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a an apres que vous m'avez eu fait l'honneur de m'escrire, vostre Lettre m'est
tombee entre les mains:
1 pour me faire cognoistre, à ce que ie crois, que le Ciel
est tres-iuste de nous retarder les honneurs qui sont pardessus nos merites. Ce
que je dis seulement àfin que l'annee qui s'est escoulee d'un mois de Mars à
l'autre, ne me soit point imputee, à quelque ma
nquement. Car je n'aurois pas
demeuré si longueme
nt à m'acquitter de mon devoir, & à tesmoigner le ressentiment
que j'ay de l'honneur que vous m'avez fait, si plustost j'eusse receu ce
gage de vostre bie
n-vueillance
a, & de l'estime que vous daignez de faire de ce
que j'escris. I'advouë que d'abord cette inesperee faveur m'a surpris, & comme
;؛; ;؛; 2v] nos yeux inacoustumez à une grande lumiere demeurent esblouïs,
quand tout à coup ils sont atteints des plus clairs rayons du Soleil: de mesme
je me suis de sorte trouvé confus
b d'une grace si gra
nde, & si peu attenduë que
j'ay eu peine a me persuader que ce ne fust un songe. Mais, & qui n'en eust
fait de mesme en receva
nt une lettre envoyee par un si grand nombre de Princes,
& de Princesses, de Seigneurs & de Dames, d'un pays tant eslogné de celuy de
ma demeure, seulement pour me tesmoigner l'estime qu'ils font de moy, & pour
me do
nner un lieu si honnorable en la plus Auguste & celebre Academie
2 de
l'Univers? Il est vray que lisant cette lettre, j'ay cent fois dementy mes yeux, &
me suis auta
nt de fois dema
ndé si le mal qui m'y est advenu depuis quelques
mois ne me la faisoit point veoir autrement qu'elle estoit escritte, & non pas
sans raison: car d'un costé ie voyois cet innocent ouvrage
3 de mes plus tendres
annees qui se presentoit devant mes yeux, tout tremblant de crainte & de doute
de soy mesme: & de l'autre j'oyois le favorable jugement qu'en faisoient des
personnes si relevees, d'une si eminente naissance pardessus le reste des hommes,
& d'une nation encore, de qui la valeur & le courage ayant dés longtemps
osté
c l'Empire aux Romains, dispute maintena
nt l'honneur des bonnes lettres
avec ;؛; ;؛; 3r] tous les plus sçavants de la terre. De sorte qu'avec raison, j'en
devois plustost craindre la censure qu'en attendre la loüange: Mais en cecy j'ay
esprouvé que veritableme
nt les Princes sont en terre les images vivantes des
Dieux; des Dieux, dis-je, desquels la grace previent tousiours le merite, puis
qu'il vous a pleu de devancer par les vostres, no
n seuleme
nt celuy de mes escrits,
mais de toutes mes espera
nces. Et cette creance m'est demeuree encore plus
entiere quand j'ay veu que pour vous rendre conformes à la faço
n de vivre de
mes Bergers, vous avez voulu prendre leurs noms & leurs habits, puisqu'Apollon
autresfois voulut bien garder les troupeaux d'Admete en cette qualité,
4 & que
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presque tous les autres Dieux ont bien aussi quitté le Ciel pour vivre parmy nos
Nymphes & nos Bergeres: & c'est bien veritablement à ce coup que je crois mon
Astree estre parvenuë à sa perfection. Puis que tant de grands esprits voulans
estre de sa bergerie, il est impossible qu'ils ne l'eslevent au plus haut degré ou
elle puisse jamais monter. Si bien qu'au lieu que je soulois auparavant estre en
doute des imperfections qui m'y estoient eschappees, maintenant asseuré de
Bergers & de Bergeres de telle valeur, je ne puis plus douter qu'à jamais elle ne
vive comme l'un des plus parfaits ouvrages des humains. Et en cette [;؛; ;؛; 3v]
consideration je vois que la perfectio
n de toute chose gist au retour qu'elle
d
doit faire à son principe, puisque dés le commencement mes Bergers & mes
Bergeres, ayans esté de gra
nds Princes & de grandes Princesses, de tres-illustres,
Seigneurs & Dames, maintenant vous leur redonnez le lustre que je leur
avois osté, moy en les faisant Bergers, & vous en les rendant de Bergers &
Bergeres, grands Princes & grandes Princesses, comme ils souloient estre. Puis
donc que cette perfection leur vient de vous, comme vostre ouvrage vous estes
tous obligez de le maintenir en l'honneur ou vous l'avez mis, & d'en faire vostre
fait propre contre ceux qui le voudro
nt ravaler du suprême honneur où vous
l'avez eslevé. Mais à tant de faveurs qu'il vous a pleu me faire, est-il possible,
que la derniere & plus necessaire pour m'acquitter de mon devoir me soit
maintenant desniee? Ie sçay que les Dieux ne se veule
nt point laisser veoir aux
yeux des mortels, & que l'imprudente Nymphe qui en eut la curiosité fut punie
par Iupiter selon son merite:
5 & que c'est peut-estre la raison pour laquelle vous
m'avez caché vos noms sous ceux de Bergers: mais je sçay bie
n aussi qu'Enee
obtint cette grace que sa mere luy osta la nuë des yeux qui l'empeschoit de
veoir les Dieux parmy les ruïnes d'Ilion.
6 Et pourquoy ne puis je esperer cette
[;؛; ;؛; 4r] faueur de ceux qui m'en ont desia fait de si grandes, afin que je
puisse dresser mes Autels, mes vœux, & mes sacrifices à ces Divinitez de la
terre, qui sont mes Dieux Tutelaires? I'espere cette grace de vous, & en l'attendant
pour ne retarder point d'avantage la recognoissance de ce que je vous dois,
j'imiteray ce gra
nd Empereur de qui la pieté dressa l'Autel au Dieu Incognu,
7
& sur cet Autel je sacrifieray mon obeïssance, en recevant le nom de Celadon
que vous me commandez de prendre, & en vous offrant non seuleme
nt cette
partie d'Astree
8 que vous me dema
ndez, mais tous mes escrits & toutes mes
pensees. Et je croy bien que ce n'a pas esté sans une bonne consideration, que
vous m'avez reservé le nom de Celadon parmy vous, non pas que je le merite
en la qualité que vous m'escrivez: mais parce que m'estant proposé, en la
personne de ce Berger, de faire veoir la plus pure & la plus veritable affection
qui fut jamais, il ne falloit pas aimer, honorer & reverer des personnes si
remarquables & si pleines de merite que vous estes, avec une moins entiere ny
moins parfaitte affection, que celle que ce nom emporte avec soy. Ie reiçoy donc
grands Princes & Princesses, ce tiltre honorable que vous me donnez, non
seulement pour joüyr sous le personnage de ce Berger, des fruits qui naistront
d'une conversation si douce & d'une A-[;؛; ;؛; 4v]cademie si celebre que la
vostre: Mais avec protestation que les services de cét Amant, ne furent jamais
plus devotieuseme
nt n'y plus fidelement rendus à sa Bergere, que vous en
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donneront à l'advenir ma fidelité & mon affection. Vous serez tous ensemble
mon Astrée, & je trouveray asseureme
nt dans vos perfections tant de suject
d'Amour, d'honneur, & de respect; que tout ce que Celadon endure dans mes
livres, & en papier pour son Astrée, je le souffriray en effect par le desir qui
ne mourra jamais en moy, de vous rendre à tous un tres-humble & perpetuel
service: si bien que desormais je n'auray point d'entretien plus doux que la
memoire de ce que je vous dois, & en cette pensee je ne dema
nderay plus à la
Renommee la recompense de mes ouvrages, puis que vous m'asseurez qu'ils
vous ont pleu, & cela sera cause que je m'efforceray de re
ndre telle la suitte de
ces actions boccageres qu'elle ne dementira point son commencement: afin
qu'elles ne diminuent rien du contentement que vous en avez receu. La suitte
que vous me dema
ndez va veoir le jour sous vostre protection, & ce seroit sous
vos noms si j'en avois la cognoissance.
9 Quand le bruit des canons cessera, &
que la douceur de la paix nous ostera l'espee de la main,
10 j'y remettray la
plume, pour donner le repos aux desirs de mes Bergers, & peut-estre à la
cu-[(;؛; ;؛; 5)r]riosité que cet ouvrage aura fait naistre en vous. Et cependant
si selon vos souhaits, mon eher Lignon, à l'imitation de ce fleuve amoureux
d'Aretuse,
11 se peut trouver un passage par les entrailles de la terre pour s'aller
rendre dans les lieux où se trouvent de si rares Bergers & Bergeres, je l'estimeray
infiniement heureux de couler parmy des Provinces si fortunees que celles où
de si grands Pasteurs commandent. Et ce sera bien alors, si j'ay jamais porté
envie à quelque bon-heur que je seray envieux du sien, où pour le moins de
n'estre point appellé, comme luy, auprés de vous, ausquels je jure par les
serments qui me sont les plus saints, & les plus inviolables, que si je suis jamais
si heureux que de cognoistre les veritables noms de ceux à qui j'ay une obligation
si estroitte, je n'espargneray ny mon sang, ny ma vie pour leur tesmoigner
que je suis,
Souverains Princes & Princesses, tres-Illustres Seigneurs & Dames.
e Vostre tres-humble, & tres-affectionnè serviteur.
Honoré Durfé .
eDe Chasteau-Morand
12 ce 10. Mars, 1625.