L’énigmatique Jacques de Fonteny
Écriture burlesque, jeu avec la norme, dissimulation, représentation explicite (la pastorale du Beau Pasteur publiée en 1587) et implicite (certaines allusions sexuelles des énigmes du manuscrit) de l’amour entre hommes, l’œuvre de Fonteny construit des machines herméneutiques et fantasmatiques sous forme d’énigmes, de jeux plus ou moins transgressifs et d’hypothèses esquissées que les lecteurs ont la charge de poursuivre...
Poète mineur, gravitant autour des auteurs du Cabinet satirique, il livre une œuvre hétéroclite où se mélangent énigmes burlesques et tragédies d’actualité, sonnets spirituels et traduction de lazzi de comédiens italiens : Jacques de Fonteny est un homme de lettres intrigant. À la suite de quelques études récentes qui ont montré l’intérêt du théâtre de Fonteny1, cette édition du Livre d’énigmes, procurée par Marie-Madeleine Fragonard et Gerhard F. Strasser qui a retrouvé le manuscrit, invite le lecteur à découvrir cet auteur, à s’étonner de son œuvre, à se laisser prendre au jeu sans fin de la quête du sens.
Entourage, réseaux et carrière de Jacques de Fonteny
Nous savons peu de choses de la vie de Jacques de Fonteny2. Il n’a guère laissé de traces dans les archives et dans la mémoire de ses contemporains ; les informations que délivrent ses œuvres, sont souvent vagues, partiales, obscures. Mais lorsqu’on les réunit, il est possible d’entrevoir la silhouette d’un homme de plume parisien de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle.
Le dernier poème des Esbats poétiques, premier recueil publié par Fonteny en 1587, livre le plus d’informations à son sujet3. Selon ses propres dires, Fonteny est issu d’une famille de lettrés dont certains auraient brillé au début du XVIe siècle sous le règne de François Ier. Jeune homme, il fait ses études au collège de Navarre, suivant en cela les traces de son père ; ses professeurs ont été, entre autres, Marc Valère et Gontier ; il avoue son admiration pour Arnoul de l’Isle, jeune docteur en médecine. Sa première publication, le recueil des Esbats poétiques, renvoie ainsi, en partie, à la petite société des collèges parisiens et notamment au collège de Navarre. On y voit que des poèmes, anagrammes, épigrammes s’échangent entre étudiants et professeurs, camarades et apprentis poètes : on retrouve ainsi les noms de Dorat — qui signe une anagramme placée à l’ouverture du livre —, de Frédéric Morel — qui dédicace une épigramme latine —, de Charles Loppé — qui enseigne peut-être déjà au collège de Navarre4. Les nombreuses dédicaces des poèmes de Fonteny font aussi entrevoir des amitiés variées : Pierre de L’Estoile, Antoine du Housset auxquels Fonteny dédie d’autres poèmes5, un mystérieux C.M.O, ou encore Isaac du Ryer qui dédie au poète un sonnet dans l’édition remaniée de 1609 de son recueil Le Temps perdu — Fonteny écrit un autre sonnet en réponse à celui de Du Ryer, qui est publié à la suite du premier6. Ces différents compagnonnages montrent que Fonteny est lié aux poètes satiriques parisiens et qu’il est apparemment bien intégré dans la société des poètes burlesques avec lesquels il partage le goût de l’anagramme, de l’énigme et de l’implicite sexuel. L’une de ses énigmes – « La cloche » – est d’ailleurs publiée dans l’édition de 1618 du Cabinet satyrique7.
Réseau aristocratique
Si l’on s’en tient aux informations livrées par les textes qu’il publie, Fonteny apparaît donc comme un lettré, probablement issu d’une famille de la robe parisienne et attaché, par des liens de clientélisme, à certaines familles puissantes. Car à côté de ces réseaux d’amitié appartenant au monde des collèges parisiens ou de la bourgeoisie d’office, la Première partie des Esbats poétiques célèbre aussi des personnages de l’aristocratie, et plus particulièrement ceux qui sont issus de la famille d’Escoubleau : Isabelle Babou de la Bourdaisière, dame de Sourdis, François d’Escoubleau, son époux, marquis d’Alluye, Henri Ier d’Escoubleau, évêque de Maillezais, son beau-frère, un autre François d’Escoubleau, probablement son fils aîné, âgé d’une douzaine d’années en 1587 et faisant ses études au collège de Navarre – il deviendra le cardinal de Sourdis, archevêque de Bordeaux. Les dédicaces d’autres ouvrages font entrevoir la variété des relations de Fonteny dans le monde aristocratique : la reine Marguerite de Valois, Jean de Médicis, oncle de la reine Marie et protecteur des comédiens italiens à Paris, Charles d’Angennes, vidame du Mans, futur marquis de Rambouillet, Alphonse d’Ornano, Charles de Villemontée. Un document notarié de 1606 le présente comme « secrétaire de feue Catherine de Bourbon », duchesse de Bar et sœur unique du roi8 et habitant rue Pavée — située dans le nouveau quartier du Marais, là où s’installe la fine fleur des mondains...
Auteur vivant de sa plume…
Mais Fonteny n’est pas seulement un mondain, c’est aussi un auteur poète. S’il a peut-être espéré dans sa jeunesse devenir un nouveau Ronsard, un excellent poète dans le style de la Pléiade, il est devenu au fil du temps un homme de plume comme tant d’autres, dont la production varie en fonction de la mode, du patronage, de l’actualité, de ses besoins financiers ou de l’avancement de ses procès. Sa production, qui n’a rien de négligeable, relève de quatre genres poétiques différents : poésie de circonstance, poésie historique, poésie burlesque et poésie dramatique. La plupart des textes qui nous restent sont des poèmes de circonstances, en hommage à des aristocrates ou à des princes9, ou des petites pièces nettement plus intéressées : Pierre de l’Estoile, que Fonteny fréquente, affirme ainsi dans son journal que « Le mardi 28e [août 1609], Fonteny, le Boiteux, [lui] a donné une sienne fadaise poétique, qu’il a fait imprimer par D. Leclerc, qu’il appelle l’Homme de bien (dont ledit Fonteny ne tient tache), laquelle il dédie à M. le Procureur général, duquel il a affaire10. » Et en 1629, Fonteny offre des anagrammes à Richelieu pour qu’il tranche en sa faveur un de ses procès. Viennent ensuite les compilations historiques qui reposent toutes sur le même modèle11 : ces compilations ne sont pas des ouvrages savants mais des ouvrages destinés à un public non érudit, assez fortuné pour s’offrir des livres abondamment illustrés de petits portraits des reines de France ou d’Espagne, des chanceliers ou des poètes latins. Viennent encore divers exemples de poésie burlesque, en particulier au début de sa carrière, et l’on peut rattacher à cette catégorie les opuscules d’énigmes12. Enfin, le théâtre de Fonteny, par son ampleur et par la complexité de certains cryptages, occupe une place à part dans cette œuvre variée, mais souvent limitée à de petites formes. La production dramatique partage, avec la catégorie précédente, la pratique de la lecture à clef13 mais pour mieux mettre en scène l’actualité, et en particulier les conflits religieux et l’opposition des ligueurs parisiens à Henri III et Henri IV. Cléophon, dont une édition a été récemment publiée par nos soins14, représente la révolte de la Ligue et l’assassinat du roi Henri III. Et de manière plus indirecte, La Galathée divinement délivrée est une pastorale qui célèbre la libération de Paris et l’avènement de Henri IV ; les sonnets de dédicace prennent soin d’expliciter la clef principale de l’œuvre : « Vous y remarquerez sous noms feints de Bergers / Ainsi qu’en un miroir mille & mille dangers / Qui s’estoient preparez pour ruïner la France »15.
… ou bourgeois artisan parisien ?
La répétition de certaines formes d’ouvrages, la spécialisation momentanée dans un genre particulier et cette notable polygraphie sont des indices qui peuvent mener à penser qu’il s’agit là d’un auteur professionnel, vivant de sa plume, mais Fonteny tire-t-il bien sa subsistance de ses travaux d’écriture ?
Plusieurs éléments nuancent cette image de lettré professionnel qu’il a bien voulu donner de lui-même. D’une part, et contrairement à ce qu’affirme le dernier poème des Esbats poétiques, on ne connaît guère d’hommes de lettres du nom de Fonteny pour le règne de François Ier, ce nom n’apparaît pas, non plus, dans les recueils du Châtelet ou du Parlement de Paris. On ne rencontre pas plus Jacques de Fonteny dans les archives de Catherine de Bourbon et il n’est sans doute pas un des secrétaires réguliers de la princesse même s’il se peut qu’il ait acheté un titre de secrétaire honoraire, mis en vente pour renflouer les caisses de l’État16. D’ailleurs, les archives notariées cessent vite de lui donner ce titre, sans doute parce que la fonction n’a plus de réalité après le décès de la sœur du roi en 1604.
D’autre part, certains faits et certaines anecdotes font douter de l’appartenance du poète au monde de la robe dont sont issus bon nombre d’écrivains de la première modernité. En effet, Pierre de l’Estoile rapporte qu’en janvier et en février 1607, il reçut de Fonteny non seulement un livre d’anagrammes sur le nom de Marguerite de Valois mais aussi des plats de faïence. Il rapporte ainsi le premier de ces dons :
Le vendredi 5 [janvier 1607], Fonteny m’a donné des anagrammes de sa façon, qu’il a fait imprimer pour la reine Marguerite, où entr’autres il y en a un tout à la fin qui est sublin et rencontré de même, tiré, ainsi qu’il dit, de l’Écriture, fort convenable à la qualité, vie et profession de ladite dame, dans le nom de laquelle, qui est Marguerite de Valois, se trouve : Salve, Virgo Mater Dei. Il y en a encore un autre de même qu’il y a mis, qui suit cestui-ci, de pareille étoffe et grâce ; lesquels deux il semble avoir réservés pour la bonne bouche, afin que d’une tant belle conclusion, et si à propos, on jugeât tout le reste, qui ne vault pas mieux. Ledit Fonteny m’a donné pour mes étrennes un plat de marrons de sa façon, dans un petit plat de faïence, si bien fait qu’il n’y a celui qui ne les prenne pour vrais marrons, tant ils sont bien contrefaits près du naturel, se rencontrant plus heureux en cet ouvrage qu’en celui des anagrammes17.
Il est curieux qu’un homme de plume s’adonne à la céramique, à moins qu’il ne s’agisse là de son véritable métier ou d’une profession première. On retrouve dans les archives du Châtelet des Fontenay – autre graphie possible de Fonteny – graveurs en pierreries, notamment pour le compte d’Henri IV18 — et l’appartenance du poète aux milieux de l’artisanat d’art permettrait de comprendre son intégration à la Confrérie de la Passion qui recrute parmi les maîtres artisans parisiens. Car c’est bien comme bourgeois parisien – mais sans indiquer de profession – qu’il est présenté dans les différents documents de l’Hôtel de Bourgogne.
On aurait pu s’étonner de voir un homme de lettres intégrer la Confrérie puisqu’aucun dramaturge du XVIe siècle n’a vraiment appartenu à cette société, si bien que l’origine sociale du poète fournirait alors une explication possible et permettrait de ne pas se tromper sur les motivations de Fonteny : sa présence dans la corporation part sans doute d’un intérêt pour le théâtre, mais c’est aussi une façon de s’assurer une rente, certains privilèges et une reconnaissance sociale.