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La Poésie Dramatique
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DE LA POÉSIE DRAMATIQUE.

A MON AMI Mr. GRIMM.

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DE LA POÉSIE DRAMATIQUE,

A MONSIEUR GRIMM.

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Vice cotis acutum Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi. Horat. de Art. poet.

[] SI un Peuple n'avoit jamais eu qu'un genre de Spectacle plaisant & gai, & qu'on lui en proposât un autre sérieux & touchant, sauriez-vous, mon Ami, ce qu'il en penseroit? Je me trompe fort, ou les hommes de sens, après en avoir conçu la possibilité, ne manque roient pas de dire: A quoi bon ce genre? La vie ne nous apporte-t-elle pas assez de peines réelles, sans qu'on nous en fasse encore d'imaginaires? Pourquoi donner entrée à la tristesse jusques dans nos amusemens? Ils parleroient comme des gens étrangers au plaisir de s'attendrir & de répandre des larmes. [] L'habitude nous captive. Un homme a-t-il paru avec une étincelle de génie? a-t-il produit quelque ouvrage? D'abord il étonne & partage les esprits; peu-à peu il les réunit; bientôt il est suivi d'une
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soule d'imitateurs; les modeles se mul- tiplient; on accumule les observations; on pose des regles; l'Art naît; on fixe ses limites, & l'on prononce que tout ce qui n'est pas compris dans l'enceinte étroite qu'on a tracée, est bisarre & mauvais: ce sont les colonnes d'Hercule, on n'ira point au-delà sans s'égarer. [] Mais rien ne prévaut contre le vrai. Le mauvais passe malgré l'éloge de l'im bécilité, & le bon reste malgré l'indé cision de l'ignorance & la clameur de l'envie. Ce qu'il y a de fâcheux, c'est que les hommes n'obtiennent justice que quand ils ne sont plus. Ce n'est qu'après qu'on a tourmenté leur vie, qu'on jette sur leurs tombeaux quelques fleurs ino dores. Que faire donc? Se reposer, ou subir une loi à laquelle de meilleurs que nous ont été soumis. Malheur à celui qui s'occupe, si son travail n'est pas la source de ses instans les plus doux, & s'il ne sait pas se contenter de peu de suffrages. Le nombre des bons juges est borné. O mon Ami, lorsque j'aurai publié quelque chose, que cesoit l'ébau che d'un drame, une idée philosophique, un morceau de morale ou de littérature, car mon esprit se délasse par la variété, j'irai vous voir. Si ma présence ne vous gêne pas, si vous venez à moi d'un air
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satissait; j'attendrai sans impatience que le temps & l'équité, que le temps amene toujours, aient apprécié mon ouvrage. [] S'il existe un genre, il est difficile d'en introduire un nouveau. Celui-ci est-il introduit? autre préjugé: bientôt on imagine que les deux genres adoptés sont voisins & se touchent. [] Zénon nioit la réalité du mouvement. Pour toute réponse, son adversaire se mit à marcher; & quand il n'auroit fait que boiter, il eût toujours répondu. [] J'ai essayé de donner dans le Fils Naturel l'idée d'un drame qui fût entre la Comédie & la Tragédie. [] Le Pere de Famille que je promis alors, & que des distractions continuelles ont retardé, est entre le genre sérieux du Fils Naturel, & la Comédie. [] Et si jamais j'en ai le loisir & le cou rage, je ne désespere pas de composer un drame qui se place entre le genre sérieux & la Tragédie. [] Qu'on reconnoisse à ces ouvrages quelque mérite, ou qu'on ne leur en accorde aucun, ils n'en démontreront pas moins, que l'intervalle que j'apper cevois entre les deux genres établis, n'étoit pas chimérique. [] Voici donc le systême dramatique dans toute son étendue. La Comédie
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gaie qui a pour objet le ridicule & le vice. La Comédie sérieuse qui a pour objet la vertu & les devoirs de l'homme. La Tragédie qui auroit pour objet nos malheurs domestiques. La Tragédie qui a pour objet les catastrophes publiques & les malheurs des grands. [] Mais qui est-ce qui nous peindra fortement les devoirs des hommes? Quelles seront les qualités du Poëte qui se proposera cette tâche? [] Qu'il soit Philosophe, qu'il ait descendu en lui-même, qu'il y ait vu la nature humaine, qu'il soit profon dément instruit des états de la société, qu'il en connoisse bien les fonctions & le poids, les inconvéniens & les avan tages. [] Mais comment renfermer dans les bornes étroites d'un drame tout ce qui appartient à la condition d'un homme? Où est l'intrigue qui puisse embrasser cet objet? On fera dans ce genre de ces pieces que nous appellons à tiroir; des scenes épisodiques suc céderont à des scenes épisodiques & décousues, ou tout au plus liées par une petite intrigue qui serpentera entr'elles: mais plus d'unité, peu d'action, point d'intérêt. Chaque scene réunira les deux points si recom
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mandés par Horace: mais il n'y aura point d'ensemble, & le tout sera sans consistence & sans énergie.
[] Si les conditions des hommes nous fournissent des piéces, telles par exemple que les Fâcheux de Moliere, c'est déjà quelque chose: mais je crois qu'on en peut tirer un meilleur parti. Les obli gations & les inconvéniens d'un état ne sont pas tous de la même importance. Il me semble qu'on peut s'attacher aux principaux, en faire la base de son ouvrage, & jetter le reste dans les détails. C'est ce que je me suis proposé dans le Pere de Famille, où l'établissement du Fils & de la Fille sont mes deux grands pivots. La fortune, la naissance, l'éducation, les devoirs des peres envers leurs enfans & des enfans envers leurs parens, le mariage, le célibat, tout ce qui tient à l'état d'un pere de famille, vient amené par le dialogue. Qu'un autre entre dans la carriere, qu'il ait le talent qui me manque; & vous verrez ce que son drame deviendra. [] Ce qu'on objecte contre ce genre, ne prouve qu'une chose; c'est qu'il est difficile à manier, que ce ne peut être l'ouvrage d'un enfant, & qu'il suppose plus d'art, de connoissances, de gravité & de force d'esprit, qu'on
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n'en a communément quand on se livre au théatre. [] Pour bien juger d'une production, il ne faut pas la rapporter à une autre production. Ce fut ainsi qu'un de nos premiers Critiques se trompa. Il dit: les Anciens n'ont point eu d'Opéra, donc l'Opéra est un mauvais genre. Plus circonspect ou plus instruit, il eût dit peut-être: les Anciens n'avoient qu'un Opéra, donc notre Tragédie n'est pas bonne. Meilleur Logicien, il n'eût fait ni l'un ni l'autre raisonnement. Qu'il y ait ou non des modeles subsistans, il n'importe. Il est une regle antérieure à tout, & la raison poétique étoit qu'il n'y avoit point encore de Poëtes: sans cela, comment auroit-on jugé le premier poëme? Fut-il bon parce qu'il plut? ou plut-il parce qu'il étoit bon? [] Les devoirs des hommes sont un fonds aussi riche pour le Poëte dramatique, que leurs ridicules & leurs vices; & les Piéces honnêtes & sérieuses réussiront par-tout, mais plus sûrement encore chez un peuple corrompu, qu'ailleurs. C'est en allant au Théatre qu'ils se sau veront de la compagnie des méchans dont ils sont entourés; c'est-là qu'ils trouveront ceux avec lesquels ils aime roient à vivre; c'est-là qu'ils verront
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l'espece humaine comme elle est, & qu'ils se réconcilieront avec elle. Les gens de bien sont rares; mais il y en a. Celui qui pense autrement, s'accuse lui-même, & montre combien il est malheureux dans sa femme, dans ses parens, dans ses amis, dans ses con noissances. Quelqu'un me disoit un jour, après la lecture d'un ouvrage honnête qui l'avoit délicieusement occupé: il me semble que je suis resté seul. L'ouvrage méritoit cet éloge; mais ses amis ne méritoient pas cette satyre. [] C'est toujours la vertu & les gens vertueux qu'il faut avoir en vue quand on écrit. C'est vous, mon Ami, que j'évoque quand je prends la plume; c'est vous que j'ai devant les yeux quand j'agis. C'est à Sophie que je veux plaire. Si vous m'avez souri, si elle a versé une larme, si vous m'en aimez tous les deux davantage, je suis récompensé. [] Lorsque j'entendis les scenes du Paysan dans le Faux-Généreux, je dis: voilà qui plaira à toute la terre & dans tous les temps; voilà qui fera fondre en larmes. L'effet a confirmé mon juge- ment. Cet épisode est tout-à-fait dans le genre honnête & sérieux. [] L'exemple d'un épisode heureux ne prouve rien, dira-t-on. Et si vous ne
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rompez le discours monotone de la vertu par le fracas de quelques ca- racteres ridicules & même un peu forcés, comme tous les autres ont fait; quoi que vous disiez du genre honnête & sérieux, je craindrai toujours que vous n'en tiriez que des scenes froides & sans couleur, de la morale ennuyeuse & triste, & des especes de sermons dialogués.
[] Parcourons les parties d'un drame, & voyons. Est-ce par le sujet qu'il en faut juger? Dans le genre honnête & sérieux, le sujet n'est pas moins impor tant que dans la Comédie gaie, & il y est traité d'une maniere plus vraie. Est-ce par les caracteres? Ils y peuvent être aussi divers & aussi originaux, & le Poëte est contraint de les dessiner encore plus fortement. Est-ce par les passions? Elles s'y montreront d'autant plus énergiques, que l'intérêt sera plus grand. Est-ce par le style? Il y sera plus nerveux, plus grave, plus élevé, plus violent, plus susceptible de ce que nous appellons le sentiment, qualité sans laquelle aucun style ne parle au cœur. Est-ce par l'absence du ridicule? Comme si la folie des actions & des discours, lorsqu'ils sont suggérés par un intérêt mal-entendu, ou par le transport de la
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passion, n'étoit pas le vrai ridicule des hommes & de la vie. [] J'en appelle aux beaux endroits de Térence; & je demande dans quel genre sont écrites ses scenes de Peres & d'Amans? [] Si dans le Pere de Famille je n'ai pas sçu répondre à l'importance de mon sujet; si la marche en est froide, les passions discoureuses & moralistes; si les caracteres du Pere, de son Fils, de Sophie, du Commandeur, de Ger meuil & de Cécile man quent de vigueur comique, sera-ce la faute du genre ou la mienne? [] Que quelqu'un se propose de mettre sur la scene la condition du Juge; qu'il intrigue son sujet d'une maniere aussi intéressante qu'il le comporte & que je le conçois; que l'homme y soit forcé par les fonctions de son état, ou de manquer à la dignité & à la sainteté de son ministere, & de se déshonorer aux yeux des autres & aux siens, ou de s'immoler lui-même dans ses passions, ses goûts, sa fortune, sa naissance, sa femme & ses enfans, & l'on prononcera après, si l'on veut, que le drame hon nête & sérieux est sans chaleur, sans couleur & sans force. [] Une maniere de me décider qui m'a
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souvent réussi, & à laquelle je reviens toutes les fois que l'habitude ou la nou veauté rend mon jugement incertain, car l'une & l'autre produisent cet effet; c'est de saisir par la pensée des objets, de les transporter de la nature sur la toile, & de les examiner à cette distance où ils ne sont ni trop près ni trop loin de moi. [] Appliquons ici ce moyen. Prenons deux Comédies, l'une dans le genre sérieux, & l'autre dans le genre gai; formons-en, scene à scene, deux gale- ries de tableaux; & voyons celle où nous nous promenerons le plus long tems & le plus volontiers, où nous éprouverons les sensations les plus fortes & les plus agréables, & où nous serons le plus pressés de retourner. [] Je le répete donc: l'honnête, l'hon nête. Il nous touche d'une maniere plus intime & plus douce que ce qui excite notre mépris & nos ris. Poëte, êtesvous sensible & délicat? pincez cette corde, & vous l'entendrez résonner ou frémir dans toutes les ames. [] La nature humaine est donc bonne? [] Oui, mon ami, & très-bonne. L'eau, l'air, la terre, le feu, tout est bon dans la nature; & l'ouragan qui s'éleve sur la fin de l'automne, secoue les forêts,
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& frappant les arbres les uns contre les autres, en brise & sépare les branches mortes; & la tempête qui bat les eaux de la mer & les purifie; & le volcan qui verse de son flanc entr'ouvert des flots de matieres embrasées, & porte dans l'air la vapeur qui le nettoie. [] Ce sont les misérables conventions qui pervertissent l'homme, & non la nature humaine, qu'il faut accuser. En effet, qu'est-ce qui nous affecte comme le récit d'une action généreuse? Où est le malheureux qui puisse écouter froi dement la plainte d'un homme de bien? [] Le parterre de la Comédie est le seul endroit où les larmes de l'homme ver tueux & du méchant soient confondues. Là, le méchant s'irrite contre des in justices qu'il auroit commises, compatit à des maux qu'il auroit occasionnés, & s'indigne contre un homme de son propre caractere. Mais l'impression est reçue, elle demeure en nous, malgré nous; & le méchant sort de sa loge moins disposé à faire le mal que s'il eût été gourmandé par un orateur sévere & dur. [] Le Poëte, le Romancier, le Comédien vont au cœur d'une maniere détournée, & en frappent d'autant plus sûrement & plus fortement l'ame, qu'elle s'étend
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& s'offre d'elle-même au coup. Les peines sur lesquelles ils m'attendrissent sont imaginaires; d'accord: mais ils m'attendrissent. Chaque ligne de l'Hom me de qualité retiré du monde, du Doyen de Killerine, & de Cléveland, excite en moi un mouvement d'intérêt sur les malheurs de la vertu, & me coûte des larmes. Quel art seroit plus funeste que celui qui me rendroit complice du vi cieux? Mais aussi quel art plus précieux que celui qui m'attache imperceptible ment au sort de l'homme de bien; qui me tire de la situation tranquille & douce dont je jouis, pour me promener avec lui, m'enfoncer dans les cavernes où il se refugie, & m'associer à toutes les traverses par lesquelles il plaît au Poëte d'éprouver sa constance? [] O quel bien il en reviendroit aux hommes, si tous les arts d'imitation se proposoient un objet commun, & con couroient un jour avec les loix pour nous faire aimer la vertu & haïr le vice! C'est au Philosophe à les y inviter; c'est à lui à s'adresser au Poëte, au Peintre, au Musicien, & à leur crier avec force: Hommes de génie, pourquoi le Ciel vous a-t-il doués? S'il en est entendu, bientôt les images de la débauche ne couvriront plus les murs de nos palais;
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nos voix ne seront plus des organes du crime, & le goût & les mœurs y gagneront. Croit-on en effet que l'action de deux époux aveugles qui se cher cheroient encore dans un âge avancé, & qui les paupieres humides des larmes de la tendresse, se serreroient les mains, & se caresseroient, pour ainsi dire, au bord du tombeau, ne demanderoit pas le même talent & ne m'intéresseroit pas davantage que le spectacle des plaisirs violens dont leurs sens tout nouveaux s'enivroient dans l'adolescence? [] Quelquefois j'ai pensé qu'on discu teroit au théatre les points de Morale les plus importans, & cela sans nuire à la marche violente & rapide de l'action dramatique. [] De quoi s'agiroit-il en effet? De disposer le poëme de maniere que les choses y fussent amenées comme l'abdi cation de l'empire l'est dans Cinna. C'est ainsi qu'un Poëte agiteroit la question du suicide, de l'honneur, du duel, de la fortune, des dignités & cent autres. Nos Poëmes en prendroient une gravité qu'ils n'ont pas. Si une telle scene est nécessaire, si elle tient au fond, si elle est annoncée & que le spectateur la desire, il y donnera toute son attention, & il en sera bien autrement affecté que
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de ces petites sentences alambiquées dont nos ouvrages modernes sont cousus. [] Ce ne sont pas des mots que je veux remporter du théatre, mais des impres sions. Celui qui prononcera d'un drame dont on citera beaucoup de pensées détachées, que c'est un ouvrage médio cre, se trompera rarement. Le Poëme excellent est celui dont l'effet demeure long-temps en moi. [] O Poëtes dramatiques, l'applaudisse- ment vrai que vous devez vous proposer d'obtenir, ce n'est pas ce battement de mains qui se fait entendre subitement après un vers éclatant, mais ce soupir profond qui part de l'ame après la contrainte d'un long silence, & qui la soulage. Il est une impression plus vio lente encore, & que vous concevrez, si vous êtes nés pour votre Art & si vous en pressentez toute la magie: c'est de mettre un peuple comme à la gêne. Alors les esprits seront troublés, incer tains, flottans, éperdus, & vos specta teurs tels que ceux qui dans les trem blemens d'une partie du globe, voient les murs de leurs maisons vaciller, & sentent la terre se dérober sous leurs pieds. [] Il est une sorte de drame où l'on pré senteroit la Morale directement & avec
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succès. En voici un exemple. Ecoutez bien ce que nos juges en diront, & s'ils le trouvent froid, croyez qu'ils n'ont ni énergie dans l'ame, ni idée de la véri table éloquence, ni sensibilité, ni en trailles. Pour moi, je pense que l'homme de génie qui s'en emparera, ne laissera pas aux yeux le temps de se sécher, & que nous lui devrons le spectacle le plus touchant, & une des lectures les plus instructives & les plus délicieuses que nous puissions faire. C'est la mort de Socrate. [] La scene est dans une prison. On y voit le Philosophe enchaîné & couché sur la paille. Il est endormi. Ses amis ont corrompu ses gardes, & ils viennent dès la pointe du jour lui annoncer sa délivrance. [] Tout Athenes est dans la rumeur, mais l'homme juste dort. [] De l'innocence de la vie. Qu'il est doux d'avoir bien vécu, lorsqu'on est sur le point de mourir! Scene premiere. [] Socrate s'éveille; il apperçoit ses amis, il est surpris de les voir si matin. [] Le songe de Socrate. [] Ils lui apprennent ce qu'ils ont exé cuté; il examine avec eux ce qu'il lui convient de faire.
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[] Du respect qu'on se doit à soi-même, & de la sainteté des Loix. Scene seconde. [] Les gardes arrivent; on lui ôte ses chaînes. [] La fable sur la peine & sur le plaisir. [] Les Juges entrent, & avec eux les accusateurs de Socrate & la foule du peuple. Il est accusé, & il se défend. [] L'apologie. Scene troisieme. [] Il faut ici s'assujettir au costumé: il saut qu'on lise les accusations; que Socrate interpelle ses juges, ses accu sateurs, & le peuple; qu'il les presse; qu'il les interroge; qu'il leur réponde. Il saut montrer la chose comme elle s'est passée; & le spectacle n'en sera que plus vrai, plus frappant & plus beau. [] Les Juges se retirent; les amis de Socrate restent; ils ont pressenti la con damnation. Socrate les entretient & les console. [] De l'immortalité de l'ame. Scene quatrieme. [] Il est jugé. On lui annonce sa mort. Il voit sa femme & ses enfans. On lui apporte la ciguë. Il meurt. Scene cinq. [] Ce n'est-là qu'un acte; mais s'il est bienfait, il aura presque l'étendue d'une piéce ordinaire. Quelle éloquence ne demande-t-il pas? quelle profondeur de philosophie! quel naturel! quelle
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vérité! Si l'on saisit bien le caractere ferme, simple, tranquille, serein & élevé du Philosophe, on éprouvera combien il est difficile à peindre. A chaque instant il doit amener le ris sur le bord des levres & les larmes aux yeux. Je mour rois content, si j'avois rempli cette tâche comme je la conçois. Encore une fois, si les critiques ne voient là-dedans qu'un enchaînement de discours philosophi ques & froids, ô les pauvres gens! que je les plains! [] Pour moi, je fais plus de cas d'une passion, d'un caractere qui se dévelope peu-à-peu, & qui finit par se montrer dans toute son énergie, que de ces combinaisons d'incidens dont on forme le tissu d'une piéce où les personnages & les spectateurs sont également bal lotés. Il me semble que le bon goût les dédaigne, & que les grands effets ne s'en accommodent pas. Voilà cependant ce que nous appellons du mouvement. Les Anciens en avoient une autre idée. Une conduite simple, une action prise le plus près de sa fin pour que tout fût dans l'extrême, une catastrophe sans cesse imminente & toujours éloignée par une circonstance simple & vraie, des discours énergiques, des passions fortes, des tableaux, un ou deux
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caracteres fermement dessinés: voilà tout leur appareil. Il n'en falloit pas davantage à Sophocle pour renverser les esprits. Celui à qui la lecture des Anciens a déplu, ne saura jamais combien notre Racine doit au vieil Homere. [] N'avez-vous pas remarqué comme moi, que quelque compliquée que fût une piéce, il n'est presque personne qui n'en rendît compte au sortir de la pre miere représentation. On se rappelle facilement les événemens, mais non les discours; & les événemens une fois connus, la piéce compliquée a perdu son effet. [] Si un ouvrage dramatique ne doit être représenté qu'une fois & jamais imprimé, je dirai au Poëte: compliquez tant qu'il vous plaira; vous agiterez, vous occuperez sûrement; mais soyez simple, si vous voulez être lu & rester. [] Un belle scene contient plus d'idées que tout un drame ne peut offrir d'in cidens; & c'est sur les idées qu'on revient. C'est ce qu'on entend sans se lasser, c'est ce qui affecte en tout temps. La scene de Roland dans l'antre où il attend en vain la perfide Angélique; le discours de Lusignan à sa fille; celui de Clytemnestre à Agamemnon me sont toujours nouveaux.
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[] Quand je permets de compliquer tant qu'on voudra, c'est la même action. Il est presque impossible de conduire deux intrigues à la fois, sans que l'une n'intéresse aux dépens de l'autre. Com bien j'en pourrois citer d'exemples modernes! mais je ne veux pas offenser. [] Qu'y a-t-il de plus adroit que la maniere dont Térence a entrelacé les amours de Pamphile & de Charinus dans l'Andrienne? Cependant l'a-t-il fait sans inconvénient? Au commen cement du second acte, ne croiroit-on pas entrer dans une autre piéce? & le cinquieme finit-il d'une maniere bien intéressante? [] Celui qui s'engage à mener deux intrigues à la fois, s'impose la nécessité de les dénouer dans un même instant. Si la principale s'acheve la premiere, celle qui reste ne se supporte plus; si c'est au contraire l'intrigue épisodique qui abandonne la principale, autre inconvénient; des personnages ou dis paroissent tout-à-coup, ou se remon trent sans raison, & l'ouvrage se mutile ou se refroidit. [] Que deviendroit la piéce que Térence a intitulée l'Eautontimorumenos, ou l'Ennemi de lui-même, si par un effort de génie le Poëte n'avoit sçu reprendre
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l'intrigue de Clinia, qui se termine au troisieme acte, & la renouer avec celle de Clitiphon? [] Térence transporta l'intrigue de la Périnthienne de Ménandre dans l'An drienne du même Poëte Grec, & de deux piéces simples il en fit une com posée. Je fis le contraire dans le Fils Naturel. Goldoni avoit fondu dans une farce en trois actes l'Avare de Moliere avec les caracteres de l'Ami vrai. Je séparai ces sujets, & je fis une piéce en cinq actes: bonne ou mauvaise, il est certain que jeus raison en ce point. [] Térence prétend que pour avoir doublé le sujet de l'Eautontimorumenos, sa piéce est nouvelle; & j'y consens: pour meilleure, c'est autre chose. [] Si j'osois me flatter de quelque adresse dans le Pere de Famille, ce seroit d'avoir donné à Germeuil & à Cécile une passion qu'ils ne peuvent s'avouer dans les pre miers actes, & de l'avoir tellement subordonnée dans toute la piéce à celle de Saint-Albin pour Sophie, que même après une déclaration, Germeuil & Cécile ne peuvent s'entretenir de leur passion, quoiqu'ils se retrouvent en semble à tout moment. [] Il n'y a point de milieu: on perd toujours d'un côté ce que l'on gagne
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de l'autre. Si vous obtenez de l'intérêt & de la rapidité par des incidens mul tipliés, vous n'aurez plus de discours; vos personnages auront à peine le temps de parler; ils agiront au lieu de se dé veloper. J'en parle par expérience. [] On ne peut mettre trop d'action & de mouvement dans la Farce: qu'y diroit-on de supportable? Il en faut moins dans la Comédie gaie, moins encore dans la Comédie sérieuse, & presque point dans la Tragédie. [] Moins un genre est vraisemblable, plus il est facile d'y être rapide & chaud. On a de la chaleur aux dépens de la vérité & des bienséances. La chose la plus maussade, ce seroit un drame bur lesque & froid. Dans les genres sérieux, le choix des incidens rend la chaleur difficile à conserver. [] Cependant une Farce excellente n'est pas l'ouvrage d'un homme ordinaire. Elle suppose une gaieté originale; les caracteres en sont comme les grotesques de Calot, où les principaux traits de la figure humaine sont conservés. Il n'est pas donné à tout le monde d'estropier ainsi. Si l'on croit qu'il y ait beaucoup plus d'hommes capables de faire Pour- ceaugnac que le Misantrope, on se trompe.
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[] Qu'est-ce qu'Aristophane? Un far- ceur original. Un Auteur de cette espece doit être précieux pour le Gouverne ment, s'il sait l'employer. C'est à lui qu'il faut abandonner tous les enthou- siastes qui troublent de temps en temps la société. Si on les expose à la foire, on n'en remplira pas les prisons. [] Quoique le mouvement varie selon les genres qu'on traite, l'action marche toujours. Elle ne s'arrête pas même dans les entr'actes. C'est une masse qui se détache du sommet d'un rocher: sa vîtesse s'accroît à mesure qu'elle descend, & elle bondit d'espace en espace, par les obstacles qu'elle rencontre. [] Si cette comparaison est juste; s'il est vrai qu'il y ait d'autant moins de dis cours qu'il y a plus d'action, on doit plus parler qu'agir dans les premiers actes, & plus agir que parler dans les derniers. [] Est-il plus difficile d'établir le plan que de dialoguer? c'est une question que j'ai souvent entendu agiter; & il m'a toujours semblé que chacun répondoit plutôt selon son talent que selon la vérité de la chose. [] Un homme à qui le commerce du monde est familier, qui parle avec aisance, qui connoît les hommes, qui
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les a étudiés, écoutés, & qui sait écrire, trouve le plan difficile. [] Un autre qui a de l'étendue dans l'esprit, qui a médité l'art poëtique, qui connoît le théatre, à qui l'expé- rience & le goût ont indiqué les situa tions qui intéressent, qui sait combiner des événemens, formera son plan avec assez de facilité; mais les scenes lui donneront de la peine. Celui-ci se con tentera d'autant moins de son travail, que versé dans les meilleurs Auteurs de sa langue & des langues anciennes, il ne peut s'empêcher de comparer ce qu'il fait à des chefs-d'œuvre qui lui sont présens. S'agit-il d'un récit? celui de l'Andrienne lui revient; d'une scene de passion? l'Eunuque lui en offrira dix pour une qui le désespéreront. [] Au reste, l'un & l'autre sont l'ouvrage du génie; mais le génie n'est pas le même. C'est le plan qui soutient une piéce compliquée: c'est l'art du discours & du dialogue qui fait écouter & lire une piéce simple. [] J'observerai pourtant qu'en général il y aplus de piéces bien dialoguées que de piéces bien conduites. Le génie qui dispose les incidens, paroît plus rare que celui qui trouve les vrais discours. Combien de belles scenes dans
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Moliere! On compte ses dénouemens heureux. [] Les plans se forment d'après l'ima gination; les discours d'après la nature. [] On peut former une infinité de plans d'un même sujet, & d'après les mêmes caracteres. Mais les caracteres étant donnés, la maniere de faire parler est une. Vos personnages auront telle ou telle chose à dire, selon les situations où vous les aurez placés: mais étant les mêmes hommes dans toutes ces situa tions, jamais ils ne se contrediront. [] On seroit tenté de croire qu'un drame devroit être l'ouvrage de deux hommes de génie, l'un qui arrangeât, & l'autre qui fît parler. Mais qui est-ce qui pourra dialoguer d'après le plan d'un autre? Le génie du dialogue n'est pas universel; chaque homme se tâte & sent ce qu'il peut: sans qu'il s'en apperçoive, en formant son plan il cherche les situations dont il espere sortir avec succès. Changez ces situations, & il lui semblera que son génie l'abandonne. Il faut à l'un des situations plaisantes; à l'autre, des scenes morales & graves; à un troisieme, des lieux d'éloquence & de pathétique. Donnez à Corneille un plan de Racine, & à Racine un plan de Corneille, & vous verrez comment ils s'en tireront.
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[] Né avec un caractere sensible & droit, j'avoue, mon Ami, que je n'ai jamais été effrayé d'un morceau d'où j'espérois sortir avec les ressources de la raison & de l'honnêteté. Ce sont des armes que mes parens m'ont appris à manier de bonne heure: je les ai si souvent employées contre les autres & contre moi. [] Vous savez que je suis habitué de longue main à l'art du soliloque. Si je quitte la société & que je rentre chez moi triste & chagrin, je me retire dans mon cabinet, & là je me questionne & je me demande: Qu'avez-vous? de l'humeur?... Oui.... Est-ce que vous vous portez mal?... Non.... Je me presse, j'arrache de moi la vérité. Alors il me semble que j'aie une ame gaie, tranquille, honnête & sereine, qui en interroge une autre qui est honteuse de quelque sottise qu'elle craint d'avouer. Cependant l'aveu vient. Si c'est une sottise que j'ai commise, comme il m'ar rive assez souvent, je m'absous. Si c'en est une qu'on m'a faite, comme il arrive quand j'ai rencontré des gens disposés à abuser de la facilité de mon caractere, je pardonne. La tristesse se dissipe; je rentre dans ma famille bon époux, bon pere, bon maître, du moins je l'imagine;
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& personne ne se ressent d'un chagrin qui alloit se répandre sur tout ce qui m'eût approché. [] Je conseillerai cet examen secret à tous ceux qui voudront écrire; ils en deviendront à coup sûr plus honnêtes gens & meilleurs Auteurs. [] Que j'aie un plan à former, sans que je m'en apperçoive, je chercherai des situations qui quadreront à mon talent & à mon caractere. [] Ce plan sera-t-il le meilleur? [] Il me le paroîtra sans doute. [] Mais aux autres? [] C'est une autre question. [] Ecouter les hommes, & s'entretenir souvent avec soi; voilà les moyens de se former au dialogue. [] Avoir une belle imagination; con sulter l'ordre & l'enchaînement des choses; ne pas redouter les scenes difficiles ni le long travail; entrer par le centre de son sujet; bien discerner le moment où l'action doit commencer; sçavoir ce qu'il est à propos de laisser en arriere; connoître les situations qui affectent: voilà le talent d'après lequel on saura former un plan. [] Sur-tout s'imposer la loi de ne pas jetter sur le papier une seule idée de détail, que le plan ne soit arrêté.
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[] Comme le plan coûte beaucoup & qu'il veut être long-temps médité, qu'ar rive-t-il à ceux qui se livrent au genre dramatique & qui ont quelque facilité à peindre des caracteres? Ils ont une vue générale de leur sujet, ils connoissent à peu près les situations, ils ont projetté leurs caracteres: & lorsqu'ils se sont dit: cette mere sera coquette, ce pere sera dur, cet amant libertin, cette jeune fille sensible & tendre , la fureur de faire les scenes les prend. Ils écrivent; ils écrivent; ils rencontrent des idées fines, délicates, fortes même; ils ont des morceaux charmans & tout prêts: mais lorsqu'ils ont beaucoup travaillé, & qu'ils en viennent au plan, car c'est toujours-là qu'il en faut venir, ils cher- chent à placer ce morceau charmant; ils ne se résoudront jamais à perdre cette idée délicate ou forte; ils feront le contraire de ce qu'il falloit, le plan pour les scenes qu'il falloit faire pour le plan. De-là une conduite & même un dia logue contraints, beaucoup de peine & de temps perdus, & une multitude de copeaux qui demeurent sur le chan tier. Quel chagrin, sur-tout si l'ouvrage est en vers! [] J'ai connu un jeune Poëte qui ne manquoit pas de génie, & qui a écrit
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plus de trois ou quatre mille vers d'une Tragédie qu'il n'a point achevée, & qu'il n'achevera jamais. [] Soit donc que vous composiez en vers, ou que vous écriviez en prose; faites d'abord le plan: après cela vous songerez aux scenes. [] Mais comment former le plan? Il y a dans la Poétique d'Aristote une belle idée là-dessus. Elle m'a servi; elle peut servir à d'autres, & la voici. [] Entre une infinité d'hommes qui ont écrit de l'Art poétique, trois sont par ticuliérement célebres: Aristote, Ho race & Boileau. Aristote est un philo sophe qui marche avec ordre, qui établit des principes généraux, & qui en laisse les conséquences à tirer & les applica tions à faire. Horace est un homme de génie qui semble affecter le désordre, & qui parle en Poëte à des Poëtes. Boileau est un maître qui cherche à donner le précepte & l'exemple à son disciple. [] Aristote dit en quelque endroit de sa Poétique: soit que vous travailliez sur un sujet connu, soit que vous en tentiez un nouveau, commencez par esquisser la Fable, & vous penserez ensuite aux épisodes ou circonstances qui doivent l'étendre. Est-ce une Tragédie?
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dites: une jeune Princesse est conduite sur un autel pour y être immolée; mais elle disparoît tout-à-coup aux yeux des spectateurs, & elle est transportée dans un pays où la coutume est de sacrifier les étrangers à la Déesse qu'on y adore. On la fait Prêtresse. Quelques années après, le frere de cette Princesse arrive dans ce pays: il est saisi par les habi- tans; & sur le point d'être sacrifié par les mains de sa sœur, il s'écrie: ce n'est donc pas assez que ma sœur ait été sacrifiée, il faut que je le sois aussi! A ce mot il est reconnu & sauvé. [] Mais pourquoi la Princesse avoitelle été condamnée à mourir sur un autel? [] Pourquoi immole-t-on les étrangers dans la terre barbare où son frere la rencontre? [] Comment a-t-il été pris? [] Il vient pour obéir à un oracle. Et pourquoi cet oracle? [] Il est reconnu par sa sœur. Mais cette reconnoissance ne se pouvoit-elle faire autrement? [] Toutes ces choses sont hors du sujet. Il faut les suppléer dans la fable. [] Le sujet appartient à tous. Mais le Poëte disposera du reste à sa fantaisie; & celui qui aura rempli sa tâche de la
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maniere la plus simple & la plus né cessaire, aura le mieux réussi. [] L'idée d'Aristote est propre à tous les genres dramatiques; & voici com ment j'en ai fait usage pour moi. [] Un pere a deux enfans, un fils & une fille. La fille aime secretement un jeune homme qui demeure dans la maison. Le fils est entêté d'une inconnue qu'il a vue dans son voisinage. Il a tâché de la corrompre, mais inutilement. Il s'est déguisé & établi à côté d'elle sous un nom & sous des habits empruntés. Il passe-là pour un homme du peuple, attaché à quelque profession méchani que. Censé le jour à son travail, il ne voit celle qu'il aime que le soir. Mais le pere attentif à ce qui se passe dans sa maison, apprend que son fils s'absente toutes les nuits. Cette conduite qui annonce le déréglement, l'inquiete: il attend son fils. [] C'est-là que la piéce commence. [] Qu'arrive-t-il ensuite? C'est que cette fille convient à son fils; & que découvrant en même temps que sa fille aime le jeune homme à qui il la desti noit, il la lui accorde, & qu'il conclut deux mariages contre le gré de son beaufrere qui avoit d'autres vues.
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[] Mais pourquoi la fille aime-t-elle secretement? [] Pourquoi le jeune homme qu'elle aime est-il dans la maison? Qu'y fait-il? Qui est-il? [] Qui est cette inconnue dont le fils est épris? Comment est-elle tombée dans l'état de pauvreté où elle est? [] D'où est-elle? Née dans la province, qu'est-ce qui l'a amenée à Paris? Qu'estce qui l'y retient? [] Qu'est-ce que le beau-frere? [] D'où vient l'autorité qu'il a dans la maison du pere? [] Pourquoi s'oppose-t-il à des mariages qui conviennent au pere? [] Mais la scene ne pouvant se passer en deux endroits, comment la jeune inconnue entrera-t-elle dans la maison du pere? [] Comment le pere découvre-t-il la passion de sa fille & du jeune homme qu'il a chez lui? [] Quelle raison a-t-il de dissimuler ses desseins? [] Comment arrive-t-il que la jeune inconnue lui convienne? [] Quels sont les obstacles que le beaufrere apporte à ses vues? [] Comment le double mariage se faitil malgré ces obstacles?
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[] Combien de choses qui demeurent indéterminées après que le Poëte a fait son esquisse. Mais voilà l'argument & le fond. C'est de-là qu'il doit tirer la division des actes, le nombre des per sonnages, leurs caracteres, & le sujet des scenes. [] Je vois que cette esquisse me convient, parce que le pere dont je me propose de faire sortir le caractere, sera trèsmalheureux. Il ne voudra point un mariage qui convient à son fils; sa fille lui paroîtra s'éloigner d'un mariage qu'il veut, & la défiance d'une délicatesse réciproque les empêchera l'un & l'autre de s'avouer leurs sentimens. [] Le nombre de mes personnages sera décidé. [] Je ne suis plus incertain sur leurs caracteres. [] Le pere aura le caractere de son état. Il sera bon, vigilant, ferme & tendre. Placé dans la circonstance la plus difficile de sa vie, elle suffira pour déployer toute son ame. [] Il faut que son fils soit violent. Plus une passion est déraisonnable, moins il faut qu'elle soit libre. [] Sa maîtresse ne sera jamais assez ai mable. J'en ai fait un enfant innocent, bonnête & sensible.
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[] Le beau-frere qui est mon machiniste, homme d'une tête étroite & à préjugés, sera dur, foible, méchant, importun, rusé, tracassier, le trouble de la mai son, le fléau du pere & des enfans, & l'aversion de tout le monde. [] Qu'est-ce que Germeuil? C'est le fils d'un ami du Pere de Famille, dont les affaires se sont dérangées, & qui a laissé cet enfant sans ressource. Le Pere de Famille l'a pris chez lui après la mort de son ami, & l'a fait élever comme son fils. [] Cécile persuadée que son pere ne lui acccordera jamais cet homme pour époux, le tiendra à une grande distance d'elle, le traitera quelquefois avec du reté; & Germeuil arrêté par cette conduite & par la crainte de manquer au Pere de Famille son bienfaiteur, se renfermera dans les bornes du respect; mais les apparences ne seront pas si bien gardées de part & d'autre, que la passion ne perce tantôt dans les discours, tantôt dans les actions, mais toujours d'une maniere incertaine & légere. [] Germeuil sera donc d'un caractere ferme, tranquille, & un peu renfermé. [] Et Cécile un composé de hauteur, de vivacité, de réserve & de sensibilité. [] L'espece de dissimulation qui con
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tiendra ces amans, trompera aussi le Pere de Famille. Détourné de ses desseins par cette fausse antipathie, il n'osera proposer à sa fille pour époux un homme qui ne laisse appercevoir aucun penchant pour elle, & qu'elle paroît avoir pris en aversion. [] Le pere dira: n'est-ce pas assez de tourmenter mon fils en lui ôtant une femme qu'il aime, sans aller encore persécuter ma fille en lui proposant pour époux un homme qu'elle n'aime pas? [] La fille dira: n'est-ce pas assez du chagrin que mon pere & mon oncle ressentent de la passion de mon frere, sans l'accroître encore par un aveu qui révolteroit tout le monde? [] Par ce moyen l'intrigue de la fille & de Germeuil sera sourde, ne nuira point à celle du fils & de sa maîtresse, & ne servira qu'à augmenter l'humeur de l'oncle & le chagrin du pere. [] J'aurai réussi au-delà de mes espé rances, si je parviens à tellement inté resser ces deux personnages à la passion du fils, qu'ils ne puissent s'occuper de la leur. Leur penchant ne partagera plus l'intérêt; il rendra seulement leurs scenes plus piquantes. [] J'ai voulu que le pere fût le person nage principal. L'esquisse restoit la
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même; mais tous les épisodes chan geoient, si j'avois choisi pour mon héros, ou le fils, ou l'ami, ou l'oncle. [] Si le Poëte a de l'imagination, & qu'il se repose sur son esquisse, il la fécon dera, il en verra sortir une foule d'incidens, & il ne sera plus embarrassé que du choix. [] Qu'il se rende difficile sur ce point, lorsque son sujet est sérieux. On ne souffriroit pas aujourd'hui qu'un pere vînt avec une cloche de mulet mettre en fuite un pédant, ni qu'un mari se cachât sous une table pour s'assurer par lui-même des discours qu'on tient à sa femme. Ces moyens sont de la farce. [] Si une jeune Princesse est conduite vers un autel sur lequel on doit l'im moler, on ne voudra pas qu'un aussi grand événement ne soit fondé que sur l'erreur d'un messager qui suit un che min, tandis que la Princesse & sa mere s'avancent par un autre. [] La fatalité qui nous joue n'attache- t-elle pas des révolutions plus impor tantes à des causes plus légeres? [] Il est vrai. Mais le Poëte ne doit pas l'imiter en cela. Il emploiera cet inci- dent, s'il est donné par l'histoire. Mais il ne l'inventera pas. Je jugerai ses
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moyens plus sévérement que la conduite des Dieux. [] Qu'il soit scrupuleux dans le choix des incidens, & sobre dans leur usage; qu'il les proportionne à l'importance de son sujet, & qu'il établisse entr'eux une liaison presque nécessaire. [] Plus les moyens par lesquels la volonté des Dieux s'accomplira sur les hommes, seront obscurs & foibles, plus je serai effrayé de leur sort. [] J'en conviens. Mais il faut que je ne puisse douter que telle a été la volonté, non du Poëte, mais des Dieux. [] La Tragédie demande de l'importance dans les moyens; la Comédie de la finesse. [] Un amant jaloux est-il incertain des sentimens de son ami? Térence laissera sur la scene un Dave qui écoutera les discours de celui-ci & qui en fera le récit à son maître. Nos François vou dront que leur Poëte en sache davantage. [] Un vieillard sotement vain changera son nom bourgeois d'Arnolphe en celui de Monsieur de la Souche, & cet expédient ingénieux fondera toute l'in trigue, & en amenera le dénouement d'une maniere simple & inattendue: alors ils s'écriront, à merveilles! & ils auront raison. Mais si sans aucune
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vraisemblance, & cinq ou six fois de suite, on leur montre cet Arnolphe devenu le confident de son rival & la dupe de sa pupille, allant de Valere à Agnès, & retournant d'Agnès à Valere, ils diront: ce n'est pas un Drame que cela, c'est un Conte; & si vous n'avez pas tout l'esprit, toute la gaieté, tout le génie de Moliere, ils vous accuseront d'avoir manqué d'invention, & ils répé teront: c'est un Conte à dormir. [] Si vous avez peu d'incidens, vous aurez peu de personnages. N'ayez point de personnages superflus; & que des fils imperceptibles lient tous vos incidens. [] Sur-tout ne tendez point de fils à faux: en m'occupant d'un embarras qui ne viendra point, vous égarerez mon attention. [] Tel est, si je ne me trompe, l'effet du discours de Frosine dans l'Avare. Elle s'engage à détourner l'Avare du dessein d'épouser Marianne par le moyen d'une Vicomtesse de Basse-Bretagne dont elle se promet des merveilles & le spectateur avec elle. Cependant la piéce finit, sans qu'on revoie ni Frosine, ni sa Basse-Bretonne qu'on attend toujours. [] Quel ouvrage qu'un plan contre lequel on n'auroit point d'objection! Y en a-t-il un? Plus il sera compliqué, moins
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il sera vrai. Mais on demande du plan d'une Comédie & du plan d'une Tra gédie, quel est le plus difficile? [] Il y a trois ordres de choses. L'histoire où le fait est donné. La Tragédie où le Poëte ajoûte à l'histoire ce qu'il imagine en pouvoir augmenter l'intérêt. La Comédie où le Poëte invente tout. [] D'où l'on peut conclure que le Poëte comique est le Poëte par excellence. C'est lui qui fait. Il est dans sa sphere ce que l'Etre tout-puissant est dans la nature. C'est lui qui crée, qui tire du néant; avec cette différence que nous n'entrevoyons dans la nature qu'un enchaînement d'effets dont les causes nous sont inconnues, au lieu que la marche du drame n'est jamais obscure; & que si le Poëte nous cache assez de ses ressorts pour nous piquer, il nous en laisse toujours appercevoir assez pour nous satisfaire. [] Mais la Comédie étant une imitation de la nature dans toutes ses parties, le Poëte n'a-t-il pas un modele auquel il se doive conformer, même lorsqu'il forme son plan? [] Sans doute. [] Quel est donc ce modele? [] Avant que de répondre, je deman derai: qu'est-ce qu'un plan?
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[] Un plan, c'est un histoire merveil leuse distribuée selon les regles du genre dramatique; histoire qui est en partie de l'invention du Poëte tragi que, & toute entiere de l'invention du Poëte comique. [] Fort bien. Quel est donc le fondement de l'art dramatique? [] L'art historique? [] Rien n'est plus certain. On a comparé la Poésie à la Peinture, & l'on a bien fait; mais une comparaison plus utile & plus féconde en vérités, ç'auroit été celle de l'Histoire à la Poésie. On se seroit ainsi formé des notions exactes du vrai, du vraisemblable & du possible; & l'on eût fixé l'idée nette & précise du merveilleux, terme commun à tous les genres de poésie, & que peu de Poëtes sont en état de bien définir. [] Tous les événemens historiques ne sont pas propres à faire des Tragédies, ni tous les événemens domestiques à fournir des sujets de Comédie. Les Anciens renfermoient le genre tragique dans les familles d'Alcméon, d'Œdipe, d'Oreste, de Méléagre, de Thyeste, de Télephe & d'Hercule. [] Horace ne veut pas qu'on mette sur la scene un personnage qui arrache un enfant tout vivant des entrailles d'une
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Lamie. Si on lui montre quelque chose de semblable, il n'en pourra ni croire la possibilité ni supporter la vue. Mais où est le terme où l'absurdité des évé nemens cesse, & où la vraisemblance commence? Comment le Poëte sentirat-il ce qu'il peut oser? [] Il arrive quelquefois à l'ordre naturel des choses d'enchaîner des incidens extraordinaires. C'est le même ordre qui distingue le merveilleux du mira culeux. Les cas rares sont merveilleux. Les cas naturellement impossibles sont miraculeux. L'Art dramatique rejette les miracles. [] Si la nature ne combinoit jamais des événemens d'une maniere extraordi naire, tout ce que le Poëte imagineroit au-delà de la simple & froide unifor mité des choses communes, seroit incroyable. Mais il n'en est pas ainsi. Que fait donc le Poëte? Ou il s'empare de ces combinaisons extraordinaires, ou il en imagine de semblables. Mais au lieu que la liaison des événemens nous échappe souvent dans la nature, & que faute de connoître l'enfemble des choses nous ne voyons qu'une con comitance fatale dans les faits; le Poëte veut lui qu'il regne dans toute la texture de son ouvrage une liaison apparente
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& sensible; ensorte qu'il est moins vrai & plus vraisemblable que l'Histo rien. [] Mais puisqu'il suffit de la seule coexistence des événemens pour fon der le merveilleux dans l'histoire, pourquoi le Poëte ne s'en contenteroitil pas? [] Il s'en contente aussi quelquefois, sur-tout le Poëte tragique. Mais la supposition d'incidens simultanés n'est pas aussi permise au Poëte comique. [] Et la raison? [] C'est que la portion connue que le Poëte tragique emprunte de l'histoire, fait adopter ce qui est d'imagination, comme s'il étoit historique. Les choses qu'il invente reçoivent de la vraisem blance par celles qui lui sont données. Mais rien n'est donné au Poëte comique: il lui est donc moins permis de s'appuyer sur la simultanéité des événemens. D'ail leurs la fatalité ou la volonté des Dieux qui effraie si sort les hommes de qui la destinée se trouve abandonnée à des êtres supérieurs auxquels ils ne peuvent se soustraire, dont la main les suit & les atteint au moment où ils sont dans la sécurité la plus entiere, est plus né cessaire à la Tragédie. S'il y a quelque chose de touchant, c'est le spectacle d'un
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homme rendu coupable & malheureux malgré lui. [] Il faut que les hommes fassent dans la Comédie le rôle que font les Dieux dans la Tragédie. La fatalité & la mé chanceté, voilà dans l'un & l'autre genre les bases de l'intérêt dramatique. [] Qu'est-ce donc que le vernis roma nesque qu'on reproche à quelquesunes de nos piéces? [] Un ouvrage sera romanesque, si le merveilleux naît de la simultanéité des événemens; si l'on y voit les Dieux ou les hommes trop méchans, ou trop bons; si les choses & les caracteres y different trop de ce que l'expérience ou l'histoire nous les montre; & sur tout si l'enchaînement des événemens y est trop extraordinaire & trop com pliqué. [] D'où l'on peut conclure que le roman dont on ne pourra faire un bon drame, ne sera pas mauvais pour cela; mais qu'il n'y a point de bon drame dont on ne puisse faire un excellent roman. C'est par les regles que ces deux genres de poésie different. [] L'illusion est leur but commun: mais d'où dépend l'illusion? Des circonstan ces. Ce sont les circonstances qui la ren dent plus ou moins difficiles à produire.
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[] Me permettra-t-on de parler un moment la langue des Géométres? On sait ce qu'ils appellent une équation. L'illusion est seule d'un côté. C'est une quantité constante qui est égale à une somme de termes, les uns positifs, les autres négatifs, dont le nombre & la combinaison peuvent varier sans fin, mais dont la valeur totale est toujours la même. Les termes positifs représen tent les circonstances communes; & les négatifs, les circonstances extraordi naires. Il faut qu'elles se rachetent les unes par les autres. [] L'illusion n'est pas volontaire. Celui qui diroit, je veux me faire illusion, ressembleroit à celui qui diroit: j'ai une expérience des choses de la vie à la quelle je ne ferai aucune attention. [] Quand je dis que l'illusion est une quantité constante, c'est dans un homme qui juge de différentes productions, & non dans des hommes différens. Il n'y a peut-être pas sur toute la surface de la terre deux individus qui aient la même mesure de la certitude, & cepen- dant le Poëte est condamné à faire illusion également à tous! Le Poëte se joue de la raison & de l'expérience de l'homme instruit, comme une gou vernante se joue de l'imbécillité d'un
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enfant. Un bon poëme est un conte digne d'être fait à des hommes sensés. [] Le Romancier a le temps & l'espace qui manque au Poëte dramatique: à mérite égal, j'estimerai donc moins un roman qu'une piéce de théatre. D'ail leurs il n'y a point de difficulté que le premier ne puisse esquiver. Il dira: La vapeur du sommeil ne coule pas plus doucement dans les yeux appe- santis & dans les membres fatigués d'un homme abattu, que les paroles flatteuses de la Déesse; mais elle sentoit toujours je ne sais quoi qui repoussoit ses efforts & qui se jouoit de ses charmes... Mentor immobile dans ses sages conseils se laissoit presser; quelquefois même il lui laissoit espérer qu'elle l'embarrasseroit par ses ques tions; mais au moment où elle croyoit satisfaire sa curiosité, ses espérances s'évanouissoient. Ce qu'elle imaginoit tenir lui échapoit tout-à-coup, & une réponse courte la replongeoit dans les incertitudes... Et voilà le Ro mancier hors d'affaire. Mais quelque difficulté qu'il y eût eu à faire cet en- tretien, il eût fallu ou que le Poëte dramatique renversât son plan, ou qu'il la surmontât. Quelle différence de pein dre un effet, ou de le produire!
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[] Les Anciens ont eu des Tragédies où tout étoit de l'invention du Poëte. L'histoire n'offroit pas même les noms des personnages. Et qu'importe, si le Poëte n'excéde pas la vraie mesure du merveilleux? [] Ce qu'il y a d'historique dans un drame est connu d'assez peu de per sonnes; si cependant le poëme est bien fait, il intéresse également tout le monde, plus peut-être le spectateur ignorant que le spectateur instruit. Tout est d'une égale vérité pour celui-là, au lieu que les épisodes ne sont que vraisemblables pour celui-ci. Ce sont des mensonges mêlés à des vérités avec tant d'art, qu'il n'éprouve aucune répugnance à les recevoir. [] La Tragédie domestique auroit la difficulté de deux genres; l'effet de la Tragédie héroïque à produire, & tout le plan à former d'invention, ainsi que dans la Comédie. [] Je me suis demandé quelquefois si la Tragédie domestique se pouvoit écrire en vers; & sans trop savoir pourquoi, je me suis répondu que non. Cependant la Comédie ordinaire s'écrit en vers; la Tragédie héroïque s'écrit en vers. Que ne peut-on pas écrire en vers! Ce genre exigeroit-il un style particulier
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dont je n'ai pas la notion? ou la vérité du sujet & la violence de l'intérêt re jetteroient-elles un langage symmétrisé? La condition des personnages seroit-elle trop voisine de la nôtre, pour admettre une harmonie réguliere? [] Résumons. Si l'on mettoit en vers l'histoire de Charles XII, elle n'en seroit pas moins une histoire. Si l'on mettoit la Henriade en prose, elle n'en seroit pas moins un poëme. Mais l'Historien a écrit ce qui est arrivé, purement & simplement; ce qui ne fait pas toujours sortir les caracteres autant qu'ils pour roient, ce qui n'émeut ni n'intéresse pas autant qu'il est possible d'émouvoir & d'intéresser. Le Poëte eût écrit tout ce qui lui auroit semblé devoir affecter le plus. Il eût imaginé des événemens. Il eût feint des discours. Il eût chargé l'histoire. Le point important pour lui eût été d'être merveilleux sans cesser d'être vraisemblable: ce qu'il eût obtenu, en se conformant à l'ordre de la nature, lorsqu'elle se plaît à combiner des inci dens extraordinaires, & à sauver les incidens extraordinaires par des circons tances communes. [] Voilà la fonction du Poëte. Quelle différence entre le versificateur & lui! Cependant ne croyez pas que je méprise
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le premier: son talent est rare. Mais si vous faites du versificateur un Apollon, le poëte sera pour moi un Hercule. Or, supposez une lyre à la main d'Hercule, & vous n'en ferez pas un Apollon. Appuyez un Apollon sur une massue; jettez sur ses épaules la peau du lion de Némée, & vous n'en ferez pas un Hercule. [] D'où l'on voit qu'une Tragédie en prose est tout autant un Poëme qu'une Tragédie en vers; qu'il en est de même de la Comédie & du Roman: mais que le but de la Poésie est plus général que celui de l'Histoire. On lit dans l'histoire ce qu'un homme du caractere de Henri IV. a fait & souffert. Mais combien de circonstances possibles où il eût agi & souffert d'une maniere conforme à son caractere, plus merveilleuse, que l'Histoire n'offre pas, mais que la Poésie imagine. [] L'imagination, voilà la qualité sans laquelle on n'est ni un Poëte, ni un Philosophe, ni un homme d'esprit, ni un être raisonnable, ni un homme. [] Qu'est-ce donc que l'imagination, me direz-vous? [] O mon ami, quel piége vous tendez à celui qui s'est proposé de vous entre tenir de l'Art dramatique! S'il se met à philosopher, adieu son objet.
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[] L'imagination est la faculté de se rappeller des images. Un homme en tiérement privé de cette faculté, seroit un stupide dont toutes les fonctions intellectuelles se réduiroient à produire les sons qu'il auroit appris à combiner dans l'enfance, & à les appliquer ma chinalement aux circonstances de la vie. [] C'est la triste condition du peuple, & quelquefois du philosophe. Lorsque la rapidité de la conversation entraîne celui-ci & ne lui laisse pas le temps de descendre des mots aux images, que fait-il autre chose si ce n'est de se rap peller des sons & de les produire com binés dans un certain ordre? O combien l'homme qui pense le plus est encore automate! [] Mais quel est le moment où il cesse d'exercer sa mémoire, & où il com mence à appliquer son imagination? C'est celui où de questions en questions vous le forcez d'imaginer, c'est-à-dire, de passer de sons abstraits & généraux à des sons moins abstraits & moins généraux, jusqu'à ce qu'il soit arrivé à quelque représentation sensible, le dernier terme & le repos de sa raison. Alors que devient-il? Peintre ou Poëte. [] Demandez-lui, par exemple: qu'estce que la Justice? & vous serez con vaincu qu'il ne s'entendra lui-même,
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que quand la connoissance se portant de son ame vers les objets, par le même chemin qu'elle y est venue, il imaginera deux hommes conduits par la faim vers un arbre chargé de fruits; l'un monté sur l'arbre & cueillant, & l'autre s'em parant par la violence, du fruit que le premier a cueilli. Alors il vous fera remarquer les mouvemens qui se ma nifesteront en eux; les signes du ressen timent d'un côté, les symptômes de la crainte de l'autre; celui-là se tenant pour offensé, & l'autre se chargeant lui-même du titre odieux d'offenseur. [] Si vous faites la même question à un autre, sa derniere réponse se résoudra en un autre tableau. Autant de têtes, autant de tableaux différens peut-être: mais tous représenteront deux hommes éprouvant dans un même instant des impressions contraires, produisant des mouvemens opposés, ou poussant des cris inarticulés & sauvages, qui rendus avec le temps dans la langue de l'homme policé, signifient & signifieront éter nellement, Justice, Injustice. [] C'est par un toucher qui se diversifie dans la nature animée en une infinité de manieres & de degrés, & qui s'ap pelle dans l'homme, voir, entendre, flairer, goûter & sentir, qu'il reçoit
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des impressions qui se conservent dans ses organes, qu'il distingue ensuite par des mots, & qu'il se rappelle ou par ces mots même, ou par des images. [] Se rappeller une suite nécessaire d'images telles qu'elles se succedent dans la nature, c'est raisonner d'après les faits. Se rappeller une suite d'images comme elles se succéderoient nécessai rement dans la nature, tel ou tel phé nomene étant donné, c'est raisonner d'après une hypothese, ou feindre; c'est être Philosophe ou Poëte, selon le but qu'on se propose. [] Et le Poëte qui feint, & le Philosophe qui raisonne, sont également & dans le même sens conséquens ou in conséquens. Car être conséquent, ou avoir l'expé rience de l'enchaînement nécessaire des phénomenes, c'est la même chose. [] En voilà, ce me semble, assez pour montrer l'analogie de la vérité & de la fiction, caractériser le Poëte & le Phi losophe, & relever le mérite du Poëte, sur-tout épique ou dramatique. Il a reçu de la nature, dans un degré supérieur, la qualité qui distingue l'homme de génie de l'homme ordinaire, & celui-ci du stupide; l'imagination, sans laquelle le discours se réduit à l'habitude mécha nique d'appliquer des sons combinés.
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[] Mais le Poëte ne peut s'abandonner à toute la fougue de son imagination; il est des bornes qui lui sont prescrites. Il a le modele de sa conduite dans les cas rares de l'ordre général des choses. Voilà sa regle. [] Plus ces cas seront rares & singuliers, plus il lui faudra d'art, de temps, d'espace & de circonstances communes pour en compenser le merveilleux & fonder l'illusion. [] Si le fait historique n'est pas assez merveilleux, il le fortifiera par des incidens extraordinaires: s'il l'est trop, il l'affoiblira par des incidens communs. [] Ce n'est pas assez, ô Poëte comique, d'avoir dit dans votre esquisse: Je veux que ce jeune homme ne soit que foi blement attaché à cette courtisanne; qu'il la quitte; qu'il se marie; qu'il ne manque pas de goût pour sa femme; que cette femme soit aimable, & que son époux se promette une vie suppor- table avec elle; je veux encore qu'il couche à côté d'elle pendant deux mois sans en approcher, & cependant qu'elle se trouve grosse. Je veux une belle-mere qui soit folle de sa bru. J'ai besoin d'une courtisanne qui ait des sentimens. Je ne puis me passer d'un viol, & je veux qu'il se soit fait dans la rue, par un
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jeune homme ivre. Fort bien; courage. Entassez, entassez circonstances bisarres sur circonstances bisarres: j'y consens. Votre fable sera merveilleuse, sans contredit. Mais n'oubliez pas que vous aurez à racheter tout ce merveilleux par une multitude d'incidens communs qui le sauvent & qui m'en imposent. [] L'Art Poétique seroit donc bien avancé, si le traité de la certitude histo rique étoit fait. Les mêmes principes s'appliqueroient au Conte, au Roman, à l'Opéra, à la Farce, à toutes les sortes de Poëmes sans en excepter la Fable. [] Si un peuple étoit persuadé comme d'un point fondamental de sa croyance, que les animaux parloient autrefois; la Fablel auroit chez ce peuple un degré de vraisemblance qu'elle ne peut avoir parmi nous. [] Lorsque le Poëte aura formé son plan, en donnant à son esquisse l'éten due convenable, & que son drame sera distribué par actes & par scenes, qu'il tra- vaille; qu'il commence par la premiere scene, & qu'il finisse par la derniere. Il se trompe, s'il croit pouvoir impunément s'abandonner à son caprice, sauter d'un endroit à un autre, & se porter par tout où son génie l'appellera. Il ne sait pas la peine qu'il se prépare, s'il veut
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que son ouvrage soit un. Combien d'idées déplacées qu'il arrachera d'un endroit pour les insérer dans un autre? L'objet de sa scene aura beau être déter miné, il le manquera. [] Les scenes ont une influence les unes sur les autres, qu'il ne sentira pas. Ici il sera diffus, là trop court; tantôt froid, tantôt trop passionné. Le désordre de sa maniere de faire se répandra sur toute sa composition; & quelque soin qu'il se donne, il en restera toujours des traces. [] Avant que de passer d'une scene à celle qui suit, on ne peut trop se remplir de celles qui précedent. [] Voilà une maniere de travailler bien sévere. [] Il est vrai. [] Que fera le Poëte, si au commen cement de son poëme, c'est la fin qui l'inspire? [] Qu'il se repose. [] Mais plein de ce morceau, il l'eût exécuté de génie. [] S'il a du génie, qu'il n'appréhende rien. Les idées qu'il craint de perdre reviendront. Elles reviendront fortifiées d'un cortege d'autres qui naîtront de ce qu'il aura fait, & qui donneront à la scene plus de chaleur, plus de couleur,
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& plus de liaison avec le tout. Tout ce qu'il pourra dire, il le dira. Et croyezvous qu'il en soit ainsi, s'il marche par bonds & par sauts? [] Ce n'est pas ainsi que j'ai cru devoir travailler, convaincu que ma maniere étoit la plus sûre & la plus aisée. [] Le Pere de Famille a cinquante-trois scenes. La premiere a été écrite la premiere, la derniere a été écrite la derniere; & sans un enchaînement de circonstances singulieres qui m'ont rendu la vie pénible & le travail rebutant, cette occupation n'eût été pour moi qu'un amusement de quelques semaines. Mais comment se métamorphoser en différens caracteres, lorsque le chagrin nous attache à nous-mêmes? Comment s'oublier, lorsque l'ennui nous rappelle à notre existence? Comment échauffer, éclairer les autres, lorsque la lampe de l'enthousiasme est éteinte, & que la flamme du génie ne luit plus sur le front? [] Que d'efforts n'a-t-on pas fait pour m'étouffer en naissant? Après la per sécution du Fils Naturel, croyez-vous, ô mon ami, que je dusse être tenté de m'occuper du Pere de Famille? Le voilà cependant. Vous avez exigé que j'ache- vasse cet ouvrage, & je n'ai pu vous refuser cette satisfaction. En revanche,
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permettez-moi de dire un mot de ce Fils Naturel si méchamment persécuté. [] Charles Goldoni a écrit en Italien une Comédie ou plutôt une farce en trois actes, qu'il a intitulée, l'Ami sincere. C'est un tissu des caracteres de l'Ami vrai & de l'Avare de Moliere. La cassette & le vol y sont; & la moitié des scenes se passent dans la maison d'un pere avare. [] Je laissai-là toute cette portion de l'intrigue; car je n'ai dans le Fils Naturel ni avare, ni pere, ni vol, ni cassette. [] Je crus que l'on pouvoit faire quelque chose de supportable de l'autre portion, & je m'en emparai comme d'un bien qui m'eût appartenu. Goldoni n'avoit pas été plus scrupuleux. Il s'étoit em paré de l'Avare, sans que personne se fût avisé de le trouver mauvais; & l'on n'avoit point imaginé parmi nous d'ac cuser Moliere ou Corneille de plagiat, pour avoir emprunté tacitement l'idée de quelque piéce, ou d'un Auteur iItalien, ou du théatre Espagnol. [] Quoi qu'il en soit; de cette portion d'une farce en trois actes, j'en fis la Comédie du Fils Naturel en cinq, & mon dessein n'étant pas de donner cet ouvrage au théatre, j'y joignis quelques idées que j'avois sur la Poëtique, la
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Musique, la Déclamation & la Panto- mime; & je formai du tout une espece de Roman que j'intitulai le Fils Naturel, ou Les épreuves de la vertu, avec l'histoire véritable de la piéce. [] Sans la supposition que l'aventure du Fils Naturel étoit réelle, que deve noient l'illusion de ce Roman & toutes les observations répandues dans les en tretiens, sur la différence qu'il y a entre un fait vrai & un fait imaginé, des personnages réels & des personnages fictifs, des discours tenus & des discours supposés; en un mot toute la Poëtique où la vérité est mise sans cesse en paral- lele avec la fiction? [] Mais comparons un peu plus rigou reusement l'Ami vrai du Poëte Italien, avec le Fils Naturel. [] Quelles sont les parties principales d'un drame? L'intrigue, les caracteres & les détails. [] La naissance illégitime de Dorval est la base du Fils Naturel. Sans cette cir- constance, la fuite de son pere aux Isles reste sans fondement. Dorval ne peut ignorer qu'il a une sœur & qu'il vit à côté d'elle. Il n'en deviendra pas amou reux. Il ne sera plus le rival de son ami. Il faut que Dorval soit riche; & son pere n'aura plus aucune raison de l'enrichir.
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Que signifie la crainte qu'il a de s'ouvrir à Constance? La scene d'André n'a plus lieu. Plus de pere qui revienne des Isles, qui soit pris dans la traversée, & qui dénoue. Plus d'intrigue. Plus de piéce. [] Or, y a-t-il dans l'Ami sincere aucune de ces choses dans lesquelles le Fils Naturel ne peut subsister? Aucune. Voilà pour l'intrigue. [] Venons aux caracteres. Y a-t-il un amant violent tel que Clairville? Non. Y a-t-il une fille ingénue telle que Rosalie? Non. Y a-t-il une femme qui ait l'ame & l'élévation des sentimens de Constance? Non. Y a-t-il un homme du caractere sombre & farouche de Dorval? Non. Il n'y a donc dans l'Ami vrai aucun de mes caracteres? Aucun, sans en excepter André. Passons aux détails. [] Dois-je au Poëte étranger une seule idée qu'on puisse citer? Pas une. [] Qu'est-ce que sa piéce? Une farce. Est-ce une farce que le Fils Naturel? Je ne le crois pas. [] Je puis donc avancer: [] Que celui qui dit que le genre dans lequel j'ai écrit le Fils Naturel, est le même que le genre dans lequel Goldoni a écrit l'Ami vrai, dit un mensonge.
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[] Que celui qui dit que mes caracteres & ceux de Goldoni ont la moindre ressemblance, dit un mensonge. [] Que celui qui dit qu'il y a dans les détails un mot important qu'on ait transporté de l'Ami vrai dans le Fils Naturel, dit un mensonge. [] Que celui qui dit que la conduite du Fils Naturel ne differe point de celle de l'Ami vrai, dit un mensonge. [] Cet Auteur a écrit une soixantaine de Piéces. Si quelqu'un se sent porté à ce genre de travail, je l'invite à choisir parmi celles qui restent, & à en com- poser un ouvrage qui puisse nous plaire. [] Je voudrois bien qu'on eût une dou zaine de pareils larcins à me reprocher; & je ne sais si le Pere de Famille aura gagné quelque chose à m'appartenir en entier. [] Au reste, puisqu'on n'a pas dédaigné de m'adresser les mêmes reproches que certaines gens faisoient autrefois à Té rence, je renverrai mes censeurs aux prologues de ce Poëte. Qu'ils les lisent, pendant que je m'occuperai dans mes heures de délassement à écrire quelque piéce nouvelle. Comme mes vues sont droites & pures, je me consolerai facile ment de leur méchanceté, si je puis réussir encore à attendrirles honnêtes gens.
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[] La nature m'a donné le goût de la simplicité, & je tâche de le perfectionner par la lecture des Anciens. Voilà mon secret. Celui qui liroit Homere avec un peu de génie, y découvriroit bien plus sûrement la source où je puise. [] O mon ami, que la simplicité est belle! Que nous avons mal fait de nous en éloigner! [] Voulez-vous entendre ce que la douleur inspire à un pere qui vient de perdre son fils? Ecoutez Priam. [] Eloignez-vous, mes amis, laissez-moi seul; votre consolation m'importune.... J'irai sur les vaisseaux des Grecs: oui, j'irai. Je verrai cet homme terrible; je le supplierai. Peut-être il aura pitié de mes ans; il respectera ma vieillesse... Il a un pere âgé comme moi... Hélas, ce pere l'a mis au monde pour la honte & le désastre de cette Ville!... Quels maux ne nous a-t-il pas faits à tous? Mais à qui en a-t-il fait autant qu'à moi? Com bien ne m'a-t-il pas ravi d'enfans, & dans la fleur de leur jeunesse!... Tous m'étoient chers... Je les ai tous pleurés. Mais c'est la perte de ce dernier qui m'est sur-tout cruelle, j'en porterai la douleur jusqu'aux enfers... Eh! pourquoi n'estil pas mort entre mes bras?... Nous nous serions rassasiés de pleurs sur lui,
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moi & la mere malheureuse qui lui donna la vie. [] Voulez-vous savoir quels sont les vrais discours d'un pere suppliant aux genoux du meurtrier de son fils? Ecoutez le même Priam aux genoux d'Achille. [] Achille, ressouvenez-vous de votre pere; il est du même âge que moi, & nous gémissons tous les deux sous le poids des années.... Hélas peut-être est-il pressé par des voisins ennemis, sans avoir à côté de lui personne qui puisse éloigner le péril qui le menace.... Mais s'il a entendu dire que vous vivez, son cœur s'ouvre à l'espérance & à la joie, & il passe les jours dans l'attente du moment où il reverra son fils... Quelle différence de son sort au mien!... J'avois des enfans, & je suis comme si je les avois tous perdus.... De cinquante que je comptois autour de moi, lorsque les Grecs sont arrivés, il ne m'en restoit qu'un qui pût nous défendre, & il vient de périr par vos mains, sous les murs de cette Ville... Rendez-moi son corps; recevez mes présens; respectez les Dieux; rap pellez-vous votre pere, & ayez pitié de moi.... Voyez où j'en suis réduit.... Fut-il un Monarque plus humilié? un homme plus à plaindre? Je suis à vos
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pleds, & je baise vos mains teintes du sang de mon fils. Ainsi parla Priam: & le fils de Pélée sentit, au souvenir de son pere, la pitié s'émouvoir au fond de son cœur. Il releva le vieillard; & le repoussant doucement, il l'écarta de lui. Qu'est-ce qu'il y a là-dedans? Point d'esprit, mais des choses d'une vérité si grande, qu'on se persuaderoit pres que qu'on les auroit trouvées comme Homere. Pour nous, qui connoissons un peu la difficulté & le mérite d'être simple, lisons ces morceaux; lisons-les bien, & puis prenons tous nos papiers & les jettons au feu. Le génie se sent, mais il ne s'imite point. Dans les piéces compliquées, l'intérêt est plus l'effet du plan que des discours; c'est au contraire plus l'effet des discours que du plan, dans les piéces simples. Mais à qui doit-on rapporter l'intérêt? Est-ce aux personnages? Est-ce aux spectateurs? Les spectateurs ne sont que des té moins ignorés de la chose. Ce sont donc les personnages qu'il faut avoir en vue. Je le crois. Qu'ils forment le nœud sans s'en appercevoir; que tout soit im pénétrable pour eux; qu'ils s'avancent
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au dénouement sans s'en douter. S'ils font dans l'agitation, il faudra bien que je suive & que j'éprouve les mêmes mouvemens. Je suis si loin de penser avec la plû part de ceux qui ont écrit de l'Art dramatique, qu'il faille dérober au spectateur le dénouement, que je ne croirois pas me proposer une tâche fort au-dessus de mes forces, si j'entrepre- nois un drame où le dénouement seroit annoncé dès la premiere scene, & où je ferois sortir l'intérêt le plus violent de cette circonstance même. Tout doit être clair pour le specta teur. Confident de chaque personnage, instruit de ce qui s'est passé & de ce qui se passe; il y a cent momens où l'on n'a rien de mieux à faire que de lui déclarer nettement ce qui se passera. O faiseurs de regles générales, que vous ne connoissez guere l'art, & que vous avez peu de ce génie qui a pro duit les modeles sur lesquels vous avez établi ces regles qu'il est le maître d'en- freindre quand il lui plaît! On trouvera dans mes idées tant de paradoxes qu'on voudra; mais je per sisterai à croire que pour une occasion où il est à propos de cacher au specta teur un incident important, avant qu'il
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ait lieu; il y en a plusieurs où l'intérêt demande le contraire. Le Poëte me ménage par le secret un instant de surprise; il m'eût exposé par la confidence à une longue inquié- tude. Je ne plaindrai qu'un instant celui qui sera frappé & accablé dans un instant. Mais que deviens-je, si le coup se fait attendre, si je vois l'orage se sormer sur ma tête ou sur celle d'un autre, & y demeurer long-temps suspendu? Lusignan ignore qu'il va retrouver ses enfans; le spectateur l'ignore aussi. Zaïre & Nérestan ignorent qu'ils sont frere & sœur; le spectateur l'ignore aussi. Mais quelque pathétique que soit cette reconnoissance, je suis sûr que l'effet en eût été beaucoup plus grand encore, si le spectateur eût été prévenu. Que ne me serois-je pas dit à moimême, à l'approche de ces quatre per- sonnages? Avec quelle attention & quel trouble n'aurois-je pas écouté chaque mot qui seroit sorti de leur bouche? A quelle gêne le Poëte ne m'auroit-il pas mis? Mes larmes ne coulent qu'au moment de la reconnoissance; elles auroient coulé long-temps auparavant. Quelle différence d'intérêt entre cette situation où je ne suis pas du secret,
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& celle où je sais tout, & où je vois Orosmane un poignard à la main atten dre Zaïre, & cette infortunée s'avancer vers le coup? Quels mouvemens le spectateur n'eût-il pas éprouvé, s'il eût été libre au Poëte de tirer de cet instant tout l'effet qu'il pouvoit pro duire; & si notre scene qui s'oppose aux plus grands effets, lui eût permis de faire entendre dans les ténébres la voix de Zaïre, & de me la montrer de plus loin? Dans Iphigénie en Tauride, le spec tateur connoît l'état des personnages; supprimez cette circonstance, & voyez si vous ajouterez ou si vous ôterez à l'intérêt. Si j'ignore que Néron écoute l'entre tien de Britannicus & de Junie, je n'éprouve plus la terreur. Lorsque Lusignan & ses enfans se sont reconnus, en deviennent-ils moins intéressans? Nullement. Qu'est-ce qui soutient & fortifie l'intérêt? C'est ce que le Sultanne sait pas, & ce dont le specta teur est instruit. Que tous les personnages s'ignorent, si vous le voulez; mais que le spectateur les connoisse tous. J'oserois presque assurer qu'un sujet où les réticences sont nécessaires, est
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un sujet ingrat, & qu'un plan où l'on y a recours, est moins bon que si l'on eût pu s'en passer. On n'en tirera rien de bien énergique. On s'assujettira à des préparations toujours trop obscures ou trop claires. Le poëme deviendra un tissu de petites finesses, à l'aide des quelles on ne produira que de petites surprises. Mais tout ce qui concerne les personnages est-il connu? J'entrevois dans cette supposition la source des mouvemens les plus violens. Le Poëte Grec qui différa jusqu'à la derniere scene la reconnoissance d'Oreste & d'Iphigénie, fut un homme de génie. Oreste est appuyé sur l'autel. Sa sœur a le couteau sacré levé sur son sein. Oreste prêt à périr s'écrie: N'étoit-ce pas assez que la sœur fût immolée? Falloitil que le frere le fût aussi? Voilà le moment que le Poëte m'a fait attendre pendant cinq actes. Dans quelque drame que ce soit, le nœud est connu; il se forme en présence du spectateur. Souvent le titre seul d'une Tragédie en annonce le dénouement. C'est un fait donné par l'Histoire. C'est la mort de César; c'est le sacrifice d'Iphigénie. Mais il n'en est pas ainsi dans la Comédie. Pourquoi donc? Le Poëte n'est-il
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pas le maître de me révéler de son sujet ce qu'il juge à propos? Pour moi, je me serois beaucoup applaudi, si dans le Pere de Famille (qui n'eût plus été le Pere de Famille, mais une piéce d'un autre nom,) j'avois pu ramasser toute la persécution du Commandeur sur Sophie. L'intérêt ne se seroit-il pas accru, par la connoissance que cette jeune fille dont il parloit si mal, qu'il poursuivoit si vivement, qu'il vouloit faire enfermer, étoit sa propre niéce? Avec quelle impatience n'auroit-on pas attendu l'instant de la reconnoissance, qui ne produit dans ma piéce qu'une surprise passagere? C'eût été celui du triomphe d'une infortunée, à laquelle on eût pris le plus grand intérêt, & de la confusion d'un homme dur qu'on n'aimoit pas. Pourquoi l'arrivée de Pamphile n'est elle dans l'Heycire qu'un incident ordi naire? C'est que le spectateur ignore que sa femme est grosse, qu'elle ne l'est pas de lui, & que le moment de son retour est précisément celui des couches de sa femme. Pourquoi certains monologues ontils de si grands effets? C'est qu'ils m'instruisent des desseins secrets d'un personnage, & que cette confidence
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me saisit à l'instant de crainte ou d'es pérance. Si l'état des personnages est inconnu, le spectateur ne pourra prendre à l' action plus d'intérêt que les personnages. Mais l'intérêt doublera pour le spectateur, s'il est assez instruit, & qu'il sente que les actions & les discours seroient bien différens, si les personnages se connois soient. C'est ainsi que vous produirez en moi une attente violente de ce qu'ils deviendront, lorsqu'ils pourront com parer ce qu'ils sont avec ce qu'ils ont fait ou voulu faire. Que le spectateur soit instruit de tout, & que les personnages s'ignorent, s'il se peut; que satisfait de ce qui est pré sent, je souhaite vivement ce qui va suivre; qu'un personnage m'en fasse desirer un autre; qu'un incident me hâte vers l'incident qui lui est lié; que les scenes soient rapides; qu'elles ne contiennent que des choses essentielles à l'action, & je serai intéressé. Au reste, plus je réfléchis sur l'Art dramatique, plus j'entre en humeur contre ceux qui en ont écrit. C'est un tissu de loix particulieres dont on a fait des préceptes généraux. On a vu cer tains incidens produire de grands effets, & aussi-tôt on a imposé au Poëte la
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nécessité des mêmes moyens pour ob tenir les mêmes effets; tandis qu'en y regardant de plus près, ils auroient apperçu de plus grands effets encore à produire par des moyens tout con- traires. C'est ainsi que l'Art s'est sur chargé de regles, & que les Auteurs, en s'y assujettissant servilement, se sont quelquefois donné beaucoup de peine pour faire moins bien. Si l'on avoit conçu que, quoiqu'un ouvrage dramatique ait été fait pour être représenté, il falloit cependant que l'Auteur & l'Acteur oubliassent le spec tateur, & que tout l'intérêt fût relatif aux personnages, on ne liroit pas si souvent dans les poëtiques: si vous faites ceci, ou cela, vous affecterez ainsi ou autrement votre spectateur. On y liroit au contraire: si vous faites ceci ou cela, voici ce qui en résultera parmi vos personnages. Ceux qui ont écrit de l'Art drama tique ressemblent à un homme qui s'occupant des moyens de remplir de trouble toute une famille, au lieu de peser ces moyens par rapport au trouble de la famille, les peseroit relativement à ce qu'en diront les voisins. Eh, laissez-là les voisins; tourmentez vos personnages, & soyez sûr que ceux-ci
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n'éprouveront aucune peine que les autres ne partagent. D'autres modeles; l'on eût prescrit d'autres loix, & peut-être on eût dit: que votre dénouement soit connu, qu'il le soit de bonne-heure, & que le spectateur soit perpétuellement suspendu dans l'attente du coup de lumiere qui va éclairer tous les personnages sur leurs actions & sur leur état. Est-il important de rassembler l'intérêt d'un drame vers sa fin? Ce moyen m'y paroît aussi propre que le moyen con traire. L'ignorance & la perplexité excitent la curiosité du spectateur & la soutiennent; mais ce sont les choses connues & toujours attendues qui le troublent & qui l'agitent. Cette ressource est sûre pour tenir la catastrophe toujours présente. Si au lieu de se renfermer entre les personnages & de laisser le spectateur devenir ce qu'il voudra, le Poëte sort de l'action & descend dans le parterre, il gênera son plan, il imitera les Peintres qui au lieu de s'attacher à la représen- tation rigou reuse de la nature, la perdent de vue pour s'occuper des ressources de l'art, & songent non pas à me la montrer comme elle est & comme ils la voient, mais à en disposer relati
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vement à des moyens techniques & communs. Tous les points d'un espace ne sontils pas diversement éclairés? ne se séparent-ils pas? ne fuient-ils pas dans une plaine aride & déserte, comme dans le paysage le plus varié? Si vous suivez la routine du peintre, il en sera de votre drame ainsi que de son tableau. Il a quelques beaux endroits; vous aurez quelques beaux instans. Mais il ne s'agit pas de cela; il faut que le tableau soit beau dans toute son étendue, & votre drame dans toute sa durée. Et l'Acteur, que deviendra-t-il, si vous vous êtes occupé du spectateur? Croyez-vous qu'il ne sentira pas que ce que vous avez placé dans cet endroit & dans celui-ci, n'a pas été imaginé pour lui. Vous avez pensé au spectateur; il s'y adressera. Vous avez voulu qu'on vous applaudît; il voudra qu'on l'ap plaudisse; & je ne sais plus ce que l'illusion deviendra. J'ai remarqué que l'Acteur jouoit mal tout ce que le Poëte avoit composé pour le spectateur; & que si le parterre eût fait son rôle, il eût dit au person- nage: A qui en voulez-vous? Je n'en suis pas. Est-ce que je me mêle de vos affaires? Rentrez chez vous.
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Et que si l'Auteur eût fait le sien, il seroit sorti de la coulisse & eût répondu au parterre: Pardon, Messieurs, c'est ma faute: une autrefois je ferai mieux & lui aussi. Soit donc que vous composiez, soit que vous jouïez, ne pensez non plus au spectateur que s'il n'existoit pas. Imaginez sur le bord du théatre un grand mur qui vous sépare du parterre. Jouez comme si la toile ne se levoit pas. Mais l'Avare qui a perdu sa cassette dit cependant au spectateur, Mes- sieurs, mon voleur n'est-il point parmi vous? Eh, laissez-là cet Auteur. L'écart d'un homme de génie ne prouve rien contre le sens commun. Dites-moi seulement s'il est possible que vous vous adressiez un instant au spectateur sans arrêter l'action; & si le moindre défaut des détails où vous l'aurez considéré, n'est pas de disperser autant de petits repos sur toute la durée de votre drame & de le rallentir? Qu'un Auteur intelligent fasse entrer dans son ouvrage des traits que le spectateur s'applique, j'y consens; qu'il y rappelle des ridicules en vogue, des vices dominans, des événemens publics; qu'il instruise & qu'il plaise, mais que
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ce soit sans y penser. Si l'on remarque son but, il le manque; il cesse de dia loguer, il prêche. La premiere partie d'un plan, disent nos critiques, c'est l'exposition. Une exposition dans la Tragédie où le fait est connu, s'exécute en un mot. Si ma fille met le pied dans l'Aulide, elle est morte. Dans la Comédie, si j'osois, je dirois que c'est l'affiche. Dans le Tartuffe, où est l'exposition? J'aime rois autant qu'on demandât au Poëte d'arranger ses premieres scenes, de maniere qu'elles continssent l'esquisse même de son drame. Tout ce que je conçois, c'est qu'il y a un moment où l'action dramatique doit commencer; & que si le Poëte a mal choisi ce moment, il sera trop éloigné ou trop voisin de la catastrophe. Trop voisin de la catastrophe, il man quera de matiere, & peut-être sera-t-il forcé d'étendre son sujet par une intrigue épisodique. Trop éloigné, son mouve ment sera lâche, ses actes longs & chargés d'événemens ou de détails qui n'intéresseront pas. La clarté veut qu'on dise tout. Le genre veut qu'on soit rapide. Mais comment tout dire & marcher rapide ment?
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L'incident qu'on aura choisi comme le premier, sera le sujet de la premiere scene. Il amenera la seconde; la seconde amenera la troisieme, & l'acte se rem plira. Le point important, c'est que l'action croisse en vîtesse, & soit claire: c'est ici le cas de penser au spectateur. D'où l'on voit que l'exposition se fait à mesure que le drame s'accomplit, & que le spectateur ne sait tout & n'a tout vu que quand la toile tombe. Plus le premier incident laissera de choses en arriere, plus on aura de détails pour les actes suivans. Plus le Poëte sera rapide & plein, plus il faudra qu'il soit attentif. Il ne peut se supposer à la place du spectateur que jusqu'à un certain point. Son intrigue lui est si familiere, qu'il lui sera facile de se croire clair quand il sera obscur. C'est à son censeur à l'instruire; car quelque génie qu'ait un Poëte, il lui faut un censeur. Heureux, mon ami, s'il en rencontre un qui soit vrai & qui ait plus de génie que lui. C'est de lui qu'il apprendra que l'oubli le plus léger suffit pour détruire toute illusion; qu'une petite circonstance omise ou mal pré sentée décele le mensonge; qu'un drame est fait pour le peuple, & qu'il ne faut supposer au peuple ni trop d'imbécillité, ni trop de finesse.
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Expliquer tout ce qui le demande, mais rien au-delà. Il y a des choses minutieuses que le spectateur ne se soucie pas d'apprendre, & dont il se rendra raison à lui-même. Un incident n'a-t-il qu'une cause, & cette cause ne se présente-t-elle pas tout-à-coup à l'esprit? C'est une énigme qu'on laisseroit à deviner. Un incident a-t-il pu naître d'une maniere simple & naturelle? L'expliquer, c'est s'appe santir sur un détail qui n'excite point ma curiosité. Rien n'est beau, s'il n'est un; & c'est le premier incident qui décidera de la couleur de l'ouvrage entier. Si l'on débute par une situation forte, tout le reste sera de la même vigueur, ou languira. Combien de piéces que le début a tuées! Le Poëte a craint de commencer froidement; & ses situations ont été si fortes, qu'il n'a pu soutenir les premieres impressions qu'il m'a faites. Si le plan de l'ouvrage est bien fait; si le Poëte a bien choisi son premier moment; s'il est entré par le centre de l'action; s'il a bien dessiné ses caracteres, comment n'auroit-il pas du succès? Mais c'est aux situations à décider des caracteres. Le plan d'un drame peut être fait
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& bien fait, sans que le Poëte sache rien encore du caractere qu'il attachera à ses personnages. Des hommes de différens caracteres sont tous les jours exposés à un même événement. Celui qui sacrifie sa fille peut être ambitieux, foible ou féroce. Celui qui a perdu son argent, riche ou pauvre. Celui qui craint pour sa maîtresse, bourgeois ou héros, tendre ou jaloux, Prince ou valet. Les caracteres seront bien pris, si les situations en deviennent plus embar rassantes & plus fâcheuses. Songez que les vingt-quatre heures que vos person nages vont passer sont les plus agitées & les plus cruelles de leur vie. Tenezles donc dans la plus grande gêne possi ble. Que vos situations soient fortes; opposez-les aux caracteres; opposez encore les intérêts aux intérêts. Que l'un ne puisse tendre à son but, sans croiser les desseins d'un autre, & que tous occupés d'un même événement, chacun le veuille à sa maniere. Le véritable contraste, c'est celui des caracteres avec les situations; c'est celui des intérêts avec les intérêts. Si vous rendez Alceste amoureux, que ce soit d'une coquette; Harpagon d'une fille pauvre.
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Mais pourquoi ne pas ajouter à ces deux sortes de contrastes, celui des caracteres entr'eux? Cette ressource est si commode au Poëte. Ajoûtez, & si commune, que celle de placer sur le devant d'un tableau des objets qui servent de repoussoir, n'est pas plus familiere au Peintre. Je veux que les caracteres soient différens; mais je vous avoue que le contraste m'en déplaît. Ecoutez mes raisons; & jugez. Je remarque d'abord que le contraste est mauvais dans le style. Voulez-vous que des idées grandes, nobles & simples se réduisent à rien, faites-les contraster entr'elles ou dans l'expression. Voulez-vous qu'une piéce de musique soit sans expression & sans génie, jettez-y du contraste, & vous n'aurez qu'une suite alternative de doux & de fort, de grave & d'aigu. Voulez-vous qu'un tableau soit d'une composition désagréable & forcée, méprisez la sagesse de Raphaël, stra passez, faites contraster vos figures. L'Architecture aime la grandeur & la simplicité. Je ne dirai pas qu'elle rejette le contraste. Elle ne l'admet point. Dites-moi comment il se fait que
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le contraste soit une si pauvre chose dans tous les genres d'imitation, excepté dans le dramatique? Mais un moyen sûr de gâter un drame & de le rendre insoutenable à tout homme de goût, ce seroit d'y multiplier les contrastes. Je ne sais quel jugement on portera du Pere de Famille; mais s'il n'est que mauvais, je l'aurois rendu détestable, en mettant le Commandeur en contraste avec le Pere de Famille, Germeuil avec Cécile, Saint-Albin avec Sophie, & la Femme de chambre avec un des valets. Voyez ce qui résulteroit de ces antitheses. Je dis antitheses, car le con traste des caracteres est dans le plan d'un drame, ce que cette figure est dans le discours. Elle est heureuse; mais il en faut user avec sobriété; & celui qui a le ton élevé, s'en passe toujours. Une des parties les plus importantes dans l'Art dramatique, & une des plus difficiles, n'est-ce pas de cacher l'art? Or, qu'est-ce qui en montre plus que le contraste? Ne paroît-il pas fait à la main? N'est-ce pas un moyen usé? Quelle est la piéce comique où il n'ait pas été mis en œuvre? Et quand on voit arriver sur la scene un personnage impatient ou bourru, où est le jeune
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homme échappé du College & caché dans un coin du parterre, qui ne se dise à lui-même: le personnage tranquille & doux n'est pas loin? Mais n'est-ce pas assez du vernis romanesque malheureusement attaché au genre dramatique par la nécessité de n'imiter l'ordre général des choses que dans les cas où il s'est plû à combiner des incidens extraordinaires, sans ajouter encore à ce vernis si opposé à l'illusion, un choix de caracteres qui ne se trou vent presque jamais rassemblés? Quel est l'état commun dessociétés? Est-ce celui où les caracteres sont différens, ou celui où ils sont contrastés? Pour une circonstance de la vie où le contraste des caracteres se montre aussi tranché qu'on le demande au Poëte, il y en a cent mille où ils ne sont que différens. Le contraste des caracteres avec les situations & des intérêts entr'eux, est au contraire de tous les instans. Pourquoi a-t-on imaginé de faire contraster un caractere avec un autre? C'est sans doute afin de rendre l'un des deux plus sortant. Mais on n'obtiendra cet effet qu'autant que ces caracteres paroîtront ensemble. De-là, quelle monotonie pour le dialogue? Quelle gêne pour la conduite? Comment
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réussirai-je à enchaîner naturellement les événemens & à établir entre les scenes la succession convenable, si je suis occupé de la nécessité de rapprocher tel personnage de tel autre? Combien de fois n'arrivera-t-il pas que le contraste demande une scene, & que la vérité de la fable en demande une autre? D'ailleurs, si les deux personnages contrastans étoient dessinés avec la même force, ils rendroient le sujet du drame équivoque. Je suppose que le Misantrope n'eût point été affiché, & qu'on l'eût joué sans annonce; que seroit-il arrivé si Philinte eût eu son caractere, comme Alceste a le sien? Le spectateur n'auroitil pas été dans le cas de demander, du moins à la premiere scene où rien ne distingue encore le personnage principal, lequel des deux on jouoit du Philantrope ou du Misantrope? Et comment évitet-on cet inconvénient? On sacrifie l'un des deux caracteres. On met dans la bouche du premier tout ce qui est pour lui, & l'on fait du second un sot ou un mal-adroit. Mais le spectateur ne sent-il pas ce défaut, sur-tout lorsque le caractere vicieux est le principal, comme dans l'exemple que je viens de citer?
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La premiere scene du Misantrope est cependant un chef-d'œuvre. Oui: mais qu'un homme de génie s'en empare, qu'il donne à Philinte autant de sang froid, de fermeté, d'élo quence, d'honnêteté, d'amour pour les hommes, d'indulgence pour leurs défauts, de compassion pour leur foi blesse, qu'un ami véritable du genre humain en doit avoir, & tout-à-coup, sans toucher au discours d'Alceste, vous verrez le sujet de la piéce devenir in certain. Pourquoi donc ne l'est-il pas? Est-ce qu'Alceste a raison? Est-ce que Philinte a tort? Non; c'est que l'un plaide bien sa cause, & que l'autre défend mal la sienne. Voulez-vous, mon ami, vous con vaincre de toute la force de cette ob- servation? Ouvrez les Adelphes de Térence; vous y verrez deux peres contrastés, & tous les deux avec la même force; & défiez le Critique le plus délié de vous dire de Micion ou de Déméa, qui est le personnage principal? S'il ose prononcer avant la derniere scene, il trouvera à son étonnement que celui qu'il a pris pendant cinq actes pour un homme sensé, n'est qu'un fou, & que celui qu'il a pris pour un fou, pourroit bien être l'homme sensé.
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On diroit au commencement du cin quieme acte de ce drame, que l'Auteur embarrassé du contraste qu'il avoit éta- bli, a été contraint d'abandonner son but & de renverser l'intérêt de sa piéce. Mais qu'est-il arrivé? C'est qu'on ne sait plus à qui s'intéresser; & qu'après avoir été pour Micion contre Déméa, on finit sans savoir pour qui l'on est. On desireroit presque un troisieme pere qui tînt le milieu entre ces deux per sonnages & qui en fît connoître le vice. Si l'on croit qu'un drame sans person nages contrastés en sera plus facile, on se trompe. Lorsque le Poëte ne pourra faire valoir ses rôles que par leurs diffé- rences, avec quelle vigueur ne faudrat-il pas qu'il les dessine & les colorie? S'il ne veut pas être aussi froid qu'un Peintre qui placeroit des objets blancs sur un fond blanc, il aura sans cesse les yeux sur la diversité des états, des âges, des situations & des intérêts; & loin d'être jamais dans le cas d'affoiblir un caractere pour donner de la force à un autre, son travail sera de les fortifier tous. Plus un genre sera sérieux, moins il me semblera admettre le contraste. Il est rare dans la Tragédie. Si on l'y in troduit, ce n'est qu'entre les subalternes.
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Le héros est seul. Il n'y a point de contraste dans Britannicus; point dans Andromaque; point dans Cinna; point dans Iphigénie; point dans Zaïre; point dans le Tartuffe. Le contraste n'est pas nécessaire dans les Comédies de caractere. Il est au moins superflu dans les autres. Il y a une Tragédie de Corneille, c'est, je crois, Nicomede, où la géné rosité est la qualité dominante de tous les personnages: quel mérite ne lui a-t-on pas fait de cette fécondité, & avec com bien juste raison? Térence contraste peu. Plaute con traste moins encore. Moliere plus sou vent. Mais si le contraste fut quelquefois pour Moliere le moyen d'un homme de génie, est-ce une raison pour le prescrire aux autres Poëtes? N'en seroitce pas une au contraire pour le leur in terdire? Mais que devient le dialogue entre des personnages contrastans? Un tissu de petites idées, d'antitheses; car il faudra bien que les propos aient entre eux la même opposition que les carac- teres. Or, c'est à vons, mon ami, que j'en appelle & à tout homme de goût. L'entretien simple & naturelde deux hommes qui auront des intérêts, des
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passions & des âges différens, ne vous plaira-t-il pas davantage? Je ne puis supporter le contraste dans l'Epique, à moins qu'il ne soit de sen timens ou d'images. Il me déplaît dans la Tragédie. Il est superflu dans le comique sérieux. On peut s'en passer dans la Comédie gaie. Je l'abandonnerai donc au farceur. Pour celui-ci, qu'il le multiplie & le force dans sa composition tant qu'il lui plaira: il n'a rien qui vaille, à gâter. Quant à ce contraste de sentimens ou d'images que j'aime dans l'Epique, dans l'Ode & quelques genres de poésie élevée, si l'on me demande ce que c'est, je répondrai: c'est un des caracteres les plus marqués du génie; c'est l'art de porter dans l'ame des sensations extrê mes & opposées, de la secouer, pour ainsi dire, en sens contraires, & d'y exciter un tressaillement mêlé de peine & de plaisir, d'amertume & de douceur, de douceur & d'effroi. Tel est l'effet de cet endroit de l'Iliade, où le Poëte me montre Jupiter assis sur l'Ida; au pied du Mont les Troyens & les Grecs s'entr'égorgeant dans la nuit qu'il a répandue sur eux, & cependant les regards du Dieu, inattentifs & sereins, tournés sur les
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campagnes innocentes des Ethiopiens qui vivent de lait. C'est ainsi qu'il m'offre à la fois le spectacle de la misere & du bonheur, de la paix & du trouble, de l'innocence & du crime, de la fatalité de l'homme & de la grandeur des Dieux. Je ne vois au pied de l'Ida qu'un amas de fourmis. Le même Poëte propose-t-il un prix à des combattans? Il met devant eux des armes, un taureau qui menace de la corne, de belles femmes & du fer. Lucrece a bien connu ce que pou voit l'opposition du terrible & du vo luptueux, lorsqu'ayant à peindre le transport effréné de l'amour, quand il s'est emparé des sens, il me réveille l'idée d'un lion qui, les flancs traversés d'un trait mortel, s'élance avec fureur sur le chasseur qui l'a blessé, le renverse, cherche à expirer sur lui, & le laisse tout couvert de son propre sang. L'image de la mort est à côté de celle du plaisir, dans les Odes les plus piquantes d'Horace, & dans les chan sons les plus belles d'Anacréon. Et Catuelle, ignoroit-il la magie de ce contraste, lorsqu'il a dit:
Vivamus, mea Lesbia, atque amemus.
Rumoresque senum severiorum
Omnes unius æstimemus assis.
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Soles occidere & redire possunt;
Nobis cùm semel occidet brevis lux,
Nox est perpetua una dormienda.
Da mî basia mille. Et l'Auteur de l'Histoire naturelle, lorsqu'après la peinture d'un jeune ani mal, tranquille habitant des forêts, qu'un bruit subit & nouveau a rempli d'effroi, opposant le délicat & le sublime, il ajoute: mais si le bruit est sans effet, s'il cesse, l'animal reconnoît le silence ordinaire de la nature; il se calme, il s'arrête, & regagne à pas égaux sa pai sible retraite. Et l'Auteur de l'Esprit, lorsque con- sondant des idées sensuelles à des idées féroces, il s'écrie par la bouche d'un fanatique expirant: Je meurs; mais j'éprouve une douceur incroyable à mourir! J'entends la voix d'Odin qui m'appelle. Déjà les portes de son palais sont ouvertes. J'en vois sortir des filles à demi-nues. Elles sont ceintes d'une écharpe d'azur qui releve la blancheur de leur sein. Elles s'avancent vers moi, & m'offrent une biere délicieuse dans le crâne sanglant de mes ennemis. Il y a un paysage du Poussin où l'on voit de jeunes Bergeres qui dansent au son du chalumeau; & à l'écart un tom beau avec cette inscription: Je vivois
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aussi dans la délicieuse Arcadie. Le pres tige de style dont il s'agit, tient quel- quefois à un mot qui détourne ma vue du sujet principal, & qui me montre de côté, comme dans le paysage du Poussin, l'espace, le temps, la vie, la mort, ou quelqu'autre idée grande & mélancolique, jettée tout au travers des images de la gaieté. Voilà les seuls contrastes qui me plaisent. Au reste il y en a de trois sortes entre les caracteres. Un contraste de vertu, & un contraste de vice. Si un personnage est avare, un autre peut contraster avec lui ou par l'économie, ou par la prodigalité, & le contraste de vice ou de vertu peut être réel ou feint. Je ne connois aucun exemple de ce dernier: il est vrai que je connois peu le théatre. Il me semble que dans la Comédie gaie, il feroit un effet assez agréable; mais une fois seulement. Ce caractere sera usé dès la premiere piéce. J'aimerois bien à voir un homme qui ne fût pas, mais qui affectât d'être d'un caractere opposé à un autre. Ce ca ractere seroit original; pour neuf, je n'en sais rien. Concluons qu'il n'y a qu'une raison pour contraster les caracteres, & qu'il y en a plusieurs pour les montrer différens.
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Mais qu'on lise les Poétiques, on n'y trouvera pas un mot de ces contrastes. Il me paroît donc qu'il en est de cette loi comme de beaucoup d'autres, qu'elle a été faite d'après quelque production de génie, où l'on aura remarqué un grand effet du contraste, & qu'on aura dit: le contraste fait bien ici, donc on ne peut bien faire sans contraste. Voilà la logique de la plûpart de ceux qui ont osé donner des bornes à un art dans lequel ils ne se sont jamais exercés. C'est aussi celle des Critiques sans ex périences qui nous jugent d'après ces autorités. Je ne sais, mon ami, si l'étude de la Philosophie ne me rappellera pas à elle, & si le Pere de Famille est, ou n'est pas mon dernier drame; mais je suis sûr de n'introduire le contraste des caracteres dans aucun. Lorsque l'esquisse est faite & remplie, & que les caracteres sont arrêtés, on passe à la division de l'action. Les actes sont les parties du drame. Les scenes sont les parties de l'acte. L'acte est une portion de l'action totale d'un drame. Il en renferme un ou plusieurs incidens. Après avoir donné l'avantage aux piéces simples sur les piéces composées,
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il seroit bien singulier que je préférasse un acte rempli d'incidens, à un acte qui n'en auroit qu'un. On a voulu que les principaux per sonnages se montrassent ou fussent nom més dans le premier acte; je ne sais trop pourquoi. Il y a telle action dra matique où il ne faudroit faire ni l'un ni l'autre. On a voulu qu'un même personnage ne rentrât pas sur la scene plusieurs fois dans un même acte: & pourquoi l'a-t-on voulu? Si ce qu'il vient dire, il ne l'a pu quand il étoit sur la scene; si ce qui le ramene s'est passé pendant son absence; s'il a laissé sur la scene celui qu'il y cherche; si celui-ci y est en effet; ou si n'y étant pas, il ne le sait pas ailleurs; si le moment le demande; si son retour ajoute à l'intérêt; en un mot s'il reparoît dans l'action, comme il nous arrive tous les jours dans la société; alors qu'il revienne, je suis tout prêt à le revoir & à l'écouter. Le Critique citera ses auteurs tant qu'il voudra: le spectateur sera de mon avis. On exige que les actes soient à peu près de la même longueur: il seroit bien plus sensé de demander que la durée en fût proportionnée à l'étendue de l'action qu'ils embrassent.
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Un acte sera toujours trop long, s'il est vuide d'action & chargé de discours; & il sera toujours assez court, si les discours & les incidens dérobent au spectateur sa durée. Ne diroit-on pas qu'on écoute un drame la montre à la main? Il s'agit de sentir, & toi tu comptes les pages & les lignes. Le premier acte de l'Eunuque n'a que deux scenes & un petit monologue, & le dernier acte en a dix. Ils sont l'un & l'autre également courts, parce que le spectateur n'a langui ni dans l'un ni dans l'autre. Le premier acte d'un drame en est peut-être la portion la plus difficile. Il faut qu'il entame, qu'il marche, quelque- fois qu'il expose, & toujours qu'il lie. Si ce qu'on appelle une exposition n'est pas amené par un incident impor tant, ou s'il n'en est pas suivi, l'acte sera froid. Voyez la différence du pre mier acte de l'Andrienne ou de l'Eunu- que, & du premier acte de l'Heycire. On appelle Entr'acte la durée qui sépare un acte du suivant. Cette durée est variable; mais puisque l'action ne s'arrête point, il faut que lorsque le mouvement cesse sur la scene, il con tinue derriere. Point de repos, point de suspension. Si les personnages repa
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roissoient, & que l'action ne fût pas plus avancée que quand ils ont disparu, ils se seroient tous reposés ou ils auroient été distraits par des occupations étran geres; deux suppositions contraires, sinon à la vérité, du moins à l'intérêt. Le Poëte aura rempli sa tâche, s'il m'a laissé dans l'attente de quelque grand événement, & si l'action qui doit rem plir son entr'acte, excite ma curiosité & fortifie l'impression que j'ai précon çue. Car il ne s'agit pas d'élever dans mon ame différens mouvemens, mais d'y conserver celui qui y regne, & de l'accroître sans cesse. C'est un dard qu'il faut enfoncer depuis la pointe jusqu'à son autre extrémité: effet qu'on n'ob tiendra point d'une piéce compliquée, à moins que tous les incidens rapportés à un seul personnage ne fondent sur lui, ne l'atterrent, & ne l'écrasent. Alors ce personnage est vraiment dans la situa tion dramatique. Il est gémissant & passif: c'est lui qui parle, & ce sont les autres qui agissent. Il se passe toujours dans l'entr'acte, & souvent il survient dans le courant de la piéce, des incidens que le Poëte dérobe aux spectateurs, & qui suppo sent dans l'intérieur de la maison des entretiens entre ses personnages. Je ne
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demanderai pas qu'il s'occupe de ces scenes, & qu'il les rende avec le même soin que si je devois les entendre. Mais s'il en faisoit une esquisse, elle acheve roit de le remplir de son sujet & de ses caracteres; & communiquée à l'Acteur, elle le soutiendroit dans l'esprit de son rôle & dans la chaleur de son action. C'est un surcroît de travail que je me suis quelquefois donné. Ainsi lorsque le Commandeur pervers va trouver Germeuil pour le perdre, en l'embarquant dans le projet d'enfer mer Sophie, il me semble que je le vois arriver d'une démarche composée, avec un visage hypocrite & radouci, & que je lui entends dire d'un ton insinuant & patelin:

Le Commandeur

Germeuil, je te cherchois.

Germeuil

Moi, Monsieur le Commandeur?

Le Commandeur

Toi-même.

Germeuil

Cela vous arrive peu.

Le Commandeur

Il est vrai; mais un homme tel que Germeuil se fait rechercher tôt ou tard. J'ai réfléchi sur ton caractere; je me suis rappellé tous les services que tu as rendus
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à la famille; & comme je m'interroge quelquefois quand je suis seul, je me suis demandé à quoi tenoit cette espece d'aver- sion qui duroit entre nous & qui éloignoit deux honnêtes gens l'un de l'autre? J'ai découvert que j'avois tort, & je suis venu sur le champ te prier d'oublier le passé: oui, te prier, & te demander si tu veux que nous soyons amis?

Germeuil

Si je le veux, Monsieur? En pouvez-vous douter?

Le Commandeur

Germeuil, quand je hais, je hais bien.

Germeuil

Je le sais.

Le Commandeur

Quand j'aime aussi, c'est de même, & tu vas en juger.

Ici, le Commandeur laisse appercevoir à Germeuil que les vues qu'il peut avoir sur sa niece, ne lui sont pas cachées: il les approuve, & s'offre à le servir....

Tu recherches ma niece; tu n'en convien dras pas, je te connois. Mais pour te rendre de bons offices auprès d'elle, auprès de son pere, je n'ai que faire de ton aveu, & tu me trouveras quand il en sera temps.

Germeuil connoît trop bien le Com mandeur pour se tromper à ses offres. Il ne doute point que ce préambule

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obligeant n'annonce quelque scéléra tesse, & il dit au Commandeur.

Germeuil

Ensuite, Monsieur le Commandeur, de quoi s'agit-il?

Le Commandeur

D'abord, de me croire vrai, comme je le suis.

Germeuil

Cela se peut.

Le Commandeur

Et de me montrer que tu n'es pas indif- férent à mon retour & à ma bienveillance.

Germeuil

J'y suis disposé.

Alors le Commandeur, après un peu de silence, jette négligemment & com me par forme de conversation...

Tu as vu mon neveu?

Germeuil

Il sort d'ici.

Le Commandeur

Tu ne sais pas ce que l'on dit.

Germeuil

Et que dit-on?

Le Commandeur

Que c'est toi qui l'entretiens dans sa folie; mais il n'en est rien.

Germeuil

Rien, Monsieur.

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Le Commandeur

Et tu ne prends aucun intérêt à cette petite fille?

Germeuil

Aucun.

Le Commandeur

D'honneur?

Germeuil

Je vous l'ai dit.

Le Commandeur

Et si je te proposois de te joindre à moi pour terminer en un moment tout le trouble de la famille, tu le ferois?

Germeuil

Assûrément.

Le Commandeur

Et je pourrois m'ouvrir à toi?

Germeuil

Si vous le jugez à propos.

Le Commandeur

Et tu me garderois le secret?

Germeuil

Si vous l'exigez.

Le Commandeur

Germeuil... & qui empêcheroit?... tu ne devines pas?

Germeuil

Est-ce qu'on vous devine?

Le Commandeur lui révele son projet. Germeuil voit tout d'un coup le danger de cette confidence; il en est troublé.
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Il cherche, mais inutilement, à ramener le Commandeur. Il se récrie sur l'inhu manité qu'il y a à persécuter une inno cente... Où est la commisération? la justice?... La commisération? Il s'agit bien de cela; & la justice est à séquestrer des créatures qui ne sont dans le monde que pour égarer les enfans & désoler leurs parens... Et votre neveu?... Il en aura d'abord quelque chagrin; mais une autre fantaisie effacera celle-là. Dans deux jours il n'y paroîtra plus, & nous lui aurons rendu un service important..... Et ces ordres qui disposent des citoyens, croyez-vous qu'on les obtienne ainsi?... J'attends le mien, & dans une heure ou deux nous pourrons manœuvrer.... Monsieur le Commandeur, à quoi m'engagez-vous?... Il accede; je le tiens. A faire ta cour à mon frere, & à m'attacher à toi pour jamais... Saint-Albin... Eh bien, Saint-Albin, SaintAlbin; c'est ton ami, mais ce n'est pas toi. Germeuil, soi, soi d'abord; & les autres après, si l'on peut... Monsieur... Adieu; je vais savoir si ma lettre de cachet est venue, & te rejoindre sur le champ... Un mot encore, s'il vous plaît... Tout est entendu. Tout est dit. Ma fortune & ma niece. Le Commandeur rempli d'une joie
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qu'il a peine à dissimuler, s'éloigne vîte; il croit Germeuil embarqué & perdu sans ressource; il craint de lui donner le temps du remords. Germeuil le rap pelle, mais il va toujours, & ne se retourne que pour lui dire du fond de la salle: Et ma fortune & ma niece. Je me trompe fort, ou l'utilité de ces scenes ébauchées dédommageroit un Auteur de la peine légere qu'il auroit prise à les faire. Si un Poëte a bien médité son sujet & bien divisé son action, il n'y aura aucun de ses actes auquel il ne puisse donner un titre: & de même que dans le poëme épique on dit, la descente aux Enfers, les Jeux funebres, le dé nombrement de l'armée, l'apparition de l'ombre; on diroit dans le dramati que, l'acte des soupçons, l'acte des fureurs, celui de la reconnoissance ou du sacrifice. Je suis étonné que les Anciens ne s'en soient pas avisés: cela est tout-à-fait dans leur goût. S'ils eussent intitulé leurs actes, ils auroient rendu service aux Modernes, qui n'au- roient pas manqué de les imiter; & le caractere de l'acte fixé, le Poëte auroit été forcé de le remplir. Lorsque le Poëte aura donné à ses personnages les caracteres les plus con
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venables, c'est-à-dire les plus opposés aux situations, s'il a un peu d'imagi nation, je ne pense pas qu'il puisse s'empêcher de s'en former des images. C'est ce qui nous arrive tous les jours à l'égard des personnes dont nous avons beaucoup entendu parler. Je ne sais s'il y a quelque analogie entre les physio nomies & les actions; mais je sais que les passions, les discours, & les actions ne nous sont pas plutôt connus, qu'au même instant nous imaginons un visage auquel nous les rapportons; & s'il arrive que nous rencontrions l'homme, & qu'il ne ressemble pas à l'image que nous nous en sommes formé, nous lui dirions volontiers que nous ne le reconnoissons pas, quoique nous ne l'ayons jamais vu. Tout Peintre, tout Poëte dramatique sera physionomiste. Ces images formées d'après les ca- racteres, influeront aussi sur les discours & sur le mouvement de la scene, sur tout si le Poëte les évoque, les voit, les arrête devant lui, & en remarque les changemens. Pour moi, je ne conçois pas com ment le Poëte peut commencer une scene, s'il n'imagine pas l'action & le mouvement du personnage qu'il intro duit; si sa démarche & son masque ne
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lui sont pas présens. C'est ce simulacre qui inspire le premier mot; & le premier mot donne le reste. Si le Poëte est secouru par ces phy sionomies idéales, lorsqu'il débute; quel parti ne tirera-t-il pas des impressions subites & momentanées qui les font varier dans le cours du drame, & même dans le cours d'une scene?... Tu pâlis... Tu trembles... Tu me trompes... Dans le monde, parle-t-on à quelqu'un? On le regarde, on cherche à démêler dans ses yeux, dans ses mouvemens, dans ses traits, dans sa voix, ce qui se passe au fond de son cœur. Rarement au théatre. Pourquoi? C'est que nous sommes encore loin de la vérité. Un personnage sera nécessairement chaud & pathétique, s'il part de la situation même de ceux qu'il trouve sur la scene. Attachez une physionomie à vos personnages, mais que ce ne soit pas celle des Acteurs. C'est à l'Acteur à convenir au rôle, & non pas au rôle à convenir à l'Acteur. Qu'on ne dise jamais de vous; qu'au lieu de chercher vos caracteres dans les situations, vous avez ajusté vos situations au caractere & au talent du Comédien. N'êtes-vous pas étonné, mon ami,
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que les Anciens soient quelquefois tom bés dans cette petitesse? Alors on couronnoit le Poëte & le Comédien. Et lorsqu'il y avoit un Acteur aimé du public, le Poëte complaisant inséroit dans son drame une épisode qui com munément le gâtoit, mais qui amenoit sur la scene l'Acteur chéri. J'appelle scenes composées celles où plusieurs personnages sont occupés d'une chose, tandis que d'autres personnages sont à une chose différente ou à la même chose, mais à part. Dans une scene simple, le dialogue succede sans interruption. Les scenes composées sont ou parlées, ou pantomi mes & parlées, ou toutes pantomimes. Lorsqu'elles sont pantomimes & par lées, le discours se place dans les inter valles de la pantomime, & tout se passe sans confusion. Mais il faut de l'art pour ménager ces jours. C'est ce que j'ai essayé dans la pre miere scene du second acte du Pere de Famille: c'est ce que j'aurois pu tenter à la troisieme scene du même acte. Madame Hébert, personnage panto- mime & muet, auroit pu jetter par intervalles quelques mots qui n'auroient pas nui à l'effet: mais il falloit trouver ces mots. Il en eût été de même de la
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scene du quatrieme acte, où SaintAlbin revoit sa maîtresse en présénce de Germeuil & de Cécile. Là un plus habile eût exécuté deux scenes simul tanées; l'une sur le devant, entre SaintAlbin & Sophie; l'autre sur le fond, entre Cécile & Germeuil, peut-être en ce moment plus difficiles à peindre que les premiers: mais des Acteurs intelli- gens sauront bien créer cette scene. Combien je vois encore de tableaux à exposer, si j'osois, ou plutôt si je réunissois le talent de faire à celui d'ima giner! Il est difficile au Poëte d'écrire en même tems ces scenes simultanées: mais comme elles ont des objets distincts, il s'occupera d'abord de la principale. J'appelle la principale celle qui, panto- mime ou parlée, doit sur-tout fixer l'attention du spectateur. J'ai tâché de séparer tellement les deux scenes simultanées de Cécile & du Pere de Famille, qui commencent le second acte, qu'on pourroit les imprimer à deux colonnes, où l'on verroit la pantomime de l'une correspondre au discours de l'autre, & le discours de celle-ci correspondre alternativement à la pantomime de celle-là. Ce partage seroit commode pour celui qui lit & qui
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n'est pas fait au mêlange du discours & du mouvement. Il est une sorte de scenes épisodiques dont nos Poëtes nous offrent peu d'exemples, & qui me paroissent bien naturelles. Ce sont des personnages, comme il y en a tant dans le monde & dans les familles, qui se fourrent par-tout sans être appellés, & qui, soit bonne ou mauvaise volonté, intérêt, curiosité, ou quelqu'autre motif pareil, se mêlent de nos affaires & les termi nent ou les brouillent malgré nous. Ces scenes bien ménagées ne suspendroient point l'intérêt; loin de couper l'action, elles pourroient l'accélérer. On don nera à ces intervenans le caractere qu'on voudra: rien n'empêche même qu'on ne les fasse constater. Ils demeurent trop peu pour fatiguer. Ils releveront alors le caractere auquel on les opposera. Telle est Madame Pernelle dans le Tartuffe, & Antiphon dans l'Eunuque. Antiphon court après Chéréa qui s'étoit chargé d'arranger un souper: il le ren contre avec son habit d'Eunuque, au sortir de chez la courtisane, appellant un ami dans le sein de qui il puisse répandre toute la joie scélérate dont son ame est remplie. Antiphon est amené là fort naturellement & fort à
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propos. Passé cette scene, on ne le revoit plus. La ressource de ces personnages nous est d'autant plus nécessaire, que privés des chœurs qui représentoient le peuple dans les drames anciens, nos piéces renfermées dans l'intérieur de nos ha bitations, manquent, pour ainsi dire, d'un fond sur lequel les figures soient projettées. Il y a dans le drame, ainsi que dans le monde, un ton propre à chaque caractere. La bassesse de l'ame, la mé- chanceté tracassiere, & la bonhomie, ont pour l'ordinaire le ton bourgeois & commun. Il y a de la différence entre la plai santerie de théatre & la plaisanterie de société. Celle-ci seroit trop foible sur la scene, & n'y feroit aucun effet. L'autre seroit trop dure dans le monde, & elle offenseroit. Le Cynisme si odieux, si incommode dans la société, est excel- lent sur la scene. Autre chose est la vérité en Poésie, autre chose en Philosophie. Pour être vrai, le Philosophe doit conformer son discours à la nature des objets; le Poëte à la nature de ses caracteres. Peindre d'après la passion & l'intérêt, voilà son talent.
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De-là à chaque instant la nécessité de fouler aux pieds les choses les plus saintes, & de préconiser des actions atroces. Il n'y a rien de sacré pour le Poëte, pas même la vertu, qu'il couvrira de ridicule, si la personne & le moment l'exigent. Il n'est ni impie, lorsqu'il tourne ses regards indignés vers le Ciel, & qu'il interpelle les Dieux dans sa fureur; ni religieux, lorsqu'il se pros- terne au pied de leurs autels, & qu'il leur adresse une humble priere. Il a introduit un méchant? Mais ce méchant vous est odieux; ses grandes qualités, s'il en a, ne vous ont point ébloui sur ses vices; vous ne l'avez point vû, vous ne l'avez point entendu, sans en frémir d'horreur, & vous êtes sorti consterné sur son sort. Pourquoi chercher l'auteur dans ses personnages? Qu'a de commun Racine avec Athalie, Moliere avec le Tartuffe? Ce sont des hommes de génie qui ont sçu fouiller au fond de nos entrailles, & en arracher le trait qui nous frappe. Jugeons les poëmes, & laissons-là les personnes. Nous ne confondrons, ni vous ni moi, l'homme qui vit, pense, agit, & se meut au milieu des autres; &
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l'homme enthousiaste qui prend la plu me, l'archet, le pinceau, ou qui monte sur ses treteaux. Hors de lui, il est tout ce qu'il plaît à l'art qui le domine. Mais l'instant de l'inspiration passé, il rentre & redevient ce qu'il étoit; quelquefois un homme commun. Car telle est la la différence de l'esprit & du génie, que l'un est presque toujours présent, & que souvent l'autre s'absente. Il ne faut pas considérer une scene comme un dialogue. Un homme d'esprit se tirera d'un dialogue isolé. La scene est toujours l'ouvrage du génie. Chaque scene a son mouvement & sa durée. On ne trouve point le mouvement vrai, sans un effort d'imagination. On ne mesure pas exactement la durée, sans l'expérience & le goût. Cet art du dialogue dramatique si difficile, personne peut-être ne l'a possédé au même degré que Corneille. Ses personnages se pressent sans ména- gement; ils parent & portent en même temps: c'est une lutte. La réponse ne s'accroche pas au dernier mot de l'in terlocuteur; elle touche à la chose & au fond. Arrêtez-vous où vous voudrez; c'est toujours celui qui parle qui vous paroît avoir raison. Lorsque livré tout entier à l'étude
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des lettres, je lisois Corneille, souvent je fermois le livre au milieu d'une scene, & je cherchois la réponse: il est assez inutile de dire que mes efforts ne ser voient communément qu'à m'effrayer sur la logique & sur la force de tête de ce Poëte. J'en pourrois citer mille exemples; mais en voici un autr'autres, que je me rappelle: il est de sa Tragédie de Cinna. Emilie a déterminé Cinna à ôter la vie à Auguste. Cinna s'y est engagé; il y va. Mais il se percera le sein du même poignard dont il l'aura vengée. Emilie reste avec sa confidente. Dans son trouble, elle s'écrie: Cours après lui, Fulvie... Que lui dirai-je?... Dis-lui... qu'il dégage sa foi, & qu'il choisisse après de la mort ou de moi... C'est ainsi qu'il conserve le caractere, & qu'il satisfait en un mot à la dignité d'une ame Romaine, à la vengeance, à l'ambition, à l'amour. Toute la scene de Cinna, de Maxime, & d'Auguste est incompréhensible. Cependant ceux qui se piquent d'un goût délicat prétendent que cette ma niere de dialoguer est roide; qu'elle présente par-tout un air d'argumenta- tion; qu'elle étonne plus qu'elle n'émeut. Ils aiment mieux une scene où l'on s'en tretient moins rigoureusement, & où
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l'on met plus de sentiment & moins de dialectique. On pense bien que ces gens-là sont fous de Racine: & j'avoue que je le suis aussi. Je ne connois rien de si difficile qu'un dialogue où les choses dites & répon dues ne sont liées que par des sensations si délicates, des idées si fugitives, des mouvemens d'ame si rapides, des vues si légeres, qu'elles en paroissent décou sues, sur-tout à ceux qui ne sont pas nés pour éprouverles mêmes choses dans les mêmes circonstances.... Ils ne se verront plus. Ils s'aimeront toujours... Vous y serez ma fille. Et le discours de Clémentine troublée: Ma mere étoit une bonne mere; mais elle s'en est allée, ou je m'en suis allée. Je ne sais lequel. Et les adieux de Barnevel & de son ami.

Barnevel

Tu ne sais pas quelle étoit ma fureur pour elle!... Jusqu'où la passion avoit éteint en moi le sentiment de la bonté!.. Ecoute... Si elle m'avoit demandé de t'assassiner, toi... je ne sais si je ne l'eusse pas fait.

L'Ami

Mon ami, ne t'exagere point ta foi- blesse.

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Barnevel

Oui, je ne doute point... Je t'aurois assassiné.

L'Ami

Nous ne nous sommes pas encore em- brassés. Viens.

Nous ne nous sommes pas encore em brassés: quelle réponse à je t'aurois assassiné! Si j'avois un fils qui ne sentît point ici de liaison, j'aimerois mieux qu'il ne fût pas né. Oui, j'aurois plus d'aversion pour lui que pour Barnevel assassin de son oncle. Et toute la scene du délire de Phédre. Et tout l'épisode de Clémentine. Entre les passions, celles qu'on simu leroit le plus facilement, sont aussi les plus faciles à peindre. La grandeur d'ame est de ce nombre; elle comporte par tout je ne sais quoi de faux & d'outré. En guindant son ame à la hauteur de celle de Caton, on trouve un mot sublime. Mais le Poëte qui a fait dire à Phédre:
Dieux! que ne suis-je assis à l'ombre des forêts!..
Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussiere,
Suivre de l'œil un char fuyant dans la carriere? Ce Poëte même n'a pu se promettre ce morceau qu'après l'avoir trouvé; & je m'estime plus d'en sentir le mérite, que
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de quelque chose que je puisse écrire de ma vie. Je conçois comment à force de travail on réussit à faire une scene de Corneille, sans être né Corneille: je n'ai jamais conçu comment on réussissoit à faire une scene de Racine, sans être né Racine. Moliere est souvent inimitable. Il a des scenes monosyllabiques entre quatre à cinq interlocuteurs, où chacun ne dit que son mot; mais ce mot est dans le caractere, & le peint. Il est des endroits dans les Femmes savantes, qui font tomber la plume des mains. Si l'on a quelque talent, il s'éclipse. On reste des jours entiers sans rien faire. On se déplaît à soi-même. Le courage ne revient qu'à mesure qu'on perd la mé moire de ce qu'on a lu, & que l'im pression qu'on en a ressentie se dissipe. Lorsque cet homme étonnant ne se soucie pas d'employer tout son génie, alors même il le sent. Elmire se jetteroit à la tête de Tartuffe, & Tartuffe auroit l'air d'un sot qui donne dans un piége grossier: mais voyez comment il se sauve de-là. Elmire a entendu sans in dignation la déclaration de Tartuffe. Elle a imposé silence à son fils. Elle remarque elle-même qu'un homme passionné est facile à séduire. Et c'est
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ainsi que le Poëte trompe le spectateur, & esquive une scene qui eût exigé sans ces précautions plus d'art encore, ce me semble, qu'il n'en a mis dans la sienne. Mais si Dorine, dans la même piece, a plus d'esprit, de sens, de finesse dans les idées, & même de noblesse dans l'expression, qu'aucun de ses maîtres; si elle dit:
Des actions d'autrui teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autotiser les leurs;
Et sous le faux éclat de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu'ils ont, donner de l'innocence;
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés. je ne croirai jamais que ce soit une sui vante qui parle. Térence est unique, sur-tout dans ses récits. C'est une onde pure & trans parente qui coule toujours également, & qui ne prend de vîtesse & de mur mure que ce qu'elle en reçoit de la pente & du terrein. Point d'esprit, nul étalage de sentiment, aucune sentence qui ait l'air épigrammatique, jamais de ces définitions qui ne seroient placées que dans Nicole ou la Rochefoucauld. Lors- qu'il généralise une maxime, c'est d'une maniere simple & populaire; vous croiriez que c'est un proverbe reçu qu'il a cité: rien qui ne tienne au sujet.
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Aujourd'hui que nous sommes devenus dissertateurs, combien de scenes de Térence que nous appellerions vuides? J'ai lu & relu ce Poëte avec attention; jamais de scene superflue, ni rien de superflu dans les scenes. Je ne connois que la premiere du second acte de l'Eu nuque qu'on pourroit peut-être attaquer. Le Capitaine Thrason a fait présent à la courtisanne Thaïs d'une jeune fille. C'est le parasite Gnathon qui doit la présenter. Chemin faisant avec elle, il s'amuse à débiter au spectateur un éloge très-agréable de sa profession. Mais étoit-ce là le lieu? Que Gnathon attende sur la scene la jeune fille qu'il s'est chargé de conduire, & qu'il se dise à lui-même tout ce qu'il voudra, j'y consens. Térence ne s'embarrasse gueres de lier ses scenes. Il laisse le Théatre vuide jusqu'à trois fois de suite, & cela ne me déplaît pas, sur-tout dans les der- niers actes. Ces personnages qui se succedent & qui ne jettent qu'un mot en passant, me font imaginer un grand trouble. Des scenes courtes, rapides, isolées, les unes pantomimes, les autres parlées, produiroient, ce me semble, encore plus d'effet dans la Tragédie. Au com- mencement d'une piece, je craindrois
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seulement qu'elles ne donnassent trop de vîtesse à l'action, & ne causassent de l'obscurité. Plus un sujet est compliqué, plus le dialogue en est facile. La multitude des incidens donne pour chaque scene un objet différent & déterminé; au lieu que si la piece est simple, & qu'un seul incident fournisse à plusieurs scenes, il reste pour chacune je ne sais quoi de vague qui embarrasse un Auteur ordi naire: mais c'est où se montre l'homme de génie. Plus les fils qui lient la scene au sujet, seront déliés, plus le Poëte aura de peine. Donnez une de ces scenes indé terminées à faire à cent personnes, chacun la fera à sa maniere; cependant il n'y en a qu'une bonne. Des Lecteurs ordinaires estiment le talent d'un Poëte par les morceaux qui les affectent le plus. C'est au discours d'un factieux à ses conjurés; c'est à une reconnoissance qu'ils se récrient. Mais qu'ils interrogent le Poëte sur son propre ouvrage, & ils verront qu'ils ont laissé passer, sans l'avoir apperçu, l'endroit dont il se félicite. Les scenes du Fils naturel sont pres que toutes de la nature de celles dont l'objet vague pouvoit rendre le Poëte
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perplexe. Dorval mal avec lui-même, & cachant le fond de son ame à son ami, à Rosalie, à Constance; Rosalie & Constance dans une situation à peu près semblable, n'offroient pas un seul mor ceau de détail qui ne pût être mieux ou plus mal traité. Ces sortes de scenes sont plus rares dans le Pere de Famille, parce qu'il y a plus de mouvement. Il y a peu de regles générales dans l'Art poétique. En voici cependant une à laquelle je ne sais point d'exception. C'est que le monologue est un moment de repos pour l' action, & de trouble pour le personnage. Cela est vrai même d'un monologue qui commence une piece. Donc tranquille, il est contre la vérité selon laquelle l'homme ne se parle à lui-même que dans des instans de per plexité. Long, il péche contre la nature de l'action dramatique qu'il suspend trop. Je ne saurois supporter les caricatures, soit en beau, soit en laid: car la bonté & la méchanceté peuvent être également outrées; & quand nous sommes moins sensibles à l'un de ces défauts qu'à l'autre, c'est un effet de notre vanité. Sur la scene, on veut que les carac teres soient uns. C'est une fausseté palliée par la courte durée d'un drame:
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car combien de circonstances dans la vie où l'homme est distrait de son caractere? Le foible est l'opposé de l'outré. Pamphile me paroît foible dans l'Andrienne. Dave l'a précipité dans des nôces qu'il abhorre. Sa maîtresse vient d'accoucher. Il a cent raisons de mau vaise humeur. Cependant il prend tout assez doucement. Il n'en est pas ainsi de son ami Charinus, ni du Clinia de l'Eautontimorumenos. Celui-ci arrive de loin; & tandis qu'il se débotte, il ordonne à son Dave d'aller chercher sa maîtresse. Il y a peu de galanterie dans ces mœurs; mais elles sont bien d'une autre énergie que les nôtres, & d'une autre ressource pour le Poëte. C'est la nature abandonnée à ses mou vemens effrénés. Nos petits propos ma- drigalisés auroient bonne grace dans la bouche d'un Clinia ou d'un Chéréa. Que nos rôles d'amans sont froids! Ce que j'aime sur-tout de la scene ancienne, ce sont les amans & les peres. Pour les Daves, ils me déplaisent; & je suis convaincu qu'à moins qu'un sujet ne soit dans les mœurs anciennes, ou malhonnête dans les nôtres, nous n'en reverrons plus. Tout peuple a des préjugés à détruire, de vices à poursuivre, des ridicules à
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décrier, & a besoin de spectacles, mais qui lui soient propres. Quel moyen, si le gouvernement en sait ufer, & qu'il soit question de préparer le changement d'une loi ou l'abrogation d'un usage! Attaquer les Comédiens par leurs mœurs, c'est en vouloir à tous les états. Attaquer le spectacle par son abus, c'est s'élever contre tout genre d'ins truction publique; & ce qu'on a dit jusqu'à présent là-dessus, appliqué à ce que les choses sont ou ont été, & non à ce qu'elles pourroient être, est sans justice & sans vérité. Un peuple n'est pas également propre à exceller dans tous les genres de drame. La Tragédie me semble plus du génie républicain; & la Comédie, gaie sur tout, plus du caractere monarchique. Entre des hommes qui ne se doivent rien, la plaisanterie sera dure. Il faut qu'elle frappe en haut pour devenir légere; & c'est ce qui arrivera dans un Etat où les hommes sont distribués en différens ordres, qu'on peut comparer à une haute pyramide, où ceux qui sont à la base, chargés d'un poids qui les écrase, sont forcés de garder du ménagement jusques dans la plainte. Un inconvénient trop commun, c'est que par une vénération ridicule pour
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certaines conditions, bientôt ce sont les seules dont on peigne les mœurs; que l'utilité des spectacles se restreint, & que peut-être même ils deviennent un canal par lequel les travers des grands se répandent & passent aux petits. Chez un peuple esclave, tout se dé grade. Il faut s'avilir par le ton & par le geste pour ôter à la vérité son poids & son offense. Alors les Poëtes sont comme les fous à la Cour des Rois; c'est du mépris qu'on fait d'eux, qu'ils tiennent leur franc-parler. Ou, si l'on aime mieux, ils ressemblent à certains coupables qui, traînés devant nos tri bunaux, ne s'en retournent absous que parce qu'ils ont su contrefaire les in fensés. Nous avons des Comédies. Les An- glois n'ont que des satyres, à la vérité pleines de force & de gaieté, mais sans mœurs & sans goût. Les Italiens en sont réduits au drame burlesque. En général plus un peuple est civilisé, poli, moins ses mœurs sont poétiques. Tout s'affoiblit en s'adoucissant. Quand est-ce que la nature prépare des modeles à l'Art? C'est au temps où les enfans s'arrachent les cheveux autour du lit d'un pere moribond; où une mere découvre son sein & conjure son fils
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par les mammelles qui l'ont alaité; où un ami se coupe la chevelure & la ré pand sur le cadavre de son ami; où c'est lui qui le soutient par la tête & qui le porte sur un bûcher, qui recueille sa cendre & qui la renferme dans une urne qu'il va en certains jours arroser de ses pleurs; où les veuves échevelées se déchirent le visage de leurs ongles, si la mort leur a ravi un époux; où les chefs du peuple dans les calamités pu bliques posent leur front humilié dans la poussiere, ouvrent leurs vêtemens dans la douleur & se frappent la poitrine; où un pere prend entre ses bras son fils nouveau-né, l'éleve vers le Ciel & fait sur lui sa priere aux Dieux; où le pre mier mouvement d'un enfant, s'il a quitté ses parens & qu'il les revoie après une longue absence, c'est d'embrasser leurs genoux, & d'en attendre prosterné la bénédiction; où les repas sont des sacrifices qui commencent & finissent par des coupes remplies de vin & versées sur la terre; où le peuple parle à ses maîtres, & où ses maîtres l'entendent & lui répondent; où l'on voit un homme le front ceint de bandelettes devant un autel, & une Prêtresse qui étend les mains sur lui en invoquant le Ciel & en exécutant les cérémonies expia
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toires & lustratives; où des Pythies écumantes par la présence d'un démon qui les tourmente, sont assises sur des trépieds, ont les yeux égarés, & font mugir de leurs cris prophétiques le fond obscur des antres; où les Dieux altérés du sang humain ne sont appaisés que par son effusion; où des Bacchantes armées de thyrses s'égarent dans les forêts & inspirent l'effroi au profane qui se rencontre sur leur passage; où d'autres femmes se dépouillent sans pudeur, ouvrent leurs bras au premier qui se présente, & se prostituent, &c. Je ne dis pas que ces mœurs sont bonnes, mais qu'elles sont poétiques. Qu'est-ce qu'il faut au Poëte? Estce une nature brute ou cultivée? pai sible ou troublée? Préférera-t-il la beauté d'un jour pur & serein, à l'hor- reur d'une nuit obscure, où le siflement interrompu des vents se mêle par in tervalles au murmure sourd & continu d'un tonnerre éloigné, & où il voit l'éclair allumer le Ciel sur sa tête? Préférera-t-il le spectacle d'une mer tranquille à celui des flots agités? le muet & froid aspect d'un palais, à la promenade parmi des ruines? un édi fice construit, un espace planté de la main des hommes, au touffu d'une
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antique forêt, au creux ignoré d'une roche déserte? des nappes d'eau, des bassins, des cascades, à la vue d'une cataracte qui se brise en tombant à travers des rochers, & dont le bruit se fait entendre au loin du Berger qui a conduit son troupeau dans la mon tagne, & qui l'écoute avec effroi? La poésie veut quelque chose d'énor me, de barbare & de sauvage. C'est lorsque la fureur de la guerre civile ou du fanatisme arme les hommes de poignards, & que le sang coule à grands flots sur la terre, que le laurier d'Apollon s'agite & verdit. Il en veut être arrosé. Il se flétrit dans les temps de la paix & du loisir. Le siecle d'or eût produit une chanson peut-être, ou une élégie. La poésie épique & dra matique demandent d'autres mœurs. Quand verra-t-on naître des Poëtes? Ce sera après le temps de désastres & de grands malheurs; lorsque les peuples harassés commenceront à respirer. Alors les imaginations ébranlées par des spec tacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n'en ont pas été les témoins. N'avons-nous pas éprouvé dans quelques circonstances une sorte de terreur qui nous étoit étrangere? Pourquoi n'a-t-elle rien produit? N'a vons-nous plus de génie?
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Le génie est de tous les temps; mais les hommes qui le portent en eux demeu rent engourdis, à moins que des évé- nemens extraordinaires n'échauffent la masse & ne les fassent paroître. Alors les sentimens s'accumulent dans la poi trine, la travaillent; & ceux qui ont un organe, pressés de parler, le dé ploient & se soulagent. Quelle sera donc la ressource d'un Poëte chez un peuple dont les mœurs sont foibles, petites & maniérées; où l'imitation rigoureuse des conversations ne formeroit qu'un tissu d'expressions fausses, insensées & basses; où il n'y a plus ni franchise ni bonhommie; où un pere appelle son fils, Monsieur; & où une mere appelle sa fille, Made moiselle; où les cérémonies publiques n'ont rien d'auguste; la conduite domes tique rien de touchant & d'honnête; les actes solemnels rien de vrai? Il tâchera de les embellir; il choisira les circonstances qui prêtent le plus à son art; il négligera les autres, & il osera en supposer quelques-unes. Mais quelle finesse de goût ne lui faudra-t-il pas pour sentir jusqu'où les mœurs publiques & particulieres peu vent être embellies? S'ils passent la me sure, il sera faux & romanesque.
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Si les mœurs qu'il supposera ont été autrefois, & que ce temps ne soit pas éloigné; si un usage est passé, mais qu'il en soit resté une expression méta phorique dans la langue; si cette ex pression porte un caractere d'honnêteté; si elle marque une piété antique, une simplicité qu'on regrette; si l'on y voit les peres plus respectés, les meres plus honorées, les Rois populaires; qu'il ose: loin de lui reprocher d'avoir failli contre la vérité, on supposera que ces vieilles & bonnes mœurs se sont appa- remment conservées dans cette famille. Qu'il s'interdise seulement ce qui ne seroit que dans les usages présens d'un peuple voisin. Mais admirez la bisarrerie des peuples policés. La délicatesse y est quelquefois poussée au point, qu'elle interdit à leurs Poëtes l'emploi de circonstances mêmes qui sont dans leurs mœurs, & qui ont de la simplicité, de la beauté & de la vérité. Qui oseroit parmi nous étendre de la paille sur la scene, & y exposer un enfant nouveau-né? Si le Poëte y plaçoit un berceau, quelque étourdi du parterre ne manqueroit pas de contre faire les cris de l'enfant, les loges & l'amphithéatre de rire, & la piece de tomber. O peuple plaisant & léger,
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quelles bornes vous donnez à l'art! quelle contrainte vous imposez à vos artistes! & de quels plaisirs votre déli catesse vous prive! A tout moment vous siffleriez sur la scene les seules choses qui vous plairoient, qui vous toucheroient en peinture. Malheur à l'homme né avec du génie qui tentera quelque spectacle qui est dans la nature, mais qui n'est pas dans vos préjugés. Térence a exposé l'enfant nouveauné sur la scene. Il a fait plus. Il a fait entendre du dedans de la maison, la plainte de la femme dans les douleurs qui le mettent au monde. Cela est beau; & cela ne vous plairoit pas. Il faut que le goût d'un peuple soit incertain, lorsqu'il admettra dans la nature des choses dont il interdira l'imi- tation à ses artistes, ou lorsqu'il admi rera dans l'art des effets qu'il dédaigne roit dans la nature. Nous dirions d'une femme qui ressembleroit à quelqu'une de ces statues qui enchantent nos regards aux Tuileries, qu'elle a la tête jolie, mais le pied gros, la jambe forte, & point de taille. La femme qui est belle pour le Sculpteur sur un sopha, est laide dans son attelier. Nous sommes pleins de ces contradictions. Mais ce qui montre sur-tout combien
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nous sommes encore loin du bon goût & de la vérité; c'est la pauvreté & la fausseté des décorations, & le luxe des habits. Vous exigez de votre Poëte qu'il s'assujettisse à l'unité de lieu, & vous abandonnez la scene à l'ignorance d'un mauvais décorateur. Voulez-vous rapprocher vos Poëtes du vrai, & dans la conduite de leurs pieces, & dans leur dialogue, vos Acteurs du jeu naturel & de la décla mation réelle? élevez la voix, demandez seulement qu'on vous montre le lieu de la scene tel qu'il doit être. Si la nature & la vérité s'introduisent une fois sur vos Théatres dans la cir constance la plus légere, bientôt vous sentirez le ridicule & le dégoût se ré pandre sur tout ce qui fera contraste avec elles. Le systême dramatique le plus mal entendu, seroit celui qu'on pourroit accuser d'être moitié vrai & moitié faux. C'est un mensonge mal-adroit où cer taines circonstances me décelent l'im possibilité du reste. Je souffrirai plutôt le mélange des disparates; il est du moins sans fausseté. Le défaut de Sha kespear n'est pas le plus grand dans lequel un Poëte puisse tomber. Il marque seulement peu de goût.
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Que votre Poëte, lorsque vous aurez jugé son ouvrage digne de vous être représenté, envoie chercher le Déco rateur. Qu'il lui lise son drame. Que le lieu de la scene bien connu de celui-ci, il le rende tel qu'il est, & qu'il songe sur-tout que la peinture théatrale doit être plus rigoureuse & plus vraie que tout autre genre de peinture. La peinture théatrale s'interdira beau coup de choses, que la peinture ordi naire se permet. Qu'un Peintre d'attelier ait une cabane à représenter, il en ap- puiera le bâtis contre une colonne brisée; & d'un chapiteau corinthien renversé, il en fera un siége à la porte. En effet il n'est pas impossible qu'il y ait une chaumiere où il y avoit auparavant un palais. Cette circonstance réveille en moi une idée accessoire qui me touche, en me retraçant l'instabilité des choses humaines. Mais dans la peinture théa trale, il ne s'agit pas de cela. Point de distraction. Point de supposition qui fasse dans mon ame un commencement d'im pression autre que celle que le Poëte a intérêt d'y exciter. Deux Poëtes ne peuvent se montrer à la fois avec tous leurs avantages. Le talent subordonné sera en partie sacrifié au talent dominant. S'il alloit seul, il
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représenteroit une chose générale. Com mandé par un autre, il n'a que la ressource d'un cas particulier. Voyez quelle diffé- rence pour la chaleur & l'effet entre les Marines que Vernet a peintes d'idée, & celles qu'il a copiées. Le Peintre de Théatre est borné aux circonstances qui servent à l'illusion. Les accidens qui s'y opposeroient lui sont interdits. Il n'usera de ceux qui embelliroient sans nuire, qu'avec sobriété. Ils auront toujours l'inconvénient de distraire. Voilà les raisons pour lesquelles la plus belle décoration de Théatre ne sera jamais qu'un tableau du second ordre. Dans le genre lyrique, le poëme est fait pour le Musicien, comme la déco ration l'est pour le Poëte: ainsi le poëme ne sera point aussi parfait, que si le Poëte eût été libre. Avez-vous un sallon à représenter? Que ce soit celui d'un homme de goût. Point de magots. Peu de dorure. Des meubles simples: à moins que le sujet n'exige expressément le contraire. Le faste gâte tout. Le spectacle de la richesse n'est pas beau. La richesse a trop de caprices; elle peut éblouir l'œil, mais non toucher l'ame. Sous un vête- ment surchargé de dorure, je ne vois jamais qu'un homme riche, & c'est un
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homme que je cherche. Celui qui est frappé des diamans qui déparent une belle femme, n'est pas digne de voir une belle femme. La Comédie veut être jouée en désha billé. Il ne faut être sur la scene ni plus apprêté ni plus négligé que chez soi. Si c'est pour le spectateur que vous vous ruinez en habits; Acteurs vous n'avez point de goût, & vous oubliez que le spectateur n'est rien pour vous. Plus les genres sont sérieux, plus il faut de sévérité dans les vêtemens. Quelle vraisemblancequ'au moment d'une action tumultueuse, des hommes aient eu le temps de se parer, comme dans un jour de représentation ou de fête? Dans quelles dépenses nos Comédiens ne se sont-ils pas jettés pour la repré sentation de l'rend="italic">Orphelin de la Chine? Combien ne leur en a-t-il pas coûté pour ôter à cet ouvrage une partie de son effet? En vérité il n'y a que des enfans, comme on en voit s'arrêter ébahis dans nos rues, lorsqu'elles sont bigarrées de tapisseries, à qui le luxe des vêtemens de Théatre puisse plaire. O Athéniens, vous êtes des enfans! De belles draperies simples, d'une couleur sévere, voilà ce qu'il falloit,
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& non tout votre clinquant & toute votre broderie. Interrogez encore la Peinture là-dessus. Y a-t-il parmi nous un Artiste assez goth, pour vous montrer sur la toile aussi maussades & aussi brillans que nous vous avons vus sur la scene? Acteurs, si vous voulez apprendre à vous habiller; si vous voulez perdre le faux goût du faste, & vous rapprocher de la simplicité qui conviendroit si fort aux grands effets, à votre fortune, & à vos mœurs; fréquentez nos galeries. S'il venoit jamais en fantaisie d'essayer le Pere de Famille au Théatre, je crois que ce personnage ne pourroit être vêtu trop simplement. Il ne faudroit à Cécile que le déshabillé d'une fille opulente. J'accorderai, si l'on veut, au Com mandeur un galon d'or uni, avec la canne à bec de corbin. S'il changeoit d'habit entre le premier acte & le second, je n'en serois pas fort étonné de la part d'un homme aussi capricieux. Mais tout est gâté, si Sophie n'est pas en siamoise, & Madame Hébert comme une femme du peuple aux jours de Dimanche. SaintAlbin est le seul à qui son âge & son état me feront passer au second acte de l'élé gance & du luxe. Il ne lui faut au pre mier qu'une redingotte de pluche sur une veste d'étoffe grossiere.
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Le public ne sait pas toujours desirer le vrai. Quand il est dans le faux, il peut y rester des siecles entiers: mais il est sensible aux choses naturelles; & lorsqu'il en a reçu l'impression, il ne la perd jamais entiérement. Une Actrice courageuse vient de se défaire du panier; & personne ne l'a trouvé mauvais. Elle ira plus loin; j'en réponds. Ah, si elle osoit un jour se montrer sur la scene avec toute la no blesse & la simplicité d'ajustement que ses rôles demandent: disons plus, dans le désordre où doit jetter un événement aussi terrible que la mort d'un époux, la perte d'un fils, & les autres catas trophes de la scene tragique: que de viendroient autour d'une femme éche velée, toutes ces poupées poudrées, frisées, pomponnées? Il faudroit bien que tôt ou tard elles se missent à l'unisson. La nature, la nature; on ne lui résiste pas. Il faut ou la chasser ou lui obéir. O Clairon, c'est à vous que je reviens! Ne souffrez pas que l'usage & le préjugé vous subjuguent. Livrez-vous à votre goût & à votre génie; montrez-nous la nature & la vérité: c'est le devoir de ceux que nous aimons, & dont les talens nous ont disposés à recevoir tout ce qu'il leur plaira d'oser.
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Un paradoxe dont peu de personnes sentiront le vrai, & qui révoltera les autres; (mais que vous importe à vous & à moi? Premiérement dire la vérité; voilà notre devise;) c'est que dans les piéces Italiennes, nos Comédiens Ita liens jouent avec plus de liberté que nos Comédiens François; ils font moins de cas du spectateur. Il y a cent momens où il en est tout-à-fait oublié. On trouve dans leur action je ne sais quoi d'original & d'aisé, qui me plaît & qui plairoit à tout le monde, sans les insipides discours & l'intrigue absurde qui le défigurent. A travers leur folie, je vois des gens en gaieté qui cherchent à s'amuser, & qui s'abandonnent à toute la fougue de leur imagination; & j'aime mieux cette ivres se, que le roide, le pesant, & l'empesé. Mais ils improvistent: le rôle qu'ils font ne leur a point été dicté. Je m'en apperçois bien. Et si vous voulez les voir aussi mesurés, aussi compassés, & plus froids que d'autres, donnez-leur une piéce écrite. J'avoue qu'ils ne sont plus eux: mais qui les en empêche? Les choses qu'ils ont apprises ne leur sont-elles pas aussi intimes à la quatrieme représentation, que s'ils les avoient imaginées?
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Non. L'impromptu a un caractere que la chose préparée ne prendra jamais. Je le veux. Néanmoins ce qui sur tout les symmétrise, les empese & les engourdit, c'est qu'ils jouent d'imita tion; qu'ils ont un autre Théatre & d'autres Acteurs en vue. Que font-ils donc? Ils s'arrangent en rond; ils arri vent à pas comptés & mesurés; ils quêtent des applaudissemens; ils sortent de l'action; ils s'adressent au parterre; ils lui parlent, & ils deviennent maus sades & faux. Une observation que j'ai faite, c'est que nos insipides personnages subal ternes demeurent plus communément dans leur humble rôle, que les princi paux personnages. La raison, ce me semble, c'est qu'ils sont contenus par la présence d'un autre qui les commande: c'est à cet autre qu'ils s'adressent; c'estlà que toute leur action est tournée. Et tout iroit assez bien, si la chose en im posoit aux premiers rôles, comme la dépendance en impose aux rôles subal ternes. Il y a bien de la pédanterie dans notre poétique; il y en a beaucoup dans nos compositions dramatiques: comment n'y en auroit-il pas dans la représentation?
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Cette pédanterie qui est par-tout ailleurs si contraire au caractere facile de la nation, arrêtera long-temps encore les progrès de la pantomime, partie si importante de l'Art dramatique. J'ai dit que la pantomime est une portion du drame; que l'Auteur s'en doit occuper sérieusement; que si elle ne lui est pas familiere & présente, il ne saura ni commencer, ni conduire, ni terminer sa scene avec quelque vérité; & que le geste doit s'écrire souvent à la place du discours. J'ajoute qu'îl y a des scenes entieres où il est infiniment plus naturel aux personnages de se mouvoir que de parler; & je vais le prouver. Il n'y a rien de ce qui se passe dans le monde, qui ne puisse avoir lieu sur la scene. Je suppose donc que deux hom mes incertains s'ils ont à être mécontens ou satisfaits l'un de l'autre, en attendent un troisieme qui les instruise: que dirontils jusqu'à ce que ce troisieme soit arrivé? Rien. Ils iront, ils viendront, ils mon- treront de l'impatience; mais ils se tairont. Ils n'auront garde de se tenir des propos dont ils pourroient avoir à se repentir. Voilà le cas d'une scene toute ou presque toute pantomime: & combien n'y en a-t-il pas d'autres?
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Pamphile se trouve sur la scene avec Chremès & Simon. Chremès prend tout ce que son fils lui dit pour les im postures d'un jeune libertin qui a des sottises à excuser. Son fils lui demande à produire un témoin. Chremès pressé par son fils & par Simon, consent à écouter ce témoin. Pamphile va le cher cher; Simon & Chremès restent. Je demande ce qu'ils font pendant que Pamphile est chez Glycérion, qu'il parle à Criton, qu'il l'instruit, qu'il lui ex plique ce qu'il en attend, & qu'il le détermine à venir & à parler à Chremès son pere? Il faut ou les supposer im- mobiles & muets, ou imaginer que Simon continue d'entretenir Chremès; que Chremès la tête baissée & le menton appuyé sur sa main, l'écoute tantôt avec patience, tantôt avec colere, & qu'il se passe entr'eux une scene toute pan tomime. Mais cet exemple n'est pas le seul qu'il y ait dans ce Poëte. Que fait ailleurs un des vieillards sur la scene, tandis que l'autre va dire à son fils que son pere sait tout, le déshérite, & donne son bien à sa fille? Si Térence avoit eu l'attention d'écrire la pantomime, nous n'aurions là-dessus aucune incertitude. Mais qu'importe
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qu'il l'ait écrite ou non, puisqu'il faut si peu de sens pour la supposer ici? Il n'en est pas toujours de meme. Qui est-ce qui l'eût imaginée dans l'Avare? Harpagon est alternativement triste & gai, selon que Frosine lui parle de son indigence ou de la tendresse de Ma rianne. Là le dialogue est institué entre le discours & le geste. Il faut écrire la pantomime toutes les fois qu'elle fait tableau; qu'elle donne de l'énergie ou de la clarté au discours; qu'elle lie le dialogue; qu'elle carac- térise; qu'elle consiste dans unjeu délicat qui ne se devine pas; qu'elle tient lieu de réponse; & presque toujours au commencement des scenes. Elle est tellement essentielle, que de deux pieces composées, l'une eu égard à la pantomime, & l'autre sans cela, la facture sera si diverse, que celle où la pantomime aura été considérée comme partie du drame, ne se jouera pas sans pantomime, & que celle où la panto mime aura été négligée, ne se pourra pantomimer. On ne l'ôtera point dans la représentation au Poëme qui l'aura, & on ne la donnera point au Poëme qui ne l'aura pas. C'est elle qui fixera la longueur des scenes, & qui colorera tout le drame.
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Moliere n'a pas dédaigné de l'écrire: c'est tout dire. Mais quand Moliere ne l'eût pas écrite, un autre auroit-il eu tort d'y penser? O Critiques, cervelles étroites, hommes de peu de sens, jusqu'à quand ne jugerez-vous rien en soi-même, & n'approuverez ou ne désapprouverez-vous que d'après ce qui est? Combien d'endroits où Plaute, Aris tophane, & Térence ont embarrassé les plus babiles interpretes, pour n'avoir pas indiqué le mouvement de la scene? Térence commence ainsi les rend="italic">Adelphes: Storax. Æschinus n'est pas rentré cette nuit. Qu'est-ce que cela signifie? Micion parle-t-il à Storax? Non. Il n'y a point de Storax sur la scene dans ce moment. Ce personnage n'est pas même de la piece. Qu'est-ce donc que cela signifie? Le voici. Storax est un des valets d'Æschinus. Micion l'appelle; & Storax ne répondant point, il en conclut qu'Æschinus n'est pas rentré. Un mot de pantomime auroit éclairci cet endroit. C'est la peinture des mouvemens qui charme, sur-tout dans les romans do mestiques. Voyez avec quelle complai sance l'Auteur de Pamela, de Grandi son, & de Clarisse, s'y arrête? Voyez
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quelle force, quel sens, & quel pathé tique elle donne à son discours? Je vois le personnage: soit qu'il parle, soit qu'il se taise, je le vois, & son action m'af- fecte plus que ses paroles. Si un Poëte a mis sur la scene Oreste & Pilade se disputant la mort, & qu'il ait réservé pour ce moment l'approche des Euménides, dans quel effroi ne me jettera-t-il pas, si les idées d'Oreste se troublent peu à peu, à mesure qu'il raisonne avec son ami; si ses yeux s'égarent; s'il cherche autour de lui; s'il s'arrête; s'il continue de parler; s'il s'arrête encore; si le désordre de son action & de son discours s'accroît; si les furies s'emparent de lui & le tourmentent; s'il succombe sous la vio lence du tourment; s'il en est renversé par terre; si Pilade le releve, l'appuie, & lui essuie de sa main le visage & la bouche; si le malheureux fils de Cly temnestre reste un moment dans un état d'agonie & de mort; si entr'ouvrant ensuite les paupieres, & semblable à un homme qui revient d'une léthargie profonde, sentant les bras de son ami qui le soutiennent & qui le pressent, il lui dit en penchant la tête de son côté & d'une voix éteinte: Pilade, est-ce à toi de mourir? Quel effet cette pan
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tomime ne produira-t-elle pas? Y a-t-il quelque discours au monde qui m'affecte autant que l'action de Pilade relevant Oreste abattu & lui essuyant de sa main le visage & la bouche? Séparez ici la pantomime du discours, & vous tuerez l'un & l'autre. Le Poëte qui aura ima giné cette scene, aura sur-tout montré du génie, en réservant pour ce mo ment les fureurs d'Oreste. L'argument qu'Oreste tire de sa situation, est sans réponse. Mais il me prend envie de vous es quisser les derniers instans de la vie de Socrate. C'est une suite de tableaux qui prouveront plus en faveur de la panto mime, que tout ce que je pourrois ajouter. Je me conformerai presque entiérement à l'Histoire. Quel canevas pour un Poëte! Ses disciples n'en avoient point la pitié qu'on éprouve auprès d'un ami qu'on assiste au lit de la mort. Cet homme leur paroissoit heureux. S'ils étoient touchés, c'étoit d'un sentiment extraordinaire mêlé de la douceur qui naissoit de ses discours, & de la peine qui naissoit de la pensée qu'ils alloient le perdre. Lorsqu'ils entrerent, on venoit de le délier. Xantippe étoit assise auprès
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de lui, tenant un de ses enfans entre ses bras. Le Philosophe dit peu de choses à sa femme: mais combien de choses tou chantes un homme sage qui ne fait aucun cas de la vie, n'avoit-il pas à dire sur son enfant? Les Philosophes entrerent. A peine Xantippe les apperçut-elle, qu'elle se mit à se désespérer & à crier, comme c'est la coutume des femmes en ces occasions: Socrate, vos amis vous par lent aujourd'hui pour la derniere fois. C'est pour la derniere fois que vous em brassez votre femme, & que vous voyez votre enfant. Socrate se tournant du côté de Criton, lui dit: Mon ami, faites conduire cette femme chez elle. Et cela s'exécuta. On entraîne Xantippe; mais elle s'élance du côté de Socrate, lui tend les bras, l'appelle, se meurtrit le visage de ses mains, & remplit la prison de ses cris. Cependant Socrate dit encore un mot sur l'enfant qu'on emporte. Alors le Philosophe prenant un visage serein, s'assied sur son lit; & pliant la jambe d'où l'on avoit ôté la chaîne, & la frottant doucement, il dit: Que le plaisir & la peine se touchent
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de près! Si Esope y avoit pensé, la belle fable qu'il en auroit faite!... Les Athé niens ont ordonné que je m'en aille, & je m'en vais... Dites à Evénus qu'il me suivra, s'il est sage. Ce mot engage la scene sur l' immor talité de l'ame. Tentera cette scene qui l'osera. Pour moi, je me hâte vers mon objet. Si vous avez vu expirer un pere au milieu de ses enfans; telle fut la fin de Socrate au milieu des Philosophes qui l'environ noient. Lorsqu'il eut achevé de parler, il se fit un moment de silence, & Criton lui dit:

Criton

Qu'avez-vous à nous ordonner?

Socrate

De vous rendre semblables aux Dieux, autant qu'il vous sera possible, & de leur abandonner le soin du reste.

Criton

Après votre mort, comment voulezvous qu'on dispose de vous?

Socrate

Criton, tout comme il vous plaira, si vous me retrouvez.

Puis regardant les Philosophes en souriant, il ajouta:

J'aurai beau faire, je ne persuaderai
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jamais à notre ami de distinguer Socrate de sa dépouille.

Le satellite des Onze entra dans ce moment & s'approcha de lui sans parler.

Socrate lui dit:

Socrate

Que voulez-vous?

Le Satellite

Vous avertir de la part des Magistrats...

Socrate

Qu'il est temps de mourir. Mon ami, apportez le poison, s'il est broyé, & soyez le bien-venu.

Le Satellite

(en se détournant & pleurant.)

Les autres me maudissent; celui-ci me bénit.

Criton

Le soleil luit encore sur les montagnes.

Socrate

Ceux qui different croient tout perdre à cesser de vivre, & moi je crois y gagner.

Alors l'esclave qui portoit la coupe entra. Socrate la reçut & lui dit:

Socrate

Homme de bien, que faut-il que je fasse; car vous savez cela?

L'Esclave

Boire, & vous promener jusqu'à ce que vous sentiez vos jambes s'appesantir.

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Socrate

Ne pourroit-on pas en répandre une goutte en action de graces aux Dieux?

L'Esclave

Nous n'en avons broyé que ce qu'il faut.

Socrate

Il suffit... Nous pourrons du moins leur adresser une priere.

Et tenant la coupe d'une main, & tournant ses regards vers le Ciel, il dit:

O Dieux qui m'appellez, daignez m'accorder un heureux voyage.

Après il garda le silence, & but.

Jusques-là ses amis avoient eu la force de contenir leur douleur; mais lorsqu'il approcha la coupe de ses levres, ils n'en furent plus les maîtres. Les uns s'envelopperent de leur man teau. Criton s'étoit levé, & il erroit dans la prison en poussant des cris. D'autres immobiles & droits regar doient Socrate dans un morne silence, & des larmes couloient le long de leurs joues. Appollodore s'étoit assis sur les pieds du lit, le dos tourné à Socrate; & la bouche penchée sur ses mains, il étouffoit ses sanglots. Cependant Socrate se promenoit, comme l'esclave le lui avoit enjoint; & en se promenant, il s'adressoit à chacun d'eux & les consoloit.

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Il disoit à celui-ci:

Où est la fermeté, la philosophie, la vertu?..

A celui-là:

C'est pour cela que j'avois éloigné les femmes...

A tous:

Eh bien, Anyte & Mélite auront donc pu me faire du mal!.. Mes amis, nous nous reverrons... Si vous vous affligez ainsi, vous n'en croyez rien.

Cependant ses jambes s'appesanti rent, & il se coucha sur son lit. Alors il recommanda sa mémoire à ses amis, & leur dit d'une voix qui s'affoiblissoit:

Socrate

Dans un moment je ne serai plus... C'est par vous qu'ils me jugeront... Ne reprochez ma mort aux Athéniens, que par la sainteté de votre vie.

Ses amis voulurent lui répondre; mais ils ne le purent: ils se mirent à pleurer, & se turent.

L'esclave qui étoit au bas de son lit, lui prit les pieds & les lui serra; & Socrate qui le regardoit, lui dit:

Je ne les sens plus.

Un instant après, il lui prit les jambes & les lui serra; & Socrate qui le regar doit, lui dit:

Je ne les sens plus.

Alors ses yeux commencerent à s'éteindre, ses levres & ses narines à se retirer, ses membres à s'affaisser, & l'ombre de la mort à se répandre

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sur toute sa personne. Sa respiration s'embarrassoit, & on l'entendoit à peine. Il dit à Criton qui étoit derriere lui:

Criton, soulevez-moi un peu.

Criton le souleva. Ses yeux se rani- merent, & prenant un visage serein & portant son action vers le Ciel, il dit:

Je suis entre la terre & l'Elysée.

Un moment après, ses yeux se cou vrirent, & il dit à ses amis:

Je ne vous vois plus... Parlez-moi... N'est-ce pas là la main d'Apollodore?

On lui répondit qu'oui, & il la serra.

Alors il eut un mouvement convulsif dont il revint avec un profond soupir, & il appella Criton. Criton se baissa: Socrate lui dit, & ce furent ses dernieres paroles:

Criton,... sacrifiez au Dieu de la santé... je guéris.

Cébès qui étoit vis-à-vis de Socrate reçut ses derniers regards qui demeu rerent attachés sur lui; & Criton lui ferma la bouche & les yeux. Voilà les circonstances qu'il faut em ployer. Disposez-en comme il vous plaira; mais conservez-les. Tout ce que vous mettriez à la place, sera faux & de nul effet. Peu de discours & beau- coup de mouvement. Si le spectateur est au Théatre, comme
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devant une toile où des tableaux divers se succéderoient par enchantement; pourquoi le Philosophe qui s'assied sur les pieds du lit de Socrate, & qui craint de le voir mourir, ne seroit-il pas aussi pathétique sur la scene, que la femme & la fille d'Eudamidas dans le tableau du Poussin? Appliquez les loix de la composition pittoresque à la pantomime, & vous verrez que ce sont les mêmes. Dans une action réelle à laquelle plu sieurs personnes concourent, toutes se disposeront d'elles-mêmes de la maniere la plus vraie; mais cette maniere n'est pas toujours la plus avantageuse pour celui qui peint, ni la plus frappante pour celui qui regarde. De-là la néces sité pour le Peintre, d'altérer l'état naturel, & de le réduire à un état arti ficiel: & n'en sera-t-il pas de même sur la scene? Si cela est, quel art que celui de la déclamation! Lorsque chacun est maître de son rôle, il n'y a presque rien de fait. Il faut mettre les figures ensemble, les rapprocher ou les disperser, les isoler ou les groupper, & en tirer une suc cession de tableaux tous composés d'une maniere grande & vraie. De quel secours le Peintre ne seroit-il
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pas à l'Acteur; & l'Acteur au Peintre? Ce seroit un moyen de perfectionner deux talens importans. Mais je jette ces vues pour ma satisfaction particuliere & la vôtre. Je ne pense pas que nous aimions jamais assez les spectacles pour en venir là. Une des principales différences du roman domestique & du drame, c'est que le roman suit le geste & la panto mime dans tous leurs détails; que l'Au- teur s'attache principalement à peindre & les mouvemens & les impressions: au lieu que le Poëte dramatique n'en jette qu'un mot en passant. Mais ce mot coupe le dialogue, le rallentit, & le trouble. Oui, quand il est mal placé ou mal choisi. J'avoue cependant que si la panto mime étoit portée sur la scene à un haut point de perfection, on pourroit sou vent se dispenser de l'écrire; & c'est la raison peut-être pour laquelle les anciens ne l'ont pas fait. Mais parmi nous, comment le Lecteur, je parle même de celui qui a quelque habitude du Théatre, la suppléera-t-il en lisant, puisqu'il ne la voit jamais dans le jeu? Seroit-il plus Acteur qu'un Comédien par état?
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La pantomime seroit établie sur nos Théatres, qu'un Poëte qui ne fait pas représenter ses pieces, sera froid & quelquefois inintelligible, s'il n'écrit pas le jeu. N'est-ce pas pour un Lecteur un surcroît de plaisir, que de connoitre le jeu tel que le Poëte l'a conçu? Et accoutumés, comme nous le sommes, à une déclamation maniérée, symmé trisée, & si éloignée de la vérité, y a-t-il beaucoup de personnes qui puissent s'en passer? La pantomime est le tableau qui exis toit dans l'imagination du Poëte, lors- qu'il écrivoit; & qu'il voudroit que la scene montrât à chaque instant, lors qu'on le joue. C'est la maniere la plus simple d'apprendre au public ce qu'il est en droit d'exiger de ses Comédiens. Le Poëte vous dit: Comparez ce jeu avec celui de vos Acteurs, & jugez. Au reste quand j'écris la pantomime, c'est comme si je m'adressois en ces mots au Comédien: C'est ainsi que je déclame; voilà les choses comme elles se passoient dans mon imagination, lors que je composois. Mais je ne suis ni assez vain pour croire qu'on ne puisse pas mieux déclamer que moi, ni assez imbécille pour réduire un homme de génie à l'état machinal.
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On propose un sujet à peindre à plu sieurs Artistes; chacun le médite & l'exécute à sa maniere, & il sort de leurs atteliers autant de tableaux différens. Mais on remarque à tous quelques beautés particulieres. Je dis plus. Parcourez nos galeries, & faites-vous montrer les morceaux où l'amateur a prétendu commander à l'Artiste & disposer de ses figures. Sur le grand nombre, à peine en trouverez-vous deux ou trois où les idées de l'un se soient tellement accordées avec le talent de l'autre, que l'ouvrage n'en ait pas souffert. Acteurs, jouissez donc de vos droits; faites ce que le moment & votre talent vous inspireront. Si vous êtes de chair, si vous avez des entrailles, tout ira bien, sans que je m'en mêle; & j'aurai beau m'en mêler, tout ira mal, si vous êtes de marbre ou de bois. Qu'un Poëte ait ou n'ait pas écrit la pantomime, je reconnoîtrai du premier coup s'il a composé ou non d'après elle. La conduite de sa piece ne fera pas la même, les scenes auront un tout autre tour; son dialogue s'en ressentira. Si c'est l'art d'imaginer des tableaux; doit-on le supposer à tout le monde, & tous nos Poëtes dramatiques l'ont-ils possédé?
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Une expérience à faire, ce seroit de composer un ouvrage dramatique, & de proposer ensuite d'en écrire la pan tomime, à ceux qui traitent ce soin de superflu. Combien ils y feroient d'inepties? Il est facile de critiquer juste, & diffi cile d'exécuter médiocrement. Seroitil donc si déraisonnable d'exiger que, par quelque ouvrage d'importance, nos juges montrassent qu'ils en savent du moins autant que nous? Les voyageurs parlent d'une espece d'hommes sauvages qui soufflent aux passans des aiguilles empoisonnées. C'est l'image de nos Critiques. Cette comparaison vous paroît-elle outrée? Convenez du moins qu'ils res semblent assez à un solitaire qui vivoit au fond d'une vallée que des collines environnoient de toutes parts. Cet espace borné étoit l'Univers pour lui. En tournant sur un pied, & parcourant d'un coup d'œil son étroit horison, il s'écrioit: Je sais tout; j'ai tout vu. Mais tenté un jour de se mettre en marche & d'approcher de quelques objets qui se déroboient à sa vue, il grimpe au sommet d'une de ses collines. Quel ne fut pas son étonnement, lors qu'il vit un espace immense se déve-
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lopper au-dessus de sa tête & devant lui? Alors changeant de discours, il dit: Je ne sais rien; je n'ai rien vu. J'ai dit que nos Critiques ressem bloient à cet homme; je me suis trompé. Ils restent au fond de leur cahutte, & ne perdent jamais la haute opinion qu'ils ont d'eux. Le rôle d'un Auteur est un rôle assez vain; c'est celui d'un homme qui se croit en état de donner des leçons au public. Et le rôle du Critique? Il est bien plus vain encore; c'est celui d'un homme qui se croit en état de donner des leçons à celui qui se croit en état d'en donner au public. L'Auteur dit: Messieurs, écoutezmoi; car je suis votre maître. Et le Critique: c'est moi, Messieurs, qu'il faut écouter; car je suis le maître de vos maîtres. Pour le public, il prend son parti. Si l'ouvrage de l'Auteur est mauvais, il s'en moque, ainsi que des observa- tions du Critique, si elles sont fausses. Le Critique s'écrie après cela: O tems! O mœurs! Le goût est perdu! & le voilà consolé. L'Auteur de son côté accuse les spectateurs, les Acteurs, & la cabale. Il en appelle à ses amis; il leur a lu sa sa piece, avant que de la donner au
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Théatre: elle devoit aller aux nues. Mais vos amis aveuglés ou pusillanimes n'ont pas osé vous dire qu'elle étoit sans conduite, sans caracteres, & sans style; & croyez-moi, le public ne se trompe gueres. Votre piece est tombée, parce qu'elle est mauvaise. Mais le Misantrope n'a-t-il pas chancelé? Il est vrai. O qu'il est doux après un malheur, d'avoir pour soi cet exemple! Si je monte jamais sur la scene, & que j'en sois chassé par les sifflets, je compte bien me le rappeller aussi. La critique en use bien diversement avec les vivans & les morts. Un Auteur est-il mort? Elle s'occupe à relever ses qualités & à pallier ses défauts. Est-il vivant? C'est le contraire. Ce sont ses défauts qu'elle releve, & ses qualités qu'elle oublie; & il y a quelque raison à cela: on peut corriger les vivans, & les morts sont sans ressource. Cependant le Censeur le plus sévere d'un ouvrage, c'est l'Auteur. Combien il se donne de peines pour lui seul? C'est lui qui connoît le vice secret; & ce n'est presque jamais là que le Critique pose le doigt. Cela m'a souvent rappellé le mot d'un Philosophe: Ils disent du mal de moi? Ah, s'ils me connoissoient comme je me connois!...
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Les Auteurs & les Critiques anciens commençoient par s'instruire; ils n'en troient dans la carriere des lettres, qu'au sortir des écoles de la Philosophie. Com bien de temps l'Auteur n'avoit-il pas gardé son ouvrage, avant que de l'ex poser au public? De-là cette correction qui ne peut être que l'effet des conseils, de la lime, & du temps. Nous nous pressons trop de paroître, & nous n'étions peut-être ni assez éclai rés, ni assez gens de bien, quand nous avons pris la plume. Si le systême moral est corrompu, il faut que le goût soit faux. La vérité & la vertu sont les amies des Beaux-Arts. Voulez-vous être Auteur? voulez-vous être Critique? commencez par être homme de bien. Qu'attendre de celui qui ne peut s' af fecter profondément? & de quoi m' af fecterai-je profondément, sinon de la vérité & de la vertu, les deux choses les plus puissantes de la nature? Si l'on m'assure qu'un homme est avare, j'aurai peine à croire qu'il pro duise quelque chose de grand. Ce vice rapetisse l'esprit & retrécit le cœur. Les malheurs publics ne sont rien pour l'avare. Quelquefois il s'en réjouit. Il est dur. Comment s'élevera-t-il à quelque
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chose de sublime? Il est sans cesse courbé sur un coffre fort. Il ignore la vîtesse du temps & la briéveté de la vie. Con centré en lui-même, il est étranger à la bienfaisance. Le bonheur de son sem blable n'est rien à ses yeux, en com paraison d'un petit morceau de métal jaune. Il n'a jamais connu le plaisir de donner à celui qui manque, de soulager celui qui souffre, & de pleurer avec celui qui pleure. Il est mauvais pere, mauvais fils, mauvais ami, mauvais citoy{??}. Dans la nécessité de s'excuser son vice à lui-même, il s'est fait un systême qui immole tous les devoirs à sa passion. S'il se proposoit de peindre la commisération, la libéralité, l'hos pitalité, l'amour de la patrie, celui du genre humain, où en trouvera-t-il les couleurs? Il a pensé dans le fond de son cœur, que ces qualités ne sont que des travers & des folies. Après l'avare, dont tous les moyens sont vils & petits, & qui n'oseroit pas même tenter un grand crime pour avoir de l'argent, l'homme du génie le plus étroit & le plus capable de faire des maux, le moins touché du vrai, du bon & du beau, c'est le superstitieux. Après le superstitieux, c'est l'hypo crite. Le superstitieux a la vue trouble; & l'hypocrite à le cœur faux.
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Si vous êtes bien né, si la nature vous a donné un esprit droit & un cœur sensible, fuyez pour un temps la société des hommes; allez vous étudier vousmême. Comment l'instrument rendrat-il une juste harmonie, s'il est désac- cordé? Faites-vous des notions exactes des choses; comparez votre conduite avec vos devoirs; rendez-vous homme de bien, & ne croyez pas que ce tra vail & ce temps si bien employés pour l'homme, soient perdus pour l'Auteur. Il réjaillira de la perfection morale que vous aurez établie dans votre caractere & dans vos mœurs, une nuance de grandeur & de justice qui se répandra sur tout ce que vous écrirez. Si vous avez le vice à peindre, sachez une fois combien il est contraire à l'ordre général & au bonheur public & particulier, & vous le peindrez fortement. Si c'est la vertu; comment en parlerez-vous d'une maniere à la faire aimer aux autres, si vous n'en êtes pas transporté? De retour parmi les hommes, écoutez beau coup ceux qui parlent bien, & parlezvous souvent à vous-même. Mon Ami, vous connoissez Ariste. C'est de lui que je tiens ce que je vais vous raconter. Il avoit alors quarante ans. Il s'étoit particuliérement livré à
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l'étude de la Philosophie. On l'avoit sur- nommé le Philosophe; parce qu'il étoit né sans ambition, qu'il avoit l'ame hon nête, & que l'envie n'en avoit jamais altéré la douceur & la paix. Du reste, grave dans son maintien, sévere dans ses mœurs, austere & simple dans ses discours, le manteau d'un ancien Philo sophe étoit presque la seule chose qui lui manquât, car il étoit pauvre & content de sa pauvreté. Un jour qu'il s'étoit proposé de passer avec ses amis quelques heures à s'entre tenir sur les Lettres ou sur la Morale, car il n'aimoit pas à parler des affaires publiques; ils étoient absens, & il prit le parti de se promener seul. Il fréquentoit peu les endroits où les hommes s'assemblent. Les lieux écartés lui plaisoient davantage. Il alloit en rêvant, & voici ce qu'il se disoit: J'ai quarante ans. J'ai beaucoup étu dié. On m'appelle le Philosophe. Si cependant il se présentoit ici quelqu'un qui me dît: Ariste, qu'est-ce que le vrai, le bon, & le beau, aurois-je ma réponse prête? Non. Comment, Ariste, vous ne savez pas ce que c'est que le vrai, le bon & le beau, & vous souf frez qu'on vous appelle le Philosophe! Après quelques réflexions sur la vanité
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des éloges qu'on prodigue sans connois sance, & qu'on accepte sans pudeur, il se mit à rechercher l'origine de ces idées fondamentales de notre conduite & de nos jugemens; & voici comment il continua de raisonner avec lui-même. Il n'y a peut-être pas dans l'espece humaine entiere deux individus qui aient quelque ressemblance approchée. L'or- ganisation générale, les sens, la figure extérieure, les visceres, ont leur variété. Les fibres, les muscles, les solides, les fluides ont leur variété. L'esprit, l'ima gination, la mémoire, les idées, les vérités, les préjugés, les alimens, les exercices, les connoissances, les états, l'éducation, les goûts, la fortune, les talens, ont leur variété. Les objets, les climats, les mœurs, les loix, les coutumes, les usages, les gouverne mens, les religions, ont leur variété. Comment seroit-il donc possible que deux hommes eussent précisément un même goût, ou les mêmes notions du vrai, du bon & du beau? La différence de la vie & la variété des événemens suffiroient seules pour en mettre dans les jugemens. Ce n'est pas tout. Dans un même homme, tout est dans une vicissitude perpétuelle, soit qu'on le considere au
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physique, soit qu'on le considere au moral: la peine succede au plaisir, le plaisir à la peine; la santé à la maladie, la maladie à la santé. Ce n'est que par la mémoire que nous sommes un même individu pour les autres & pour nousmêmes. Il ne me reste peut-être pas à l'âge que j'ai, une seule molécule du corps que j'apportai en naissant. J'ignore le terme prescrit à ma durée; mais lors que le moment de rendre ce corps à la terre sera venu, il ne lui restera peut être pas une des molécules qu'il a. L'ame en différens périodes de la vie ne se ressemble pas davantage. Je balbutiois dans l'enfance. Je crois raisonner à pré sent. Mais tout en raisonnant, le temps passe & je m'en retourne à la balbutie. Telle est ma condition & celle de tous. Comment seroit-il donc possible qu'il y en eût un seul d'entre nous qui con servât pendant toute la durée de son existence le même goût, & qui portât les mêmes jugemens du vrai, du bon & du beau? Les révolutions causées par le chagrin & par la méchanceté des hommes, suffiroient seules pour altérer ses jugemens. L'homme est-il donc condamné à n'être d'accord ni avec ses semblables ni avec lui-même, sur les seuls objets
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qu'il lui importe de connoître, la vérité, la bonté, la beauté? Sont-ce là des choses locales, momentanées & arbi traires? des mots vuides de sens? N'y a-t-il rien qui soit tel? Une chose estelle vraie, bonne & belle, quand elle me le paroît? & toutes nos disputes sur le goût se résoudroient-elles enfin à cette proposition: nous sommes vous & moi deux êtres différens, & moimême je ne suis jamais dans un instant ce que j'étois dans un autre? Ici Ariste fit une pause. Puis il reprit: Il est certain qu'il n'y aura point de terme à nos disputes, tant que chacun se prendra soi-même pour modele & pour juge. Il y aura autant de mesures que d'hommes, & le même homme aura autant de modules différens, que de périodes sensiblement différens dans son existence. Cela me suffit, ce me semble, pour sentir la nécessité de chercher une me sure, un module hors de moi. Tant que cette recherche ne sera pas faite, la plûpart de mes jugemens seront faux, & tous seront incertains. Mais où prendre la mesure invariable que je cherche & qui me manque?... Dans un homme idéal que je me for merai, auquel je présenterai les objets,
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qui prononcera, & dont je me bornera à n'être que l'écho fidele?... Mais cet homme sera mon ouvrage... Qu'im porte, si je le crée d'après des élémens constans?... Et ces élémens constans où sont-ils?... Dans la nature?... Soit; mais comment les rassembler?... La chose est difficile; mais est-elle im possible?... Quand je ne pourrois espérer de me former un modele ac compli, serois-je dispensé d'essayer?... Non... Essayons donc... Mais si le modele de beauté auquel les anciens Sculpteurs rapporterent dans la suite tous leurs ouvrages, leur coûta tant d'observations, d'études & de peines, à quoi m'engageai-je?... Il le faut pourtant, ou s'entendre toujours ap peller Ariste le Philosophe, & rougir. Dans cet endroit, Ariste fit une se conde pause un peu plus longue que la premiere, après laquelle il continua. Je vois du premier coup d'œil que l'homme idéal que je cherche étant un composé comme moi, les anciens Sculp teurs en déterminant les proportions qui leur ont paru les plus belles, ont fait une partie de mon modele... Oui. Prenons cette statue, & animons-la... Donnons-lui les organes les plus par faits que l'homme puisse avoir. Douonsla de toutes les qualités qu'il est donné à un mortel de posséder, & notre mo dele idéal sera fait... Sans doute... Mais quelle étude! Quel travail! Com bien de connoissances physiques, natu relles & morales à acquérir! Je ne connois aucune science, aucun art dans lequel il ne me fallût être profondément versé... Aussi aurois-je le modele idéal de toute vérité, de toute bonté, & de toute beauté... Mais ce modele général idéal est impossible à former, à moins que les Dieux ne m'accordent leur in telligence & ne me promettent leur éternité. Me voilà donc retombé dans les incertitudes d'où je me proposois de sortir. Ariste triste & pensif, s'arrêta encore dans cet endroit. Mais pourquoi, reprit-il après un moment de silence, n'imiterai-je pas aussi les Sculpteurs? Ils se sont fait un modele propre à leur état, & j'ai le mien... Que l'homme de lettres se fasse un modele idéal de l'homme de lettres le plus accompli, & que ce soit par la bouche de cet homme qu'il juge les pro ductions des autres & les siennes. Que le Philosophe suive le même plan... Tout ce qui semblera bon & beau à ce modele, le sera. Tout ce qui lui semblera faux,
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mauvais & difforme, le sera... Voilà l'organe de ses décisions... Le modele idéal sera d'autant plus grand & plus sévere, qu'on étendra davantage ses connoissances... Il n'y a personne & il ne peut y avoir personne qui juge éga lement bien en tout, du vrai, du bon & du beau. Non: & si l'on entend par un homme de goût, celui qui porte en lui-mème le modele général idéal de toute perfection; c'est une chimere. Mais de ce modele idéal qui est propre à mon état de Philosophe, puisqu'on veut m'appeller ainsi; quel usage ferai-je, quand je l'aurai? Le même que les Pein tres & les Sculpteurs ont fait de celui qu'ils avoient. Je le modifierai selon les circonstances. Voilà la seconde étude à laquelle il faudra que je me livre. L'étude courbe l'homme de lettres. L'exercice affermit la démarche & releve la tête du soldat. L'habitude de porter des fardeaux affaisse les reins du crocheteur. La femme grosse renverse sa tête en ar riere. L'homme bossu dispose ses mem bres autrement que l'homme droit. Voilà les observations, qui multipliées à l'infini, forment le statuaire & lui apprennent à altérer, fortifier, affoiblir, défigurer & réduire son modele idéal, de l'état de nature, à tel autre état qu'il lui plaît.
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C'est l'étude des passions, des mœurs, des caracteres, des usages, qui appren dra au peintre de l'homme à altérer son modele, & à le réduire de l'état d'hom me à celui d'homme bon ou méchant, tranquille ou colere. C'est ainsi que d'un seul simulacre, il émanera une variété infinie de représen tations différentes qui couvriront la scene & la toile. Est-ce un Poëte? Est-ce un Poëte qui compose? Compose-t-il une satyre ou un hymne? Si c'est une satyre, il aura l'œil farouche, la tête renfoncée entre les épaules, la bouche fermée, les dents serrées, la respiration contrainte & étouffée: c'est un furieux. Est-ce un hymne? il aura la tête élevée, la bouche entr'ouverte, les yeux tournés vers le ciel, l'air du transport & de l'extase, la respira tion haletante: c'est un enthousiaste. Et la joie de ces deux hommes, après le succès, n'aura-t-elle pas des caracteres diffé rens? Après cet entretien avec lui-même, Ariste conçut qu'il avoit encore beau coup à apprendre. Il rentra chez lui; il s'y renferma pendant une quinzaine d'an nées. Il se livra à l'Histoire, à la Philoso phie, à la Morale, aux Sciences & aux Arts; & il fut à cinquante-cinq ans hom me de bien, homme instruit, homme de goût, grand Auteur, Critiqueexcellent. FIN.
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