Remarques préliminaires - le manuscrit
Parcourir l'index des sujets d'un catalogue de bibliothèque peut provoquer quelques surprises : une recherche de ce type autour des lexèmes hiéroglyphes, emblèmes, ou cryptographie à la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel a permis à Gerhard F. Strasser de débusquer un ouvrage intéressant. Parmi les ajouts les plus récents à un ensemble de manuscrits appelé “Extravagantes” (nomen est omen)1, il découvrit un recueil, unique en son genre, de poèmes illustrés datant selon l'auteur du catalogue de Wolfenbüttel de la « fin du xvie/début du xviie siècle » intitulé Livre d'Enigmes Par Jacques de Fonteny.
Le manuscrit, sans doute écrit autour de 1600, rassemble quarante-cinq feuillets de taille épistolaire dont quarante-quatre sont ornés d'une petite gravure carrée imprimée sur la moitié supérieure2. Un spécialiste de Wolfenbüttel a indiqué que le fascicule pouvait provenir du « nord de la France, fin du xvie / début du xviie siècles », ce qui viendrait corroborer la datation du catalogue. Malheureusement, ce qui est peut-être une marque d’imprimeur au fo 4 ro a jusqu’ici défié toute tentative d’identification. Le filigrane, peut-être un agneau (pascal) couronné, ne figure pas non plus dans les livres de référence. Seules vingt-six des quarante-quatre pages illustrées sont accompagnées de sonnets en français, écrits, sur presque toutes les pages, d’une très belle écriture parfois corrigée de la même main, parfois d’une autre, celle de l’auteur peut-être. Sur le fo 1 vo se trouve un texte presque illisible de vingt-six lignes, essai de quatrains, écrit de la même main que les corrections apportées aux sonnets ; à côté du texte se trouve un monogramme où l’éditeur du catalogue de Wolfenbüttel a déchiffré les initiales « J D F ». Le fait que seuls vingt-six sonnets, apparemment écrits d’une écriture italienne en vogue dans la France du XVIe siècle, accompagnent les quarante-quatre gravures – laissant dix-huit images sans texte – ne vient pas nécessairement invalider l’hypothèse selon laquelle l’écriture en général excellente indiquerait qu’il s’agit d’un exemplaire peut-être préparé pour un imprimeur, mais incomplet, auquel l’auteur lui-même aurait fait des corrections et envisagé d’ajouter d'autres sonnets.
L’identification de l'auteur de ce recueil avec le Jacques de Fonteny mentionné sur la couverture – sans doute de la main du copiste professionnel – et par le monogramme à trois lettres est encore corroborée par la publication en 1618 de l’un des vingt-six sonnets, appelé Cloches (fo 6 ro) dans l’index du manuscrit, dans un recueil intitulé Le Cabinet satyrique ou recueil des vers piquans et gaillards de ce temps3 Cette publication ne donne pas de signature au sonnet. Mais ce sonnet, L’Ænigme de la Cloche, a été vu par Pierre de L’Estoile, ami de Fonteny, qui l’a reçu le 20 février 1607 en cadeau de l'auteur, ce qui apporte une preuve de plus qu’il pourrait bien être l’auteur du manuscrit. Le fait que ce sonnet ait été inclus dans un recueil mettant en avant des vers satyriques mais aussi émoustillants et parfaitement obscènes, avant d’être écarté un an plus tard d'une deuxième édition complétée, peut-être parce qu'il a été considéré comme trop chargé d’(homo)sexualité, ou peut-être parce qu’il n'était pas assez obscène au contraire, doit nous alerter sur les sous-entendus d’au moins la moitié des sonnets du Livre d'Énigmes de Fonteny. Autre indice qu’il pourrait en être l'auteur : la publication d’un recueil4 de poèmes en 1589 « par I. de Fonteny. P. » intitulé L’Ænigme du Songe, montrant qu’il s'intéressait alors déjà aux énigmes poétiques.
L’Énigme comme genre littéraire au xviie siècle
Ce bref rappel de la production littéraire de Fonteny a permis de mettre l’accent sur certaines caractéristiques du manuscrit de Wolfenbüttel que l’on retrouve dans son œuvre. Mais un élément en particulier mérite d’être examiné plus en détail : le genre même de l’énigme littéraire, que Fonteny avait déjà intégré au Beau Pasteur, et auquel il est fait référence dans le titre du manuscrit. Ce genre à la définition floue, si l’on peut dire, appartient à un type d'écriture littéraire affectionné, l’écriture cryptée, qu’on pense aux fables, aux paraboles, aux énigmes, aux romans à clefs, ou à l’allégorie en général : tout texte ou formule qui désigne un sens second, comme les métaphores, qu’il appartient au diligent lecteur de reconnaître et de traduire. Non moins généralement théorisée ou mise en perspective par les intellectuels lettrés, elle a quant à elle un usage extensible, ludique ou philosophique, populaire ou élitiste.
L’énigme — l’un des genres les plus anciens et les plus universels — fait partie de la culture populaire comme de la culture savante, si cette distinction peut avoir un sens, depuis l’antiquité5 et les auteurs du xvie siècle avaient connaissance d’un corpus d’exemples allant de l’énigme du Sphinx, celle que les pêcheurs posent à Homère au sujet de leurs puces ou l’énigme comme jeu d’enfant dont parle Platon, pour n’en citer que quelques-uns6. Ils connaissent également le Livre des Proverbes (1:5-6) qui explique comment comprendre une parabole et son interprétation, les propos des sages et leurs mystérieuses sentences (ou énigmes) ; ils n’ignorent pas non plus celle qui est rapportée dans les Juges, où Samson (faisant allusion à des abeilles s'échappant de la carcasse d'un lion) pose aux Philistins l'énigme suivante : « De celui qui mange est issu ce qui se mange, et du fort est issu le doux » (14:14)7.
Jeu de symboles et jeu linguistique : dans ce contexte il est important de souligner que toute langue permet à un utilisateur avisé d'exprimer quelque chose qui est objectivement faux mais semble juste, ou à l’inverse une chose vraie dans un énoncé qui ne l’est pas, et de dominer ainsi son interlocuteur soumis à un test de compréhension, ou — pour résumer en une ligne le propos général de François Flahault dans « Proposition générale» : « celui qui manie un artifice de parole atteste toujours d’au moins une vérité, à savoir qu’il est capable de le manier et d’y soumettre celui qui n’en trouve pas la vérité »8. Ce que Tzvetan Todorov dit de la devinette, rapporté à l’énigme, cadre avec les vues de Flahault9 et avec l’analyse que fait Jolles des “Rätsel”10. Il est important de conserver ces prémisses à l’esprit dans le cadre d’une analyse de la littérature énigmatique en France jusqu’au Livre d’Enigmes de Fonteny.
L’humanisme affectionne le grave jeu des écritures symboliques codées11. La Renaissance hérite donc des symboles mystiques comme des jeux de société transmis par l’antiquité, les publie, les adapte et les traduit, avant d’en enrichir la collection par des textes français12. L’un des recueils de poèmes énigmatiques latins les plus importants de l’antiquité tardive est la première édition, en 1533, de cent poèmes de Symphosius ; ils font l'objet de nombreuses réimpressions à plusieurs reprises tout au long du siècle13. Au début du xviie siècle, le riche corpus de littérature humaniste néo-latine fournit des pièces nouvelles et facilement assimilables au genre, en particulier l'Ænigmatographia de Nicolas Reusner14. Cette compilation en deux parties rassemble tout le corpus – moderne et antique – sur l’énigme et rend immédiatement accessible de nombreuses sources15. En français, une série d’énigmes est publiée dès 1557 dans les Odes, énigmes et épigrammes de Charles Fontaine16, suivie en 1568 par un recueil anonyme de Questions énigmatiques17 attribué à Du Verdier et en 1582 par les Cinquante énigmes françoises d’Alexandre Sylvain18. Même les récits en prose n’hésitent pas à inclure des énigmes dans des récits, qui sont souvent eux-mêmes codés19. Bon nombre de ces recueils reprennent des matériaux plus anciens et traditionnels s’inspirant des veillées paysannes ou bourgeoises, c’est-à-dire de l’énigme comme jeu de société obéissant à des rituels très peu savants et délibérément distrayants. Si tradition savante il y a alors, il s'agit des Deipnosophistes d'Athénée, entre deux vins. Les énigmes publiées dans ce contexte n’hésitent pas à présenter avec verdeur des contenus obscènes.
Un livre en particulier marque une inflexion : il montre comment l’énigme est un jeu des question/réponse, en même temps qu’un jeu poétique, si celui qui pose l’énigme veut bien faire un effort de composition, en sonnets par exemple (avant et après l'énigme en sonnet, les formes versifiées sont ad libitum,courtes ou longues). Il influence les premiers poèmes de Fonteny dans ce genre. Il s'agit des Piacevole Notte20 de Giovanni Francesco Straparola (1480-1557). Le livre est réimprimé à plusieurs reprises et traduit en français par Jean Louveau (Première partie, 1560) puis par Pierre de Larivey (seconde partie, 1573) (nous lui donnons pour abrégé dorénavant St), puis réunis à Paris, chez L’Angelier, 1585, sous le titre : Les facecieuses Nuits […] avec des Fables et Enigmes. Selon la tradition narrative italienne, un groupe de gens cultivés se raconte à tour de rôle des aventures diverses ; chaque narrateur termine par une énigme et sa solution, car le groupe ne la trouve pas toujours. Ce texte culturel est plus noble que les débats des Escraignes dijonnaises d'Etienne Tabourot21 (par ailleurs grand amateur d'équivoques et formes ingénieuses), mais il est fondé sur le même système. Les sonnets de Larivey passent (sans nom d’auteur ni de traducteur) dans les recueils ultérieurs, Sylvain ou Colletet en 1659 par exemple.
Au début du xviie siècle, l’intérêt pour les énigmes devint plus grand encore, renforcé sans doute par l’influence des modèles italiens. Les recueils deviennent moins populaires et sont accompagnés par un discours savant qui surestime leur importance esthétique et intellectuelle au détriment de la plus évidente fonction ludique. Le recueil le plus important est publié par l’abbé Charles Cotin, qui doit sa réputation à ce recueil et aux moqueries de Molière : ses Énigmes de ce temps22, qui devient rapidement la plus connue des anthologies de textes énigmatiques, sont accompagnées d’un « Discours sur les Énigmes ». L’anthologie de Cotin est suivie, une vingtaine d’années plus tard, par le non moins ambitieux Nouveau Recueil des plus beaux Enigmes de ce temps de François Colletet23. Comme on pouvait s’y attendre, les Énigmes devinrent à la mode surtout dans les salons littéraires, même si les Jésuites reconnurent très tôt qu’elles pouvaient servir à des fins éducatives et utilisèrent des énigmes aussi bien verbales que visuelles, qu’ils faisaient remonter aux hiéroglyphes, et par association, au genre nouvellement créé de l’emblème24. Même si les énigmes sont parfois en prose, la forme versifiée — en général le sonnet — est plus courante. L’abbé Charles Cotin en fait remonter la tradition à l’antiquité grecque et romaine, citant Hérodote, Flavius Josèphe, Plutarque et même la Bible25. Dans deux introductions programmatiques, il discourt sur les sujets propres à l’énigme, excluant la vulgarité et les références religieuses, ces dernières étant déjà suffisamment obscures en elles-mêmes et peu adaptées à un public de salon. Dans la droite ligne de la Poétique d'Aristote, il souligne que l’énigme plaît tout en exerçant à la fois visuellement et verbalement l'esprit ; c’est la « clarté différée », selon la formule de Nicholas Cronk, qui « aide à rendre compte du plaisir (passager) qu’éprouve le lecteur »26. La notion de clarté différée est le subterfuge dont se sert Cotin pour défendre l’énigme à une époque où l’obscurité poétique est toujours plus condamnée à mesure que le dogme de la clarté de la langue s’impose. Comme le dit Pierre de Deimier, un contemporain de Malherbe, dans son traité poétique de 1610 : « L'obscurité est un des plus grands vices qui se treuvent en la Poësie »27. Sauf s’il s'agit d’une obscurité volontaire, un appel à l’intelligence du lecteur. Dans le cadre du corpus renaissant connu de Fonteny — et donc non encore systématiquement référé à des sens profonds — trois faits nous semblent alors à souligner pour éclairer le Livre d’Enigmes de Fonteny.
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1. D’abord la constance de la liste des énigmes possibles : on se pose toujours les mêmes questions. Si nous prenons en effet la liste des images de Fonteny, programmées en attente de poèmes, telles que la Table finale les désigne, et que nous observions les sujets choisis28 dans les Questions énigmatiques, chez Alexandre Sylvain, ou chez Straparole qui lui sont antérieurs, l’antique Symphosius semble bien être la source principale avec trente-quatre thèmes partagés29, alors qu’un seul est dans Straparole (Navire), deux dans Sylvain (Bouteille, Noix), et que quatre se trouvent sous un autre nom (Cruche est à Bouteille et Balayette à Epoussettes dans Symphosius; Caillou est aussi à Pierre dans Symphosius, Passementier est à Tisserand dans Straparole). Trois fonctionnent avec un déplacement de regard (Tablettes vient de Stylet dans Symphosius, Meule parle de meule à aiguiser quand Symphosius parle de meule de moulin, Clou est un clou de bâtiment quand Symphosius parle de clou de soulier…). Vingt-deux sont dans le seul Symphosius (Chaine, Clé, Cloche, Chauve-souris, Chèvre, Fumée, Glace, Grenouille, Hérisson, Limaçon, Marteau, Mule, Nuée, Poussin, Rat, Rose, Scie, Taupe, Tortue, Tuile, Vigne, Vipère), cinq sont dans les recueils de Symphosius et Alexandre Sylvain (Araignée, Bague, Ballon, Soufflet, Taureau) tandis que Neige est dans Symphosius et Straparole ; deux sont dans trois recueils, Symphosius, Sylvain et Straparole (Miroir, Poisson dans l’eau) et finalement deux seulement sont particuliers à Fonteny (Cygne et Tavernier)…
On notera enfin que sept seront dans le futur parangon Cotin et sept dans le recueil Colletet. Par rapport à la liste des possibles sujets, Fonteny a donc deux thèmes moins courants. Mais il faut noter les différences avec les recueils plus abondants : il n’a rien qui relève de l'abstrait (Pensée, Silence), ni du corps humain (Yeux, Cheveux, Chemise) et ses choix donnent vingt-deux thèmes naturels sur ses 43 items. Tout gaillard qu’il soit, il reste loin de l'inconvenant, il n’y a ni Clystère (Straparole) ni Pet (Straparole et même l'abbé Cotin) !
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2. L’autre fait à souligner est la traditionnelle verdeur du jeu. Au point que c’est l'adoucissement volontaire que glosent les littérateurs : s’adressant à la Reine veuve Elisabeth et après avoir rappelé l’usage antique des énigmes, l’éditeur de Sylvain, par exemple, se protège : « Je n'ignore que plusieurs estiment que la beauté des Ænigmes consiste en ce qu’en apparence elle soit lascive ou deshonnête, et que la signification soit tout autre. Mais je sçay qu’aux yeux clairvoyans et aux très chastes aureilles de vostre Majesté ne se doibt présenter chose aucune que les Princesses et toutes personnes très chastes ne peuvent ouyr et lire sans rougir » (Dédicace nn.). Et les énigmes les plus crues sont les plus finement mises en sonnets par Larivey, à côté desquels les sous-entendus de Fonteny sont d’une grande maladresse.
Aussi leur énonciation sans frémir et la méditation frémissante des auditeurs, et surtout des auditrices, est toujours l’objet d'une petite mise en scène : rires masculins, rougeurs, regards baissés, silence, ou parfois reproches scandalisés de quelque dame d'âge font partie du plaisir qui mène à la révélation ; lorsque l’énonciateur ou mieux l’énonciatrice peut clamer que telle déshonnêteté n’est pas son propos, puisqu’il s’agit de tel objet très banal, il (elle) triomphe. Ce sont toujours les autres qui pensent à mal… Le narrateur principal sous-entend bien que tout le monde, dames comprises, a pensé au sens sexuel (difficile à manquer!) et que les dames, qui connaissent parfois déjà les énigmes, font semblant de ne rien comprendre, en praticiennes de l'hypocrisie sociale nommée savoir-vivre : « Les dames s’abstindrent de rire le mieux qu’il leur fut possible ». Le plaisir de savoir, de feindre, de faire rougir, tout compte, ce qui transforme le jeu ambigu éducatif30 en jeu élégant galant. L’indécence fait partie des codes des relations de conversation, dès lors qu’elle n'utilise en fait aucun des termes directs de son lexique (voir infra).
Le principe d’une énigme est d’être cachée et au moins bivalente31, donc de ne pas désigner directement son objet, avec des termes en instance de métaphorisation permanente. Le fait de pouvoir vous faire penser des choses obscènes alors que la solution est très convenable, montre que c’est vous, lecteur, qui avez l’esprit gaulois ! Et si parfois vous avez affaire à une métaphorisation sans sexe, vous serez déçu… Le caractère sexuel de l’énigme suppose que l’objet en question ne soit pas défini directement, puisque, par principe, dans une énigme le référent reste caché, ou tout au moins est abordé de biais. Pour ce faire, le texte a recours à la métaphorisation sexuelle, qui au xviie siècle est indissociable de la conversation quotidienne32, au point que l’on peut dire que, même chez les charretiers de l'époque, la métaphore est reine ! Et lorsque l’on dit un « cas », un « chose », on ne vient au langage direct que presque par effraction33.
On se rappellera que l’obscénité n'est pas, à cette période, systématiquement pourchassée, même en bonne compagnie, le seuil de tolérance est nettement plus élevé qu’à l’époque victorienne ; la “gaillardise” est une bonne santé. On s’amuse dans l’équivoque, et la mode n’est pas près d’en passer, comme en témoignent les deux merveilleux recueils, L’Enigme joyeuse pour les bons esprits (entre 1610 et 1620) et Le Centre de l’amour decouvert soubs divers emblèmes galans et facétieux (1680), recueil d’emblèmes érotiques publié pour la première fois en 1639 et réédité à la fin du siècle, aux gravures agréables en surprises34. L'une d’elles, intitulée L’Énigme joyeuse pour les bons esprits (Énigme, 1610) représentant une dame qui joue de la viole de gambe, est interprétée de façon très tendancieuse par le sonnet qui l’accompagne.
Or seulement onze des poèmes de Fonteny cultivent ce type de malentendu volontaire, ce qui est en somme peu35. En effaçant progressivement l’obscène au profit de traditions paysagères, ce recueil d’images perd donc une partie de son intérêt, pourrait-on dire ! Fonteny semble emprunter son style érotique aux traductions en sonnet de Straparole, sans en recopier un particulièrement, mais à grand renfort de « choses »« bien poly et de bonne rondeur », « gras et long »,« gros et grand, royde, puissant et fort », « qui recrée et soulage ma vie » à mettre dans un « trou ouvert », « un trou large et fendu », « un endroit que je ne puis nommer » ou des cuisses ouvertes « de bonne grâce ». Nous sommes dans le convenu…
L’obscénité, bien maîtrisée, jamais confirmée, est donc un jeu. On se rappellera aussi que depuis Aulu-Gelle, Nuits attiques, IV, 13, qui est ensuite recopié partout, le lieu propice à ces énigmes est la conversation de table, ce que Ménestrier même tourne plus galamment : « Taurus le philosophe disait que “Ces jeux d'esprit [sont] les confitures et sucreries du dessert”. Car c’étoit à table que se faisoient ordinairement ces questions »36 ; ce qui dit en gros la même chose que ce que Reusner impute à Apulée : « Dans les narrations joyeuses, et surtout dans les banquets et aux discours de ce genre de réunions, et dans les cours des princes, là est son lieu, parce qu’il peut aiguiser l’esprit, en même temps que susciter l’hésitation et le doute des auditeurs, pour l’hilarité et la joie des présents et des participants »37.
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3. La troisième caractéristique à prendre en compte, et que Fonteny respecte dans ses énigmes, est que l’objet à décrire — l’objet qui se décrit comme narrateur — est cerné selon plusieurs aspects : son nom, ses usages, ses légendes. Tous les moyens sont bons, et par là l’auteur utilise des niveaux de culture très divers, qui constituent pour nous la difficulté essentielle, puisque nos cultures, populaire ou érudite, se sont modifiées. L’essentiel de la culture savante de Fonteny est Ovide : les Métamorphoses par leurs récits mêmes d’un être qui devient autre chose, d’un nom qui se dénature, homme-grenouille ou femme-roseau, d’un élément qui est un dieu, feu-Vulcain, joue des approches doubles, du temps qui transforme, des désignations indirectes. Ovide n’utilise quasiment pas les symboliques morales qui servent aux emblèmes, mais il fournit un répertoire humano-divino-animal. Il s’agit là d’une culture antique très largement divulguée, tant par la poésie que par l’iconographie, et Ovide, latin ou français, éditions illustrées ou non, est connu même des dames. Avec ce vernis de culture humaniste, les allusions proverbiales (« Il n’y a pas de fumée sans feu ») côtoient l’expérience basique de la vie (un buveur s’endort…). Une grande part du jeu peut consister à embrouiller les réflexes du lecteur en changeant subitement de niveau de références, du trivial au littéraire et vice-versa.
Mais si Ovide, nommé ostensiblement à propos des cailloux de Deucalion, fait topiquement bonne figure comme auteur latin de salon, le recours à Symphosius nous apparaît plus surprenant : il est pourtant archi-facile, présentant en liste les cent énigmes de trois vers. Il suffit d’ouvrir l’édition de 153338, et les recopiages après lui, ou bien d’ouvrir les Ænigmatographia de Reusner, où l’on retrouve groupées les mêmes énigmes de Symphosius entourées de commentaires sur le genre de l’énigme, et surtout des exemples d’énigmes latines de tout l'humanisme ancien et moderne. Le même Reusner a compilé une Picta poesis Ovidiana (1580) qui pourrait bien jouer le rôle de compléments. Pour nous, Symphosius et Reusner sont des bizarreries d’érudition, mais ils jouent là le rôle d'un petit Larousse ou de Wikipedia, à l’usage des lettrés-étudiants-curieux qui sont bilingues depuis leurs études. Mais les textes antiques ont trois vers, et pour “meubler”, Fonteny doit innover ou emprunter ailleurs. Il leur ajoute Ovide, par exemple, et surtout des commentaires sur les usages pratiques des objets, sur les incidences de la météorologie, ou sur la vie des animaux. Fait intéressant : il n’y a là rien d’allégorique qui fasse penser à des symboliques, ou à une quelconque spiritualité, et l’on peut s'étonner que Fonteny n’ait pas fait appel à cet autre monument de la compilation symbolique, les Hieroglyphica d'Orapollon, glosées et commentées par Pier Valeriano (1556, très répandu par sa traduction par Gabriel Chappuys, dans l'édition de Lyon, Honorat, 1576) en cinquante-huit livres et neuf cents pages.
Il lui arrive d’ailleurs de faire vite, et à peu près : ainsi il se trompe à propos des chauve-souris, car Nyctimène est métamorphosée en chouette (Noctua), et ce sont les Minéides qui sont en métamorphosées en chauve-souris, ce qu’il aurait pu voir dans l’illustration d’un poème de Reusner (dans Picta Poesis Ovidiana, Francfort, 1580, fo 44 vo)39 donnant l’image des Minéides condamnées pour leur profanation des fêtes :
Protinus in volucres abeunt Mineides has, que
A sero verum vespere nomen habent.
Nanque petunt tenebras, et solis lumina vitant :
Tecta celebrantes fumida, nocte volant40
Comment un sonnet du Livre d'énigmes invite-t-il le lecteur à trouver le fin mot ?
Revenant au manuscrit de Wolfenbüttel après ce bref survol du genre de l'énigme en France, on pourrait penser, au vu du titre du recueil, que les vingt-six sonnets qui accompagnent les petites gravures contiennent tous une énigme. Ce n’est pourtant pas systématiquement le cas, ou du moins la difficulté est de divers ordres. Car, d’une part, il n’y a pas de titre à l’image ou au poème — le découvrir est l’enjeu de l'énigme, et d’autre part, le sonnet est associé à une image et l’observation de l’image peut fournir le thème.
Nous reviendrons sur cet ensemble constitué texte + image, mais nous noterons d’abord que, pour certaines images, la réponse à l’énigme est évidente (bague, chaine, limaçon, en gros plan) et que dans d’autres, elle est plus équivoque. Toute la question est la dénomination de ce que nous voyons : comment nommer Canne ce que nous dirions tout de suite Roseau, ou Tisserand ce que la Table désigne comme Passementier ? Au pire l’image peut susciter des ambiguïtés qui tiennent par exemple à des para-synonymes, à des mots de la même famille : comment choisir entre eau, courant, ruisseau ou rivière, ou bague et anneau ? Et comment éviter des erreurs de lecture de l'image : est-ce le roseau sur la rive ou l'eau qui coule qui est important ? En regardant une gravure paysagère, on peut parfois hésiter dans la mesure où l’attention peut porter sur plusieurs éléments de la gravure, et se disperser.
Le cahier de Fonteny a donc d’abord comme originalité de comporter la solution dans l’image imprimée. L’image n’est pas, comme dans les Emblèmes, un complément du sens ou une partie de la signification globale : elle donne le thème. Bizarres énigmes qui donnent la solution avant que l’énigme ne soit écrite. Au point qu’on en viendrait à imaginer qu'il s’agit d'un jeu de société, d’un système d’émulation, d’une sorte de cahier de vacances à compléter. Fonteny donne une image et donc un thème, et c’est au lecteur de construire le problème qui embrouille ce qui est clair. On peut ainsi imaginer que l’auteur donne la même image à plusieurs personnes comme jeu de société, et que le jeu est de comparer les résultats. La compagnie peut ensuite les lire en public, si bien qu’alors le texte (sans l'image) devient une énigme pour l'auditeur, énigme qu’on pourra peut-être, ensuite, imprimer. Mais, dans le manuscrit, la coprésence de l'image et du texte n’est qu’une redondance, le moment où le jeu d’esprit n’est pas possible, si bien qu’on peut, puisqu’il s’agit ici d’un manuscrit, faire l’hypothèse qu’il s’agit ici simple d’un brouillon préparatoire.
On notera cependant que le poème fait appel à l'activité du lecteur pour trouver un jeu linguistique et que ce poème est alors dans un nouveau rapport avec l'image ou avec le lecteur ; il ne peut plus être simplement descriptif de l'image qui ne sert pas au jeu linguistique : on pourrait dire qu’alors il est vraiment une énigme. Si Fonteny inclut en effet des énigmes dans un certain nombre de poèmes sans toujours les présenter comme telles, seuls un ou deux sonnets (fo 10 ro, 16 ro) invitent explicitement le lecteur à trouver une solution par l’onomastique : ce que l’antiquité et l’humanisme appellent un logogryphe. Trouvez le mot caché41.
Par exemple le sonnet 15 qui prend la forme d’une énigme en deux parties42, placée sous une illustration où l’on peut voir un arbre nu dans un triste paysage d'hiver sur lequel tombe la neige — le poème est à juste titre intitulé Neige dans l'index de la dernière page.
Ores au bord d’une isle où la jeunesse vient
Se bagner avec moy, mais quand l’hiver revient
Je ne cours ains je vole en diverse contree
Je viens du Ciel ça bas tout de blanc acoustree
Avec aultant de corps que le nombre on n’en tient.
Ma mere de ma perte en grandeur s’entretient,
Aussi ne suis-je pas de trop longue duree
Le dessin suggère un paysage… de pluie. Les deux quatrains orientent, comme le dessin, à penser “eau” qui court (été, baigner, courir) et tourne en neige (hiver, voler, blanc). Pour réduire le champ au bon terme, le jeu se fait linguistique :
Trois lettres seulement qui forment le nom cor
Je seray un oiseau de couleur dissemblable
A la blancheur d'un Cigne, et dedans le mesme air
Ou je soulois couler on me verra voler,
De ma forme premiere en rien n'estant semblable.
Le lecteur doit d’abord ajouter trois lettres seulement au mot latin recherché, nix, qui désigne la neige en grande quantité (il en reste un mot d'ancien français, nyver, « grande quantité de neige tombée à la fois »43). La deuxième partie de l’énigme demande au lecteur d’y fixer les trois lettres qui forment la racine du mot, ce qui donne le nom d’un oiseau de « couleur dissemblable / A la blancheur d'un cigne », soit noir, donc, comme le suggère le texte : cor + nix = cornix, la corneille, noire. Le passage par le latin, comme ailleurs les références aux Métamophoses d'Ovide, sans être trop compliquées, suggèrent néanmoins un public ayant quelques connaissances élémentaires. Et l’on citera, pour mémoire, un autre exemple du même type : l’équivoque entre chaîne et chesne, les cailloux, dont le nom s’obtient par un nom d’oiseau, caille + ou.
Quand on constate qu’il n’y a qu’une ou deux réelles énigmes verbales dans tout le recueil, et qu’il n’y a pas, loin de là, d’énigme verbale intégrée à chacun des autres sonnets de la série, on peut se demander s’il faut en conclure que le titre général du manuscrit lui a été attribué à tort ou pour profiter de l’engouement suscité par la nouveauté de ce genre : en fait si l’appel à l’inventivité du lecteur n’est pas régulier, on attend qu’en familier de ce jeu qui commence à l’enfance, il déchiffre des descriptions auxquelles manque le thème, ou dont le thème n’est présent qu’en métaphores. Selon Ménestrier, tout repose sur les équivoques, « un mélange de ressemblance et de contrariété, d'équivoques et de convenances, de répugnances et de rapports, qui fait l’esprit et la finesse des Énigmes » et les équivoques sont « des termes et des images qui conviennent réellement à tout autre chose qu’à celle que l’on se propose pour sujet de l’énigme »44. Plus simplement : comment transformer des objets ordinaires en merveilles compliquées ? Et pour l’auditeur, comment dépister sous les merveilles des formes et des usages ordinaires ?
Enfin dans le livret actuellement constitué, il y a une table des réponses. Ce dispositif se retrouve dans d’autres recueils imprimés : jamais le lecteur ne lit un tel recueil de la page 1 à la fin, comme un roman, mais il doit commencer par la Table s’il cherche un jeu, par un aller-retour du poème à la Table, s’il échoue à la lecture. L’index alphabétique fourni à la fin du manuscrit (fo 45 ro) apporte deux éléments de réponse : sa fonction première est bien sûr d’identifier plus précisément le sujet de chacune des quarante-quatre gravures, même si l’image, le sonnet et le titre ne correspondent pas toujours aussi clairement et immédiatement que dans Neige, l’exemple analysé plus haut. La première page manuscrite (fo 2 ro) présente par exemple un marchand faisant ses comptes et écrivant sur une tablette, mais au lieu de lui donner le nom du Marchant mentionné à la première ligne du sonnet, l’index se concentre sur un détail de l’image et l’intitule Tablettes. Ce n’est pas le seul exemple dans lequel l’index fonctionne en fait plus comme réponse à l’énigme verbale ou visuelle qu’on n'aurait pu le penser au premier abord. Mais indépendamment de cette première raison d’être, l’index trouve une autre justification plus directement liée au sujet de cette étude. Si le simple arrangement bipartite de chacune des pages, mettant en présence une gravure et un sonnet, peut en lui-même être considéré comme para-emblématique, faire intervenir l’index dans la réflexion rapproche plus encore le recueil du domaine emblématique, à proprement parler.
Une poétique du recueil ?
La forme des sonnets
Les sonnets de Fonteny suivent un des schémas de rimes habituels. La disposition en deux parties, deux quatrains / deux tercets, soulignée par une volta, ou forte césure à la fin du deuxième quatrain, est en usage en poésie française tout au long du xvie siècle, avec les rimes du sizain disposées soit en ccd eed (Marot), ou ccd ede (Peletier) alors que Pétrarque mêle les trois rimes dans les deux tercets (ced cde / cdc ede). Dans le Livre d’Énigmes, Fonteny pratique un type de sonnet qui, en plus de réarranger les six dernières lignes en un quatrain et un distique (ce que fait également Shakespeare à la même époque), place le distique au centre du poème pour arriver au schéma de rime suivant : abba abba cc dede (ou deed). Schéma rimique fréquent chez les poètes français du seizième siècle45, mais qui est en fin de siècle une forme d’archaïsme quand on le pratique exclusivement : c’est le schéma des sonnets de Marot et de Louise Labbé, alors que les autres auteurs mélangent les deux schémas.
À n’en pas douter, le passage habituel d'un huitain à deux rimes à un sizain qui en comprend trois en seulement six lignes introduit un changement de tempo dans le poème et accélère le rythme du sonnet dans sa deuxième partie plus courte. Placer le distique juste après le huitain renforce cette articulation, en particulier quand Fonteny en profite pour introduire un thème inattendu après la lecture du premier huitain, comme dans le sonnet 9. L’insertion d'un distique après les deux quatrains crée également une deuxième volta ou articulation au début du troisième quatrain, ce qui ne se remarque pas dans tous les sonnets de Fonteny. Enfin, le mètre employé par Fonteny est l’alexandrin, marqué par la césure après la sixième syllabe ; il y a peu de variations.
Le Livre d’Énigmes de Fonteny : une suite de sonnets ?
Le choix de n’inclure que des sonnets au lieu de chercher la diversité différencie ce recueil des recueils contemporains. Ainsi, ce recueil de vingt-six sonnets de Fonteny peut incontestablement être considéré comme une séquence, en particulier quand on prend en considération le premier ensemble cohérent de vingt-trois sonnets avant que ne commencent à apparaître les pages sans poèmes. Sur un total de quarante-trois gravures (sans compter le blason de la première page), vingt-six sont accompagnées d'un sonnet, les seize autres feuillets ne comportant que des illustrations. Le Livre d’Énigmes peut être considéré dans son ensemble comme une séquence thématique, unifiée par la présence dans une majorité de poèmes de références énigmatiques46.
Le texte et l’image : des énigmes para-emblématiques
L’association d’un poème et d’une image relève d’un genre qui s’épanouit à la Renaissance, l’emblème. En effet les livres d’énigmes antérieurs ne sont pas illustrés, et les descriptions et autres jeux de mots se déploient uniquement dans le discours. Faire intervenir l’image modifie le jeu et laisse à penser que le livret est destiné à la lecture individuelle et non aux conversations.
L’emblème sous sa forme canonique est composé de trois éléments : une image et un poème unifiés par un Motto, un titre ou une devise, sorte d'énigme à trois termes, dont aucun n'est une désignation absolument directe. L’initiateur du genre est Alciat dont les Emblèmes connaissent un succès foudroyant, des traducteurs et des imitateurs en nombre. Nés dans la floraison créative des imprimeurs lyonnais du premier tiers du xvie s, dont l’image (de plus en plus belle, du bois gravé à la gravure sur métal) et le produit novateur, les emblèmes relèvent eux aussi de l'écriture cryptée-métaphorique – et du produit de luxe47.
Au début des années 1600, les théoriciens commencèrent à insister sur la proximité entre énigme et emblème (sans parler des hiéroglyphes), une relation qui deviendra plus évidente encore d’après le compte-rendu fait à la fin du siècle par Claude-François Ménestrier dans son ouvrage de 1694, La Philosophie des images énigmatiques, où il est traité des énigmes, hiéroglyphiques, oracles, prophéties [...]48. L’énigme, tout comme l’emblème, comme l’affirmaient déjà les théoriciens des premiers néoplatoniciens, est la manifestation d’une expression voilée, ils ne font pas référence à un objet directement mais par le biais de la métaphore49. Si Cotin est le seul théoricien de l’énigme à citer Platon pour étayer ses dires, Ménestrier, après lui, fait référence plus spécifiquement à St Augustin, dont l’œuvre majeure était, au xviie siècle, accessible depuis peu en traduction française50. Même si la mise en page du manuscrit de Fonteny ne suit pas l’agencement tripartite de l’emblème, l’adjonction en index de vingt-six « solutions » pertinentes – qui, comme on a essayé de le montrer plus haut, ont souvent un lien un peu oblique avec la gravure et le sonnet – complète encore le dispositif para-emblématique de ce manuscrit. Enfin, la similitude avec le matériau emblématique est plus évident encore lorsqu’on se penche sur les illustrations qui sont pour le moins proches des images emblématiques — comme la troisième, un garçon secouant un noyer noir pour en faire tomber les fruits (fo 3 ro, Noix), le porc-épic (fo 14 ro, Erisson) ou l’aubergiste et son tonneau de vin (fo 18 ro, Tavernier) —, ou caractérisées par l’hypertrophie de l’objet à trouver.
En 1600, la rencontre récurrente sur une page de l’image et du texte était sans doute considérée comme para-emblématique, et même emblématique tout court si l’on se souvient que certains recueils d'emblèmes ne comportent aucun titre. Toutefois, il y a de grandes différences entre, par exemple, la version originale de 1540 du Theatre des bons engins de Guillaume de la Perrière et celle, plus tardive, de la Morosophie en 155351. Même si Fonteny a peut-être été influencé par des modèles similaires, bien établis à l’époque où il écrit ses sonnets, les présupposés didactiques et moraux sous-jacents de la plus grande partie de la littérature emblématique du XVIe siècle sont complètement absents de ses sonnets52.
L’originalité du recueil de sonnets de Fonteny est de faire participer l’image à la résolution de certaines des énigmes. Contrairement aux emblèmes contemporains, l’image associée à chaque sonnet ne complète pas le sens ou une partie de la signification générale — elle donne le plus souvent le thème. Dans certains cas, cela peut aller jusqu’à donner la solution de l’énigme dans l’image, c'est-à-dire avant même que le texte ne soit écrit — ce qui a pour conséquence qu’il peut y avoir plusieurs manières d’insérer l’image dans un dispositif textuel, plusieurs manières de poser l’énigme. Et surtout l’emblème devrait être dynamique : il n’a pas pour objectif de désigner un référent, objet, mais une valeur morale à travers l’objet allégorisé. Or Fonteny ne parle de valeur morale allégorisable que pour … la tortue, « miroir de charité ». Une énigme s’arrête à sa solution, l’emblème ouvre sur la spéculation philosophique. L’ostension de l’objet est donc bien la finalité des compositions de Fonteny. Mais même avec ce but limité, excluant la symbolique, les procédés de présentation ont en commun avec les gravures emblématiques une méthode de cadrage qui mettant l’objet au centre, l’agrandit. Le réalisme intègre l’objet dans le paysage, même en gros plan, avec une taille proportionnelle réclamée par la perspective : c’est le cas des énigmes où l’objet à trouver fait partie du paysage, eau, roseau ; par contre des gravures irréalistes jouent de l’hypertrophie des objets représentés (voir Clou, Rat). C’est comme un caractère typique de la gravure d’emblème ou de la première édition des Hieroglyphica d'Horapollo53, qui centrent dans un paysage convenu un objet majeur, énorme, parfois flottant et détaché de ses usages.
Fonteny a donc peut-être tâché de trouver pour ses sonnets un thème central qui l’aura amené, dans l’exécution, à rencontrer des livres d’emblèmes plus anciens. L'analyse préliminaire a montré que la disposition binaire de chaque page manuscrite peut être considérée en relation avec l’entrée correspondante dans l’index, ce qui, d’un simple point de vue formel, rapproche ce recueil du domaine de l’emblème à proprement parler. Et pourtant on reste en deça des ambitions de l’allégorisation ou de la spiritualisation auxquelles peut prétendre l’emblème.
Les gravures
Même s’il n’a pas été possible d’identifier le graveur, et même si un certain nombre de ces images a sans doute une source emblématique, il reste à comprendre pourquoi certaines des illustrations les mieux réalisées, dont les thèmes sont très proches des thèmes emblématiques, comme celui du miroir (fo 31), du bateau (fo 36), de la rose (fo 41) ou même du soufflet de forge (fo 39) n’ont pas fait l’objet d'un sonnet. Nous ne saurons jamais pourquoi Fonteny n’est pas arrivé au bout de la séquence, surtout que les gravures mentionnées à l'instant auraient dû inviter à l’écriture d'un sonnet les accompagnant. La période d’écriture du manuscrit — autour de 1600 ? après 1607 où il offre le sonnet de la cloche à son ami L'Estoile, avant la mort en 1614 de François de Villemontée dont il a célébré le mariage avec Jeanne de Verdun ? — ne voit-elle pas Fonteny au sommet de sa productivité ?
Ainsi, les quarante-quatre gravures ont jusqu’ici défié tous les efforts fait pour les identifier toutes, même si l’on trouve au fo 4 ro un monogramme décoratif, ce qui pourrait bien être la marque ou le sceau du graveur : peut-être un Y sur un A, une ellipse entourant les deux majuscules. Néanmoins, cette marque n'a été trouvée dans aucun catalogue54. Jean-Marc Chatelain, Conservateur des livres rares à la Bibliothèque Nationale (Tolbiac), propose une autre interprétation. Il lit dans cette marque "un Phi et un Y entrelacés", ce qui ne lui permet pas non plus de retrouver le nom du graveur. Il pense pour cette raison que la marque pourrait être en fait une représentation agrandie d'initiales gravées sur les deux bagues armoriées : un examen attentif permet de discerner des formes, proches de bâtons, mais non des lettres entrelacées. Il est concevable que cette gravure ait été à l’origine préparée pour un contexte différent, où les initiales aurait été accompagnées d’un poème expliquant leur signification.
Quoi qu’il en soit, les gravures sont d’une manière générale d'assez mauvaise qualité, ce qui explique peut-être l’absence de toute référence dans les catalogues à ce qui peut être considéré au fo 4 ro comme la marque de l'artiste. Fonteny a bien sûr pu avoir accès à ces gravures de deux manières différentes : soit il les a commandées pour un projet de livre précis, soit un éditeur possédant un fonds d’illustrations a voulu trouver un auteur pour ajouter des textes aux gravures. La deuxième possibilité semble la plus plausible ; le Livre d’Énigmes de Fonteny est loin d'être une publication courante à l’époque, ce type de livre étant rarement illustré, y compris dans le XVIIe siècle tardif. Le processus de fabrication n’est donc pas assuré ; on peut le raconter de deux façons : Fonteny veut faire un livre d’énigmes et commande les gravures / un éditeur dispose de gravures et a trouvé un écrivain pour mettre les textes sur les gravures. La deuxième hypothèse est préférable également parce qu’il est difficile d’imaginer que ces illustrations forment une séquence cohérente, et il est tout à l’honneur de Fonteny d’avoir réussi à unifier les sonnets accompagnant sa sélection d’images à l’aide de la forme générale de l’énigme.
On notera encore qu’il y a, dans ce recueil, certaines références picturales à des illustrations d’emblèmes du xvie siècle, comme nous l’avons signalé plus haut, ainsi que des références textuelles à des représentations emblématiques comme le cas de Deucalion et Pyrrha qui repeuplent la terre d'hommes (fo 10 ro, Caillou) — mais aucune des diverses illustrations emblématiques n’est réellement nécessaire à l’interprétation du texte, puisque Fonteny fait explicitement référence à Ovide dans le sonnet. Certaines des gravures sans sonnet sont également en parenté avec des emblèmes, par exemple l’image du miroir (fo 31 ro, Miroir), du taureau furieux (fo 44 ro, Taureau) ou du vaisseau aux voiles déployées (fo 36 ro, Navire), tandis que d’autres, comme l’image de la mule en train de trotter (fo 42 ro, Mule) ou de la meule sur un chariot (fo 33 ro, Moule), sont plus éloignées de l’imagerie emblématique typique de la période précédente.
Le fait qu’il y ait un premier bloc de sonnets (1-23, fo 2 ro- 24 ro) avant la première gravure sans texte (fo 25 ro), puis un sonnet (fol. 26 ro) suivi par trois illustrations “nues” (fo 27 ro- 29 ro) avant une autre gravure commentée (fo 30 ro), quatre illustrations “nues”(fo 31 ro- 34 ro) et le dernier sonnet (fo 35 ro) suivi des neuf dernières illustrations “nues” (fo 36 ro- 44 ro) peut difficilement être le résultat de la reliure du manuscrit. Il est plus plausible que Fonteny ait écrit des sonnets pour accompagner les illustrations qui se prêtaient le mieux à son thème énigmatique et qui inspiraient sa créativité — même si certaines des illustrations sans texte, comme celle du miroir, thème emblématique éculé (fo 31 ro), ou du bateau en pleine mer (fo 36 ro), auraient pu justement l’inspirer. D’autres gravures, qui ont sans doute moins d’attrait poétique, comme l’image de qualité médiocre représentant la meule sur son chariot (fo 33 ro) et dont le nom en index, Moule, ne correspond plus pour nous à l’illustration55, ou la mule au trot, tout aussi mal représentée (fo 42 ro), n’ont pas non plus stimulé la créativité de Fonteny.
Mais cela soulève la question de la composition de l’ensemble des quarante-trois (+1) illustrations. Pour des raisons qui vont de la qualité de l’exécution aux sujets représentés, elles sont tellement hétéroclites qu'il aurait fallu un poète d'une force créatrice hors du commun pour concevoir un sonnet pour chacune d'entre elles qui ait un lien avec le cadre général de l’énigme. Fonteny a-t-il, pour ainsi dire, tout simplement jeté l’éponge, par faiblesse, ou par ennui, ou parce qu’il ne s’agissait là, pour le moment, que d’une esquisse, d’un brouillon destiné à quelques-uns – de ses proches, de ses amis, de ses protecteurs –, en d’autres termes d’une proposition entre soi destinée, ou non, à être reprise pour une possible publication ?
Conclusions
S’il n’y a pas lieu de douter que ce manuscrit de Fonteny est une œuvre intéressante, voire fascinante, à travers laquelle on peut voir un (encore) jeune auteur chercher à se faire une place sur la scène littéraire parisienne du premier XVIIe siècle, il est clair que le Livre d’Énigmes est de qualité inégale. Certains sonnets sont excellents, et complètent à merveille la gravure qui leur est jointe, mais bon nombre d'entre eux auraient mérité d'être retravaillés par leur auteur au-delà des corrections interlinéaires. Le dialogue entre gravure et sonnet est fructueux dans bon nombre de cas, et l’on se demande comment Fonteny aurait procédé pour certaines des autres illustrations qui ne suggèrent pas toutes immédiatement un sujet adapté à ce type de poésie. Ce qui étonne, c'est la très grande qualité de l'écriture du copiste, qui laisse penser que le manuscrit conservé à la Herzog August Bibliothek est en effet un début d'exemplaire d'éditeur – que Fonteny avait peut-être l’intention de compléter en ajoutant de nouveaux poèmes comme le fo 30 pourrait l’indiquer.
Remerciements
Nous aimerions remercier Dr. Thomas Stäcker et Dr. Christian Heitzmann, Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel, pour l’enthousiasme avec lequel ils ont accueilli d’abord la suggestion de faire publier ce manuscrit en ligne dans la Wolfenbütteler Digitale Bibliothek de la HAB. La première édition—en anglais—de 2012 n’aurait pu aboutir sans le grand sérieux du travail éditorial fait par Dr. Eva Christina Glaser, qui a préparé avec l'aide de Dr. Stäcker les épreuves du texte pour la publication en ligne. Pour la deuxième édition Mr. Torsten Schaßan —avec l'aide de Mme Claudia Eis— s’est occupé du même travail éditorial difficile, et nous lui devons une profonde gratitude pour sa participation active. Prof. Dr. Gotthardt Frühsorge, Wolfenbüttel, et Dr. Heitzmann ont prêté main forte à la difficile identification du blason figurant sur le manuscrit. Exprimons ici notre reconnaissance pour les bibliothécaires du département des manuscrits et des incunables à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich, un soutien aux différentes étapes de ce projet.
Toute notre gratitude va au Professeur Anne-Elisabeth Spica, Université de Metz, pour ses remarques avisées sur la nature (para-)emblématique du manuscrit et pour avoir contacté à ce sujet Dr. Jean-Marc Chatelain à la Bibliothèque Nationale afin de tenter d'analyser les gravures de ce manuscrit et d’identifier le ou les mystérieux graveurs, à Mme Sylvie Reese-Dusserre, Cagnes-sur-Mer, pour ses précieuses suggestions concernant l’interprétation des sonnets originaux et leur transcription.