songé à dire que les Romains ayent mis durant un tems, les Poësies d'Ennius à côté de l'Enéide, qu'il s'agit dans ce vers de son Epigramme, de ce qui se passoit à Rome du vivant de Virgile. Or tout le monde sait bien que l'Enéide est de ces ouvrages qu'on appelle posthumes, parce qu'ils ne sont publiés qu'après la mort de l'Auteur.

Je distingue dans un Poëme deux sortes de mérite, qu'on me pardonne cette expression, un mérite réél & un mérite de comparaison, Le mérité réél consiste à plaire & à toucher. Le mérite de comparaison consiste à toucher autant ou plus que certains Auteurs dont le rang est déja connu. Il consiste à plaire & à intéresser autant que ces Grecs & ces Romains, qu'on croit communément être parvenus au terme que l'esprit humain ne sauroit passer, parce qu'on n'a rien vû encore de meilleur que ce qu'ils ont fait,

Les contemporains jugent très bien du mérite réél d'un ouvtage, mais ils sont sujets à le tromper quand ils jugent de son mérite de comparaison, ou quand ils veulent décider de son rang. Ils sont su [227] jets à tomber dans une dès deux erreurs qu'on peut faire en le prononçant.

La premiére erreur est d'égaler trop tôt un ouvrage à ceux des anciens, ou de le supposer plus, éloigné de la perfection des ouvrages des anciens qu'il ne l'est en effet. Le public fait rarement la premiére faute en faveur des ouvrages produits de son tems. Dans la crainte de commettre cette premiére faute, il fait même souvent la seconde, & il marque aux ouvrages des contemporains leur rang à une trop grande distance des ouvrages consacrés. Il fait aussi la faute opposée & marque quelques fois aux ouvrages de ses contemporains, un rang qu'ils ne méritent pas.

C'est la seconde erreur dans laquelle le public peut tomber en jugeant du mêrite des Poëtes contemporains par rapport au mérîte des autres Poëtes. Il décide donc mal à propos, qu'ils ne seront jamais surpassés & qu'ils seront toûjours les prémiers Poëtes de leur langue. C'est ainsi que les contemporains de Ronsard & de la Pleyade Françoise se sont trompés, quand ils ont dit que les Poëtes François ne feroient jamais mieux que ces nouveaux Prométhées, qui pour parler poëtiquement, n'avoient d'autre feu divin à leur disposition, que celui qu'ils déroboient dans les écrits des Anciens.

Ronsard, l'astre le plus brillant de cette Pleyade, avoit beaucoup de lettres, mais il avoit peu de génie. On ne trouve pas dans ses vers d'idée sublime ni même des tours d'expression heureux ni de figures nobles, qu'on ne retrouve dans les Auteurs Grecs & Latins. Admirateur des Anciens sans enthousiasme, leur lecture l'échauffoit & lui servoit de trépied. Mais comme il met en oeuvre hardiment, c'est la toute sa verve, comme il employe sans se laisser géner aux regles de nôtre syntaxe, les beautés ramassées dans ses lectures, elles semblent nées de son invention. Ses libertés dans l'expression paroissent les saillies d'une verve naturelle, & ses vers composés d'après ceux de Virgile & d'Homere ont ainsi l'air original. Les beautés dont ses ouvrages sont [228] parsemés, étoient donc très capables de plaire à des lecteurs qui ne connoissoient pas les originaux ou qui étoient assés idolatres pour chérir encore leurs traits dans les copies les plus défigurées. Il est vrai que le langage de Ronsard n'est pas du François; mais on ne pensoit pas alors qu'il fût possible d'écrire à la fois poëtiquement & correctement dans nôtre langue. D'ailleurs des Poësies en langue vulgaire sont aussi necessaires aux nations polies, que ces premiéres commodités qu'un luxe naissant introduit. Quand Ronsard & les Poëtes ses contemporains, dont il étoit le premier, parurent, nos ancestres n'avoient presque aucunes Poësies qu'ils pussent lire avec plaisir. Le commerce avec les Anciens, que le renouvellement des lettres & l'invention de l'imprimerie trouvée vers le milieu du siécle précédent, mettoient entre les mains de cinq cens personnes pour une qui les lisoit soixante ans auparavant, dégoûtoit de l'art confus de nos vieux Romanciers. Ainsi les Poësies de Ronsard furent regardées comme une faveur céleste par ses contemporains. S'ils se fussent contentés de dire que ses vers leur plaisoient infiniment, & que les Peintures dont ils sont remplis les attachoient, quoique les traits n'en fussent pas réguliers, nous n'aurions rien à leur reprocher. Mais il semble qu'ils ayent voulu s'arroger un droit qu'ils n'avoient pas. Il semble qu'ils ayent voulu usurpér les droits de la postérité, en le proclamant le premier des Poëtes François pour leur tems & pour les tems à venir.

Il est venu depuis Ronsard des Poëtes François qui avoient plus de génie que lui, & qui ont encore composé correctement. Nous avons donc quitté la lecture des ouvrages de Ronsard pour faire nôtre lecture & nôtre amusement des ouvrages de ces derniers. Nous les plaçons avec raison, fort au dessus de Ronsard, mais ceux qui le connoissent, ne sont pas surpris que ses contemporains se soient plûs à lire ses ouvrages malgré le goût gothique de ses peintures. Je finis le sujet de Ronsard en faisant une reflexion. C'est que les contemporains de ce [229] Poëte ne se tromperent pas dans le jugement qu'ils porterent sur ses ouvrages & sur ceux qu'ils avoient déja entre les mains. Ils ne mirent point sérieusement la Françiade au dessus de l'Eneïde quand le Poëme François eut paru. Les mêmes raisons qui les empêcherent de se tromper en cela, ses auroient aussi empêchés de mettre la Françiade au dessus de Cinna & des Horaces, s'ils avoient eu ces Tragédies entre les main

Après ce que je viens d'exposer on voit bien qu'il faut laisser au tems & à l'expérience, quel rang doivent tenir les Poëtes nos contemporains parmi les Ecrivains qui composent ce receuil de livres que font les hommes de lettres de toutes les nations, & qu'on pourvoit appeller la bibliotéque du genre humain. Chaque peuple en a bien une particuliere des bons livres écrits en sa langue, mais il en est une commune à toutes les nations. Qu'on attende donc que la réputation du Poëte soit allée en augmentant d'âge en âge durant un siécle, pour décider qu'il mérite d'être placé à côté des Auteurs Grecs & Romains dont on dit communément que les ouvrages sont consacrés, parce qu'ils sont de ceux que Quintilien définit, Ingeniorum monumenta quae saeculis probantur. Jusques là l'on peut bien le croire, mais peut-être n'est-il pas sage de l'asseurer. Parlons des préjugés sur lesquels on peut, non-pas attribuer, mais promettre à des ouvrages publiés de nos jours & de ceux de nos peres, la destinée d'être égalés aux anciens par la posterité. Un augure favorable pour un de ces ouvrages, c'est que sa réputation croisse d'année en année. C'est ce qui arrive toûjours quand son Artisan n'a point de successeur, & encore plus lorsqu'il est mort depuis long-tems sans avoir été remplacé. Rien ne montre mieux qu'il n'étoit pas un homme du commun dans la carriere qu'il a couruë, que l'inutilité des efforts de ceux qui osent entreprendre de l'atteindre. Ainsi les quarante-cinq ans qui se sont écoulés depuis la mort de Moliere, sans que personne l'ait remplacé, donnent un lustre à sa réputation qu'elle n'avoit pas un an [230] après si mort. Le public n'a point mis dans la classe de Moliere, les meilleurs des Poëtes Comiques qui ont travaillé depuis sa mort. Il n'a point fait cet honneur à Renard, à Boursault ni aux deux Auteurs du Grondeur, non plus qu'à quelque Poëtes Comédiens, dont les piéces l'ont diverti quand elles ont eté bien représentées. Ceux mêmes de ces Poëtes qui sont Garcons, ne s'égalerent jamais serieusement à Moliere. Chaque année qui se passera sans donner un successeur au Terence François, ajoûtera encore quelque chose à sa réputation. Mais, me dira-t'on, êtes vous bien asseuré que la postérité ne démentira point les Eloges que les contemporains ont donnés à ces Poëtes François, que vous regardez déja comme placés dans l'avenir â côté d'Horace & de Terence?


SECTION XXXII.
Que malgré les Critiques, la réputation des Poëtes que nous admirons, ira toûjours en s'augmentant.

LA destinée des écrits de Ronsard ne me paroît pas à craindre pour les ouvrages de nos Poëtes François. Ils ont composé dans le même goût que les bons Auteurs de l'antiquité. Ils les ont imités non-pas comme Ronsard & ses contemporains les avoient imités, c'est-à-dire servilement, & comme Horace dit que Servilius avoit imité les Grecs. Hosce secutus mutatis tantum numeris. Cette imitation servile des Poëtes qui ont composé en des langues étrangeres, est le sort des Ecrivains qui travaillent, quand leur nation commence à vouloir sortir de la barbarie. Mais nos bons Poëtes François ont imité les anciens comme Horace & Virgile ont imité les Grecs, c'est-à-dire, en suivant comme les autres l'avoient fait, le génie de la langue dans laquelle ils avoient composé, & en prénant comme eux la nature pour leur prémier modelle. Les bons Ecrivains n'empruntent des autres que des manieres de [231] la copier. Le stile de Racine, de Despreaux, de la Fontaine & de nos autres compatriotes illustres, ne sauroit vieillir assez pour dégoûter un jour de la lecture de leurs ouvrages, & jamais on ne pourra les lire sans être touché de leurs beautés. Elles sont naturelles.

En effet, nôtre langue me paroît être parvenue depuis soixante ans à son point de perfection. Au tems d'Ablancourt un Auteur imprimé depuis soixante ans paroissoit un Ecrivain gothique. Or quoiqu'il y ait déja soixante & dix ans qu'Ablancourt a écrit, son stile ne nous paroît point vieilli. Pour bien écrire il faudra toûjours s'assujettir aux régles que cet auteur & ses premiers successeurs ont suivies. Tout changement raisonnable qui peut arriver dans une langue dès que sa syntaxe est devenue réguliere, ne sauroit plus tomber que sur des mots. Les un vieillissent, d'autres redeviennent à la mode, on en fabrique de nouveaux, & l'on altére l'ortographe de quelques autres pour en adoucir la prononciation. Horace a fait l'horoscope de toutes les langues quand il a dit, en parlant de la sienne,

Multa renascentur quae jam cecidere cadent que
Quae nunc sunt in honore vocabula, si voles usus
Quem penes arbitrium est & jus norma loquendi.

L'usage est toûjours le maître des mots, mais il l'est rarement des régles de la syntaxe. Or des mots vieillis ne font point abandonner la lecture d'un Auteur qui a construit ses phrases régulierement, ou qui même s'est approché dans leur construction, de la regularité. Ne lisons nous pas encore avec plaisir Amiot? Si l'usage vient à mépriser les régles, si les transpositions vitieuses se mettent à la mode, si l'abus des mots devient autorisé, & si on les employé sans égard à leur signification propre, soit dans des épithetes insensées, soit dans ces figures dont le faux brillant ne présente point une image distincte. Enfin si le stile se corrompt alors, quoi [232] que la langue soit gâtée, on ne laisse point d'admirer toûjours le stile des Auteurs qui ont écrit quand elle étoit dans sa force & dans sa pureté. On continue de louer leur noble simplicité, même quand on n'est plus capable de l'imiter; car c'est souvent par impuissance de faire aussi bien qu'eux, qu'on entreprend de faire mieux. On ne substitue souvent les faux brillants & les pointes au sens & à la force du discours, que parce qu'il est plus facile d'avoir de l'esprit que d'être à la fois touchant & naturel.

Virgile, Horace, Cicéron & Tite Live ont été lûs avec admiration tant que la langue Latine a été une langue vivante, & les Ecrivains qui ont composé cinq cens ans après eux, & dans les tems où la langue Latine étoit déja corrompue, en font encore plus d'éloges qu'on n'en avoit fait du tems d'Auguste. La vénération pour les Ecrivains du siécle de Platon, a toûjours subsisté dans la Gréce, malgré la décadence de la langue. On les admiroit encore comme de grands modéles deux mille ans aprés qu'ils avoient écrit & quand on les imitoit si peu. J'en appelle à témoins les Grecs qui vinrent nous les expliquer après la prise de Constantinople par les Turcs. Les bons Auteurs du siécle de Léon X. comme Machiavel & Guichardin, ne sont pas vieillis pour les Italiens d'aujourd'hui. Ils en préferent le stile au stile plus orné des Ecrivains posterieurs, parce que la phrase Italienne étoit parvenue à sa régularité dès le seiziéme siécle.

Ainsi, soit que la langue Françoise soûtenue par l'Académie demeure la même qu'elle est aujourd'hui, soit qu'elle ait le sort du Latin qui commença de se corrompre dès le régne de Claudius, sous qui les beaux esprits se donnerent la liberté d'introduire l'excès des figures en voulant supléer par le brillant de l'expression, à la force du sens & à l'élégance simple où leur génie ne pouvoit pas atteindre, je tiens que les Poëtes illustres du siécle de Louïs XIV. seront comme Virgile & comme l'Arioste, immortels sans vieillir.

En second lieu nos voisins admirent ceux des [233] Poëtes François que nous admirons déja, & ils redisent aussi volontiers que nous ceux de leurs vers qui sont passés en proverbes. Ils ont adoptés nos bons ouvrages en les traduisant en leur langue. Malgré la jalousie du bel esprit, presque aussi vive de nation à nation que de particulier à particulier, ils mettent quelques unes de ces traductions au dessus des ouvrages du même genre qui se composent dans leur patrie. Nos bons Poëmes, ainsi que ceux d'Homere & de Virgile, sont entrés déja dans cette Bibliotéque commune aux nations dont nous avons parlé. Il est aussi rare dans les pays étrangers, de trouver un cabinet sans un Moliere que sans un Térence. Les Italiens qui évitent autant qu'ils le peuvent, de nous donner des sujets de vanité, peut-être parce qu'ils se croyent chargés du soin de nôtre conduite, ont rendu justice au mérite de nos Poëtes. Comme nous admirions & comme nous traduisions leurs Poëtes dans le seiziéme siécle, ils ont admiré & traduit les nôtres dans le dixseptiéme. Ils ont mis en Italien les ouvrages de Moliere & les plus belles piéces de nos autres Poëtes Dramatiques. Ils rient & ils pleurent à ces piéces avec plus d'affection qu'à la représentation des piéces de leurs compatriottes. Quelcuns de leurs Poëtes s'en sont même plaint. Monsieurs l'Abbé Gravina dans sa Dissertation sur la Tragédie qu'il fit imprimer il y a trois ans, dit que ses compatriottes adoptent sans discernement les piéces Dramatiques Françoises, dont les défauts sont blâmés de nôtre nation qui s'en est expliquée par la bouche de deux de ses plus fins Critiques. Il entend parler du Pere Rapin & de Monsieur Dacier, dont il vient de rapporter les jugements sur les Tragédies Françoises, jugements qu'il adopte avec d'autant plus de plaisir qu'il a composé son ouvrage, principalement pour montrer la superiorité de la Tragédie ancienne sur la Tragédie moderne. Mais je vais rapporter en entier le passage de Monsieur l'Abbé Gravina. Le lecteur ne sauroit avoir oublié déja que lui-même il étoit Poëte, & qu'il avoit composé plusieurs Tragédies à l'imi [234] tation de celles des Anciens. Or ecco questa Nazione daltempo di Francesco primo sino à nostri giorni cultissima, conché serietadi giudicio per mezzo dé i suoi piu fini Critia pronontia d'ellé proprié operé Téatrali, é conche distintioné proponé qu'elle, ché da noi ciecamenté é senza discretioné alcuna sono ricevuté é sparsé per tuti i Téatri é tradotté col fregio de i novi pensieri falsi ed espressioni piu Romanesché ed altré piu bellé pompé le quali staccano per sempré la menté é la favella de gli nomini, d'allé regolé d'ella natura é d'ella ragioné. Si comme cet Auteur le prétend, ses compatriottes ajoutent de faux brillans & des expressions romanesques à nos piéces, le reproche ne nous regarde point.

Les jeunes gens à qui l'on a donné de l'éducation, connoissent autant Despreaux qu'Horace, & ils ont retenu autant de vers du Poëte François que du Poëte Latin à la Haye, à Stolckhome, à Coppenhague, en Pologne, en Allemagne & même en Angleterre. On ne doit point se défier de l'approbation des Anglois, Ils louent cependant Racine. Ils admirent Corneille, Despreaux & Moliere. Ils leur ont fait le même traitement qu'à Virgile & qu'à Ciceron. Ils les ont traduits en Anglois. Dès qu'une piéce Dramatique réussit en France, elle est comme certaine de parvenir à cet honneur. Je ne crois point même que les Anglois aient 3. traductions différentes des Eglogues de Virgile, & cependant ils ont 3. traductions differentes de la Tragédie des Horaces de Corneille. * Dès 1675. les Anglois avoient une traduction en prose de l'Andromaque de Racine, retouchée & mise au Théatre par Monsieur Crown. En mil sept cent douze, Monsieur Philips fit représenter, & puis imprimer une nouvelle traduction en vers de cette même Tragédie. Je ne parle ici que des traductions qu'on donue pour ce qu'elles sont, car il arrive souvent que [235] les Traducteurs Anglois nient de l'être, & qu'ils veulent donner leur copie pour un original. Combien de fois M. Dryden, au jugement même de ses compatriotes, a-t-il copié les auteurs François dans les ouvrages qu'il donnoit pour être de son invention? Mais ces détails deviendroient fatiguans pour le lecteur.

Les Allemands ont voulu avoir en leur langue beaucoup d'ouvrages des bons Poëtes François quoique ces traductions leur fussent moins nécessaires qu'à d'autres, d'autant qu'ils font l'honneur à notre langue de la parler très-communément. Il est même très commun qu'ils s'écrivent entr'eux en François, & plusieurs Princes se servent de cette langue pour entretenir la correspondance avec leurs Ministre, bien que les uns & les autres soient nés Allemands.

En Hollande toutes personnes, qui ont quelque éducation, savent parler François dès leur jeunesse. L'Etat se sert de cette langue en plusieurs occasions, & il applique même son grand sceau à des actes redigés en François. Les Hollandois ont traduit néanmoins nos bons ouvrages, principalement les Dramatiques. Ils ont voulu, pour ainsi dire, les naturalizer Flamands.

Le Comte d'Ericeyra, le digne heritier du Tite-Live de sa patrie, a mis en Portugais l'Art Poëtique de Monsieur Despréaux. Enfin nos voisins ne traduisoient pas les Tragédies de Jodelle & de Garnier. On ne voyoit pas sous Henri IV. des trouppes de Comédiens François parcourir la Hollande, la Pologne, l'Allemagne, le Nord & quelques Etats d'Italie, pour y jouer les piéces de Hardi & de Chrétien. Il y a même des trouppes de Comédiens François qui ont des établissements fixes dans les pays étrangers.

Le suffrage de nos voisins, aussi libre & aussi desinteressé que le suffrage de la postérité pourra l'être, me semble un garand de son approbation. Les louanges que Despréaux a données à Moliere à Racine concilieront autant de suffrages à ces deux Poëtes dans l'avenir, qu'elles peuvent leur en avoir pro [238] curé parmi les Anglois & parmi les Italiens nos contemporains. Qu'on ne dise point que la vogue où la langue Françoise est depuis soixante ans, soit la cause de la vogue que nos Poësies peuvent avoir dans les pays étrangers. Les étrangers nous diront eux-mêmes, que ce sont nos poëmes & nos livres qui plus qu'aucun autre événement, ont contribué à donner à la langue dans laquelle ils sont écrits, un si grand cours qu'elle a presque ôté à la langue Latine l'avantage d'être cette langue que les nations apprenent par une convention tacite pour se pouvoir entendre. On peut dire aujourd'hui de la langue Françoise ce que Ciceron disoit de la langue Grecque. Graeca leguntur in omnibus ferè gentibus. Latina, suis finibus exiguis sane continentur. Lorsqu'un Ministre Allemand va traiter d'affaire avec un Ministre Anglois ou un Ministre Hollandois, il n'est pas question quelle langue ils employeront dans leurs conférences. La chose est convenue depuis longtems. Ils parlent François. Les étrangers se plaignent même que notre langue envahisse, pour ainsi dire, les langues vivantes en introduisant ses mots & ses phrases à la place des anciennes expressions. Les Allemands & les Hollandois disent que le mélange que font leurs concitoyens des mots, & principalement des verbes François en parlant Hollandois & Allemand, corromp leurs langues comme Ronsard corrompoit le François par les mots & par les locutions des langues savantes qu'il introduisoit dans ses vers. L'Examinateur, c'est l'Auteur d'un écrit qui se publioit à Londres il y a cinq ans plusieurs fois chaque semaine, dit que le François s'est tellement introduit dans les phrases Angloises en parlaut de guerre, que les Anglois ne pouvoient plus entendre les relations des siéges & des combats que leurs compatriotes écrivoient en Anglois. L'Abbé Gravina a fait la même plainte pour la langue Italienne dans son livre sur la Tragédie. On peut même penser que les écrits des grands hommes, dont je parle dans ce livre, promettent à notre langue la destinée de la langue Grecque litterale, & de la lan [239] gue Latine, c'est-à-dire, de devenir une langue savante, si jamais elle devient une langue morte.

Mais, dira-t-on, ne se pourra-t-il pas faire que les Critiques fassent remarquer dans les écrits que vous admirez, des fautes si grossieres, que ces écrits deviennent des ouvrages méprisés par la postérité?

Je réponds que les remarques les plus subtiles des plus grands Metaphysiciens, ne feront pas décheoir nos Poëtes d'un degré de leur réputation, parce que ces remarques, quand même elles seroient justes, ne dépouilleront pas leurs Poësies des agréments & des charmes dont elles tiennent le droit de plaire à tous les lecteurs. Si les fautes que ces Critiques reprendront, sont des fautes contre l'Art de la Poësie, ils aprendront seulement à connoître la cause d'un effet qu'on sentoit déja. Ceux qui avoient vû le Cid avant la Critique de l'Academie Françoise, avoient senti des désauts dans ce Poëme, même sans pouvoir dire distinctement en quoi consistoient ces défauts. Si ces fautes regardent d'autres sciences, si elles sont contre la Geographie ou contre l'Astronomie, on aura de l'obligation aux Censeurs qui les feront connoître, mais elles ne diminueront guéres la réputation du Poëte, laquelle n'est pas fondée sur ce que ses vers sont exempts de fautes, mais sur ce que leur lecture intéresse. J'ai dit quand même ces remarques seront bonnes, car suivant les apparences, pour une bonne remarque, il s'en fera cent qui ne vaudront rien.

Il est aujourd'hui plus sacile de ne point faire de mauvaises remarques sur des Poësies dont a connu les Auteurs, lesquelles parlent de choses que nous avons vuës, ou dont une tradition encore récente a conservé les explications, & si l'on veut les applications, qu'il ne le sera dans l'avenir, quand toutes ces lumieres seront éteintes par le tems & par toutes les révolutions ausquelles les sociétés sont sujettes. Or les remarques qui se font presentement contre nos Poëtes modernes, montrent souvent que les Censeurs ont envie de reprendre, mais non que ces Poëtes ayent fait des fautes. Citons un exemple.

[240] Monsieur Despréaux composa son Epitre à Monsieur de Guilleragues vers mil six cens soixante & quinze, dans un tems où la nouvelle Physique étoit la science à la mode, car il est parmi nous une mode pour les sciences comme pour les habits. Les femmes étudioient alors les nouveaux systémes que plusieurs personnes enseignoient à Paris en langue vulgaire. On peut bien croire que Moliere qui composa ses Femmes savantes vers mil six cens soixante & douze, & qui met si souvent dans la bouche de ses heroines, les dogmes & le stile de la nouvelle Physique, attaquoit dans sa Comédie l'excès d'un goût regnant, & qu'il y jouoit un ridicule où plusieurs personnes tomboient tous les jours. Quand Monsieur Despreaux écrivit son Epitre à Monsieur de Guilleragues, les conversations de Physique ramenoient donc souvent sur le tapis les taches du Soleil, à l'aide desquelles les Astronomes observoient que cet Astre tourne sur son axe à peu près, en vingt-sept jours. Quelqu'unes de ces Macules qui étoient disparues avoient même fait beaucoup de bruit jusques sur le Parnasse. Les beaux esprits avoient dit dans leurs vers, que le Soleil pour se rendre encore plus semblable au feu Roi qui l'avoit pris pour le corps de sa devise, se défaisoit de ses taches.

Monsieur Despreaux pour dire Poëtiquement que malgré le goût régnant il s'attachoit à l'étude de la Morale préférablement à celle de la Physique, sentiment très convenable à un Poëte satirique, écrit à son ami, qu'il abandonne aux recherches des autres, plusieurs questions que cette derniere science traite. Qu'un autre, c'est lui qui parle, aille chercher,

Si le Soleil est fixe ou tourne sur son axe.

Il est clair que le Poëte entend parler ici uniquement de la question: si le Soleil placé dans le centre de notre tourbillon, y tourne sur son axe ou bien s'il n'y tourne pas sur son axe. La construction de la phrase prouve seule qu'elle ne sauroit avoir un autre sens, & ce sens se presente d'abord. Cepen [241] dant il a plû à quelques Critiques d'interpréter ce vers comme s'il opposoit le systéme de Copernic, qui fait tourner les Planetes autour du Soleil placé dans le centre de notre tourbillon, au sentiment de ceux qui soûtiennent que le Soleil a un mouvement propre par lequel il tourne sur son axe. Suivant cette interprétation Monsieur Despreaux auroit fait une faute. L'opinion de ceux qui soutiennent que le Soleil tourne sur son axe, & l'opinion de ceux qui soutenoient avant l'expérience, que le globe du Soleil étoit immobile au centre du tourbillon, supposent également que le Soleil est placé au milieu du tourbillon, où Copernic a dit qu'il étoit placé. Monsieur Perrault a donc objecté à Monsieur Despreaux, il y a déja plus de vingt ans. Que ceux qui tiennent que le Soleil est fixe & immuable, sont les mêmes qui soûtiennent qu'il tourne sur son axe, & que ce ne sont pas deux opinions différentes comme il paroît le dire dans ses vers. Il est vrai, ajoute Monsieur Perrault quelques lignes plus bas, qu'il n'est pas honête à un si grand Poëte d'ignorer les Sciences & las Arts dont il se mêle de parler. Mais ce n'est point la faute de Monsieur Despreaux si Monsieur Perrault l'entend mal, & c'est encore moins sa faute s'il plaît à d'autres Censeurs de se figurer que par ces mots, Si le Soleil, est fixe ou tourne sur son axe, il ait voulu opposer le systéme de Copernic avec le systéme de Ptolomée, qui suppose que c'est le Soleil qui tourne au tour de la terre. Monsieur Despreaux a dit cent fois qu'il n'avoit songé qu'à opposer le sentiment de ceux qui faisoient tourner le Soleil sur son axe, au sentiment de ceux qui n'avoient pas voulu qu'il tournât sur son axe, & le vers le dit même assez distinctement pour n'avoir pas besoin d'être interprété.

De pareilles injustices ne diminueront point la réputation de nos Poëtes, puisque celles qu'on fait aux Anciens ne diminuent point la leur, quoi qu'elles soient en bien plus grand nombre. Comme ils ont écrit en des langues qui sont mortes aujourd'hui, & comme bien des choses dont ils ont parlé [242] ne sont connues qu'imparfaitement aux plus doctes, on peut croire sans témérité, que leurs Censeurs ont tort fort souvent, même en plusieurs occasions où l'on ne sauroit prouver qu'ils n'ont pas raison.

Ainsi nous pouvons promettre sans trop de témérité, la destinée de Virgile, d'Horace & de Cicéron aux Ecrivains François, qui font honneur au siécle de Louis le Grand, c'est-à-dire, d'être regardés dans tous les tems & par tous les peuples à venir, comme tenant un rang entre les grands hommes, dont les ouvrages sont réputés les productions les plus prétieuses de l'esprit humain.


SECTION YXXII.
Que la vénération pour les bons Auteurs de l'antiquité durera toujours: s'ils est vrai que nous raisonnons mieux que les Anciens.

MAis ces grands hommes, dira-t-on, ne sont-ils pas exposés eux-mêmes à être dégradés? La vénération qu'on a pour les Anciens ne pourroit-elle pas se changer en une simple estime, en des tems plus éclairés que les tems qui ont bien voulu les admirer? Virgile ne court-il point hazard que sa réputation ait la destinée de celle d'Aristote? L'Iliade n'est-elle point exposée à subir un jour le sort du systéme de Ptolomée, dont le monde est aujourd'hui desabusé? Nos Critiques mettent les Poëmes & les autres ouvrages à une épreuve où l'on ne les mit jamais. Ils en font des Analyses, suivant la methode des Géométres, méthode si propre à découvrir les fautes échapées aux Censeurs précedents. Les armes des anciens Critiques n'étoient pas aussi pointues que les leurs. Qu'on juge par l'état où sont aujourd'hui les sciences naturelles, de combien notre siécle est déja plus éclairé que les siécles de Platon, d'Auguste & de Leon X. La perfection où nous avons porté l'art de raisonner, qui nous a fait saire tant de découvertes dans les sciences naturelles, est une source féconde en nouvelles lumieres. Elles [243] se répandent déja sur les belles Lettres, & elles en feront disparoître les vieux préjugés, ainsi qu'elles les ont fait disparoîtres dans les sciences naturelles. Ces lumiéres se communiqueront encore aux différentes professions de la vie, & déja l'on en apperçoit le crépuscule dans toutes les conditions. Peut-être même que la génération qui suivra immédiatement la nôtre, frappée des fautes énormes d'Homére & de ses compagnons de fortune, les dédaignera, ainsi qu'un homme devenu raisonnable dédaigne les contes pueriles qui firent l'amusement de son enfance.

Nôtre siécle peut-être plus savant que ceux qui l'ont précédé; mais je nie que les esprits ayent aujourd'hui genéralement parlant, plus de pénétration, plus de droiture & plus de justesse qu'ils n'en avoient autrefois. Comme les hommes les plus doctes ne sont pas toûjours ceux qui ont plus de sens, de même le siécle qui est plus savant que les autres, n'est point toûjours le siécle le plus raisonnable. Or, c'est du sens qu'il s'agit ici, puisqu'il s'agit de juger. Un homme ne juge pas mieux qu'un autre, parce qu'il a plus d'imagination que lui, mais parce qu'il a plus de sens ou plus de justesse d'esprit.

On ne prouvera point certainement par la conduite que les grands & les petits tiennent depuis soixante ans dans tous les Etats de l'Europe, où l'étude de ces sciences qui perfectionnent tant la raison humaine fleurit davantage, que les esprits y ayent plus de droiture qu'ils n'en avoient dans les siécles précédents, & que les hommes y soient plus raisonnables que leurs ancestres. Cette datte de soixante ans qu'on donne pour époque à ce renouvellement prétendu des esprits, est mal choisie. Je ne veux point entrer dans des détails odieux pour les états & pour les particuliers, & je me contenterai de dire que l'esprit Philosophique qui rend les hommes si raisonnables, & pour ainsi dire, si consequents, fera bien-tôt d'une grande partie de l'Europe, ce qu'en firent autrefois les Gots & les Vandales, sup [244] posé qu'il continue à faire les mêmes progrès qu'il a fait depuis quarante ans. Je vois les arts nécessaires, négligez, les préjugez les plus utiles à la conservation de la société, s'abbolir, & les raisonnements spéculatifs préférés à l'expérience. Il semble que le monde sorte de l'enfance & que nous soyons la prémiére génération qui ait sû raisonner. Le soin de la postérité est pleinement négligé. Toutes les dépenses que nos ancestres ont faites en bâtiments & en meubles, seroient perdues pour nous, & nous ne trouverions plus dans les forêts du bois pour bâtir ni même pour nous chauffer, s'ils avoient été raisonnables comme nous le sommes.

Que les Royaumes & les Républiques, dira-t-on, se mettent dans la nécessité de ruïner, ou leurs sujets qui leur auront prêté, ou le peuple qui les soûtient par un travail qu'il ne sauroit plus continuer, dès qu'il est réduit dans l'indigence: que les particuliers se gouvernent comme s'ils devoient avoir leurs ennemis pour héritiers, & que la génération présente se conduise comme si elle devoit être le dernier rejetton du genre humain, cela n'empêche pas que nous ne raisonnions mieux dans les sciences que n'ont fait tous les hommes qui nous ont précédé. Ils nous auront surpassé, si l'on peut se servir de cette expression, en raison pratique, mais nous les surpassons en raison spéculative, Qu'on juge de la supériorité d'esprit & de raison que nous avons sur les hommes des tems passés, par l'état où sont aujourd'hui les sciences naturelles, comparé avec l'état où elles étoient de leurs tems.

Il est vrai, répondrai-je, que les science naturelles dont on ne sauroit faire un trop grand cas, & dont on ne sauroit trop honorer les dépositaires, sont plus parfaites aujourd'hui qu'elles ne l'étoient du tems d'Auguste & de Léon X., mais cela ne vient point de ce que nous ayons plus de justesse dans l'esprit ni que nous sachions mieux raisonner que les hommes qui vivoient alors. Cela ne vient point de ce que les esprits ayent été, pour ainsi dire, régénérés. L'unique cause de la perfection des [245] sciences naturelles, ou pour parler avec de la précision, l'unique cause qui fait que ces sciences sont moins imparfaites aujourd'hui qu'elles ne l'étoient dans les tems anterieurs, c'est que nous savons plus de faits qu'on n'en savoit alors. Le tems & le hazard nous ont fait faire depuis quelquels siécles, une infinité de découvertes, où je vais montrer que le raisonnement a eu très peu de part, & ces découvertes ont mis en évidence la fausseté de plusieurs dogmes Philosophiques que nos prédécesseurs substituoient à la vérité, laquelle les hommes n'étoient point capables de connoître avant ces découvertes. Voilà, suivant mon oppinion, la solution du probléme proposé si souvent. Pourquoi nos Poëtes & nos Orateurs ne surpasseroient-ils pas ceux de l'antiquité, comme il est constant que nos Savants dans les connoissances naturelles surpassent les Physiciens de l'antiquité? Nous devons au tems tout l'avantage que nous pouvons avoir sur les anciens, dans les sciences naturelles. Il a mis en évidence plusieurs faits que les anciens ignoroient & ausquels ils substituoient des opinions fausses qui leur faisoient faire cent mauvais raisonnemens. Le même avantage que le tems nous a donné sur les anciens, il le donnera sur nous à nos arrieres neveux. Il suffit qu'un siécle vienne après un autre pour raisonner mieux que lui dans les sciences naturelles, à moins qu'il ne soit arrivé dans la société un bouleversement assez grand pour dérober aux petits fils les lumieres qu'avoient leurs ancestres.

Mais, dira-t'on, le raisonnement n'a-t'il pas contribué beaucoup à étendre les nouvelles découvertés? J'en tombe d'accord, aussi je ne nie point que nous raisonnions avec justesse. Je nie seulement que nous raisonnions avec plus de justesse que les Grecs & les Romains, & je me contente de soûtenir qu'ils auroient fait un aussi bon usage que nous des vérités capitales que le hazard nous a révélées, pour ainsi dire, s'il lui avoit plû de leur découvrir ces vérités. Je fonde ma supposition sur ce qu'ils ont raisonné aussi-bien que nous sur toutes les cho [246] ses dont ils avoient autant de connoissance que nous, & sur ce que nous ne raisonnons mieux, que dans les choses où nous sommes plus instruits qu'eux, ou par l'expérience ou par la révélation. Telles sont les sciences naturelles & les différentes parties de la Théologie.

Afin de prouver que nous raisonnons mieux que les anciens, il faudroit faire voir que c'est à la justesse du raisonnement, & non-point au hazard ou aux expériences fortuites que nous devons la connoissance des vérités que nous savons & qu'ils ignoroient. Mais loin qu'on puisse faire voir qu'on ait l'obligation des nouvelles découvertes à des Philosophes qui soient parvenus aux vérités naturelles les plus importantes par des recherches méthodiques, & par le secours de l'art si vanté, d'enchaîner des conclusions, on peut prouver le contraire. On peut montrer que ces inventions & ces découvertes originales, pour ainsi dire, ne sont dues qu'au hazard, & que nous n'en avons profité qu'en qualité de derniers venus.

Premiérement, on ne me reprendra point de dénier aux Philosophes & aux Savants qui recherchent méthodiquement les secrets de la nature, toutes les inventions dont ils ne sont pas reconnus les auteurs. Je puis refuser aux Savants l'honneur de toutes les découvertes faites depuis trois cens ans, qui n'ont pas été publiées sous le nom de quelque Savant. Comme ils écrivent & comme leurs amis écrivent aussi, le public est informé de leurs découvertes, & on lui apprend bien-tôt à quel Illustre il a l'obligation des moins importantes. Ainsi je puis refuser aux Philosophes d'être les inventeurs des Sas des Ecluses trouvées il y a deux cens ans, & qui sont non-seulement d'une utilité infinie dans le commerce, mais qui ont encore donné lieu à tant de remarques sur la nature & sur la pente des eaux. Je puis leur dénier d'être les inventeurs des Moulins à eau & à vent, comme des horloges à poids & à balancier, qui ont tant aidé aux observations de tout genre, en donnant moyen de mesurer toûjours le [247] tems avec exactitude. Ce ne sont point eux non-plus qui ont trouvé la poudre à canon, qui a donné lieu à tant d'observations sur la nature de l'air, ni plusieurs autres inventions dont on ne connoît pas certainement les Auteurs, mais qui ont beaucoup contribué à perfectionner les sciences naturelles.

Secondement, je puis alléguer des preuves positives de ma proposition. Je puis faire voir que les recherches méthodiques n'ont eu aucune part aux quatre découvertes qui ont le plus contribué à donner à nôtre siécle la supériorité qu'il peut avoir sur les siécles anterieurs, dans les sciences naturelles. Ces quatre découvertes, savoir, la connoissance de la pesanteur de l'air, la Boussole, l'Imprimerie & les Lunettes d'approche, sont dues à l'expérience & au hazard.

L'Imprimerie, cet art si favorable à l'avancement de toutes les sciences, lesquelles deviennent plus parfaites à mésure que les connoissances s'y multiplient, fut trouvée dans le quinziéme siécle & près de deux cens ans avant que Monsieur Descartes, qui passe pour le pere de la nouvelle Philosophie, eut fait part au public de ses méditations. On dispute sur le premier Inventeur de l'Imprimerie, mais personne n'en fait honneur à un Philosophe. D'ailleurs, cet Inventeur est venu en des tems où il pouvoit savoir tout au plus l'art de raisonner, tel qu'on l'enseignoit alors dans les Ecoles, art que les Philosophes modernes méprisent avec tant de hauteur.

Il paroît que la Boussole étoit connue dès le treiziéme siécle. Mais soit que Jean Goya Marinier de Melphi, ou qu'un autre plus ancien que lui, en ait trouvé l'usage, cet Inventeur aura toûjours été dans le même cas que l'Inventeur de l'Imprimerie. Dès que la Boussole a été trouvée, il étoit nécessaire que l'art de la Navigation se perfectionnât & que les Europeans fissent un peu plutôt ou un peu plus tard, les découvertes qu'il étoit absolument impossible de faire sans un pareil secours, & qu'ils ont faites depuis la sin du quinziéme siécle. Ces découvertes [248] qui nous ont fait connoître l'Amérique & tant d'autres pays inconnus, enrichissent la Botanique, l'Astronomie, la Médecine, l'histoire des animaux, en un mot toutes les sciences naturelles. Les Grecs & les Romains nous ont-il donné lieu de croire qu'ils ne fussent point capables de distribuer en différentes classes & de subdiviser en genres, les nouvelles plantes qu'on leur auroit apportées d'Amérique & des extrémités de l'Asie & de l'Afrique, ou de distribuer en signes, les étoilles voisines du Pole Antarctique.

Ce fut au commencement du dix-septiéme siécle que Jaques Métius d'Alcmaer trouva les Lunettes d'approche en cherchant autre chose. Il semble que la destinée se soit plû à mortifier les Philosophes modernes, en faisant arriver le hazard qui a donné lieu à l'invention des Lunettes de longue vue, avant le tems qu'ils marquent pour l'Epoque du renouvellement des esprits. Depuis soixante ans que les esprits ont commencé à devenir si justes & si pénétrans, on n'a fait aucune découverte de l'importance de celle dont nous parlons. Les sources des connoissances naturelles cachées aux anciens, se sont ouvertes avant le tems où l'on prétend que les sciences ayent commencé d'acquerir la perfection qui fait tant d'honneur à ceux qui les ont cultivées.

Jaques Métius, l'inventeur des Lunettes d'approche étoit fort ignorant, au rapport de Monsieur Descartes, qui a vécu long-tems dans la Province où le fait étoit arrivé, & qui le mit par écrit trente ans après l'événement. Le hazard se plût à donner à Jaques Métius l'honneur de cette invention, qui seule a plus perfectionné les sciences naturelles que toutes les spéculations des Philosophes, & cela préférablement à son pere & à son frere, qui étoient de grand Mathématiciens. Jaques Métius ne trouva point les Lunettes de longue vue par aucune recherche méthodique, mais par une expérience fortuite. Il s'amusoit à faire des verres à brûler.

Rien n'étoit plus facile que de trouver les microscopes après l'invention des Lunettes d'approche. Or [249] on peut avancer que c'est à l'aide de ces instrumens qu'ont été faites les observations, & que les observations qui ont enrichi l'Astronomie & l'histoire naturelle, & qui ont rendu ces sciences superieures aujourd'hui à ce qu'elles étoient autrefois, ont été faites. Ces instruments ont même part à beaucoup d'observations où l'on ne s'en sert point, parce que ces observations n'auroient jamais été tentées, si des observations précédentes faites avec les instruments dont je parle, n'avoient donné la vue de les tenter.

Les effets d'une pareille découverte se multiplient à l'infini. Après qu'ils ont eu perfectionné l'Astronomie, l'Astronomie a perfectionné d'autres sciences. Elle a perfectionné, par exemple, la Géographie, en donnant les points de longitude certainement & presque aussi facilement qu'on pouvoit avoir autrefois les points de latitude. Comme le progrès de l'expérience n'est pas subit, il s'est écoulé près de quatre-vings ans depuis l'invention des Lunettes de longue vue jusqu'au Planisphére de l'Observatoire, & à la Mappemonde de Monsieur de Lisle, les premiéres Cartes où les points principaux du Globe terrestre soient placés dans leur véritable position. Quelque facilité que donnassent les Lunettes d'approche depuis que Galilée les eut appliquées à l'observation des astres, pour avoir la largeur de la mer Atlantique, tous les Géographes qui ont fait des Cartes avant Monsieur de Lisle, s'y sont trompez de plusieurs degrés. Il n'y a pas trente ans que cette faute grossiére sur la distance des côtes de l'Afrique & des côtes ds l'Amêrique méridionale, pays découverts depuis deux cens ans, est corrigée. Il n'y a pas plus long-tems qu'on a rendu sa largeur véritable à l'Océan qui est entre l'Asie & l'Amérique, & qu'on appelle communement la mer du Sud. L'esprit philosophique, les Physiciens speculateurs ne faisoient point usage des faits. Il est venu un homme dont la profession étoit de faire des Cartes, & qui s'est servi utilement des expériences. Peut-être que les Grecs & les Romains eussent pro [250] fité plutôt que nous, des Lunettes de longue vue. Les distances & les positions des lieux qu'ils connoissoient, lesquelles ils nous ont laissées, mettent en droit de faire cette supposition. Monsieur de Lisle qui a trouvé plus de fautes dans les Géographes modernes que ceux-ci n'en reprochoient aux anciens, a montré que c'étoit les modernes qui se trompoient quand ils reprenoient les anciens sur la distance de la Sicile & de l'Afrique, comme sur quelques autres points de Géographie. La derniere des découvertes qui ont tant contribué à enrichir les sciences naturelles, est celle de la pésanteur de l'air. Cette découverte épargne à nos Philosophes, toutes les erreurs où sont tombez ceux qui l'ignoroient, en attribuant à l'horreur du vuide les effets de la pésanteur de l'air. Elle a donné lieu encore à l'invention des Barométres & de tous les autres instruments ou machines qui font leur effet en vertu de la pésanteur de l'air, & qui ont mis en évidence un si grand nombre de vérités Physiques.

Le célébre Galilée avoit bien remarqué que les pompes aspirantes élevoient l'eau jusqu'à la hauteur de trente-deux pieds, mais Galilée, comme l'avoient fait ses prédécesseurs, & comme le feroient encore nos Philosophes, sans la découverte fortuite dont je vais parler, avoit attribué cette élévation de l'eau opposée au mouvement des corps graves, à l'horreur du vuide. En mil six cens quarante-trois Toricelli mécanicien du grand Duc Ferdinand II. remarqua en essayant des expériences, que lorsqu'un tuyau fermé par l'orifice supérieur & ouvert par l'orifice inférieur, étoit tenu debout plongé dans un vase plein de vif-argent, le vif-argent demeuroit suspendu à une certaine hauteur dans ce tuyau, & que le vif-argent suspendu tomboit tout entier dans le vase dès que le tuyau étoit ouvert par son orifice supérieur. C'est la premiére expérience qui ait été faite sur cette matiére, laquelle on appelloit l'expérience du vuide. Les suites qu'elle a eues l'ont rendue célébre. Toricelli trouva son expérience curieuse. Il en fit part à ses amis, mais sans la rap [251] porter à sa cause véritable, laquelle il ne devinoit pas encore.

Le Pere Mersenne Minime de Paris, dont le nom est si fameux parmi les Philosophes de ce tems là, en fut informé par des lettres d'Italie dès mil six cens quarante quatre, & il la divulgua par toute la France. Monsieur Petit & Monsieur Pascal, le Pere de l'auteur des Provinciales, firent plusieurs expériences en conséquénce de celle de Toricelli. Monsieur Pascal le fils fit aussi les siénnes, & il publia ces expériences dans un écrit qu'il donna au public en 1647. mais personne ne s'avisoit de les expliquer encore par la pésanteur de l'air. C'est une preuve incontestable qu'on n'a point été jusqu'à cette vérité, en cheminant de principe en principe & par voye de spéculation. Les expériences en ont donné fortuitement la connoissance aux Philosophes, & même ils avoient si peu imaginé que l'air fut pesant, que pour ainsi dire ils ont manié long-tems la pésanteur de l'air sans la comprendre. La vérité s'est présentée à eux par hazard, & il semble même que ce soit encore par hazard qu'ils l'ont reconnue.

Nous savons positivément par ce que les témoins occulaires en ont écrit, que Monsieur Pascal n'eut connoissance de l'idée de la pésanteur de l'air, qui étoit enfin venue à Toricelli à force de manier son expérience, qu'après avoir publié l'écrit dont je viens de parler. Monsieur Pascal trouva cette pensée tout à fait belle, mais comme elle n'étoit qu'une simple conjecture, il fit plusieurs expériences pour en connoître la vérité ou la fausseté, & l'une de ces tentatives fut la célébre expérience faite sur le Puis de Domme en mil six cens quarante-huit. Enfin Monsieur Pascal composa les Traitez de l'équilibre des liqueurs & de la pésanteur de la masse de l'air, qui depuis ont été imprimez plusieurs fois. Dans la suite Monsieur Gerick Bourgmaître de Magdebourg, & Monsieur Boyle trouverent la machine Pneumatique, & d'autres inventerent ces instruments qui marquent les différents changements [252] que les variations du tems aportent au poids de l'air. Les raréfactions de l'air ont donné encore des vues sur les raréfactions des autres liquides. Qu'on juge par ce recit dont personne ne sauroit contester la vérité, si ce sont les doutes éclairés & les spéculations des Philosophes qui les ayent conduits de principe en principe, du moins jusqu'aux expériences qui ont fait découvrir la pesanteur de l'air. En vérité la part que le raisonnement peut avoir dans cette découverte, ne lui fait pas beaucoup d'honneur.

Je ne parlerai pas de quelques inventions inconnues aux anciens, & desquelles on connoît les Auteurs, comme est celle de tailler le diamant qu'un Orphévre de Bruges trouva sous Louis XI. & avant laquelle on préféroit les pierres de couleur aux diamants. Aucun d'eux n'étoit Philosophe, même Philosophe Aristotélicien.

On voit donc par ce que je viens d'exposer, que les connoissances que nous avons dans les sciences naturelles & que les anciens n'avoient pas, que la justesse qui est dans les raisonnements que nous faisons sur plusieurs questions de Physique, laquelle n'étoit pas dans ceux qu'ils faisoient sur les mêmes questions, sont duës au hazard & à l'expérience fortuite. Les découvertes qui se sont faites par ce moyen, ont été long-tems à germer, pour ainsi dire. Il a fallu qu'une découverte en attendit une autre, pour produire tout le fruit qu'elle pouvoit donner. Une expérience n'étoit pas assez, concluante sans une autre qui n'a été faite que long-tems après la prémiere. Les dernieres inventions ont répandu une lumiére merveilleuse sur les connoissances qu'on avoit déja. Heureusement pour notre siécle il s'est rencontré dans la maturité des tems, & quand le progrès des sciences naturelles étoit le plus rapide. Les lumieres resultantes des inventions précédentes, après avoir fait séparément une certaine progression, commencerent de se combiner il y a cinquante ou soixante ans. Nous pouvons dire de nôtre siécle ce que Quintilien disoit du sien. Tot nos praeceptoribus tot exemplis instruxit antiquitas, ut possit videri nulla [253] sorte ascendi aetas felicior quam nostra cul docenda priores elaboraverunt.

Par exemple, le corps humain étoit assez connu du tems d'Hipocrate, pour lui donner une notion de la circulation du sang, mais il n'étoit pas encore assez développé pour mettre ce grand homme au fait de la vérité. On voit par ses écrits qu'il l'a plutôt dévinée que comprise, & que loin de pouvoir l'expliquer distinctement à ses contemporains, il ne la concevoit pas lui-même bien nettement. Servet, si connu par son impieté & par son supplice, étant venu plusieurs siécles après Hippocrate, il a eu une notion bien plus distincte de la circulation du sang, & il l'a décrite assez clairement dans la préface de la seconde édition du livre pour lequel Calvin le fit brûler à Genéve. Harvée venu soixante ans après Servet, a pû nous expliquer encore plus distinctement que lui, les principales circonstances de la circulation. La plûpart des Savants de son tems, furent persuadés de son opinion, & ils l'établirent même dans le monde autant qu'une vérité Physique qui ne tombe pas sous les sens, y peut être établie, c'est-à-dire, qu'elle y passat peur un sentiment plus probable que l'opinion contraire. La foi du monde pour les raisonnemente des Philosophes, ne sauroit aller plus loin, & soit par instinct, soit par principes, les hommes mettent toujours une grande différence entre la certitude des vérités naturelles, connues par la voye des sens, & la certitude de celles qui sont connues par la voye du raisonnement. Ces dernieres ne sauroient leur paroître que de simples probabilités. Il faut pour les convaincre pleinement de ces vérités, en pouvoir mettre du moins quelque circonstance essentielle à la portée de leurs sens. Ainsi quoique le grand nombre des Physiciens & la plus grande portion du monde, fussent persuadés en mil six cens quatre-vings sept que la circulation du sang étoit une chose certaine, néanmoins il y avoit encore bien des Savants qui entraînoient aussi leur portion du monde, lesquels soutenoient toujours que la circulation du sang n'étoit qu'une chi [254] mere. Dans l'Ecole de Médecine de l'Université de Paris, on soûtenoit encore des Theses contre la circulation du sang en cette année. Enfin les Microscopes se sont perfectionnés, & l'on en a fait de si bons; que par leurs secours, on voit le sang couler rapidement par les artéres vers la superficie du corps d'un poisson, & revenir plus lentement vers le centre par les veines, & cela aussi distinctement qu'on voit de Lyon le Rhône & la Saone courir dans leurs lits. Personne n'oseroit plus écrire aujourd'hui, ni soutenir une These contre la circulation du sang. Il est vrai que tous ceux qui sont persuadés maintenant de la circulation du sang, ne l'ont point vue de leurs propres yeux, mais il savent que ce n'est plus par des raisonnements qu'on la prouve, & que c'est en la faisant voir qu'on la démontre. Je le répéte, les hommes ajoutent foi bien plus fermement à ceux qui leur disent, j'ai vû, qu'à ceux qui leur disent, j'ai conclu. Or le dogme de la circulation du sang par les lumieres qu'il a données sur la circulation des autres liqueurs, & par des découvertes dont il est cause, a plus contribué qu'aucune autre observation à perfectionner l'Anatomie. Il a même perfectionné d'autres sciences comme la Botanique. Peut-on nier que la circulation du sang n'ait ouvert les yeux à Monsieur Perrault le Médecin sur la circulation de la séve dans les arbres & dans les plantes? Qu'on juge quelle part peut avoir eu dans l'établissement de ce dogme, l'esprit Philosophique né depuis soixante ans.

La vérité, le dogme, s'il est permis de parler ainsi du mouvement de la terre au tour du Soleil, a eu la même destinée que le dogme de la circulation du sang. Plusieurs Philosophes anciens ont connu cette vérité, mais comme cet Philosophes n'avoient pas en main pour la prouver, les moyens que nous avons aujourd'hui, il étoit demeuré indécis si Philolaus, Aristarque & d'autres Astronomes avoient raison de faire tourner la terre autour du Soleil, ou si Ptolomée & ceux qu'il a suivis, avoient raison de faire tourner le Soleil autour de la terre. Il [255] sembloit même que le systéme qu'on appelle communément le systéme de Ptolomée, eut prévalu, lorsque dans le seiziéme siécle, Copernic entreprit de soutenir le sentiment de Philolaus avec des preuves nouvelles où qui paroissoient l'être, tirées des observations. Le monde se partagea de nouveau, & Tycho Brahé mit au jour un systéme mitoyen pour accorder les faits Astronomiques dont on avoit alors une connoissance certaine, avec l'opinion de l'immobilité de la terre. Vers ce tems là les Navigateurs commencérent à faire le tour de notre Globle, & quelque tems après on sçut que le vent d'Orient soffloit continuellement entre les Tropiques dans l'un & dans l'autre hémisphére. Ce fut une preuve Physique du sentiment qui fait tourner la terre sur son centre d'Occident en Orient dans vingt-quatre heures, en même tems qu'elle fait le tour du Zodiaque dans un an. Quelques années après les Lunettes d'approche furent trouvées. A l'aide de ce nouvel instrument on fit des observations si concluantes sur l'arrangement & sur les apparences des Planétes, on trouva tant de ressemblance entre la terre & d'autres Planétes qui tournent en roulant sur leur centre autour du Soleil, que le monde est aujourd'hui comme convaincu de la vérité du systéme de Copernic. Il y a quarante ans qu'aucun Professeur de l'Université de Paris n'osoit enseigner ce systéme. Presque tous l'enseignent aujourd'hui, du moins comme l'hypothese qui peut seule bien expliquer les faits Astronomiques dont nous avons une connoissance certaine. Quand ces vérités principales n'ont pas encore été mises en évidence, les Savants au lieu de partir de ce point là pour aller faire de nouvelles découvertes, perdent le tems à se combattre l'un l'autre. Ils l'employent à soutenir par des preuves que le raisonnement seul ne sauroit fournir bonnes & solides, l'opinion qu'ils ont prise par choix ou par hazard, & les sciences naturelles ne font presque aucun progrès. Mais dès que ces vérités ont été mises en évidence, elles, nous conduisent comme par la main, à une in [256] finité d'autres connoissances. Les Philosophes qui ont du sens, employent alors utilement leur tems à les perfectionner par l'expérience. Si nos Prédécesseurs n'avoient point les connoissances que nous nous trouvons avoir, c'est que le fil qui nous guide dans le Labirinthe leur manquoit.

En vérité le sens, la pénétration & l'étendue d'esprit que les anciens ont montré dans leurs loix, dans leurs histoires, & même dans les questions de Philosophie, où par une foiblesse si naturelle à l'homme qu'on y tombe encore tous les jours, ils n'ont pas donné leurs rêveries pour la vérité dont ils ne pouvoient point avoir connoissance de leur tems, parce que le hazard qui nous l'a révélée n'étoit pas encore arrivé, tout cela, dis-je, nous oblige a penser que leur raison étoit capable de faire l'usage que nous avons fait des grandes vérités que l'expérience a manifestées depuis deux siécles. Pour ne point sortir de notre sujet, les anciens n'ont-ils pas connu aussi-bien que nous, que cette supériorité de raison, que nous appellons esprit Philosophique, devoit présider à toutes les sciences & à tous les arts? N'ont ils pas reconnu qu'elle y étoit un guide nécessaire? N'ont-ils pas dit en termes exprés, que la Philosophie étoit la mere des beaux arts. Neque enim te fugit, c'est Cicéron qui parle à son frere, laudatarum omnium artium procreatricem quandam & quasi parentem, eam quam Philosophiam Graeci vocant ab hominibus doctissimis judicari. Que ceux qui pourroient songer à me répondre avant que d'avoir pensé si j'ai tort, fassent attention & même réflexion sur ce passage. Un des défauts de nos Critiques, c'est de raisonner avant que d'avoir réfléchi. Qu'ils se souviennent encore, ils paroissent l'avoir oublié, de ce que les anciens ont dit sur l'étude de la Géométrie. Quae instruit etiam quos sibi non exercet, & que Quintilien a fait un chapitre exprès sur l'utilité que les Orateurs mêmes pouvoient tirer de son étude. N'y dit-il pas en termes formels, qu'une différence qui est entre la Géométrie & les autres arts, c'est que les autres arts ne sont utiles qu'après qu'on [257] les peut avoir apris, mais que l'étude seule de la Géométrie est d'une grande utilité, parce que rien n'est plus propre à donner de l'ouverture, de l'étendue & de la force à l'esprit, que la méthode des Géométres. In Geometria partem fatentur esse utilem teneris aetatibus, agitari namque animos & acui, ingenia ad percipiendi facilitatem venire inde concedunt: sed prodesse eam non ut caeteras artes cum percaeptae sint, sed cum discatur existimant. De bonne foi conclure que notre raison soit d'une autre trempe que celle des anciens, assurer qu'elle est supérieure à la leur, parce que nous sommes plus savants qu'eux dans les sciences naturelles, c'est inférer que nous avons plus d'esprit qu'eux de ce que nous savons guerir les fievres intermittentes avec le Quinquina, & de ce qu'ils ne le pouvoient pas faire, quand on sait que notre mérite dans cette cure, vient d'avoir apris des Indiens du Perou la propriété de cette écorce qui croît dans leur pays.

Si nous sommes plus habiles que les anciens dans quelques sciences qui sont indépendentes des découvertes fortuites que le hazard & le tems font faire, notre supériorité sur eux dans ces sciences, vient de la même cause qui fait que le fils doit mourir plus riche que son pere, supppsé qu'ils ayent eu la même conduite, & que la fortune leur ait été favorable également. Si les anciens n'avoient pas, pour ainsi dire, défriché la Géometrie, il auroit fallu que les modernes nés avec du génie pour cette science, employassent leur tems & leurs talents à la défricher & comme ils ne seroient point parti d'un terme aussi avancé que le terme dont ils sont partis, il n'auroient pas pû parvenir où ils ont pû s'élever. Monsieur le Marquis de l'Hôpital, Monsieur Leibnitz & Monsieur Newton n'auroient point poussé la Géométrie où ils l'ont poussêe, s'ils n'eussent pas trouvé cette science en un état de perfection qui lui venoit d'avoir été cultivée successivement par un grand nombre d'hommes d'esprit, dont les derniers venus avoient profité des lumieres & des vuës de leurs prédécesseurs. Archiméde venu dans le tems de [258] Monsieur Newton auroit fait ce que Monsieur Newton a fait, comme Monsieur Newton eut fait ce qu'à fait Archmede, s'il fut venu dans le tems de la seconde guerre Punique. On pourroit encore prétendre que les anciens eussent fait usage de l'Algébre dans les Problémes de Géomêtrie, s'ils avoient eu des chiffres aussi commodes pour les calculs nombreux que le sont les chiffres Arabes à l'aide desquels Alfonse X. Roy de Castille fit ses Tables Astronomiques dans le treiziéme siécle.

Il est encore certain que c'est souvent à tort que nous accusons d'ignorance les Philosophes anciens. La plus grande partie de leurs connoissances s'est perdue avec les écrits qui la renfermoient. Quand nous n'avons pas la centiéme partie des livres des Grecs & des Romains, nous pouvons bien nous tromper en plaçant les bornes que nous marquons à leurs progrès dans les sciences naturelles. Les Critiques n'intentent souvent des accusations contre les anciens que par ignorance. Notre siécle plus éclairé que les générations précédentes, n'a-t-il pas justifié Pline l'Oncle sur plusieurs reproches d'erreur & de monsonge qu'on lui faisoit il y a cent cinquante ans?

Mais, repliquera-t-on, il faut du moins tomber d'accord que la Logique, que l'art de penser est auj'ourd'hui une science plus parfaite que ne l'étoit la Logique des anciens, & il doit arriver par une conséquence nécessaire, que les modernes qui ont apris cette Logique & qui ont été formés par ses régles, raisonnent sur toute sorte de matiere, avec plus de justesse qu'eux.

Je réponds en premier lieu, qu'ils n'est pas bien certain que l'art de penser soit une science plus parfaite aujourd'hui qu'il ne l'étoit aux tems des anciens. La plûpart des régles qu'on regarde comme nouvelles, sont implicitement dans la Logique d'Aristote, où l'on apperçoit la méthode d'invention & la méthode de doctrine. D'ailleurs nous n'avons pas les explications de ces régles que les Philosophes donnoient à leurs disciples, & nous y trouverions peutêtre ce que nous nous flatons d'a [259] voir inventé, comme il est arrivé à des Philosophes célébres de trouver dans des Manuscrits une partie des découvertes qu'ils pensoient avoir faites les premiers. Quand même la Logique seroit un peu plus parfaite aujourd'hui qu'elle ne l'étoit autrefois, les savants généralement parlant, n'en raisonneroient gueres mieux qu'ils raisonnoient dans ces tems là. La justesse avec laquelle un homme pose des principes, tire des consequences & chemine de conclusion en conclusion, dépend plus du caractere de son esprit léger ou posé, téméraire ou circonspect, que de la Logique qu'il peut avoir apprise. Il est insensible dans la pratique s'il a étudié la Logique de Barbey ou celle de Port Royal. La Logique qu'il peut avoir apprise, n'est peut-être pas à sa façon de raisonner, ce qu'est le poid d'une once ôté où ajoûté à un quintal. Cette science sert plutôt à nous apprendre comment on raisonne naturellement, qu'elle n'influe dans la pratique, laquelle dépend du caractére d'esprit particulier à chaque personne. Voyons nous que ce soient ceux qui savent le mieux la Logique, je dis celle de Port Royal, & dont la profession est même de l'enseigner aux autres, qui raisonnent le plus conséquenment & qui fassent le choix le plus judicieux des principes propres à servir de base à la conclusion dont ils ont besoin? Un jeune homme de dix huit ans qui sait encore par coeur toutes les régles du syllogisme & de la méthode, raisonne-t'il avec autant de justesse qu'un homme de quarante ans, qui ne les a jamais sues, ou qui les a parfaitement oubliées. Après le caractére naturel de l'esprit, c'est l'expérience, c'est l'étendue des lumieres, c'est la connoissance des faits qui sont qu'un homme raisonne mieux qu'un autre, & les sciences où les modernes raisonnent mieux que les anciens, sont précisément celles où les modernes savent beaucoup de choses que les anciens nés avant les découvertes fortuites dont j'ai parlé, ne pouvoient pas savoir.

En effet, & c'est ma seconde réponse à l'obje [260] ction tirée de la perfection de l'art de penser, nous ne raisonnons pas mieux que les anciens en histoire, en politique & dans la morale civile. Pour parler des Ecrivains moins éloignés, Commines, Machiavel, Mariana, Fra Paolo, Monsieur de Thou, d'Avila & Guichardin, qui sont venus quand la Logique n'étoit pas plus parfaite qu'elle l'étoit du tems des anciens, n'ont ils pas écrit l'histoire plus méthodiquement & plus sensément que tous les historiens qui ont mis la main à la plume depuis cinquante ans? Avons-nous un Auteur que nous puissions opposer à Quintilien pour l'ordre & pour la solidité des raisonnements? Enfin s'il étoit vrai que l'art de raisonner fut aujourd'hui plus parfait qu'il ne l'étoit dans l'antiquité, nos Philosophes seroient mieux d'accord entre-eux que ne l'étoient les Philosophes anciens.

Il n'est plus permis aujourd'hui, dit-on, de poser des principes qu'ils ne soient clairs & bien prouvés. Il n'est plus permis d'en tirer une conséquence laquelle n'en émaneroit pas clairement & distinctement. Une conclusion plus étendue que le principe dont on l'auroit tirée, seroit d'abord remarquée de tout le monde. On la traiteroit de raisonnement à l'antique. Un Chinois qui ne connoîtroit nôtre siécle que par cette peinture, s'imagineroit que tous nos Savants sont d'accord. La vérité est une, diroit-il, & l'on ne sauroit plus s'en écarter. Toutes les voyes par lesquelles on peut s'égarer en y allant, sont fermées. Ces voyes sont de mal poser les principes de son argument, ou de tirer mal la conséquence de ses principes. On ne le fait plus. Ainsi tous les Savants de quelque profession qu'ils soient doivent se rencontrer au même but. Ils doivent tous convenir quelles sont les choses dont les hommes ne peuvent point connoître encore la vérité. Tous les Savants doivent de même être d'accord dans les choses dont on peut connoître la vérité. Cependant on ne disputa jamais plus qu'on dispute aujourd'hui. Nos Savants ainsi que les Philosophes anciens ne sont d'accord que sur les [261] faits, & ils se réfutent réciproquement sur tout ce qui ne peut-être connu que par voye de raisonnement, en se traitant les uns les autres d'aveugles volontaires, qui refusent de voir la lumiere. S'ils ne disputent plus sur quelques Théses, c'est que les faits & l'expérience les ont forcés d'être d'accord sur ces points là. Je comprends ici tant de professions différentes sous le nom de Philosophie & de Science, que je n'ose les nommer toutes. Il faut bien que les uns ou les autres, quoique guidés par la même Logique, se méprennent sur l'évidence de leurs principes, qu'ils les choisissent impropres à leur sujet, ou bien enfin qu'ils en tirent mal les conséquences. Ceux qui vantent si fort les lumiéres que l'esprit Philosophique a répandues sur nôtre siécle, répondront peut-être, qu'ils n'entendent par nôtre siécle qu'eux & leurs amis, & qu'il faut regarder comme des gens qui ne sont point Philosophes, comme des anciens, ceux qui ne sont pas encore de leur sentiment en toutes choses.

On peut appliquer à l'état présent des sciences naturelles, l'embléme du tems qui découvre toûjours, mais peu à peu la vérité. Si nous voyons une plus grande portion de là vérité que les anciens, ce n'est donc pas que nous ayons la vue meilleure qu'eux, c'est que le tems nous en laisse voir davantage qu'il ne leur en a montré. J'en conclus que les ouvrages, dont la réputation s'est bien soûtenue contre les remarques des Critiques passés, la conserveront toûjours nonobstant les remarques satiriques de tous les Critiques à venir.


SECTION XXXIV.
Que la réputation d'un systéme de Philosophie peut-être détruite. Que celle d'un Poëme ne sauroit l'être.

IL ne s'ensuit pas qu'il soit possible de dégrade Homére & Virgile de ce qu'on a dégradé la Physique de l'Ecole & le systéme de Ptolomée. Les o [262] pinions dont l'étenduë & la durée sont fondées sur le sentiment propre, & pour ainsi dire sur l'expérience intérieure de ceux qui les ont adoptées dans tous les tems, ne sont pas sujettes à être détruites comme ces opinions de Philosophie dont l'étendue & la durée viennent de la facilité que les hommes ont euë à les recevoir sur la foi d'autres hommes, & qu'il n'ont épousées que par confiance aux lumiéres d'autrui. Comme les prémiers auteurs d'une opinion de Philosophie, ont pû se tromper, ils ont pû successivement abuser de génération en génération tous leurs sectateurs. Il peut donc arriver que les enfans rejettent enfin comme une erreur des dogmes Philosophiques, que leurs ancêtres auront regardez long-tems comme la vérité, & qu'eux mêmes ils avoient crû tels sur la parole de leurs maîtres.

Les hommes dont la curiosité s'étend bien plus loin que les lumiéres, veulent savoir à quoi s'en tenir sur la cause de plusieurs effets naturels, & cependant ils ne sont point capables la plûpart, d'examiner ni de connoître par eux-mêmes la vérité dans ces matiéres, en supposant mêmes que cette vérité se trouvât à portée du raisonnement humain. Il est des hommes assez vains pour croire qu'ils ont découvert ces véritez Physiques, & d'autres assez faux pour assûrer qu'ils en ont une connoissance distincte par principes, quoi qu'ils sachent eux-mêmes que leurs lumiéres ne sont que des ténébres. Les uns & les autres s'érigent en hommes capables d'enseigner. D'un autre côté, les curieux reçoivent comme une vérité ce que les personnes en faveur desquelles ils sont prévenus par des motifs différents, leur enseignent comme la vérité, sans connoître & même sans examiner le mérite & la solidité des preuves dont elles appuyent leurs dogmes. Les disciples sont persuadés que ces personnes connoissent la vérité mieux que les autres, & qu'elles ne veulent pas les tromper. Les prémiers Sectateurs en font d'autres qui font ensuite des disciples, lesquels croyent souvent être fermement convaincus [263] d'une vérité dont ils n'ont pas compris une preuve. C'est ainsi qu'une infinité de fausses opinions sur les influences des Astres, sur le flux & reflux de la mer, sur le présage des Cométes, sur les causes des maladies, sur l'organisation du corps humain & sur plusieurs autres questions de Physique, se sont établies. C'est ainsi que le systéme de Physique qui s'enseignoit dans les Ecoles sous le titre de la Physique d'Aristote, étoit devenu le systéme generalement reçu.

Le grand nombre de ceux qui ont suivi & défendu une opinion sur la Physique, laquelle avoit été établie par voye d'autorité ou de confiance aux lumieres d'autrui, ni le nombre des siécles durant lesquels cette opinion a régné, ne prouvent donc rien en sa faveur. Ceux qui l'ont adoptée l'ont reçue sans l'examiner, ou s'ils l'ont examinée, leurs efforts n'auront peut-être pas été aussi heureux que pourront l'être un jour les efforts de ceux qui feront le même examen dans la suite, & qui profiteront des nouvelles découvertes, & même des fautes des prémiers.

Il s'ensuit donc que dans les questions de Physique & des autres sciences naturelles, les neveux font bien de ne s'en pas tenir aux sentiments de leurs ancêtres. Ainsi un homme sage peut très bien se soûlever contre des propositions de Chymie, de Botanique, de Physique, de Médecine & d'Astronomie, qui durant plusieurs siécles auront été regardées comme des vérités incontestables. Il peut les combattre avec aussi peu de pudeur que s'il attaquoit un systéme de quatre jours, un de ces systémes lequel n'est encore crû que par son auteur & par les amis de l'auteur, qui même cessent de le croire dès le moment qu'ils sont brouillez avec lui. Un homme ne sauroit établir si bien une opinion par voye de raisonnement & de conjecture, qu'un autre homme plus pénétrant ou plus heureux, ne puisse la renverser. Voilà pourquoi la prévention du genre humain en faveur d'un systéme de Philosophie, ne prouve pas même qu'il doive continuer [264] d'avoir cours durant les trente années suivantes. Les hommes peuvent être desabusez par la vérité, comme ils peuvent passer d'une ancienne erreur dans une nouvelle erreur plus capable de les décevoir que la premiére.

Rien ne seroit donc plus déraisonnable que de s'appuyer du suffrage des siécles & des nations, pour prouver la solidité d'un systéme de Philosophie, & pour soûtenir que la vogue où il est durera toûjours, mais il est sensé de s'appuyer du suffrage des siécles & des Nations pour prouver l'excellence d'un Poëme, & pour soûtenir qu'il sera toûjours admiré. Un systéme faux peut surprendre le monde, il peut avoir cours durant plusieurs siécles. Il n'en est pas ainsi d'un mauvais Poëme.

La réputation d'un Poëme s'établit par le plaisir qu'il fait à tous ceux qui le lisent. Elle s'établit par voye de sentiment. Ainsi comme l'opinion que ce Poëme est un ouvrage excellent, ne sauroit prendre racine ni s'étendre qu'à l'aide de la conviction intérieure & émanée de la propre expérience de ceux qui la reçoivent, on peut alleguer le tems qu'elle a duré pour une preuve de sa bonté. On est même bien fondé à soûtenir que les générations à venir seront touchées par un Poëme lequel a touché toutes les générations passées qui ont pû le lire en sa langue originale. Il n'entre qu'une supposition dans ce raisonnement, c'est que les hommes de tous les tems & de tous les pays soient à peu près semblables par le coeur & par le sentiment.

Les hommes ne sont pas donc autant exposés à être duppés en matiére de Poësie qu'en matiére de Philosophie, & une Tragédie ne sauroit comme un systéme, faire fortune sans un mérite véritable. Aussi voyons nous que les hommes qui ne s'accordent pas sur les choses dont la vérité s'examine par voye de raisonnement, sont d'accord sur les choses qui se jugent par voye de sentiment. Personne ne reclame contre cette décision, que la transfiguration de Raphaël est un tableau merveilleux, & que Polyeucte est une Tragédie excellente. Mais des [265] Philosophes s'opposent tous les jours aux Philosophes qui soûtiennent que la recherche de la Vérité est un ouvrage qui enseigne la Vérité. Si tous les Philosophes rendent justice au mérite personnel de Monsieur Descartes, ils sont en récompense partagés sur la bonté de son systéme de Philosophie. D'ailleurs comme nous l'avons déja dit, c'est souvent sur la foi d'autrui que les hommes adoptent le systéme qu'ils enseignent ensuite, & la voix publique qui s'explique en sa faveur, n'est ainsi composée que d'échos répétants ce qu'ils ont entendu. Le petit nombre qui dit son sentiment propre, ne dit encore que ce qu'il a pû voir à travers ses préjugez, dont le pouvoir est aussi grand contre la raison qu'il est foible contre les sens. Ceux qui parlent d'un Poëme, disent ce qu'ils ont eux-mêmes senti en le lisant. Chacun porte un suffrage qu'il a formé sur sa propre expérience. Il l'a formé sur ce qu'il a senti en lisant, & l'on ne s'abuse point sur les vérités qui tombent sous le sentiment, comme on se trompe sur les vérités où l'on ne sauroit aller que par voye de méditation, & en appuyant une conclusion sur une autre conclusion.

Non-seulement nous ne nous égarons pas en décidant des choses dont on peut juger par sentiment, mais il n'est pas encore possible que les autres nous fassent égarer dans ces matiéres. Le sentiment se soûleve contre celui qui voudroit nous faire croire qu'un Poëme que nous avons trouvé insipide, nous a interessés; mais le sentiment ne dit mot pour user de cette expression, contre celui qui nous donne un mauvais raisonnement de métaphysique pour bon. Ce n'est que par effort d'esprit & par des réflexions dont les uns sont incapables par deffaut de lumiéres, & les autres par paresse, que nous en pouvons connoître la fausseté & en démêler l'erreur. Nous savons sans méditer, nous sentons le contraire de tout ce que nous dit celui qui veut nous persuader qu'un ouvrage qui nous plaît infiniment, choque toutes les régles rédigées pour rendre un ouvrage capable de plaire. Si nous ne [266] sommes point capables de répondre à ses raisonnement, du moins une répugnance intérieure nous empêche d'y ajoûter aucune foi. Les hommes naissent convaincus que tout argument qui tend a leur persuader par voye de raisonnement le contraire de ce qu'ils sentent, ne sauroit être qu'un sophisme.

Ainsi le Poëme qui a plû à tous les siécles & à tous les peuples passés, est rééllement digne de plaire, nonobstant les défauts qu'on y peut remarquer, & par conséquent il doit plaire toûjours à ceux qui l'entendront dans sa langue.

La prévention, repliquera-t'on, est presque aussi capable de nous séduire en faveur d'un ouvrage en vers, qu'en faveur d'un systéme. Par exemple, quand nous voyons ceux qui nous élévent, ceux qui nous enseignent durant l'enfance, admirer l'Enéide, leur admiration laisse en nous un préjugé qui nous la fait trouver encore meilleure qu'elle ne l'est rééllement, & c'est à de pareils préjugés que Virgile & les Auteurs qu'on nomme communement Classiques, doivent la plus grande partie de leur réputation. Les Critiques peuvent donc donner atteinte à cette réputation en sappant les préjugés qui nous exagerent le mérite de l'Enéïde de Virgile, & qui nous font paroître ses Eglogues si supérieures à d'autres, qui dans la vérité ne leur cédent de gueres. On appuyera ce raisonnement d'une dissertation méthodique sur la force des préjugés dont les hommes sont imbus durant l'enfance.

Je réponds que de pareils préjugés ne subsisteroient pas long-tems dans l'esprit de ceux qui en auroient été imbus, s'ils n'étoient pas fondés sur la vérité. Leur propre expérience, leur propre sentiment, les en auroient bien tôt desabusés. Supposé que durant l'enfance & dans un tems où nous ne connoissions pas encore les autres Poëmes, on nous eut inspiré pour l'Enéïde une vénération qu'elle ne méritat point, nous sortirions de ce préjugé dès que nous viendrions à lire les autres Poëmes, & à les comparer avec l'Enéïde. En vain nous auroit-on [267] répété cent & cent fois durant l'enfance, que l'Enéide charme tous ses lecteurs, nous né le croirions plus si elle ne nous plaisoit que médiocrement, quand nous sommes capables de l'entendre fans secours. C'est ainsi que tous les disciples d'un Professeur de l'Université qui auroit enseigné que les Déclamations que nous avons sous le nom de Quintilien, valent mieux que les Oraisons de Cicéron, secouëroient ce préjugé dès qu'ils seroient capables d'entendre ces deux ouvrages. Les fausses opinions de Philosophie que nous avons remportées du Collége peuvent subsister toujours, parce qu'il n'y a qu'une méditation que nous ne sommes pas souvent capables de faire, qui nous en puisse desabuser. Mais il suffiroit de lire les Poëtes dont on nous auroit exageré le mérite, pour nous défaire de notre préjugé, à moins que nous ne fussions fanatiques. Or non seulement nous admirons autant l'Enéïde quand nous sommes des hommes faits, que nous l'admirions durant l'enfance, & quand l'autorité de ceux qui nous enseignoient, pouvoit en imposer à une raison, laquelle n'étoit pas encore formée, mais notre admiration pour ce Poëte va en augmentant à mesure que notre goût se perfectionne & que nos lumiéres s'étendent.

D'ailleurs il est facile de prouver historiquement & par les faits, que Virgile & les autres Poëtes excellents de l'antiquité, ne doivent point aux Colleges ni aux préjugés la prémiére admiration qu'on a euë pour eux, & dont on voudroit prétendre que l'admiration des derniers siécles fut venuë nécessairement. Cette opinion ne peut être avancée que par un homme qui ne veut point porter ses vuës hors de son tems & hors de son pays. Les prémiers admirateurs de Virgile furent ses Compatriotes & ses Contemporains. C'étoient des femmes, c'étoient des gens du monde moins lettrés peut être que ceux qui bâtissent à leur mode l'histoire de la réputation des grands Poëtes, au lieu de la chercher dans les écrits qui en parlent. Quand l'Eneide parût, elle étoit plutôt un livre de ruelle, s'il est encore [268] permis d'user de cette expression, qu'un livre de Collége. Elle étoit écrite en langue vulgaire. Les femmes comme les hommes, les ignorants comme les savants, la lurent, & ils en jugerent par l'impression qu'elle faisoit sur eux. Le nom de Virgile n'imposoit point alors, & son livre étoit exposé à tous les affronts qu'un livre nouveau peut essuyer. Enfin les contemporains de Virgile jugérent de l'Eneïde comme nos peres ont jugé des Satires de Despreaux & des Fables de la Fontaine dans la nouveauté de ouvrages. Ainsi ce fut l'impression que l'Eneïde faisoit sur tout le monde, ce furent les larmes que les femmes verserent en la lisant, qui l'a firent approuver comme un Poëme excellent. Cette approbation s'étoit déja changée en admiration dès le tems de Quintilien, qui écrivoit environ quatre vingt-dix ans après Virgile. Juvenal, contemporain de Quintilien, nous aprend que de son tems, on saisoit déja lire aux enfans dans les Ecoles Horace & Virgile.

Dum modo non pereat totidem olfecisse lucernas.
Quot stabant pueri cum totus decolor esset
Flaccus & haereret nigro fuligo Maroni.

Cette admiration a toujours été en augmentant. Cinq cens ans après Virgile & dans un siécle où le Latin étoit encore la langue vulgaire, on parloit de ce Poëte avec autant de vénération que les personnes les plus prévenues de son mérite en peuvent parler aujourd'hui. Les institutes de Justinien, le plus respecté des livres prophanes, nous apprennent que les Romains entendoient parler de Virgile toutes les fois qu'ils disoient le Poëte par excellence, comme les Grecs entendoient parler d'Homere toutes les fois qu'ils usoient de la même expression. Cum Poetam dicimus nec addimus nomen, subauditur apud Graecos egregius Homerus, apud nos Virgilius.

Virgile ne doit donc pas sa réputation aux Traducteurs ni aux Commentateurs. Il étoit admité avant que d'avoir eu besoin d'être traduit, & c'est au suc [269] cès de ses vers qu'il doit ses premiers Commentateurs. Quand Macrobe & Servius le commentérent ou l'expliquérent dans le quatriéme siécle, suivant l'opinion la plus probale, ils ne pouvoient gueres lui donner de plus grands éloges que ceux qu'il recevoit du public. Ces éloges auroient été démentis par tout le monde, puisque le Latin étoit encore la langue vulgaire de ceux pour qui Servius & Macrobe écrivoient. On peut dire la même chose d'Eustathius, d'Asconius Pedianus, de Donat, d'Acron & des autres Commentateurs anciens, qui publioient leurs Commentaires quand on parloit encore la langue de l'Auteur Grec ou Latin, l'objet de leurs veilles.

Enfin tous les peuples nouveaux qui se sont formés en Europe après la destruction de l'Empire Romain par les Barbares, ont pris leur estime pour Virgile de la même maniére que les Contemporains de ce Poëte l'avoient prise. Ces peuples différents les uns des autres par la langue, par la religion par les moeurs, se sont réunis dans le sentiment de vénération pour Virgile, dès qu'ils ont commencé à se polir, dès qu'ils ont été capables de l'entendre. Ils n'ont pas trouvé l'Eneïde un Poëme excellent, parce qu'on leur eut dit au Collége qu'il le falloit admirer. Ils n'en avoient pas encore. Mais parce qu'ils ont trouvé ce Poëme excellent dans la lecture, ils ont tous été d'avis de faire de son étude une partie de l'éducation savante de leurs enfans.

Il en est de même des autres Poëtes célébres dans l'antiquité. Ils ont composé dans la langue vulgaire de leur pays, & leurs prémiers approbateurs ont donné un suffrage qui n'étoit pas sujet à erreur. Depuis l'établissement des nouveaux peuples qui habitent aujourd'hui l'Europe, aucune nation n'a préferé aux ouvrages de ces Poëtes, les Poëmes composés en sa propre langue. Toutes les personnes qui entendent les Poësies des Anciens, tombent d'accord dans le Nord comme dans le Midi de l'Europe, dans les pays Catholiques comme dans les pays Protestants, qu'ils en sont plus touchés & plus épris que des [270] Poësies composées dans leur langue naturelle. Voudroit-on supposer que tous les habiles Gens qui vivent ou qui ont vécu depuis que ces nations se sont polies, ayent conspiré de mentir au desavantage de leurs Concitoyens, dont la plûpart morts dès long- tems ne leur étoient connus que par leur ouvrages, & cela pour faire honneur à des Auteurs Grecs & Romains qui n'étoient pas en état de leurs savoir gré de cette prévarication. Les personnes dont je parle, ne sauroient s'être trompées de bonne foi, puisque c'étoit de leur propre sentiment qu'elles rendoient compte. Le nombre de ceux qui ont parlé autrement est si petit, qu'il ne mérite pas d'exception. Or s'il peut y avoir quelque question sur le mérite & sur l'excellence d'un Poëme, elle doit être décidée par l'impression qu'il a faite sur tous les Hommes qui l'auront lû durant vingt siécles.

L'Esprit Philosophique qui n'est autre chose que la raison fortifiée par la réflexion & par l'expérience & dont le nom seul auroit été nouveau pour les Anciens, est excellent pour composer des livres qui enseignent à ne point faire de fautes en écrivant, il est excellent pour mettre en évidence celles qu'aura faites un Auteur, mais il aprend mal à juger d'un Poëme en général. Les beautés qui en font le plus grand mérite, se sentent mieux qu'elles ne se connoissent par la régle & par le compas. Quintilien n'avoit pas calculé les bévuës ni discuté en détail les fautes réelles & rélatives des Ecrivains, dont il a porté un jugement adopté par les siécles & par les nations. C'est par l'impression qu'ils font sur les lecteurs, que ce grand homme les définit, & le public qui en juge par la même voye, a toujours été de son avis.

Enfin dans les choses qui sont du ressort du sentiment, comme le mérite d'un Poëme, l'émotion de tous les hommes qui l'ont lû & qui le lisent, leur vénération pour l'ouvrage, sont ce qu'est une démonstration en Géométrie. Or c'est sur la foi de cette démonstration que les peuples se sont entêtés de Virgile & de quelques autres Poëtes. Ainsi [271] les hommes ne changeront point d'opinion sur ce point là, que la machine humaine ne soit changée. Les Poëmes de ces Auteurs leur paroîtront des ouvrages d'un mérite médiocre, quand leurs organes seront assez altérés pour leur faire trouver le sucre amér, & le jus d'absinthe doux. Ils répondront aux Critiques sans entrer en discussion de leurs remarques, qu'ils reconnoissent déja des fautes dans les Poëmes qu'ils admiroient, & qu'ils ne changeront pas de sentiment, parce qu'ils y verront quelques fautes de plus. Ils répondront que les compatriotes de ces grands hommes devoient connoître dans leurs ouvrages bien des fautes que nous ne sommes plus capables aujourd'hui de remarquer. Ces ouvrages étoient écrits en langue vulgaire, & ces compatriotes savoient une infinité de choses dont la mémoire s'est perdue, lesquelles devoient donner lieu à plusieurs Critiques bien fondées. Cependant ils ont admiré ces Ecrivains illustres autant que nous. Que nos Critiques se bornent donc à écrire contre ceux des Commentateurs qui voudroient ériger en beautés ces fautes, dont il est toujours un grand nombre dans les meilleurs ouvrages. Les Anciens ne doivent pas être plus responsables de leurs puérilités, qu'une belle femme doit être responsable des extravagances que la passion feroit faire à des adorateurs qu'elle ne connoîtroit pas.

Le public est en possession de laisser discuter aux Savants les raisonnements qui concluent contre son expérience, & de s'en tenir à ce qu'il fait certainement par voye de sentiment. Son propre sentiment, confirmé par celui des autres, le persuade suffisanment que tous ces raisonnemens doivent être faux, & il demeure tranquillement dans sa persuasion en attendant que quelqu'un se donne la peine d'en faire voir l'erreur méthodiquement. Un Médecin homme d'esprit & grand Dialecticien fait un livre pour établir que dans notre pays & sous notre climat, les légumes & les poissons sont un aliment aussi sain que la chair des animaux. Il pose méthodiquement les principes. Ses raisonnements sont bien tournés, [272] & ils paroissent conclants. Cependant ils ne persuadent personne. Chacun, sans se mettre en peine de démêler la source de son erreur, le condamne sur sa propre expérience, qui lui aprend sensiblement que dans notre pays la chair des animaux est une nourriture plus aisée & plus saine que les poissons & les légumes. Les hommes savent bien qu'il est plus aisé d'éblouir leur esprit que de tromper leur sentiment.

Défendre un sentiment établi, c'est faire un livre dont le sujet n'excite guerres la curiosité des contemporains. Si l'Auteur écrit mal, personne n'en parle. S'il écrit bien, on dit qu'il a exposé assez sensément ce qu'on savoit déja. Attaquer le sentiment établi, c'est se faire d'abord un Auteur distingué. Ce n'est donc pas d'aujourd'hui que les gens de Lettres ont tâché de s'acquerir, en contredisant les opinions reçues, la réputation d'hommes qui avoient des vuës supérieures & qui étoient nés pour donner le ton à leur siécle, & non pour le recevoir de lui. Ainsi toutes les opinions établies dans la littérature ont déja été attaquées plusieurs fois. Il n'y a point d'Auteurs célébres que quelque Critique n'ait entrepris de dégrader, & nous avons vû même soûtenir que Virgile n'avoit point fait l'Enéïde, & que Tacite n'avoit point écrit l'Histoire & les Annales qui sont sous son nom. Tout ce qu'on peut dire contre la réputation des bons ouvrages de l'antiquité a été écrit, ou du moins il a été pensé. Mais ils demeurent toujours entre les mains des hommes. Ils ne sont pas plus exposés à être dégradés qu'à périr comme une partie d'eux-mêmes périt dans les dévastations des Barbares. L'impression en a trop multiplié les exemplaires, & quand l'Europe seroit boulversée au point qu'il n'y en restat plus, les Bibliothéques qui sont dans les Colonies des Européens établis en Amérique & dans le fond de l'Asie, conserveroient à la postérité ces monuments prétieux.

Je reviens aux Critiques. Quand nous remarquons des défauts dans un livre reconnu générale [273] ment pour un livre excellent, il ne faut donc pas penser que nous soyons les premiers dont les yeux ayent été ouverts. Peut-être les idées qui nous viennent alors, sont-elles déja venuës à bien d'autres qui dans un premier mouvement auroient voulu pouvoir les publier le jour même pour desabuser incessamment le monde de ses vieilles erreurs. Un peu de réflexion leur a fait différer d'attaquer encore sitôt le sentiment général qui leur paroissoit une pure prévention, & un peu de méditation leur a fait comprendre qu'ils ne s'étoient cru plus clairvoyants que les autres, que parce qu'ils n'étoient pas encore assez éclairés. Ils ont conçu que le monde avoit raison de penser comme il pensoit depuis plusieurs siécles, que si la réputation des Anciens pouvoit être affoiblie, il y avoit déja long-tems que le flambeau du tems l'avoit fait diminuer, en un mot que leur zéle étoit un zéle inconsidéré. Un jeune homme qui entre dans un emploi considérable, débute par blâmer l'administration de son prédécesseur. Il ne sauroit comprendre que le monde l'ait loué, & il se promet d'empêcher le mal & de procurer le bien, mieux que lui. Les mauvais succès de ses tentatives, l'ordre qu'îl avoit imaginé dans son cabinet, les lumieres que donne l'expérience & qu'elle seule peut donner, lui font bientôt connoître que son prédécesseur s'étoit bien conduit & que le monde avoit raison de le louër. De même nos prémiéres méditations nous revoltent quelquefois contre les opinions que nous trouvons établies dans la république des Lettres, mais des réflexions plus sensées sur la maniére dont ces opinions se sont établies, des lumieres plus étenduës & plus distinctes sur ce que les hommes sont capables de faire, notre expérience enfin nous rameinent nous-mêmes à ces opinions. Un Peintre François de vingt ans, qui arrive à Rome pour étudier, ne voit pas d'abord dans les ouvrages de Raphaël un mérite digne de leur réputation. Il est quelque fois assez leger pour dire son sentiment, mais un an après & lorsqu'un peu de réflexion l'a ramené lui-même à l'opinion géné [274] rale, il est bien fâché de l'avoir fait. C'est parce qu'on n'est pas assez éclairé qu'on s'écarte quelques fois de l'opinion commune dans ces choses, dont le mérite peut être connu par tous les hommes. Nihil est pejus iis qui paululum aliquid ultra primas litteras progressi, falsam sibi scientiae persuasionem induerunt.


SECTION XXXV.
De l'idée que ceux qui n'entendent point les écrits des Anciens dans les originaux, s'en doivent former.

QUant à ceux qui n'entendent point les langues dans lesquelles les Poëtes, les Orateurs & même les Historiens de l'Antiquité ont écrit, ils sont incapables de juger par eux mêmes de leur excellence, & s'ils veulent avoir une juste idée du mérite de ces ouvrages, il faut qu'ils la prennent sur le raport des personnes qui entendent ces langues & qui les ont entenduës. Les hommes ne sauroient bien juger d'un objet dès qu'ils ne le connoissent point par le raport du sens destiné pour le connoître. Nous ne saurions bien juger de la saveur d'une liqueur qu'après l'avoir goûtée, ni de l'excellence d'un air de violon qu'après l'avoir entendu. Or le Poëme dont nous n'entendons point la langue, ne sauroit nous être connu par le raport du sens destiné pour en juger. Nous ne saurions discerner son mérite par la voye du sentiment, qui est ce sixiéme sens dont nous avons parlé. C'est à lui qu'il apartient de connoître si l'objet qu'on nous presente est un objet touchant & capable de nous attacher, comme il apartient à l'oreille de juger si les sons plaisent, & au palais si la saveur est agréable.

Tous les discours des Critiques ne mettent pas mieux celui qui n'entend pas le Latin au fait du mérite des Odes d'Horace, que le raport des qualités d'une liqueur dont nous n'aurions jamais goûté, nous mettroit au fait de la saveur de cette liqueur. [275] Rien ne sauroit suppléer le raport du sens destiné à juger de la chose dont il s'agit, & les idées que nous pouvons nous en former sur les discours & fur les raisonnements des autres, ressemblent aux idées qu'un aveugle né, peut s'être formées des couleurs. Ce sont les idées que l'homme qui n'auroit jamais été malade peut s'être faites de la fiévre ou de la colique.

Or comme celui qui n'a pas entendu un air, n'est pas reçu à en disputer l'excellence à ceux qui l'ont entendu, comme celui qui n'a jamais eu la fiévre n'est point admis à contester sur l'impression que fait cette maladie, avec ceux qui ont eu la fiévre, de même celui qui ne sait pas la langue dans laquelle un Poëte a écrit, ne doit pas être reçu à disputer contre ceux qui l'entendent, de son mérite, & de l'Impression qu'il fait. Disputer du mérite d'un Poëte & de sa supériorité sur les autres Poëtes, n'est-ce pas disputer de l'impression que leurs Poësies font sur les lecteurs, & de l'émotion qu'elles causent? N'est-ce pas disputer de la vérité d'un fait naturel, sur laquelle les hommes croiront toûjours plusieurs témoins occulaires, uniformes dans leur rapport, préférablement à tous ceux qui voudront en contester la possibilité par des raisonnements métaphysiques.

Dès que ceux qui n'entendent pas la langue dont un Poëte s'est servi, ne sont point capables de porter par eux-mêmes un jugement sur son mérite & sur sa classe, n'est-il pas plus raisonnable qu'ils adoptent le sentiment de ceux qui l'ont entendu, & de ceux qui l'entendent encore, que d'épouser le sentiment de deux ou trois Critiques qui assurent que le Poëme ne fait pas sur eux l'impression que tous les autres hommes disent qu'ils sentent en le lisant. Je ne mets ici en ligne de compte que le sentiment des Critiques, car on doit compter pour rien les analises & les discussions en une matiére qui ne doit pas être décidée par voye de raisonnement. Or ces Critiques qui disent que les Poëmes des Anciens ne font pas sur eux l'impression qu'ils font sur le reste des [276] hommes, sont un contre cent mille. Ecouteroit-on un Sophiste qui voudroit prouver que ceux qui sentent du plaisir à boire du vin, ont le goût corrompu, & qui fortifieroit ses raisonnements par l'exemple de cinq ou six personnes qui l'ont en horreur? Ceux qui sont capables d'entendre les Anciens & qui en sont dégoûtez, sont en aussi petit nombre par rapport à ceux qui en sont épris, que les hommes qui ont de l'aversion naturelle pour le vin; sont en petit nombre par rapport aux autres. Car il ne faut pas se laisser éblouïr aux discours artificieux des Contempteurs des Anciens, qui veulent associer a leurs dégoûts, les Savants qui ont remarqué des fautes dans les plus beaux ouvrages de l'Antiquité. Ces Messieurs habiles dans l'art de falsifier la vérité sans mentir, veulent nous faire acroire que ces Savants sont de leur parti. Ils ont raison en un sens de le faire. Dans les questions qui gissent en fait, comme est celle de savoir si la lecture d'un Poëme intéresse beaucoup ou si elle n'intéresse pas, le monde juge comme les Tribunaux ont coûtume de juger, c'est-à-dire, qu'il prononce toûjours en faveur de cent témoins qui déposent avoir vû le fait, au mépris de tous les raisonnements d'un petit nombre de personnes qui disent qu'elles ne l'ont point vû & qui le soûtiennent même impossible. Mais les Contempteurs des Anciens ne sont en droit de reclamer comme des gens de leur Secte, que ceux des Critiques qui ont avancé que les Anciens ne dévoient qu'à de vieilles erreurs & à des préjugez grossiers, une réputation dont leurs fautes les rendent indignes. On feroit en deux lignes le catalogue de ces Critiques, & des volumes entiers suffiroient à peine pour faire le catalogue des Critiques du goût opposé. En vérité, pour braver un consentement si général, pour donner le démenti à tant de siécles passés, & même au nôtre, il faut croire que le monde ne fait que sortir de l'enfance & que nous sommes la prémiére race d'hommes raisonnables que la terre ait encore portée.

Mais, dira-t'on, des traductions faites par des [277] Ecrivains savants & habiles, ne mettent-elles point, par exemple, ceux qui n'entendent pas le Latin en état de juger par eux mêmes & par voye de sentiment, de l'Enéïde de Virgile?

Je tombe d'accord que l'Enéïde de Virgile en François tombe, pour ainsi dire, sous le même sens qui auroit jugé du Poëme original, mais l'Enéïde en François n'est plus le même Poëme que l'Enéïde en Latin. Une grande partie du mérite d'un Poëme Grec ou Latin, consiste dans le rythme & dans l'harmonie des vers, & ces beautés très sensibles dans les originaux ne sauroient être, pour ainsi dire, transplantées dans une traduction Françoise. Virgile lui-même ne pourroit pas le faire, d'autant que notre langue n'est pas susceptible de ces beautés, autant que la langue Latine, comme nous l'avons exposé dans la prémiere partie de cet ouvrage. En second lieu, la Poësie du stile dont nous avons encore parlé fort au long dans cette prémiere partie, & qui décide presque entiérement du succès d'un Poëme, est si défigurée dans la meilleure traduction qu'elle n'y est presque plus reconnoissable.

Il est toujours difficile de traduire avec pureté, comme avec fidélité, un Auteur, même celui qui ne fait que raconter des faits, & dont le stile est le plus simple, principalement quand cet Ecrivain a composé dans une langue plus favorable pour s'exprimer, que la langue dans laquelle on entreprend de le traduire. Il est donc très difficile de traduire en François tous les Ecrivains qui ont composé en Grec & en Latin: Nous en avons déja allégué les raisons. Qu'on juge donc s'il est possible de traduire le stile figuré des Poëtes qui ont écrit en Grec & en Latin, sans énerver la vigueur de ce stile, & sans le dépouiller de ses plus grands agréments.

Ou le traducteur se donne la liberté de changer les figures & d'en substituer d'autres qui sont en usage dans sa langue, à la place de celles dont son Auteur s'est servi, ou bien il traduit mot à mot ces figures, & il conserve dans la copie les mêmes images qu'elles présentent dans l'original. Si le tradu [278] cteur change les figures, ce n'est plus l'Auteur original, c'est le traducteur qui nous parle. Voilà un grand déchet quand même, ce qui n'arrive guerre, le traducteur auroit autant d'esprit & de génie que l'Auteur qu'il traduit.

On exprime toujours mieux son idée qu'on n'exprime l'idée d'autrui. D'ailleurs il est très rare que les figures qu'on regarde comme rélatives en deux langues, y puissent avoir précisement la même valeur. Il peut encore arriver qu'elles n'ayent pas la même noblesse, quand elles auroient la valeur. Par exemple, pour dire une chose impossible aux efforts humains, les Latins disoient, arracher la massue à Hercule, & nous disons en François, prendre la Lune avec les dents: La figure Latine est-elle bien rendue par cet figure Françoise?

Le déchet est du moins aussi grand pour le Poëme, quand son traducteur en veut rendre les figures mot pour mot. En premier lieu le traducteur ne sauroit rendre les mots avec précision, sans être obligé de coudre souvent à un mot qu'il traduit, des Epithétes pour en restraindre ou pour en étendre la signification. Les mots que la nécessité fait regarder comme synonimes ou comme relatifs en Latin & en François, n'ont pas toujours la même propriété ni la même étendue de signification, & c'est souvent cette propriété qui fait la précision de l'expression, & le mérite de la figure dont le Poëte s'est servi. On traduit ordinairement en François le mot d'Herus par celui de Maître, quoique le mot François n'ait pas le sens précis du mot Latin, qui signifie proprement le maître par raport à son esclave. Il faut même quelque fois que le traducteur employe une périphrase entiére pour bien rendre le sens d'un seul mot, ce qui fait traîner l'expression & rend la phrase languissante dans la version, de vive qu'elle étoit dans l'original. Il en est d'une phrase de Virgile comme d'une figure de Raphaël. Alterez tant soit peu le contour de Raphaël, vous ôtez l'énergie à son expression & la noblesse à sa tête. De même pour peu que l'expression de Virgile [279] soit altérée, sa phrase ne dit plus si bien la même chose. On ne retouve plus dans la copie l'expression de l'original. Quoique le mot d'Empereur soit dérivé de celui d'Imperator, ne sommes nous pas obligés par l'étendue differente de la signification de ces deux mots, d'employer souvent une périphrase pour marquer précisement en quel sens nous usons du mot d'Empereur, en traduisant Imperator. Des Traducteurs excellents ont choisi même quelque fois d'employer dans la phrase Françoise le mot Latin d'Imperator.

Un mot qui aura précisement la même signification dans les deux langues, ne peut-il pas encore, quand il est considéré comme simple son, & pris indépendament de l'idée, laquelle y est attachée, se trouver plus noble en une langue qu'en une autre langue, de maniére que l'on rencontrera un mot bas dans une phrase de la traduction où l'Auteur avoit mis un beau mot dans l'original? Le mot de Renaud est-t-il aussi beau en François que Rinaldo l'est en Italien? Titus ne sonne-t-il qas mieux que Tite?

Les mots traduits d'une langue en une autre langue peuvent encore y devenir moins nobles & y souffrir pour ainsi dire, du déchet, par raport à l'idée attachée au mot. Celui d'Hospes ne pert-il pas une partie de la dignité qu'il a en Latin, où il signifie un homme lié avec un autre par l'amitié la plus intime, un homme lié avec un autre jusqu'à pouvoir user de la maison de son ami comme de la sienne propre, quand on le rend en François par le mot d'Hoste, qui signifie communément celui qui loge les autres, ou qui loge chez les autres à prix d'argent? Il en est des mots comme des hommes. Pour imprimer de la vénération, il ne leur suffit pas de se montrer quelquefois dans des fonctions ou dans des significations honorables, il faut aussi qu'ils ne se presentent jamais dans des fonctions viles ou dans des significations basses.

En second lieu, supposant que le Traducteur soit venu à bout de rendre la figure Latine dans toute sa [280] force, il arrive très souvent que cette figure ne fait pas sur nous la même impression qu'elle faisoit sar les Romains, pour qui le Poëme a été composé. Nous n'avons qu'une connoissance très imparfaite des choses dont la figure sera empruntée. Quand même nous en avons pleine connoissance, il se trouve que par des raisons que je vais exposer, nous n'avons pas pour ces choses le même goût qu'avoient les Romains, & l'image qui les remet sous nos yeux ne peut nous affecter comme elle les affectoit.

Ainsi les figures empruntées des armes & des machines de guerre des Anciens, ne sauroient faire sur nous la même impression qu'elles faisoient sur eux. Les figures tirées d'un combat de Gladiateurs, peuvent-elles frapper un François qui ne connoît guerre, ou du moins qui ne vit jamais les combats de l'Amphithéatre, ainsi qu'elles affectoient un Romain épris de ces spectacles ausquels il assistoit plusieurs fois en un mois? Croyons nous que les figures empruntées de l'Orchestre, des choeurs & des danses de l'Opera, affectassent ceux qui ne virent jamais ce spectacle, ainsi qu'elles affectent ceux qui vont à l'Opera toutes les semaines? La figure, Manger son pain à l'ombre de son figuier, doit-elle faire sur nous la même impression qu'elle faisoit sur un Syrien presque toujours persecuté par un soleil ardent, & qui plusieurs fois avoit trouvé du plaisir à se reposer à l'ombre des grandes feuilles de cet arbre, le meilleur abri de tous ceux que peuvent donner les arbres des plaines de son pays? Les peuples Septentrionaux peuvent-ils être aussi sensibles à toutes les autres figures qui peignent la douceur de l'ombre & de la fraicheur, que les peuples qui habitent des pays chauds, & pour lesquels toutes ces images furent inventées? Virgile & les autres Poëtes anciens auroient employé des figures d'un goût opposé, s'ils eussent écrit pour les nations Hyperborées. Au lieu de tirer la plûpart de leurs métaphores d'un ruisseau dont l'eau fraiche desaltére le Voyageur, ou d'un bouquet de bois qui donne [281] ombrage délitieux aux bords d'une fontaine, ils les auroient empruntées d'un poësie ou des effets du vin & des liqueurs spiritueuses. Ils auroient peint le plaisir vis que sent un homme pénétré du froid, en s'approchant du feu, ou bien le plaisir plus lent mais plus doux qu'il éprouve en se couvrant d'une fourure. Nous sommes bien plus sensibles à la peinture des plaisirs que nous éprouvons tous les jours, qu'à la peinture des plaisirs que nous n'avons jamais goûtés, ou que nous avons goutés rarement, & que nous ne regrettons guerre. Indifférents & sans goût pour le plaisir même que nous ne souhaittons pas, nous ne pouvons être affectés vivement par sa peinture, fut elle faite par Virgile. Quel attrait peuvent avoir pour bien des personnes des nations du Nord qui ne burent jamais une goute d'eau pure, & qui ne connoissent que par imagination le plaisir décrit parle Poëte, les vers delà cinquiéme Eglogue de Virgile, qui font une image si pleine d'attrait pour les peuples des pays chauds?

Quale sopor fessis in gramine, quale per aestum
Dulcis aquae saliente sitim restinguere rivo.

C'est la destinée de la plûpart des images dont les Poëtes anciens se sont servis judicieusement pour intéresser leurs Compatriotes & leurs Contemporains. Une image noble dans un pays, est encore une image basse dans un autre. Telle est l'image que fait un Poëte Grec d'un animal qui dans son pays étoit bien fait & qui avoit le poil luisant, au lieu qu'il est vilain dans le nôtre. Un animal que nous ne voyons jamais que couvert pauvrement & abandonné à la populace pour la servir dans les ouvrages les plus vils, sert ailleurs de monture aux personnes principales de la Nation, & souvent il paroît couvert d'or & de broderies. Voici, par exemple, ce qu'écrit un Missionnaire sur l'opinion qu'on a des Asnes en certaines contrées des Indes Orientales. On trouve ici des Asnes comme en Europe. Vous ne vous imagineriés pas Madame, que nous avons ici une Caste en [282] tiere qui prétend décendre en droite ligne d'un Asne, & qui s'en fait honneur. Vous me direz que la Caste doit être des plus basses. Point du tout, c'est celle du Roi même. Devroit-on juger sur nos idées un Poëte de ce pays-là qu'on auroit traduit en François. Si nous n'avions vû d'autres chevaux que ceux-des paysans de l'Isle de France, serions nous affectez ainsi que nous le sommes par toutes les figures dont le cheval est le sujet. Mais, dira-t-on, il faut passer au Poëte à qui l'on fait le procès sur une traduction, toutes les figures & toutes les prosopopées fondées sur les moeurs & sur les usages de son pays. Voilà en premier lieu ce qu'on ne fait pas. Je ne pense pas que ce soit par prévarication, & j'accuse seulement les Critiques de n'avoir point assez de connoissance des moeurs & des usages des différents peuples, pour juger quelles figures ils autorisent ou n'autorisent pas dans un certain Poëte. En second lieu, ces figures ne sont pas seulement excusables, elles sont belles dans l'original.

Enfin qu'on interroge ceux qui savent écrire en Latin & en François. Ils répondront que l'énergie d'une phrase & l'effet d'une figure tiennent si bien, pour ainsi dire, aux mots de la langue dans laquelle on a inventé & composé, qu'ils ne sauroient euxmêmes se traduire à leur gré, ni donner le tour original à leurs propres pensées, en les mettant de François en Latin, & encore moins quand ils les mettent de Latin en François. Les images & les traits perdent toujours quelque chose quand on les transplante de la langue en laquelle ils sont nés.

Nous avons des traductions de Virgile & d'Horace aussi bonnes que des traductions peuvént l'être. Tous ceux cependant qui entendent le Latin ne se lassent point de dire que ces versions ne donnent pas l'idée du mérite des originaux, & leur déposition est encore confirmée par l'expérience générale de ceux qui se laissent guider aux attraits des livres dans le choix de leurs lectures. Ceux qui savent le Latin ne sauroient se rassasier de lire Horace & Virgile, tandis que ceux qui ne peuvent lire ces Poë [283] tes que dans les traductions, y trouvent un plaisir si médiocre qu'ils ont besoin de se faire effort pour achever la lecture de l'Enéïde. Ils ne se peuvent lasser d'admirer qu'on lise les originaux avec tant de plaisir. D'un autre côté ceux qui sont surpris que des ouvrages dont la lecture les charme, dégoûte ceux qui les lisent dans des traductions, ont autant de tort que les prémiers. Les uns & les autres devroient faire réflexion que ceux qui lisent les Odes d'Horace en François, ne lisent pas les mêmes Poësies que ceux qui lisent les Odes d'Horace en Latin. Ma réflexion est d'autant plus vraie, qu'on ne sauroit aprendre une langue sans aprendre en même tems plusieurs choses des moeurs & des usages du peuple qui la parloit, ce qui donne une intelligence des figures & de la Poësie du stile d'un Auteur que ne peuvent avoir ceux qui n'ont pas ces lumiéres.

Pourquoi les François lisent-ils avec si peu de goût les traductions de l'Arioste & du Tasse, quoique la lecture du Roland furieux, & de la Jerusalem delivrée, charme avec raison tous les François qui savent assez bien la langue Italienne pour entendre ces Poëmes sans peine. Pourquoi la même personne qui aura lû six fois les Oeuvres de Racine ne sauroit-elle achever la lecture d'une traduction de l'Enéïde, quoi que ceux qui savent le Latin ayent lû dix fois le Poëme de Virgile, s'ils ont lû trois fois les Tragédies du Poëte François? C'est qu'il est de l'essence de toute traduction de rendre aussi mal les plus grandes beautés d'un poëme, qu'elle rend fidélement les défauts du plan & des caractéres. S'il est permis de parler ainsi, le mérite des choses est presque toujours identifié avec le mérite de l'expression dans la Poësie.

Ceux qui lisent pour s'instruire, ne perdent que l'agrément du stile de l'historien en le lisant dans une bonne traduction. Le mérite principal de l'historien ne consiste pas comme celui du Poëte, à nous intéresser, & le stile de l'historien n'est pas même la seule chose qui nous intéresse dans son ouvrage. Les événements importants nous atta [284] chent pour eux-mêmes, & la vérité seule leur donne du pathétique. Le mérite principal de l'histoire est d'enrichir notre mémoire, & de former notre jugement, Mais le mérite principal de la Poësie consiste à nous toucher. C'est l'attrait de l'émotion qui fait lire un Poëme. Ainsi tout le plus grand mérite d'un Poëme nous échape quand nous n'entendons pas les mots choisis par le Poëte, & quand nous ne les voyons point dans l'ordre où il les avoit arrangés pour plaire à l'oreille, & pour former des images capables de remuer le coeur.

En effet qu'on change les mots des deux vers de Racine que nous avons déja cités.

Enchaisner un captif de ses fers étonné
Contre un joug qui lui plaît vainement mutiné.

Et qu'on dise en conservant la figure. Mettre des fers à un prisonuier de guerre qui en est surpris & qui fait en vain le mutin contre un joug plaisant pour lui, on ôte à ces vers l'harmonie & la Poësie du stile. La même figure ne forme plus la même image. On barbouille pour ainsi dire, la peinture que les vers de Racine offrent, dès qu'on dérange ses termes & qu'on substitue la définition du mot à la place du mot. Que ceux qui auroient encore besoin de se convaincre à quel point un mot mis pour un autre, énerve la vigueur d'une phrase, qui même ne sort pas de la langue où elle a été composée, lisent le vingt-troisiéme chapitre de la Poëtique d'Aristote.

Ceux qui traduisent en François les Poëtes Grecs & Latins, sont réduits à faire bien d'autres altérations dans les expressions de leur original, que celles que j'ai faites dàns les vers de Phédre. Les plus capables & les plus laborieux se dégoûtent des efforts infructueux qu'ils tentent pour rendre leurs traductions aussi énergiques que l'original où ils sentent une force & une précision qu'ils ne peuvent venir à bout de mettre dans leur copie. [285] Ils se laissent abbatre enfin au génie de notre langue, & ils se soûmettent à la destinée des traductions après avoir lutté contre durant un tems.

Dès qu'on ne retrouve plus dans une traduction les mots choisis par l'Auteur, ni l'arrangement où il les avoit placés pour plaire à l'oreille & pour émouvoir le coeur, on peut dire que juger d'un Poëme en général sur sa version, c'est vouloir juger du tableau d'un grand maître, vanté principalement pour son coloris, sur une Estampe où le trait de son dessein seroit encore corrompu. Un Poëme perd dans la traduction l'harmonie & le nombre que je compare au coloris d'un tableau. Il y perd la Poësie du stile que je compare au dessein & à l'expression. Une traduction est une Estampe où rien ne demeure du tableau original que l'ordonnance & l'attitude des figures. Encore y est elle altérée.

Juger d'un Poëme sur la traduction & sur les critiques, c'est donc juger d'une chose destinée à tomber sous un sens sans la connoître par ce sens là. Mais se faire l'idée d'un Poëme sur ce que les Personnes capables de l'entendre en sa langue, déposent unaniment de l'impression qu'il fait sur elles, c'est la meilleure maniére d'en juger quand nous ne l'entendons pas. Rien n'est plus raisonnable que de supposer que l'objet feroit sur nous la même impression qu'il fait sur eux, si nous étions susceptibles de cette impression autant qu'eux. Ecouteroit-on un homme qui voudroit prouver par de beaux raisonnements, que le tableau des Nopces de Cana de Paul Véronése qu'il n'auroit pas vû, ne sauroit plaire autant que le disent ceux qui l'ont vû, parce qu'il est impossible qu'un tableau plaise lorsqu'il y a dans la composition Poëtique d'un ouvrage autant de défauts qu'on en peut compter dans le tableau de Paul Véronése. On diroit au Critique d'aller voir le tableau, & l'on s'en tiendroit au raport uniforme de tous ceux qui l'ont vû & qui assurent qu'il les a charmez malgré ses défauts. En effet le raport uniforme des sens des autres hommes, est après le ra [286] port de nos propres sens, la vove la plus certaine que nous ayons pour juger du mérite des choses qui tombent sous le sentiment. Les hommes le savent bien & l'on n'ébranlera jamais la foi humaine, ou l'opinion prise sur le raport uniforme des sens des autres. On ne sauroit donc sans une témérité inexcusable, dire d'un Poëme qu'on n'entend point, que l'opinion que les hommes ont de son excellence, n'est qu'un préjugé d'éducation fondé sur des applaudissements qui, à remonter jusqu'aux premiers suffrages, ne sont la plûpart que des échos les uns des autres, & c'est être encore plus téméraire que de composer l'histoire imaginaire de ce préjugé.


SECTION XXXVI.
Des erreurs de ceux qui jugent d'un Poëme sur une traduction & sur les remarques des Critiques.

QUe penserions nous d'un Anglois, supposé qu'il en fut un assez leger pour cela, que penserions nous, dis-je, d'un Anglois qui sans entendre un mot de François feroit le procés au Cid sur la traduction de Rutter, & qui le termineroit en prononçant qu'il faut attribuer l'affection des François pour l'original, aux préventions de l'enfance? Nous connoissons les défauts du Cid encore mieux que vous, lui dirions nous, mais vous ne pouvez pas sentir aussi-bien que nous les beautés qui nous le font aimer avec ses défauts. On diroit enfin à ce Juge téméraire tout ce que fait dire la persuasion fondée sur le sentiment, quand on ne sauroit trouver assez tôt les raisons & les termes propres pour réfuter méthodiquement des propositions de l'erreur, desquelles nous sommes bien assurés. Il est difficile qu'il n'échape alors des choses dures aux personnes les plus modérées. Or tous ceux qui ont apris le Grec & l'Anglois, savent bien qu'un Poëte Grec qu'on traduit en François, perd beaucoup plus de son mérite qu'un Poëte François qu'on traduit en Anglois.

[287] Tous les jugements & tous les paralelles qu'on peut faire sur les Poëmes qu'on ne connoît que par les traductions & par les dissertations des Critiques, conduisent infailliblement à des conclusions fausses. Supposons, par exemple, que la Pucelle & le Cid soient traduits en Polonois, & qu'un Savant de Cracovie, après avoir lû ces traductions, juge de ces deux Poëmes par voye d'examen & de discussion. Supposons qu'après avoir fait méthodiquement le procès au plan, aux moeurs, aux caractéres & à la vrai-semblance des événements, soit dans l'ordre naturel, soit dans l'ordre surnaturel, il les aprétie, certainement il décidera en faveur de la Pucelle; qui se trouvera dans cette opération, un Poëme plus régulier & moins deffectueux en son genre que le Cid ne l'est dans le sien. Si nous supposons encore que ce Polonois raisonneur vienne à bout de persuader à ses compatriotes qu'on est capable de juger d'un Poëme dont on n'entend point la langue, après en avoir lû la traduction & la critique, ils ne manqueront pas de prononcer que Chapelain est un meilleur Poëte que le grand Corneille. Ils nous traiteront de gens esclaves des préjugez, parce que nous ne nous rendrons pas à leur décision. Que penser d'une procédure laquelle aboutit à de pareils jugements?


SECTION XXXVII.
Des défauts que nous croyons voir dans les Poëmes des Anciens.

QUant à ces défauts que nous croyons voir dans les Poëmes des Anciens, & que déja nous comptons par nos doits, il peut bien être vray que souvent nous nous trompions en imputant au Poëte des fautes qu'il n'a pas faites. Par exemple, quand Homére composa son Iliade, il n'écrivoit pas une fable inventée à plaisir, & qui lui laissat la liberté de forger à son gré les caractéres de ses Héros, de donner aux évenements le succès [288] qu'il lui plairoit, & d'embellir certains faits par toutes les circonstances nobles qu'il auroit pû imaginer. Homére décrivoit en Poëte environ cent cinquante ans après l'événement, c'est l'opinion la plus reçue, quelques incidents d'une guerre que les Grecs avoient faite réélement, & dont la tradition étoit encore récente. Le Poëte a vû des hommes qui avoient ouï parler de ses Héros à des personnes lesquelles avoient vécu avec eux. Comme Poëte, Homére a dû traiter les événements autrement qu'un simple historien. Il a dû y jetter le merveilleux compatible avec la vrai-semblance, suivant la religion de son tems. Il a dû les embellir par des fictions, & faire en un mot tout ce qu'Aristote le louë d'avoir fait. Mais Homére, en qualité de citoyen & d'historien, a souvent été obligé de conformer ses récits à la notoriété publique.

Nous voyons par l'exemple de nos Ancêtres, & par ce qui se pratique encore aujourd'hui dans le Nord de l'Europe & dans une partie de l'Amérique, que les premiers monuments historiques que les nations posent pour conserver la mémoire des événements passés, & pour exciter les hommes aux vertus les plus nécessaires dans les sociétés naissantes, sont des Poësies. Les peuples encore grossiers composent donc des espéces de cantiques pour célébrer les louänges de ceux de leurs compatriotes qui se sont rendus dignes d'être imités, & ils les chantent en plusieurs occasions. Ciceron nous apprend que même après Numa, les Romains étoient dans le même usage. Ils chantoient à table de ces cantiques composés à la louänge des hommes illustres.

Les Grecs ont eu des commencements pareils à ceux des autres peuples, & ils ont été une société naissante avant que d'être une nation polie. Leurs premiers historiens ont été des Poëtes. Strabon nous apprend même que Cadmus, Phérécides & Hécateus, les premiers qui écrivirent en prose, ne retrancherent de leur stile que la mesure des vers. L'histoire s'est sentie chez les Grecs pendant plusieurs siécles de son origine. La plûpart de ceux qui [289] dans la suite l'écrivirent en prose, conserverent la Poësie du stile, & ils garderent même durant long-tems la liberté de jetter du merveilleux dans les événements. Graecis historiis plerumque Poëticae similis inest licentia. Homére n'est pas de ces premiers faiseurs de cantiques dont j'ai parlé. Il n'est venu qu'après eux.

Post hos insignis Homerus
Tirtoeusque mares animos in Martia bella
Versibus exacuit.

Mais on étoit encore accoûtumé de son tems, à regarder les Poësies comme des monuments historiques. Homére auroit donc été blâmé s'il avoit changé certains caractéres, ou s'il avoit altéré certains événements connus, & sur tout s'il avoit obmis dans ses dénombrements, ceux qui véritablement y parurent. Il est aisé de se figurer les plaintes de leurs décendants contre le Poëte.

Tacite raconte que les Allemands chantoient, dans le tems où il écrivoit les Annales, les exploits d'Arminius mort quatre vingt ans auparavant. Etoit-il libre aux Auteurs de ces Cantiques Cherusques, d'aller contre la vérité des faits connus, & de supposer par exemple, pour faire plus d'honneur au Héros, qu'Arminius n'eust jamais prêté serment de fidélité aux Aigles Romaines qu'il abbatit? Lorsque ces Poëtes auront parlé de son entrevuë sur les bords du Weser avec son frere Flavius, qui servoit dans les troupes Romaines, auront-ils pû lui faire finir le pour-parler avec décence & avec gravité, quand le Général des Allemands & l'Officier des Romains en étoient venus aux injures en présence des armées des deux nations, disposées d'en venir aux coups, ce qui seroit arrivé sans le fleuve qui les séparoit?

Prenons un exemple qui nous frappe encore davantage. Nous avons des historiens & des annalistes que nous lisons quand nous voulons nous instruire de la vérité des faits, & nous ne cherchons [290] que de l'agrément dans la lecture de nos Poëtes. Croyons nous cependant que Chapelain qui écrivit son Poëme de la Pucelle autant d'années environ après l'événement qu'il chantoit, que les Grecs en comptoient depuis la prise de Troye jusqu'aux tems où Homére composa son Iliade? Croyons nous, dis-je, que Chapelain fut le maître de traiter & d'embellir à son gré le caractére de ses acteurs principaux? Pouvoit-il faire d'Agnés Sorel une fille violente & sanguinaire, ou une personne sans élévation d'esprit & qui auroit conseillé à Charles VII. de vivre avec elle dans l'obscurité? A-t'il pû donner à ce Prince le caractére connu du Comte de Dunois? A-t'il pû changer à son plaisir, les événements des combats & des siéges? A-t'il pû taire certaines circonstances connues de son action, qui font peu d'honneur à Charles VII. La tradition se fut soûlevée contre lui. D'ailleurs, comme nous l'avons exposé dans la premiére Partie de cet ouvrage, rien ne détruit plus la vrai-semblance, qui est l'ame de la fiction, que de voir la fiction démentie par des faits généralement connus.

Si les Héros d'Homére ne se battent pas en duel aussi-tôt qu'ils se sont querellés, c'est qu'ils n'avoient pas pris les loix sur le point d'honneur, des Gots ni de leurs pareils. Les Grecs & les Romains qui ont vécu avant la corruption de leurs nations, avoient encore moins de peur de la mort que les Anglois, mais ils pensoient qu'une injure dite sans fondement ne deshonnoroit que celui qui la proféroit. Si l'injure contenoit un reproche fondé, ils pensoient que celui qui l'avoit essuyée, n'avoit d'autre voye de réparer son honneur que celle de se corriger. Les peuples polis ne s'étoient pas encore avisez qu'un combat singulier, dont le hazard, ou tout au plus l'escrime, qu'ils regardoient comme l'art de leurs esclaves, doit décider, fut un bon moyen de se justifier sur un reproche, qui souvent ne touche pas à la bravoure. L'avantage qu'on y remporte prouve seulement qu'on est meilleur Gladiateur que son adversaire, mais non-pas qu'on soit exempt du vice [291] dont on peut avoir été taxé. Fut-ce la peur qui empêcha César & Caton de se voir sur le pré après que César eut sacrifié en plein Senat le billet galand de la Soeur de Caton? La maniére dont l'un & l'autre arrivérent à la mort, montre assés qu'ils ne la craignoient guére. Je ne me souviens point d'avoir lû dans l'histoire Grecque ou Romaine rien qui ressemble aux duels Gothiques, hors un incident arrivé aux Jeux funébres que Scipion l'Afriquain donna sous les murs de la nouvelle Carthage en l'honneur de son pere & de son oncle. Tous deux avoient perdu la vie dans les guerres d'Espagne. Tite Live raconte que les Champions ne furent pas des Gladiateurs ordinaires pris chés le marchands, mais des Barbares dont peut-être Scipion étoit bien aise de se défaire, & qui se battirent l'un contre l'autre par différents motifs. Quelques-uns, dit l'historien, étoient convenus de terminer leurs disputes & leurs procès à coups d'épée. Les Grecs & les Romains, si passionnés pour la gloire, ne s'imaginérent jamais qu'il fut honteux au citoyen d'attendre sa vengeance de l'autorité publique. Il étoit reservé à ces peuples que la misére feroit sortir un jour des neiges du Nord, de croire que le meilleur Champion devoit être necessairement le plus honête homme, & qu'une Société où l'honneur obligeroit les citoyens à vanger eux-mêmes à main armée leurs injures, ou vrayes ou prétenduës, pouvoit mériter le nom d'Etat. Si Quinault ne fait pas tirer l'épée à Phaëton dans la conversation qu'il lui fait avoir avec Epaphus, c'est qu'il introduit sur la Scéne deux Egyptiens & non-pas deux Gots ou deux Vandales.

La prévention où la plûpart des hommes sont pour leur tems & pour leur nation, est donc une source féconde en mauvaises remarques comme en mauvais jugements. Ils prennént ce qui s'y fait pour la régle de ce qui se doit faire par tout, & de ce qui auroit dû se faire toûjours. Cependant il n'y a qu'un petit nombre d'usages, & même un petit nombre de vices & de vertus qui ayent été loüés ou blâmez dans tous les tems & dans tous les pays. [292] Or les Poëtes ont raison de pratiquer ce que Quintilien conseille aux Orateurs, c'est de tirer leurs avantages des idées de ceux pour lesquels ils composent, & de s'y conformer. Plurimum refert qui sint audientium mores, quae publice recepta persuasio. Ainsi nous devons nous transformer en ceux pour qui le Poëme fut écrit, si nous voulons juger sainement de ses images, de ses figures & de ses sentimens. Le Parthe qui s'éloigne à bride abbatue après n'avoir pas réussi dans une prémiére charge pour prendre mieux son tems & pour ne pas s'exposer sans fruit aux traits d'un ennemi qui ne plie point, ne doit point être regardé comme coupable de lâcheté, parce que cette maniére de combattre étoit autorisée par la discipline militaire des Parthes, fondée sur l'idée qu'ils avoient de la fureur & de la valeur véritable. Les anciens Germains, si renommés pour leur bravoure, croyoient aussi que c'étoit prudence & non-point lâcheté que de fuir dans l'occasion pour revenir à la charge plus à propos. Cedere loco dum rursus instes magis consilii quam formidinis arbitrantur.

Nous avons vû blâmer Homére d'avoir décrit avec goût les Jardins du Roi Alcinoüs, semblable, disoit-on, à celui d'un bon vigneron des environs de Paris. Mais supposé que cela fut vrai, imaginer un Jardin merveilleux, c'est la tâche de l'Architecte. Le faire planter à grands frais, c'est, si l'on veut, le mérite du Prince. La profession du Poëte est de bien décrire ceux que les hommes de son tems savent faire. Homére est un aussi grand Artisan dans la description qu'il fait des Jardins d'Alcinoüs, que s'il avoit décrit ceux de Versailles.

Après avoir reproché aux Poëtes anciens d'avoir rempli leurs vers d'objets communs & d'images sans noblesse, on se croit encore fort modéré quand on veut bien rejetter la faute qu'ils n'ont pas commise, sur le siécle où ils ont vécu, & les plaindre d'être venus en des tems grossiers.

La maniére dont nous vivons avec nos chevaux, s'il est permis de parler ainsi, nous revolte contre [293] les discours que les Poëtes leur font adresser par des hommes. Nous ne saurions souffrir que le maître leur parle à peu près comme un Chasseur parle à son chien couchant. Mais ces discours étoient convenables dans un Poëme écrit pour être lû par des peuples chez qui le cheval étoit en quelque façon un animal commensal de son maître. Ces discours devoient plaire à des gens qui supposoient dans les animaux un dégré de connoissance que nous ne leur accordons pas, & qui plusieurs fois en avoient tenu de pareils à leurs chevaux. Si l'opinion qui donne aux bêtes une raison presque humaine est fausse ou non, ce n'est point l'affaire du Poëte. Un Poëte n'est pas fait pour purger son siécle des erreurs de Physique, Son ouvrage est de faire des peintures fidelles des moeurs & des usages de son pays, pour rendre son imitation la plus approchante du vraisemblable qu'il lui est possible. Homére par cet endroit là même qui le fait blâmer ici, plairoit encore à plusieurs peuples de l'Asie & de l'Afrique, qui n'ont point changé la maniére ancienne de gouverner leurs chevaux, non-plus que beaucoup d'autres usages.

Voici ce que dit Boesbeck, Ambassadeur de l'Empereur Ferdinand I. auprès du Grand Seigneur Soliman II. sur la maniére dont on traite les Chevaux en Bithynie, pays très voisin des Colonies Grecques de l'Asie, & contrée limitrophe de la Phrygie, où étoit la patrie de ce Hector qu'on voudroit faire interdire pour avoir parlé aux siens. J'observai dans la Bithynie que tout le monde, & même les Paysans y traittent leurs poulains avec humanité, qu'ils les caressent comme on fait les enfans, lorsqu'ils veulent leur faire faire quelque chose, & qu'ils leur laissent la liberté d'aller & de venir par toute la maison. Volontiers, ils les feroient mettre à table avec eux. Les Palefremiers gouvernent les chevaux avec la même douceur. C'est en les flatant, c'est presque en les haranguant qu'ils les conduisent, & jamais ils ne les batent qu'à l'extrémité. Aussi les chevaux se prennent d'amitié pour les hommes, & il est très rare d'ex trouver qui ruent on qui soient vitieux en aucune ma [294] niére. En nos contrées ils sont nourris bien différenment. Nos palefreniers n'entrent jamais dans l'écurie sans tempêter contre eux, & ils ne croiroient point les avoir bien pensés s'ils ne leur avoient pas donné cent coups à propos de rien, traitement qui leur fait craindre & hair les hommes. Les Turcs font encore aprendre aux chevaux à se mettre à genou, afin qu'on puisse monter dessus plus aisément. Ils leur montrent à ramasser à terre avec les dents, un bâton ou un sabre pour le presenter au cavalier, & ils mettent des anneaux d'argent au nés de ceux qui sont dressés à faire ce manége, comme une distinction & une récompense de leur docilité. J'en ai vû d'instruits à demeurer dans la même place sans que personne les tint, après que le cavalier avoit mis pié à terre, & d'autres faire seuls le manége & obéir à tous les commandements que leur faisoit un Ecuyer qui se tenoit à une assez grande distance. Les miens, ajoute Boesbeck quelques lignes après, me donnent tous les soirs un passe tems singulier. On les tire dans la cour, & celui que j'appelle par son nom, me regarde fixement en hannissant. Nous avens fait connoissance par le moyen de quelques côtes de melon que je vais moi même leur mettre dans la bouche. Il est bien à croire que cela ne s'étoit point fait sans que l'Ambassadeur eut tenu à ses chevaux des propos capables de le bien faire réprimander par nos Censeurs.

Il n'y a personne dans la République de Lettres qui n'ait oui parler de Monsieur le Chevalier d'Arvieux, si fameux par ses voyages, par ses emplois & par son érudition Orientale. On ne me reprochera point de citer des témoins récusables pour montrer que bien des Asiatiques parlent encore à leurs chevaux, comme Hector parloit aux siens en Asie. Monsieur le Chevalier d'Arvieux après avoir discouru fort au long dans le chapitre onziéme de sa Relation, des moeurs & des coûtumes des Arabes, de la docilité, où s'il est permis de parler ainsi, de la débonnaireté de leurs chevaux, & de l'humanité avec laquelle leurs maîtres les traitent, ajoute: Un Marchand de Marseille qui residoit à Rama, [295] étoit ainsi en société pour une cavalle avec un Arabe. Cette cavalle appellée Touysse, outre sa beauté, sa jeunesse & son prix de douze cens êcus, êtoit de cette prémiére race noble. Ce Marchand avoit sa généalogie & tous les quartiers de pere & de mere de sa filiation à remonter jusqu'à cinq cens ans d'ancienneté, le tout prouvé par des actes publics faits en la forme que j'ai dite. Abrahim, c'est le nom de l'Arabe, alloit souvent à Rama pour savoir des nouvelles de cette cavalle qu'il aimoit chérement. J'ai eu plusieurs fois d le plaisir de le voir pleurer de tendresse en l'embrassant & en la caressant. Il la baisoit, il lui essuioit ses yeux avec son mouchoir. Il la frotoit avec les manches de sa chemise, il lui donnoit mille bénédictions durant des heures entiéres qu'il raisonnoit avec elle. Mes yeux, lui disoit-il, mon ame, mon coeur, faut-il que je sois assez malheureux pour t'avoir venduë à tant de maîtres, & pour ne te point garder avec moi. Je suis pauvre, ma Gazelle, tu le sçais bien. Ma mignone, je t'ai élevée dans ma maison comme ma fille, je ne t'ai jamais grondée ni batuë, je t'ai caressée de mon mieux. Dieu te conserve ma bien aimée. Tu es belle, tu es douce, tu es aimable, Dieu te preserve du regard des envieux, & mille autres semblables discours. Il l'embraissoit alors, & sortoit à reculons en lui disant des adieux fort tendres. Cela me fait souvenir d'un Arabe de Tunis où je fus envoyé pour l'exécution d'un traité de paix, qui ne voulut pas nous livrer une cavalle que nous avions acheptée pour les Haras du Roi. Quand il eut mis l'argent dans le sac il jetta les yeux sur sa cavalle & se mit à pleurer. Sera-t-il possible, dit-il, qu'après t'avoir élevée dans ma maison avec tant de soin, & qu'après avoir exigé de toi tant de service, je te livre en eselavage chez les Francs pour ta recompense? Non je n'en ferai rien, ma migogne. La dessus il jetta l'argent sur la table, embrassa & baisa sa cavalle, & la ramena chez lui. Les Relations des pays Orientaux sont remplies de semblables histoires. Mais quoi, l'on ne croit point par tout, & l'on n'a pas cru toujours que les bêtes ne fussent que des machines. C'est une des décou [296] vertes que la nouvelle Philosophie a faites, il faut l'avouër, sans le secours de l'expérience, & par la voye seule du raisonnement. On sait son progrès. Je n'en dirai pas davantage.

Il ne suffit pas de savoir bien écrire pour faire des critiques judicieuses des Poësies des anciens & des étrangers, il faudroit encore avoir connoissance des choses dont ils ont parlé. Ce qui étoit ordinaire de leur tems, ce qui est commun dans leur patrie, peut payoître blesser la vraisemblance & la raison à des censeurs qui ne connoissent que leur tems & leur pays. Claudien est si surpris que les Mules obéissent à la voix du Muletier, qu'il croit qu'on en puisse tirer un argument pour prouver la fable d'Orphée.

Miraris si voce feras placaverit Orpheus
Cum pronas pecudes Gallica verba regant.

Il semble que Claudien auroit eu peine à croire une chose à laquelle les Provenceaux ne daignent pas faire attention, s'il ne fut jamais sorti de l'Egypte, où l'on croit qu'il étoit né. Peut-être ses compatriotes l'auront-il repris de pécher contre la vraisemblance.


SECTION XXXVIII.
Que les remarques des Critiques ne font point abandonner la lecture des Poëmes, & qu'on ne la quitte que pour lire des Poëmes meilleurs si l'on vient à en faire.

QUoi qu'il en soit de ces fautes, que les Critiques passez ont trouvées, & que les Critiques à venir decouvriront dans les écrits des Anciens, elles n'en feront point abandonner la lecture. On continuera de les lire & de les admirer, à moins que les Poëtes posterieurs ne produisent quelque chose de meilleur. Ce ne furent point des [297] Critiques Géométriques qui dégoûterent nos ayeux des Poësies de Ronsard, & qui leur en firent abandonner la lecture, mais bien des Poësies plus intéressantes que celles de Ronsard. Ce sont les Comédies de Moliere qui nous ont dégoûté de celles de Scarron & des autres Poëtes qui l'avoient précédé, mais non des livres écrits pour mettre en évidence les défauts de ces piéces. Lorsqu'il paroît des Poësies meilleures que celles qui peuvent être déja entre les mains du public, il n'est pas nécessaire que les Critiques viennent l'avertir de quitter le bon pour prendre le meilleur. Le monde n'a pas besoin d'êtres éclairé sur le mérite de deux Poëmes, comme sur le mérite de deux systémes de Philosophie. Il fait le discernement & il juge des Poëmes à l'aide du sentiment, bien mieux que les Critiques ne le peuvent faire avec leurs régles. Qu'on fasse donc un Poëme meilleur que l'Enéïde, si l'on veut diminuer l'admiration que les hommes ont pour cet ouvrage, & si l'on prétend lui enlever ses lecteurs. Qu'on s'éléve plus haut que Virgile & que ses pareils, non-point comme ce Roitelet qui se mit sur le dos de l'Aigle pour prendre son essort quand l'oiseau de Jupiter seroit las, afin de pouvoir lui reprocher ensuite que ses aisles le portoient plus haut que lui. Qu'on le fasse en volant de ses propres aisles.

Qu'on choisisse donc dans l'histoire moderne un sujet neuf où l'on ne puisse pas se prévaloir des inventions ni des phrases Poëtiques des Anciens, mais où il faille tirer de son génie la Poësie du stile & toute la fiction. Qu'on fasse un Poëme Epique de la destruction de la Ligue par Henri IV. dont la conversion de ce Prince, suivie de la reduction de Paris, seroit naturellement le dénoument. Un homme capable par les forces de son génie, d'être un grand Poëte, & qui pourroit tirer de son propre fonds toutes les beautés nécessaires pour soûtenir une grande fiction, trouveroit mieux son compte à traiter un pareil sujet dans lequel il n'auroit point à éviter de le rencontrer avec personne, qu'à manier des sujets de la fable ou de l'histoire Gréque & Romai [298] ne. Au lieu d'emprunter des Heros aux Grecs & aux Latins, qu'on ose donc en faire de nos Rois & de nos Princes.

Homére n'a pas chanté les combats des Ethiopiens ni des Egyptiens, mais ceux de ses Compatriotes. Virgile & Lucain ont pris leurs sujets dans l'histoire Romaine. Qu'on ose donc chanter les choses que nous avons sous les yeux, comme sont nos combats, nos fêtes & nos cérémonies. Qu'on bous donne des descriptions Poëtiques des bâtimens, des fleuves & des pays que nous voyons tous les jours, & dont nous puissions confronter, pour ainsi dire, l'original avec l'imitation. Avec quelle noblesse & quel pathétique Virgile auroit-il traité une aparition de Saint Louis à Henri IV. la veille de la bataille d'Yvri, quand ce Prince, l'honneur descendants de ce Saint Roi, faisoit encore profession de la confession de foi de Genéve? Avec quelle élégance auroit-il dépeint les vertus en habit de fête, ouvrant à ce bon Roi les portes de la Ville de Paris? L'intérêt que tout le monde prendroit à ce sujet par différents motifs, seroit un garent assuré de l'attention du public sur l'ouvrage. Mais les raisons que nous avons exposées dans ccs Réflexions & l'expérience du passé, montrent suffisanment que la possibilité de faire un Poëme Epique François meilleur que l'Enéïde, n'est qu'une possibilité Métaphisique, & telle qu'est la possibilité d'ébranler la terre en donnant un point fixe hors du globe.

Tandis qu'on ne fera pas mieux, ni même aussibien que les Anciens, les hommes continueront de les lire & de les admirer, & cette vénération ira toujours en augmentant à mesure que les siécles s'écouleront, sans qu'il paroisse personne qui ait pû les atteindre. Nous n'estimons pas leurs ouvrages pour avoir été produits en certains siécles, ce sont certains siécles que nous révérons pour avoir donné le jour à ces ouvrages. Nous n'admirons pas l'Iliade, l'Enéïde & quelques autres écrits, parce qu'ils sont faits depuis long tems, mais parce que nous les trouvons admirables en les lisant, parce que tous [299] les hommes qui les ont entendus, les ont admirés dans tous les tems. Enfin parce que plusieurs siécles se sont écoulés sans que personne ait égalé leurs Auteurs en ce genre d'écrire.


SECTION XXXIX.
Qu'il est des professions où le succès dépend plus du génie que du secours que l'art peut donner, & d'autres où le succès dépend davantage du secours de l'art. Il seroit ridicule d'inférer qu'un siécle surpasse un autre siécle dans les professions du premier genre, parce qu'il le surpasse dans les Professions du second genre.

IL ne faut pas entendre de tous les Ecrivains de l'antiquité ce que je dis ici des Poëtes, des Historiens & des Orateurs excellents. Par exemple, ceux des livres des Anciens qui sont écrits sur des sciences dont le mérite consiste dans la multitude des connoissances, ne l'emportent pas sur ceux que les Modernes ont écrit touchant ces mêmes sciences. Je serai même aussi peu surpris qu'un homme qui auroit pris son idée du mérite des Anciens sur leurs ouvrages de Physique, de Botanique, de Géographie & d'Astronomie, n'admire point l'étendue de leurs connoissances, que je suis peu surpris de voir l'homme qui a formé son idée du mérite des v Anciens, sur leurs ouvrages d'histoire, d'éloquence & de Poësie, rempli de vénération pour eux. Les Anciens ignoroient dans les sciences que j'ai citées, bien des choses que nous savons, & par la démangeaison naturelle aux hommes de porter leurs décisions plus loin que leurs lumiéres distinctes, ils sont tombés comme je l'ai déja dit, dans une infinité d'erreurs.

Ainsi l'Astronome d'aujourd'hui sait mieux que Ptolomée tout ce que savoit Ptolomée, & il sait encore toutes les découvertes qui le sont faites depuis les Antonins, soit à l'aide des voyages, soit à [300] l'aide des Lunettes de longue vuë. Ptolomée, s'il revenoit au monde, se feroit élever à l'observatoire. Il en est de même des Anatomistes, des Navigateurs, des Botanistes & de tous ceux qui professent des Sciences dont le mérite consiste plus à savoir qu'à inventer, à connoître qu'à produire. Mais il est d'autres proféssions où les derniers venus n'ont pas le même avantage sur leurs prédecesseurs, parce que le progrés qu'on peut faire en ces sortes de professions, dépend plus du talent d'inventer & du génie naturel de celui qui les exerce, que de l'état de perfection où ces professions se trouvent lorsque l'homme qui les exerce fournit sa carriere. Ainsi l'homme qui est né avec le génie le plus heureux, est celui qui va plus loin que les autres dans ces professions, indépendenment du dégré de perfection où elles se trouvent lorsqu'il les exerce. Il lui suffit que la profession qu'il embrasse soit dé-ja réduite en art, & que la pratique de cet art ait une méthode. Il pourroit lui-même inventer l'art & disposer la méthode. La force de son génie, qui lui fait déviner & inventer un nombre infini de choses, lesquelles ne sont pas à portée des esprits ordinaires, lui donne plus d'avantage sur les esprits ordinaires qui professeront un jour le même art que lui après qu'il a été perfectionné, que ces esprits n'en pourront avoir sur lui, par la connoissance qu'ils auront des nouvelles découvertes & des nouvelles lumieres dont l'art se trouvera enrichi lorsqu'ils viendront à le professer à leur tour. Le secours que donne la perfection où l'art est arrivé, ne sauroit mener les esprits ordinaires aussi loin que la supériorité de lumieres & de vuës naturelles peut porter un homme de génie. Telles sont les professions du Peintre, du Poëte, du Général d'armée, du Musicien, de l'Orateur & même celle du Médecin. On devient grand Général & grand Orateur dès qu'on exerce ces professions avec le génie qui leur est propre, en quelque état qu'on puisse trouver l'art qui enseigne à les bien faire. Le mérite des ouvriers illustres & des grands hommes dans toutes les professions dont je viens de [301] parler, dépend principalement de la portion de génie qu'ils ont apportée en naissant, au lieu que le mérite du Botaniste, du Physicien, de l'Astronome & du Chymiste dépend principalement de l'état de perfection où les découvertes fortuites & le travail des autres ont porté la science qu'ils entreprennent de cultiver. L'histoire confirme ce que j'ai avancé ici sur toutes les professions qui dépendent principalement du génie.

Parmi les professions que j'ai citées comme ressortissantes principalement du génie, celle du Médecin paroît la plus dépendante de l'état où est la Médecine quand un certain homme vient à la professer. Cependant quand on entre dans le détail de cet art, on trouve que ses opérations sont encore plus dépendantes du génie, à proportion du quel chaque Médecin profite des connoissances des autres & de ses propres expériences, que de l'état où est la Médecine quand il la pratique.

Les trois parties de la Médecine sont la connoissance des maladies, celle des remédes & l'application du reméde convenable à la maladie qu'on veut guérir. Les découvertes qui se sont faites depuis Hippocrate dans l'Anatomie & dans la Chymie, facilitent beaucoup la connoissance des maladies. On connoît encore aujourd'hui une infinité de remédes dont Hippocrate n'entendit jamais parler, & dont le nombre surpasse de beaucoup celui des remédes qu'il connoissoit & que nous avons perdus. La Chymie a fourni une partie de ces remédes nouveaux, & nous devons l'autre aux régions qui ne sont connuës des Européens que depuis deux siécles. Nos Medecins conviennent néanmoins que les Aphorismes d'Hippocrate sont l'ouvrage d'un homme à tout prendre, plus habile que les Médecins d'aujourd'hui. Ils admirent sans prétendre les égaler, sa pratique & ses prédictions sur le cours & sur la conclusion des maladies, bien qu'il les fit avec moins de secours que les Médecins n'en ont présentement pour faire leurs prognostics. Aucun d'eux ne hésite quand on lui demande s'il n'aimeroit pas mieux être [302] traité par Hippocrate dans une maladie aigue, même en supposant les connoissances d'Hippocrate, bornées où elles l'étoient quand il écrivit, que par le plus habile Médecin qui soit aujourd'hui dans Paris ou dans Londres. Tous voudroient être remis entre les mains d'Hippocrate. C'est que le talent de discerner le temperament du malade, la nature de l'air, sa température présente, les symptomes du mal, ainsi que l'instinct qui fait choisir le reméde convenable & le moment de l'appliquer, dépendent du génie. Hippocrate étoit né avec un génie supérieur pour la Médecine, comme Homére étoit né avec un génie supérieur pour la Poësie, & ce génie lui donnoit plus d'avantage dans la pratique sur les Médecins modernes, que les nouvelles découvertes n'en donnent aux Médecins modernes sur Hippocrate.

On dit vulgairement que César s'il revenoit au monde, & qu'il vit les armes à feu & les fortifications à la moderne, seroit bien étonné. Il lui faudroit, ajoûte-t'on, recommencer son apprentissage, & le faire même assez long, avant qu'il fut capable de méner deux mille hommes à la guerre. En aucune façon, disoit le Marechal de Vauban, qui sen-toit d'autant-mieux la force du génie de César, que lui même il en avoit beaucoup. César auroit apris en six mois ce que nous savons, & dès qu'il auroit connu les armes dont on se sert pour attaquer, & celles dont on se sert pour se deffendre, dès qu'il auroit connu la nature des traits & celle des boucliers, son génie en sauroit faire des usages dont peut-être nous ne nous avisons point.

Quoique l'art de la Peinture renferme aujourd'hui une infinité d'observations & de connoissances qu'il ne renfermoint pas encore du tems de Raphaël, nous ne voyons pas cependant que nos Peintres l'égalent. Ainsi, supposé, que nous sachions quelque chose dans l'art de disposer le plan d'un Poëme, & de donner aux personnages des moéurs décentes que les Anciens ne sussent pas, ils n'auront pas laissé de nous surpasser, s'il est vrai qu'ils ayent eu plus de [303] génie que nous, d'autant-plus qu'il est certainement vrai que les langues dans lésquelles ils ont composé, étoient plus propres à la Poësie que les langues dans lesquelles nous composons. Nous ferons peut-être moins de fautes qu'eux, mais nous n'atteindrons pas au dégré d'excellence où il s'sont arrivés. Nos Eléves seront mieux instruits que les [...]gc , mais nos Artisans seront moins habiles. C'est parmi les Anciens, dit un des grands Poëtes d'Angleterre, & principalement parmi les Ecrivains des Pays qui sont à nôtre Orient, qu'on trouve ces génies [...]gd qui s'élévent au dessus des autres par les [...]ge d'un heureux naturel. Homére prend un essort que Virgile ne sauroit suivre. On trouve dans l'Ancien Testament des idées encore plus magnifiques & les expressions encore plus ravissantes que dans Homére. En effet, Monsieur Racine ne paroît plus grand Poëte dans Athalie que dans ses autres Tragédies, que parce que le sujet tiré de l'Ancien Testament, [...]gf d'orner ses vers des figures les plus [...]gg , & des images les plus pompeuses de l'Ecriture Sainte, au lieu qu'il n'en avoit pû faire usage que [...]gh sobrement dans ses piéces prophanes. On a ecouté avec respect le stile Oriental dans la bouche des personnages d'Athalie, & ce stile a charmé. Enfin, dit ailleurs l'Auteur Anglois que nous avons cité, non pouvons être plus exacts que les Anciens, mais nous ne saurions être aussi sublimes. Je ne [...]gi par quelle fatalité tous les grands Poëtes des nations modernes s'accordent à mettre ce que les Anciens ont composé si fort au dessus de ce qu'ils composent eux-mêmes. C'est même avouër qu'on est incapable d'écrire dans le goût des Anciens, que de tâcher de les rabaisser. Quintilien dit que Sénéque ne cessoit point de parler mal des grands hommes qui l'avoient précédé, parce qu'il voyoit bien que leurs ouvrages & les siens étoient d'un goût si différent qu'il falloit que les uns ou les autres déplussent à ses contemporains. Ces contemporains ne pourvoient point admirer les faux brillants & le stile [...]gj de pointes des écrits de Sénéque, qui annon [304] cerent la décadence des esprits, tandis qu'ils continueroient d'admirer le stile noble & naturel des anciens Ecrivains. Quos ille non destiterat incessere, cum diversi sibi conscius generis placere se in dicende posse iis quibus illi placerent diffideret.


FIN.




Kritischer Apparat

dv Unsichere Lesart

dw Unsichere Lesart

dx Unsichere Lesart

dy Unsichere Lesart

dz Unsichere Lesart

ea Unsichere Lesart

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gd Unsichere Lesart

ge Unsichere Lesart

gf Unsichere Lesart

gg Unsichere Lesart

gh Unsichere Lesart

gi Unsichere Lesart

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