Text

Crébillon: Catilina
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CATILINA,

TRAGEDIE.

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ACTE PREMIER.

SCENE PREMIERE.

CATILINA, LENTULUS.

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CATILINA


CESSE de t'effrayer du sort qui me menace,
Plus j'y vois de périls, plus je me sens d'audace;
Et l'approche du coup qui vous fait tous trembler,
Loin de la rallentir, sert à la redoubler.
Crois-moi, sois sans détour pour un ami qui t'aime,
Dans le fond de ton cœur je lis mieux que toi-même,
Lentulus, & le mien ne peut voir sans pitié
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Ce qu'un ambitieux coute à ton amitié.
Ce Tyran des Romains, l'amour de la Patrie,
Te trompe, & se déguise en frayeur pour ma vie.
Est-ce à moi d'abuser du panchant malheureux
Qui te fait une loi de tout ce que je veux?
Issu des Scipions, tu crains qu'à ta mémoire
On ne refuse un jour place dans leur histoire;
Et le rang de Préteur qui te lie au Sénat,
Trouble en un Conjuré le cœur du Magistrat.
Tu crains pour Rome enfin, voilà ce qui t'arrête,
Quand tu ne crois ici craindre que pour ma tête;
Va, de trop de remords je te vois combattu,
Pour te ravir l'honneur d'un retour de vertu.

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LENTULUS


Catilina, laissons un discours qui m'offense,
Tes soupçons sont toujours trop près de ta prudence:
A force de vouloir approfondir un cœur,
Un faux jour a souvent produit plus d'une erreur,
Et les plus éclairés ont peine à s'en défendre,
Mais un Chef de Parti ne doit point s'y méprendre.
D'entre les Conjurés distingue tes amis,
Et qu'un discours sans fard leur soit du moins permis;
De toutes les grandeurs qui feront ton partage,
Je ne t'ai demandé que ce seul avantage;
Laisse-m'en donc jouïr, mon amitié pour toi
N'a que trop signalé sa constance & sa foi.
Dis-moi, si ta fierté jusque-là peut descendre,
De tant d'excès affreux ce que tu peux prétendre.
Pouquoi faire égorger Nonius cette nuit,
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Et de ce meurtre enfin quel peut être le fruit?

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CATILINA


Celui d'épouvanter le premier téméraire
Qui de mes volontés secret dépositaire,
Osera comme lui balancer un moment,
Et s'exposer aux traits de mon ressentiment.
Lentulus, dans le fond, doit assez me connoître,
Pour croire que je n'ai sacrifié qu'un traître,
Et que ces cruautés qui lui font tant d'horreur,
Sont de ma politique, & non pas de mon cœur.
Ce qui semble forfait dans un homme ordinaire,
En un Chef de Parti prend un aspect contraire;
Vertueux ou méchant, au gré de son projet,
Il doit tout rapporter à cet unique objet.
Qu'il soit cru fourbe, ingrat, parjure, impitoyable,
Il sera toujours grand, s'il est impénétrable:
S'il est prompt à plier, ainsi qu'à tout oser,
Et qu'aux yeux du Public il sache en imposer.
Il doit se conformer aux mœurs de ses complices,
Porter jusqu'à l'excès les vertus & les vices,
Laisser de son renom le soin à ses succès;
Tel on déteste avant, que l'on adore après.
Je ne vois sous mes loix qu'un Parti redoutable,
A qui je dois me rendre encor plus formidable;
S'il ne se fût rempli que d'hommes vertueux,
Je n'aurois pas de peine à l'être encor plus qu'eux.
Hors Céthegus & toi, dignes de mon estime,
Le reste est un amas élevé dans le crime,
Qu'on ne peut contenir sans les faire trembler,
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Et qui n'aiment qu'autant qu'on sait leur ressembler.
Un Chef autorisé d'une juste puissance,
Soumet tout d'un coup d'œil à son obéissance;
Mais, dès qu'il est armé pour troubler un Etat,
Il trouve un compagnon dans le moindre soldat;
Et l'art de le soumettre exige un art suprême,
Plus difficile encor que la victoire même.

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LENTULUS


Songe à les subjuguer sans te rendre odieux.
Mais avant que le jour nous surprenne en ces lieux,
Au Temple de Tellus dis-moi ce qui t'appelle;
Son Grand-Prêtre Probus te sera-t-il fidelle?
Quoique rien en ce lieu ne borne son pouvoir,
Je ne sai si Probus remplira notre espoir.
Il est vrai qu'à ses soins nous devons cet asyle,
Dont il nous rend l'accès aussi sûr que facile;
Mais au nouveau Consul le Grand-Prêtre est lié
Par l'intérêt, le sang, l'orgueil, ou l'amitié:
Lorsqu'à des Conjurés ses pareils s'associent,
C'est par des trahisons que tous se justifient.
Aujourd'hui le Sénat doit s'assembler ici;
Ce n'est pas cependant mon plus cruel souci.
Je crains, je l'avoûrai, les fureurs de Fulvie,
Et je crains encor plus ton amour pour Tullie,
Fille d'un ennemi dangereux & jaloux,
De Cicéron enfin, l'objet de ton courroux.
Et, comment dans un cœur qu'un si grand soin entraîne,
Peux-tu concilier tant d'amour & de haine?
L'amour pour tes pareils auroit-il des appas?

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CATILINA


Ah! Si je le ressens, je n'y succombe pas.
Qu'un grand cœur soit épris d'une amoureuse flame,
C'est l'ouvrage des sens, non le foible de l'ame;
Mais, dès que par la gloire il peut être excité,
Cette ardeur n'a sur lui qu'un pouvoir limité.
C'est ainsi que le mien est épris de Tullie;
Ses graces, sa beauté, sa fiére modestie,
Tout m'en plaît, Lentulus; mais cette passion
Est moins amour en moi, qu'excès d'ambition.
Malgré tous les objets dont son orgueil se pare,
Tullie est ce que Rome eut jamais de plus rare;
Je vois, à son aspect, tout un peuple enchanté;
Et c'est de tant d'attraits le seul qui m'ait tenté.
Sans la foule des cœurs qui s'empressent pour elle,
Tullie à mes regards n'eût point paru si belle;
Mais je n'ai pu souffrir que quelque audacieux
Vînt m'enlever un bien qu'on croit si précieux.
Enfin je l'ai conquis, &, sans cette victoire,
Je croirois aujourd'hui que tout manque à ma gloire.
Ce n'est pas que l'amour en soit le seul objet;
Loin que de mes desseins il suspende l'effet,
Cette flamme où tu crois que tout mon cœur s'applique,
Est un fruit de ma haine, & de ma politique.
Si je rens Cicéron favorable à mes feux,
Rien ne peut désormais s'opposer à mes vœux.
Je tiendrai sous mes loix & la fille & le pére,
Et j'y verrai bientôt la République entiére.
Je sai que ce Consul me hait au fond du cœur,
Sans oser d'un refus insulter ma faveur.
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Il craint en moi le Peuple, & garde le silence:
Mais, tandis qu'entre nous Rome tient la balance,
J'ai cru devoir toujours poursuivre avec éclat
Un hymen qui le perd dans l'esprit du Sénat.
Au Temple de Tellus voilà ce qui m'appelle;
Probus, qu'à Cicéron je veux rendre infidelle,
M'y sert à ménager des Traités captieux,
Où, sans rien terminer, je les trompe tous deux.
Mais, loin de confier nos desseins au Grand-Prêtre,
De ses propre secrets je suis déjà le maître;
J'ai flatté son orgueil par le Pontificat;
J'ai parlé pour lui seul en public au Sénat;
Tandis que pour César, aidé de Servilie,
J'engageois Cicéron trompé par Césonie;
Enfin, Probus sait trop que s'il m'osoit trahir,
Il ne me faut qu'un mot pour le faire périr;
Même ici, par ses soins, je dois revoir Tullie.
Ne crains point cependant le courroux de Fulvie,
Son cœur fut trop à moi pour en redouter rien.

LENTULUS


Elle a trop pénétré l'artifice du tien
Pour ne se point venger de tant de perfidie;
Elle est femme, jalouse, imprudente, hardie,
Elle sait tout, bientôt nous serons découverts,
Et je n'entrevois plus que de tristes revers.
Que faisons nous dans Rome? Et sur quelle espérance,
Parmi tant d'ennemis, avoir tant d'assurance?
Contre César & toi, les clameurs de Caton
Ne cessent d'irriter Antoine & Cicéron.
|| [7]

Ces deux Consuls, tous deux amis de la Patrie,
Brulans de cet amour que tu nommes manie,
Peut-être trop instruits de nos desseins secrets,
Préviendront, d'un seul coup, ta haine & tes projets.
Déjà, de toutes parts, je vois grossir l'orage;
Crassus devient suspect, t'en faut-il davantage?
Et tu n'ignores pas que depuis plus d'un jour
Les lettres de Pompée annoncent son retour;
Que Pétréius suivi de nombreuses Cohortes,
Bientôt de Rome même occupera les portes:
César, dont le génie égale le grand cœur,
T'accuse d'imprudence, & de trop de lenteur.

CATILINA


Oui, je sai que César désire ma retraite,
Pour briguer au Sénat l'honneur de ma défaite,
Pour voir nos Légions marcher sous ses drapeaux,
Et pour profiter seul du fruit de mes travaux.
Mais, si le sort répond à l'espoir qui m'anime,
Je ferai de César ma premiére victime;
Il est trop jeune encor pour me donner la loi,
Et je n'en veux ici recevoir que de moi.
Qu'ai-je à craindre dans Rome où le Peuble m'adore,
Où je veux immoler ce Sénat que j'abhorre?
Le péril est égal ainsi que la fureur;
Et j'ai, de plus, sur eux ma gloire & ma valeur.
L'exemple de Silla n'a que trop fait connoître
Combien il est aisé de leur donner un maître;
Et ce Pompée enfin, si fameux aujourd'hui,
Tremblera devant moi, comme il fit devant lui.
|| [8]

Manlius avec nous toujours d'intelligence,
Aussi prompt que toi-même à servir ma vengeance,
Avec sa Légion doit joindre Célius,
Et Céson avec lui rejoindre Manlius.
Sunnon des fiers Gaulois le ministre fidelle
Qui les voit menacés d'une guerre nouvelle,
Habile à profiter de celle des Romains,
Doit de tout son pouvoir appuyer nos desseins.
Cesse de m'opposer une crainte frivole,
Dès demain je serai maître du Capitole.
C'est du haut de ces lieux que tenant Rome aux fers,
Je veux avec les Dieux partager l'Univers.
Rome! Je n'ai que trop fléchi sous ta puissance,
Mais je te punirai de mon obéissance.
Pardonne ce courroux à la noble fierté
D'un cœur né pour l'Empire, ou pour la Liberté.

LENTULUS


Ah! Je te reconnois à ce noble langage;
Rome même est trop peu pour un si grand courage.
Remplis ton sort, fais voir à l'Univers jaloux,
Qu'il ne devoit avoir d'autres maîtres que nous.
Adieu, Catilina, Probus vient, je te laisse.

CATILINA


Va, dis à Céthegus qu'il tienne sa promesse;
L'un & l'autre, en secret, daignez voir Manlius,
Et faites observer Fulvie & Curius.



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