Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel ( copyright information )
Ces
Œuvres Dramatiques ont été
Nous osons assurer le Public quecelle que nous lui donnons aujourd'hui a été soignée très-scrupuleusement pour la correction. Lesépreuves ont été lues plusieurs fois
par un homme connu très-avantageusement dans la République desLettres. Aussi espérons-nous que lesConnoisseurs donneront la préférence à notre Edition.
J'ai lu, par ordre de Monseigneur le Chan
MARIN.
LOUIS, par la grace de Dieu, Roi de France & de
Registré le présent Privilége sur le Registre XVIII
Signé,
briasson,
Syndic.
Interdùm speciosa locis, morataque rectè
Fabula, nullius veneris, sinepondere et arte,
Valdiùs oblectat populum, meliùsque moratur
Quàm versus inopes rerum, nugeque canore.
Horat. De Arte Poet.
LE sixieme volume de l'
venoit de paroître, & j'étois allé cher
cher à la campagne du repos & de la
santé, lorsqu'un événement, non moins
intéressant par les circonstances, que
par les personnes, devint l'étonnement
& l'entretien du canton. On n'y parloit
que de l'homme rare qui avoit eu,
dans un même jour, le
poser sa vie pour son
rage de lui sacrifier sa passion, sa for
tune & sa
Je voulus connoître cet homme. Je
le connus, & je le trouvai tel qu'on me
l'avoit dépeint, sombre &
que
tant d'une
trop long-tems, y avoient laissé la tris
tesse. Il étoit triste dans sa conversation
& dans son maintien, à moins qu'il ne
parlât de la
les transports qu'elle cause à ceux qui
en sont fortement épris. Alors vous
eussiez dit qu'il se transfiguroit. La sé
rénité se déployoit sur son visage. Ses
yeux prenoient de l'éclat & de la dou
ceur. Sa voix avoit un charme inexpri
mable. Son discours devenoit pathéti
que. C'étoit un enchaînement d'idées
austeres & d'
noient l'attention suspendue & l'ame
ravie. Mais, comme on voit le soir, en
automne, dans un tems nébuleux &
couvert, la lumiere s'échapper d'un
nuage, briller un moment, & se per
dre en un ciel obscur; bientôt sa gaieté
s'éclipsoit, & il retomboit tout-à-coup
dans le silence & la mélancolie.
Tel étoit Dorval. Soit qu'on l'eût
prévenu favorablement, soit qu'il y
ait, comme on le dit, des hommes
faits pour s'aimer sitôt qu'ils se rencon
treront, il m'accueillit d'une maniere
ouverte qui surprit tout le monde, ex
cepté moi; & dès la seconde fois que
je le vis, je crus pouvoir, sans être
indiscret, lui parler de sa famille, &
de ce qui venoit de s'y passer. Il satis
fit à mes questions. Il me raconta son
histoire. Je tremblai avec lui des épreu
ves auxquelles l'homme de bien est
quelquefois exposé; & je lui dis qu'un
seroient le sujet, feroit
tous ceux qui ont de la sensibilité, de
la vertu, & quelqu'idée de la foiblesse
humaine.
Hélas! me répondit-il en soupirant,
vous avez eu la même pensée que mon
pere. Quelque tems après son arrivée,
lorsqu'une joie plus tranquille & plus
douce commençoit à succéder à nos
transports, & que nous goûtions le
plaisir d'être assis les uns à côté des au
tres, il me dit:
Dorval, tous les jours je parle au Ciel
de Rosalie et de toi. Je lui rends graces
de vous avoir conservés jusqu'à mon re-
tour; mais, sur-tout, de vous avoir con-
servé innocens. Ah! mon fils, je ne jette
point les yeux sur Rosalie, sans frémir
du danger que tu as couru. Plus je la
vois, plus je la trouve honnête et belle,
plus ce danger me paroît grand. Mais le
Ciel, qui veille aujourd'hui sur nous, peut
nous abandonner demain. Nul de nous ne
connoît son sort. Tout ce que nous savons,
Une Pièce, mon pere
!
Oui, mon enfant. Il ne s''agit point
d'élever ici des tréteaux, mais de conser-
ver la mémoire d'un événement qui nous
touche, et de le rendre comme il s'est
passé .... Nous le renouvellerions nous-
mêmes, tous les ans, dans cette maison:
dans ce sallon. Les choses que nous avons
dites, nous les redirions. Tes enfans en
C'est-à-dire que vous m'ordonnez
.
de peindre votre
celles de Constance, de Clairville &
de Rosalie. Ah! mon pere, c'est une
tâche au-dessus de mes forces, &
vous le savez bien
Ecoute; je prétends y faire mon rôle
une fois avant de mourir; et, pour cet
effet, j'ai dit à André de serrer dans un
coffre les habits que nous avons apportés
des prisons.
Mon pere! ...
Mes enfans ne m'ont jamais opposé de
refus; ils nevoudront pas commencer sitard.
En cet endroit, Dorval détournant
son visage, & cachant ses larmes, me
dit du ton d'un homme qui contraignoit
sa
mais celui qui l'a commandée n'est
plus .... Après un moment de silence,
il ajoûta: .... Elle étoit restée-là, cette
Pièce; & je l'avois presque oubliée;
mais ils m'ont répété si souvent que
c'étoit manquer à la volonté de mon
pere, qu'ils m'ont persuadé; &, Diman
che prochain, nous nous acquittons,
pour la premiere fois, d'une chose
qu'ils s'accordent tous à regarder comme
un devoir.
Ah! Dorval, lui dis-je, si j'osois!...
Je vous entends, me répondit-il; mais
croyez vous que ce soit une proposition
à faire à Constance, à Clairville, & àRosalie? Le sujet de la Pièce vous est
connu; & vous n'aurez pas de peine à
croire qu'il y a quelques scènes où la
présence d'un étranger gêneroit beau
coup. Cependant c'est moi qui fais ran
ger le sallon. Je ne vous promets point,
je ne vous refuse pas. Je verrai.
Nous nous séparâmes Dorval & moi:
c'étoit le lundi. Il ne me fit rien dire
de toute la semaine. Mais le Dimanche
matin il m'écrivit ..... Aujourd'hui àtrois heures précises, à la porte du Jardin...
Je m'y rendis. J'entrai dans le sallon
par la fenêtre; & Dorval, qui avoit
écarté tout le monde, me plaça dans un
coin, d'où, sans être vu, je vis & j'en
tendis ce qu'on va lire, excepté la der
niere scène. Une autre fois je dirai pour
quoi je n'entendis pas la derniere scène.
Voici les Noms des Personnages réels de
la Pièce, avec ceux des Acteurs qui
pourroient les remplacer.
La Scene est à Saint-Germain-en-Laye.
L'
dans un sallon de la maison de Clairville.
La Scene est dans un sallon. On y voit un
clavessin, des chaises, des tables de jeu.
Sur une de ces tables, un trictrac; sur une
autre, quelques brochures; d'un côté, un
métier à tapisserie, etc... dans le fond, un
canapé, etc.
Il est en habit de campagne, en cheveux né-gligés, assis dans un fauteuil, à côté d'unetable sur laquelle il y a des brochures. Il
paroît agité. Après quelques mouvemens vio-
A
peine
est-il six heures.
Il se jette sur l'autre bras de son fauteuil;mais il n'y est pas plutôt, qu'il se releve, etdit:)
Je ne saurois dormir.
Il prend un livre qu'il ouvre au hasard,qu'il referme presque sur le champ, et dit:)
Je lis sans rien
Je ne peux m'éviter ..... Il faut sortir
d'ici .... Sortir d'ici! Et j'y suis enchaîné!
J'aime!... comme effrayé.)DRAME. 13
J'ose me l'avouer; malheureux, & je reste! Il appelle violemment:)
Charles croit que son maître demande sonchapeau et son épée; il les apporte, les posesur un fauteuil, et dit:)
Monsieur,
ne vous faut-il plus rien?
Des chevaux; ma chaise.
Quoi! nous partons!
A l'instant.
Il est assis dans le fauteuil; et tout enparlant, il ramasse des livres, des papiers, desbrochures, comme pour en faire des paquets.)
Monsieur, tout dort encore ici.
Je ne verrai personne.
Cela se peut-il?
Il le faut.
Monsieur ....
Se tournant vers Charles, d'un air triste etaccablé.)
Avoir été accueilli dans cette maison,
chéri de tout le monde, prévenu sur tout,
& s'en aller sans parler à personne! Permettez,
Monsieur .....
J'ai tout entendu. Tu as raison. Mais je
pars.
Que dira Clairville votre ami? Constance
sa sœur, qui n'a rien négligé pour vous faire
aimer ce séjour? d'un ton plus bas.)
salie? ... Vous ne les verrez point?
soupire profondément, laisse tomber sa têtesur ses mains, et Charles continue.)
Clairville & Rosalie s'étoient flattés de
vous avoir pour témoin de leur mariage.
Rosalie se faisoit une joie de vous présenter
à son pere. Vous deviez les accompagner
tous à l'autel.
Le bon-homme arrive, & vous partez!
Tenez, mon cher maître, j'ose vous le dire,
les conduites bisarres sont rarement sensées....
Clairville! Constance! Rosalie!
Brusquement, en se levant:)
vaux, ma chaise, te dis-je.
Au moment où le pere de Rosalie arrive
d'un voyage de plus de mille lieues! à la
veille du mariage de votre ami!
Malheureux! ....
A lui-même, en se mordant la leyre et se
LE FILS NATUREL,
frappant la poitrine:)
le tems, & je demeure.
Je vais.
Qu'on se dépêche.
Partir
sans dire adieu! Il a raison; cela
Constance arrive en robe de matin, tour-
mentée de son côté par une passion qui lui a ôté
Quoi!
Madame, si matin!
J'ai perdu le sommeil. Mais vous-même,
déjà habillé!
Je reçois des lettres à l'instant. Une affaire
m'appelle à Paris. Elle y demande ma pré
sence. Je prends le thé. Charles, du thé. LE FILS NATUREL,
J'embrasse Clairville. Je vous rends graces à
tous les deux des bontés que vous avez eues
pour moi. Je me jette dans ma chaise, & je
pars.
Vous partez! Est-il possible?
Rien, malheureusement, n'est plus né
cessaire.
Les Domestiques qui ont achevé de rangerle sallon, et de ramasser ce qui est à Dorval,s'éloignent. Charles laisse le thé sur une destables. Dorval prend le thé.)
Constance, un coude appuyé sur la table, etla tête penchée sur une de ses mains, demeuredans cette situation pensive.)
Constance, vous rêvez?
Oui, je rêve .... mais j'ai tort ... la vie
que l'on mene ici vous ennuie .... Ce n'est
pas d'aujourd'hui que je m'en apperçois.
Elle m'ennuie! Non, Madame, ce n'est
pas cela.
Qu'avez-vous donc? .... Un air sombre
que je vous trouve ....
Les malheurs laissent des impressions .....
Vous savez .... Madame ..... Je vous jure
que depuis long-tems je ne connoissois de
douceurs que celles que je goûtois ici.
Si cela est, vous revenez, sans doute.
Je ne sais ..... Ai-je jamais su ce que je
deviendrois?
Ce moment est donc le seul qui me reste.
Il faut parler.
(
Dorval, écoutez-moi. Vous m'avez trou
vé ici, il y a six mois, tranquille & heu
reuse. J'avois éprouvé tous les malheurs des LE FILS NATUREL,
nœuds mal assortis. Libre de ces nœuds, je
m'étois promis une indépendance éternelle,
& j'avois fondé mon
tout lien, & dans la sécurité d'une vie retirée.
Après les longs chagrins, la solitude a tant
de charmes! On y respire en liberté. J'y
jouissois de mes peines passées. Il me sem
bloit qu'elles avoient épuré ma
journées, tou ours innocentes, quelquefois
délicieuses, se partageoient entre la lecture,
la promenade, & la conversation de mon
frere. Clairville me parloit sans cesse de son
austere &
à l'entendre! Combien je desirois de con
noître un homme que mon frere aimoit, res
pectoit à tant de titres, & qui avoit déve
loppé dans son cœur les premiers germes de
la
Je vous dirai plus. Loin de vous, je mar
chois déjà sur vos traces; & cette jeune Ro
salie, que vous voyez ici, étoit l'objet de
tous mes soins, comme Clairville avoit été
l'objet des vôtres.
Rosalie!
Je m'apperçus du goût que Clairville DRAME. 21
prenoit pour elle, & je m'occupai à former
l'
fant
mon frere. Il est étourdi, je la rendois pru
dente. Il est violent, je cultivois sa douceur
naturelle. Je me complaisois à penser que je
préparois, de concert avec vous, l'union la
plus heureuse qu'il y eût peut-être au monde:
vous arrivâtes. Hélas! ...
Votre présence, qui devoit m'éclairer &
m'encourager, n'eut point ces effets que j'en
attendois. Peu-à-peu mes soins se détourne
rent de Rosalie. Je ne lui enseignai plus à
plaire ..... & je n'en ignorai pas long-tems
la raison.
Dorval, je connus tout l'empire que la
l'en aimois encore davantage. Je me propo
sai d'entrer dans votre
crus n'avoir jamais formé de dessein qui fût
si bien selon mon cœur. Qu'une
heureuse, me disois-je, lorsque le seul moyen
qu'elle ait d'attacher celui qu'elle a distingué,
c'est d'ajoûter de plus en plus à l'estime qu'elle LE FILS NATUREL,
se doit; c'est de s'élever sans cesse à ses pro
pres yeux.
Je n'en ai point employé d'autre. Si je n'en
ai pas attendu le succès, si je parle, c'est le
tems, & non la confiance qui m'a manqué. Je
ne doutai jamais que la vertu ne fît naître
l'
Vous avouerai-je ce qui m'a coûté le plus?
C'étoit de vous dérober ces
que toujours une
se fait entendre par intervalles. Le cœur im
portun parle sans cesse. Dorval, cent fois le
mot fatal à mon projet s'est présenté sur mes
levres. Il m'est échappé quelquefois; mais
vous ne l'avez point entendu, & je m'en
suis toujours félicitée.
Telle est Constance. Si vous la fuyez, du
moins elle n'aura point à rougir d'elle. Eloi
gnée de vous, je me retrouverai dans le sein
de la vertu. Et tandis que tant de femmes
détesteront l'instant où l'objet d'une crimi
nelle tendresse arracha de leur cœur un pre
mier soupir, Constance ne se rappellera DRAME. 23
Dorval que pour s'applaudir de l'avoir connu:
ou, s'il se mêle quelque amertume à son
souvenir, il lui restera toujours une consola
tion douce & solide dans les
que vous lui aurez inspirés.
Madame,
voilà votre frere.
Mon frere, Dorval nous quitte. et sort.)
On vient de me l'apprendre.
Des
lettres de Paris .... Des affaires qui
Mon ami, vous ne partirez point sans
m'accorder un moment d'entretien. Je n'ai
jamais eu si grand besoin de votre se
cours.
Disposez de moi; mais si vous me rendez
justice, vous ne douterez pas que je n'aie les
raisons les plus fortes ......
J'avois un ami, & cet ami m'abandonne.
J'étois aimé de Rosalie, & Rosalie ne m'aime
plus. Je suis désespéré .... Dorval, m'aban
donnerez-vous? ...
Que puis-je faire pour vous?
Vous savez si j'aime Rosalie! ..... Mais
non, vous n'en savez rien. Devant les autres,
l'
presque devant vous .... Eh bien! Dorval,
je rougirai, s'il le faut; mais je l'adore .....
Que ne puis-je vous dire tout ce que j'ai
fouffert! Avec quel ménagement, quelle
licatesse
forte! .... Rosalie vivoit retirée, près d'ici,
avec une tante. C'étoit une Américaine fort
âgée, une amie de Constance. Je voyois Ro
salie tous les jours, & tous les jours je
voyois augmenter ses charmes; je sentois
augmenter mon trouble. Sa tante meurt. Dans
ses derniers momens, elle appelle ma sœur,
lui tend une main défaillante; & lui montrant
Rosalie qui se désoloit au bord de son lit, elle
la regardoit sans parler; ensuite elle regardoit
Constance; des larmes tomboient de ses yeux;
elle soupiroit; & ma sœur entendoit tout
cela. Rosalie devint sa compagne, sa pupille,
son éleve; & moi, je fus le plus heureux des
hommes. Constance voyoit ma passion: Ro- LE FILS NATUREL,
salie en paroissoit
n'étoit plus traversé que par la volonté d'une
mere inquiette qui redemandoit sa fille. Je me
préparois à passer dans les climats éloignés
où Rosalie a pris naissance: mais sa mere
meurt; & son pere, malgré sa
le parti de revenir parmi nous.
Je l'attendois, ce pere, pour achever mon
bonheur; il arrive, & il me trouvera désolé.
Je ne vois pas encore les raisons que vous
avez de l'être.
Je vous l'ai dit d'abord. Rosalie ne m'aime
plus. A mesure que les obstacles qui s'oppo
soient à mon bonheur ont disparu, elle est
devenue réservée, froide, indifférente. Ces
avec une naïveté qui me ravissoit, ont fait
place à une politesse qui me tue. Tout lui
est insipide. Rien ne l'occupe. Rien ne l'a
muse. M'apperçoit-elle: son premier
vement
& l'on diroit qu'un événement si desiré, si
long-tems attendu, n'a plus rien qui la
touche. Un DRAME. 27
est tout ce qui lui reste. Constance n'est pas
mieux traitée que moi. Si Rosalie nous cher
che encore, c'est pour nous éviter l'un par
l'autre; &, pour comble de malheur, ma
sœur même ne paroît plus s'intéresser à
moi.
Je reconnois bien là Clairville. Il s'in
quiette, il se chagrine, & il touche au mo
ment de son bonheur.
Ah! mon cher Dorval, vous ne le croyez
pas. Voyez .....
Je ne vois dans toute la conduite de Ro
salie que des inégalités auxquelles les
mes
qu'il est quelquefois si doux d'avoir à leur
pardonner. Elles ont le
leur
suffit pour les allarmer. Mon ami, leur ame
est semblable au crystal d'une onde pure &
transparente, où le spectateur tranquille de
la LE FILS NATUREL,
bant, vient à en agiter la surface, tous les
objets sont vacillans.
Vous me consolez ..... Dorval, je suis
perdu. Je ne sens que trop ..... que je ne
peux vivre sans Rosalie; mais quel que soit
le
avant l'arrivée de son pere.
En quoi puis-je vous servir?
Il faut que vous parliez à Rosalie.
Que je lui parle!
Oui, mon ami. Il n'y a que vous au monde
qui puissiez me la rendre. L'estime qu'elle a
pour vous me fait tout espérer.
Clairville, que me demandez-vous? A
peine Rosalie me connoît-elle; & je suis si
peu fait pour ces sortes de discussions.
Vous pouvez tout, & vous ne me refu-
DRAME. 29
serez point. Rosalie vous révere. Votre pré
sence la saisit de respect; c'est elle qui l'a dit.
Elle n'osera jamais être injuste, inconstante,
ingrate à vos yeux. Tel est l'auguste privilége
de la
l'approche. Dorval, paroissez devant Rosa
lie, & bientôt elle redeviendra pour moi ce
qu'elle doit être, ce qu'elle étoit.
Ah, malheureux!
Mon ami, si je le suis!
Vous exigez .....
J'exige ....
Vous serez satifait.
Quels
nouveaux embarras! ... le frere ...
Paroissez devant! Moi, paroître devant Rosalie!
Rosalie
Justine,
approchez mon ouvrage.
Justine approche un métier à tapisserie. Ro-salie est tristement appuyée sur ce métier. Justineest assise d'un autre côté. Elles travaillent. Rc-salie n'interrompt son ouvrage que pour essuyerdes larmes qui tombent de ses yeux. Elle lereprend ensuite. Le silence dure un moment,pendant lequel Justine laisse l'ouvrage et consideresa maitresse.)
Est-ce là la joie avec laquelle vous attendez
Monsieur votre pere? sont-ce là les transports
que vous lui préparez? Depuis un tems je n'en
tends rien à votre LE FILS NATUREL,
passe soit mal; car vous me le cachez, &
vous faites très-bien.
Perdez-vous l'
moment de l'arrivée d'un pere! à la veille
d'un mariage! Encore un coup, perdez-vous
l'esprit?
Non, Justine.
Seroit-il arrivé quelque malheur à Monsieur
votre pere?
Non, Justine.
Toutes ces questions se font à différens in-tervalles, dans lesquels Justine quitte et reprendson ouvrage.)
Par hasard, est-ce que vous n'aimeriez plus
Clairville?
Non, Justine.
La voilà donc la cause de ces soupirs, de
ce silence & de ces larmes? .... Oh! pour
le coup, les hommes n'ont qu'à dire que
nous sommes folles; que la tête nous tourne
aujourd'hui pour un objet que demain nous
voudrions savoir à mille lieues: qu'ils disent
de nous tout ce qu'ils voudront, je veux
mourir si je les en dédis .... Vous ne vous
êtes pas attendue, Mademoiselle, que j'ap
prouverois ce caprice? .... Clairville vous
aime éperdûment. Vous n'avez aucun sujet
de vous plaindre de lui. Si jamais femme a pu
se flatter d'avoir un amant tendre, honnête; de
s'être attaché un homme qui eût de l'
de la figure, des
mœurs! Mademoiselle, des mœurs! ... Je
n'ai jamais pu concevoir, moi, qu'on cessât
d'aimer, à plus forte raison qu'on cessât sans
sujet. Il y a là quelque chose où je n'entends
rien.
Justine s'arrête un moment. Rosalie continuede travailler et de pleurer. Justine reprend d'un
LE FILS NATUREL,
ton hypocrite et radouci, et dit tout en travait-lant, et sans lever les yeux de dessus son ouvrage:)
Après tout, si vous n'aimez plus Clair
ville, cela est fâcheux ...... mais il ne faut
pas s'en désespérer comme vous faites .....
Quoi donc! après lui, n'y auroit-il plus per
sonne au monde que vous puissiez aimer?
Non, Justine.
Oh! pour celui-là, on ne s'y attend pas.
Dorval entre, Justine se retire; Rosaliequitte son métier, se hâte de s'essuyer les yeux,et de se composer un visage tranquille. Elle adit auparavant:)
O Ciel! c'est Dorval.
Permettez,
Mademoiselle, qu'avant
C'est que je ne l'aime plus.
Vous ne l'aimez plus!
Non, Dorval.
Et qu'a-t-il fait pour s'attirer cette horrible
disgrace?
Rien. Je l'aimois. J'ai cessé. J'étois légere
apparemment, sans m'en douter.
Avez-vous oublié que Clairville est l'amant
que votre cœur a préféré? .... Songez-vous
qu'il traîneroit des jours bien malheureux, si
l'espérance de recouvrer votre
étoit ôtée? .... Mademoiselle, croyez-vous
qu'il soit permis à une
jouer du
Je sais, là-dessus, tout ce qu'on peut me
dire. Je m'accable sans cesse de reproches. Je
suis désolée. Je voudrois être morte.
Vous n'êtes point injuste.
Je ne sais plus ce que je suis. Je ne m'esti
me plus.
Mais pourquoi n'aimez-vous plus Clair
ville? Il y a des raisons à tout.
C'est que j'en aime un autre.
avec un étonncment mêlé de reproches.)
Rosalie! Elle!
Oui, Dorval ...... Clairville sera bien
vengé!
Rosalie ... si par malheur il étoit arrivé ...
que votre cœur surpris .... fût entraîné par
un penchant.... dont votre
crime .... J'ai connu cet état cruel! .. Que
je vous plaindrois!
Plaignez-moi donc.
J'aimois Clairville. Je n'imaginois pas que
je pusse en aimer un autre, lorsque je ren
contrai l'écueil de ma constance & de notre
bonheur .... Les traits, l'
le son de la voix, tout, dans cet objet doux
& terrible, sembloit répondre à je ne sais
quelle
mon cœur. Je le vis. Je crus y reconnoître
LE FILS NATUREL,
la vérité de toutes ces
tion
ma confiance .... Si j'avois pu concevoir que
je manquois à Clairville! ... Mais, hélas!
je n'en avois pas eu le premier soupçon, que
j'étois toute accoutumée à aimer son rival....
Et comment ne l'aurois-je pas aimé? ... Ce
qu'il disoit, je le pensois toujours. Il ne man
quoit jamais de blâmer ce qui devoit me
déplaire. Je louois quelquefois d'avance ce
qu'il alloit approuver. S'il exprimoit un
timent
mien .... Que vous dirai-je enfin? Je me
voyois à peine dans les autres; elle ajoûte enbaissant les yeux et la voix:)
vois sans cesse en lui.
Et ce mortel heureux connoît-il son bon
heur?
Si c'est un
Si vous aimez, on vous aime, sans doute?
Dorval, vous le savez.
Oui, je le sais, & mon cœur le sent ....
Qu'ai-je entendu? .... Qu'ai-je dit? ... Qui
me sauvera de moi-même? ....
Dorval et Rosalie se regardent un momenten silence. Rosalie pleure amerement. On annonceClairville.)
Monsieur, Clairville demande à vous
parler.
Rosalie .... Mais on vient .... Y pensez
vous? C'est Clairville. C'est mon
votre amant.
Adieu, Dorval. Elle lui tend une main;Dorval la prend, et laisse tomber tristement sabouche sur cette main, et Rosalie ajoûte:)
Adieu, quel mot!
Dans
sa
Dorval, vous.... Ces mots retentissent encore
le savez
Excusez
mon impatience. Eh hien,
Dorval est troublé. Il tâche de se remettre;mais il y réussit mal. Clairville, qui cherche àlire sur son visage, s'en apperçoit, se méprend,et dit:)
Vous êtes troublé. Vous ne me parlez
point. Vos yeux se remplissent de larmes.
Je vous entends, je suis perdu!
Clairville, en achevant ces mots, se jettedans le sein de son ami. Il y reste un momenten silence. Dorval verse quelques larmes surlui, et Clairville dit, sans se déplacer, d'unevoix basse et sanglottante:)
Qu'a-t-elle dit? Quel est mon crime? Ami,
de grace, achevez-moi.
Que je l'acheve!
Elle m'enfonce un poignard dans le sein!
& vous, le seul homme qui pût l'arracher
peut-être, vous vous éloignez! vous m'aban
donnez à mon désespoir! .... Trahi par ma
maitresse! abandonné de mon ami! que vais
je devenir? Dorval, vous ne me dites rien!
Que vous dirai-je? ...... Je crains de
parler.
Je crains bien plus de vous entendre; par
lez pourtant, je changerai du moins de sup
plice .... Votre silence me semble, en ce mo
ment, le plus cruel de tous.
Rosalie ....
Rosalie? ....
Vous me l'aviez bien dit ..... elle ne me
paroît plus avoir cet empressement qui vous
promettoit un
Elle a changé! ...... Que me reproche
t-elle?
Elle n'a pas changé, si vous voulez ....
Elle ne vous reproche rien ..... mais son
pere .....
Son pere a-t-il repris son consentement?
Non. Mais elle attend son retour ... Elle DRAME. 43
craint .... Vous savez mieux que moi qu'une
Il n'y a plus de craintes à avoir: tous
les obstacles sont levés. C'étoit sa mere qui
s'opposoit à nos vœux; elle n'est plus, &
son pere n'arrive que pour m'unir à sa fille,
se fixer parmi nous, & finir ses jours tran
quillement, dans sa patrie, au sein de sa fa
mille, au milieu de ses amis. Si j'en juge par
ses lettres, ce respectable vieillard ne sera
gueres moins affligé que moi. Songez, Dor
val, que rien n'a pu l'arrêter; qu'il a vendu
ses habitations; qu'il s'est embarqué avec
toute sa fortune, à l'âge .... de quatre-vingts
ans, je crois, sur des mers couvertes de
vaisseaux ennemis.
Clairville, il faut l'attendre. Il faut tout
espérer des bontés du pere, de l'honnêteté
de la fille, de votre
êtres qu'il semble avoir formés pour servir
de consolation & d'encouragement à la
soient tous malheureux sans l'avoir mérité.
Vous voulez donc que je vive?
Si je le veux! .... Si Clairville pouvoit
lire au fond de mon
satisfait à ce que vous exigiez.
C'est à regret que je vous entends. Allez,
mon ami. Puisque vous m'abandonnez dans
la triste situation où je suis, je peux tout
croire des motifs qui vous rappellent. Il ne
me reste plus qu'à vous demander un mo
ment. Ma sœur, allarmée de quelques bruits
fâcheux qui se sont répandus ici sur la for
tune de Rosalie & sur le retour de son pere,
est sortie malgré elle. Je lui ai promis que
vous ne partiriez point qu'elle ne fût rentrée,
Vous ne me refuserez pas de l'attendre.
Y a-t-il quelque chose que Constance ne
puisse obtenir de moi?
Constance! hélas! j'ai pensé quelquefois...
Mais renvoyons ces idées à des tems plus
heureux .... Je sais où elle est, & je vais
hâter son retour.
Suis - je assez malheureux? .... J'inspire
Monsieur, les chevaux sont mis. Tout
Madame vient de rentrer. Elle va descen
dre.
Constance?
Oui, Monsieur. Cela dit, il sort.)
Monsieur ..... vous me troublez aussi avec
vos impatiences ..... Non, il semble que le
Dieu veuille que nous le rattrapions en route ...
Je ne pensois plus que j'avois une lettre; &
maintenant que j'y pense, je ne la trouve
plus. A force de chercher, il trouve la lettre,et la donne à Dorval.)
Et donne donc. Charles sort.)
. La
honte & le remords me poursui
Après avoir lu d'une voix entrecoupée etdans un trouble extrême, il se jette dans un fau-teuil. Il garde un moment le silence. Tournantensuite des yeux égarés et distraits sur la lettrequ'il tient d'une main tremblante, il en relitquelques mots, et dit:)
La honte & le remords me poursuivent
.
C'est à moi de rougir, d'être déchiré ..... Vous connoissez les loix de l'innocence
...
Je les connus autrefois .... Suis-je crimi
? Non, c'est moi qui le suis ....
nelleVous vous éloignez, & je vais mourir ...
O Ciel! je succombe .....
En se levant.)
Arrachons-nous d'ici .... Je veux ... je ne
puis .... ma raison se trouble .... Dans quel
les ténèbres suis-je tombé? .... O Rosalie!
ô
Après un moment de silence, il se leve,mais avec peine. Il s'approche lentement d'unetable. Il écrit quelques lignes pénibles; maistout au travers de son écriture, arrive Charles,en criant:)
Monsieur,
au secours. On assassine....
Dorval quitte la table où il écrit, laisse salettre à moitié, se jette sur son épée qu'il trouvesur un fauteuil, et vole au secours de son ami.Dans ces mouvemens, Constance survtent, etdemeure fort surprise de se voir laisser seule parle maître et par le valet.)
Que
veut dire cette fuite? .... Il a dû
Une lettre!
Je vous aime, & je fuis ..... hélas!
beaucoup trop tard! ..... Je suis l'ami de
Clairville .... Les devoirs de l'
loix sacrées de l'hospitalité! ....
Ciel! quel est mon bonheur! .... il m'ai
me! ... Dorval, vous m'aimez! ...
Elle sepromene agitée.)
point ... Vos
délicatesse est vaine .... Vous avez ma
dresse
ni votre ami .... Non, vous ne les connois
sez pas ..... mais peut-être qu'il s'éloigne,
qu'il fuit au moment où je parle. Elle sortde la Scene avec quelque précipitation.)
Soyez
assuré que ce que j'ai fait, tout
Je le crois. Mais je connois Clairville. Il
est vif.
J'étois trop affligé pour m'offenser légere
ment ...... Mais que pensez-vous de ces
bruits qui avoient appellé Constance chez
son amie?
Il ne s'agit pas de cela.
Pardonnez-moi. Les noms s'accordent; on
parle d'un vaisseau pris, d'un vieillard appellé
Mérian ....
De grace, laissons pour un moment ce
vaisseau, ce vieillard, & venons à votre
affaire. Pourquoi me taire une chose dont
tout le monde s'entretient à présent, & qu'il
faut que j'apprenne?
J'aimerois mieux qu'un autre vous la dît.
Je n'en veux croire que vous.
Puisqu'absolument vous voulez que je
parle; il s'agissoit de vous.
De moi?
De vous. Ceux contre lesquels vous m'a
vez secouru, sont deux
lâches. L'un s'est fait chasser de chez Cons
tance pour des noirceurs; l'autre eut quelque DRAME. 53
tems des vues sur Rosalie. Je les trouve chez
cette femme que ma sœur venoit de quitter.
Ils parloient de votre départ; car tout se sait
ici. Ils doutoient s'il falloit m'en féliciter ou
m'en plaindre. Ils en étoient également sur
pris.
Pourquoi surpris?
C'est, disoit l'un, que ma sœur vous
aime.
Ce discours m'
L'autre, que vous aimez ma maitresse.
Moi?
Vous.
Rosalie?
Rosalie.
Clairville, vous croiriez ....
Je vous crois incapable d'une trahison.
Dorval s'agite.)
n'entra dans l'ame de Dorval, ni un soupçon
injurieux dans l'esprit de Clairville.
Clairville, épargnez-moi.
Je vous rends justice. Aussi tournant sur
eux des regards d'indignation & de mépris, Clairville regardant Dorval avec ces yeux,Dorval ne peut les soutenir. Il détourne latête, et se couvre le visage avec les mains.)
leur fis entendre qu'on portoit en soi le germe
des bassesses Dorval est tourmenté.)
étoit si prompt à soupçonner autrui; & que
par-tout où j'étois, je prétendois qu'on res
pectât ma maitresse, ma sœur & mon ami ...
Vous m'approuvez, je pense?
Je ne peux vous blâmer... Non... Mais...
Ce discours ne demeura pas sans réponse.
Ils sortent. Je sors. Ils m'attaquent ....
Et vous périssiez, si je n'étois accouru?...
Il est certain que je vous dois la vie.
C'est-à-dire qu'un moment plus tard, je
devenois votre assassin.
Vous n'y pensez pas. Vous perdiez votre
Pouviez-vous prévenir un indigne soupçon?
Peut-être.
Empêcher d'injurieux propos?
Peut-être.
Que vous êtes injuste envers vous!
Que l'innocence & la vertu sont grandes,
& que le
Dorval
.... mon frere.... dans quelles
Rosalie! Dorval se contraint subitement.)
J'y vais. J'y cours.
Elle est avec Justine. Je l'ai vue. Je la
quitte. N'en soyez point inquiet.
Je le suis d'elle .... Je le suis de Dorval....
Il est d'un sombre qui ne se conçoit pas ....
Au moment où il sauve la vie à son DRAME. 57
Mon ami, si vous avez quelques chagrins,
pourquoi ne pas les répandre dans le sein
d'un homme qui partage tous vos
qui, s'il étoit heureux, ne vivroit que pour
Dorval & pour Rosalie.
Tenez, mon frere, voilà son secret, le
mien, & le sujet apparemment de sa
colie
Clairville prend la lettre et la lit. Dorval,qui reconnoît cette lettre pour celle qu'il écrivoità Rosalie, s'écrie:)
Juste Ciel! C'est ma lettre!
Oui, Dorval. Vous ne partez plus. Je sais
tout. Tout est arrangé .... Quelle délicatesse
vous rendoit ennemi de notre
Vous m'aimiez. Vous m'écriviez .... Vous
fuyez! ....
Il le falloit. Il le faut encore. Un
me poursuit. Madame, cette lettre ...
bas.)
Ciel! qu'allois-je dire?
Qu'ai-je lu? Mon ami, mon libérateur va
devenir mon frere! Quel surcroît de bon
heur & de reconnoissance!
Aux transports de sa joie, reconnoissez
enfin la vérité de ses sentimens & l'injustice
de votre inquiétude. Mais quel motif ignoré
peut encore suspendre les vôtres? Dorval, si
j'ai votre
votre confiance?
!
Mon ami, vous êtes triste.
Il est vrai.
Parlez, ne vous contraignez plus ..... DRAME. 59
Dorval, prenez quelque confiance en votre
ami. Dorval continuant toujours de se taire,Constance ajoûte:)
sence vous gêne. Je vous laisse avec lui.
Dorval,
nous sommes seuls ... Au
Auriez-vous craint que ma sœur, instruite
des circonstances de votre naissance ....
, vous m'offensez. Je porte une LE FILS NATUREL,
craintes. Si Constance étoit capable de ce
de moi.
Pardonnez, mon cher Dorval. La tristesse
opiniâtre où je vous vois plongé, quand tout
paroît seconder vos vœux ....
Oui, tout me réussit singulierement!
Cette tristesse m'agite, me confond, &
porte mon esprit sur toutes sortes d'idées.
Un peu plus de confiance de votre part, m'en
épargneroit beaucoup de fausses.... Mon ami,
vous n'avez jamais eu d'ouverture avec moi...
Dorval ne connoît point ces doux épanche
mens .... son
fin vous aurois - je compris? Auriez - vous
appréhendé que, privé par un second mariage
de Constance de la moitié d'une fortune, à
la vérité peu considérable, mais qu'on me
croyoit assurée, je ne fusse plus assez riche
pour épouser Rosalie?
La voilà, cette Rosalie ..... Clairville,
songez à soutenir l'impression que votre péril
a dû faire sur elle.
Est-il
bien vrai que Rosalie ait craint de
Il est vrai que votre imprudence m'a fait
frémir.
Que je suis fortuné!
Arrêtez, Monsieur. Je sens toute l'obliga
tion que nous avons à Dorval. Mais je n'i
gnore pas que, de quelque maniere que se
terminent ces événemens pour un homme,
les suites en sont toujours fâcheuses pour
une femme.
Mademoiselle, le hasard nous engage, &
l'
Rosalie, je suis au désespoir de vous avoir
déplu. Mais n'accablez pas l'amant le plus
soumis & le plus tendre; ou, si vous l'avez
résolu, du moins n'affligez pas davantage un
ami qui seroit heureux sans votre injustice.
Dorval aime Constance: il en est aimé. Il par
toit: une lettre surprise a tout découvert.....
Rosalie, dites un mot, & nous allons tous être
unis d'un lien éternel, Dorval à Constance,
Clairville à Rosalie; un mot, un mot! & le
Ciel reverra ce séjour avec complaisance.
Je me meurs.
O Ciel! elle se meurt.
Charles, Sylvestre, Justine.
Vous voyez, Mademoiselle ..... Vous
avez voulu sortir ..... Je vous l'avois pré
dit .....
Allons, Justine.
Rosalie .....
Laissez-moi .... Je vous hais .... Laissez
moi, vous dis-je.
Clairville quitte Rosalie. Il est comme unfou. Il va, il vient, il s'arrête; il soupire
de douleur, de fureur; il s'appuie les coudes
En
est-ce assez? .... Voilà donc le prix
Monsieur
....
Eh bien?
Il y a là-bas un inconnu qui demande à
parler à quelqu'un.
Qu'il attende.
C'est un malheureux, & il y a long-tems
qu'il attend.
Qu'il entre.
DORVAL, CLAIRVILLE, JUSTINE, CHARLES, SYLVESTRE, ANDRÉ,
Et les aut es domestiques de la maison attirés
par la curiosité, et diversement répandus sur
Qui
êtes-vous, que voulez-vous?
Monsieur, je m'appelle André. Je suis au
service d'un honnête vieillard. J'ai été le com- DRAME. 67
pagnon de ses infortunes; & je venois annon
cer son retour à sa fille.
A Rosalie?
Oui, Monsieur.
Encore des malheurs! Où est votre maître?
qu'en avez-vous fait?
Rassurez-vous, Monsieur. Il vit. Il arrive.
Je vous instruirai de tout, si j'en ai la force,
& si vous avez la bonté de m'entendre.
Parlez.
Nous sommes partis, mon maître & moi,
sur le vaisseau l'Apparent, de la Rade du Fort
Royal, le six du mois de Juillet. Jamais mon
maître n'avoit eu plus de santé, ni montré
tant de joie. Tantôt le visage tourné où les
vents sembloient nous porter, il élevoit ses
mains au Ciel, & lui demandoit un prompt
retour. Tantôt me regardant avec des yeux
remplis d'espérance: il me disoit: André,
.LE FILS NATUREL,
encore quinze jours, & je verrai mes en
fans, & je les embrasserai, & je serai heu
reux une fois du moins avant que de mou
rir
Vous entendez. Il m'appelloit déja du
doux nom de fils. Eh bien, André?
Monsieur, que vous dirai-je? Nous avions
eu la navigation la plus heureuse. Nous tou
chions aux côtes de la France. Echappés aux
dangers de la mer, nous avons salué la terre
par mille cris de joie; & nous nous embras
sions tous les uns les autres, Commandans,
Officiers, Passagers, Matelots, lorsque nous
sommes approchés par des vailleaux qui nous
crient, la paix, la paix; abordés à la faveur
de ces cris perfides, & faits prisonniers.
Prisonniers!
Que devint alors mon maître? Des larmes
couloient de ses yeux. Il poussoit de profonds DRAME. 69
soupirs. Il tournoit ses regards, il étendoit
ses bras, son
rivage d'où nous nous éloignions. Mais à
peine les eûmes-nous perdus de vue, que ses
yeux se sécherent; son cœur se serra; sa
vue s'attacha sur les eaux, il tomba dans une
douleur sombre & morne, qui me fit trem
bler pour sa vie. Je lui présentai plusieurs
fois du pain & de l'eau, qu'il repoussa.
Cependant nous arrivons dans le port en
nemi ..... Dispensez - moi de vous dire le
reste .... Non, je ne pourrai jamais.
André, continuez.
On me dépouille. On charge mon maître
de liens. Ce fut alors que je ne pus retenir
mes cris. Je l'appellai plusieurs fois: Mon
! Il m'entendit,
maître, mon cher maître
me regarda, laissa tomber ses bras triste
ment, se retourna, & suivit, sans parler,
ceux qui l'environnoient .... Cependant on
me jette à moitié nud, dans le lieu le plus
profond d'un bâtiment, pêle-mêle, avec une
foule de malheureux, abandonnés LE FILS NATUREL,
blement
bles de la faim, de la soif & des maladies.
Et pour vous peindre en un mot toute
l'
instant j'y entendis tous les accens de la dou
leur, toutes les voix du désespoir; & que,
de quelque côté que je regardasse, je voyois
Voilà donc ces peuples dont on vante la
modeles! C'est ainsi qu'ils traitent les hom
mes!
Combien l'
reuse a changé!
Il y avoit trois jours que j'étois confondu
dans cet amas de morts & de mourans, tous
François, tous victimes de la trahison, lors
que j'en fus tiré. On me couvrit de lambeaux
déchirés, & l'on me conduisit, avec quelques
uns de mes malheureux compagnons, dans
la ville, à travers des rues pleines d'une
pulace
cations & d'injures; tandis qu'un monde tout- DRAME. 71
à-fait différent que le tumulte avoit attiré aux
fenêtres, faisoit pleuvoir sur nous l'argent
& les secours.
Quel mélange incroyable d'
de bienfaisance & de barbarie!
Je ne savois si l'on nous conduisoit à la
Et votre maître, André?
J'allois à lui; c'étoit le premier des bons
offices d'un ancien Correspondant qu'il avoit
informé de notre malheur. J'arrivai à une des
prisons de la ville. On ouvrit les portes d'un
cachot obscur où je descendis. Il y avoit déjà
quelque tems que j'étois immobile dans ces
ténebres, lorsque je fus frappé d'une voix
mourante qui se faisoit à peine entendre, &
qui disoit en s'éteignant: André, est-ce
. Je
toi? Il y a long-tems que je t'attends
courus à l'endroit d'où venoit cette voix,
& je rencontrai des bras nuds qui cherchoient
dans l'obscurité. Je les saisis. Je les baisai. Je LE FILS NATUREL,
les baignai de larmes. C'étoient ceux de mon
maître.
(
Il étoit nud. Il étoit étendu sur la terre
humide .... Les malheureux qui sont ici,
.
me dit-il à voix basse, ont abusé de mon
âge & de ma foiblesse pour m'arracher le
pain, & pour m'ôter ma paille
Ici tous les domestiques poussent un cri de
sienne. Dorval fait signe à André de s'arrêter
Cependant je me dépouille de mes lam
beaux, & je les étends sous mon maître, qui
bénissoit d'une voix expirante la bonté du
Ciel ....
qui le faisoit mourir dans le fond d'un cachot,
sur les haillons de son valet!
Je me souvins alors des aumônes que j'avois
reçues. J'appellai du secours, & je ranimai
mon vieux & respectable maître. Lorsqu'il
eut un peu repris de ses forces: André,
. Alors je sentis DRAME. 73
me dit-il, aie bon courage. Tu sortiras
d'ici. Pour moi, je sens, à ma foiblesse,
qu'il faut que j'y meure
ses bras se passer autour de mon cou, son
visage s'approcher du mien, & ses pleurs
couler sur mes joues.
Mon ami, (me dit-il,
!
& ce fut ainsi qu'il m'appella souvent,) tu
vas recevoir mes derniers soupirs. Tu por
teras mes dernieres paroles à mes enfans.
Hélas! c'étoit de moi qu'ils devoient les
entendre
Ses enfans!
Il m'avoit dit pendant la traversée, qu'il
étoit né François, qu'il ne s'appelloit point
Mérian; qu'en s'éloignant de sa patrie, il
avoit quitté son nom de famille pour des rai
sons que je saurois un jour. Hélas! il ne
croyoit pas ce jour si prochain! Il soupiroit,
& j'en allois apprendre davantage, lorsque
nous entendîmes notre cachot s'ouvrir. On
nous appella; c'étoit cet ancien Correspon
dant qui nous avoit réunis, & qui venoit nous
LE FILS NATUREL,
jetta ses regards sur un vieillard qui ne lui
paroissoit plus qu'un cadavre palpitant. Des
larmes tomberent de ses yeux. Il se dépouilla.
Il le couvrit de ses vêtemens; & nous allâ
mes nous établir chez cet hôte, & y recevoir
toutes les marques possibles de l'humanité.
On eût dit que cette honnête famille rou
gissoit en secret de la cruauté & de l'injustice
de la nation.
Rien n'humilie donc autant que l'injustice!
Bientôt mon maître reprit de la santé &
des forces. On lui offrit des secours, & je
présume qu'il en accepta; car au sortir de la
prison, nous n'avions pas de quoi avoir un
morceau de pain.
Tout s'arrangea pour notre retour, & nous
étions prêts à partir, lorsque mon maître,
me tirant à l'écart, (non, je ne l'oublierai de
ma vie!), me dit: André, n'as-tu plus
Non, Monsieur, lui
rien à faire ici?
répondis-je ....
Et nos compatriotes, que
. J'y courus. Hélas! de tant de
nous avons laissés dans la misere d'où
la DRAME. 75
bonté du Ciel nous a tirés, tu n'y penses
donc plus? Tiens, mon enfant, va leur
dire adieu
misérables, il n'en restoit qu'un petit nombre,
si exténués, si proches de leur fin, que la
plûpart n'avoient pas la force de tendre la
main pour recevoir.
Voilà, Monsieur, tout le détail de notre
malheureux voyage.
On garde ici un assez long silence, aprèslequel André dit ce qui suit. Cependant Dorval,rêveur, se promene vers le fond du sallon.)
J'ai laissé mon maître à Paris pour y pren
dre un peu de repos. Il s'étoit fait une
grande joie d'y retrouver un ami.
Mais cet ami est absent depuis plusieurs
mois; & mon maître comptoit me suivre de
près.
(
Avez-vous vu Rosalie?
Non, Monsieur; je ne lui apporte que de LE FILS NATUREL,
la douleur, & je n'ai pas osé paroître devant
elle.
André, allez vous reposer. Sylvestre, je
vous le recommande ..... Qu'il ne lui man
que rien.
(
Après un silence pendant lequel Dorval a restéimmobile, la tête baissée, l'air pensif, et lesbras croisés, (c'est assez son attitude ordinaire:et Clairville s'est promené avec agitation;)Clairville dit:)
Eh
bien! mon ami, ce jour n'est-il pas
Vous voulez dire un seul méchant. Mais, DRAME. 77
Clairville, laissons la
mal, quand on croit avoir à se plaindre du
Ciel ..... Quels sont maintenant vos des
seins?
Vous voyez toute l'étendue de mon mal
heur. J'ai perdu le cœur de Rosalie. Hélas!
c'est le seul bien que je regrette!
Je n'ose soupçonner que la médiocrité de
ma fortune soit la raison secrette de son in
constance. Mais si cela est, à quelle distance
n'est-elle pas de moi, à présent qu'elle est
réduite elle-même à une fortune assez bor
née! S'exposera-t-elle, pour un homme qu'elle
n'aime plus, à toutes les suites d'un état pres
que indigent? Moi-même, irai-je l'en solli
citer? Le puis-je? Le dois-je? Son pere va
devenir pour elle un surcroît onéreux. Il est
incertain qu'il veuille m'accorder sa fille. Il est
presque évident qu'en l'acceptant, j'ache
verois de la ruiner. Voyez, & décidez.
Cet André a jetté le trouble dans mon
ame. Si vous saviez les idées qui me sont ve
nues pendant son récit ... Ce vieillard ....
ses discours ...... son
changement de nom ..... Mais laissez-moi LE FILS NATUREL,
dissiper un soupçon qui m'obsede, & penser
à votre affaire.
Songez, Dorval, que le
est entre vos mains.
Quel
jour d'amertume & de trouble!
Non, je n'enleverai point à mon ami sa mai
tresse. Je ne me dégraderai point jusques-là.
Mon cœur m'en répond. Malheur à celui qui
n'écoute point la voix de son cœur! ... Mais
Clairville n'a point de fortune. Rosalie n'en
a plus .... Il faut écarter ces obstacles. Je le
puis. Je le veux. Y a-t-il quelque peine dont
un
mence à respirer! ....
Si je n'épouse point Rosalie, qu'ai-je besoin
de fortune? Quel plus digne usage que d'en
disposer en faveur de deux êtres qui me sont
chers? Hélas! à bien juger, ce sacrifice si
peu commun n'est rien ..... Clairville me
devra son LE FILS NATUREL,
bonheur! Le pere de Rosalie me devra son
bonheur! .... Et Constance? Elle entendra
de moi la vérité. Elle me connoîtra. Elle
tremblera pour la femme qui oseroit s'atta
cher à ma
à tout ce qui m'environne, je trouverai sans
doute un repos qui me fuit .....
(
Dorval, pourquoi souffres-tu donc? Pour
quoi suis-je déchiré? O vertu! n'ai-je point
encore assez fait pour toi?
Mais Rosalie ne voudra point accepter de
moi sa fortune. Elle connoît trop le prix de
cette grace pour l'accorder à un homme
qu'elle doit haïr, mépriser ..... Il faudra
donc la tromper!...... Et si je m'y résous,
comment y réussir? ..... Prévenir l'arrivée
de son pere? .... Faire répandre par les pa
piers publics, que le vaisseau qui portoit sa
fortune étoit assuré? .... Lui envoyer par un
inconnu la valeur de ce qu'elle a perdu? Pour
quoi non? .... Le moyen est naturel. Il me
plaît. Il ne faut qu'un peu de célérité.
Charles!
A
Paris,
chez mon banquier.
Eh
bien! Mademoiselle. Vous avez voulu
Que puis-je contre le
vit. Si la perte de sa fortune n'a pas altéré sa
santé, le reste n'est rien.
Comment, le reste n'est rien?
Non, Justine. Je connoîtrai l'indigence,
Il y a de plus grands maux.
Ne vous y trompez pas, Mademoiselle. Il
n'y en a point qui lasse plus vîte.
Avec des richesses, serois-je moins à plain-
dre? .... C'est dans une
tranquille que le
ame, Justine, je l'avois!
Et Clairville y regnoit.
Amant, qui m'étois alors si cher! Clairville,
que j'estime & que je désespere! O toi, à
qui un bien moins digne a ravi toute ma
dresse
l'on se
Justine, que penses-tu de ce Dorval? ...
Le voilà donc, cet ami si tendre, cet homme
si vrai, ce mortel si vertueux! Il n'est, comme
les autres, qu'un méchant qui se joue de ce
qu'il y a de plus sacré, l'
tance! Il m'a trompée. Il peut bien la trom
per aussi . . . . . En se levant.)
Mais j'entends quelqu'un ..... Justine,
fi c'étoit lui!...
Mademoiselle, ce n'est personne.
Qu'ils sont
nous sommes simples!..... Vois, Justine,
comme, dans le cœur, la vérité est à côté du
parjure; comme l'
bassesse!..... Ce Dorval, qui expose sa vie
pour son ami, c'est le même qui le trompe,
qui trompe sa sœur, qui se prend pour moi
de
la tendresse! C'est mon crime. Le sien est une
fausseté qui n'eut jamais d'exemple.
Ah!
Madame, en quel état vous me
Je viens partager votre peine.
Puissiez-vous toujours être heureuse!
Rosalie, je ne demande que la liberté de
m'affliger avec vous. J'ai long-tems éprouvé
l'incertitude des choses de la vie, & vous
savez si je vous aime!
Tout a changé. Tout s'est détruit en un
moment.
Constance vous reste .... & Clairville.
Je ne peux m'éloigner trop tôt d'un séjour
où ma douleur est importune.
Mon enfant, prenez garde. Le malheur
vous rend injuste & cruelle. Mais ce n'est
point à vous que j'en dois faire le reproche.
Dans le sein du bonheur, j'oubliai de vous
préparer aux revers. Heureuse, j'ai perdu
de vue les malheureux. J'en suis bien punie; LE FILS NATUREL,
c'est vous qui m'en rapprochez ..... Mais
votre pere? ....
Je lui ai déja coûté bien des larmes! ....
Madame, vous serez mere un jour ... Que
je vous plains! ....
Rosalie, rappellez-vous la volonté de votre
tante. Ses dernieres paroles me confioient vo
tre bonheur .... Mais ne parlons point de
mes droits; c'est une marque d'estime que
j'attends: jugez combien un refus pourroit
m'offenser! .... Rosalie, ne détachez point
votre
val. Il vous aime. Je lui demanderai Rosa
lie. Je l'obtiendrai; & ce gage sera pour moi
le premier & le plus doux de sa
dégage avec vivacité ses mains de celles deConstance, se leve avec une sorte d'indigna-tion, et dit:)
Dorval!
Vous avez toute son estime.
Un étranger! .... un inconnu! ..... un
homme qui n'a paru qu'un moment parmi
nous! .... dont on n'a jamais nommé les
parens! ... dont la
Madame, patdonnez .... J'oubliois ....
Vous le connoissez bien, sans doute? ...
Il faut vous pardonner. Vous êtes dans la
nuit. Mais souffrez que je vous fasse luire
un rayon d'espérance.
J'ai espéré. J'ai été trompée. Je n'espé
rerai plus.
Hélas! si Constance eût été seule, retirée
comme autrefois; peut-être ... encore, n'est
ce qu'une idée vaine qui nous auroit trom
pées toutes deux. Notre amie devient mal
heureuse. On craint de se manquer à soi
même. Un premier mouvement de générosité
nous emporte. Mais le tems! le tems! ....
Madame, les malheureux sont fiers, impor- LE FILS NATUREL,
tuns, ombrageux. On s'accoutume peu-à-peu
au spectacle de leur douleur, bientôt on s'en
lasse. Epargnons-nous des torts réciproques.
J'ai tout perdu; sauvons du moins notre
dois déja quelque chose à l'infortune .....
Toujours soutenue de vos conseils, Rosalie
n'a rien fait encore dont elle puisse s'honorer
à ses propres yeux. Il est tems qu'elle ap
prenne ce dont elle sera capable, instruite
par Constance & par les malheurs. Lui en
vieriez-vous le seul
de se connoître elle-même?
Rosalie, vous êtes dans l'enthousiasme;
méfiez-vous de cet état. Le premier effet du
malheur est de roidir une ame, le dernier est
de la briser .... Vous qui craignez tout du
tems pour vous & pour moi, n'en craignez
vous rien pour vous seule? .... Songez,
Rosalie, que l'infortune vous rend sacrée.
S'il m'arrivoit jamais de manquer de respect
au malheur; rappellez-moi, dites-moi, faites
moi rougir pour la premiere fois .... Mon
enfant, j'ai vécu. J'ai souffert. Je crois avoir
acquis le droit de présumer quelque chose de
moi; cependant je ne vous demande que de
DRAME. 89
compter autant sur mon amitié, que sur votre
courage .... Si vous vous promettez tout de
vous-même, & que vous n'attendiez rien de
Constance, ne serez-vous pas injuste? .....
Mais les idées de bienfait & de reconnoissance
vous effraieroient-elles? Rendez votre t
dresse
vrai tout.
Madame, voilà Dorval ... Permettez que
je m'éloigne ... J'ajoûterois si peu de chose
à son triomphe!
(
Rosalie ... Dorval, retenez cet enfant ...
Mais elle nous échappe.
Madame,
laissons-lui le triste plaisir
C'est à vous à changer son
le jour de mon bonheur peut devenir le
commencement de son repos.
Madame, souffrez que je vous parle libre
ment; qu'en vous confiant ses plus secrettes
pensées, Dorval s'efforce d'être digne de ce
que vous faisiez pour lui, & que du moins il
soit plaint & regretté.
Quoi, Dorval! Mais parlez.
Je vais parler. Je vous le dois. Je le dois à
votre frere. Je me le dois à moi-même....
Vous voulez le bonheur de Dorval; mais
connoissez-vous bien Dorval? ... De foibles
services dont un jeune homme bien né s'est
exagéré le mérite; ses transports à l'appa
rence de quelques
quelques-uns de mes malheurs; tout a pré
paré & établi en vous des
vérité m'ordonne de détruire. L'esprit de
Clairville est jeune; Constance doit porter de
moi d'autres jugemens.
(
J'ai reçu du Ciel un cœur droit; c'est le
seul avantage qu'il ait voulu m'accorder ....
Mais ce cœur est flétri, & je suis, comme
vous voyez ..... sombre &
J'ai .... de la vertu, mais elle est austere,
des
tendre, mais aigrie par de longues disgraces.
Je peux encore verser des larmes, mais elles
sont rares & cruelles .... Non, un homme
de ce
vient à Constance.
Dorval, rassurez-vous. Lorsquemon cœur
céda aux impressions de vos vertus, je vous
vis tel que vous vous peignez. Je reconnus le
malheur & ses effets terribles. Je vous plai
gnis: & ma tendresse commença peut - être
par ce sentiment.
Le malheur a cessé pour vous; il s'est appe
santi sur moi .... Combien je suis malheu
reux, & qu'il y a de tems! Abandonné pres
qu'en naissant entre le désert & la
quand j'ouvris les yeux, afin de reconnoître
les liens qui pouvoient m'attacher aux hom
mes, à peine en trouvai-je des débris. Il y LE FILS NATUREL;
avoit trente ans, Madame, que j'errois parml
eux, isolé, inconnu, négligé, sans avoir
éprouvé la tendresse de personne, ni rencon
tré personne qui récherchât la mienne, lors
que votre frere vint à moi. Mon ame atten
doit la sienne. Ce fut dans son sein que je
versai un torrent de
choient depuis si long-tems à s'épancher; &
je n'imaginai pas qu'il pût y avoir dans ma
vie un moment plus doux que celui où je
me délivrai du long ennui d'exister seul ....
Que j'ai payé cher cet instant de bonheur! ...
Si vous saviez ....
Vous avez été malheureux; mais tout 2
son terme; & j'ose croire que vous touchez
au moment d'une révolution durable & for
tunée.
Nous nous sommes assez éprouvés, le
& moi. Il ne s'agit plus de
hais le commerce des hommes, & je sens
que c'est loin de ceux-mêmes qui me sont
chers, que le repos m'attend ..... Madame,
puisse le Ciel vous accorder sa faveur qu'il
me refuse, & rendre Constance la plus heu
reuse des femmes! ... Un peu attendri.)DRAME. 93
l'apprendrai peut-être dans ma retraite, &
j'en ressentirai de la joie.
Dorval, vous vous trompez. Pour étre
tranquille, il faut avoir l'approbation de son
cœur, & peut-être celle des hommes. Vous
n'obtiendrez point celle-ci, & vous n'em
porterez point la premiere, si vous quittez
le poste qui vous est marqué. Vous avez
ceçu les talens les plus rares, & vous en devez
compte à la
inutiles qui s'y meuvent sans objet, & qui
l'embarrassent sans la servir, s'en éloignent,
s'ils peuvent. Mais vous, j'ose vous le dire,
vous ne le pouvez sans crime. C'est à une
femme qui vous aime à vous arrêter parmi les
hommes. C'est à Constance à conserver à la
vertu opprimée un appui; au
un fléau; un frere à tous les gens de bien; à
tant de malheureux un pere qu'ils attendent;
au genre-humain son ami; à mille projets
honnêtes, utiles & grands, cet esprit libre
de préjugés, & cette ame forte qu'ils exi
gent, & que vous avez .... Vous, renoncer
à la société! J'en appelle à votre cœur, in
interrogez-le, & il vous dira que l'homme LE FILS NATUREL,
de bien est dans la société, & qu'il n'y a que
le méchant qui soit seul.
Mais le malheur me suit, & se répand sur
tout ce qui m'approche. Le Ciel, qui veut
que je vive dans les ennuis, veut-il aussi que
j'y plonge les autres? On étoit heureux ici,
quand j'y vins.
Le Ciel s'obscurcit quelquefois; & si nous
sommes sous le nuage, un instant l'a formé
ce nuage, un instant le dissipera. Mais quoi
qu'il en arrive,
& y attend la fin de ses peines.
Mais ne craindra-t-il pas de l'éloigner, en
multipliant les objets de son attachement? ...
Constance, je ne suis point étranger à cette
pente si générale & si douce, qui entraîne
tous les êtres, & qui les porte à éterniser
leur espece. J'ai senti dans mon cœur que
l'univers ne seroit jamais pour moi qu'une
vaste solitude, sans une compagne qui parta
geât mon bonheur & ma peine ... Dans ces
accès de
compagne.
Et le Ciel vous l'envoie.
Trop tard pour mon malheur. Il a effa
rouché une ame simple, qui auroit été heu
reuse de ses moindres faveurs. Il l'a remplie
de craintes, de terreurs, d'une
crette ..... Dorval oseroit se charger du bon
heur d'une femme! ... Il seroit pere! ... Il
auroit des
je pense que nous sommes jettés, tout en
naissant, dans un cahos de
vagances, de
fait frémir.
Vous êtes obsédé de fantômes, & je n'en
suis pas étonnée. L'histoire de la
peu connue; celle de la
& l'apparence du mal dans l'univers est si
claire! ... Dorval, vos enfans ne sont point
destinés à tomber dans le cahos que vous
redoutez. Ils passeront sous vos yeux les pre
mieres années de leur vie, & c'en est assez
pour vous répondre de celles qui suivront.
Ils apprendront de vous à penser comme vous.
Vos passions, vos goûts, vos idées passeront LE FILS NATUREL,
en eux. Ils tiendront de vous ces notions fi
juftes, que vous avez, de la grandeur & de
la bassesse réelles; du
la misere apparente. Il ne dépendra que de
vous qu'ils aient une conscience toute sembla
ble à la vôtre. Ils vous verront agir. Ils m'en
tendront parler quelquefois ....
Dorval, vos filles seront honnêtes & décen
tes. Vos fils seront nobles & fiers. Tous vos
enfans seront charmans.
prend la main de Constance, la presse entre lesdeux siennes, lui sourit d'un air touché, etlui dit: ....)
Si par malheur Constance se trompoit ...
si j'avois des
d'autres, malheureux & méchans... je me
connois. J'en mourrois de
Mais auriez-vous cette
pensiez que l'effet de la
n'est ni moins nécessaire, ni moins puissant
que celui de la DRAME. 97
dans le cœur de l'homme un
plus ancien qu'aucun ressentiment réfléchi;
que c'est ce goût qui nous rend sensibles à la
honte; la honte qui nous fait redouter le
mépris au-delà même du
tion
d'exemple qui captive plus fortement que
celui de la
de rendre les hommes bons!
Oui, si nous savions en faire usage .....
Mais je veux qu'avec des soins assidus, se
condés d'heureux naturels, vous puissiez les
garantir du vice; en seront-ils beaucoup
moins à plaindre? Comment écarterez-vous
d'eux la
dent à l'entrée dans ce monde, & qui les
suivront jusqu'au tombeau? La folie & la
misere de l'homme m'épouvantent. Combien
d'opinions monstrueuses dont il est, tour-à
tour, & l'auteur, & la victime! Ah! Cons
tance, qui ne trembleroit d'augmenter le nom
bre de ces malheureux, qu'on a comparés à
des forçats qu'on voit dans un cachot funeste,
Je connois les maux que le fanatisme a
causés, & ceux qu'il en faut craindre ......
Mais s'il paroissoit aujourd'hui ..... parmi
nous .... un monstre, tel qu'il en a produit
dans les tems de ténebres, où sa fureur &
ses illusions arrosoient de sang cette terre ...
qu'on vît ce monstre s'avancer au plus grand
des crimes, en invoquant le secours du
Ciel .... &, tenant la loi de son
main, & de l'autre un poignard, préparer
aux peuples de longs regrets ..... croyez,
Dorval, qu'on en auroit autant d'étonne
ment que d'horreur .... Il y a sans doute en
core des barbares; & quand n'y en aura-t-il
plus? Mais les tems de barbarie sont passés.
Le siécle s'est
Ses préceptes remplissent les ouvrages de la
qui soient lus. Voilà les leçons dont nos
théâtres retentissent, & dont ils ne peuvent
retentir trop souvent. Et le
vous m'avez rappellé les vers, doit principa
lement ses succès aux sentimens d'humanité
qu'il arépandus dans ses Poëmes, & au pou- DRAME. 99
voir qu'ils ont sur nos
un peuple qui vient s'attendrir tous les jours
sur la vertu malheureuse, ne peut
être ni mé
chant, ni farouche. C'est vous-même; ce
sont les hommes qui vous ressemblent, que
la Nation honore, & que le Gouvernement
doit protéger plus que jamais, qui affranchi
ront vos
votre
innocentes chargées.
Et quel sera mon devoir & le vôtre; sinon
de les accoutumer à n'admirer, même dans
l'Auteur de toutes choses, que les qualités
qu'ils chériront en nous? Nous leur présen
terons sans cesse que les loix de l'
sont immuables, que rien n'en peut dispen
ser, & nous verrons germer dans leurs ames
ce
embrasse toute la
dit cent fois qu'une ame tendre n'envisageoit
point le systême général des êtres sensibles,
sans en desirer fortement le
participer; & je ne crains pas qu'une ame
cruelle soit jamais formée dans mon sein &
de votre sang.
Constance, une famille demande une LE FILS NATUREL,
grande fortune, & je ne vous cacherai pas
que la mienne vient d'être réduite à la moitié.
Les besoins réels ont des limites; ceux de
la fantaisie sont sans bornes. Quelque fortune
que vous accumuliez, Dorval, si la
manque à vos enfans, ils seront toujours
pauvres.
La vertu! on en parle beaucoup.
C'est la chose dans l'univers la mieux con
nue & la plus révérée. Mais, Dorval, on s'y
attache plus encore par les sacrifices qu'on
lui fait, que par les charmes qu'on lui croit;
& malheur à celui qui ne lui a pas assez sa
crifié pour la préférer à tout, ne vivre, ne
respirer que pour elle, s'enivrer de sa douce
vapeur, & trouver la fin de ses jours dans
cette ivresse!
Quelle femme!
Femme adorable & cruelle, à quoi me DRAME. 101
réduisez-vous? Vous m'arrachez le mystere
de ma naissance. Sachez donc qu'à peine ai-je
connu ma mere. Une jeune infortunée, trop
tendre, trop sensible, me donna la vie, &
mourut peu de tems après. Ses parens, irrités
& puissans, avoient forcé mon pere de passer
aux Isles. Il y apprit la mort de ma mere, au
moment où il pouvoit se flatter de devenir
son époux. Privé de cet espoir, il s'y fixa;
mais il n'oublia point l'enfant qu'il avoit eu
d'une femme chérie. Constance, je suis cet
enfant ..... Mon pere a fait plusieurs voyages
en France. Je l'ai vu. J'espérois le revoir en
core, mais je ne l'espere plus. Vous voyez;
ma naissance est abjecte aux yeux des hom
mes, & ma fortune a disparu.
La naissance nous est donnée; mais nos
vertus sont à nous. Pour ces richesses tou
jours embarrassantes & souvent dangereuses,
le Ciel, en les répandant indifféremment sur
la surface de la terre, & les faisant tomber
sans distinction sur le bon & sur le
dicte lui-même le jugement qu'on en doit
porter. Naissance, dignités, fortune, gran
deurs, le méchant peut tout avoir, excepté
la
Voilà ce qu'un peu de
long-tems avant qu'on m'eût confié vos se
crets; & il ne me restoit à savoir que le jour
de mon
Rosalie est malheureuse. Clairville est au
désespoir.
Je rougis du reproche. Dorval, voyez
mon frere. Je reverrai Rosalie; sans doute,
c'est à nous à rapprocher ces deux
êtres, si
dignes d'être unis. Si nous y réussissons, j'ose
espérer qu'il ne manquera plus rien à nos
vœux.
Voila
la femme par qui Rosalie a été
Dorval, que deviens - je, qu'avez
Que vous vous attachiez plus fortement
que jamais à Rosalie.
Vous me le conseillez?
Je vous le conseille.
, en lui sautant au cou.)
Ah! mon ami, vous me rendez la vie. Je
vous la dois deux fois en un jour. Je venois
en tremblant apprendre mon
j'ai souffert depuis que je vous ai quitté!
Jamais je n'ai si bien connu que j'étois destiné
à l'aimer, toute injuste qu'elle est. Dans un
instant de désespoir, on forme un projet LE FILS NATUREL,
violent; mais l'instant passe, le projet se
dissipe, & la
Je savois tout cela. Mais votre peu de
fortune? la médiocrité de la sienne?
L'état le plus misérable à mes yeux, est de
vivre sans Rosalie. J'y ai pensé, & mon parti
est pris. S'il est permis de supporter impa
tiemment l'indigence, c'est aux amans, aux
peres de famille, à tous les hommes bien
faisans; & il est toujours des voies pour en
sortir.
Que ferez-vous?
Je commercerai.
Avec le nom que vous portez, auriez-vous
ce courage?
Qu'appellez-vous courage? Je n'en trouve
point à cela. Avec une ame fiere, un
inflexible, il est trop incertain que j'obtienne
de la DRAME. 105
Celle qu'on fait par l'intrigue est prompte,
mais vile; par les armes, glorieuse, mais
lente; par les talens, toujours difficile &
médiocre. Il est d'autres états qui menent
rapidement à la richesse; mais le Commerce
est presque le seul où les grandes fortunes
soient proportionnées au travail, à l'industrie
& aux dangers qui les rendent honnêtes. Je
commercerai, vous dis-je; il ne me manque
que des lumieres & des expédiens, & j'espere
les trouver en vous.
Vous pensez juste. Je vois que l'
sans
Rosalie, & vous n'aurez point à changer
d'état. Si le vaisseau qui portoit sa fortune est
tombé entre les mains des ennemis, il étoit
assuré, & la perte n'est rien. La nouvelle en
est dans les papiers publics, & je vous con
seille de l'annoncer à Rosalie.
J'y cours.
DORVAL, CHARLES, encore botté.)
Il ne la fléchira point .... Non .... Mais
Monsieur, j'ai fait remettre à Rosalie.
J'entends.
En voilà la preuve.
(
Il suffit.
J'aurai
donc tout sacrifié. La fortune:
(
la fortune! ma passion! la liberté .... Mais
le sacrifice de ma
O
l'accent enchanteur & la voix de la femme?....
Homme petit & borné, assez simple pour
imaginer que tes erreurs & ton infortune sont
de quelque importance dans l'univers; qu'un
concours de
tems ton malheur; que ton attachement à un
être, mene la chaîne de sa
entendre Constance; & reconnois la vanité
de tes pensées ..... Ah! si je pouvois trou
ver en moi la sorce de sens & la supériorité
de lumieres avec laquelle cette femme s'em
paroit de mon ame & la dominoit, je verrois
Rosalie, elle m'entendroit, & Clairville se
roit heureux ..... Mais pourquoi n'obtien
drois-je pas sur cette ame tendre & fléxible,
le même ascendant que Constance a su pren- LE FILS NATUREL,
dre sur moi? Depuis quand la
perdu son empire? ... Voyons-la, parlons
lui, & espérons tout de la vérité de son ca
ractere, & du
moi qui ai égaré ses pas innocens; c'est moi
qui l'ai plongée dans la
tement; c'est à moi à lui tendre la main; &
à la ramener dans la voie du bonheur.
Votre
pere échappe à mille dangers;
..... Un lien éternel va les unir! ... Justine,
André est-il instruit? Est-il parti? Revient-il?
Mademoiselle, qu'allez-vous faire?
Ma volonté ..... Non, mon pere n'en
trera point dans cette maison fatale! .... Je
ne serai point le témoin de leur joie .... J'é
chapperai du moins à des amitiés qui me
tuent.
Il arrive précipitamment; et tout en appro-chant de Rosalie, il se jette à ses genoux,et lui dit:)
Eh
bien! cruelle, ôtez-moi donc la vie!
Cet André est un imprudent. Je ne vou
lois pas que vous sussiez mon projet.
Vous vouliez me tromper!
Je n'ai jamais trompé personne.
Dites-moi donc pourquoi vous ne m'aimez
plus? M'ôter votre cœur, c'est me condam-
ner à mourir. Vous voulez ma
la voulez. Je le vois.
Non, Clairville. Je voudrois bien que
vous fussiez heureux.
Et vous m'abandonnez!
Mais ne pourriez-vous pas être heureux
sans moi?
Vous me percez le cœur .....
Il est toujours aux genoux de Rosalie: endisant ces mots, il tombe la tête appuyée contreelle, et garde un moment le silence.)
Vous ne deviez jamais changer! ..... Vous
le jurâtes! ... Insensé que j'étois, je vous
crus .... Ah, Rosalie! cette foi donnée &
reçue chaque our avec de nouveaux trans
ports, qu'est-elle devenue? Que sont deve
nus vos sermens? .... Mon cœur, fait pour
recevoir & garder éterneilement l'impression
de vos vertus & de vos charmes, n'a rien
perdu de ses
des vôtres..... Qu'ai-je fait pour qu'ils se
soient détruits?
Rien.
Et pourquoi donc ne sont-ils plus, ni ces
instant si doux, où je lisois mes sentimens
dans vos yeux? .... Où ces mains
il enprend une.)
ces larmes, tantôt ameres, tantôt délicieuses,
que la
tout-à-tour .... Rosalie! ne me désespérez
pas .... par DRAME. 113
connoissez pas votre cœur. Non, vous ne le
connoissez pas. Vous ne savez pas tout le
chagrin que vous vous préparez.
J'en ai déja beaucoup souffert.
Je laisserai au fond de votre ame une
terrible qui y entretiendra le trouble & la
douleur. Votre injustice vous suivra.
Clairville, ne m'effrayez pas.
Que voulez-vous de moi?
Vous fléchir ou mourir.
Dorval est votre ami?
Il sait ma peine. Il la partage.
Il vous trompe.
Je périssois par vos rigueurs. Ses conseils LE FILS NATUREL;
m'ont conservé. Sans Dorval, je ne serois
plus.
Il vous trompe, vous dis-je; c'est un mé
chant.
Dorval, un méchant! Rosalie, y pensez
vous? Il est au monde deux êtres que je porte
au fond de mon cœur; c'est Dorval & Ro
salie. Les attaquer dans cet asyle, c'est me
causer une
chant! C'est Rosalie qui le dit! Elle! ... Il
ne lui restoit plus, pour m'accabler, que d'ac
cuser mon ami!
(
Venez,
mon ami. Venez. Cette Rosalie,
Cela dit, il cache ses larmes; il s'éloigne,et il va se mettre sur un canapé au fond dusallon, dans l'attitude d'un homme désolé.)
Mademoiselle, considérez votre ouvrage
& le mien. Est-ce là le
dre de nous? Un désespoir funeste sera donc
le fruit amer de mon
dresse
Clairville se leve, et s'en va comme un hommequi erre. Rosalie le suit des yeux; et Dorval,après avoìr un peu rêvé, continue d'un tonbas, sans regarder Rosalie:)
S'il s'afflige, c'est du moins sans contrainte.
Son
leur ..... Et nous, honteux de nos
mens
nous nous les cachons ... Dorval & Rosalie,
contens d'échapper aux soupçons, sont peut
être assez vils pour s'en applaudir en secret....
Ah! Mademoiselle, sommes-nous faits pour LE FILS NATUREL,
tant d'humiliation? Voudrons - nous plus
long-tems d'une vie aussi abjecte? Pour moi,
je ne pourrois me souffrir parmi les hommes,
s'il y avoit, sur tout l'espace qu'ils habitent,
un seul endroit où j'eusse mérité le mépris.
Echappé au danger, je viens à votre se
cours. Il faut que je vous replace au rang où
je vous ai trouvée, ou que je meure de
regret.
Rosalie, répondez-moi. La
pour vous quelque prix? L'aimez-vous en
core?
Elle m'est plus chere que la vie.
Je vais donc vous parler du seul moyen de
vous reconcilier avec vous, d'être digne de
la
appellée l'éleve & l'amie de Constance, &
d'être l'objet du respect & de la
Clairville.
Parlez. Je vous écoute.
Songez, Mademoiselle, qu'une seule idée
fâcheuse qui nous suit, suffit pour anéantir
le
vaise action est la plus fâcheuse de toutes
les idées.
Vivement et rapidement.)
nous avons commis le mal, il ne nous quitte
plus; il s'établit au fond de notre ame avec
la honte & le remords; nous le portons avec
nous, & il nous tourmente.
Si vous suivez un penchant injuste, il y a
des regards qu'il faut éviter pour jamais; &
ces regards sont ceux des deux personnes que
nous révérons le plus sur la terre. Il faut s'é
loigner, fuir devant eux, & marcher dans
le monde la tête baissée.
(
Et loin de Clairville & de Constance, où
irions-nous? que deviendrions-nous? quelle
seroit notre société? ..... Être méchant,
c'est se condamner à vivre, à se plaire avec
les méchans; c'est vouloir demeurer confon
du dans une foule d'êtres sans principes,
sans
mensonge continuel d'une vie incertaine &
troublée; louer, en rougissant, la vertu qu'on
a abandonnée; entendre dans la bouche des
autres le blâme des actions qu'on a faites; LE FILS NATUREL,
chercher le repos dans des systêmes que le
souffle d'un homme de bien renverse; se
fermer pour toujours la source des véritables
joies, des seules qui soient honnêtes, auste
res & sublimes; & se livrer, pour fuir, à
l'ennui de tous ces amusemens frivoles où
le jour s'écoule dans l'oubli de soi-même,
& où la vie s'échappe & se perd .... Rosa
lie, je n'exagere point. Lorsque le fil du la
byrinthe se rompt, on n'est plus maître de
son
garer.
Vous êtes effrayée! & vous ne connoissez
encore qu'une partie de votre péril.
Rosalie, vous avez été sur le point de
perdre le plus grand bien qu'une
posséder sur la terre; un bien qu'elle doit in
cessamment demander au Ciel qui en est avare:
un époux vertueux. Vous alliez marquer par
une injustice le jour le plus plus solemnel de
votre vie, & vous condamner à rougir au
souvenir d'un instant qu'on ne doit se rappel
ler qu'avec un sentiment délicieux ..... Son
gez qu'au pied de ces autels où vous auriez
reçu mes sermens, où j'aurois exigé les vô
tres, l'idée de Clairville trahi & désespéré
vous auroit suivie. Vous eussiez vu le regard DRAME. 119
sévere de Constance attaché fur vous. Voilà
quels auroient été les témoins effrayans de
notre union ..... Et ce mot si doux à pro
noncer & à entendre, lorsqu'il assure & qu'il
comble le bonheur de deux êtres dont l'in
nocence & la vertu consacroient les
ce mot fatal eût scellé pour jamais notre in
justice & notre malheur ..... Oui, Made
moiselle, pour jamais. L'ivresse passe. On se
voit tels qu'on est. On se méprise. On s'ac
cuse, & la misere commence.
En effet, quelle confiance avoir en une
femme, lorsqu'elle a pu trahir son amant?
en un homme, lorsqu'il a pu tromper son
s'engageren des liens indissolubles, voye dans
sa compagne la premiere des
malgré elle, Rosalie ne verroit en moi que
le dernier des hommes ..... Cela ne peut
être ..... Je ne saurois trop respecter la mere
de mes enfans; & je ne saurois en être trop
considéré.
Vous rougissez. Vous baissez les yeux ...
Quoi donc? Seriez-vous offensée qu'il y eût
dans la LE FILS NATUREL,
plus sacré que vous? Voudriez-vous me revoir
encore dans ces instans humilians & cruels,
où vous me méprisiez sans doute, où je me
haïssois, où je craignois de vous rencontrer,
où vous trembliez de m'entendre, & où
nos
étoient déchirées? ...
Que nous avons été malheureux, Made
moiselle! Mais mon malheur a cessé au mo
ment où j'ai commencé d'être juste. J'ai rem
porté sur moi la victoire la plus difficile, mais
la plus entiere. Je suis rentré dans mon
ractere
je pourrois sans crainte lui avouer tout le
désordre qu'elle avoit jetté dans mon ame,
lorsque, dans le plus grand trouble de
mens
éprouvé, je répondois .... Mais un
ment
vôtre, mes efforts m'ont
suis libre ....
A ces mots, Rosalie paroît accablée. Dor-val, qui s'en apperçoit, se tourne vers elle; et,la regardant d'un air plus doux, il continue:)
Mais qu'ai-je exécuté que Rosalie ne le
puisse mille fois plus facilement? Son cœur
DRAME. 121
est fait pour sentir, son
sa bouche pour annoncer tout ce qui est hon
nête. Si j'avois différé d'un instant, j'aurois
entendu de Rosalie tout ce qu'elle vient d'en
tendre de moi. Je l'aurois écoutée. Je l'aurois
regardée comme une
me tendoit la main, & qui rassuroit mes pas
chancelans. A sa voix, la vertu se seroit allu
mée dans mon cœur.
Dorval! .....
Rosalie!
Que faut-il que je fasse?
Nous avons placé l'estime de nous-mêmes
à un haut prix.
Est-ce mon désespoir que vous voulez?
Non. Mais il est des occasions où il n'y a
qu'une action forte qui nous releve.
Je vous entends. Vous êtes mon ami..... LE FILS NATUREL,
Oui, j'en aurai le courage.... Je brûle de voir
Constance ..... Je sais enfin où le bonheur
m'attend.
Ah! Rosalie, je vous reconnois. C'est
vous, mais plus belle, plus touchante à mes
yeux que jamais! Vous voilà digne de l'
tié
ville, & de toute mon estime; car j'ose à
présent me nommer.
Venez,
Constance. Venez recevoir, de
Et vous, Mademoiselle, courez embras
ser votre pere. Le voilà.
SCENE V et DERNIERE.
ROSALIE, JUSTINE, DORVAL,
CONSTANCE, le vieux
LYSIMOND, tenu sous les bras par CLAIRVILLE et par ANDRÉ, CHARLES, SYLVES
TRE, toute la maison.
Mon
pere!
Ciel! que vois-je? C'est Lysimond! C'est
mon pere!
Oui, mon fils. Oui, c'est moi. A Dorvalet à Rosalie.)
je vous embrasse ...... Ah, ma fille! Ah,
mon fils! .... Il les regarde.)
les ai vus .... Dorval et Rosalie sont éton-nés. Lysimond s'en apperçoit.)LE FILS NATUREL,
ta sœur ..... Ma fille, voilà ton frere ....
(Ces mots se
disent avec tou-
te la vitesse de
la surprise, et
se font enten-
dre presque au
même instant.)
Mon frere!
Ma sœur!
Dorval!
Rosalie!
Oui, mes enfans; vous saurez tout .....
Approchez, que je vous embrasse encore...
Illeve ses mains au Ciel.)
à vous, qui vous rend à moi, vous bénisse.....
qu'il nous bénisse tous...
à Clairville.)
ville;
à Constance.)
un pere qui retrouve ses
perdus pour moi.... Je me suis dit cent fois:
Je ne les reverrai jamais. Ils ne me reverront
plus. Peut-être, hélas! ils s'ignoreront tou
jours! ... Quand je partis, ma chere Rosalie,
mon espérance la plus douce étoit de te mon
trer un fils digne de moi, un frere digne de
toute ta tendresse, qui te servît d'appui quand
je ne serai plus .... &, mon enfant, ce sera DRAME. 125
bientôt .... Mais, mes enfans, pourquoi ne
vois-je point encore sur vos visages ces trans
ports que je m'étois promis? .... Mon
mes infirmités, ma mort prochaine vous
affligent... Ah! mes enfans, j'ai tant travaillé,
tant souffert! ... Dorval, Rosalie! En disantces mots, le vieillard tient ses bras étendusvers ses enfans, qu'il regarde alternativement,et qu'il invite à se reconnoître.)
Dorval et Rosalie se regardent, tombentdans les bras l'un de l'autre, et vont ensembleembrasser les genoux de leur pere en s'écriant:)
Ah, mon pere!
O Ciel! je te rends graces! mes enfans se
sont vus; ils s'aimeront, je l'espere, & je
mourrai content .... Clairville, Rosalie vous
étoit chere .... Rosalie, tu aimois Clairville.
Tu l'aimes toujours. Approchez que je vous
unisse.
Clairville, sans oser approcher, se contente
LE FILS NATUREL,
de tendre les bras à Rosalie, avec tout le mou-
vement du desir et de la passion. Il attend. Ro-
Mon pere? ....
Mon enfant? .....
Constance .... Dorval .... ils sont dignes
l'un de l'autre.
Je t'entends. Venez, mes chers enfans.
Venez. Vous doublez mon bonheur.
Constance et Dorval s'approchent grave-ment de Lysimond. Le bon vieillard prend lamain de Constance, la baise, et lui présentecelle de son fils, que Constance reçoit.)
Celles-ci sont de joie, & ce seront les
dernieres ...... Je vous laisse une grande
fortune. Jouissez-en comme je l'ai acquise. DRAME. 127
Ma richesse ne coûta jamais rien à ma pro
bité. Mes enfans, vous la pourrez posséder
sans remords .... Rosalie, tu regardes ton
frere, & tes yeux baignés de larmes revien
nent sur moi ...... Mon enfant, tu sauras
tout; je te l'ai déja dit .... Epargne cet aven
à ton pere, à un frere sensible & délicat ....
Le Ciel, qui a trempé d'amertumes toute ma
vie, ne m'a réservé de purs que ces derniers
instans. Cher enfant, laisse-m'en jouir ....
Tout est arrangé entre vous .... Ma fille,
voilà l'état de mes biens .....
Mon pere! ....
Prends, mon enfant. J'ai vécu. Il est tems
que vous viviez, & que je cesse; demain, si
le Ciel le veut, ce sera sans regret ... Tiens,
mon fils, c'est le précis de mes dernieres vo
lontés. Tu les respecteras. Sur-tout n'ou
bliez pas André. C'est à lui que je devrai
la satisfaction de mourir au milieu de vous.
Rosalie, je me ressouviendrai d'André, lors
que ta main me fermera les yeux ..... Vous
verrez, mes enfans, que je n'ai consulté que LE FILS NATUREL,
ma tendresse, & que je vous aimois tous
deux également. La perte que j'ai faite est
peu de chose. Vous la supporterez en com
mun.
Qu'entends - je, mon pere? ..... on m'a
remis .....
(
On t'a remis? .. Voyons .... Il ouvre leportefeuille, il examine ce qu'il contient, etdit:)
tere. Ces effets t'appartenoient. Parle, dis
nous comment ils se trouvent entre les mains
de ta sœur.
J'ai tout compris. Il exposa sa vie pour
moi. Il me sacrifioit sa fortune.
Sa passion!
Sa liberté!
Ah, mon ami!
Mon frere! ...
J'étois un insensé. Vous êtiez un en
fant.
Mon fils, que te veulent-ils? Il faut que
tu leur aies donné quelque grand sujet d'
miration
pas, que ton pere ne peut partager.
Mon pere, la joie de vous revoir nous a
tous transportés.
Puisse le Ciel, qui bénit les LE FILS NATUREL,
etc.
les peres, & les peres par les enfans, vous
en accorder qui vous ressemblent, & qui
vous rendent la
moi.
J'ai promis de dire pourquoi je n'entendis
Ce vieillard entra dans le sallon, comme
Lysimond y étoit entré la premiere fois,
tenu sous les bras par Clairville & par
André, couvert des habits que son ami avoit
apportés des prisons. Mais à peine y parut
il, que, ce moment de l'action remettant
sous les yeux de toute la famille un homme
qu'elle venoit de perdre, & qui lui avoit
été si respectable & si cher, personne ne
put retenir ses larmes. Dorval pleuroit. Cons
tance & Clairville pleuroient. Rosalie étouf-
DE LA POÉSIE.
soit ses sanglots, & détournoit ses regards,
Le vieillard qui représentoit Lyfimond se
troubla, & se mit à pleurer aussi. La
leur
devint générale, & la Pièce ne finit pas.
Lorsque tout le monde fut retiré, je sortis
de mon coin, & je m'en retournai comme
j'étois venu. Chemin faisant, j'essuyois mes
yeux, & je me disois pour me consoler,
car j'avois l'ame triste: Il faut que je sois
.
bien bon de m'affliger ainsi! Tout ceci n'est
qu'une
dans sa tête. Il l'a dialoguée à sa fantaisie;
& l'on s'amusoit aujourd'hui à la repré
senter
Cependant quelques circonstances m'em
barrassoient. L'histoire de Dorval étoit con
nue dans le pays. La représentation en étoit
si
j'étois spectateur, &
vois été sur le point de sortir de ma place,
& d'ajoûter un personnage réel à la scène. Et
puis, comment arranger avec mes idées ce
qui venoit de se passer? Si cette pièce étoit
une comédie comme une autre, pourquoi
n'avoient-ils pu jouer la derniere scène?
Quelle étoit la cause de la douleur profonde DRAMATIQUE. 133
dont ils avoient été pénétrés à la vue du
vieillard qui faisoit Lysimond?
Quelques jours après j'allai remercier Dor
val de la soirée délicieuse & cruelle que je
devois à sa complaisance .....
Vous avez donc été content de cela? ...
J'aime à dire la vérité. Cet homme aimoit
à l'entendre, & je lui répondis que le jeu des
acteurs m'en avoit tellement imposé, qu'il
m'étoit impossible de prononcer sur le reste;
d'ailleurs, que, n'ayant point entendu la der
niere scène, j'ignorois le dénouement; mais
que, s'il vouloit me communiquer l'ouvrage,
je lui en dirois mon sentiment ....
Votre sentiment! & n'en sais-je pas à
.
présent ce que j'en veux savoir? Une pièce
est moins faite pour être lue, que pour être
représentée: la représentation de celle-ci
vous a plu; il ne m'en faut pas davantage.
Cependant la voilà. Lisez-la, & nous en
parlerons
Je pris l'ouvrage de Dorval. Je le lus à
tête reposée; & nous en parlâmes le lende
main & les deux jours suivans.
Voici nos entretiens. Mais quelle diffé
rence entre ce que Dorval me disoit, & ce
que j'écris! .... Ce sont peut-être les mêmes DE LA POÉSIE
idées; mais le génie de l'homme n'y est plus....
C'est en vain que je cherche en moi l'impres
sion que le spectacle de la
sence de Dorval y faisoient. Je ne la retrouve
point. Je ne vois plus Dorval. Je ne l'en
tends plus. Je suis seul, parmi la poussiere
des livres & dans l'ombre d'un cabinet .....
Et j'écris des lignes foibles, tristes & froides.
Ce jour, Dorval avoit tenté, sans succès,
Je vous ai lu. Mais je suis bien trompé,
ou vous ne vous êtes pas attaché à répon
dre scrupuleusement aux intentions de M.
votre pere. Il vous avoit recommandé, ce
me semble, de rendre les choses comme
elles s'étoient passées; & j'en ai remarque
plusieurs qui ont un caractere de fiction
qui n'en impose qu'au théâtre, où
l'on
diroit qu'il y a une
dissemens de convention.
D'abord vous vous êtes asservi à la loi
.
des unités. Cependant il est incroyable que
tant d'événemens se soient passés dans un DE LA POÉSIE
même lieu; qu'ils n'aient occupé qu'un in
tervalle de vingt-quatre heures, & qu'ils
se soient succédés dans votre histoire,
comme ils se sont enchaînés dans votre
ouvrage
Vous avez raison. Mais si le fait a duré
quinze jours, croyez-vous qu'il fallût accor
der la même durée à la représentation? Si
les événemens en ont été séparés par d'au
tres, qu'il étoit à propos de rendre cette con
fusion? & s'ils se sont passés en différens en
droits de la maison, que je devois aussi les
répandre sur le même espace?
Les loix des trois unités sont difficiles à
observer, mais elles sont sensées.
Dans la société, les affaires ne durent que
par de petits incidens qui donneroient de la
vérité à un
l'intérêt à un ouvrage dramatique. Notre at
tention s'y partage sur une infinité d'objets
différens; mais au théâtre, où
l'on ne repré
sente que des instans particuliers de la vie
réelle, il faut que nous soyons tout entiers
à la même chose.
J'aime mieux qu'une pièce soit simple, que
chargée d'incidens. Cependant je regarde
plus à leur liaison qu'à leur multiplicité. Je DRAMATIQUE. 137
suis moins disposé à croire deux événemens
que le
nés, qu'un grand nombre qui, rapprochés
de l'
ble des
roîtroient s'attirer les uns les autres par des
liaisons nécessaires.
L'art d'intriguer consiste à lier les événe
mens, de maniere que le
apperçoive toujours une raison qui le satis
fasse. La raison doit être d'autant plus forte,
que les événemens sont plus singuliers. Mais
il n'en faut pas juger par rapport à soi. Celui
qui agit & celui qui regarde, sont deux êtres
très-différens.
Je serois fâché d'avoir pris quelque
contraire à ces principes généraux de l'unité
de tems & de l'unité d'
qu'on ne peut être trop sévere sur l'unité de
lieu. Sans cette unité, la conduite d'une pièce
est presque toujours embarrassée, louche.
Ah! si nous avions des théâtres où la déco
ration changeât toutes les fois que le lieu de
la scène doit changer!
Et quel si grand avantage y trouveriez
?
vous
Le spectateur suivroit sans peine tout le DE LA POÉSIE
deviendroit plus variée, plus intéressante &
plus claire. La décoration ne peut changer,
que la scène ne reste vuide. La scène ne peut
rester vuide qu'à la fin d'un acte. Ainsi toutes
les fois que deux incidens feroient changer
la décoration, ils se passeroient dans deux
actes différens. On ne verra point une assem
blée de sénateurs succéder à une assemblée de
conjurés, à moins que la scène ne fût assez
étendue pour qu'on y distinguât des espaces
fort différens. Mais sur de petits théâtres, tels
que les nôtres, que doit penser un homme
raisonnable, lorsqu'il entend des courtisans,
qui savent si bien que les murs ont des oreil
les, conspirer contre leur souverain dans
l'endroit même où il vient de les consulter
sur l'affaire la plus importante, sur l'abdica
tion de l'empire? Puisque les personnages
demeurent, il suppose apparemment que c'est
le lieu qui s'en va.
Au reste, sur ces conventions théâtrales,
voici ce que je pense. C'est que celui qui
ignorera la raison poétique, ignorant aussi le
fondement de la regle, ne saura ni l'abandon
ner, ni la suivre à propos. Il aura pour elle
trop de respect ou trop de mépris; deux DRAMATIQUE. 139
écueils opposés, mais également dangereux.
L'un réduit à rien les observations & l'
rience
son enfance. L'autre l'arrête tout court où il
est, & l'empêche d'aller en avant.
Ce fut dans l'appartement de Rosalie, que
je m'entretins avec elle, lorsque je détruisis
dans son cœur le penchant injuste que je lui
avois inspiré, & que je fis renaître sa ten
dresse pour Clairville. Je me promenois avec
Constance dans cette grande allée, sous les
vieux maroniers que vous voyez, lorsque je
demeurai convaincu qu'elle étoit la seule
femme qu'il y eût au monde pour moi; pour
moi! qui m'étois proposé dans ce moment
de lui faire entendre que je n'étois point
l'époux qui lui convenoit. Au premier bruit
de l'arrivée de mon pere, nous descendì-
mes, nous accourûmes tous, & la derniere
scène se passa en autant d'endroits differens,
que cet honnête vieillard fit de pauses, de
puis la porte d'entrée jusques dans ce sallon.
Je les vois encore, ces endroits ....... Si
j'ai renfermé toute l'
c'est que je le pouvois sans gêner la conduite
de la pièce & sans ôter de la vraisemblance
aux événemens.
Voilà qui est à merveille. Mais en dis
.
posant des lieux, du tems & de l'ordre
des événemens, vous n'auriez pas dû en
imaginer qui ne sont ni dans nos
ni dans votre
Je ne crois pas l'avoir fait.
Vous me persuaderez donc que vous
.
avez eu, avec votre valet, la seconde scène
du premier acte? Quoi! lorsque vous lui
dites, ma chaise, des chevaux, il ne partit
pas! Il ne vous obéit pas! Il vous fit des
remontrances que vous écoutâtes tranquil
lement! Le sévere Dorval, cet homme
renfermé même avec son ami Clairville,
s'est entretenu familiérement avec son valet
Charles! Cela n'est ni vraisemblable, ni
vrai
Il faut en convenir. Je me dis à moi-même
à-peu-près ce que j'ai mis dans la bouche de
Charles. Mais ce Charles est un bon do
mestique, qui m'est attaché. Dans l'occasion
il feroit pour moi tout ce qu'André a fait
pour mon pere. Il a été témoin de la chose.
J'ai vu si peu d'inconvénient à l'introduire
un moment dans la pièce, & cela lui a fait
tant de plaisir! .... Parce qu'ils sont nos va
lets, ont-ils cessé d'être des hommes? .... DRAMATIQUE. 141
S'ils nous servent, il en est un autre que nous
servons.
Mais, si vous composiez pour le théâ
?
tre
Je laisserois là ma
derois bien de rendre importans sur la scène,
des êtres qui sont nuls dans la société. Les
Daves ont été les pivots de la Comédie an
cienne, parce qu'ils étoient en effet les mo
teurs de tous les troubles domestiques. Sont
ce les mœurs qu'on avoit il y a deux mille
ans, ou les nôtres, qu'il faut imiter? Nos
valets de
preuve certaine qu'ils sont froids. Si le poëte
les laisse dans l'antichambre, où ils doivent
être, l'action, se passant entre les principaux
personnages, en sera plus intéressante & plus
forte.
parti, les a exclus du
fanthrope
brettes, dont on coupe l'action principale,
sont un moyen sûr d'anéantir l'intérêt. L'
tion
deux intrigues, c'est les arrêter alternative
ment l'une & l'autre.
Si j'osois, je vous demanderois
.
pour les soubrettes. Il me semble que les DE LA POÉSIE
jeunes
dans leur conduite & dans leurs discours,
n'ont que ces femmes à qui elles puissent
ouvrir leur
qui la pressent, & que l'usage, la bien
séance, la
nent renfermés
Qu'elles restent donc sur la scène, jusqu'à
ce que notre
& que les peres & meres soient les confi
dens de leurs
core observé?
La déclaration de Constance
.....
Eh bien?
Les femmes n'en font gueres
....
D'accord. Mais supposez qu'une femme
ait l'ame, l'
Constance, qu'elle ait su choisir un honnête
homme, & vous verrez qu'elle avouera ses
sentimens sans conséquence. Constance m'em
barrassa .... beaucoup .... Je la plaignis; &
l'en respectai davantage.
Cela est bien étonnant! Vous étiez occu
....
pé d'un autre côté
Et ajoûtez que je n'étois pas un fat.
On trouvera dans cette déclaration quel
.
ques endroits peu ménagés.... Les femmes DRAMATIQUE. 143
s'attacheront à donner du ridicule à ce
caractere
Quelles femmes, s'il vous plaît? des fem
mes perdues qui avouoient un sentiment hon
teux toutes les fois qu'elles ont dit, je vousaime. Ce n'est pas-là Constance; & l'on seroit
à plaindre dans la société, s'il n'y avoit au
cune femme qui lui ressemblât.
Mais ce ton est bien extraordinaire au
!...
théâtre
Et laissez là les tréteaux. Rentrez dans le
sallon, & convenez que le discours de Cons
tance ne vous offensa pas quand vous l'enten
dites là.
Non
.
C'est assez. Cependant il faut tout vous
dire. Lorsque l'ouvrage fut achevé, je le
communiquai à tous les personnages, afin que
chacun ajoûtât à son rôle, en retranchât, &
se peignît encore plus au vrai. Mais il arriva
une chose à laquelle je ne m'attendois gueres,
& qui est cependant bien naturelle. C'est que,
plus à leur état présent qu'à leur situation
passée, ici ils adoucirent l'expression; là, ils
pallierent un sentiment; ailleurs, ils prépa
rerent un incident. Rosalie voulut paroître
moins coupable aux yeux de Clairville; Clair- DE LA POÉSIE
ville, se montrer encore plus passionné pour
Rosalie; Constance, marquer un peu plus de
tendresse à un homme qui est maintenant son
époux; & la vérité des
fert en quelques endroits. La déclaration de
Constance est un de ces endroits. Je vois que
les autres n'échapperont pas à la finesse de
votre goût.
Ce discours de Dorval m'obligea d'autant
plus, qu'il est peu dans son caractere de
louer. Pour y répondre, je relevai une mi
nutie que j'aurois négligée sans cela.
Et le thé d a même scène, lui dis-je
?
Je vous entends. Cela n'est pas de ce pays.
J'en conviens. Mais j'ai voyagé long-tems en
Hollande. J'ai beaucoup vécu avec des étran
gers. J'ai pris d'eux cet usage; & c'est moi
que j'ai peint.
Mais au
!
Ce n'est pas là; c'est dans le sallon qu'il
faut juger mon ouvrage ..... Cependant ne
passez aucun des endroits où vous croirez
qu'il peche contre l'usage du théâtre .... Je
serai bien aise d'examiner si c'est moi qui ai
tort, ou l'usage.
Tandis que Dorval parloit, je cherchois
les coups de crayon que j'avois donnés à la DRAMATIQUE. 145
marge de son manuscrit, par-tout où j'avois
trouvé quelque chose à reprendre. J'apperçus
une de ces
de la seconde scène du second acte, & je
lui dis:
Lorsque vous vîtes Rosalie, selon la
? ....
parole que vous en aviez donnée à votre
ami, ou elle étoit instruite de votre part,
ou elle l'ignoroit. Si c'est le premier, pour
quoi n'en dit-elle rien à Justine? Est-il na
turel qu'il ne lui échappe pas un mot sur
un événement qui doit l'occuper toute en
tiere? Elle pleure; mais ses larmes coulent
sur elle. Sa douleur est celle d'une ame dé
licate, qui s'avoue des sentimens qu'elle
ne pouvoit empêcher de naître, & qu'elle
ne peut approuver. Elle l'ignoroit, me
direz-vous.
Elle en parut étonnée. Je l'aiécrit, et vous l'avez vu. Cela est vrai. Mais
comment a-t-elle pu ignorer ce qu'on sa
voit dans toute la maison
Il étoit matin. J'étois pressé de quitter un
séjour que je remplissois de trouble, & de
me délivrer de la commission la plus inatten
due & la plus cruelle. Et je vis Rosalie aussi
tôt qu'il fut jour chez elle. La scène a changé
de lieu. Rosalie vivoit retirée. Elle n'espéroit DE LA POÉSIE
dérober ses pensées secrettes à la pénétration
de Constance & à la passion de Clairville,
qu'en les évitant l'un & l'autre. Elle ne fai
soit que de descendre de son appartement;
& elle n'avoit encore vu personne, quand elle
entra dans le sallon.
Mais pourquoi annonce-t-on Clairville,
.
tandis que vous vous entretenez avec Ro
salie? Jamais on ne s'est fait annoncer chez
soi; & ceci a tout l'air d'un coup de théâ
tre ménagé à plaisir
Non; c'est le fait, comme il a été, &
comme il devoit être. Si vous y voyez un
coup de théâtre; à la bonne-heure: il s'est
placé là de lui-même.
Clairville sait que je suis avec sa maitresse.
Il n'est pas naturel qu'il entre tout au-travers
d'un entretien qu'il a desiré. Cependant il ne
peut résister à l'impatience d'en apprendre le
résultat. Il me fait appeller. Eussiez-vous fait
autrement?
Dorval s'arrêta ici un moment; puis il dit:
J'aimerois mieux des
où il y en a si peu, & où ils produiroient un
effet si agréable & si sûr, que ces coups de
théâtre qu'on amene d'une maniere si forcée,
& qui sont fondés sur tant de suppositions DRAMATIQUE. 147
singulieres, que, pour une de ces combinaisons
d'événemens qui soit heureuse & naturelle,
il y en a mille qui doivent déplaire à un homme
de
Mais quelle différence mettez vous entre
?
un coup de théâtre, & un tableau
J'aurai bien plutôt fait de vous en donner
des exemples, que des définitions. Le second
acte de la pièce s'ouvre par un tableau, &
finit par un coup de théâtre.
J'entends. Un
.
passe en
l'état des personnages, est un coup de
théâtre. Une disposition de ces personnages
sur la scène, si naturelle & si vraie, que,
rendue fidelement par un peintre, elle me
plairoit sur la toile, est un tableau
A-peu-près.
Je gagerois presque que, dans la qua
...
trieme scène du second acte, il n'y a pas
un mot qui ne soit vrai. Elle m'a
dans le sallon, & j'ai pris un plaisir infini à
la lire. Le beau tableau! car c'en est un,
ce me semble, que le malheureux Clairville
renversé sur le sein de son ami, comme
dans le seul asyle qui lui reste
Vous pensez bien à sa peine. Mais vous DE LA POÉSIE
oubliez la mienne. Que ce moment fut cruel
pour moi!
Je le sais. Je le sais. Je me souviens que,
.
tandis qu'il exhaloit sa plainte & sa dou
leur, vous versiez des larmes sur lui. Ce
ne sont pas là de ces circonstances qui s'ou
blient
Convenez que ce tableau n'auroit point
eu lieu sur la scène; que les deux amis n'au
roient osé se regarder en face, tourner le
dos au spectateur, se groupper, se séparer,
se rejoindre; & que toute leur action auroit
été bien compassée, bien empesée, bien ma
niérée, & bien froide.
Je le crois
.
Est-il possible qu'on ne sentira point que
l'effet du malheur est de rapprocher les hom
mes, & qu'il est
momens de tumulte, lorsque les
sont portées à l'excès, & que l'action est la
plus agitée, de se tenir en rond, séparés, à
une certaine distance les uns des autres, &
dans un
Il faut que l'action théâtrale soit bien im
parfaite encore, puisqu'on ne voit sur la
scène presqu'aucune situation dont on pût
faire une composition supportable en DRAMATIQUE. 149
ture
essentielle que sur la toile? Seroit-ce une regle
qu'il faut s'éloigner de la chose, à mesure
que l'art en est plus voisin, & mettre moins
de
les hommes mêmes agissent, que dans une
scène colorée où l'on ne voit, pour ainsi dire,
que leurs ombres?
Je pense, pour moi, que, si un ouvrage
dramatique étoit bien fait & bien représenté,
la scène offriroit au
bleaux
momens favorables au peintre.
Mais la décence! La décence
!
Je n'entends répéter que ce mot. La mai
tresse de Barnevelt entre échevelée dans la
prison de son amant. Les deux amis s'em
brassent & tombent à terre.
rouloit autrefois à l'entrée de sa caverne. Il
y faisoit entendre les cris inarticulés de la
douleur. Ces cris formoient un vers peu nom
breux. Mais les entrailles du spectateur en
étoient déchirées. Avons-nous plus de déli
catesse & plus de
Quoi donc! pourroit-il y avoir rien de trop
véhément dans l'action d'une mere dont on
immole la fille? Qu'elle coure sur la scène DE LA POÉSIE
comme une femme furieuse ou troublée:
qu'elle remplisse de cris son palais: que le
désordre ait passé jusques dans ses vêtemens;
ces choses conviennent à son désespoir. Si
la mere d'Iphigénie se montroit un moment
reine d'Argos & femme du Général des
des créatures. La véritable dignité, celle qui
me frappe, qui me renverse; c'est le tableau
de l'amour maternel dans toute sa vérité.
En feuilletant le manuscrit, j'apperçus un
petit coup de crayon que j'avois passé. Il
étoit à l'endroit de la scène seconde du se
cond acte, où
Rosalie dit de l'objet qui l'a
séduite, qu'elle croyoit y reconnoître la vérité
de toutes les chimeres de perfection qu'elle s'é-
Vous n'aimez pas les coups de théâtre,
?
lui dis-je
Non.
En voici pourtant un, & des mieux ar
.
rangés
Je le sais, & je vous l'ai cité.
C'est la base de toute votre intrigue
.
J'en conviens.
Et c'est une mauvaise chose
.
Sans doute.
Pourquoi donc l'avoir employée
?
C'est que ce n'est pas une fiction, mais
un fait. Il seroit à souhaiter pour le bien de
l'ouvrage, que la chose fût arrivée tout au
trement.
Rosalie vous déclare sa passion. Elle
.
apprend qu'elle est aimée. Elle n'espere
plus; elle n'ose plus vous revoir. Elle vous
écrit
Cela est naturel.
Vous lui répondez
.
Il le falloit.
Clairville a promis à sa sœur que vous
.
ne partiriez pas sans l'avoir vue. Elle vous
aime. Elle vous l'a dit. Vous connoissez ses
sentimens
Elle doit chercher à connoître les miens.
Son frere va la trouver chez une amie,
.
où des bruits fâcheux qui se sont répandus
sur la fortune de Rosalie & sur le retour DE LA POÉSIE
de son pere, l'ont appellée. On y savoit
votre départ. On en est surpris. On vous
accuse d'avoir inspiré de la tendresse à sa
sœur, & d'en avoir pris pour sa mai
tresse
La chose est vraie.
Mais Clairville n'en croit rien. Il vous
.
défend avec vivacité. Il se fait une affaire.
On vous appelle à son secours, tandis que
vous répondez à la lettre de Rosalie. Vous
laissez votre réponse sur la table
Vous en eussiez fait autant: je pense.
Vous volez au secours de votre ami.
.
Constance arrive. Elle se croit attendue.
Elle se voit laissée. Elle ne comprend rien
à ce procédé. Elle apperçoit la lettre que
vous écriviez à Rosalie. Elle la lit, & la
prend pour elle
Toute autre s'y seroit trompée.
Sans doute; elle n'a aucun soupçon de
.
votre passion pour Rosalie, ni de la passion
de Rosalie pour vous; la lettre répond à
une déclaration, & elle en a fait une
Ajoûtez que Constance a appris de son
srere le secret de ma naissance, & que la
lettre est d'un homme qui croiroit manquer
à Clairville, s'il prétendoit à la personne DRAMATIQUE. 153
dont il est épris. Ainsi Constance croit &
doit se croire aimée; & de-là tous les em
barras où vous m'avez vu.
Que trouvez-vous donc à redire à cela?
.
Il n'y a rien qui soit faux
Ni rien qui soit assez
voyez-vous pas qu'il faut des siecles pour
combiner un si grand nombre de circonstan
ces? Que les
voudront du talent d'arranger de pareilles ren
contres. J'y trouverai de l'invention, mais
sans
pièce est simple, plus elle est belle. Un poëte
qui auroit imaginé ce coup de théâtre, & la
situation du cinquieme acte, où, m'appro
chant de Rosalie, je lui montre Clairville au
fond du sallon, sur un canapé, dans l'atti
tude d'un homme au désespoir, auroit bien
peu de sens, s'il préféroit le coup de théâtre
au tableau. L'un est presque un enfantillage;
l'autre est un trait de
partialité. Je n'ai inventé ni l'un, ni l'autre.
Le coup de théâtre est un fait; le
une circonstance heureuse que le hasard fit
naître, & dont je sus profiter.
Mais lorsque vous sûtes la méprise de
.
Constance, que n'en avertissiez-vous Ro- DE LA POÉSIE
salie? L'expédient étoit simple, & il remé
dioit à tout
Oh! pour le coup, vous voilà bien loin du
théâtre, & vous examinez mon ouvrage avec
une sévérité à laquelle je ne connois pas de
pièce qui résistât. Vous m'obligeriez de m'en
citer une qui allât jusqu'au troisieme acte, si
chacun y faisoit à la rigueur ce qu'il doit
faire. Mais cette réponse, qui seroit bonne
pour un artiste, ne l'est pas pour moi. Il
s'agit ici d'un fait, & non d'une fiction. Ce
n'est point à un auteur que vous demandez
raison d'un incident; c'est à Dorval que vous
demandez compte de sa conduite.
Je n'instruisis point Rosalie de l'erreur de
Constance & de la sienne, parce qu'elle ré
pondoit à mes vues. Résolu de tout sacrifier
à l'honnêteté, je regardai ce contre-tems,
qui me séparoit de Rosalie, comme un évé
nement qui m'éloignoit du danger. Ie ne vou
lois point que Rosalie prît une fausse opinion
de mon
davantage de ne manquer ni à moi-même, ni
à mon ami. Je souffrois à le tromper, à trom
per Constance; mais il le falloit.
Je le sens. A qui écriviez-vous, si ce n'é
?
toit pas à Constance
D'ailleurs, il se passa si peu de tems entre
ce moment & l'arrivée de mon pere; & Ro
salie vivoit si renfermée! Il n'étoit pas ques
tion de lui écrire. Il est fort incertain qu'elle
eût voulu recevoir ma lettre; & il est sût
qu'une lettre qui l'auroit convaincue de mon
innocence, sans lui ouvrir les yeux sur l'in
justice de nos sentïmens, n'auroit fait qu'aug
menter le mal.
Cependant vous entendez de la bouche
.
de Clairville mille mots qui vous déchirent.
Constance lui remet votre lettre. Ce n'est
pas assez de cacher le penchant réel que
vous avez; il faut en simuler un que vous
n'avez pas. On arrange votre mariage avec
Constance, sans que vous puissiez vous y
opposer. On annonce cette agréable nou
velle à Rosalie, sans que vous puissiez la
nier. Elle se meurt à vos yeux. Et son amant,
traité avec une dureté incroyable, tombe
dans un état tout voisin du désespoir
C'est la vérité; mais que pouvois-je à tout
cela?
A-propos de cette scène de désespoir;
.
elle est singuliere. J'en avois été vivement
DE LA POÉSIE
surpris à la lecture, d'y trouver des geftes
& point de discours
Voici une anecdote que je me garderois
bien de vous dire, si j'attachois quelque mé
rite à cet ouvrage, & si je m'estimois beau
coup de l'avoir fait. C'est qu'arrivé à cet
endroit de notre histoire & de la pièce, &
ne trouvant en moi qu'une impression pro
fonde, sans la moindre idée de discours, je
me rappellai quelques scènes de comédie,
d'après lesquelles je fis de Clairville un dé
sespéré très-disert. Mais lui, parcourant son
rôle légerement, me dit: Mon frere, voilàqui ne vaut rien. Il n'y a pas un seul mot devérité dans toute cette rhétorique. Je le sais.
Mais voyez, & tâchez de faire mieux. Jen'aurai pas de peine. Il ne s'agit que de se re-mettre dans la situation, et que de s'écouter.
Ce fut apparemment ce qu'il fit. Le lende
main il m'apporta la scène que vous connois
sez, telle qu'elle est, mot pour mot. Je la
lus & relus plusieurs fois. J'y reconnus le ton
de la
vous dirai quelques réflexions qu'elle m'a
suggérées sur les
déclamation, & la DRAMATIQUE. 157
conduirai ce soir jusqu'au pied de la colline
qui coupe en deux la distance de nos demeu
meures, nous y marquerons le lieu de notre
rendez-vous.
Chemin faisant, Dorval observoit les phé
nomenes de la nature qui suivent le coucher
du soleil; & il disoit: Voyez comme les om
bres s'affoiblissent à mesure que l'ombre uni
verselle se fortifie ..... Ces larges bandes de
pourpre nous promettent une belle journée....
Voilà toute la région du Ciel opposée au so
leil couchant, qui commence à se teindre de
violet .... On n'entend plus dans la forêt
que quelques oiseaux dont le ramage tardif
égaie encore le crépuscule .... Le bruit des
eaux courantes, qui commence à se séparer du
bruit général, nous annonce que les travaux
ont cessé en plusieurs endroits, & qu'il se
fait tard.
Cependant nous arrivâmes au pied de la
colline. Nous y marquâmes le lieu de notre
rendez-vous, & nous nous séparâmes.
Le lendemain je me rendis au pied de la
Il est sous le charme.
Il m'entendit, & me répondit d'une voix
altérée. Il est vrai. C'est ici qu'on voit la na- DRAMATIQUE. 159
ture. Voici le séjour sacré de l'enthousiasme.
Un homme a-t-il reçu du
la ville & ses habitans. Il aime, selon l'attrait
de son cœur, à mêler ses pleurs au crystal
d'une fontaine; à porter des fleurs sur un
tombeau; à fouler d'un pied léger l'herbe
tendre de la prairie; à traverser à pas lents
des campagnes fertiles; à contempler les tra
vaux des hommes; à fuir au fond des forêts:
il aime leur horreur secrette; il erre; il cher
che un antre qui l'inspire. Qui est-ce qui
mêle sa voix au torrent qui tombe de la mon
tagne? Qui est-ce qui sent le
lieu désert? Qui est-ce qui s'écoute dans le
silence de la solitude? C'est lui. Notre poëte
habite sur les bords d'un lac. Il promene sa
vue sur les eaux, & son génie s'étend C'est
là qu'il est saisi de cet
& tantôt violent, qui souleve son ame ou
qui l'appaise à son gré .... O Nature, tout
ce qui est bien est renfermé dans ton sein!
Tu es la source féconde de toutes
Il n'y a dans ce monde que la
vérité qui soient dignes de m'occuper .....
L'enthousiasme naît d'un objet de la nature.
Si l'
divers, il en est occupé, agité, tourmenté. DE LA POÉSIE
L'
On est successivement étonné, attendri, in
digné, courroucé. Sans l'enthousiasme, ou
l'idée véritable ne se présente point, ou, si
par hafard on la rencontre, on ne peut la
poursuivre ..... Le
l'enthousiasme. C'est après qu'il a médité. Il
s'annonce en lui par un frémissement qui part
de sa poitrine, & qui passe d'une maniere
délicieuse & rapide jusqu'aux extrémités de
son
ment: c'est une chaleur forte & permanente
qui l'embrâse, qui le fait haleter, qui le con
sume, qui le tue; mais qui donne l'ame, la
vie à tout ce qu'il touche. Si cette chaleur
s'accroissoit encore, les spectres se multiplie
roient devant lui: sa passion s'éleveroit pres
qu'au degré de la fureur: il ne connoîtroit de
soulagement qu'à verser au-dehors un torrent
d'idées qui se pressent, se heurtent & se chas
sent.
Dorval éprouvoit à l'instant l'état qu'il pei
gnoit. Je ne lui répondis point. Il se fit entre
nous un silence pendant lequel je vis qu'il se
tranquillisoit. Bientôt il me demanda, comme
un homme qui sortiroit d'un sommeil pro
fond: Qu'ai-je dit? Qu'avois-je à vous dire?
Je ne m'en souviens plus.
Quelques idées que la scène de Clair
.
ville désespéré vous avoit suggérées sur
les passions, leur accent, la déclamation,
la
La premiere, c'est qu'il ne faut point don
ner d'
placer dans des circonstances qui leur en don
nent .....
Dorval sentit à la rapidité avec laquelle il
venoit de prononcer ces mots, qu'il restoit
encore de l'agitation dans son ame: il s'arrêta;
&, pour laisser le tems au calme de renaître,
ou plutôt pour opposer à son trouble une
raconta ce qui suit:
Une paysanne du village que vous voyez
entre ces deux montagnes, & dont les mai
sons élevent leurs faîtes au-dessus des arbres,
envoya son mari chez ses parens, qui demeu
rent dans un hameau voisin. Ce malheureux y
fut tué par un de ses beaux-freres. Le lendemain,
j'allai dans la maison où
l'accident étoit arrivé:
j'y vis un tableau, & j'y entendis un discours
que je n'ai point oubliés. Le mort étoit étendu
sur un lit; ses jambes nues pendoient hors du lit;
sa femme échevelée étoit à terre; elle tenoit
les pieds de son mari, & elle disoit en fon- DE LA POÉSIE
dant en larmes, & avec une action qui en
arrachoit à tout le monde: Hélas! quand
. Croyez-vous
je t'envoyai ici, je ne pensois pas que ces
pieds te menoient à la mort
qu'une femme d'un autre rang auroit été plus
pathétique? Non. La même situation lui eût
inspiré le même discours; son ame eût été
celle du moment; & ce qu'il faut que l'
tiste
en pareil cas; ce que personne n'entendra,
sans le reconnoître aussi-tôt en soi.
Les grands intérêts, les grandes
voilà la source des grands discours, des dis
cours vrais. Presque tous les hommes parlent
bien en mourant.
Ce que j'aime dans la scène de Clairville,
c'est qu'il n'y a précisément que ce que la
passion inspire, quand elle est extrême. La
passion s'attache à une idée principale: elle
se taît; & elle revient à cette idée, presque
toujours par exclamation.
La
est employée dans cette scène, & vous avez
éprouvé vous-même avec quel succès!
Nous parlons trop dans nos
conséquemment nos acteurs n'y jouent pas
assez. Nous avons perdu un art dont les DRAMATIQUE. 163
ciens
pantomime jouoit autrefois toutes les condi
tions, les rois, les
riches, les pauvres, les habitans des villes,
ceux de la campagne, choisissant dans chaque
état ce qui lui est propre, dans chaque action
ce qu'elle a de frappant. Le philosophe Ti
mocrate, qui assistoit un jour à ce spectacle,
d'où la sévérité de son caractere l'avoit tou
jours éloigné, disoit: Quali spectaculo mephilosophiæ verecundia privavit?
Timocrate
. Le cyni
avoit une mauvaise honte; & elle a privé
le philosophe d'un grand plaisir
que Démétrius en attribuoit tout l'effet aux
instrumens, aux voix, & à la décoration, en
présence d'un pantomime qui lui répondit: Regarde-moi jouer seul, & dis, après cela,
. Les
de mon art tout ce que tu voudras
flûtes se taisent: le pantomime joue; & le
philosophe transporté, s'écrie: Je ne te voispas seulement: je t'entends. Tu me parles desmains.
Quel effet cet art, joint au discours, ne
produiroit-il pas? Pourquoi avons-nous se
paré ce que la
le geste ne répond-il pas au discours? Je ne
l'ai jamais si bien senti qu'en écrivant cet ou- DE LA POÉSIE
vrage. Je cherchois ce que j'avois dit, ce
qu'on m'avoit répondu; & ne trouvant que
des mouvemens, j'écrivois le nom du per
sonnage, & au-dessous son action. Je dis à
Rosalie, Acte II, Scène II. S'il étoit arrivéque votre cœur surpris ..... fût entraîné par un
penchant ...... dont votre raison vous fît un
Elle me répond .... Plaignez-moi donc ...
Je la plains, mais c'est par le geste de
misération
qui sent eût fait autre chose. Mais combien
d'autres circonstances où le silence est forcé!
Votre conseil exposeroit-il celui qui le de
mande à perdre la vie, s'il le suit; l'
s'il ne le suit pas: vous ne serez ni cruel,
ni vil. Vous marquerez votre perplexité par
le geste, & vous laisserez l'homme se déter
miner.
Ce que je vis encore dans cette scène, c'est
qu'il y a des endroits qu'il faudroit presque
abandonner à l'
de la scène écrite, à répéter certains mots,
à revenir sur certaines idées, à en retrancher
quelques-unes, & à en ajoûter d'autres. Dans
les cantabilé, le DRAMATIQUE. 165
chanteur un libre exercice de son
son talent. Il se contente de lui marquer les
intervalles principaux d'un beau chant. Le
noît bien son acteur. Qu'est-ce qui nous
fecte
quelque grande passion? Sont - ce ses dis
cours? Quelquefois. Mais ce qui émeut tou
jours, ce sont des cris, des mots inarticulés,
des voix rompues, quelques monosyllabes
qui s'échappent par intervalles; je ne sais
quel murmure dans la gorge, entre les dents.
La violence du
ration & portant le trouble dans l'esprit, les
syllabes des mots se séparent, l'homme passe
d'une idée à une autre. Il commence une mul
titude de discours. Il n'en finit aucun; &, à
l'exception de quelques sentiments qu'il rend
dans le premier accès & auxquels il revient
sans cesse, le reste n'est qu'une suite de bruits
foibles & confus, de sons expirants, d'ac
cents étouffés que l'acteur connoît mieux que
le poëte. La voix, le ton, le geste, l'action;
voilà ce qui appartient à l'acteur: & c'est ce
qui nous frappe, sur-tout dans le spectacle des
grandes passions. Cest l'acteur qui donne au
discours tout ce qu'il a d'énergie. Cest lui DE LA POÉSIE
qui porte aux oreilles la force & la vérité de
l'accent.
J'ai pensé quelquefois que les discours
.
des amans bien épris, n'étoient pas des
choses à lire, mais des choses à entendre.
Car, me disois-je, ce n'est pas l'expres
sion, je vous aime, qui a triomphé des
rigueurs d'une prude, des projets d'une
coquette, de la vertu d'une
ble: c'est le tremblement de voix avec le
quel il fut prononcé; les larmes, les re
gards qui l'accompagnerent. Cette idée
revient à la vôtre
C'est la mème. Un ramage opposé à ces
vraies voix de la
appellons des tirades. Rien n'est plus applau
di, & de plus mauvais goût. Dans une re
présentation dramatique, il ne s'agit non plus
du
quelque chose qui s'adresse à lui: l'auteur est
sorti de son sujet; l'acteur entraîné hors de
son rôle. Ils descendent tous les deux du
théâtre. Je les vois dans le parterre; & tant
que dure la tirade, l'action est suspendue
pour moi, & la scène reste vuide.
Il y a dans la composition d'une pièce
dramatique, une unité de discours qui cor- DRAMATIQUE. 167
respond à une unité d'accent dans la décla
mation. Ce sont deux systêmes qui varient,
je ne dis pas de la
d'une comédie, ou d'une
autre. S'il en étoit autrement, il y auroit un
vice, ou dans le poëme, ou dans la repré
sentation. Les personnages n'auroient pas en
tr'eux la liaison, la convenance à laquelle ils
doivent être assujettis, même dans les con
trastes. On sentiroit dans la déclamation des
dissonnances qui blesseroient; on reconnoîtroit
dans le poëme un être qui ne seroit pas fait
pour la
troduit.
C'est à l'acteur à sentir cette unité d'ac
cent. Voilà le travail de toute sa vie. Si ce
tact lui manque, son jeu sera tantôt foible,
tantôt outré, rarement juste, bon par en
droits, mauvais dans l'ensemble.
Si la fureur d'être applaudi s'empare d'un
acteur, il exagere. Le vice de son action se
répand sur l'action d'un autre; il n'y a plus
d'unité dans la déclamation de son rôle: il
n'y en a plus dans la déclamation de la pièce.
Je ne vois bientôt sur la scène qu'une assem
blée tumultueuse où chacun prend le ton qui
lui plaît; l'ennui s'empare de moi, mes DE LA POÉSIE
mains se portent à mes oreilles, & je m'en
fuis.
Je voudrois bien vous parler de l'accent
propre à chaque passion. Mais cet accent se
modifie en tant de manieres; c'est un sujet
si fugitif & si délicat, que je n'en connois
aucun qui fasse mieux sentir l'indigence de
toutes les
existé. On a une idée juste de la chose; elle
est présente à la mémoire. Cherche-t-on l'ex
pression: on ne la trouve point. On combine
les mots de grave & d'aigu, de prompt &
de lent, de doux & de fort; mais le réseau,
toujours trop lâche, ne retient rien. Qui est
ce qui pourroit décrire la déclamation de ces
deux vers?
Les a-t-on vu souvent se parler, se chercher?
C'est un mélange de curiosité, d'inquié
tude, de
le plus mauvais
que le meilleur discours.
C'est une raison de plus pour écrire la
.
Sans doute. L'intonation & le geste se dé
terminent réciproquement.
Mais l'intonation ne peut se noter, & il
.
est facile d'écrire le geste
Dorval fit une pause en cet endroit; en
suite il dit:
Heureusement une actrice d'un jugement
borné, d'une pénétration commune, mais
d'une grande
situation d'
l'accent qui convient à plusieurs sentimens
différens qui se fondent ensemble, & qui
constituent cette situation que toute la saga
cité du
Les
les
les grands Danseurs, les Amans
vrais Dévots, toute cette troupe enthousiaste
& passionnée sent vivement, & réfléchit
peu.
Ce n'est pas le
de plus immédiat, de plus intime, de plus
obscur & de plus certain, qui les guide &
qui les éclaire. Je ne peux vous dire que
cas je fais d'un grand acteur, d'une grande
actrice. Combien je serois vain de ce talent,
si je l'avois! Isolé sur la surface de la terre,
maître de mon sort, libre de
voulu une fois être comédien; & qu'on me
DE LA POÉSIE
réponde du succès de Quinault Dufresne, &
je le suis demain. Il n'y a que la médiocrité
qui donne du dégoût au
quelqu'état que ce soit, que les mauvaises
cine
mares
de
& sa sœur.
J'étois chagrin quand j'allois aux specta
cles, & que je comparois l'utilité des théâ
tres, avec le peu de soin qu'on prend à for
mer les troupes. Alors je m'écriois:
.Ah!mes amis, si nous allons jamais à Lampe-douse
(*)
fonder loin de la terre, au milieu(*) La Lampedouse est une petite isle déserte de la
mer d'Afrique, située à une distance presque égale de
la côte de Tunis & de l'isle de Malte. La pêche y est
excellente. Elle est couverte d'oliviers sauvages. Le ter
rein en seroit fertile. Le froment & la vigne y réussi
roient: cependant elle n'a jamais été habitée que par un
marabou & par un mauvais prêtre. Le marabou, qui
avoit enlevé la fille du Bey d'Alger, s'y étoit réfugié
avec sa maitresse, & ils y accomplissoient l'œuvre de
leur salut. Le prêtre, appellé frere Clément, a passé 10
ans à la Lampedouse, & y vivoit encore il n'y a pas
long-tems. Il avoit des bestiaux; il cultivoit la tetre; il
renfermoit sa provision dans un souterrain; & il alloit
vendre le reste sur les côtes voisines, où
il se livroit au
plaisir tant que son argent duroit. Il y a dans l'isle une
perite
hométans réverent comme les lieux de la sépulture du
saint marabou & de sa maitresse. Frere Clément avoit
consacré l'une à Mahomet, & l'autre à la sainte Vierge.
Voyoit-il arriver un vaisseau
lampe de la Vierge. Si le vaisseau étoit mahométan, vîte
il souffloit la lampe de la Vierge, & il allumoit pour
Mahomet.DRAMATIQUE. 171
des ftots de la mer, un petit peuple d'heu-reux! Ce seront là nos prédicateurs, et nousles choisirons sans doute selon l'importancede leur ministere. Tous les peuples ont leurssabbaths, et nous aurons aussi les nôtres.Dans ces jours solemnels, on représentera
une belle tragédie, qui apprenne aux hommes
Dorval, j'espere qu'on n'y verra pas la
.
Je le pense. Quoi donc! n'y a-t-il pas dans
un ouvrage dramatique assez de suppositions
singulieres auxquelles il faut que je me prête,
sans éloigner encore l'
contredisent & choquent mes
A vous dire vrai, j'ai quelquefois re
.
gretté les masques des
je crois, supporté plus patiemment les
éloges donnés à un beau masque, qu'à un
visage déplaisant
Et le contraste des
avec celles de la personne, vous a-t-il moins
choqué?
Quelquefois le
,
cher d'en
Non, je ne connois point d'état qui de
mandât des formes plus exquises, ni des
mœurs plus honnêtes que le
Mais nos sots
.
tent pas d'être bien difficiles
Mais me voilà bien loin de ma pièce. Où
en étions-nous?
A la scène d'André
.
Je vous demande grace pour cette scène.
J'aime cette scène, parce qu'elle est d'une
impartialité tout-à-fait honnête & cruelle.
Mais elle coupe la marche de la pièce,
.
& ralentit l'intérêt
Je ne la lirai jamais sans plaisir. Puissent
nos ennemis la connoître, en faire cas, & ne
la relire jamais sans peine. Que je serois heu
reux, si l'occasion de peindre un malheur DRAMATIQUE 173
domestique avoit encore été pour moi celle
de repousser l'injure d'un peuple jaloux, d'une
maniere à laquelle ma nation pût se recon
noître, & qui ne laissàt pas même à la
ennemie la liberté de s'en offenser.
La scène est pathétique, mais longue
.
Elle eût été & plus pathétique, & plus
longue, si j'en avois voulu croire André. Monsieur, me dit-il après en avoir pris lecture, voilà qui est fort bien; mais il y a un petit dé-faut: c'est que cela n'est pas tout-à-fait dansla vérité. Vous dites, par exemple, qu'arrivédans le port ennemi, lorsqu'on me sépara de monmaître, je l'appellai plusieurs fois, mon maître,
mon cher maître; qu'il me regarda fixement,laissa tomber ses bras, se retourna, et suivit,sans parler, ceux qui l'environnoient.
Ce n'est pas cela. Il falloit dire que, quandje l'eus appellé, mon maître, mon cher maître, il m'entendit, se retourna, me regarda fixement;que ses mains se porterent d'elles-mêmes à ses po-
ches; et que, n'y trouvant rien, (car l' Anglois
Ailleurs, vous passez de votre autorité unedes choses qui marquent le plus la bonté de feuMonsieur votre pere. Cela est fort mal. Dans laprison, lorsqu'il sentit ses bras nuds mouillésde mes larmes, il me dit: Tu pleures, An
.....
dré! Pardonne, mon ami. C'est moi qui
t'ai entraîné ici. Je le sais. Tu es tombé
dans le malheur à ma suiteVoilà-t-il pas que vous pleurez vous-même! Cela étoitdonc bon à mettre.
Dans un autre endroit, vous faites encorepis. Lorsqu'il m'eut dit: Mon enfant, prends
courage, tu sortiras d'ici. Pour moi, je sens
à ma foiblesse qu'il faut que j'y meure. Je
m'abandonnai à toute ma douleur, et je fis re-
André, cesse ta plainte. Respecte la....
volonté du Ciel & le malheur de ceux qui
sont à tes côtés, & qui souffrent en si
lence
Et l'endroit du Correspondant? Vous l'avezsi bien brouillé, que je n'y entends plus rien.Votre pere me dit, comme vous l'avez rapporté,que cet homme avoit agi, et que ma présenceauprès de lui étoit sans doute le premier de sesbons offices. Mais il ajoûta:
Oh! mon en
!
fant, quand Dieu ne m'auroit accordé que DRAMATIQUE. 175
la consolation de t'avoir dans ces momens
cruels, combien n'aurois-je pas de graces
à lui rendre Je ne trouve rien de celadans votre papier. Monsieur, est-ce qu'il estdéfendu de prononcer sur la scene le nom de
souvent à la bouche? .... Je ne crois pas,
André ..... Est-ce que vous avez appréhendé
qu'on sût que votre pere étoit chrétien? .....
Vous voyez qu'André n'étoit pas tout-à
fait de votre avis. Il vouloit la scène comme
elle s'est passée. Vous la voulez comme il
convient à l'ouvrage; & c'est moi seul qui
ai tort, de vous avoir mécontentés tous les
deux.
.Qui le faisoit mourir dans le fond d'uncachot, sur les haillons de son valet! est un
mot dur
C'est un mot d'humeur. Il échappe à un
mélancolique qui a pratiqué la vertu toute
sa vie, qui n'a pas encore eu un moment de DRAMATIQUE. 177
bonheur, & à qui l'on raconte les infortunes
d'un homme de bien.
Ajoûtez que cet homme de bien est peut
?
être son pere, & que ces infortunes dé
truisent les espérances de son ami, jettent
sa maitresse dans la misere, & ajoûtent une
amertume nouvelle à sa situation. Tout
cela sera vrai. Mais vos ennemis
S'ils ont jamais connoissance de mon ou
vrage, le
On leur citera cent endroits de
de
le caractere & la situation amenent des cho
ses plus fortes, qui n'ont jamais scandalisé
personne. Ils resteront sans réponse; & l'on
verra ce qu'ils n'ont garde de déceler, que
ce n'est point l'amour du bien qui les anime,
mais la haîne de l'homme qui les dévore.
Mais qu'est-ce que cet André? Je trouve
.
qu'il parle trop bien pour un domestique;
& je vous avoue qu'il y a dans son récit
des endroits qui ne seroient pas indignes de
vous
Je vous l'ai déja dit. Rien ne rend élo
quent comme le malheur. André est un gar
çon qui a eu de l'
je crois, un peu libertin dans sa jeunesse. On DE LA POÉSIE
le fit passer aux isles, où mon pere, qui se
connoissoit en hommes, se l'attacha, le mit
à la tête de ses affaires, & s'en trouva bien.
Mais suivons vos observations. Je crois ap
percevoir un petit trait à côté du
qui termine l'acte.
Cela est vrai
.
Qu'est-ce qu'il signifie?
Qu'il est beau, mais d'une longueur in
.
supportàble
Eh bien! racourcissons-le. Voyons. Que
voulez-vous en retrancher?
Je n'en sais rien
.
Cependant il est long.
Vous m'embarrasserez tant qu'il vous
.
plaira; mais vous ne détruirez pas la sen
sation
Peut-être.
Vous me ferez grand plaifir
.
Je vous demanderai senlement comment
vous l'avez trouvé dans le sallon?
Bien. Mais je vous demanderai à mon
?
tour, comment il arrive que ce qui m'a
paru court à la représentation, me paroisse
long à la lecture
C'est que je n'ai point écrit la
& que vous ne vous l'êtes point rappellée. DRAMATIQUE. 179
Nous ne savons point encore jusqu'où la
pantomime peut influer sur la composition
d'un ouvrage dramatique, & sur la repré
sentation.
Cela peut être
.
Et puis, je gage que vous me voyez en
core sur la scène Francoise, au théâtre.
Vous croyez donc que votre ouvrage
?
ne réussiroit point au théâtre
Difficilement. Il faudroit ou élaguer en
quelques endroits le dialogue, ou changer
l'
Qu'appellez-vous changer la scène
?
En ôter tout ce qui resserre un lieu déjà
trop étroit; avoir des décorations; pouvoir
exécuter d'autres
voit depuis cent ans; en un mot, transporter
au théâtre le sallon de Clairville, comme
il est.
Il est donc bien important d'avoir une
?
scène
Sans doute. Songez que le
çois comporte autant de décorations que le
Théâtre Lyrique; & qu'il en offriroit de
plus agréables, parce que le monde enchanté
peut amuser des
le monde réel qui plaise à la DE LA POÉSIE
de scène, on n'imaginera rien. Les hommes
qui auront du
Auteurs médiocres réussiront par une
tion
à de petites bienséances, & le goût national
s'appauvrira ..... Avez-vous vu la Salle de
Lyon? Je ne demanderois qu'un pareil mo
nument dans la Capitale, pour faire éclore
une multitude de poëmes, & produire peut
être quelques genres nouveaux.
Je n'entends pas. Vous m'obligerez de
.
vous expliquer davantage
Je le veux.
Que ne puis-je rendre tout ce que Dorval
me dit, & de la maniere dont il le dit? Il dé
buta gravement. Il s'échauffa peu-à-peu. Ses
idées se presserent; & il marchoit sur la fin
avec tant de rapidité, que j'avois peine à le
suivre. Voici ce que j'ai retenu.
Je voudrois bien (dit-il d'abord) persua
der à ces esprits timides qui ne connoissent
rien au-delà de ce qui est, que, si les choses
étoient autrement, ils les trouveroient éga
lement bien; & que, l'autorité de la raison
n'étant rien devant eux, en comparaison de
l'autorité du tems, ils approuveroient ce
qu'ils reprennent, comme il leur est souvent DRAMATIQUE. 181
arrivé de reprendre ce qu'ils avoient approu
vé .... Pour bien juger dans les beaux arts,
il faut réunir plusieurs qualités rares ... Un
grand
gue
ble, un
peu
Après un moment de silence, il ajoûta:
Je ne demanderois, pour changer la face du
genre
où l'on montrât, quand le sujet d'une pièce
l'exigeroit, une grande place avec les édifices
adjacents, tels que le péristile d'un palais,
l'entrée d'un temple, différens endroits dis
tribués de maniere que le
l'
chée pour les acteurs.
Telle fut, ou put être, autrefois la scène
des Euménides d'
un espace sur lequel les Furies, déchaînées,
cherchoient Oreste qui s'étoit dérobé à leur
poursuite, tandis qu'elles étoient assoupies.
De l'autre, on voyoit le coupable, le front
ceint d'un bandeau, embrassant les pieds de
la
tance. Ici, Oreste adresse sa plainte à la
DE LA POÉSIE
elles viennent, elles courent. Enfin, une
d'entr'elles s'écrie: Voici la trace du sang
.... Elle marche.
que le parricide a laissé sur ses pas .... Je
le sens .... Je le sens
Ses sœurs impitoyables la suivent: elles pas
sent de l'endroit où elles étoient, dans l'asyle
d'Oreste: elles l'environnent en poussant des
cris, en frémissant de rage, en secouant leurs
flambeaux. Quel moment de
les gémissemens du malheureux percer à
travers les cris & les mouvemens effroyables
des êtres cruels qui le cherchent! Exécute
rons-nous rien de pareil sur nos théâtres? On
n'y peut jamais montrer qu'une action, tan
dis que, dans la
jours de simultanées, dont les représentations
concomitantes se fortifiant réciproquement,
produiroient sur nous des effets terribles.
C'est alors qu'on trembleroit d'aller au spec
tacle, & qu'on ne pourroit s'en empêcher;
c'est alors qu'au lieu de ces petites émotions
passageres, de ces froids applaudissemens,
de ces larmes rares dont le poete se contente,
il renverseroit les esprits, il porteroit dans
les
l'on verroit ces phénomenes de la DRAMATIQUE. 183
ancienne, si possibles & si peu crus, se re
nouveller parmi nous. Ils attendent, pour se
montrer, un homme de
biner la
mêler une scène parlée avec une scène muette;
& tirer parti de la réunion des deux scènes,
& sur-tout de l'approche ou terrible, ou
comique de cette réunion, qui se seroit tou
jours. Après que les Euménides se sont agi
tées sur la scène, elles arrivent dans le sanc
tuaire, où le coupable s'est réfugié, & les
deux scènes n'en font qu'une.
Deux scènes alternativement muettes
.
& parlées. Je vous entends. Mais la con
fusion
Une scène muette est un
décoration animée. Au théâtre lyrique, le
plaisir de voir nuit-il au plaisir d'entendre?
Non .... Mais seroit-ce ainsi qu'il fau
?
droit entendre ce qu'on nous raconte de
ces spectacles anciens, où la
déclamation & la pantomime étoient tantôt
réunies, & tantôt séparées
Quelquefois. Mais cette discussion nous
éloigneroit. Attachons-nous à notre sujet.
Voyons ce qui seroit possible aujourd'hui,
& prenons un exemple domestique & com
mun.
Un pere a perdu son fils dans un combar
singulier. C'est la nuit. Un domestique, té
moin du combat, vient annoncer cette nou
velle. Il entre dans l'appartement du pere
malheureux qui dormoit. Il se promene. Le
bruit d'un homme qui marche, l'éveille. Il
demande qui c'est ..... C'est moi, Mon
fieur, lui répond le domestique d'une voix alté
rée... Eh bien? qu'est-ce qu'il y a?... Rien....
Comment! rien? .... Non, Monsieur .....
Cela n'est pas. Tu trembles. Tu détournes la
tête. Tu évites ma vue. Encore un coup,
qu'est-ce qu'il y a? Je veux le savoir. Parle.
Je te l'ordonne .... Je vous dis, Monsieur,
qu'il n'y a rien, lui répond encore le domesti
que, en versant des larmes .... Ah! malheu
reux, s'écrie le pere, en s'élançant du lit sur
lequel il reposoit; tu me trompes: il est arrivé
quelque grand malheur .... Ma femme est
elle morte? .... Non, Monsieur ..... Ma
fille? .... Non, Monsieur ..... C'est donc
mon fils? .... Le domestique se taît. Le pere
entend son silence, se jette à terre. Il rem
plit son appartement de sa
cris. Il fait, il dit tout ce que le désespoir
suggere à un pere qui perd son fils, l'espé
rance unique de sa famille.
Le même homme court chez la mere: elle
dormoit aussi. Elle se réveille au bruit de
ses rideaux tirés avec violence. Qu'y a-t-il?
demande-t-elle ..... Madame, le malheur
le plus grand. Voici le moment d'être
tienne
Dieu! s'écrie cette mere affligée. Et prenant
un Christ qui étoit à son chevet, elle le serre
entre ses bras; elle y colle sa bouche; ses
yeux fondent en larmes; & ces larmes arro
sent son Dieu cloué sur une croix.
Voilà le tableau de la femme
tôt nous verrons celui de l'épouse
de la mere désolée. Il faut à une ame où la
une secousse plus forte pour en arracher de
véritables voix.
Cependant on avoit porté dans l'apparte
ment du pere le cadavre de son fils; & il s'y
passoit une scène de désespoir, tandis qu'il
se faisoit une
mere.
Vous voyez comment la pantomime & la
déclamation changent alternativement de lieu.
Voilà ce qu'il faut substituer à nos à parte.
Maîs le moment de la réunion des scènes
approche; la mere, conduite par le domesti- DE LA POÉSIE
que, s'avance vers l'appartement de son
époux ..... Je demande ce que devient le
un époux; c'est un pere étendu sur le cada
vre d'un fils, qui va frapper les regards d'une
mere! ... Mais elle a traversé l'espace qui
sépare les deux scènes: des cris lamentables
ont atteint son oreille; elle a vu; elle se
rejette en arriere; la force l'abandonne, &
elle tombe sans
celui qui l'accompagne: bientôt sa bouche
se remplira de sanglots. Tùm vera voces.
Il y a peu de discours dans cette action;
mais un homme de génie, qui aura à remplir
les intervalles vuides, n'y répandra que quel
ques monosyllabes. Il jettera ici une excla
mation, là un commencement de phrase: il
se permettra rarement un discours suivi, quel
que court qu'il soit.
Voilà de la
ce
tre, & peut-être un peuple.
Quoi! vous voudriez, dans la tragédie,
?
un lit de repos, une mere, un pere endor
mis; un crucifix, un cadavre; deux scènes
alternativement muettes & parlantes! Et
les bienséances
Ah! bienséances cruelles! que vous rendez
les ouvrages décents & petits! ..... Mais,
ajoûta Dorval d'un sang froid qui me surprit,
ce que je propose ne se peut donc plus?
Je ne crois pas que nous en venions ja
.
mais là
Eh bien! tout est perdu!
cine
grands applaudissemens auxquels des hom
mes de génie pouvoient prétendre; & la
tragédie est artivée parmi nous au plus haut
degré de
Pendant que Dorval parloit ainsi, je faisois
une réflexion bien singuliere. C'est comment,
à l'
avoit mise en
ceptes
ques, & étoit toujours entraîné par sa
lancolie
Après un moment de silence, il dit:
Il y a cependant une ressource. Il faut es
pérer que quelque jour un homme de génie
sentira l'impossibilité d'atteindre ceux qui
l'ont précédé dans une route battue, & se
jettera de dépit dans une autre. C'est le seul
événement qui puisse nous affranchir de plu
sieurs DE LA POÉSIE
ment attaqués. Ce ne sont plus des raisons:
c'est une production qu'il nous faut.
Nous en avons une
.
Quelle?
Sylvie, tragédie en un acte & en prose
.
Je la connois. C'est le Jaloux, tragédie.
L'ouvrage est d'un homme qui pense & qui
sent.
La scène s'ouvre par un tableau char
.
mant. C'est l'intérieur d'une chambre,
dont on ne voit que les murs. Au fond de
la chambre il y a, sur une table, une lu
miere, un pot à l'eau & un pain. Voilà
le séjour & la nourriture qu'un mari jaloux
destine, pour le reste de ses jours, à une
femme innocente, dont il a soupçonné la
Imaginez à présent cette femme en
.
pleurs, devant cette table;
Gaussin
Et vous, jugez de l'effet des
celui que vous me citez. Il y a dans la pièce
d'autres détails qui m'ont plu. Elle suffit
pour éveiller un homme de génie; mais il
faut un autre ouvrage pour convertir un
peuple.
En cet endroit, Dorval s'écria: O toi
.DRAMATIQUE. 189
qui possedes toute la chaleur du
un âge où il reste à peine aux autres une
froide
tés, ton Eumenide? Je t'agiterois sans
relâche: tu le ferois, cet ouvrage: je te
rappellerois les larmes que nous a fait ré
pandre la scène de l'Enfant Prodigue & de
son valet: & en disparoissant d'entre nous,
tu ne nous laisserois pas le regret d'un
genre dont tu pouvois être le fondateur
Et ce
.
vous
La
Joueur, tragédies en prose. Les tragédies de
Le premier poëte qui nous fit
prose, introduisit la prose dans la comédie.
Le premier poëte qui nous fera pleurer avec de
la prose, introduira la prose dans la
Mais dans l'
tout est enchaîné; si l'on se rapproche d'un
côté de ce qui est vrai, on s'en rapprochera de
beaucoup d'autres. C'est alors que nous ver
rons sur la scène des situations naturelles
qu'une décence ennemie du
grands effets a proscrites, Je ne me lasserai DE LA POÉSIE
point de crier à nos
La Nature! Les
loctete
couché à l'entrée de sa caverne, & couvert
de lambeaux déchirés. Il s'y roule; il y
éprouve une attaque de
il y fait entendre des voix inarticulées. La
décoration étoit sauvage; la piece marchoit
sans appareil. Des habits vrais, des discours
vrais, une intrigue simple & naturelle. No-
tre
ne nous
homme richement vêtu, apprêté dans sa
parure.
Comme s'il sortoit de sa toilette
.
Se promenant à pas comptés sur la scène,
& battant nos oreilles de ce qu'
pelle ampullas et sesquipedalia verba, des sen
tences, des bouteilles soufflées, des mots
longs d'un pied & demi.
Nous n'avons rien épargné pour corrom
pre le genre dramatique. Nous avons con
servé des anciens l'emphase de la versifica
tion qui convenoit tant à des langues à quan
tité forte & à accent marqué, à des théâtres
spacieux, à une déclamation notée & accom
pagnée d'instrumens; & nous avons aban- DRAMATIQUE. 191
donné la simplicité de l'intrigue & du dialo
gue, & la vérité des tableaux.
Je ne voudrois pas remettre sur la scène
les grands socs & les hauts cothurnes, les
habits colossals, les masques, les porte
voix, quoique toutes ces choses ne fussent
que les parties nécessaires d'un systême théâ
tral. Mais n'y avoit-il pas dans ce systême des
côtés précieux? & croyez-vous qu'il fût à
propos d'ajoûter encore des entraves au gé
nie, au moment où il se trouvoit privé
d'une grande ressource?
Quelle ressource
?
Le concours d'un grand nombre de
teurs
Il n'y a plus, à proprement parler, de
cles
au théâtre, dans les jours les plus nombreux,
& celles du peuple d'Athènes ou de Rome?
Les théâtres anciens recevoient jusqu'à qua
tre-vingt mille
étoit décorée de trois cents soixante colonnes,
& de trois mille statues. On employoit à la
construction de ces édifices tous les moyens
de faire valoir les instrumens & les voix. On
en avoit l'idée d'un grand instrument. Utienim organa æneis laminis aut corneis, etc....
DE LA POÉSIE
ad chordarum, sonituum claritätem perficiun-tur; sic theatrorum per harmonicen, ad augen-dam vocem, ratiocinationes ab antiquis suntconstitutæ.
En cet endroit, j'interrompis Dorval, je
lui dis: J'aurois une petite aventure à vous
raconter sur nos salles de spectacles.
Je vous la demanderai, me répondit-il,
& il continua:
Jugez de la force d'un grand concours de
spectateurs, par ce que vous savez vous-même
de l'action des hommes les uns sur les autres,
& de la communication des
émeutes
mille hommes ne se contiennent pas par dé
cence. Et s'il arrivoit à un grand personnage
de la
effet croyez-vous que sa
sur le reste des spectateurs? Y a-t-il rien de
plus pathétique que la douleur d'un homme
vénérable?
Celui qui ne sent pas augmenter sa
tion
tagent, a quelque
deplaît.
Mais si le concours d'un grand nombre DRAMATIQUE. 193
d'hommes devoit ajoûter à l'
spectateur, quelle influence ne devoit-il point
avoir sur les auteurs, sur les acteurs? Quelle
différence entre amuser tel jour, depuis telle
jusqu'à telle heure, dans un petit endroit
obscur, quelques centaines de personnes, ou
fixer l'attention d'une nation entiere dans ses
jours solemnels, occuper ses édifices les plus
somptueux, & voir ces édifices environnés
& remplis d'une multitude innombrable, dont
l'amusement ou l'ennui va dépendre de notre
talent!
Vous attachez bien de l'effet à des cir
.
constances purement locales
Celui qu'elles auroient sur moi, & je crois
sentir juste.
Mais on diroit, à vous entendre, que
.
ce sont ces circonstances qui ont soutenu
& peut-être introduit la poésie & l'em
phase au théâtre
Je n'exige pas qu'on admette cette con
jecture. Je demande qu'on l'examine. N'est-il
pas assez vraisemblable que le grand nombre
de spectateurs auxquels il falloit se faire en
tendre, malgré le murmure confus qu'ils ex
citent, même dans les momens attentiss, a
fait élever la voix, détacher les syllabes, DE LA POÉSIE
soutenir la prononciation, & sentir l'utilite
de la versification?
tique: Vincentem strepitus et natum rebus agen-dis. Il est commode pour l'intrigue, & il
se fait entendre à travers le bruit. Mais ne
falloit-il pas que l'exagération se répandît en
même tems, & par la même cause, sur la
démarche, le geste & toutes les autres par
ties de l'action? De-là vint un art qu'on ap
pella la déclamation.
Quoi qu'il en soit; que la
naître la déclamation théâtrale; que la né
cessité de cette déclamation ait introduit,
ait soutenu sur la scène la poésie & son em
phase; ou que ce systême, formé peu-à-peu,
ait duré par la convenance de ses parties, il
est certain que tout ce que l'action
que
même tems. L'acteur laisse & reprend l'exa
gération sur la scène.
Il y a une sorte d'unité qu'on cherche sans
s'en appercevoir, & à laquelle on se fixe,
quand on l'a trouvée. Cette unité ordonne
des vêtemens, du ton, du geste, de la con
tenance, depuis la chaire placée dans les
temples, jusqu'aux tréteaux élevés dans les
carrefours. Voyez un charlatan au coin de la DRAMATIQUE. 195
place Dauphine; il est bigarré de toutes sor
tes de couleurs; ses doigts sont chargés de
bagues; de longues plumes rouges flottent
autour de son chapeau; il mene avec lui un
singe ou un ours; il s'éleve sur ses étriers;
il crie à pleine tête; il gesticule de la ma
niere la plus outrée, & toutes ces choses
conviennent au lieu, à l'orateur, & à son
auditoire. J'ai un peu étudié le systême
matique
tenir un jour; vous exposer sans partialité
sa nature, ses défauts & ses avantages, &
vous montrer que ceux qui l'ont attaqué,
ne l'avoient pas considéré d'assez près .....
Et l'aventure que vous aviez à me raconter
sur nos salles de spectacles?
La voici. J'avois un ami un peu libertin;
...
il se fit une affaire sérieuse en province; il
fallut se dérober aux suites qu'elle pou
voit avoir, en se réfugiant dans la capitale,
& il vint s'établir chez moi. Un jour de
spectacle, comme je cherchois à désennuyer
mon prisonnier, je lui proposai d'aller au
spectacle. (Cela est indifférent à mon his
toire). Mon ami accepte. Je le conduis.
Nous arrivons; mais à l'aspect de ces gar
des répandus, de ces petits guichets obs- DE LA POÉSIE
curs qui servent d'entrée, & de ce trou
fermé d'une grille de fer, par lequel on
distribue les billets, le jeune homme s'ima
gine qu'il est à la porte d'une maison de
force, & que l'on a obtenu un ordre pour
l'y renfermer. Comme il est brave, il s'ar
rête de pied ferme. Il met la main sur la
garde de son épée; & tournant sur moi des
yeux indignés, il s'écrie, d'un ton mêlé de
fureur & de mépris: Ah, mon ami! Je le
compris. Je le rassurai; & vous convien
drez que son erreur n'étoit pas déplacée
Mais, où en sommes-nous de notre exa
men? Puisque c'est vous qui m'égarez, vous
vous chargez sans doute de me remettre dans
la voie.
Nous en sommes au quatrieme Acte, à
....
votre scène avec Constance..... Je n'y
vois qu'un coup de crayon, mais il s'étend
depuis la premiere ligne jusqu'à la der
niere
Qu'est-ce qui vous en a déplu?
Le ton, d'abord; il me paroît au-dessus
.
d'une femme
D'une
vous connoîtrez Constance, & peut-être
alors la scène vous paroîtra-t-elle au-dessous
d'elle.
Il y a des expressions, des pensées, qui
.
sont moins d'elle que de vous
Cela doit être. Nous empruntons nos ex
pressions, nos idées des personnes avec les
quelles nous conversons, nous vivons. Selon
l'estime que nous en faisons, (& Constance
m'estime beaucoup)
notre ame prend des
nuances plus ou moins fortes de la leur. Mon
celui de Rosalie.
Et la longueur
?
Ah! vous voilà remonté sur la scène. Il y a
long-tems que cela ne vous étoit arrivé. Vous
nous voyez, Constance & moi, sur le bord
d'une planche, bien droits, nous regardant
de profil, & récitant alternativement la de
mande & la réponse. Mais est-ce ainsi que
cela se passoit dans le sallon? Nous étions
tantôt assis, tantôt droits. Nous marchions
quelquefois. Souvent nous étions arrêtés, &
nullement pressés de voir la fin d'un entretien
qui nous intéressoit tous deux également. Que
ne me dit-elle point? Que ne lui répondis
pas? Si vous saviez comme elle s'y prenoit,
lorsque cette ame féroce se formoit à la
son
sions & le calme!
Dorval, vos filles seront honnêtes &
... Je
décentes, vos fils seront nobles & fiers.
Tous vos enfans seront charmans
ne peux vous exprimer quel fut le prestige
de ces mots, accompagnés d'un souris plein
de
Je vous comprends. J'entends ces mots
.
de la bouche de Mademoiselle Clairon,
& je la vois
Non, il n'y a que les
dent cet art secret. Nous sommes des raison
neurs durs & secs.
Ne vaut-il pas mieux encore, me disoit-elle, faire des ingrats, que de manquer à faire lebien?
Les parens ont, pour leurs enfans, un amour
L'ennui de tout ce qui amuse la multitude,
est la suite du goût réel pour la vertu.
Il y a un tact moral qui s'étend à tout, et
L'homme le plus heureux est celui qui fait le
bonheur d'un plus grand nombre d'autres.
Jc voudrois étre mort; est un souhait fré-
DRAMATIQUE. 199
quent qui prouve, du moins quelquefois, qu'il
y a des choses plus précieuses que la vie.
Un honnête-homme est respecté de ceux même
qui ne le sont pas, fût-il dans une autre pla-
nète.
Les passions détruisent plus de préjugés que
Elle me dit un autre mot, simple à la vé
rité; mais si voisin de ma situation, que j'en
fus effraye.
C'est qu'il n'y avoit point d'homme, quel-qu'honnête qu'il fût, qui, dans un violent accès
de passion, ne desirât au fond de son cœur les
Je me rappellai bien ces idées; mais l'en
chaînement ne me revint pas, & elles n'en
trerent point dans la scène. Ce qu'il y en a,
& ce que je viens de vous en dire, suffit, je
crois, pour vous montrer que Constance a
l'habitude de penser. Aussi m'enchaîna-t-elle,
sa
tout ce que je lui opposois dans mon humeur.
Je vois dans cette scène un endroit que
.
j'ai sousligné, mais je ne sais plus à quel
propos
Lisez l'endroit.
Je lus:
.Rien ne captive plus fortementque l'exemple de la vertu, pas même l'exem-ple du vice
J'entends. La maxime vous a paru fausse?
C'est cela
.
Je pratique trop peu la vertu, me dit Dor
val; mais personne n'en a une plus haute
idée que moi. Je vois la
comme deux grandes
surface de la terre, & immobiles au milieu
du ravage & des ruines de tout ce qui les
environne. Ces grandes figures sont quelque
fois couvertes de nuages. Alors les hommes
se meuvent dans les ténebres: ce sont les
tems de l'ignorance & du crime, du fana
tisme & des conquêtes. Mais il vient un mo
ment où le nuage s'entr' ouvre; alors les
hommes, prosternés, reconnoissent la vérité,
& rendent hommage à la vertu. Tout passe,
mais la vertu & la vérité restent.
Je définis la vertu: le goût de l'ordre dans
les choses
général, nous domine dès la plus tendre en
fance. Il est plus ancien dans notre
disoit Constance, qu'aucun sentiment réflé
chi; & c'est ainsi qu'elle m'opposoit à moiDRAMATIQUE. 201
même. Il agit en nous, sans que nous nous
en appercevions: c'est le germe de l'honnê
teté & du bon
tant qu'il n'est point gêné par la
nous suit jusques dans nos écarts. Alors il
dispose les moyens, de la maniere la plus
avantageuse pour le mal. S'il pouvoit jamais
être étouffé, il y auroit des hommes qui sen
tiroient le remords de la vertu, comme d'au
tres sentent le remords du vice. Lorsque je
vois un scélérat capable d'une action héroï
que, je demeure convaincu que les hommes
de bien sont plus réellement hommes de bien,
que les
que la bonté nous est plus indivisiblement
attachée que la méchanceté; & qu'en géné
ral il reste plus de bonté dans l'ame d'un mé
chant, que de méchanceté dans l'ame des
bons.
Je sens d'ailleurs qu'il ne faut pas exami
.
ner la
maximes d'un
Ah! si Constance vous entendoit!...
Mais cette morale n'est-elle pas un peu
?
forte pour le genre dramatique
science dans les ouvrages de Rem
DE LA POÉSIE
tibi Socraticæ poterunt ostendere chartæ. Or,
je crois qu'en un ouvrage, quel qu'il soit,
l'
rale s'épure, si le
esprits ont une pente à la bienfaisance géné
rale, si le goût des choses utiles s'est répandu,
si le peuple s'intéresse aux opérations du mi
nistre, il faut qu'on s'en apperçoive, même
dans une
Malgré tout ce que vous me dites, je
persiste. Je trouve la scène fort belle &
fort longue. Je n'en respecte pas moins
Constance. Je suis enchanté qu'il y ait au
monde une femme comme elle, & que ce
soit la vôtre ....
Les coups de crayon commencent à s'é
claircir. En voici pourtant encore un.
Clairville a remis son
.
mains. Il vient apprendre ce que vous avez
décidé. Le sacrifice de votre passion est
fait: celui de votre fortune est résolu:
Clairville & Rosalie redeviennent opulents
par votre générosité. Celez à votre ami
cette circonstance, je le veux; mais pour
quoi vous amuser à le tourmenter, en lui
montrant des obstacles qui ne subsistent
plus? Cela amene l'éloge du Commerce; DRAMATIQUE. 203
je le sais. Cet éloge est sensé: il étend
l'instruction & l'utilité de l'ouvrage; mais
il allonge, & je le supprimerois. Ambi-tiosa recidet ornamenta
Je vois, me répondit Dorval, que vous
êtes heureusement né. Après un violent effort,
il est une sorte de délassement auquel il est
impossible de se refuser, & que vous connoî
triez, si l'exercice de la vertu vous avoit été
pénible. Vous n'avez jamais eu besoin de
respirer .... Je jouissois de ma victoire. Je
faisois sortir du cœur de mon ami les senti
mens les plus honnêtes. Je le voyois toujours
plus digne de ce que je venois de faire pour
lui. Et cette action ne vous paroît pas na
turelle! Reconnoissez au contraire, à ces ca
racteres, la différence d'un événement ima
ginaire, & d'un événement réel.
Vous pouvez avoir raison. Mais, dites
.
moi, Rosalie n'auroit - elle point ajoûté
après coup cet endroit de la premiere
scène du cinquieme acte? Amant qui m'é-tois autrefois si cher! Clairville que j'estimetoujours,
&c.
Vous l'avez deviné.
Il ne me reste presque plus que des élo
ges à vous faire. Je ne peux vous dire com- DE LA POÉSIE
bien je suis content de la scène troisieme
du cinquieme Acte. Je me disois, avant
que de la lire: il se propose de détacher
Rosalie: c'est un projet fou qui lui a mal
réussi avec Constance, & qui ne lui réussira
pas mieux avec l'autre. Que lui dira-t-il,
qui ne doive encore augmenter son estime
& sa
& je demeurai convaincu qu'à la place de
Rosalie, il n'y avoit point de femme en qui
il restât quelques vestiges d'honnêteté, qui
n'eût été détachée & rendue à son amant;
& je conçus qu'il n'y avoit rien qu'on ne
pût sur le cœur humain, avec de la
rité
Mais comment est - il arrivé que votre
?
pièce ne soit pas d'invention, & que les
moindres événemens y soient préparés
L'
mens
enchaîne dans ses productions, que parce
qu'ils le sont dans la
qu'à la maniere subtile avec laquelle la nature
nous dérobe la liaison de ses effets.
La
.
ble, quelquefois d'une maniere bien natu
relle & bien déliée
Sans doute; & il y en a un exemple dans
la pièce. Tandis qu'André nous annonçoit
les malheurs arrivés à son maître, il me vint
cent fois dans la pensée qu'il parloit de mon
pere; & je témoignai cette inquiétude par
des
à un
soupçon.
Dorval, je vous dis tout. J'ai remarqué
.
de tems en tems des expressions qui ne sont
pas d'usage au théâtre
Mais que personne n'oseroit relever, si un
auteur de nom les eût employées.
D'autres qui sont dans la bouche de tout
.
le monde, dans les ouvrages des meilleurs
écrivains, & qu'il seroit impossible de
changer, sans gâter la pensée; mais vous
savez que la
à mesure que les
corrrompent; & que le
idiôme qui s'étend peu-à-peu, & qu'il saut
connoître, parce qu'il est dangereux d'em
ployer les expressions dont il s'est une fois
emparé
Ce que vous dites est bien vû; il ne reste
plus qu'à savoir où s'arrêtera cette sorte de
condescendance qu'il faut avoir pour le vice. DE LA POÉSIE
Si la langue de la
que celle du vice s'étend, bientôt on sera
réduit à ne pouvoir parler sans dire une
sottise. Pour moi, je pense qu'il y a mille
occasions où un homme feroit honneur à son
pece d'invasion du libertinage.
Je vois déja dans la société que, si quel
qu'un s'avise de montrer une oreille trop dé
licate, on en rougit pour lui. Le théâtre
çois
que son dictionnaire soit aussi borné que le
dictionnaire du théâtre lyrique, & que le
nombre des expressions honnêtes soit égal à
celui des expressions musicales?
Voilà tout ce que j'avois à vous observer
.
sur le détail de votre ouvrage; quant à la con
duite, j'y trouve un défaut: peut-être est-il
inhérent au sujet: vous en jugerez. L'intérêt
change de nature. Il est, du premier Acte
jusqu'à la fin du troisieme, de la vertu mal
heureuse; &, dans le reste de la Pièce, de
la vertu victorieuse. Il falloit, & il eût été
facile d'entretenir le tumulte, & de prolon
ger les épreuves & le mal-aise de la vertu
Par exemple; que tout reste comme il
est, depuis le commencement de la pièce DRAMATIQUE. 207
jusqu'à la quatrieme scène du troisieme
acte. Cest le moment où Rosalie apprend
que vous épousez Constance, s'évanouit
de
pit: Laissez-moi... Je vous hais... Qu'alors
Clairville conçoive des soupçons; que vous
preniez de l'humeur contre un ami impor
tun qui vous perce le cœur, sans s'en dou
ter, & que le troisieme acte finisse.
Voici maintenant comment j'arrangerois
.
le quatrieme. Je laisse la premiere scène à
peu-près comme elle est. Seulement Justine
apprend à Rosalie qu'il est venu un émis
saire de son pere; qu'il a vu Constance en
secret, & qu'elle a tout lieu de croire qu'il
apporte de mauvaises nouvelles. Après cette
scène, je transporte la scène seconde du
troisieme acte, celle où
Clairville se préci
pite aux genoux de Rosalie & cherche à la
fléchir. Constance vient ensuite. Elle amene
André. On l'inrerroge. Rosalie apprend les
malheurs arrivés à son pere. Vous voyez à
peu-près la marche du reste. En irritant
la
on vous eût préparé des embarras plus
grands peut-être encore que les précédents.
De temps en temps vous eussiez été tenté DE LA POÉSIE
de tout avouer. A la fin, peut-être l'eussiez
vous fait
Je vous entends. Mais ce n'est plus là notre
histoire. Et mon pere, qu'auroit-il dit? D'ail
leurs, êtes-vous bien convaincu que la pièce y
auroit gagné? En me réduisant à des extrémi
tés terribles, vous eussiez fait d'une aventure
simple, une pièce fort compliquée. Je serois
devenu plus théâtral.
Et plus ordinaire, il est vrai. Mais l'ou
.
vrage eût été d'un succès assuré
Je le crois, & d'un goût fort petit. Il y
avoit certainement moins de difficulté; mais
je pense qu'il y avoit encore moins de
& de
qu'à se soutenir dans le calme. Songez que
c'est alors que les sacrifices de la vertu com
mencent & s'enchaînent. Voyez comme l'élé
vation du discours & la force des scènes suc
cedent au pathétique de situation. Cependant
au milieu de ce calme, le sort de Constance,
de Clairville, de Rosalie & le mien, demeu
rent incertains. On sait ce que je me propose;
mais il n'y a nulle apparence que je réussisse.
En effet, je ne réussis point avec Constance,
& il est bien moins vraisemblable que je sois
plus heureux avec Rosalie. Quel événement DRAMATIQUE. 209
assez important auroit remplacé ces deux scè
nes, dans le plan que vous venez de m'expo
ser? Aucun.
Il ne me reste plus qu'une question à
?
vous faire. C'est sur le
vrage. Ce n'est pas une
pas une
nom lui donner
Celui qu'il vous plaira. Mais demain, si
vous voulez, nous chercherons ensemble ce
lui qui lui convient.
Et pourquoi pas aujourd'hui
?
Il faut que je vous quitte. J'ai fait avertir
deux fermiers du voisinage, & il y a peut
être une heure qu'ils m'attendent à la maison.
Autre procès à accommoder
.
Non. C'est une affaire un peu différente.
L'un de ces fermiers a une fille; l'autre un
garçon. Ces enfans s'aiment; mais la fille est
riche; le garçon n'a rien,
Et vous voulez accommoder les parens,
.
& rendre les enfans contens. Adieu, Dor
val. A demain, au même endroit
Le
lendemain le ciel se troubla. Une nue
Cependant l'orage se dissipa; l'air en devint
plus pur, le ciel plus serein; & je serois allé
chercher Dorval sous les chênes, mais je
pensai que la terre y seroit trop fraîche, &
l'herbe trop molle. Si la pluie n'avoit pas
duré, elle avoit été forte. Je me rendis chez
lui. Il m'attendoit; car il avoit pensé, de son DRAMATIQUE. 211
côté, que je n'irois point au rendez-vous de
la veille; & ce fut dans son jardin, sur les
bords sablés d'un large canal, où il avoit cou
tume de se promener, qu'il acheva de me
développer ses idées. Après quelques discours
généraux sur les actions de la vie, & sur
l'
dit:
On distingue dans tout objet moral, un
milieu & deux extrêmes. Il semble donc que
toute
ral, il devroit y avoir un genre moyen &
deux genres extrêmes. Nous avons ceux-ci;
c'est la
n'est pas toujours dans la douleur ou dans la
joie. Il y a donc un point qui sépare la dis
tance du genre
sujet. Un jeune homme se marie. A peine est
il marié, que des affaires l'appellent au loin.
Il est absent. Il revient. Il croit appercevoir
dans sa femme des preuves certaines d'infi
délité: il en est au désespoir: il veut la ren
voyer à ses parens. Qu'on juge de l'état du
pere, de la mere & de la fille. Il y a cepen
dant un Dave, personnage plaisant par lui
même. Qu'en fait le Poëte? Il l'éloigne de DE LA POÉSIE
la scène pendant les quatre premiers actes, &
il ne le rappelle que pour égayer un peu son
dénouement.
Je demande dans quel genre est cette pièce?
Dans le genre comique? Il n'y a pas le mot
pour rire. Dans le genre tragique? La
la
sions, n'y sont point excitées. Cependant il
y a de l'intérêt; il y en aura, sans
qui fasse rire, sans danger qui fasse frémir,
dans toute composition dramatique où le su
jet sera important, où le Poëte prendra le
ton que nous avons dans les affaires sérieu
ses, & où l'action s'avancera par la perple
xité & par les embarras. Or il me semble que
ces actions étant les plus communes de la
vie, le genre qui les aura pour objet doit
être le plus utile & le plus étendu. J'appel
lerai ce genre, le genre sérieux.
Ce genre établi, il n'y aura point de con
ditions dans la
portantes dans la vie, qu'on ne puisse rap
porter à quelque partie du systême
tique
Voulez-vous donner à ce systême toute
l'étendue possible, y comprendre la
& les chimeres, le monde DRAMATIQUE. 213
monde réel: ajoûtez le burlesque au-dessous
du genre comique, & le
du genre tragique.
Je vous entends.
.Le burlesque ..... Legenre comique .... Le genre sérieux .... Legenre tragique .... Le merveilleux
Une pièce ne se renferme jamais à la ri
gueur dans un
dans les genres tragique ou comique, où l'on
ne trouvât des morceaux qui seroient point
déplacés dans le genre sérieux; & il y en aura
réciproquement dans celui - ci qui porteront
l'empreinte de l'un & l'autre genre.
C'est l'avantage du genre sérieux, que,
placé entre les deux autres, il a des ressour
ces, soit qu'il s'éleve, soit qu'il descende. Il
n'en est pas ainsi du genre comique & du genre
tragique. Toutes les nuances du comique sont
comprises entre ce genre même & le genre
sérieux; & toutes celles du tragique, entre
le genre sérieux & la tragédie. Le burlesque
& le merveilleux sont également hors de la
gâte. Les
de tout oser; mais ce droit ne s'étend pas
jusqu'à la
rentes dans un même individu. Pour un DE LA POÉSIE
homme de
dans Castor élevé au rang des
le Bourgeois Gentilhomme fait Mamamou
chi.
Le genre comique & le genre tragique,
sont les bornes réelles de la composition
matique
comique d'appeller à son aide le burlesque,
sans se dégrader; au genre tragique d'empié
ter sur le genre merveilleux, sans perdre de
sa vérité; il s'ensuit que, placés dans les ex
trémités, ces genres sont les plus frappants &
les plus difficiles.
C'est dans le genre sérieux que doit s'exer
cer d'abord tout homme de Lettres qui se
sent du talent pour la scène. On apprend à
un jeune éleve qu'on destine à la peinture, à
dessiner le nud. Quand cette partie fondamen
tale de l'art lui est familiere, il peut choisir un
sujet; qu'il le prenne ou dans les conditions
communes, ou dans un
ses figures à son gré, mais qu'on ressente tou
jours le nud sous la draperie; que celui qui
aura fait une longue étude de l'homme dans
l'exercice du genre sérieux, chausse, selon
son
sur les épaules de son personnage un manteau DRAMATIQUE. 215
royal ou une robe de palais; mais que l'homme
ne disparoisse jamais sous le vêtement.
Si le genre sérieux est le plus facile de tous,
c'est en revanche le moins sujet aux vicissi
tudes des tems & des lieux. Portez le nud
en quelque lieu de la terre qu'il vous plaira,
il fixera l'attention, s'il est bien dessiné. Si
vous excellez dans le genre sérieux, vous
plairez dans tous les tems, & chez tous les
peuples. Les petites nuances qu'il emprun
tera d'un genre collatéral seront trop foibles
pour le déguiser: ce sont des bouts de dra
perie qui ne couvrent que quelques endroits,
& qui laissent les grandes parties nues.
Vous voyez que la tragi-comédie ne peut
être qu'un mauvais genre, parce qu'on y
confond deux genres éloignés & séparés par
une barriere naturelle; on n'y passe point
par des nuances imperceptibles; on tombe à
chaque pas dans les contrastes, & l'unité dis
paroît.
Vous voyez que cette
les traits les plus plaisans du genre
sont placés à côté des traits les plus
du genre sérieux, & où l'on saute alterna
tivement d'un genre à un autre, ne sera pas
sans défaut aux yeux d'un
Mais voulez-vous être convaincu du dan
ger qu'il y a à franchir la barriere que la
ture
à l'excès; rapprochez deux genres fort éloi
gnés, tels que la tragédie & le burlesque,
& vous verrez alternativement un grave sé
nateur jouer aux pieds d'une courtisanne le
rôle du débauché le plus vil, & des factieux
méditer la ruine d'une république (a).
La farce, la parade & la parodie ne sont
pas des genres, mais des especes de comique
ou de burlesque qui ont un objet particu
lier.
On a donné cent fois la
comique & du genre tragique. Le genre sé
rieux a la sienne; & cette poétique seroit aussi
fort étendue; mais je ne vous en dirai que
ce qui s'est offert à mon esprit, tandis que
je travaillois à ma pièce.
Puisque ce genre est privé de la vigueur
de coloris des genres extrêmes entre lesquels
il est placé, il ne faut rien négliger de ce qui
peut lui donner de la force.
( a) Voyez la Venise préservée d'Otway; le Hamlet
Que le sujet en soit important, & l'intri
gue simple, domestique & voisine de la vie
réelle.
Je n'y veux point de valets. Les honnêtes
gens ne les admettent point à la connoissance
de leurs affaires; & si les scènes se passent
toutes entre les maîtres, elles n'en seront que
plus intéressantes. Si un valet parle sur la
scène, comme dans la société, il est maussa
de; s'il parle autrement, il est faux.
Les nuances empruntées du genre comique
sont-elles trop fortes: l'ouvrage fera rire &
pleurer; & il n'y aura plus ni unité d'inté
rêt, ni unité de coloris.
Le genre sérieux comporte les
D'où je conclus qu'il penche plutôt vers la
lequel ils sont rares & courts.
Il seroit dangereux d'emprunter dans une
même composition des nuances du genre co
mique & du genre tragique. Connoissez-bien
la pente de votre sujet & de vos
& suivez-la.
Que votre
Point de personnages épisodiques; ou si
l'intrigue en exige un, qu'il ait un caractere
singulier qui le releve.
Il faut s'occuper fortement de la panto
mime, laisser là ces coups de théâtre, dont
l'effet est momentané, & trouver des
bleaux
il plaît.
Le
dignité. Ainsi, que votre principal person
nage soit rarement le machiniste de votre
pièce.
Et sur-tout ressouvenez-vous qu'il n'y a
point de principe général. Je n'en connois
aucun de ceux que je viens d'indiquer, qu'un
homme de
succès.
Vous avez prévenu mon objection
.
Le genre comique est des especes, & le
genre tragique est des individus. Je m'expli
que. Le
homme. C'est ou Régulus, ou
cipal personnage d'une
traire représenter un grand nombre d'hom
mes. Si par hasard on lui donnoit une phy
sionomie si particuliere, qu'il n'y eût dans
la société qu'un seul individu qui lui ressem
blat, la comédie retourneroit à son enfance,
& dégénéreroit en
dans ce défaut. Son Heautontimorumenos est
.
tesse
ce défaut, & l'avoir critiqué d'une façon
bien légere
Je ne me rappelle pas l'endroit.
C'est dans la satyre premiere, ou deu
.
xieme du premier livre, où il se propose
de montrer que, pour éviter un excès,
les fous se précipitent dans l'excès opposé.
Fufidius, dit-il, craint de passer pour dissi
pateur. Savez-vous ce qu'il fait? Il prête à
cinq pour cent par mois, & se paie d'avance.
Plus un homme est obéré, plus il exige. Il
sait par cœur les noms de tous les enfins
de famille qui commencent à aller dans leDE LA POÉSIE
monde, & qui ont des peres durs. Mais
vous croiriez peut-être que cet homme dé
pense à proportion de son revenu. Erreur.
Il est son plus cruel ennemi; & ce pere de
la comédie, qui se punit de l'évasion de
son fils, ne se tourmente pas plus mécham
ment.
Non se pejùs cruciaverit
Oui. Rien n'est plus dans le
cet auteur, que d'avoir attaché deux sens à ce
méchamment, dont l'un tombe sur
& l'autre sur Fufidius.
Dans le
souvent aussi généraux que dans le genre co
mique; mais ils seront toujours moins indi
viduels que dans le genre tragique.
On dit quelquefois: il est arrivé une aven
ture fort plaisante à la cour, un événement
fort tragique à la ville. D'où il s'ensuit que
la comédie & la tragédie sont de tous les
états; avec cette différence, que la
& les larmes sont encore plus souvent sous
les toîts des sujets, que l'enjouement & la
gaieté dans les palais des rois. C'est moins
le sujet qui rend une pièce comique, sérieuse
ou tragique, que le ton, les
caracteres & l'intérêt. Les effets de l'
de la jalousie, du jeu, du déreglement, de DRAMATIQUE. 221
l'ambition, de la haîne, de l'
des mesures pour s'assurer de son déshon
neur, est ridicule; un homme d'honneur qui
le soupçonne & qui aime, en est affligé; un
furieux qui le sait, peut commettre un crime.
Un joueur portera chez un usurier le
d'une maitresse; un autre joueur embarrassera
sa fortune, la renversera, plongera une femme
& des enfans dans la misere, & tombera
dans le désespoir. Que vous dirai-je de plus?
La pièce dont nous nous sommes entretenus
a presque été faite dans les trois genres.
Comment
!
Oui.
La chose est singuliere
!
Clairville est d'un caractere honnête, mais
impétueux & léger. Au comble de ses vœux,
possesseur tranquille de Rosalie, il oublia ses
peines passées; il ne vit plus dans notre his
toire qu'une aventure commune; il en fit des
plaisanteries; il alla même jusqu'à parodier
le troisieme acte de la pièce. Son ouvrage
étoit excellent: il avoit exposé mes embar
ras sous un jour tout-à-fait comique. J'en ris;
mais je fus secrettement offensé du riducule
que Clairville jettoit sur une des DE LA POÉSIE
plus importantes de notre vie; car enfin il
y eut un moment qui pouvoit lui coûter, à
lui, sa fortune & sa maitresse; à Rosalie, l'in
nocence & la droiture de son cœur; à Cons
tance, le repos; à moi la probité, & peut
être
la vie. Je me vengeai de Clairville, en met
tant en tragédie les trois derniers actes de la
pièce; & je puis vous assurer que je le fis
pleurer plus long-tems qu'il ne m'avoit fait
rire.
Et pourroit-on voir ces morceaux
?
Non. Ce n'est point un refus. Mais Clair
ville a brûlé son acte, & il ne me reste que
le canevas des miens.
Et ce canevas
?
Vous l'allez avoir, si vous me le deman
dez. Mais faites-y réflexion. Vous avez l'
pourra vous laisser des impressions dont vous
aurez de la peine à vous distraire.
Donnez le canevas tragique; Dorval,
.
donnez
Dorval tira de sa poche quelques feuilles
volantes qu'il me tendit en détournant la
tête, comme s'il eût craint d'y jetter les yeux,
& voici ce qu'elles contenoient.
Rosalie, instruite au troisieme acte du ma- DRAMATIQUE. 223
riage de Dorval & de Constance, & per
suadée que ce Dorval est un ami perfide, un
homme sans
de tout révéler. Elle voit Dorval, elle le traite
avec le dernier mépris.
Dorval. Je ne suis point un ami perfide,
un homme sans foi; je suis Dorval; je suis
un malheureux.
Rosalie. Dis un misérable .... Ne m'a-t-il
pas laissé croire qu'il m'aimoit?
Dorval. Je vous aimois; & je vous aime
encore.
Rosalie. Il m'aimoit! Il m'aime! Il épouse
Constance! Il en a donné sa parole à son
frere; & cette union se consomme aujour
d'hui! .... Allez, esprit pervers; éloignez
vous. Permettez à l'innocence d'habiter un
séjour d'où vous l'avez bannie; la paix & la
vertu rentreront ici, quand vous en sortirez.
Fuyez. La honte & les remords, qui ne man
quent jamais d'atteindre le méchant, vous
attendent à cette porte.
Dorval. On m'accable! On me chasse! Je
suis un scélérat! O vertu! Voilà donc ta
derniere récompense!
Rosalie. Il s'étoit promis sans doute que je
me tairois.... Non, non.... tout se saura.... DE LA POÉSIE
Constance aura
de ma jeunesse .... elle trouvera mon excuse
& mon pardon dans son cœur ... O Clairville!
combien il faudra que je t'aime, pour expier
mon injustice & réparer les maux que je t'ai
faits! ... Mais le moment approche où le
méchant sera connu.
Dorval. Jeune imprudente, arrêtez; on
vous allez devenir coupable du seul crime que
j'aurai jamais commis, si ç'en est un que de
jetter loin de soi un fardeau qu'on ne peut
plus porter .... Encore un mot, & je croirai
que la
la
le bonheur n'est nulle part; que le repos est
sous la tombe, & j'aurai vécu.
Rosalie s'est éloignée: elle ne l'entend plus.
Dorval se voit méprisé de la seule femme
qu'il aime & qu'il ait jamais aimée; exposé
à la haîne de Constance, à l'indignation de
Clairville, sur le point de perdre les seuls
êtres qui l'attachoient au monde, & de re
tomber dans la solitude de l'univers .... Où
ra-t-il? .... à qui s'adressera-t-il? .... qui
imera-t-il? ... de qui sera-t-il aimé? ... Le
désespoir s'empare de son ame; il sent le dé
goût de la vie; il incline vers la DRAMATIQUE. 225
le sujet d'un
acte. Dès la fin de cet acte, il ne parle plus
à ses domestiques: il leur commande de la
main, & ils obéissent.
Rosalie exécute son projet au commence
ment du quatrieme. Quelle est la surprise de
Constance & de son frere! Ils n'osent voir
Dorval, ni Dorval aucun d'eux. Ils s'évitent
tous. Ils se fuient; & Dorval se trouve tout
à-coup, & naturellement, dans cet abandon
qu'il redoutoit. Son
apperçoit; & le voilà résolu d'aller à la mort
qui l'entraîne. Charles, son valet, est le seul
être dans l'univers qui lui demeure. Charles
démêle la funeste pensée de son maître; il
répand sa terreur dans toute la maison; il
court à Clairville, à Constance, à Rosalie.
Il parle. Ils sont consternés. A l'instant, les
intérêts particuliers disparoissent. On cherche
à se rapprocher de Dorval, mais il est trop
tard. Dorval n'aime plus, ne haît plus per
sonne, ne parle plus, ne voit plus, n'entend
plus. Son ame, comme abrutie, n'est capable
d'aucun
état ténébreux; mais c'est foiblement, par
élans courts, sans force & sans effet. Le voilà
DE LA POÉSIE
tel qu'il est au commencement du cinquieme
acte.
Cet acte s'ouvre par Dorval seul, qui se
promene sur la scène, sans rien dire. On voit
dans son vêtement, son geste, son silence,
le projet de quitter la vie. Clairville entre,
il le conjure de vivre; il se jette à ses genoux;
il les embrasse; il le presse par les raisons les
plus honnêtes & les plus tendres d'accepter
Rosalie; il n'en est que plus cruel. Cette scène
avance le sort de Dorval. Clairville n'en arra
che que quelques monosyllabes: le reste de
l'action de Dorval est muette.
Constance arrive: elle joint ses efforts à
ceux de son frere: elle dit à Dorval ce qu'elle
pense de plus pathétique sur la résignation aux
événemens; sur la puissance de l'Etre suprè
me, puissance à laquelle c'est un crime de se
soustraire; sur les offres de Clairville, &c....
Pendant que Constance parle, elle a un des
bras de Dorval entre les siens; & son ami le
tient embrassé par le milieu du corps, comme
s'il craignoit qu'il ne lui échappât. Mais Dor
val, tout en lui-même, ne sent point son ami
qui le tient embrassé, n'entend point Cons
tance qui lui parle. Seulement il se renverse DRAMATIQUE. 227
quelquefois sur eux pour pleurer; mais les
larmes se refusent. Alors il se retire; il pousse
des soupirs profonds; il fait quelques gestes
lents & terribles; on voit sur ses levres des
que ses soupirs & ses gestes.
Rosalie vient: Constance & Clairville se
retirent. Cette scène est celle de la
de la naïveté, des larmes, de la
du repentir. Rosalie voit tout le mal qu'elle
a fait; elle en est désolée. Pressée entre l'
mour
à Dorval, le respect qu'elle doit à Cons
tance, & les sentimens qu'elle ne peut refu
ser à Clairville; combien elle dit de choses
voir, ni ne l'écouter. Rosalie pousse des cris,
lui prend les mains, l'arrête, & il vient un
moment où Dorval fixe sur elle des yeux
égarés: ses regards sont ceux d'un homme
qui sortiroit d'un sommeil léthargique. Cet
effort le brise; il tombe dans un fauteuil
comme un homme frappé: Rosalie se retire
en poussant des sanglots, se désolant, s'arra
chant les cheveux.
Dorval reste un moment dans cet état de
DE LA POÉSIE
rien dire ...... ses yeux sont à-demi-fermés;
ses longs cheveux pendent sur le derriere du
fauteuil; il a la bouche entr'ouverte, la res
piration haute, & la poitrine haletante. Cette
agonie passe peu-à-peu; il en revient par un
soupir long & douloureux, par une voix
plaintive. Il s'appuie la tête sur ses mains, &
les coudes sur ses genoux; il se leve avec peine;
il erre à pas lents; il rencontre Charles; il
le prend par les bras, le regarde un moment,
tire sa bourse & sa montre, les lui donne avec
un papier cacheté sans adresse, & lui fait
& se colle le visage contre terre. Dorval l'y
laisse, & continue d'errer. En errant, ses
pieds rencontrent Charles étendu par terre.
Il se détourne .... Alors Charles se leve su
bitement, laisse la bourse & la montre à terre,
& court appeller du secours.
Dorval le suit lentement ..... Il s'appuie
sans dessein contre la porte .... il y voit un
verrouil ..... il le regarde ..... le ferme ...
tire son épée ... en appuie le pommeau con
tre la terre .... en dirige la pointe vers sa
poitrine..... se penche le
leve les yeux au Ciel .... les ramene sur
lui ..... demeure ainsi quelque tems ...... DRAMATIQUE. 229
pousse un profond soupir, & se laisse tom
ber.
Charles arrive; il trouve la porte fermée;
il appelle; on vient; on force la porte; on
trouve Dorval baigné dans son sang & mort.
Charles rentre en poussant des cris: les autres
domestiques restent autour du cadavre. Cons
tance arrive; frappée de ce spectacle, elle
crie, elle court égarée sur la scène, sans
trop savoir ce qu'elle dit, ce qu'elle fait, où
elle va. On enleve le cadavre de Dorval. Ce
pendant Constance tournée vers le lieu de la
scène sanglante, est immobile dans un fau
teuil, le visage couvert de ses mains.
Arrivent Clairville & Rosalie. Ils trouvent
Constance dans cette situation; ils l'interro
gent; elle se taît: ils l'interrogent encore;
pour toute réponse, elle découvre son vi
sage, détourne la tête, & leur montre de la
main l'endroit teint du sang de Dorval.
Alors ce ne sont plus que des cris, des
pleurs, du silence & des cris.
Charles donne à Constance le paquet ca
cheté: c'est la vie & les dernieres volontés de
Dorval. Mais à peine en a-t-elle lu les pre
mieres lignes, que Clairville sort comme un
furieux; Constance le suit. Justine & les do-
DE LA POÉSIE
mestiques emportent Rosalie, qui se trouve
mal, & la pièce finit.
Ah! m'écriai-je, ou je n'y entends rien,
.
ou voilà de la
n'est plus l'épreuve de la vertu; c'est son
désespoir. Peut-être y auroit-il du danger
à montrer l'homme de bien réduit à cette
extrémité funeste; mais on n'en sent pas
moins la force de la
de la pantomime réunie au discours. Voilà
les
scene & faute de hardiesse, en
vilement nos prédécesseurs, & laissant la
parle point ..... Mais peut-il y avoir de
discours qui frappent autant que son action
& son silence ..... Qu'on lui fasse dire
quelques mots par intervalles; cela se peut.
Mais il ne faut pas oublier qu'il est rare
que celui qui parle beaucoup se tue
Je me levai. J'allai trouver Dorval. Il erroit
parmi les arbres, & il me paroissoit absorbé
dans ses pensées. Je crus qu'il étoit à propos
de garder son papier, & il ne me le rede
manda pas.
Si vous êtes convaincu, me dit-il, que ce
soit là de la tragédie, & qu'il y ait entre la tra- DRAMATIQUE. 231
gédie & la
voilà donc deux branches du
qui sont encore incultes, & qui n'attendent
que des hommes. Faites des
& soyez sûr qu'il y a des applaudissemens &
une immortalité qui vous sont réservés. Sur
tout négligez les coups de théâtre; cherchez
des
& ayez d'abord un espace qui permette l'é
xercice de la pantomime dans toute son éten
due .... On dit qu'il n'y a plus de grandes
possible de présenter les sentimens élevés d'une
maniere neuve & frappante. Cela peut être
dans la tragédie, telle que les
glois
composée. Mais la tragédie domestique aura
une autre action, un autre ton, & un
qui lui sera propre. Je le sens, ce sublime; il
est dans ces mots d'un pere qui disoit à son
fils qui le nourrissoit dans sa vieillesse: Monfils, nous sommes quittes. Je t'ai donné la vie,et tu me l'as rendue;
& dans ceux-ci d'un
autre pere qui disoit au sien: Dites toujours
la vérité. Ne promettez rien à personne, que
Mais cette
?
t-elle
Je vous le demande. Elle est plus voisine
de nous. C'est le
nous environnent. Quoi! vous ne concevez
pas l'effet que produiroient sur vous une
scène réelle, des habits vrais, des discours
proportionnés aux actions, des
ples, des dangers dont il est impossible que
vous n'ayez tremblé pour vos parens, vos
amis, pour vous-même? Un renversement de
fortune, la
de la misere, une
à sa ruine, de sa ruine au désespoir, du dé
sespoir à une mort violente, ne sont pas des
événemens rares; & vous croyez qu'ils ne
vous affecteroient pas autant que la mort fa
buleuse d'un tyran, ou le sacrifice d'un
fant
Rome! .... Mais vous êtes distrait ......
Vous rêvez .... Vous ne m'écoutez pas ....
Votre ébauche tragique m'obsede .....
.
Je vous vois errer sur la scène ...... dé
tourner vos pieds de votre valet prosterné... DRAMATIQUE. 233
fermer le verrouil .... tirer votre épée ...
L'idée de cette
mir .... Je ne crois pas qu'on en soutînt
le spectacle; & toute cette action est peut
être de celles qu'il faut mettre en récit.
Voyez
Je crois qu'il ne faut ni réciter, ni mon
trer au spectateur un fait sans vraisemblance;
& qu'entre les actions
facile de distinguer celles qu'il faut exposer
aux yeux, & renvoyer derriere la scène. Il
faut que j'applique mes idées à la tragédie
connue; je ne peux tirer mes exemples d'un
genre qui n'existe pas encore parmi nous.
Lorsqu'une action est simple, je crois qu'il
faut plutôt la représenter, que la réciter. La
vue de Mahomet tenant un poignard levé
sur le sein d'Irene, incertain entre l'ambition
qui le presse d'enfoncer, & la passion qui re
tient son bras, est un tableau frappant. La
la place du malheureux, & jamais du mé
chant, agitera mon
le sein d'Irene, c'est sur le mien que je verrai
le poignard suspendu & vacillant .... Cette
action est trop simple, pour être mal imitée.
Mais si l'action se complique, si les incidens DE LA POÉSIE
se multiplient, il s'en rencontrera facilement
quelques-unes qui me rappelleront que je suis
dans un parterre, que tous ces personnages
sont des comédiens, & que ce n'est point
un fait qui se passe. Le récit, au contraire,
me transportera au-delà de la scène; j'en
suivrai toutes les circonstances; mon
nation
la nature. Rien ne se démentira. Le poëte
aura dit:
Entre les deux partis Chalcas s'est avancé,
Ou,
__
.... Les ronces dégouttantes
Où est l'
qu'il est dans ce vers?
d'un pas noble & fier entre les deux partis;
il aura l'air sombre, peut-être même l'œil
farouche; je reconnoîtrai à son action, à son
geste, la présence intérieure d'un démon
qui le tourmente. Mais quelque terrible qu'il
soit, ses cheveux ne se hérisseront point sur
sa tête: l'
ques-là.
Il en sera de même de la plûpart des autres DRAMATIQUE. 235
de traits; une armée en tumulte; la terre
arrosée de sang; une jeune princesse le poi
gnard enfoncé dans le sein; les vents déchaî
nés; le tonnerre retentissant au haut des airs;
le ciel allumé d'éclairs; la mer qui écume &
mugit: le poëte a peint toutes ces choses;
l'imitation les voit; l'
Mais il y a plus: un goût dominant de
l'
contraint à mettre de la proportion entre les
êtres. Si quelque circonstance nous est don
née au-dessus de la
aggrandit le reste dans notre pensée. Le poëte
n'a rien dit de la stature de Chalcas; mais je la
vois; je la proportionne à son action. L'exa
gération intellectuelle s'échappe de-là, & se
répand sur tout ce qui approche de cet objet.
La scène réelle eût été petite, foible, mes
quine, fausse ou manquée; elle devient grande,
forte, vraie, & même énorme dans le récit.
Au théâtre, elle eût été fort au-dessous de
la nature: je l'imagine un peu au-delà. C'est
ainsi que, dans l'
ques deviennent un peu plus grands que les
hommes vrais.
Voilà les principes; appliquez-les vous- DE LA POÉSIE
même à l'
n'est-elle pas simple?
Elle l'est
.
Y a-t-il quelque circonstance qu'on n'en
puisse imiter sur la scène?
Aucune
.
L'effet en sera-t-il terrible?
Que trop, peut - être. Qui sait si nous
.
irions chercher au théâtre des impressions
aussi fortes? On veut être
Pour juger sainement, expliquons - nous.
Quel est l'objet d'une composition
tique
C'est, je crois, d'inspirer aux hom
...
mes l'amour de la
Ainsi, dire qu'il ne faut les émouvoir que
jusqu'à un certain point, c'est prétendre qu'il
ne faut pas qu'ils sortent d'un spectacle trop
épris de la vertu, trop éloignés du vice. Il
n'y auroit point de poétique pour un peuple
qui seroit aussi pusillanime. Que seroit-ce que
le
refusoit à son énergie, & si l'on posoit des
barrieres arbitraires à ses effets?
Il me resteroit encore quelques questions
?DRAMATIQUE. 237
à vous faire sur la nature du
mestique & bourgeois, comme vous l'ap
pellez; mais j'entrevois vos réponses Si je
vous demandois pourquoi, dans l'exemple
que vous m'en avez donné, il n'y a point
de scènes alternativement muettes & par
lées: vous me répondriez sans doute que
tous les sujets ne comportent pas ce genre
de
Cela est vrai.
Mais quels seront les sujets de ce
.
que
une branche nouvelle du
Il n'y a, dans la
douzaine, tout au plus, de caracteres vrai
ment comiques, & marqués de grands
traits
Je le pense.
Les petites différences qui se remarquent
.
dans les caracteres des hommes, ne peu
vent être maniées aussi heureusement que
les caracteres tranchés
Je le pense. Mais savez-vous ce qui s'ensuit
de-là? .... Que ce ne sont plus, à propre
ment parler, les caracteres qu'il faut mettre
sur la scène, mais les conditions. Jusqu'à pré
sent, dans la DE LA POÉSIE
jet principal, & la condition n'a été que l'
cessoire
jourd'hui l'objet principal, & que le caractere
ne soit que l'accessoire. C'est du caractere
qu'on tiroit toute l'intrigue. On cherchoit en
général les circonstances qui le faisoient sor
tir, & l'on enchaînoit ces circonstances: c'est
la condition, ses devoirs, ses avantages, ses
embarras qui doivent servir de base à l'ou
vrage. Il me semble que cette source est plus
féconde, plus étendue & plus utile que celle
des caracteres. Pour peu que le caractere fût
chargé, un
même, ce n'est pas moi; mais il ne peut se
cacher que l'état qu'on joue devant lui ne
soit le sien; il ne peut méconnoître ses de
voirs: il faut absolument qu'il s'applique ce
qu'il entend.
Il me semble qu'on a déjà traité plusieurs
.
de ces sujets
Cela n'est pas. Ne vous y trompez point.
N'avons-nous pas des financiers, dans
?
nos pièces
Sans doute, il y en a; mais le Financier
n'est pas fait.
On auroit de la peine à en citer une sans
.
un pere de famille
J'en conviens; mais le pere de famille n'est
pas fait. En un mot, je vous demanderai si
les devoirs des conditions, leurs avantages,
leurs inconvéniens, leurs dangers ont été mis
sur la scène? Si c'est la base de l'intrigue &
de la
devoirs, ces avantages, ces inconvéniens,
ces dangers ne nous montrent pas tous les
jours les hommes dans des situations très
embarrassantes?
Ainsi vous voudriez qu'on jouât l'
.
de lettres
le juge, l'avocat, le politique, le
le magistrat, le financier, le grand seigneur,
l'intendant
Ajoûtez à cela toutes les relations, le pere
de famille, l'époux, la sœur, les freres. Le
pere de famille! Quel sujet dans un siecle
tel que le nôtre, où il ne paroît pas qu'on
ait la moindre idée de ce que c'est qu'un
pere de famille!
Songez qu'il se forme tous les jours des
conditions nouvelles. Songez que rien, peut
être, ne nous est moins connu que les condi
tions, & ne doit nous intéresser davantage.
Nous avons chacun notre état dans la DE LA POÉSIE
ciété
de tous les états.
Les conditions! Combien de détails im
portans, d'actions publiques & domestiques,
de
à tirer de ce fond! Et les conditions n'ont
elles pas entr'elles les mêmes contrastes que
les caracteres? & le poëte ne pourra-t-il pas
les opposer?
Mais ces sujets n'appartiennent pas seule
ment au
miques ou tragiques, selon le
me qui s'en saisira.
Telle est encore la vicissitude des
& des
un Misanthrope nouveau tous les cinquante
ans. Et n'en est-il pas ainsi de beaucoup d'au
tres
Ces idées ne me déplaisent pas. Me
!
voilà tout disposé à entendre la premiere
miere
tera. J'aime qu'on étende la sphere de nos
plaisirs. J'accepte les ressources que vous
nous offrez; mais laissez-nous encore celles
que nous avons. Je vous avoue que le DRAMATIQUE. 241
merveilleux me tient à cœur: je souffre à
le voir confondu avec le genre burlesque,
& chassé du systême de la
genre
Personne ne lit
que moi. C'est un poëte plein de graces, qui
est toujours
J'espere vous montrer un jour jusqu'où je
porte la connoissance & l'estime des talens
de cet homme unique, & quel parti on auroit
pû tirer de ses tragédies, telles qu'elles sont.
Mais il s'agit de son genre, que je trouve
mauvais. Vous m'abandonnez, je crois, le
monde burlesque. Et le monde enchanté,
vous est-il mieux connu? A quoi en compa
rez-vous les
modele subsistant dans la
Le genre burlesque & le genre merveilleux
n'ont point de poétique & n'en peuvent avoir.
Si l'on hasarde sur la scène lyrique un trait
nouveau, c'est une absurdité qui ne se sou
tient que par des liaisons plus ou moins éloi
gnées avec une absurdité ancienne. Le nom
& les talens de l'auteur y font aussi quelque
chose. DE LA POÉSIE
autour de la tête du
c'est une extravagance qui n'a pas de bon-sens;
on en convient, & l'on en
gine des hommes qui deviennent petits à
mesure qu'ils font des sottises: il y a dans
cette fiction une
sifflé. Angélique se rend invisible à son amant
par le pouvoir d'un anneau qui ne la cache à
aucun des
cule ne choque personne. Qu'on mette un
poignard dans la main d'un méchant qui en
frappe ses ennemis, & qui ne blesse que lui
même: c'est assez le sort de la
& rien n'est plus incertain que le succès de ce
poignard merveilleux.
Je ne vois dans toutes ces inventions dra
matiques que des contes semblables à ceux
dont on berce les
de les embellir, ils prendront assez de
semblance
L'
tour. Elle entend au pied de cette tour, la
voix terrible de son tyran. Elle va périr, si
son libérateur ne paroît. Sa sœur est à ses
côtés: ses regards cherchent au loin ce libé
rateur. Croit-on que cette situation ne soit
pas aussi belle qu'aucune du théâtre lyrique; DRAMATIQUE. 243
& que la question, Ma sœur, ne voyez-vousrien venir? soit sans pathétique? Pourquoi
donc n'attendrit elle pas un homme sensé,
comme elle fait pleurer les petits enfans?
C'est qu'il y a une barbe bleue qui détruit
son effet.
Et vous pensez qu'il n'y a aucun ouvrage
?
dans le genre, soit burlesque, soit mer
veilleux, où l'on ne rencontre quelques poils
de cette barbe
Je le crois. Mais je n'aime pas votre ex
pression; elle est burlesque, & le burlesque
me déplaît par-tout.
Je vais tâcher de réparer cette faute par
?
quelque observation plus grave. Les
du théâtre lyrique ne sont-ils pas les mêmes
que ceux de l'
vous prie, Vénus n'auroit-elle pas aussi
bonne grace à se désoler sur la scène de la
mort d'Adonis, qu'à pousser des cris dans
l'
la lance de Diomede; ou qu'à soupirer en
voyant l'endroit de sa belle main blanche,
où la peau meurtrie commençoit à noircir?
N'est-ce pas dans le poëme d'
en pleurs, renversée sur le sein de sa mere DE LA POÉSIE
Dioné? Pourquoi ce tableau plairoit-il
moins dans une composition lyrique
Un plus habile que moi vous répondra
que les embellissemens de l'épopée convena
bles aux
du quinzieme & du seizieme siecle, sont
proscrits parmi les François, & que les Dieux
de la
rables, les aventures
plus de saison.
Et j'ajoûterai qu'il y a bien de la différence
entre peindre à mon
en action sous mes yeux. On fait adopter à
mon imagination tout ce qu'on veut; il ne
s'agit que de s'en emparer. Il n'en est pas
ainsi de mes
pes que j'établissois tout-à-l'heure sur les cho
ses, même vraisemblables, qu'il convenoit
tantôt de montrer, tantôt de dérober au spec
tateur. Les mêmes distinctions que je faisois,
s'appliquent plus sévérement encore au genre
merveilleux. En un mot, si ce systême ne
peut avoir la
comment pourroit-il nous intéresser sur la
scène?
Pour rendre pathétiques les conditions éle
vées, il faut donner de la force aux situations. DRAMATIQUE. 245
Il n'y a que ce moyen d'arracher de ces ames
froides & contraintes l'accent de la
sans lequel les grands effets ne se produisent
point. Cet accent s'affoiblit à mesure que
les conditions s'élevent. Ecoutez Agamem
non.
Encor si je pouvois, libre dans mon malheur,
Les
que les Rois? Si Agamemnon, dont on va
immoler la fille, craint de manquer à la di
gnité de son rang, quelle sera la situation qui
fera descendre Jupiter du sien?
Mais la
.
Dieux; & c'est Hercule qui dénoue cette
fameuse tragédie de
vous prétendez qu'il n'y a pas un mot à
ajoûter, ni à retrancher
Ceux qui se livrerent les premiers à une
étude suivie de la nature humaine, s'atta
cherent d'abord à distinguer les
les reconnoître, & à les caractériser. Un
homme en conçut les idées abstraites, & ce DE LA POÉSIE
fut un
& du mouvement à l'idée, & ce fut un
ressemblance, & ce fut un
trieme fit prosterner le statuaire au pied de
son ouvrage, & ce fut un prêtre. Les Dieux
du
de l'
mere
cle
les grands phénomenes de la nature person
nifiés. Voilà la véritable théogonie. Voilà le
coup-d'œil sous lequel il faut voir Saturne,
Jupiter, Mars, Apollon, Vénus, les Par
ques, l'Amour & les Furies.
Lorsqu'un payen étoit agité de remords,
il pensoit réellement qu'une Furie travailloit
au-dedans de lui-même; & quel
devoit il donc pas éprouver à l'aspect de ce
fantôme parcourant la scène, une torche à la
main, la tête hérissée de serpens, & présen
tant aux yeux du coupable des mains teintes
de sang! Mais nous, qui connoissons la va
nité de toutes ces
Eh bien! il n'y a qu'à substituer nos
.
Diables aux Euménides
Il y a trop peu de DRAMATIQUE. 247
puis, nos Diables sont d'une figure si gothi
que .... de si mauvais goût .... Est-il éton
nant que ce soit Hercule qui dénoue le
loctete
pièce est fondée sur ses fleches; & cet Her
cule avoit dans les temples une statue, au
pied de laquelle le peuple se prosternoit tous
les jours.
Mais savez-vous quelle fut la suite de l'u
nion de la superstition nationale & de la
sie
êtres. Il auroit montré la même
sous la forme d'un Dieu & sous celle d'un
homme.
Voilà la raison pour laquelle les héros
d'
toriques.
Mais lorsque la
chassé des
paganisme, & contraint l'artiste à chercher
d'autres sources d'
tique changea; les hommes prirent la place
des Dieux, & on leur donna un caractere
plus un.
Mais l'unité de caractere un peu rigou
?
reusement prise, n'est-elle pas une chi
mere
Sans doute.
On abandonna donc la vérité
?
Point du tout. Rappellez - vous qu'il ne
s'agit sur la scène que d'une seule action,
que d'une circonstance de la vie, que d'un
intervalle très-court, pendant lequel il est
vraisemblable qu'un homme a conservé son
Et dans l'
?
grande partie de la vie, une multitude pro
digieuse d'événemens différens, des situa
tions de toute espece, comment faudra-t-il
peindre les hommes
Il me semble qu'il y a bien de l'avantage à
rendre les hommes tels qu'ils sont. Ce qu'ils
devroient être, est une chose trop systémati
que & trop vague pour servir de base à un
art d'imitation. Il n'y a rien de si rare qu'un
homme tout-à-fait
être un homme tout-à-fait bon. Lorsque
Thétis trempa son fils dans le Styx, il en
sortit semblable à Thersite par le talon: Thé
tis est l'
Ici Dorval s'arrêta. Puis il reprit. Il n'y a
de
dées sur des rapports avec les êtres de la
nature. Si l'on imaginoit les êtres dans une DRAMATIQUE. 249
vicissitude rapide, toute peinture ne repré
sentant qu'un instant qui fuit, toute imitation
seroit superflue. Les beautés ont dans les arts
le même fondement que les vérités dans la
formité de nos jugemens avec les êtres? Qu'est
ce que la beauté d'
de l'image avec la chose.
Je crains bien que ni les poëtes, ni les
musiciens, ni les décorateurs, ni les danseurs,
n'aient pas encore une idée véritable de leur
théâtre. Si le genre lyrique est mauvais, c'est
le plus mauvais de tous les
bon, c'est le meilleur. Mais peut-il être bon,
si l'on ne s'y propose point l'
nature
bon mettre en poésie, ce qui ne valoit pas la
peine d'être conçu? En chant, ce qui ne va
loit pas la peine d'être récité? Plus on dé
pense sur un fonds, plus il importe qu'il soit
bon. N'est-ce pas prostituer la philosophie,
la
que de les occuper d'une absurdité? Chacun
de ces arts en particulier a pour but l'imita
tion de la nature; & pour employer leur
magie réunie, on fait choix d'une DE LA POÉSIE
l'
qu'a de commun avec la métamorphofe, ou
le sortilége, l'
qui doit toujours servir de base à la raison
poétique? Des hommes de
de nos jours la philosophie du monde intelli
gible dans le monde réel. Ne s'en trouvera
t-il point un qui rende le même service à la
poésie lyrique, & qui la fasse descendre, des
régions enchantées, sur la terre que nous
habitons?
Alors on ne dira plus d'un poëme lyrique,
que c'est un ouvrage choquant; dans le su
jet, qui est hors de la nature; dans les prin
cipaux personnages, qui sont imaginaires;
dans la conduite, qui n'observe souvent ni
unité de tems, ni unité de lieu, ni unité
d'action, & où tous les arts d'imitation sem
blent n'avoir été réunis, que pour affoiblir
l'expression des uns par les autres.
Un
un poëte, un
néré en se séparant. La sphere de la philo
sophie s'est resserrée; les idées ont manqué
à la poésie; la force & l'énergie au chant;
& la sagesse, privée de ces organes, ne s'est
plus fait entendre aux peuples avec le même DRAMATIQUE. 251
charme. Un grand musicien & un grand poëte
lyrique répareroient tout le mal.
Voilà donc encore une carriere à remplir.
Qu'il se montre cet homme de génie, qui
doit placer la véritable
comme le prophète du peuple
son enthousiasme: Adducite mihi psaltem;
qu'on m'amene un musicien: & il le fera
naître.
Le genre lyrique d'un peuple voisin a des
défauts sans doute; mais beaucoup moins
qu'on ne pense. Si le chanteur s'assujettissoit
à n'imiter, à la cadence, que l'
de la
que les principaux phénomenes de la
dans les airs qui font tableau, & que le poëte
fût que son ariette doit être la peroraison de
sa scène, la réforme seroit bien avancée.
Et que deviendroient nos ballets
?
La danse? La danse attend encore un
homme de génie: elle est mauvaise par-tout,
parce qu'on soupçonne à peine que c'est un
genre d'
mime
plutôt comme la déclamation naturelle est
au chant: c'est une pantomime mesurée.
Je voudrois bien qu'on me dît ce que si
gnifient toutes ces danses, telles que le me
nuet, le passe-pied, le rigaudon, l'allemande,
la sarabande, où l'on suit un chemin tracé?
Cet homme se déploie avec une grace infi
nie. Il ne fait aucun
perçoive de la facilité, de la douceur & de
la noblesse; mais qu'est-ce qu'il imite? Ce
n'est pas là savoir chanter, c'est savoir sol
fier.
Une danse est un poëme: ce poëme de
vroit donc avoir sa représentation séparée.
C'est une imitation par les mouvemens, qui
fuppose le concours du poëte, du peintre,
du musicien & du pantomime. Elle a son
sujet. Ce sujet peut être distribué par actes
& par scènes. La scène a son récitatif, libre
ou obligé, & son ariette.
Je vous avoue que je ne vous entends
.
qu'à moitié, & que je ne vous entendrois
point du tout, sans une feuille volante qui
parut il y a quelques années. L'auteur,
mécontent du ballet qui termine le Devin
du Village, en proposoit un autre; & je
me trompe fort, ou ses idées ne sont pas
éloignées des vôtres
Cela peut être.
Un exemple acheveroit de m'éclaircir
.
Un exemple? Oui. On peut en imaginer
un, & je vais y rêver.
Nous fîmes quelques tours d'allée sans mot
dire. Dorval rêvoit à son exemple de la
danse, & moi je repassois dans mon esprit
quelques-unes de ses idées. Voici, à-peu-près,
l'exemple qu'il me donna. Il est commun,
me dit-il; mais j'y appliquerai mes idées
aussi facilement que s'il étoit plus voisin de
la nature & plus piquant.
SUJET.
Un petit paysan & une jeune paysanne
reviennent des champs sur le soir, Ils se ren
contrent dans un bosquet voisin de leur ha
meau; & ils se proposent de répeter une
danse qu'ils doivent exécuter ensemble le
Dimanche prochain sous le grand orme.
Acte premier.
Scène I. Leur premier
surprise agréable. Ils se témoignent cette sur
prise par une pantomime.
Ils s'approchent. Ils se saluent. Le petit
paysan propose à la jeune paysanne de répé
ter leur leçon. Elle lui répond qu'il est tard, DE LA POÉSIE
qu'elle craint d'être grondée. Il la presse. Elle
accepte. Ils posent à terre les instrumens de
leurs travaux. Voilà un récitatif. Les pas
marchés & la pantomime non mesurée sont
le récitatif de la danse. Ils répetent leur danse.
Ils se recordent le geste & les pas; ils se
reprennent; ils recommencent; ils font mieux;
ils s'approuvent; ils se trompent; ils se dé
pitent; c'est un récitatif qui peut être coupé
d'une ariette de dépit; c'est à l'orchestre à
parler; c'est à lui à rendre les discours, à
chestre ce qu'il doit dire; le
écrit; le
au
D'où vous concevez facilement que, si la
danse n'est pas écrite comme un poëme; si
le poëte a mal fait le discours; s'il n'a pas su
trouver des tableaux agréables; si le danseur
ne sait pas jouer; si l'orchestre ne sait pas
parler, tout est perdu.
Scène II. Tandis qu'ils sont occupés à s'ins
truire, on entend des sons effrayans; nos en
fans en sont troublés; ils s'arrêtent; ils écou
tent. Le bruit cesse; ils se rassurent; ils con
tinuent: ils sont interrompus & troublés de
rechef par les mêmes sons. C'est un récitatif
DRAMATIQUE. 255
mêlé d'un peu de chant. Il est suivi d'une
pantomime de la jeune paysanne qui veut se
sauver, & du jeune paysan qui la retient. Il
dit ses raisons; elle ne veut pas l'entendre;
& il se fait entr'eux un duo fort vif.
Ce duo a été précédé d'un bout de récita
tif composé de petits
montroient l'endroit d'où le bruit est venu.
La jeune paysanne s'est laissé persuader; &
ils étoient en fort bon train de répéter leur
danse, lorsque deux paysans plus âgés, dé
guisés d'une maniere effrayante & comique,
s'avancent à pas lents.
Scène III. Ces paysans déguisés exécutent,
au bruit d'une symphonie sourde, toute l'ac
tion qui peut épouvanter des enfans. Leur
approche est un récitatif; leur discours, un duo. Les enfans s'effrayent; ils tremblent de
tous leurs membres: leur effroi augmente à
mesure que les spectres approchent. Alors ils
font tous leurs efforts pour s'échapper; ils
sont retenus, poursuivis; & les paysans dé
guisés, & les enfans effrayés forment un
qua-tuor fort vif, qui finit par l'évasion des en
fans.
Scène IV. Alors les spectres ôtent leur DE LA POÉSIE
masques; ils se mettent à rire. Ils font toute
la pantomime qui convient à des scélérats
enchantés du tour qu'ils ont joué; ils s'en
sélicitent par un duo, & ils se retirent.
Acte second.
Scène I. Le petit paysan & la jeune pay
sanne avoient laissé sur la scène leur pane
tiere & leur houlette; ils viennent les re
prendre. Le paysan le premier. Il montre d'a
bord le bout du nez; il fait un pas en avant;
il recule; il écoute; il examine; il avance un
peu plus; il recule encore. Il s'enhardit peu
à-peu; il va à droite & à gauche; il ne craint
plus: ce récitatif obligé.
Scène II. La jeune paysanne arrive; mais
elle se tient éloignée. Le paysan a beau l'in
viter, elle ne veut point approcher. Il se jette
à ses genoux; il veut lui baiser la main. Et lesesprits? lui dit-elle Ils n'y sont plus; ils n'y
. C'est encore du
sont plusrécitatif. Mais
il est suivi d'un duo, dans lequel le petit pay
san lui marque son desir de la maniere la plus
passionnée; & la jeune paysanne se laisse en
gager peu-à-peu à rentrer sur la scène, & à
reprendre. Ce duo est interrompu par des
mouvemens de frayeur. Il ne se fait point de DRAMATIQUE. 257
bruit; mais ils croient en entendre. Ils s'ar
rêtent; ils écoutent; ils se rassurent, & con-
tinuent le duo.
Mais pour cette fois-ci, ce n'est point une
la jeune paysanue a couru à sa panetiere & à
sa houlette; le petit paysan en a fait autant.
Ils veulent s'enfuir.
Scène III. Mais ils sont investis par une
foule de fantômes qui leur coupent chemin
de tous côtés. Ils se meuvent entre ces
tômes
trouvent point. Et vous concevez bien que
c'est un chœur que cela.
Au moment où leur consternation est la
plus grande, les fantômes ôtent leurs mas
ques, & laissent voir au petit paysan & à la
jeune paysanne des visages amis. La naïveté
de leur étonnement forme un
agréable. Ils prennent chacun un masque; ils
le considerent; ils le comparent au visage.
La jeune paysanne a un masque hideux d'hom
me; le petit paysan, un masque hideux de
femme. Ils mettent ces masques; ils se regar
dent; ils se font des mines; & ce récitatif est
suivi du chœur général. Le petit paysan & la
petite paysanne se font, au travers de ce chœur,
DE LA POÉSIE
mille niches enfantines, & la pièce finit avec
le chœur.
J'ai entendu parler d'un
.
ce genre, comme de la chose la plus par
faite qu'on pût imaginer
Vous voulez dire la troupe de
Précisément
.
Je ne l'ai jamais vue. Eh bien! croyez-vous
encore que le
faire à celui-ci?
La
créer.
Le genre sérieux à perfectionner.
Les conditions de l'homme à substituer
aux
La pantomime à lier étroitement avec l'ac
tion dramatique.
La scène à changer, & les tableaux à sub
stituer aux coups de théâtre. Source nou
velle d'invention pour le poëte, & d'étude
pour le
d'imaginer des tableaux, si le comédien de
meure attaché à sa disposition symmétrique,
& à son action compassée?
La tragédie réelle à introduire sur le théâ
tre lyrique.
Enfin, la danse à réduire sous la forme DRAMATIQUE. 259
d'un véritable poëme, à écrire, & à sépater
de tout autre art d'imitation.
Quelle tragédie voudriez-vous établir sur
?
la scène lyrique
L'ancienne.
Pourquoi pas la tragédie domestique
?
C'est que la tragédie, & en général toute
composition destinée pour la scène lyrique,
doit être mesurée; & que la tragédie do
mestique me semble exclure la versification.
Mais croyez-vous que ce genre fournit
.
au musicien toute la ressource convenable à
son art? Chaque art a ses avantages. Il sem
ble qu'il en soit d'eux comme des sens. Les
touche, & chaque art imite d'une maniere
qui lui est propre
Il y a en
& l'autre figuré. Qu'auriez-vous à dire, si je
vous montre, sans sortir de mes poëtes dra
matiques, des morceaux sur lesquels le mu
sicien peut déployer, à son choix, toute l'é
nergie de l'un, ou toute la richesse de l'autre?
Quand je dis le musicien, j'entends l'homme
qui a le DE LA POÉSIE
celui qui ne sait qu'enfiler des modulations &
des notes.
Dorval, un de ces morceaux, s'il vous
?
plait
Très-volontiers. On dit que
avoit remarqué celui que je vais vous citer.
Ce qui prouveroit peut-être qu'il n'a manqué
à cet artiste que des poëmes d'un autre genre,
& qu'il se sentoit un génie capable des plus
grandes choses.
Clytemnestre, à qui l'on vient d'arracher
sa sille pour l'immoler, voit le couteau du
sacrificateur levé sur son sein, son sang qui
coule, un prêtre qui consulte les
son cœur palpitant; troublée de ces images,
elle s'écrie:
__
..... O mere infortunée!
Je ne connois ni dans
aucun poëte, de vers plus lyriques, ni de
situation plus propre à l'imitation musicale. DRAMATIQUE. 261
L'état de Clytemnestre doit arracher de ses
entrailles le cri de la
le portera à mes oreilles, dans toutes ses
nuances.
S'il compose ce morceau dans le style sim
ple, il se remplira de la
poir de Clytemnestre; il ne commencera à
travailler que quand il se sentira pressé par
les
nestre. Le beau sujet pour un récitatif obligé,
que les premiers vers! Comme on en peut
couper les différentes phrases par une ritour
nelle plaintive! .... O Ciel! .... O mere in-fortunée! ..... premier jour pour la ritour
nelle .... De festons odieux ma fille couron-née .... second jour ..... Tend la gorge auxcouteaux par son pere apprêtés
..... troisieme
jour .... Par son pere! quatrieme jour .... Chalcas va dans son sang ... cinquieme jour...
Quels
cette symphonie? .... Il me semble que je
l'entends ..... Elle me peint la plainte ....
la
la fureur ....
L'air commence à Barbares, arrêtez.
Que
le musicien me déclame ce Barbares, cet arrêtez,
en tant de manieres qu'il voudra; DE LA POÉSIE
il sera d'une stérilité bien surprenante, si ces
mots ne sont pas pour lui une source iné
puisable de mélodies .....
Vivement. Barbares: barbares, arrêtez,arrêtez .... c'est le pur sang du Dieu qui lancele tonnerre .... c'est le sang .... c'est le pursang du Dieu qui lance le tonnerre ..... Ce
menace, barbares .... arrêtez .... - -J'entendsgronder la foudre ..... je sens trembler laterre .... arrêtez ..... Un Dieu, un Dieuvengeur fait retentir ses coups ..... arrêtez,barbares .... Mais rien ne les arrête .... Ah,ma fille! .... ah, mere infortunée! ... Je lavois .... je vois couler son sang ..... ellemeurt .... ah, barbares! ô ciel!
.... Quelle
variété de
Qu'on abandonne ces vers à Mademoiselle
désordre qu'elle y répandra; voilà les senti
mens qui se succéderont dans son ame. Voilà
ce que son
déclamation que le musicien doit imaginer &
écrire. Qu'on en fasse l'
verra la nature ramener l'actrice & le musi
cien sur les mêmes idées.
Mais le musicien prend-il le DRAMATIQUE. 263
autre déclamation; autres idées; autre mé
lodie. Il fera exécuter par la voix, ce que
l'autre a réservé pour l'instrument. Il fera
gronder la foudre; il la lancera; il la fera
tomber en éclats; il me montrera Clytem
nestre effrayant les meurtriers de sa fille, par
l'image du Dieu dont ils vont répandre le
sang. Il portera cette image à mon
nation
poésie & de la situation, avec le plus de
force qu'il lui sera possible. Le premier s'étoit
entiérement occupé des accents de Clytem
nestre; celui-ci s'occupe un peu de son ex
pression. Ce n'est plus la mere d'Iphigénie
que j'entends; c'est la foudre qui gronde;
c'est la terre qui tremble; c'est l'air qui reten
tit de bruits effrayans.
Un troisieme tentera la réunion des avan
tages des deux styles; il saisira le cri de la
nature, lorsqu'il se produit violemment &
inarticulé, & il en fera la base de sa mélo
die. C'est sur les cordes de cette mélodie,
qu'il fera gronder la foudre, & qu'il lan
cera le tonnerre. Il entreprendra peut-être de
montrer le Dieu vengeur; mais il fera sortir,
à travers les différens traits de cette pein
ture, les cris d'une mere éplorée.
Mais quelque prodigieux génie que puisse
avoir cet artiste, il n'atteindra point un de
ces buts, sans s'écarter de l'autre; tout ce
qu'il accordera à ces tableaux sera perdu
pour le pathétique: le tout produira plus
d'effet sur les oreilles, moins sur l'
compositeur sera plus admiré des artistes,
moins des gens de goût.
Et ne croyez pas que ce soit ces mots
parasites du style lyrique, lancer... gronder...trembler.... qui fassent le pathétique de ce
morceau? c'est la
Et si le musicien, négligeant le cri de la pas
sion, s'amusoit à combiner des sons, à la
faveur de ces mots, le poëte lui auroit tendu
un cruel piége. Est-ce sur les idées, lance,gronde, tremble, ou sur celles-ci, barbares ...arrêtez ... c'est le sang ... c'est le pur sang d'unDieu ... d'un Dieu vengeur ... que la véritable
déclamation appuiera? ....
Mais voici un autre morceau dans lequel
ce musicien ne montrera pas moins de génie,
s'il en a; & où il n'y a ni lance, ni victoire, ni tonnerre, ni vol, ni gloire, ni aucune de ces
expressions qui feront le tourment d'un poëte,
tant qu'elles seront l'unique & pauvre res
source du musicien.
Récitatif obligé.
Un Prêtre environné d'une foule cruelle...
Air.
Non, je ne l'aurai point amenée au supplice ...
Non, je ne l'aurai point amenée au sup-plice ... Non .... ni crainte, ni respect nem'en peut détacher ... Non ... barbare époux ...impitoyable pere ... venez la ravir à sa mere ...venez, si vous l'osez ...... Voilà les idées
principales qui occupoient l'ame de Clytem
nestre, & qui occuperont le génie du mu
sicien.
Voilà mes idées: je vous les communi
que d'autant plus volontiers, que, si elles ne
sont jamais d'une utilité bien réelle, il est
impossible qu'elles nuisent; s'il est vrai,
comme le prétend un des premiers hommes
de la nation, que presque tous les
de Littérature soient épuisés, & qu'il ne
reste plus rien de grand à exécuter, même
pour un homme de génie.
C'est aux autres à décider si cette espece
de
contient quelques vues solides, ou n'est
qu'un tissu de chimeres. J'en croirois vo
lontiers M. de
la condition qu'il appuieroit ses jugemens
de quelques raisons qui nous éclairassent.
S'il y avoit sur la terre une autorité in
faillible, que je reconnusse, ce seroit la
sienne.
On peut, si vous voulez, lui commu
.
niquer vos idées
J'y consens. L'éloge d'un homme habile
& sincere peut me plaire; sa critique, quel
que amere qu'elle soit, ne peut m'affliger.
J'ai commencé, il y a long-tems, à chercher
mon DRAMATIQUE. 267
lide, & qui dépendît plus de moi que la
gloire littéraire. Dorval mourra content, s'il
peut mériter qu'on dise de lui, quand il ne
sera plus:
.Son pere, qui étoit si honnête-homme, ne fut pourtant pas plus honnête-homme que lui
Mais si vous regardiez le bon ou le
?
mauvais succès d'un ouvrage, presque
d'un œil indifférent, quelle répugnance
pourriez-vous avoir à publier le vôtre
Aucune. Il y en a déjà tant de copies!
Constance n'en a refusé à personne. Cepen
dant je ne voudrois pas qu'on présentât ma
pièce aux Comédiens.
Pourquoi
?
Il est incertain qu'elle fût acceptée. Il l'est
beaucoup plus encore qu'elle réussît. Une
pièce qui tombe ne se lit gueres. En voulant
étendre l'utilité de celle-ci, on risqueroit de
l'en priver tout-à-fait.
Voyez cependant ...... Il est un grand
.
Prince qui connoît toute l'importance du
progrès du goût national
(*)
. On pour[ *] Monseigneur le Duc d'Orléans.
Je le crois: mais réservons sa protection
pour le Pere de Famille: il ne nous la refu
Et dans quel genre, le Pere de Famille
?
J'y ai pensé; & il me semble que la pente
de ce sujet n'est pas la même que celle du
Fils naturel. Le
de la tragédie; le
teinte comique.
Seriez-vous assez avancé pour savoir cela?
Oui .... Retournez à Paris .... Publiez
le septieme volume de l'Encyclopédie .....
Venez vous reposer ici ..... & comptez
que le
qu'il sera fait avant la fin de vos vacances ....
Mais, à propos, on dit que vous partez bien
tôt?
Après-demain
.
Comment, après-demain
?
Oui
.
Cela est un peu brusque ..... Cependant
arrangez-vous comme il vous plaira ..... il
faut absolument que vous fassiez connoissance
avec Constance, Clairville & Rosalie ......
seriez-vous homme à venir ce soir demander
à souper à Clairville?
Dorval vit que je consentois, & nous re
prîmes aussitôt le chemin de la maison. Quel
accueil ne fit-on pas à un homme présenté
par Dorval? En en un mot, je fus de la
famille. On parla, devant & après le souper,
Gouvernement,
Lettres
la diversité des sujets, je reconnus toujours
le caractere que Dorval avoit donné à cha
cun de ses personnages. Il avoit le ton de la DE LA POÉSIE,
etc.
Rosalie, celui de l'ingénuité; Clairville,
celui de la
hommie.
L'auteur a bien choisi le moment où sa
Le silence, qui regne dans ce tableau,
doit déterminer le spectateur à répandre ses
regards sur les mouvemens des personnages.
En voyant Germeuil placé derriere le Comman-deur, les yeux attachés sur Cécile, qui devient
l'objet de son attention la plus tendre, dans
les momens où elle est toute à son jeu, & où
il n'en peut être apperçu, il n'est pas difficile
de soupçonner qu'elle en est aimée. En regar
dant le Commandeur s'agiter sur sa chaise, s'in
quiéter de ce qui se passe derriere lui, & tou
jours prêt à gronder, il n'est pas difficile de
présumer qu'il connoît la passion de Germeuil
pour Cécile, & qu'il la désapprouve. Il est cer
tain qu'on appercevroit toute cette pantomime
dans la société, & que c'est ainsi qu'on l'in
terpréteroit. Si le peuple est moins attentif
au Théâtre, moins clair-voyant, c'est à un
Poëte, ami de la nature & de la vérité, à le
corriger de ce défaut. Cette premiere scène
est courte; il ne s'y dit, il ne s'y fait rien qui
ne soit relatif à une partie de trictrac. Cepen
dant le ton, les propos & les mouvemens
jettent déja des indices de la situation d'ame,
des intérêts & des caracteres des person
nages.
La partie finie, le Commandeur, Germeuil
& Cécile s'approchent du
Pere de Famille, &
lui conseillent d'aller prendre un peu de repos.
Du repos! Il n'en est plus pour lui. Il les
remercie, & les renvoie; d'abord le Com-mandeur, qui ne s'en va pas sans se peindre
par les reproches les plus durs & les plus
déplacés sur la mauvaise éducation qu'il pré
tend que le Pere de Famille
a donnée à ses
enfans: ensuite Cécile, qui ne sort pas sans
avoir montré la tendresse qu'elle a pour son
pere, soit en arrêtant les reproches du Com-mandeur, soit en le tranquillisant sur son fils
qui n'est plus un enfant. Jusqu'ici, Germeuil
n'a pas dit un mot. Il alloit sortir avec Cé-cile; mais il est l'ami de Saint-Albin; le Perede Famille le croit, & doit le croire instruit
de la conduite de son fils. Il l'arrête; & avanc
que d'entrer en conversation avec lui, il fait
une chose qui me paroît bien dans la vérité, OBSERVATIONS
& qui marque une grande bonté. Il regarde
aller sa fille; il remarque qu'elle est changée;
que ses charmes s'effacent; qu'elle n'a plus
sa vivacité, sa gaieté; qu'elle souffre. Il y a
là aussi beaucoup d'art; car c'est ainsi que le
Poëte annonce la passion secrette de Cécile
pour Germeuil, & l'ignorance où est le Perede Famille sur cette passion. Celui-ci se plaint
ensuite du despotisme que le Commandeur
exerce dans sa maison; du trouble que l'hu
meur de cet homme a jetté dans sa famille.
Il lui fait payer bien cher l'immense fortune
que ses enfans en attendent. Après cette espece
de monologue, il interroge Germeuil sur son
fils; il le conjure de l'éclairer; il lui expose
la cause de ses allarmes. Un fils qui joue la
régularité le jour; qui s'absente toutes les
nuits! Cette scène est simple, naturelle. Ce
sont deux amis qui s'entretiennent: on y
connoît l'état de Germeuil; on y pressent son
caractere droit, ferme & un peu renfermé.
Son discours est laconique. Celui du Pere deFamille est d'un homme tendre, d'un pere
allarmé. Germeuil ne sait rien de la conduite
de Saint-Albin.
M. d'Orbesson entend du bruit; il imagine
que ce peut être son fils; il renvoie Germeuil,
& il reste seul. Cette scène n'est qu'un mono
logue de quelques lignes; mais on y voit ce
que c'est que le cœur d'un pere, lorsqu'il est
allarmé sur les mœurs, sur le caractere & sur
la conduite de son fils. Il cherche du repos,
& n'en trouve point. Il se promene; il
s'assied; il ne sait que devenir. Il a les idées
les plus sinistres; & il semble fuir devant
ces idées qui le poursuivent.
Tandis qu'il erre, accablé de tristesse,
arrive un inconnu, vétu comme un homme
du peuple, le chapeau renfoncé sur les yeux,
& qui paroît plongé dans la douleur. Le Perede Famille le saisit par le bras, lui demande
qui il est; releve le chapeau de cet inconnu,
& reconnoît que c'est son fils. Toute cette
action est bien théâtrale, & je ne doute pas,
Monsieur, qu'elle ne fît le plus grand effet à
la représentation. Imaginez-vous l'effroi d'un
pere déja allarmé, lorsqu'il retrouve son
enfant sous un travestissement aussi extraor
dinaire, après une longue suite d'absences
nocturnes. Quelle situation! qu'elle est forte!
qu'elle est pathétique! A l'aspect de son fils
ainsi déguisé, le Pere de Famille s'écrie: C'est lui .... c'est lui ..... J'ai trop vécu. Le
fils, tout à sa douleur, s'écrie aussi de son OBSERVATIONS
côté: Elle pleure; elle soupire; elle songe às'éloigner; je suis perdu. Après un moment de
trouble, d'Orbesson ose presser son fils. Saint-Albin, frappé des pressentimens de son pere,
touché de son état, n'ayant sur sa propre
peine d'espérance que dans la bonté de son
pére, se jette à ses pieds, & lui avoue tout
le mystere de sa conduite. Ce récit, Mon
sieur, n'est pas un morceau dont on puisse
donner l'extrait; il faut le lire, & le lire en
entier. C'est la peinture des transports de
l'amour les plus violens. C'est un enchaîne
ment de tableaux & de sentimens de toute
espèce. C'est-là qu'on voit ce que le libertin
le plus déterminé peut devenir à l'aspect
d'une jeune personne, belle, innocente &
malheureuse; ce que la passion, quand elle est
extrême, fait entreprendre; quelle puissance
& quelle dignité la vertu conserve dans l'in
digence. On ne suit pas cette scène, sans se
sentir étonné, attendri, agité. C'est l'effet
du pathétique des idées, de la force de
l'expression, & de la délicatesse des images.
Mais ce qu'il y a de singulier, c'est qu'en
même tems qu'on est occupé de la passion
de Saint-Albin, on éprouve le desir le plus
vif de connoître cette passion. Vous avez vu
tout le détail de la petite manœuvre de l'amant
de Sophie, pour avoir accès auprès d'elle.
C'est une peinture tout-à-fait délicate &
vraie. L'Auteur a su, sans se refroidir, fon
dre dans cette scène & les événemens qui ont
précédé, & ceux qui doivent suivre. Saint-Albin jouissoit du plaisir de voir souvent sa
chere Sophie,
lorsque tout-à-coup ses espé
rances sont renversées par la résolution que Sophie
paroît avoir prise de s'en retourner
dans sa Province. Il en est désespéré; & c'est
dans cet état qu'il rencontre son pere, qui a
passé la nuit à l'attendre. Ce dernier fait à
son fils les remontrances convenables sur sa
passion, ses desseins, sa conduite, son dé
guisement. Il l'interroge sur cete fille: l'his
toire de Sophie commence à se développer:
il promet à son fils de la voir, & l'envoie
se reposer.
De l'honnêteté, de la vertu, de l'indi
? Tandis que
gence, des charmes, tout ce qui enchaîne
les ames bien nées...... O pere malheu
reux! ô fils plus malheureux encore! qui
est ce qui te dégagera de là
le Pere de Famille est à ces réflexions, le Commandeur qui, en sortant de la scène, avoit
ordonné à son domestique de l'instruire du OBSERVATIONS
retour de son neveu, entre en robe-de-cham
bre & en bonnet de nuit; & soupçonnant
ce qui est, & gardant toujours son caractere
méchant, il dit à son beau-frere: Voilà
. D'
votre fils embarqué dans une aventure qui
va vous causer bien du chagrin, n'est-ce
pas? Mais je viens vous avertir que votre
fille & ce
Germeuil, que vous gardez ici
malgré moi, ne vous en laisseront pas
manquerOrbesson, peu attentif à ce
que lui dit le
Commandeur, l'entraîne hors de
la scène, & le premier Acte finit.
Ceux qui aiment la vérité, & qui desirent
que l'action dramatique se rapproche de
plus en plus de la vie domestique, seront
charmés des premieres scènes de cet Acte.
Ceux qui ont du goût, & qui aiment qu'un
ouvrage commence par des choses légeres,
d'où le Poëte s'avance à de plus importantes,
appliqueront à ce début ce vers d'Horace:
Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem
Les uns & les autres remarqueront com
ment, dans les circonstances les plus minu
cieuses de la conduite, les caracteres se dé
celent. Plus on sera familier avec Térence,
plus on aura de plaisir à lire la scène du Perede Famille & de Germeuil; elle me paroît
être tout-à-fait dans son genre. Quant à celle
où le pere reconnoît son fils dans l'inconnu,
je la crois fort supérieure au récit d'André
dans le Fils Naturel: cependant il n'y a eu
sur ce récit qu'une voix, c'est celle de l'ad
miration; & je dirai sur cet Acte en géné
ral, qu'il marche avec tant de chaleur, &
qu'il débute par une situation si forte, qu'on
craint que le Poëte ne puisse pas se soute
nir; mais cette crainte fera son éloge, s'il
se soutient: c'est, Monsieur, ce que nous
allons examiner.
Le second Acte présente, en commençant,
un nouveau tableau qui n'est ni moins vrai,
ni moins varié, ni moins agréable que celui
qui ouvre la pièce: c'est l'audience du matin
du Pere de Famille. L'Auteur a rassemblé sur
la scène dix à douze personnes de différens
états. C'est-là que le
Pere de Famille se mon
tre homme juste, homme bienfaisant, homme
attentif & chef d'une maison. Il y a beaucoup
d'art dans cette scène. L'Auteur, qui s'étoit
proposé d'y fondre l'état de Sophie, noie
cette circonstance dans un grand nombre
d'autres qui ne tiennent point au fond, & OBSERVATIONS
dérobe son dénouement, qu'on auroit deviné
sans cette adresse. On y voit encore avec
quelle célérité un homme de tête expédie
plusieurs affaires en peu de tems. Toute cette
assemblée est dissipée en un instant, & le Pere de Famille reste seul avec sa fille, qu'il
tâche de pressentir sur ses sentimens.
Cécile,
qui ne s'imagine pas que son pere l'ait desti
née à Germeuil, homme sans fortune, ni que
le Commandeur
consentît jamais à ce mariage,
cache le fond de son cœur à son pere. Celui
ci, qui n'a point remarqué dans sa fille de
goût de préférence pour Germeuil, (car elle
est trop bien née pour s'être avancée auprès
d'un homme qu'elle ne peut espérer pour
époux, n'ose le lui proposer): en sorte que
le Pere de Famille &
Cécile tournent l'un au
tour de l'autre. Cécile propose d'abord à son
pere d'entrer dans un Couvent, ce qui ne
convient point au Pere de Famille, qui lui
montre avec force les inconvéniens de cet
état: Je respecte la vocation religieuse,
?
mais ce n'est pas la vôtre. La nature, en
vous accordant les qualités sociales, ne
vous destina point à l'inutilité.... Cécile,
vous soupirez...... Ah! si ce dessein te
venoit de quelque cause secrette, tu ne
sais pas le sort que tu te préparerois! Tu
n'as pas entendu les gémissemens des infor
tunées dont tu irois augmenter le nombre.
Ils percent la nuit & le silence de leurs
prisons: c'est alors, mon enfant, que les
larmes coulent amérement & sans témoin,
que les couches solitaires en sont arro
sées...... Mademoiselle, ne me parlez
jamais de Couvent. Je n'aurai point donné
la vie à un enfant, je ne l'aurai point élevé,
je n'aurai point travaillé sans relâche à
assurer son bonheur, pour le laisser des
cendre dans un tombeau, & avec lui, mes
espérances & celles de la société trompées.
Et qui la repeuplera de citoyens vertueux,
si les femmes les plus dignes d'être des
meres de famille s'y refusent
Cécile demande ensuite à garder le célibat,
état contraire à la nature, sur lequel son pere
l'éclaire, l'effraie.
.Cécile, la nature a ses
vues; & si vous regardez bien, vous verrez
sa vengeance sur tous ceux qui les ont trom
pées; les hommes punis du célibat par le
vice, les femmes par le mépris & par
l'ennui..... Vous connoissez les différens
états; dites-moi, en est-il un plus triste &
moins considéré que celui d'une fille âgée? OBSERVATIONS
Mon enfant, passé trente ans, on suppose
quelques défauts de corps ou d'esprit à
celle qui n'a trouvé personne qui fût tenté
de supporter avec elle les peines de la vie.
Que cela soit ou non, l'âge avance, les
charmes passent, les hommes s'éloignent,
la mauvaise humeur prend; on perd ses pa
rens, ses connoissances, ses amis. Une fille
surannée n'a plus autour d'elle que des in
différens qui la négligent, ou des ames in
téressées qui comptent ses jours. Elle le
sent; elle s'en afflige; elle vit sans qu'on
la console, & meurt sans qu'on la pleure
Ces deux tableaux conduisent le Pere deFamille à examiner la condition du mariage,
dont il parle avec enthousiasme; & cela est
dans son caractere. C'est un état que la
. Cette scène est une des plus belles
nature impose; c'est la vocation de tout ce
qui respire..... Si le mariage expose à des
peines cruelles, c'est aussi la source des
plaisirs les plus doux. Où sont les exemples
de l'intérêt pur & sincere, de la tendresse
réelle, de la confiance intime, des secours
continus, des satisfactions réciproques,
des chagrins partagés, des soupirs entendus,
des larmes confondues, si ce n'est dans le
mariage? Qu'est-ce que l'homme de bien
préfere à sa femme? Qu'y a-t-il au monde
qu'un pere aime plus que son enfant? O
lien sacré des époux, si je pense à vous,
mon ame s'échauffe & s'éleve! O noms
tendres de fils & de filles, je ne vous pro
nonçai jamais sans tressaillir, sans être tou
ché! rien n'est plus doux à mon oreille,
rien n'est plus intéressant à mon cœur,
&c.
de la Pièce, par la variété des peintures, la
vérité de la morale, la force & la simplicité
du dialogue, & la position embarrassante de
deux personnes qui ont au fond du cœur la
même idée, à qui elle vient à tout moment
sur le bord des lévres, & qui n'osent se l'a
vouer. Cécile s'y montre tendre, timide, sen
sée & circonspecte; le Pere de Famille ins
truit des devoirs de la vie, ferme, pacifi
que; & finit par être désolé. Il a deux enfans,
un fils qui s'est embarqué dans une passion in
sensée, & une fille qui se refuse à tout état.
On annonce deux femmes: Cécile sort.
Une de ces deux femmes est Sophie, & l'au
tre Madame Hébert, sa bonne. Le Pere deFamille, qui les avoit appellées chez lui dans
l'entr'acte, dit, en voyant Sophie: il ne m'a
point trompé. Quelle modestie, quels char- OBSERVATIONS
mes, quelle douceur! Sophie est bien éloi
gnée de soupçonner qu'elle est dans la mai
son & en présence du pere de son amant,
qu'elle croit un ouvrier. Quel sujet de
scène! Quelle scène aussi que celle-ci, Mon
sieur! Jugez quel tableau elle formeroit au
théâtre! On verroit, dans une salle décorée
comme les nôtres, sur le devant une jeune
inconnue, assise à côté d'un homme respec
table, les yeux baissés, les mains croisées,
la contenance modeste & timide, interrogée
& répondant de son pere, de sa mere, de
son état & de son pays; tandis que, sur le
fond, une bonne vieille ourleroit une toile
grossiere qu'elle auroit attachée avec une
épingle sur son genou: voilà la scène dont il
s'agit. Il est impossible d'en lire une ligne sans
pleurer. C'est de la part du Pere de Famille
l'expression la plus pure de la bonté; de la part
de la jeune Sophie, l'expression la plus tou
chante de l'innocence, de la candeur, de la
simplicité & de l'infortune. M. d'Orbesson ne
peut s'empêcher de s'intéresser à cette enfant;
& il faudroit avoir le cœur bien dur pour se
refuser à la pitié. De questions en questions,
il en vient à celles-ci:
Qu'est-ce qu'un
? Madame
jeune homme dont on m'a parlé, qui s'ap-
pelle Sergi, & qui demeure à côté de
vousHébert s'écrie du fond de
la salle: Ah! Monsieur, c'est le garçon
.
le plus honnête! Sophie:
C'est un mal
heureux qui gagne son pain comme nous,
& qui a uni sa misere à la nôtre. Le Perede Famille. Est-ce là tout ce que vous
en savez? Sophie, Oui, Monsieur. Le Pere de Famille. Eh bien! Mademoi
selle, ce malheureux-là!... Sophie. Vous
le connoissez? Le Pere de Famille. Si
je le connois!.... C'est mon fils
Imaginez-vous ce que devient cette pauvre
fille à ce mot: C'est mon fils. Ce jeune homme
qui vit à côté d'elle, qu'elle a regardé comme
un homme du peuple, qu'elle aime, dont
elle est aimée, est le fils d'un homme opu
lent & puissant. Toutes ces idées se présen
tent à elle; elle s'abandonne à la douleur la
plus tendre & la plus touchante. Le Pere deFamille la rassure, la console, lui offre du
secours; mais il en exige le sacrifice de sa
passion; il faut qu'elle annonce elle-même ce
sacrifice à son amant. Dans le désordre où elle
est, elle ne peut se refuser à rien. Le Pere deFamille sent combien il seroit doux de pré
férer pour son fils une femme si charmante; OBSERVATIONS
mais les loix du monde! la naissance! le pré
jugé! Il cherche à secouer de son ame l'im
pression que cette enfant y a faite; & il se
dispose à parler à son fils comme il convient
à un pere sensé.
Saint-Albin sait que son pere a vu
Sophie;
il s'approche de lui en tremblant, & la scène
s'engage par ces mots: Mon pere, vous l'avezvue. C'est le combat le plus violent de la
passion & de la raison. Le Pere de Famille se
montre à son fils sous toutes sortes de for
mes. Saint Albin, qui est peut-être l'amant
le plus emporté & le plus ingénieux qu'il y
ait au Théâtre, répond à tout, devient même
quelquefois très-embarrassant. L'humeur s'é
leve de part & d'autre. Saint-Albin s'aban
donne à des propos inconsidérés; son pere
lui impose silence, mais inutilement; il con
tinue d'invectiver contre l'autorité pater
nelle, qu'il appelle une tyrannie. Le pere
irrité, lui dit dans sa colere:
Eloignez-vous
.
de moi, enfant ingrat, dénaturé; je vous
donne ma malédiction: allez loin de moi
Son fils s'en va; mais à peine a-t-il fait quel
ques pas, que son pere court après lui, &
l'arrête en lui disant: Où vas-tu, malheureux?
Il s'abandonne ensuite à la plainte la plus
amere; &, voyant son fils à ses pieds, il lui
dit ces mots qui déploient toute l'ame d'un
pere: Retirez-vous de moi; cachez-moi
. La belle scène!
vos larmes. Vous déchirez mon cœur, &
je ne puis vous en chasser
Peut être faut-il être pere pour en sentir tout
le pathétique. Il y a sur-tout un mérite qui
ne sera apperçu que de ceux qui ont le tact
très-fin. C'est que le pere y a quelquefois
le ton un peu dur & brusque; ce qui doit
être; car il craint d'être foible & mou. De-là
la malédiction amenée. Que ceux qui sont
tentés de regarder le Pere de Famille comme
un bon-homme, consultent cet endroit, &
voient ce qu'ils auroient dit de mieux à sa
place. Le moment de la malédiction arrache
roit sûrement des larmes au Théâtre; & l'on
ne peut disconvenir que cette idée, & celle
de la priere du pere sur son fils, qui com
mence la même scène, ne soient deux idées
de génie.
Tandis que le Pere de Famille se livre à sa
douleur, arrive le Commandeur. Saint-Albin
vient d'être aux prises avec son pere, qui lui
rappelle tous les motifs honnêtes de renon
cer à sa passion; en voici un autre qui va
l'attaquer par l'intérêt & par tous les préjugés OBSERVATIONS
du monde. Il part de l'état de désespoir où Saint-Albin a réduit son pere. Ce début est
très-éloquent; car les méchans le sont aussi
à leur maniere. Ce qu'il y a de singulier dans
cette scène, c'est qu'elle a le même objet que
la précédente, & qu'il n'y a rien de si di
vers: diversité par le caractere de l'oncle, par
les choses objectées & répondues, par le ton
de l'oncle & du neveu. On y voit ce que les
vues intéressées donnent de bassesse dans les
sentimens & dans l'expression; ce que la pas
sion donne d'enthousiasme, de résignation,
de noblesse. Tu seras pauvre.... J'ai quinze
. Cet oncle est aussi
cents livres de rente..... Tu seras méprisé....
J'ai quinze cents livres de rente... Tu n'a iras
rien.... J'aurai Sophie
très-pathétique; & il y a des momens où l'on
seroit tenté de rire & de pleurer en même
tems de ce qu'il dit. Tel est, par exemple,
cet endroit: Ne suis je pas bien à plain
dre? Je me suis privé de tout pendant qua
rante ans! J'aurois pu me marier, & je
me suis privé de cette consolation. J'ai perdu
de vue les miens pour m'attacher à ceux ci;
m'en voilà bien récompensé! .. Que dira-t on
de moi dans le monde? Voilà qui sera fait; je
n'oserai plus me montrer; ou si je parois
quelque part, & que l'on demande qui est
cette vieille Croix qui a l'air si chagrin:
on répondra tout bas: C'est le Comman
mandeur d'Auvilé..... L'oncle de ce jeune
fou, qui a épousé ..... Oui; ensuite on
se parlera tout bas; on me regardera. La
honte & le dépit me saisiront; je me leverai;
je prendrai ma canne & m'en irai .....
Ce malheur lui paroît si grand, qu'il s'écrie
tout de suite: Non, je voudrois, pour tout
.
ce que je possede, lorsque tu gravissois le
long des murs du Port Saint-Philippe, que
quelque Anglois, d'un bon coup de bayon
nette, t'eût envoyé dans le fossé, & que
tu fusses demeuré enséveli avec les autres..
L'original caractere que ce Commandeur! Mo-liere ne dédaigneroit pas de l'avoir trouvé. Le
Poëte a encore préparé son dénouement dans
cete scène, & y a jetté, de côté & d'autre,
divers traits qui disposent au changement d'é
tat de Sophie.
Mais ces traits sont placés dans
des endroits si violens, & ils sont amenés si
naturellement, qu'il est impossible d'en soup
çonner l'objet éloigné. En général, cette
Pièce n'est pas une machine dont on puisse
démêler tout l'art dans une premiere lec
ture.
L'oncle & le neveu se séparent très-mécon
tens l'un de l'autre; Saint-Albin très-résolu
d'épouser Sophie; le Commandeur
très-déter
miné à empêcher ce mariage. Mais Saint-Albin n'est pas à la fin de ses douleurs. Voici Sophie qui entre, soutenue de Madame Hé-bert, & qui vient lui annoncer qu'elle ne peut
être à lui, ni lui à elle. Je ne crois pas,
Monsieur, qu'on entendît de sang-froid au
théâtre, ce que la passion, l'honneur & le
désespoir inspirent à Saint-Albin, ni ce que
l'ingénuité, la raison, la candeur suggerent à Sophie. Elle ne peut s'arracher de son amant,
ni lui d'elle; c'est Madame Hébert qui les
sépare; & Saint-Albin
reste, maudit de son
pere, déshérité par son oncle, & abandonné
de sa maitresse. Quel état!
Cécile sa sœur, & Germeuil son ami, vien
nent à son secours. Appuyé sur le dos d'un
fauteuil, la tête penchée sur ses mains, il ne
les voit point; il les entend seulement. Il
imagine que ce sont de nouveaux persécu
teurs qui lui arrivent; il les chasse; il les rap
pelle; il demande Germeuil; il éloigne sa
sœur; il se leve; il marche; il médite quel
que projet violent; puis s'adressant tout-à
coup à son ami, il lui dit: Vous aimez
. Que devient
Cécile; j'aime Sophie; la même persécution
qu'on me fait vous attend. Allons tous qua
tre chercher le bonheur loin des inhumains
qui nous environnent Ger-meuil à ce discours; lui, à qui le Comman-deur vient de proposer sa fortune & sa nièce,
à condition de le seconder dans le projet d'en
fermer Sophie? Il n'épargne rien pour détour
ner son ami de ce rapt: mais Saint-Albin ne
voit qu'un malheur au monde; c'est celui de
perdre celle qu'il aime. Il court s'assurer de Sophie. Que fera Germeuil? Il ne peut ni par
ler, ni se taire, ni agir, ni cesser. Si le Comman-deur enferme Sophie, il est perdu; si Saint-Albin l'enleve, il est perdu. Il faut qu'il se
brouille ou avec le Pere de Famille, ou avec
son ami; & c'est ce que le Commandeur a bien
vu, quand il lui a communiqué son projet.
Je ne crois pas qu'on puisse souhaiter un
Acte plus rempli. Il y a douze scènes; & tou
tes sont plus fortes les unes que les autres.
Les personnages y paroissent tous, & tou
jours avec la diversité de leurs caracteres. On
y voit le Pere de Famille dans son domesti
que, avec sa fille, occupé de son établisse
ment, vis-à-vis d'une jeune infortunée, &
avec son fils. Est-il sorti: l'Acte n'en devient OBSERVATIONS
que plus agité, & l'intérêt plus pressant. Les
scènes se préparent & s'appellent mutuelle
ment; les incidens se multiplient, sans que
la clarté en souffre; les personnages se font
desirer; & la seule inquiétude qui reste après
deux actes de cette force, c'est ce que devien
dra le troisiéme où nous allons entrer.
Germeuil, qui n'a eu qu'un moment pour
soustraire Sophie aux projets violens de Saint-Albin & du Commandeur, suit Cécile en la
suppliant; & Cécile
rejette sa priere. Com
ment recevoir Sophie dans son appartement?
Une inconnue, la maitresse de son frere, à
l'insçu de son pere! Non, elle ne le doit
pas. Germeuil
l'a bien prévu; mais il connoît
le caractere humain & sensible de Cécile; il
est sûr qu'elle n'aura jamais la dureté de ren
voyer cette enfant, s'il réussit à la lui présen
ter. Il a profité du moment où le Commandeur
est à son projet, Saint-Albin au sien, le Perede Famille à sa douleur, & les domestiques
écartés ou à leurs fonctions. Il l'a introduite,
& la voilà en présence de
Cécile.
Sophie sait tous les dangers qui la mena
cent; elle vient chercher un asyle au milieu
de ses ennemis; elle en a l'esprit troublé;
elle ne voit ni n'entend. On l'appelle; elle
ne sait où elle va; elle ne connoît personne;
elle erre sur la scène jusqu'à ce que Germeuil
l'aille prendre, & l'ait amenée à Cécile. Quelle
entrée de scène! qu'elle est vraie! & quel
effet elle feroit au théâtre! Sophie, approchant
de Cécile, tombe évanouie, & dans l'espece
de délire qui la saisit, elle s'écrie douloureu
sement: Les cruels! .... les cruels! ... Queleur ai-je fait? Revenue à elle-même, elle
parle a Cécile; & ce qu'elle lui dit est de la
plus grande simplicité, & du plus grand pa
thétique. L'Auteur dit dans sa poétique, que
son secret est de bien lire les Anciens. En
effet, si vous comparez les discours de Priam
aux pieds d'Achille avec les discours de So-phie aux pieds de Cécile, vous verrez que c'est
le même génie qui les a dictés. Si cela est,
lisons donc les Anciens.
Cécile ne peut résister; elle releve
Sophie,
& la confie à sa femme-de-chambre; mais
un endroit de cette scène que je ne puis ou
blier, c'est que Germeuil,
touché de la bonté
de Cécile, se jette à ses pieds, lui prend une
main, & est sur le point de lui déclarer son
amour. Il n'y a point d'homme à sa place qui
n'eût été tenté de faire la même chose; mais
il faut bien connoître le cœur humain, pour
OBSERVATIONS
y saisir ces mouvemens fugitifs. Ce sont ces
bagatelles, qui ne sont que des bagatelles aux
yeux des lecteurs communs, qui marquent le
génie aux yeux des spectateurs éclairés; c'est Madame Pernelle du Tartuffe, qui, après
avoir grondé tout le monde, se retourne, &
se met encore à gronder sa servante.
Cécile n'est pas long-tems à s'appercevoir
de l'action imprudente qu'elle vient de faire.
Il faut voir aussi comment elle traite Germeuil!
C'est-là qu'il n'est pas difficile de reconnoître
l'empire qu'elle a sur cet homme; c'est-là
qu'on voit que ces deux personnes s'aiment,
quoiqu'ils ne s'en parlent pas; c'est-là encore
que le Poëte, tout à son action, prépare les
scènes suivantes; car rien ne vient dans cette
Piece sans être amené. Cécile,
peu accoutu
mée à une position telle que la sienne, fait
voir à Germeuil quel danger il y auroit à l'a
bandonner à elle - même: elle fera cent mal
adresses qui découvriront tout, s'il ne la se
coure; aussi n'y manquera-t il pas. Mais le Commandeur arrive; & Germeuil qui le joue,
doit l'éviter, & sort avant qu'il paroisse.
Le Commandeur, croyant l'avoir embarqué
dans son projet d'enfermer Sophie, par l'espé
rance de sa fortune & de sa nièce, vient d'un
ton doux, faux & patelin, persuader, s'il peut,
à Cécile, que les promesses qu'il a faites à Germeuil sont réelles. Il y prend d'autant plus
d'intérêt, qu'il ne doute point que ces amans
d'intelligence ne se soient déja entretenus là
dessus; ce qui pourtant n'est pas vrai. Il se
déchaîne d'abord contre son neveu; sa ten
dresse, dit-il, s'est toute rassemblée sur sa
nièce; elle sera son unique héritiere. Il aime Germeuil; il faut qu'elle l'épouse. Cécile, qui
n'a nulle confiance en ses discours, le traite
lestement, & rejette loin d'elle l'offre d'une
fortune qui appartient, à beaucoup plus juste
titre, aux pauvres parens qu'il a en province,
qu'à son frere & à elle. On voit dans cette
scène le Commandeur
conséquent dans ses
ruses; on y apprend jusqu'où les parens peu
vent disposer de leur fortune; on y reconnoît
l'ame fiere & généreuse de Cécile; on conti
nue d'y montrer le despotisme du Comman-deur dans la maison du Pere de Famille, la
raison de ce despotisme; & l'on prépare le
dénouement, qui tient au changement d'état
de Sophie.
La scène suivante entre d'Orbesson
& son
fils, le Commandeur & sa nièce, est le mo
ment où
Saint-Albin conjure son pere de lui OBSERVATIONS
rendre ce qu'il aime. Persuadé que Germeuil
a fait mettre à exécution la lettre de cachet,
le Commandeur consomme sa scélératesse. Il
feint de se repentir; il n'ose avouer. Il prie Cécile de parler pour lui; car tu sais tout, lui
dit-il: Saint-Albin attend en suspens l'aveu
du Commandeur; le Pere de Famille le presse;
alors il avoue l'emprisonnement de Sophie,
la part qu'il croit que Germeuil
a à son projet,
la promesse qu'il lui a faite de sa fortune &
de sa nièce; c'est à-dire, qu'il n'épargne rien
pour l'avilir. Alors que devient Saint-Albin?
Que doit-il pemer de Germeuil?
Que devient Cécile? De quel œil le Pere de Famille voit-il
un homme à qui il destinoit secrettement sa
fille, sur-tout lorsque Saint-Albin, dans ses
fureurs, révele à son pere la confidence qu'il
avoit faite à son ami, de son dessein d'enle
ver Sophie! Imaginez l'effet de cette scène,
& la difficulté qu'il y avoit à la faire; la va
riété des caracteres, des intérêts, des im
pressions. Lisez-la, Monsieur, & vous verrez,
malgré sa rapidité, le Pere de Famille indigné,
& noble dans son indignation; le Comman-deur enchanté au fond de son ame, & contrit
au-dehors; Cécile désolée, effrayée; Saint-Albin furieux: c'est dans ce moment qu'entre Germeuil.
Cécile, qui l'apperçoit, court au-devant de
lui. Saint-Albin la suit en criant à Germeuil:Traître, où est-elle? Qu'en as-tu fait? Le Perede Famille suit Saint-Albin en criant: Monfils! .... Le froid & tranquille Commandeur
s'applaudit secrettement; Germeuil conçoit
tout-d'un-coup ce qui s'est passé; il se dé
fend; le scélérat Commandeur lui dit triste
ment: Germeuil, il n'est plus tems de dissimu-
ler; j'ai tout dit. Germeuil,
pour toute ré
ponse, tire de sa poche la lettre de cachet,
& la lui présente. Le Commandeur, qui sait
que, s'il en eût fait usage, elle seroit en d'au
tres mains, la prend, la regarde, la recon
noît, & reste confondu. Le
Pere de Famille
tombe dans l'incertitude; Saint-Albin, qui
apprend que sa maitresse est libre, est en
chanté, & court chez Madame Hébert revoir Sophie, ou arracher de sa Bonne le secret de
sa retraite. Cécile le suit; Germeuil s'étoit déjà
rétiré; le Pere de Famille & le Commandeur
restent.
C'est ici que cet homme terrible acheve
de se peindre par la violence de ses conseils;
& le Pere de Famille par le grand sens de ses
réponses. Le premier voudroit que son beau
frere rendît la vie dure à son fils, qu'il chas- OBSERVATIONS
sât Germeuil, enfermât sa fille dans un Cou
vent, & poursuivît Sophie & Madame Hébert.
Le Pere de Famille lui fait voir qu'il n'y a que
folie & injustice dans tout cela. Le Comman-deur, furieux d'avoir été joué par Germeuil,
propose à son beau-frere l'alternative, ou de
chasser Germeuil de la maison, ou de l'en
laisser sortir lui-même, Le Pere de Famille, fa
tigué de cet homme, le laisse maître de sortir
s'il le juge à propos; mais il restera pour exa
miner toutes les sottises qu'on fait dans cette
maison, & pour les remettre sous le nez à
son beau-frere. Il veut voir ce que cette affaire
deviendra.
Ceux qui se connoissent en action drama
tique, ne balanceront pas à prononcer que
cet Acte ne soit le plus théâtral des trois
que nous venons d'examiner. Il est rapide,
il est plein d'événemens; les scènes en sont
courtes & chaudes; & il n'y a personne,
pour peu qu'il s'entende en ouvrage de cette
nature, qui ne dise au dedans de lui-même:
Quel homme, que ce Commandeur!
Quelle
machine, que cette Pièce!
Saint-Albin, ayant appris que c'est à Ger-meuil que Madame Hébert a confié la jeune Sophie, entre furieux, résolu de lui enfon-
cer son épée dans le sein, & d'aller partout
où le conduira l'espoir de retrouver sa mai
tresse. Il appelle un domestique, & envoie
un défi à Germeuil. Cécile
connoît son inno
cence; elle le défend; elle acheve d'irriter
son frere. Il lui jette des mots qui portent la
terreur dans son ame; & à travers ses trans
ports, il lui découvre le double enlevement
qu'il avoit projetté. Quel étonnement pour Cécile! Elle insiste sur l'innocence de Ger-meuil, malgré les apparences; elle conjure Saint-Albin de ne pas perdre un homme
qu'elle aime, en l'accusant auprès de son
pere: mais il n'est plus tems; Saint-Albin a
tout dit.
Le Pere de Famille, qui connoît la situation
cruelle de son fils, & qui craint tout de la
violence de son caractere, entre & lui dit: Tu me fuis, & je ne peux t'abandonner;
. Il le prie, il le conjure, il
je n'ai plus de fils, & il te reste toujours
un pere
cherche à le détacher de sa folle passion, &
à calmer son ressentiment contre Germeuil.
C'est la premiere fois, depuis long-tems,
que ce pere malheureux se trouve seul avec
ses enfans; son cœur s'épanche entr'eux. Il
s'adresse à son fils de la maniere la plus ten- OBSERVATIONS
dre; mais Saint-Albin, tout occupé de son
projet de vengeance, ne répond rien; il est
comme stupide & féroce. Le pere s'irrite de
sa dureté, & le poursuit en lui criant: Rends-moi mon fils. Ce fils cruel continue d'être
sourd à la voix de son pere, que le dégoût
de sa famille & celui de la vie saisissent éga
lement. Il veut s'éloigner; il veut aller mou
rir loin de ses enfans. Cécile s'approche de
lui, lui prend les mains, cherche à le con
soler; & son pere, en se plaignant de son
sort, lui revele le projet qu'il avoit formé
de lui donner Germeuil pour époux. Mais,
ajoûte-t-il, tout m'accable à la fois; il n'yfaut plus penser. Quels mots pour Cécile! C'est
son imprudence, c'est le conseil de Germeuil
qui ont tout renversé. Dans ces circonstan
ces, Germeuil se présente, & cette scène est
toute pantomime. Chacun y jette un cri. A
l'aspect de Germeuil, la fureur s'empare de Saint-Albin; la frayeur saisit Cécile.
Le Perede Famille consterné, arrête son fils, l'entraîne
hors de la scène, & rentre. Le
Commandeur
alloit paroître; Mon frere, lui dit le
. Voilà toute la scène; mais Perede Famille,
dans un moment je suis à vous.
Le Commandeur lui répond: C'est-à-dire,
que vous ne youlez pas de moi dans celui-
ci: Serviteur
il y a certainement du génie à l'avoir ima
ginée. 1o. Parce que le Commandeur n'est pas
un homme qu'il faille laisser oublier; c'est le
machiniste de la Pièce. 2o. Parce que curieux,
tracassier & méchant comme il est, il n'est
pas naturel qu'il reste seul; il doit chercher
les autres, qui sont tous sur la scène. 3o. Parce
qu'il falloit ménager, entre lui & le Pere deFamille, quelque raison de querelle qui les
occupât, tandis que Sophie & Saint-Albin
se trouveront ensemble; ce qui arrivera dans
l'instant. 4o. Parce qu'on donne lieu à la bonté
du Pere de Famille de se montrer, en écar
tant ce méchant
Commandeur dans un instant
où il se passoit des choses qu'il ignoroit, &
dont la connoissance pouvoit lui donner tant
d'avantage sur Saint-Albin, sur Cécile, &
sur-tout sur
Germeuil. 5o. Parce qu'on a be
soin du Commandeur
ailleurs. Ce sont les
motifs d'une scène qui montrent l'intelli
gence du Poëte, & la difficulté d'en faire
une bonne analyse. Avant que de rejoindre
le Commandeur, le Pere de Famille dit à Ger-meuil: Vous avez su le projet de mon fils,
!
& vous me l'avez tu. Vous avez su le pro
jet du Commandeur, & vous me l'avez tu; OBSERVATIONS
à moi! Vous, Germeuil! vous avez sous
trait à mon fils, votre ami, celle qu'il aime;
vous en êtes convaincu, & vous vous tai
sez Germeuil s'excuse; M. d'Orbesson lui
ordonne de retrouver Sophie, & il sort.
Figurez-vous, Monsieur, la situation de Cécile & de Germeuil. Celui-ci a reçu un défi
de Saint-Albin, & Cécile vient de savoir par
son pere, que c'est à
Germeuil qu'elle étoit
destinée: elle l'apprend à Germeuil. Quel mo
ment pour cet homme! Celui où on lui dit
qu'il est aimé, est celui où il est brouillé avec
tout le monde. Mais ce n'est pas tout; Ma
dame Hébert, allarmée par la visite de Saint-Albin, ne sachant plus ce que
Germeuil, à qui
elle a consié Sophie, peut avoir sait de ce
cher enfant, s'est présentée à la porte; elle
veut entrer; elle demande à parler. La frayeur
s'empare de Cécile; elle veut aller tout révé
ler à son pere; Germeuil l'arrête. Saint-Albin
entre.
Cécile, qui connoît la violence de son frere,
& qui craint que, malgré le flegme de Ger-meuil, la maison de son pere ne soit ensan
glantée, pressée par les menaces sombres &
terribles que Saint-Albin adresse à son amant,
se résout à apprendre à son frere que Sophie
est dans son appartement; que c'est Germeuil
qui la lui a amenée, & qui l'a sauvée du Commandeur & de lui.
Homme cruel! Hom
! Quel est, à ce
me violent! Allez maintenant lui plonger
votre épée dans le sein
discours, l'état de Saint-Albin? Il demande
pardon à sa sœur, à son ami; il se peint la
situation cruelle de
Sophie. Elle sait mon
. On ne
projet.... Elle pleure..... Elle se déses
pere..... Elle me méprise..... Elle me
hait..... Il faut que je la voie
résiste point à un amant du caractere de Saint-Albin; Germeuil intercede pour lui; Cécile se
laisse vaincre. Le Pere de Famille & le Com-mandeur sont occupés. On met en sentinelle
la femme-de-chambre, & Sophie paroît.
Effrayée à la vue de Saint-Albin,
elle va
se jetter entre les bras de Cécile, qui la rassure;
déjà son amant est à ses pieds; Sophie l'acca
ble de reproches, & lui demande à s'en aller. Saint-Albin aimeroit mieux mourir que d'y
consentir. Cette scène est très-douce, très
pathétique. Saint-Albin y conserve son carac
tere tendre & violent; Sophie n'est nulle part
plus innocente, plus belle, plus intéressante.
Il lui prend un accès de colere enfantine,
qui est de la derniere vérité Vous êtes sans
?OBSERVATIONS
pitié; oui, vous êtes sans pitié .... Vil
ravisseur, que t'ai-je fait? Quel droit as-tu
sur moi? Je veux m'en aller. Qui est-ce
qui osera m'arrêter? .... Vous m'aimez?
Vous m'avez aimée? Vous ....
La femme-de-chambre crie: On vient, onvient. Ils se dispersent tous, chacun de son
côté. Le Commandeur, attiré par le bruit que
faisoit Madame Hébert pour entrer, & les
valets pour l'en empêcher, a tout appris de
cette femme, & du valet de Germeuil. Il sait
que Sophie est dans la maison, dans l'appar
tement de sa nièce, par l'entremise de Ger-meuil. Quelle découverte pour lui! D'
. Au-vilé, se dit-il à lui-même, voici le mo
ment de montrer ce que tu sais faire
Pour cette fois, la lettre de cachet qu'on lui
a remise lui servira; il se vengera du pere,
du fils, de la fille & de son amant. O Com-mandeur, quelle journée pour toi!
Combien d'action & de mouvement encore
dans cet Acte? Saint-Albin
apprend que So-phie a été confiée à Germeuil; il veut se cou
per la gorge avec lui; le Pere de Famille re
demande Sophie. Saint-Albin
découvre qu'elle
est dans la maison. Il faut la lui montrer.
M adame Hébert pénetre. Le Commandeur est
instruit: il va faire exécuter la lettre de ca
chet; & au travers de tout cela, le Pere deFamille dit à sa fille, qu'il la destinoit à Ger-meuil; Saint-Albin apprend à sa sœur qu'il
a conseillé à son amant de l'enlever; Cécile
fait connoître à Germeuil qu'il est aimé d'elle.
Mais il y a deux incidens relatifs à la con
duite de la pièce, qu'il importe sur tout d'ob
server: 1o. C'est la lettre de cachet remise au Commandeur
au troisieme acte. Germeuil n'a
voit que ce moyen de se justifier; & ayant
soustrait Sophie à la poursuite du Comman-deur, il croit pouvoir rendre cette lettre sans
conséquence: il est sûr que personne n'a pu
soupçonner que cette lettre serviroit au dé
nouement. 2o. Il n'y a pas eu moins d'art à
embarrasser tellement Cécile & Germeuil dans
l'intrigue de Sophie & de Saint-Albin, que,
même après une déclaration, ils ne peuvent
se parler de leur passion, & qu'il n'y a jamais
qu'un seul intérêt dans la pièce. Et qui est ce
qui a amené cette déclaration? Le Pere deFamille lui-même. Je ne cesse de le répéter,
il est incroyable combien il y a d'art dans ce
Drame, & combien cependant il y paroît
peu.
On avoit attaché la femme-de-chambre à OBSERVATIONS
la suite du Commandeur. Cécile
l'interroge sur
ce qu'elle a remarqué, & n'en apprend que
des choses vagues, comme le bruit qui s'é
toit passé, la joie du Commandeur, sa sortie
secrette & à pied, &c. Elle communique à
son frere le sujet de ses allarmes, & le con
jure par lui-même, par son pere, par elle,
par Germeuil, par Sophie, de retirer cette fille
d'auprès d'elle. Mais Germeuil vient lui ap
prendre que le Commandeur sait tout; & avec
son sang-froid ordinaire, il entraîne Saint-Albin au secours de Sophie, tandis que Cécile
entretiendra & arrêtera le Commandeur, qui
arrive. Ces scènes courtes & rapides: le Commandeur est rentré, le Commandeur saittout, voici le Commandeur,
jettent un grand
trouble au commencement de ce cinquiéme
Acte.
L'oncle de Cécile, avec son ton faux &
patelin, lui jette des propos d'une ironie
cruelle sur son pere, sur son frere, sur Ger-meuil, & sur elle-même. Il voit son trouble;
il en jouit. Elle n'y tient pas; elle veut sortir;
il l'arrête, & cependant elle lui échappe. Il
s'applaudit; il attend le jeu des ressorts qu'il
a tendus; il va rendre compte au Pere de Fa-mille de tout le désordre de sa maison; car
c'est encore un coin de son caractere, de n'ê
tre jamais plus content, que quand il apporte
une fàcheuse nouvelle. Arrivez, bon-homme,arrivez donc, dit-il en voyant son beau-frere.
. Alors il s'avance doucement Le Pere de Famille. Qu'avez-vous de
si pressé à m'apprendre? Le Comman-deur. Vous l'allez savoir; mais attendez
un moment
vers le fond de la salle, & dit à la femme
de-chambre de sa nièce, qu'il surprend au
guet: Approchez, Mademoiselle; ne vous
gênez pas; vous entendrez mieux.Le Perede Famille. Qu'est-ce qu'il y a? A qui
parlez-vous? Le Commandeur. Je parle
à la femme-de-chambre de votre fille, qui
nous écoute. Le Pere de Famille. Voilà
l'effet de la méfiance que vous avez semée
entre vous & mes enfans. Vous les avez
éloignés de moi, & vous les avez mis en
société avec leurs gens. Le Comman-deur. Non, mon frere, ce n'est pas moi
qui les ai éloignés de vous; c'est la crainte
que leurs démarches ne fussent éclairées.
S'ils sont, pour parler comme vous, en
société avec leurs gens, c'est par le besoin
qu'ils ont eu de quelqu'un qui les servît
dans leur mauvaise conduite, &c. Il part OBSERVATIONS
de-là pour peindre au Pere de Famille ses en
fans & leurs entours, sous les couleurs les
plus noires. Il n'y eut jamais ici de subor
. Il annonce à
dination; il n'y a plus de mœurs. Le Perede Famille. De mœurs! Le Comman-deur. Non, de mœurs
son beau-frere que la maitresse de son fils est
chez lui, à côté de sa fille; & il n'oublie
rien pour aggraver cette circonstance. Il dé
chire Saint-Albin, Cécile & Germeuil.
Le Pere de Famille se désespere; le Commandeur
jouit de sa douleur, & cette scène est le triom
phe de sa méchanceté. Mais ce triomphe
dure peu.
M. le Bon, intendant de la maison, à qui
le Pere de Famille avoit enjoint de chercher
cet enfant, qu'on lui avoit dit que ses pau
vres parens avoient envoyé de leur Province
à Paris, avoit vu Madame Hébert. Ils n'a
voient pas eu de peine à deviner, par les
confidences qu'ils s'étoient faites mutuelle
ment, que cette Sophie, qui est maintenant
renfermée chez M. d'Orbesson, est la nièce
du
Commandeur; que c'est à elle & à son frere
qu'il a si durement fait refuser sa porte. Ils
arrivent donc transportés de joie.
Ils alloient tout éclaircir & tout dénouer,
lorsqu'on entendit un grand bruit au dedans
de la maison. C'est Cécile,
c'est Saint-Albin
qui crient; on appelle le Pere de Famille; le Commandeur
le retient; mais la femme-de
chambre, toute effrayée, dit ces mots: Monsieur, des épées, un exempt, des
.
gardes; accourez, si vous ne voulez pas
qu'il arrive malheur Cécile, Sophie,Saint-Albin, Germeuil, la Femme-de-Chambre,
l'Exempt, tout le monde entre en désordre.
Le Commandeur dit à l'Exempt: Monsieur,
exécutez votre ordre. Saint-Albin, Madame Hébert, Cécile, Sophie, réclament la bonté
du Pere de Famille, qui interpose son auto
rité. Sophie
est à ses pieds. On presse le Com-mandeur de la regarder; il la reconnoît, &
reste pétrifié.
Il est impossible d'entrer dans les détails
de l'action, des mouvemens & des tableaux
de cette scène; il faut la lire. Le Pere deFamile accorde son fils à Sophie. Le Cemman-deur y consent; mais c'est à condition qu'on
lui fera justice de Cécile & de Germeuil. D'Or-besson s'adresse sévérement à tous les deux; Saint-Albin, qui leur doit tout, se jette à la
traverse, les excuse, sollicite leur grace, &
déclare au Pere de Famille la passion qu'ils OBSERVATIONS
ont l'un pour l'autre. Le pere, qui les avoit
destinés pour époux, leur pardonne, les
unit & acheve le désespoir du Commandeur,
qui se voit trompé dans toutes ses vues.
Aussi sort-il de la scène en vouant à Cécile une
haîne implacable.
Le Pere de Famille, seul au milieu de ses
enfans, se livre à la joie & à la tendresse. Il les
embrasse, il les unit, il les bénit, & termine
cette scène, qu'on ne lit pas sans éprouver
l'attendrissement le plus doux, par ces mots
qui contiennent toute la morale de l'Ou
vrage: Qu'il est cruel! Qu'il est doux d'êtrepere!
Vous voyez, Monsieur, que le cinquieme
Acte ne dément aucun des premiers, ni
pour la conduite, ni pour les incidens, ni
pour l'intérêt; & qu'il étoit impossible de
préparer & de ménager avec plus d'art le
changement d'état de Sophie. Une chose que
je vous prie sur-tout de remarquer, c'est la
maniere dont le Poëte a su appeller sur la
scène M. le Bon & Madame Hébert.
Vous trouverez peut-être à la lecture que
les deux derniers Actes sont plus foibles que
les trois premiers; mais je crois que vous
en jugeriez autrement à la représentation.
S'ils sont plus foibles, c'est tout au plus de
discours, & non d'action. C'est une obser
vation bien sensée que celle de l'Auteur,
qu'à mesure qu'un Drame s'avance vers sa
fin, l'action & le mouvement doivent croî
tre, & le discours diminuer. C'est alors qu'il
faut plus agir que discourir; & c'est ce que
vous avez dû remarquer dans cette Pièce. Il
y a des scènes au cinquieme Acte qui n'ont
que trois mots. Voilà comment doivent mar
cher les derniers Actes. Ainsi, cette préten
due inégalité ne tombant que sur les discours,
il s'en faut bien que ce soit un vrai reproche.
Mais résumons, & considérons maintenant
cette Pièce par l'intrigue, par les caracteres
& par les détails.
L'intrigue, quoique compliquée, me pa
roît une des machines la mieux entendue
qu'il y ait au Théâtre. L'intérêt est violent
au premier Acte, plus violent au second; ce
qui ne l'empêche pas de croître au troisieme,
& de se soutenir dans les deux derniers. Les
incidens amenent les scènes, & les scènes se
succedent si naturellement & si nécessaire
ment, qu'il seroit difficile d'en retrancher ou
d'en ajoûter une. Tout est préparé, amené,
conduit. Les scènes commencent avec cha- OBSERVATIONS
leur, & le dialogue en est sans maximes,
sans tirades, sans affectation, simple & vrai.
Une chose à remarquer, c'est la maniere
dont chacun est entraîné à avouer ses projets.
Il vient un moment où Saint-Albin dit: Je
voulois enlever Sophie,
& j'avois conseillé
à Germeuil d'enlever ma sœur; & le Pere deFamille: j'avois dessein de donner ma fille à Germeuil.
Il n'y a qu'un intérêt; & quoiqu il y ait
deux intrigues, celle de Germeuil & de Cécile
est si sourde, que c'est toujours la même
action qui marche. On voit par-tout que Ger-meuil n'est point indifférent à
Cécile, ni Cécile
à Germeuil; mais on ne le voit ni trop, ni
trop peu; & ceux qui voudroient que cette
passion fût plus marquée, ne s'entendent
point assez en action dramatique: c'est comme
s'ils exigeoient d'un Peintre d'éclairer & de
terminer des figures éloignées sur le fond,
comme celles qu'il a placées sur le devant de
son tableau.
Les caracteres sont variés & soutenus. Ce
lui qui domine, est le Pere de Famille; après
lui, c'est son fils; après son fils, c'est le Com-mandeur; ensuite Sophie, Germeuil & Cécile. La
subordination des caracteres est la même que
celle de l'intérêt.
Le Pere de Famille a le caractere qui con
vient à son état. Il est alternativement ten
dre, ferme, violent, foible, passionné,
sensé, saoû de ses enfans, dégoûté d'eux; &
son caractere contraste bien avec les circons
tances où il est placé. Il a un fils emporté &
entêté d'une fille de rien; une fille qui se re
fuse à tout établissement, & un beau-frere
qui met le trouble dans sa famille.
Son fils est l'amant le plus violent qu'il y
ait peut-être au théâtre; & l'Auteur le rend
amoureux d'une fille que ni son pere, ni son
oncle ne peuvent lui accorder, & qui ne lui
convient ni par la naissance, ni par la for
tune.
Le caractere simple, naïf, pathétique &
sensible de Sophie est charmant; & combien
les traverses auxquelles elle doit
être exposée
ne doivent-elles pas rendre malheureuse &
touchante une fille de son caractere!
Le Commandeur est un homme unique,
ambitieux, méchant, rusé, curieux, tracas
sier, patelin, faux, violent, despote. Peut
être seroit-il fâché de faire une action qu'on
pût blâmer dans le monde; mais il est peu OBSERVATIONS
scrupuleux sur les moyens. Son autorité dans
la maison du Pere de Famille est fondée sur
la grande fortune que ses enfans en attendent.
Quelques personnes auroient desiré que lePere de Famille, indigné de ses procédés,
l'eût honteusement chassé de sa maison; mais
cela eût été contre la vérité: on ne chasse
point de chez soi si facilement un homme
dont on espere une succession de soixante
mille livres de rente; & qui, après tout, n'a
fait des méchancetés que pour rompre deux
de ces mariages qu'on appelle mauvais dans
le monde. D'autres ont prétendu que le ca
ractere du Pere de Famille
contrastoit avec
celui du Commandeur; & ils ont accusé l'Au
teur d'avoir blâmé le contraste dans sa Poëti
que, & de l'avoir employé dans sa Pièce. Il
me semble que ceux qui ont fait cette ob
servation, n'ont pas une idée assez nette du
contraste des caracteres. Il y a contraste entre
deux caracteres, lorsqu'entre les qualités qui
constituent l'un, on en choisit une particu
liere, comme la douceur, qu'on montre &
qu'on oppose sans cesse à la qualité contraire,
telle que l'humeur & la dureté qu'on suppose
être de l'autre caractere. Or, on ne peut pas
dire qu'il en soit ainsi du Pere de Famille &
du Commandeur. On a montré ces deux hom
mes par toutes leurs qualités, bonnes & mau
vaises; & quoique, parmi elles, il s'en trouve
d'opposées, il ne s'ensuit pas que les carac
teres soient contrastés; comme on ne peut
pas dire qu'ils soient les mêmes, parce qu'il
y a de ces qualités qui sont communes aux
deux caracteres: autrement il faudroit dire
que tous les caracteres, qui ne sont pas abso
lument les mêmes, sont nécessairement con
trastés. Cette observation, que je soumets à
votre jugement, me paroît présenter une
raison de plus à M. Diderot pour rejetter le
contraste: c'est que le contraste ne montrant
jamais qu'une ou deux qualités opposés, il
restreint la peinture des hommes, dont les
caracteres sont un assemblage de qualités,
tantôt semblables, tantôt opposées, ou di
verses, & qu'il faut chercher à montrer tou
tes, si l'on peut; ce que le Poëte sera forcé
de tenter, s'il abandonne le contraste des
caracteres, pour s'attacher à leurs diffé
rences.
Germeuil est un homme de bien, ferme,
vrai, un peu renfermé, & qui aime beaucoup
mieux que sa conduite soit bonne, qu'il ne
se soucie du jugement qu'on en pourra por- OBSERVATIONS
ter. Comparez, Monsieur, ce caractere avec
les positions où il se trouve, & les intérêts
qu'il peut avoir, & jugez des dangers qu'il
court, & des sacrifices qu'il est obligé de
faire.
Cécile est un composé de vivacité, de sen
sibilité, de raison & de hauteur. On a dit:
mais pourquoi cette fille, qui connoît la
bonté de son pere, ne lui déclare-t-elle pas
tout, lorsqu'elle voit que Germeuil qu'elle
aime, est soupçonné, & que l'évasion de So-phie cause tant de troubles? C'est qu'elle sait
que son pere désapprouve la passion de Saint-Albin, & que le Commandeur cherche Sophie
pour la faire enfermer; c'est qu'elle connoît
la passion d'un frere qu'elle aime, & qu'elle
ne voudroit pas chagriner; c'est qu'elle a reçu Sophie chez elle, & qu'elle ignore ce que
peut devenir cette fille, si elle la livre à qui
que ce soit; c'est qu'elle est arrêtée elle-même
par la faute qu'elle a commise en la recevant,
& plus, peut-être, par celle que Germeuil a
faite en l'introduisant; & que, plus il a été
humain de recevoir Sophie chez elle, moins
elle doit être disposée à la déceler sans son
consentement. J'ajoûterai que, dans la durée
d'un incident dramatique, il n'y a presque
jamais de milieu, & qu'il y est presque tou
jours trop tôt ou trop tard pour agir. Ce n'est
pas assez de dire: Cécile, ou un autre auroit dú
faire cela; il faut encore chercher quand &
en quel moment. Et puis, n'y a-t-il pas des
conventions de Théâtre? Il est vrai que M. Diderot les désapprouve, & que cette ré
ponse, qui seroit bonne pour un autre, est
mauvaise pour lui.
Venons aux détails, ou plutôt je vous
renvoie à l'Ouvrage même; il étincelle de
tous côtés de traits de caracteres, de tableaux
& de sentimens: on ne peut écrire avec plus
de pureté, de force & de délicatesse. Il n'y
a pas un mot dans les scènes, qui ne tienne
au fond. Les mœurs en sont nobles, hon
nêtes & touchantes. C'est peut-être la meil
leure réponse qu'il y avoit à faire au Dis
cours de M. Rousseau
contre les Spectacles.
Si ce Drame touche, plaît, intéresse, arrache
des larmes à la lecture, je ne doute point qu'il
ne fìt encore un autre effet au Théâtre. La
marche, qui peut en être embarrassée pour
des lecteurs inattentifs, y seroit claire par
tout, & les affecteroit bien davantage. Et
comment ne réussiroit-elle pas? C'est l'image
la plus approchée de notre conduite & de OBSERVATIONS
nos discours domestiques; & pour répéter
le jugement d'un de nos Connoisseurs les plus
difficiles, c'est un Ouvrage vertueux, tendre,vrai & d'un goût nouveau; & il est certain
qu'il y a une infinité de personnes qui en sou
haitent la représentation.
Il suit de tout ceci, que la Comédie du Pere de Famille est une des plus délicieuses
lectures que les peres puissent faire, &
une des plus utiles qu'ils puissent con
seiller à leurs enfans. Je pense que ce se
roit aussi une des plus pathétiques représen
tations que nous puissions avoir au Théâtre;
sur tout si la scène, décorée comme le Poëte
le desire, conservoit à l'action & aux discours
toute leur illusion.
Il reste à l'Auteur une Tragédie domesti
que à faire; & je l'y exhorte. Alors il aura
rempli l'intervalle qu'il a discerné encre notre
Comédie & notre Tragédie; il aura augmenté
la carriere dramatique de trois sortes de Dra
mes, & completté le systême théâtral.
M.
Diderot
est, de tous les Auteurs
Un vieux & riche avare, appellé Octave,
OBSERVATIONS
a une fille unique nommée Rosaure, destinée
à être la femme de Lélio, homme sans bien,
& qui ne veut l'épouser, que parce qu'il en
espere une dot considérable. Florinde, ami deLélio, est venu de Venise à Bologne passer
quelque tems avec son ami. Il loge dans sa
maison; & comme il est jeune, riche &
aimable, il ne tarde pas à se faire aimer deBéatrix, sœur de Lélio; mais il n'a pour elle
que de l'indifférence. Il a eu souvent occasion
de voir Rosaure qui brûle pour lui des mêmes
feux que Béatrix; & le cœur de Florinde n'y
est pas insensible. Mais il aime Lélio, & il
ne veut pas enlever à son ami une maitresse
qui, par le bien qu'elle lui apportera en ma
riage, peut réparer le dérangement de ses
affaires. Il sent que l'unique parti qu'il a à
prendre, est de s'en retourner promptement
à Venise, dans la crainte que l'amour ne le
rende infidele à l'amitié. Il ordonne donc à
son Valet de lui amener une chaise de poste,
tandis qu'il prendra congé de Lélio, de Ro-saure & de Béatrix. Cette derniere veut le
retenir, jusqu'à ce qu'il ait rendu ce qu'il lui
a volé. Quoi! dit
.Florinde, je vous ai dé
robé quelque chose? Vous m'avez volé
mon cœur, répond Béatrix. Si je l'ai volé,
reprend le galant Florinde, ç'a été sans
dessein. Beatrix. Si vous n'avez pas de
siré mon cœur, moi j'ai desiré le vôtre. Florinde. Croyez-moi, Mademoiselle,
faisons un arrangement utile à tous deux:
reprenez votre cœur, & laissez-moi le
mien. Beatrix. Vous êtes obligé de ré
pondre à mon amour. Florinde. C'est
ce qui me semble un peu difficile, &c.
Dans cette scène singuliere, où tout le reste
est dans le goût de ce que vous venez de lire,
reconnoissez-vous, Monsieur, celle de Dorval
& de Conflance, qu'on a accusé si faussement
& si mal - adroitement M.
Diderot d'avoir
copiée, mot pour mot, d'après cette espece
de farce? Mais ce n'est pas la seule infidélité
que vous pourrez remarquer.
Lélio engage son ami à différer son départ
jusqu'au lendemain, & le prie de voir
Ro-saure de sa part, pour savoir enfin s'il peut
toujours compter sur elle & sur sa dot; de
lui dire que si cet hymen lui déplaît, elle est
encore libre d'y renoncer; mais que, si elle
consent à l'épouser, il desire que le mariage
se fasse au plutôt. Florinde
promet de s'ac- OBSERVATIONS
quitter fidèlement de la commission. Remar
quez, Monsieur, que tout ceci se dit dans
la maison de Lélio, & que la scène suivante
se passe dans celle d'Octave. Ce vieil avare,
foible copie de notre Harpagon, ramasse
toutes les petites choses qu'il trouve par
terre, comme chiffons de papier, bouts de
ficelles, &c. Il querelle son valet Trappola,
de ce qu'il allume le feu de trop bonne heure,
de ce qu'il achete quatre œufs de plus qu'il
n'en faut pour le dîner, de ce que ces œufs
sont trop chers & trop petits, &c. &c. Octave se trouvant seul, gémit de se voir
obligé de tirer de sa cassette six mille écus
pour la dot de Rosaure. Pauvre cassette,
! Il a grand soin
dit-il, je te châtrerai! Je te châtrerai!
Hélas! si l'on m'avoit rendu ce service
autrefois, je ne pleurerois pas aujourd'hui
pour la dot d'une fille
de laisser ignorer, même à Rosaure, qu'il a
de l'argent dans un coffre fort. Il veut lui
persuader que ce ne sont que de vieilles
nippes; & il n'est occupé, devant le monde,
qu'à déplorer sa misere.
Cependant Florinde fait connoître à
Ro-saure les intentions de Lélio, & l'exhorte à
ne plus différer son bonheur. Rosaure, acca
blée & du départ prochain de Florinde, & de
la fermeté avec laquelle il prend les intérêts
de son ami, lui fait connoître dans une lettre
tout son chagrin & tout son amour. Rien
n'est plus comique, plus bouffon même, que
la façon dont Florinde reçoit & lit cettre let
tre. C'est un vrai pantomime qui s'attendrit
de la maniere la plus grotesque. La réponse
est un peu plus sérieuse; mais que de lazzis
ne fait i! pas encore avant que de l'écrire? Il
n'a tracé que quelques lignes, lorsqu'on vient
l'avertir que son ami Lélio est assailli par deux
ennemis contre lesquels il se défend l'épée à
la main. Florinde vole à son secours, & laisse
sur la table sa lettre à moitié écrite. Béatrix
arrive dans ce moment, lit le papier, & prend
pour elle ce que Florinde
adresse à Rosaure.
Figurez-vous, Monsieur, ces vieilles amou
reuses, à qui une passion extravagante a fait
tourner la tête pour un Petit-Maître qui les
méprise, & vous aurez une idée de toutes
les folies que l'Auteur fait faire à Béatrix,
quoiqu'elle ne soit ni d'un âge, ni d'une fi
gure à mériter les mépris d'un jeune amant.
Toutes ces scènes sont coupées par les fré- OBSERVATIONS
quentes apparitions de l'avare Octave, à qui
il échappe à chaque instant de nouveaux traits
qui peignent son caractere. Il dit à sa fille que
c'est lui ôter la vie, que de l'obliger à se dé
faire de son bien; qu'il ne peut consentir à
son mariage, à moins que celui qui l'épou
sera, ne se détermine à la prendre sans dot. Florinde est riche, ajoûte le vieillard: c'est
précisément l'homme qu'il faudroit; car pour Lélio, il ne voudra jamais d'une fille sans bien.
Cette idée, qui ne déplaît point à Rosaure,
flatte l'avare; & il n'aura plus de repos qu'elle
ne soit exécutée. En attendant, il entre dans
fa chambre pour considérer sa chere cassette.
Son Valet le surprend en extase à la vue de
son or, & médite le dessein de le voler. Cette
scène est une farce où Trappola contrefait le
Diable pour faire peur à son maître.
L'insensée Béatrix devient toujours plus
folle de son amant. En vain Florinde lui dé
clare qu'il ne l'aime point, & se donne des
défauts qu'il n'a pas, pour la guérir de son
amour. Je suis, lui dit-il, d'un naturel ja
.
loux; tout me fait ombrage & m'inquiette.
Je veux qu'on ne sorte point de la maison;
que personne ne vienne chez moi; pour
moi, j'aime à me divertir & à me pro
mener. Souvent je ne reviens point; j'aime
à courir la nuit; j'aime le jeu; je vais au
cabaret; j'aime à me divertir avec les fem
mes; je suis très-colere, emporté même,
& s'il m'échappoit quelque foufflet.... Eh
bien! répond Béatrix,
battez-moi, tuez
moi; je veux être votre femme Florinde
ne peut résister à tant d'amour, & con
sent enfin à épouser cette pauvre fille. Mais
un autre soin l'occupe plus sérieusement. Il
s'agit d'engager Rosaure à épouser Lélio; &
ce n'est pas sans peine qu'il la détermine;
mais enfin il en vient à bout. Il n'y a plus d'em
barras pour la dot; car on apprend qu'Octave
vient d'être suffoqué, parce que son Valet
lui a volé son trésor; le vol est retrouvé, &
la Pièce finit par un double mariage. Tel est,
Monsieur, l'extrait fidele de cette fameuse
Comédie de M. Goldoni, dont les ennemis
de M. Diderot ne vous avoient pas donné
une assez juste idée; & je crois que vous en
sentez la raison.
Cette pièce, comme vous voyez, est com
posée de deux intrigues liées, qui se passent
en différens lieux; l'une dans la maison de OBSERVATIONS
Lélio, l'autre dans celle de l'Avare; car les
Italiens ne se soucient gueres de s'assujettir à
l'unité du lieu. Ces deux intrigues occupent
à - peu - près la même étendue dans la Pièce.
Le rôle de l'Avare s'y remarque même plus
encore que celui de l'Ami vrai; car l'Amivrai n'auroit aucun sacrifice à faire, si Octave
pouvoit se déterminer à donner une dot à sa
fille; en sorte qu'on pourroit aussi bien ap
peller cette Comédie l'Avare,
que le Véri-table Ami.
L'intrigue de l'Ami vrai est de M.
Goldoni;
mais il a pris à
Moliere celle de l'Avare; &
cela, sans que personne s'en soit forma
lisé.
C'est en partie de-là que M. Diderot
a tiré
le sujet de sa Comédie intitulée: Le FilsNaturel. Il a laissé de côté l'intrigue de l'A-vare, & il s'est emparé de celle de l'Amivrai; mais comme dans le Poëte Italien,
c'est une de ces intrigues qui dénouent l'au
tre, il a fallu que M. Diderot songeât à
trouver un dénouement à ce qu'il emprun
toit de M. Goldoni, pour composer une
Comédie en cinq Actes.
Je ne peux rien dire de plus simple & de
plus raisonnable pour la justification de M. Diderot, que ce qu'il en a écrit lui-même
dans la Poëtique qu'il a mise à la suite du
Perede Famille, que cet Auteur vient de publier.
Quelles sont les principales parties d'un
Drame? L'intrigue, les caracteres & les dé
tails.
La naissance illégitime de Dorval,
qui est
dans le Fils Naturel, ce que Florinde est dans
le Véritable Ami, est la bâse du Fils Na-turel. Sans cette circonstance, la fuite de son
pere aux Isles reste sans fondement.
Dorval
ne peut ignorer qu'il a une sœur, & qu'il vit
à côté de cette sœur. Il ne deviendra plus
amoureux; il ne sera plus le rival de son ami.
Il faut que Dorval soit riche, afin de réparer
le renversement de la fortune de Rosalie. Mais
d'où lui viendra cette richesse, si la nécessité
de faire un sort, n'a déterminé son pere à
l'enrichir de son vivant? Mais s'il n'aime
plus Rosalie, quelle raison peut-il avoir, ou
de sortir de la maison de son ami, ou de
dérober sa passion ou son indifférence à Cons-tance? La scène d'André, cette scène si pa
thétique, n'a plus lieu; il n'y a plus de pere,
plus de rivaux, plus d'intrigue, plus de OBSERVATIONS
Pièce. Voilà les principaux incidens du FilsNaturel. Or il n'y en a aucun de ceux-là dans
le Véritable Ami de M. Gol doni; quoiqu'il y
ait des incidens communs entre ces deux
Pièces. On ne peut donc pas dire que la
conduite de l'une soit la conduite de l'autre.
Avant que de passer aux caracteres, je
remarque, Monsieur, l'art avec lequel M. Diderot sait rappeller dans ses Ouvrages les
traits qui, dans les circonstances présentes,
font le plus de honte à nos ennemis, & ceux
qui honorent le plus notre Nation. On voit
dans son Fils Naturel la perfi die des Anglois
dans le commencement de cette guerre,
peinte des couleurs les plus fortes & les
plus naturelles. Le pere de Dorval, pris dans
la traversée & jetté dans les prisons d'An
gleterre, est secouru par un Anglois même
qui déteste ses compatriotes; ce qui est bien
plus adroit qu'un reproche mis dans la bou
che d'un François: il y a d'ailleurs dans cela
de la justice à reconnoître de la probité, même
dans quelques particuliers d'une Nation en
nemie.
C'est avec le même art, qu'il a fait entrer
dans son Pere de Famille l'événement de cette
guerre le plus important, la prise de Mahon.
Cela est d'un homme qui n'est pas moins
attentif à se montrer honnête - homme &
bon citoyen, que grand Auteur & grand
Poëte.
Quant aux caracteres du Fils Naturel, M. Diderot demande à ses Critiques, s'il y a
dans la Pièce de M. Goldoni un Amant vio
lent tel que Clairville? & l'on ne peut se dis
penser de lui répondre que non. Une fille
ingénieuse telle que Rosalie?
& il faut lui
répondre encore que non. Une femme qui ait
l'ame & l'élévation de sentimens de Cons-tance; un homme du caractere sombre & fa
rouche de Dorval? & il faut encore lui faire
la même réponse. Il est donc en droit de con
clure que tous ces caracteres lui appartien
nent.
Pour ce qui est des détails, il a trop beau
jeu avec ses Adversaires. Lorsqu'il prétend
qu'il n'y en a pas un seul qui lui soit commun
avec son Italien, on n'aura pas de peine à
le croire. Son dialogue est dicté par le senti
ment & par la délicatesse. M. Diderot est un
Auteur tendre, intéressant & passionné, qui a
su arracher des larmes à tous les honnêtes OBSERVATIONS
gens, avec quelques circonstances qui ne font
ni rire, ni pleurer dans M. Goldoni. Il a donc
eu raison de donner quatre démentis formels
à ses Adversaires, & de dire:
Que celui qui dit que le genre dans le
quel il a écrit le Fils Naturel, est le même
que le genre dans lequel M. Goldoni a écrit
l'Ami vrai,
dit un mensonge.
Que celui qui dit que ses caracteres &
ceux de M. Goldoni ont la moindre ressem
blance, dit un mensonge.
Que celui qui dit qu'il y ait un mot im
portant qu'on ait transporté de l'Ami vrai
dans le Fils Naturel, dit un mensonge.
Que celui, enfin, qui dit que la conduite
.
du Fils Naturel ne differe point de celle de
l'Ami vrai, dit un mensonge
Si ces Adversaires ont mérité ces quatre
reproches si désagréables à faire, & si durs
à entendre, & s'il n'est plus possible de dou
ter qu'ils ne les méritent, à présent que le Véritable Ami est traduit en notre langue &
imprimé, qu'on en peut faire la comparaison
avec le Fils Naturel,
& qu'il n'y a plus
moyen d'abuser le public, toujours porté à
croire le mal, de quelle confusion ces hom-
mes ne seront-ils pas couverts, si l'on se donne
la peine de comparer les deux Pièces?
Mais quand M. Diderot auroit à M.
Gol-doni quelque obligation réelle, que s'ensui
vroit-il de-là? Y a t-il pour lui d'autres loix
que pour tous les Auteurs qui ont écrit avant
lui? Plaute n'avoit-il pas imité les Poëtes
Grecs & Latins qui l'avoient précédé? Que
faisoit Térence? De deux Comédies presque
fondues ensemble, il composoit une Comé
die latine, qu'il appelloit, par cet endroit
même, une Comédie nouvelle; & de quel
mépris ne sont pas demeurés accablés ceux
qui oserent, de son tems, crier au voleur.
Y-a-t-il dans Moliere une seule pièce, sans
en excepter ni le Tartuffe, ni le Misanthrope,
dont on ne trouvât l'idée dans quelqu'Au
teur Italien? Qu'est-ce qui ignore les obliga
tions continues qu'a Corneille
au Théâtre Es
pagnol, & à tous les Auteurs anciens & mo
dernes en général? Racine nous a-t-il donné
une seule Pièce dont le sujet, la conduite &
les plus beaux détails ne soient tirés ou de Sophocle, ou d'Euripide,
ou d'Homere? A
qui appartient la Scène incomparable du dé
lire de Phédre? N'est-elle pas dans Euripide
OBSERVATIONS
& dans Sénèque? Ce dernier Poëte ne nous
offre-t-il pas, presque mot à mot, la déclara
tion si délicate & si difficile de Phedre à Hippolite? Et M. de Voltaire n'a-t il pas
mis à contribution tous les Auteurs connus,
Grecs, Latins, Italiens, François, Espagnols
& Anglois? Qui est-ce qui l'a trouvé mau
vais? Personne s'est-il avisé de faire un crime
de plagiat à M. de la Touche
de son imita
tion continuelle de l'Iphigénie d'Euripide?
&c. &c. &c.
Un Poëte aura emprunté d'un Auteur Ita
lien quelques incidens que ses ennemis con
viennent eux-mêmes qu'on trouve dispersés
par-tout; il nous en aura fait un Ouvrage élo
quent, pathétique, touchant, & l'on se sou
levera contre lui, tandis qu'on se tait sur tant
d'autres qui ne sont vraiment que d'assez mé
diocres Traducteurs. Quelle injustice! Mais
d'où naît cette différence? C'est que M. Di-derot est à la tête de l'Encyclopédie; Ouvrage
qui a excité la haîne de la plûpart de ceux
qui n'ont pas eu assez de mérite pour y faire
recevoir un article; c'est que M. Diderot s'est
fait connoître par des Ouvrages de Philoso
phie, & qu'on ne peut souffrir qu'il se mon-
tre encore comme Poëte; c'est que M. Di-derot entre dans une carriere nouvelle, & que
son début excite la jalousie de ceux qui s'y
sont consacrés, & qu'il laisse, du premier
pas, fort loin en arriere; c'est que le théâtre
est un petit canton, dont ceux qui s'en sont
emparés, ne permettent pas qu'on approche;
il semble qu'on mette la faucille dans leurs
moissons: c'est qu'en persécutant M. Diderot,
on sert bassement la haîne de quelques gens
qu'il n'a peut-être pas assez ménagés. Que
sais-je encore? C'est qu'on lui suppose des
desseins, des vues qu'il n'a point, & qui n'en
trerent jamais dans l'esprit d'un homme sans
prétention, & qui, comme lui, s''est renfer
mé dans son cabinet; qui ne court ni après
la gloire, ni après la richesse, & qui a trouvé
son bonheur dans un petit espace tapissé de
Livres; c'est qu'en faisant des Ouvrages de
mœurs, il se fait à lui-même une existence
honorable & inattaquable, & qu'il éleve au
tour de lui un rempart contre lequel les efforts
de ses ennemis se briseront; & ces cruels
ennemis ne le sentent que trop.
Croit-on que, si l'Auteur du Fils Naturel
eût publié un Ouvrage Philosophique, quel- OBSERVATIONS
que sublime & profond qu'il eût été, il eût
excité la-même jalousie? Non, sans doute;
mais une Pièce de Théâtre est toute autre
chose. M. Diderot me semble donc avoir
contre ses Adversaires une ressource bien
assurée, & que je crois fondée sur son goût;
c'est de multiplier les Volumes de l'Encyclo-pédie, & de nous donner une Comédie entre
chaque Volume; bientôt ses ennemis seront
réduits au silence. Je me rappelle à ce sujet,
ce que me dit un jour le célebre Abbé desFontaines, à qui M. Diderot, fort jeune
encore, avoit présenté un Dialogue en vers. Ce jeune homme, me dit-il, étudie les
.
Mathématiques, & je ne doute pas qu'il
n'y fasse de grands progrès, car il a beau
coup d'esprit; mais sur la lecture d'une
Pièce en Vers qu'il m'a apportée autre
fois, je lui ai conseillé de laisser-là ces
études sérieuses, & de se livrer au Théâ
tre, pour lequel je lui crois un vrai talent
Il est fâcheux pour le Public, que M. Di-derot ait différé si long-tems à suivre un con
seil qui nous eût procuré des chef-d'œuvres.
Mais travailler pour le Théâtre, dans le sens
que l'entendoit l'Abbé des Fontaines, c'est
donner ses Pièces aux Comédiens, & ne
pas écrire uniquement pour le Cabinet. Pour
quoi les priver du prestige de la Scène, le
Public d'un de ses plus grands plaisirs, &
soi-même des applaudissemens les plus flat
teurs & les plus glorieux? M. Diderot avoit
d'autant moins de raison de suivre une route
écartée, que le Fils Naturel a été joué plu
sieurs fois à Saint - Germain avec succès,
quoique l'Actrice qui faisoit le rôle de Cons-tance l'ait mal rendu. Qu'auroit-ce donc été,
si cette Pièce eût été représentée aux Fran
çois, & le rôle de Constance fait par Made
moiselle Clairon? La nouveauté de ce specta
cle attira beaucoup de personnes à Saint
Germain; ceux qui en jugerent impartiale
ment, convinrent qu'elles avoient éprouvé
une sorte de pathétiqne qu'elles ne connois
soient pas, & que cet Ouvrage avoit sur-tout
le mérite de faire oublier la scène. C'est ce
que les ennemis de M. Diderot
n'auroient
pas pu se dissimuler, si la Pièce avoit paru sur
un plus grand Théâtre; & je ne doute point
qu'ils n'eussent cessé leurs persécutions: elles
étoient de nature à rebuter tout autre qu'un
homme de génie, & même à empêcher l'Au- OBSERVATIONS
teur d'achever le Pere de Famille. Quelle con
rradiction, Monsieur, dans la conduite des
hommes qui jugent les Auteurs! On aime
leurs productions; c'est un amusement dont
on ne peut se passer; on convient qu'il n'est
pas sans utilité, & l'on décourage, par la
persécution, ceux qui peuvent nous le pro
curer.
LA plûpart de ceux qui ont écrit de la
Poésie Dramatique, Monsieur, n'avoient
point composé de drames. Aussi leurs pré
ceptes ne sont que des observations parti
culieres sur les Poëmes qu'ils avoient sous
les yeux. Ils ont vu que certaines situations
réussissoient au Théâtre; & de ces situations,
ils en ont fait des loix générales. C'est ainsi
qu'au lieu d'étendre l'Art, ils l'ont restreint;
qu'au lieu d'affranchir le génie, ils l'ont cap
tivé. Les Ouvrages se sont, de siécle en siécle,
calqués les uns contre les autres; & ceux que
la nature avoit destinés à s'ouvrir des routes
nouvelles, ont plus ou moins servilement
suivi celles qu'on avoit ouvertes avant eux.
La Poétique de M. Diderot, qui est à la OBSERVATIONS
suite de son Pere de Famille,
est l'ouvrage
d'un homme qui a mis la main à l'œuvre;
& il semble s'être proposé de faire voir qu'il
n'y a presque aucune regle, si l'on en excepte
celle des trois unités, qu'un homme de
génie ne puisse enfreindre avec succès; en
sorte que s'il y eût eu un plus grand nombre
de productions diverses; si ceux qui nous
ont prescrit des regles, eussent été plus ver
sés dans la connoissance des Théâtres, tant
anciens que modernes, ils auroient vu les
mêmes effets produits par des moyens si
opposés, qu'ils auroient été plus réservés
dans leur espece de législation. Le titre qui
conviendroit donc proprement au Discours
dont je vais rendre compte, & que l'Auteur
a adressé à son ami M. Grimm,
seroit celui
ci: Le Poëte sceptique.
Les principaux objets de cette Poëtique
forment environ vingt-deux articles, où l'on
traite des différens Genres Dramatiques, dela Comédie sérieuse, d'une sorte de Dramemorale, d'une sorte de Drame philosophique,des Drames simples et des Drames composés,du Drame burlesque, du Plan et du Dialogue,de l'Esquisse du Drame, des Incidens, du Plan
SUR LE DISCOURS,
etc. 339
de la Tragédie et du Plan de la Comédie, del'Intérêt, de l'Exposition, des Caracteres, dela Division de l'Action et des Actes, des En-tr'Actes, des Scènes, du Ton propre à chaquecaractere, des Mœurs, de la Décoration, desVêtemens, de la Pantomime, des Auteurs etdes Critiques.
Mais comme M. Diderot a très-bien senti
qu'avec quelque élégance & quelque préci
sion que des préceptes fussent écrits, la lec
ture ininterrompue en deviendroit nécessaire
ment fastidieuse, il a cru devoir imiter Horace
& Boileau, en se livrant avec sobriété à des
digressions passageres, qui palliassent la sé
cheresse de la matiere. Son Discours, inté
ressant par lui-même pour les gens du métier,
en est devenu amusant pour les gens du
monde, & instructif pour les uns & les au
tres. Je vais le suivre dans cet Ouvrage, au
tant que la nature & le but d'un extrait peu
vent le permettre.
Il commence par demander à son ami, ce
qu'un peuple, qui n'auroit jamais eu qu'un
genre de spectacle plaisant & gai, & à qui
on en auroit proposé un autre sérieux & rou
chant, auroit pensé de cette nouveauté? OBSERVATIONS
Voilà son début. Il introduit ensuite les gens
sensés de la nation, lui répondant d'après
leurs préjugés: A quoi bon ce genre? La
? D'où
vie ne nous apporte-t-elle pas assez de peines
réelles, sans qu'on s'en fasse encore d'ima
ginaires? Pourquoi donner entrée à la tris
tesse jusques dans nos amusemens
il conclut que l'habitude nous captive; mais
que rien ne prévaut contre le vrai. Il encou
rage les Poëtes à se livrer à leur génie. Il leur
promet dans leur travail même, une source
intarissable d'instans délicieux, & l'approba
tion générale, que l'indécision de l'ignorance
& le cri de l'envie éloignent quelquefois,
mais que le tems & l'équité amenent tou
jours.
De-là il passe à la distribution des Genres,
ou à l'exposition du Systême Dramatique. Ce
Système comprend, selon lui, la Comédie
gaie qui se propose de jouer le ridicule & le
vice; la Comédie sérieuse qui a en vue la
vertu & les devoirs des hommes; une sorte
de Tragédie qui auroit pour objet nos mal
heurs domestiques, & la Tragédie ordinaire
qui ne roule que sur les catastrophes publi
ques & les malheurs des Grands.
Dans ce Systême, on apperçoit deux gen
res, dont l'un ne fait que d'éclorre parmi
nous; c'est la Comédie sérieuse: & l'autre
est encore à naître; c'est la Tragédie qui au
roit nos malheurs domestiques pour objet.
L'Auteur traite du premier de ces genres, la
Comédie sérieuse.
Avant que d'entrer avec lui dans ce nou
veau paragraphe, j'observerai, Monsieur,
que nous avons attaché l'idée de gaieté, à
l'idée de Comédie; & que ces deux idées
sont liées depuis si long-tems dans nos es
prits, qu'aussitôt qu'un Poëte a mis à la tête
de son Ouvrage, Comédie, c'est presque
comme s'il eût écrit:
Ouvrage où je me suisproposé de vous faire rire.
Cependant, qu'est
ce qu'une Comédie? La peinture de nos
mœurs. Quel en est le sujet? Un mariage
qui souffre des obstacles de la part des peres,
des meres, des enfans, des parens ou d'au
tres circonstances. Or, qu'arrive-t-il alors
dans une famille? Que le pere est chagrin;
que la mere est affligée; que les enfans sont
désolés & que la maison est pleine de soup
çons, de jalousies, de craintes, de que
relles, de plaintes: beaucoup de pleurs, & OBSERVATIONS
pas un sourire. Pourquoi donc le contraire
se passe-t-il sur la scène? Je laisse cette diffi
culté à résoudre aux antagonistes de la Co
médie sérieuse.
Notre Poëte sceptique, (car c'est ainsi que
je serois tenté de l'appeller,) examine les
qualités d'un Auteur qui se livre à ce genre.
Il se fait des objections; il y répond. Il montre
les avantages de l'honnêteté & de la vertu
mises en action. Il prétend que ce spectacle
réussira par-tout, mais plus sûrement encore
chez un peuple corrompu; & je crois qu'il a
raison. Il en cite des exemples: il en propose
un sujet. Parcourons, dit-il, les parties
. Voilà, Monsieur,
d'un Drame, & voyons. Est-ce par le sujet
qu'il en faut juger? Dans le genre honnête
& sérieux, le sujet n'est pas moins impor
tant que dans la Comédie gaie; & il est
traité d'une maniere plus vraie. Est-ce par
les caracteres? Ils y peuvent être aussi
divers & aussi originaux, & le Poëte est
contraint de les dessiner encore plus forte
ment. Est ce par les passions? Elles s'y
montreront d'autant plus énergiques, que
l'intérêt sera plus grand. Est-ce par le style?
Il y sera plus nerveux, plus grave, plus SUR LE DISCOURS,
etc. 343
élevé, plus violent, plus susceptible de
ce que nous appellons le sentiment, qua
lité sans laquelle aucun style ne parle au
cœur. Est-ce par l'absence du ridicule?
Comme si la folie des actions & des dis
cours, lorsqu'ils sont suggérés par un in
térêt mal entendu, ou par le transport de
la passion, n'étoit pas le vrai ridicule des
hommes & de la vie
un exemple de la maniere dont cette Poëti
que est écrite. L'honnête, l'honnête, s'écrie
.
l'Auteur! Il nous touchera d'une maniere
plus intime & plus douce, que la chose
qui excite notre mépris & nos ris. Poëte,
êtes-vous né sensible & délicat? Pincez
cette corde, & vous l'entendrez résonner
& frémir dans toutes les ames
De-là il se jette dans l'apologie de la na
ture humaine, de la nature entiere. Il nous
réconcilie avec l'ouragan, la tempête, les
tremblemens de terre, les volcans; & il
annonce aux Poëtes des applaudissemens bien
différens de ce frivole battement de mains
dont ils se contentent, s'ils savent une fois
nous peindre des objets plus dignes de nous
émouvoir. Cet Ouvrage n'est pas simplement OBSERVATIONS
l'art de composer des Pièces de Théâtre
c'est celui de devenir soi-même meilleur, &
de faire que les autres le deviennent. Le
Poëte y est montré comme le collégue &
l'appui du législateur.
M. Diderot propose ensuite une sorte de
Drame moral; il en expose les regles, & il
en donne l'exemple dans la mort de Socrate:
sujet qui, traité à sa maniere, nous instrui
roit, en nous touchant, des choses les plus
importantes, de l'innocence de la vie, de la
sainteté des loix, & de l'immortalité de
l'ame. Là, se livrant à l'amour des hommes
& de l'art, il dit: Je mourrois content, sij'avois rempli cette tâche comme je la conçois.
La simplicité de ce Drame le conduit à exa
miner les avantages & les désavantages du
Drame simple, & du Drame composé; &
il conclut nettement en faveur des Drames
simples. Voyez les raisons qu'il en apporte:
on ne l'accusera pas d'avoir fait sa Poëtique
d'après ses Ouvrages, ni ses Ouvrages d'après
sa Poëtique; car le Fils Naturel
& le Pere deFamllle sont l'un & l'autre du genre des Dra
mes composés. Il insiste sur-tout, sur ce
qu'une belle scène contient plus d'idées, SUR LE DISCOURS,
etc.. 345
que tout un Drame ne peut offrir d'incidens;
& c'est sur les idées qu'on revient. Il prouve
cnsuite, par un grand nombre d'exemples,
l'impossibilité de mener deux intrigues à la
fois, sans nuire à l'intérêt. Ceci me donne
lieu d'observer que, dans tout Drame où il
y a deux intrigues, la seconde commençant
toujours au second acte, le premier paroît
un hors-d'œuvre; on croiroit entrer dans
une Pièce nouvelle. Presque toutes les Tra
gédies de Racine ont ce défaut: voyez sur
tout sa Phédre
& son Iphigénie.
Plus un sujet est grave, dit M. Diderot.
moins il faut y mettre d'action: réservez
l'action, le mouvement & les incidens pour
le Drame burlesque. Cette réflexion l'engage
à parler en passant de ce genre de Poésie.
La chose la plus maussade, à son gré, seroit
un Drame burlesque & froid. Mais une bonne
Farce n'est pas l'Ouvrage d'un homme ordi
naire: Il suppose une gaieté originale. Calot
est aussi inimitable dans ses grotesques, que
dans ses autres compositions. Il faut aban
.
donner au farceur les enthousiastes qui
troublent la société. Si on expose à la foire
les fanatiques, on n'en remplira pas les
prisons
Quoique le mouvement varie selon les
genres que l'on traite, l'action marche tou
jours: c'est une masse qui se détache des
sommets d'un rocher, dont la vitesse s'ac
croît à mesure qu'elle descend, & que les
obstacles font bondir. Il suit de-là qu'il faut,
sur-tout dans les derniers actes, plus agir
que parler. Ici l'Auteur agite la question de
la difficulté du Dialogue & du Plan; il
donne les caracteres de l'esprit propre au
Dialogue, & de l'esprit propre à la conduite
du Plan. L'un & l'autre supposent du génie;
mais il y a plus de Pièces bien dialoguées, que
de Pièces bien conduites: d'où il conclut
que le génie qui forme le Plan, est plus
rare que celui qui dicte les scènes; & qu'on
croiroit, au premier coup-d'œil, qu'un bon
Drame devroit être l'Ouvrage de deux hom
mes différens; mais il est impossible de dia
loguer d'après le Plan d'un autre. En arran
geant les incidens, un Poëte cherche, comme
par instinct, les situations qui lui conviennent.
Il en faut à l'un de plaisantes, à un autre de
sérieuses: c'est l'art du soliloque qui formera
le Poëte au Dialogue. L'Auteur le conseille,
& en donne un exemple. Vous savez, dit-
.SUR LE DISCOURS,
etc. 347
il à son ami, que je suis exercé de longue
main. Si je quitte la société, & que je
rentre chez moi triste & chagrin, je me retire
dans mon cabinet, & là je me questionne
& je me demande: Qu'avez-vous? De l'hu
meur, &c..? Je me presse; j'arrache de moi
la vérité. Alors il me semble que j'ai une
ame tranquille, honnête & sereine, qui en
interroge une autre qui est honteuse de
quelque sottise qu'elle craint d'avouer. Ce
pendant l'aveu vient. Si c'est une sottise
que j'ai commise, comme cela m'arrive
assez souvent, je m'absous; si c'en est une
qu'on m'a faite, je pardonne. Cet examen
secret vous rendra, dit-il, plus honnête
homme & meilleur Auteur
Ecouter les hommes, & s'entretenir sou
vent avec soi, voilà le moyen de se former
au Dialogue. Avoir une belle imagination,
consulter l'ordre & l'enchaînement des cho
ses, ne pas redouter les scènes difficiles ni
le long travail, entrer par le centre de son
sujet, bien discerner le moment où l'action
doit commencer, savoir ce qu'il est à propos
de laisser en arriere, connoître les situations
qui affectent; voilà le talent d'après lequel OBSERVATIONS
on saura former un Plan: mais comment le
former, ce Plan? Ici l'Auteur expose une
idée d'Aristote, & il en fait l'application à
un sujet tragique & à un sujet comique; le
premier, est Iphigénie en Tauride; le second,
est son Pere de Famille. On ne peut trop
inviter les Auteurs qui se livrent au théâtre,
à méditer cet endroit: c'est l'art de former
une elquisse, de la féconder, & d'en faire
sortir les incidens. C'est-là qu'ils apprendront
ce que c'est que le vrai, le vraisemblable &
le merveilleux; ce que c'est que l'illusion, &
comment on la produit; que la certitude
historique est la base de la vérité dramatique;
quelle différence il y a entre le Drame & le
Roman; ce qu'il est permis de feindre; ce
que c'est que feindre; ce que c'est qu'un
Poëte; quel rapport il a avec un Philosophe;
que le Poëte qui feint, & le Philosophe qui
raisonne, sont également, & dans le même
sens, conséquens & inconséquens, & que
sans l'imagination, on n'est rien.
Mais le Poëte ne s'abandonnera pas à toute
la fougue de son imagination; il a un modele
de conduite dans les cas rares de l'ordre gé
néral des choses. Voilà sa régle. Tout cet SUR LE DISCOURS,
etc. 349
endroit est plein d'élévation, de force & de
philosophie. L'Auteur y prouve en passant,
& sans s'écarter de son sujet, que les notions
du juste & de l'injuste sont absolues.
Sup
.
posez, dit-il, deux hommes dans la nature;
que l'un de ces hommes soit la victime de
la passion de l'autre; à l'instant ils éprouve
ront des sentimens contraires; ils produi
ront des mouvemens opposés; ils pousse
ront des cris inarticulés & sauvages, qui,
rendus avec le tems dans la langue de l'hom
me policé, signifient & signifieront éternel
lement, Justice, Injustice
Après cette excursion, l'Auteur traite des
incidens, de leur choix, de leurs caracteres,
de la nécessité de ne toucher aux scènes qu'a
près avoir arrêté le plan, de l'influence des
scènes les unes sur les autres, &c..... De-là
il vient à la comparaison du Fils Naturel &
du Véritable ami de M. Goldoni. J'ai rendu
compte de ce morceau si péremptoire pour
M. Diderot, & si mortifiant pour ses accu
sateurs (1). Il révele son secret à ceux-ci;
c'est la lecture des Anciens. Il invite à cette
(1) Voyez les
Observations précédentes sur le Fils
Après avoir parlé du Dialogue & du Plan,
M. Diderot traite des caracteres, & veut
qu'ils contrastent avec les intérêts & les si
tuations, mais non entr'eux. Il prétend que
cette attention à ne prendre qu'une qualité
qu'on montre sans cesse, telle que la bonté,
& à laquelle on oppose continuellement une
autre qualité, telle que la méchanceté, est
une sorte d'antithèse de mauvais goût, qui
décele l'art, qui est usée, qui force à sacri
fier un des caracteres à l'autre, qui ajoûte
au vernis romanesque, qui rend le sujet du
Drame incertain, & qui restreint la peinture
de l'homme. Les Poëtes auront de la peine
à lui accorder ce point, quelques-uns seront SUR LE DISCOURS,
etc. 351
tentés de lui reprocher de n'avoir pu se passer
dans sa Pièce, du contraste qu'il blâme dans
sa Poétique. Voyez la réponse que j'ai faite
à cette objection (1).
Le seul contraste de style qui plaise à M. Diderot, est celui de sentiment ou d'images;
& il en donne des exemples sublimes, tirés
d'Homere, de Lucrece, d'Horace, d'Ana-créon, de Catulle, de l'Histoire Naturelle de
M. de Buffon & du livre
de l'Esprit. Ce
.
prestige, dit-il, tient quelquefois à un mot
qui détourne ma vue du sujet principal,
& qui me montre de côté, comme dans
l'Arcadie du Poussin, l'espace, le tems,
la vie, la mort ou quelqu'autre idée grande
& mélancolique, jettée tout au travers de
l'image de la volupté
L'Auteur parcourt ensuite rapidement
quelques regles du Genre Dramatique dont
il fait sentir le caprice. Il explique ce que
c'est qu'une exposition; il remarque qu'elle
sera froide, toutes les fois qu'elle ne sera
pas amenée par un incident important; &
(1) Voyez les
Observations précédentes sur le Fils
La suite de ses réflexions le conduit à
examiner l'utilité des spectacles. Il remarque
que tout peuple a des préjugés à détruire,
des vues à poursuivre, des ridicules à dé
crier, & a besoin de spectacles, mais qui
lui soient propres. Selon lui, attaquer les
Comédiens par leurs mœurs, c'est en vou
loir à tous les états; attaquer le spectacle par
son abus, c'est s'élever contre toutes sortes
d'instructions publiques. Ce n'est pas tout-à
fait là le systême de M. Rousseau. Mais, Nonnostrum inter vos tantas componere lites. Au
reste, M. Diderot a l'expérience pou; lui.
Ce fut un Farceur qui fit mourir Socrate dans SUR LE DISCOURS,
etc. 353
Athènes. Le même Farceur eût été aussi dan
gereux pour les ennemis de Socrate. M. Rous-seau prétend que tout Drame est pernicieux
pour les mœurs. Sa thèse est générale; il
l'appuie d'observations faites sur le Misan-thrope; & il oublie que le Tartuffe est à côté
du Misanthrope; & qu'il n'y a rien à objecter
au Tartuffe.
Mais un peuple n'est pas également propre
à exceller dans tous les Genres Dramatiques.
La Tragédie paroît être plus du génie ré
publicain; & la Comédie, gaie sur-tout, plus
du caractere monarchique. Pour que la
.
plaisanterie soit légere, il faut qu'elle frappe
en haut; & c'est ce qui arrivera dans un
état où les hommes sont distribués en diffé
rens ordres, qu'on peut comparer à une
haute pyramide, où ceux qui sont à la
base, chargés d'un poids qui les écrase,
sont forcés de garder du ménagement jus
ques dans la plainte
Chez un peuple esclave, tout se dégrade.
Les Poëtes y sont comme les fous à la Cour
des Rois, où ils tiennent leur franc-parler
du mépris qu'on fait d'eux; ou ressemblent
à certains coupables, qui, traînés devant OBSERVATIONS
nos Tribunaux, ne s'en retournent absous,
que parce qu'ils ont su contrefaire les in
sensés.
Nous avons des Comédies; les Anglois
ont des Satyres; les Italiens en sont réduits
au Drame burlesque: c'est une suite de la
différence des mœurs. Cette réflexion con
duit l'Auteur à rechercher quelles doivent
être les mœurs pour être poétiques. Il fait
le tableau des mœurs anciennes & des nô
tres; & ce tableau est un morceau de haute
éloquence. Il se demande quelle est la nature
qui convient au Poëte. Est-ce une nature
? Quand on se
brute ou cultivée, paisible ou troublée?
Préférera-t-il la beauté d'un jour pur &
serein, à l'horreur d'une nuit obscure, où
le sifflement interrompu des vents se mêle
par intervalles au murmure sourd & continu
d'un tonnerre éloigné? Préférera-t-il le
spectacle d'une mer tranquille, à celui des
flots agités; le muet & froid aspect d'un
palais, à la promenade parmi des ruines;
un édifice construit, un espace planté de
la main des hommes, au touffu d'une an
cienne forêt, au creux ignoré d'une roche
déserte; des nappes d'eau, des bassins, SUR LE DISCOURS,
etc. 355
des cascades, à la vue d'une cataracte qui
se brise en tombant à travers des rochers, &
dont le bruit se fait entendre du berger qui
a conduit son troupeau dans la montagne,
& qui l'écoute avec effroi
mêle de donner des leçons à des Poëtes, il
faut l'être soi-même; & tout ce morceau est
plein de Poésie.
Ce qui suit sur la naissance des Poëtes,
sur les événemens propres à la Poésie, sur les
tems du génie, sur les ressources d'un Poëte,
lorsque les mœurs d'un peuple sont foibles,
petites & maniérées, sur la façon de les
embellir, a de l'élévation, de la vérité, beau
coup de finesse & de goût.
Mais ce qui fait juger à l'Auteur combien
nous sommes encore loin de la vérité, c'est
le luxe de nos vêtemens, & la pauvreté de
nos décorations. Ici il compare la scène Dra
matique avec la peinture, & il donne les
loix de la peinture théâtrale. De-là il passe à
la Pantomime, qu'il regarde comme une
partie essentielle du Drame, & il montre la
nécessité de l'écrire, & les effets terribles
qu'on en pourroit attendre, par l'esquisse de
deux scènes tragiques: l'une est celle où OBSERVATIONS
Pilade & Oreste se disputent la mort; &
l'autre, est la mort même de Socrate. Il est
certain que la premiere glace d'effroi, &
que, si des Acteurs savoient rendre au théâtre
la seconde, on en soutiendroit à peine la re
présentation. C'est une suite de tableaux pa
thétiques, tous copiés d'après nature. L'Au
teur en conclut que le talent de la déclama
tion est un des plus rares & des plus pré
cieux.
Après s'être adressé aux Poëtes & aux
Acteurs, il parle aux Critiques & aux Au
teurs en général, & les traite avec assez peu
de ménagement les uns & les autres. Les Au
teurs sont trop sensibles; les Critiques ne
sont pas assez équitables: il faudroit aux uns
& aux autres plus de lumieres & plus de
probité.
Si le systême moral est corrompu, il faut
que le goût soit faux; ce que l'Auteur prouve
en peignant les caracteres de l'avare, de
l'hypocrite, du superstitieux.
Enfin, il termine son Ouvrage par le dis
cours d'un personnage épisodique; c'est une
sorte d'homme qui se laisse appeller Philo
sophe, & qui n'a aucune idée arrêtée du
vrai, du bon & du beau. Ce morceau paroît SUR LE DISCOURS,
etc. 357
destiné à faire sentir la nécessité de se former
dans un état d'ame tranquille, des principes
qu'on puisse se rappeller au milieu du trouble
des passions, en santé, en maladie, dans la
jeunesse, dans la vieillesse, pour n'avoir pas
un goût incertain, & flottant au gré des diffé
rentes circonstances de la vie.
Telle est, Monsieur, l'analyse abrégée du
Discours sur la Poésie Dramatique. Je n'en ai
parcouru que les endroits principaux. Mais
j'espere que ce que j'en ai dit, suffira pour
inviter à la lecture de l'Ouvrage entier. Il est
dicté par l'amour du bien, le goût du vrai,
& la connoissance de son objet, qui est d'é
tendre les lumieres de l'Art. On y reconnoît
par-tout le Poëte, l'Orateur & le Philoso
phe.
Avant-Propos,
11
ibid.
31
51
81
109
131
271
319
337
page 3
17
ibid.
57
119
155
191
229