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Virginia
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|| [III.01]

DISSERTATION SUR LES TRAGEDIES ESPAGNOLES,

Traduites de l'Espagnol de Don Auguſtin de Montiano y Luyando, Directeur perpétuel de l'Académie Royale Eſpagnole, pour le Roi d'Eſpagne, &c.

Par M. d'Hermilly.

Tragædos primum conſidera, quàm ſint utiles omnibus. Timoclis in Stobæo, Serm. 121.

TOME SECOND.

A PARIS. Chez J. F. Quillau, rue S. Jacques, vis-à-vis la rue des Mathurins, aux Armes de l'Univerſité.

M. DCC. LIV.

Avec Approbation & Privilége du Roi.

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PERSONNAGES.

Appius Claudius,
Décemvir.
Marcus Claudius,
ſon Favori.
Virginie,
Demoiſelle Romaine.
Publicie,
ſa Gouvernante.
Lucius Valérius,
}
Sénateurs.
Marcus Horatius,
Lucius Virginius,
Pere de Virginie.
Publius Numitor,
oncle de Virginie.
Lucius Icilius,
amant de Virginie.
Troupe
de Romains, de Romaines, de Licteurs & de Soldats.

La Scène eſt dans le Forum ou Place publique de Rome.

|| [V.01]

PRIVILEGE DU ROI.

LOUIS, par la Grace de Dieu, Roi de France ep de Navarre: A nos amés & féaux Conſeillers, les Gens tenant nos Cours de Parlement, Maîtres des Requêtes ordinaires de notre Hôtel, Grand Conſeil, Prevôt de Pa- ris, Baillifs, Sénéchaux, leurs Lieutenans Civils & autres nos Juſticiers qu'il appartiendta, Salut. Notre amé Jacques- François QuillAu, Libraire à Paris, Nous a fait expoſer qu'il déſireroit faire imprimer & donner au Public les Livres qui ont pour titre: Les Oeuvres de Virgilc, traduites en François par M. l'Abbé des Fontaines. Diſſertation ſur les Tragédies Eſpagnoles traduites de l'Eſpagnol par M. d'Hermilly.; s'il nous plaiſoit lui accorder nos Lettres de Privilége pour ce néceſſaires: A ces causes, voulant favorablement traiter ledit Expoſant, Nous lui avons permis & permettons par ces Préſentes, de faire réim- primer leſdits Livres autant de fois que bon lui ſemblera, & de les vendre, faire vendre & débiter par tout notre Royau- me, pendant le tems de ſix années conſécutives, à compter du jour de la date des Préſentes. Faiſons défenſes à tous Impri- meurs, Libraires & autres perſonnes, de quelque qualité & condition qu'elles ſoient, d'en introduit{??}e d'impreſſion étrangere dans aucun lieu de notre obéiſſance, comme auſſi d'imprimer ou faire imprimer, vendre, faire vendre, débiter ni contrefaire leſdits Livres, ni d'en faire aucun exrrait ſous quelque prétexte que ce puiſſe être ſans la permiſſion expreſſe & par écrit dudir Ex- poſant ou de ceux qui auront droit de lui, à peine de confiſca- tion des Exemplaires contrefaits, de trois mille livres d'amende contre chacun des Contrevenans, dont un tiers à Nous, un tiers à l'Hôtel-Dieu de Paris, l'autre tiers audit Expoſant ou à celui qui aura droit de lui, de tous dépens, dommages & intérêts; à la char- ge que ces Préſentes ſeront enregiſtrées tout au long ſur le Re- giſtre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris dans trois mois de la date d'icelles; que la réimpreſſion deſdits Livres ſera faite dans notre Royaume & non ailleurs, en bon papier & beaux caracteres, conformément à la feuille im- primée attachée pour modele ſous le contre-ſcel des Préſentes; que l'Impétrant ſe conformera en tout aux Reglemens de la Librairie, & notamment à celui du dix Avril mil ſept cens vingt-cinq; qu'avant de les expoſer en vente, les Imprimés qui auront ſervi de Copie à la réimpreſſion deſdits Livres, ſera remis dans le même état où l'Approbation y aura été donnée,
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es mains de notre très-chet & féal Chevalier Chancelier de France le Sieut de Lamoignon, & qu'il en ſera enſuite remis deux Exemplaires de chacun dans notre Bibliotheque publique, un dans celle de notre Château du Louvre, un dans celle de notredit très-cher & féal Chevalier Chancelier de France le Sieur de Lamoignon, & un dans celle de notre très-cher & féal Che- valier Garde des Sceaux de France le Sieur de Machault, Commandeur de nos Ordres; le tout à peine de nullité des Préſentes: du contenu deſquelles vous mandons & enjoi- gnons de faire jouir ledit Expoſant ou ſes ayans cauſes plei- nement & paiſiblement, ſans ſouffrir qu'il leur ſoit fait aucun trouble ou empêchement. Voulons qu'à la Copie des Préſen- tes qui ſera imprimée tout au long au commencement ou à la fin dudit Ouvrage, foi ſoit ajoutée comme à l'Original. Com- mandons au premier notre Huiſſier ou Sergent ſur ce requis de faire pour l'exécution d'icelles tous actes requis & néceſſaires, ſans demander autre permiſſion, & nonobſtant Clameur de Haro, Charte Normande & Lettres à ce contraires: Car tel est notre plaisir. Donné à Verſailles, le quinziéme jour du mois de Septembre l'an de grace mil ſept cens cinquante trois & de notre Regne le trente-neuviéme. Par le Roi en ſon Conſeil.
Signé, PERRIN.
Regiſtré Jur le Regiſtre XII. de la Chambre Royale & Syndicale des Libraires & Imprimeurs de Paris, N°. 607. fol. 474. conformément aux Réglemens confirmés par celui du 28 Février 1723. A Paris le 25 Septembre 1753.
DIDOT, Syndic.
Je reconnois que M. Babuty le fils a moitié ſeulement dans le Privilége des Oeuvres de Virgile, traduites en François par M. l'Abbé des Fontaines, ſuivant les conventions faites entre nous, & qu'il n'a aucune prétention dans le Privilége de la Diſſertation ſur les Tragédies Eſpagnoles, par M. d'Hermilly. A Paris, ce dix-neuf Septembre mil ſept cent cinquante-trois.
J. F. Quillau.
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EXPOSITION DE VIRGINIE, TRAGÉDIE; Avec la Traduction de pluſieurs endroits de cette Piéce.

ACTE PREMIER.

Scéne I.

[] VIrginie & Publicie ouvrent la Scène. El les ſe rendent dans le Forum, ou la grande Place publique de Rome, pour aſſiſter à la célébration de la Fête de Palès; mais comme
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il eſt encore de très-bonne heu re, Virginie veut s'en retour- ner, de crainte de rencontrer Appius le Décemvir, & dit en entrant: „Oui, Publicie, j'en conviens. Les Romaines qui doivent prendre part au joyeux culte de notre ancienne Pa lès, viendront inceſſamment me chercher comme elles me l'ont promis; mais elles ne raſ- ſureront point mon cœur con tre la crainte qui l'agite, elles n'effaceront point les triſtes images qui y ſont imprimées & qui l'affligent. Puiſque trompées par l'heure, nous ſommes arrivées ici trop tôt, & qu'à la faveur du mouve ment & de la multitude de perſonnes qui ſe promenent dans cette grande Place, je puis facilement retourner chez moi, ſans qu'on s'en
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apperçoive, ne t'oppoſe point à ma volonté. Laiſſe - moi m'éloigner de ce lieu, où l'in- ſolent Décemvir Appius tient ſon injuſte Tribunal, & ſe trouve ſi ſouvent.“ [] Le ſoin qu'elle veut appor ter pour éviter la rencontre d'Appius paroît très-louable à Publicie; mais celle - ci n'en perſiſte pas moins à la retenir, en lui repréſentant que, ſi, con tre l'uſage ordinaire, elle n'aſſiſ- toit point à la Fête, elle donne roit lieu de ſoupçonner la choſe même dont elle veut ſe garan tir, & ſe mettroit dans le cas qu'on lui en fît un crime. „Le danger, ajoute - t'elle, n'eſt pas d'ailleurs ſi grand, que vous le penſez. Quand la réponſe que j'ai faite de vo tre part à Appius ſur ſa pré- tention, ſur ſes offres, ſur ſes
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menaces, ne l'auroit point en core entierement détrompé, elle aura du moins rallenti ſon ardeur. Un amour qui n'a que le caprice pour principe, & que les ſens pour aiguillon, n'eſt jamais que de peu de durée.“ [] Quoique Virginie convienne que ſa réputation peut courir quelque riſque, & qu'elle doit fuir avec ſoin tout ce qui pour roit y donner la moindre at teinte, elle ſe perſuade qu'il eſt encore plus dangereux de ſuivre le conſeil de Publicie. Ce n'eſt pas cependant qu'elle appréhende de ſe laiſſer toucher pour Appius. Son cœur unique ment occupé de tout ce qu'elle doit à Icilius, à qui elle eſt promiſe en mariage par ſon pere, eſt incapable de re cevoir aucune autre impreſſion. Elle craint ſeulement que ſa ré-
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ſiſtance n'irrite davantage l'a mour aveugle d'Appius, & ne lui attire à elle - même de plus vives perſécutions de la part de ce Décemvir. „Son orgueil, dit-elle, ſon audace indiſ- crete, ſa perfidie naturelle me le perſuadent.“ [] Publicie loue la réſignation de Virginie à la volonté de ſon pere, ſon diſcernement, ſa ver tu, ſa prudence. A tous ces traits elle la reconnoit digne fille de Virginius & de Numito ria, & elle ſe félicite elle-mê- me de lui avoir inſpiré une ſi grande délicateſſe de ſentimens. Toujours conſtante cependant à l'engager à reſter, elle lui dit encore: „Mettez bas toute crainte. Appius ne peut ſe re fuſer d'avoir des égards pour le rang, pour le crédit, pour les exploits de votre pere.
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Soyez auſſi perſuadée que des objets plus importans, & plus flatteurs pour lui, ſçauront le diſtraire de ſes pourſuites. Il n'eſt pas non plus poſſible, qu'il s'abandonne ſans horreur, à tout ce que ſa paſſion crimi nelle pourroit lui ſuggérer.“ [] Loin de ſe laiſſer éblouir par ces raiſons, Virginie continue de ſoutenir qu'elle a tout à craindre d'un ſi méchant hom me. „Que tu te trompes, re pond t'elle à Publicie, quand tu crois qu'un homme qui ne garde aucune apparence de vertu dans la moindre de ſes actions, ſoit capable de ſe dégouter du mal! N'as-tu pas vû cet Appius ſe nommer lui- même Décemvir, contre l'at tente du Sénat? Ne l'as-tu pas vû ſe moquer des Loix, ſous prétexte de les étendre? Ne
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l'as-tu pas vû ſupprimer les Con- ſuls & les Tribuns, qui étoient l'appui & le ſoutien de la No bleſſe & du Peuple? N'as tu pas vû juſqu'à quel point il a porté ſon ambition, ſa tyrannie & ſa cruauté contre ſa propre Pa trie? Comment peux-tu donc t'imaginer qu'il ſe contienne, ou qu'il revienne de ſon égare ment, lorſque rien ne l'yforce? Quand il ne me perſécuteroit pas en Amant injuſte, il m'ou tragera toujours, comme la Maîtreſſe d'Icilius. Il a eu ce Romain pour adverſaire dans la vive conteſtation au fujet du Tribunat, & ſon reſſentiment fera tomber ſur moi tout le le poids de ſa fureur, parce que je ſuis pour la liberté & pour celui qui la reclame.“ [] Obligée de ſe rendre à la force de ce raiſonnement, Publicie
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décide, que la poſition des choſes exige indiſpenſablement la pré- ſence de Virginius: „Qui uni quement occupé à Algide à exercer ſa valeur, ignore, quoique ſi près de Rome, l'af front dont il eſt menacé.“ [] Virginie lui fait alors connoî- tre, que c'eſt encore pour elle un nouveau ſujet d'inquiétude. „Quand je conſidére, lui dit- elle, combien ce pere eſt ja- loux de ſon honneur; avec quelle ardeur il foule aux pieds tous les dangers pour le conſerver; le renom qu'il s'eſt fait à Rome par ſa valeur; juſqu'à quel point il eſt ſoup- çonneux & ferme en même tems: & qu'enfin, pour tout dire, c'eſt mon pere, qui m'a élevé, qui me chérit & qui m'aime avec la derniere ten dreſſe, mille idées confuſes ſe
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préſentent à mon imagination. De quoi ne ſeroit - il pas ca pable en effet, ſi le Décemvir s'obſtinant à me pourſuivre, il en étoit informé d'une ma niere peu exacte, ou par un canal étranger!“ [] A la vûe de ce danger, Pu- blicie ſemble elle - même ef frayée; & pour que ſa jeune Maîtreſſe ne contribue en rien par ſon ſilence à ce qui pourroit ſurvenir de funeſte, elle eſt d'a vis que Virginie informe de tout ſon Oncle Numitor & Ici lius. „En ſuivant leurs conſeils, ajoute-t'elle, vous ſerez ſûre de ne vous point égarer. Per mettez que j'aille à l'inſtant les chercher. La piété & l'a mour les auront déja, ſans doute, attirés l'un & l'autre à la Place.“ [] Cetre propoſition devient un
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ſoulagement pour Virginie, qui la ſaiſit avec ardeur & tranſport, & qui laiſſe partir Publicie, en lui recommandant ſeulement de ne rien découvrir qu'à Nu mitor, & de ſe contenter de dire de ſa part à Icilius, en cas qu'elle le rencontre, de venir la trouver. „Etant tous enſem ble, dit-elle, il ſera plus fa cile de modérer ſa violence, quand il apprendra ce qu'il ne ſeroit pas juſte de lui ca cher, ni de lui laiſſer ignorer plus long-tems.“

Scene II.

[] Après le départ de Publicie, Virginie déplore ſon ſort d'être expoſée à donner un triſte ſpec tacle à ſa Patrie, ſans avoir ce pendant rien à ſe reprocher dans ſon amour pour Icilius, dans ſes penſées, dans ſes actions.
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Ce qui augmente encore ſon chagrin, c'eſt l'appréhenſion que ſon ſacrifice ne ſoit d'au cune utilité pour Rome, qui eſt dominée par un Tyran; que le coup funeſte ne tombe pas ſur elle ſeule; que ſon cher Ici lius ne doive en partager avec elle tout le poids. Elle ſe ſent aſſez de force pour ſupporter la mort, & réſiſter avec conſtance à toute la rage de ſon perſécu teur. La perte même de ſa vie lui ſeroit agréable, ſi tous les maux ceſſoient dans l'Etat avec ſes jours; ſi ſa victoire tournoit à l'avantage de la République, dont la gloire lui paroît préfé- rable à tout. Mais en arrivera-t- il ainſi? Son pere, ſon amant en ſeront-ils plus heureux? C'eſt- là ce dont ſa douleur ne lui per met pas de ſe flatter, & c'eſt ce qui met le comble à ſa peine.
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Dans cette triſte ſituation, elle s'écrie: „A quoi bon, grand Jupiter, m'avoir donné une ame Romaine, dans un tems où l'on ne reſpire que l'injuſ- tice, ſi elle ne doit pas ſervir à venger l'outrage qu'on fait à la Ville qui eſt votre Trône & que vous protégez d'une maniere ſi particuliere? A-ce donc été pour vérifier auſſi en moi, qu'il n'y a rien de petit dans la grande Rome? Avez- vous voulu par-là prouver dans ma perſonne, que ſi les Sénateurs Romains l'empor tent par leur éclat ſur les Mo narques, un cœur Plébeïen peut bien auſſi égaler le cœur le plus élevé qui ſoit chez tout autre Peuple? Cela peut être. Mais, juſte ciel! mes ſenti mens héroïques ne ſont pas ce qui fait mon malheur. Ce
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qu'on applaudit en moi com- me beauté, & que je mépriſe comme un don paſſager, eſt la véritable ſource de mes maux. C'eſt-là préciſément ce qui cauſe tout mon chagrin. La choſe même dont je fais le moins de cas, eſt celle qui excite le plus Appius; & il ſemble que les Dieux aban donnent celle qui attire ſeule tous mes ſoins, toute mon attention. A quoi puis-je donc m'attendre, ſi je ſuis privé du ſecours des Dieux & des hom mes!“

Scene III.

[] Sur ces entrefaites arrive Ici lius, qui n'ayant point trouvé Virginie chez elle, accourt à la Place pour la chercher. Char mé de la rencontrer, il lui dit,
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en l'abordant, tout ce que ſon amour peut lui inſpirer de plus obligeant & de plus tendre. Vir ginie ne lui répond rien; & Icilius étonné de ce ſilence, & encore plus de la voir fondre en larmes, & détourner la vue de deſſus lui, paroit d'abord dou ter, ſi ce n'eſt pas l'effet de l'in conſtance. Bientôt revenu de cette idée, il lui demande quel eſt le téméraire qui oſe lui cau- ſer tant de chagrin, & altérer ainſi la principale beauté de Rome. „Eſt-il une ame aſſez injuſte, s'écrie-t-il, pour ne pas reſpecter une perſonne ſi accomplie? Y a-t'il qnelqu'un qui faſſe aſſez peu de cas de ſa vie, pour exciter ma fureur, ſans la redouter? N'eſt-ce pas moi, qui protégé du Peuple, ai ſçu me faire craindre des Tyrans de Rome? N'eſt - ce
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pas moi qui ai été Tribun de ce même Peuple? N'ai-je pas encore l'eſpérance de l'être? Si vous avez quelque ſujet de plainte, croyez-vous que je ne ſois pas capable de vous veng{??} Ne m'accablez donc pas {??}antage. Hâtez-vous de m'apprendre la cauſe de votre chagrin, de peur que de plus longs délais ne me cauſent la mort.“ [] A cette inſtance, Virginie ne répond que par une proteſtation d'amour, propre à le raſſurer ſur la droiture de ſes ſentimens. Elle lui dit que lui ſeul poſſéde ſon cœur, que nul autre ne pourra jamais le lui enlever, & qu'il ſe roit indigne d'elle de ſe laiſſer toucher d'une nouvelle paſſion. Avant que ſon amour eût été autoriſé par ſon pere, elle con vient que tout objet auroit pû
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lui être indifférent. „Mais à préſent, ajoute-t'elle, le de voir & le plaiſir enchaînent nos cœurs pour toujours.“ [] Un aveu ſi flateur comble de joye Icilius, & le fait repentir du doute qu'il a oſé avoir. Ce pendant ce n'eſt pas encore aſſez pour lui. Il faut qu'il ſçache quel eſt le chagrin de ſa chere Vir ginie, afin du moins de le par tager avec elle. Il la preſſe de nouveau de le lui apprendre; mais Virginie cherche à s'en ex cuſer, ſous prétexte que le ſu jet en eſt ſi grand, qu'elle ne trouve point de termes pour l'exprimer, ſurtout quand elle ſonge que c'eſt à lui qu'elle doit en faire le récit. „N'exigez donc pas, conclue-t'elle, que je vous inſtruiſe de ce que je ne ſçai comment vous dire.“ [] Ce refus donne lieu à Icilius
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de ſoupçonner que ce doit être quelque choſe de bien grave, & que peut-être même ſon pro- pre honneur y eſt intéreſſé. En vain Virginie veut le raſſurer ſur le dernier point, en vain elle lui proteſte que ſi l'honneur de l'un d'eux étoit outragé, elle l'auroit déja vengé, au prix mê- me de ſon ſang, s'il l'avoit fal lu, il n'en eſt pas plus tranquille. „Mais s'il n'eſt queſtion, lui dit-il, ni d'amour, ni d'hon neur, qu'y a-t'il dans le monde, capable de vous affliger, de vous faire répandre des lar mes? Qu'y a-t'il, qui puiſſe vous engager à me traiter en étranger? Ah! Virginie, ou vous connoiſſez mal la cauſe de votre chagrin, ou vous en impoſez à ma patience.“ [] La bonne foi & la ſincérité ordinaire de Virginie ſont offen-
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ſées de ce reproche. Incapable de jamais déguiſer la vérité, elle laiſſe à Icilius à juger de la violence qu'elle devroit ſe faire principalement avec lui. Son cœur ignore toute diſſimulation. „Mais il y a des cas, ajoute- t'elle, qui demandent une pru dente diſcretion, de crainte que faute de réfléchir, on ne s'a bandonne aveuglément à tout ce que la paſſion & le courroux peuvent ſuggérer. Peut-être ſerions-nous expoſés à ce dan ger vous & moi.“ [] Tant de réſerve impatiente Icilius, qui ne veut plus rien entendre, à moins que ce ne ſoit l'explication qu'il demande; & Virginie craignant de trop l'ir riter, eſt enfin prête à la lui donner, lorſque Publicie ſur vient avec Numitor.
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Scene IV.

[] Numitor étonné de trouver Icilius en colere, & Virginie agitée, leur demande ce qu'ils ont l'un & l'autre. „Qu'y a-t'il donc de nouveau? Quoi! vous êtes muets tous deux!“ Icilius remet à Virginie à raconter le ſujet de leur trouble, & cette Romaine prenant la parole, re pond. „Icilius a vû couler de mes yeux quelques larmes, & je n'ai pû trouver d'expreſ- ſions pour lui en dire la cauſe. Cela mérite-t'il de le mettre en colere? Jugez - en vous- même, Seigneur; & puiſque Publicie doit vous avoir déja inſtruit de tout, détrompez- le, je vous prie, ſur mon compte.“ [] Numitor applaudit à la pru-
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dente retenue de ſa niéce, & preſſé par Icilius de dire de quoi il eſt queſtion, il commence par faire entendre à ce jeune Ro main, qu'il vaudroit mieux pour lui reſter dans ſon igno rance que d'en ſortir, s'il ne ſçait pas réprimer ſa pétulance naturelle, & uſer d'une diſſi mulation auſſi ſage que néceſ- ſaire. Venant au fait immédia tement après, il ajoute: „Ap pius, le Tyran Appius en veut, Icilius, à la beauté que vous adorez. Il s'en eſt ou vert à Publicie, qui lui a ré- pondu avec tout le dédain, toute l'horreur & tout le mé- pris qu'il méritoit, & que de mandoient des vûes ſi crimi nelles. Cette fille ſage l'a traité ſi durement, que je ne crois pas qu'il ſoit aſſez aveugle, ni aſſez hardi, pour inſiſter
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de nouveau. Je me perſuade même qu'après une pareille leçon, il n'oſera plus em ployer ni douceurs ni menaces.“ [] A ce récit Icilius ne peut ſe refuſer d'approuver le ſilence de Virginie. „Que vous avez bien fait, s'écrie-t'il, en lui adreſſant la parole, de me taire un pareil outrage! Que vous avez agi prudemment! Dieux Saints! Eſt-il un cœur qui puiſſe le ſupporter? Eſt-il au monde un homme aſſez lâche pour ſe contenir? Peut- il y avoir une ame ſi vile & ſi peu ſenſible, qu'elle ne reſ- pire le ſang & la vengeance? Que reſte-t'il à perdre, quand l'ambition, la cruauté, la cu pidité nous ont ravi, biens, honneurs, liberté, plaiſir. Immoler l'ennemi & mourir, c'eſt, Numitor, le meilleur
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reméde que nos maux nous permettent. Adieu Virginie, adieu. Je cours me ſacrifier à ma Patrie, à mon amour, à ma fureur, à ma jalouſie. Grand Jupiter! Agréez l'of frande que je vais vous faire. Prenez part à l'action que je médite. Si je vous offenſe faites-moi périr; ſi je vous ſers, donnez-moi la victoire.“ [] En proférant ces dernieres pa roles, il veut s'en aller; mais il eſt arrêté par Numitor, qui, pour modérer ſa violence & ſa fureur, lui fait pluſieurs remontrances dignes de ſon jugement. Le dan ger où Virginie doit ſe trouver, s'il échoue dans ſon entrepriſe, eſt une des raiſons que le vieil lard fait valoir. Virginie le ſe conde, en conjurant ſon Amant de ne la point abandonner. Sans lui elle mépriſeroit la vie, mais
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de puis qu'elle la lui a vouée tou te entiere, c'eſt pour elle un tré- ſor préci eux, qu'elle eſt jalouſe de conſerver. „Si je ſuis en dan ger, lui dit - elle, quoique j'ay e votre appui, que ſeroit- ce, ſi vous veniez à me man- quer? Ayez donc compaſſion de moi. Suſpendez votre bras. Vous l'employerez avec bien plus de gloire, ſi vous atten dez à ne pas porter un coup dou teux.“ [] Des raiſons ſi ſages & ſi ſen- ſées font impreſſion ſur l'eſprit d'Icilius, & le ramenent à lui- même; mais trop animé pour pouvoir prendre aucune réſolu tion, il prie Virginie & Nu mitor de lui preſcrire la con duite qu'il doit tenir. Le der nier lui donne en conſéquence pluſieurs conſeils ſalutaires, comme de réprimer ſon pre-
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mier mouvement, d'en éviter les écarts, & de diſſimuler ſa douleur, pour ne donner au cune défiance à l'audacieux Ap pius, & pour pouvoir le ſur prendre, lorſqu'il ſe croira le plus en ſûreté, & ſera le moins ſur ſes gardes. Pour ce qui eſt de Virginie, il exhorte cette Romaine à prendre part aux ré- jouiſſances de la Fête de Palès. Il lui promet de veiller à ſa ſûreté, d'informer de tout Virginius, & de le preſſer de ſe rendre in ceſſamment à Rome. „Puiſqu'il eſt ſi près d'ici, continue- t'il, tranquilliſez-vous en l'at tendant. Ne craignez rien ſous les yeux d'Icilius. La préſen ce d'un époux eſt toujours d'un grand poids.“ [] Valerius & Horatius ſont en core deux appuis, qu'Icilius veut donner à ſon Amante perſécu-
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tée. Ces deux Sénateurs liés avec lui depuis long-tems, & ennemis ardens du Decemvi rat, l'attendent pour traiter avec lui de l'affliction commu ne; & l'envie qu'Icilius a de ſe venger, va être pour lui un nouveau motif de les hâter d'a gir. La conjoncture d'ailleurs lui paroit favorable. Le brave Sic cius eſt péri par la plus noire trahiſon, au rapport de toute l'Armée. On en eſt à Rome dans la derniere indignation. Icilius ſe flatte, que le Peuple pourra bien faire éclater ſon reſſentiment, & entreprendre de ſecouer le joug honteux qu'on lui impoſe. Toutes ces conſidérations lui paroiſſent de voir être pour Virginie autant de raiſons de ſe raſſurer; ce qui lui fait dire, après les avoir expoſées: „Partez donc Vir-
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ginie, & n'ayez nulle in- quiétude. Des cœurs ſi grands & ſi déterminés ſont bien re doutables, quand la fureur les anime.“ [] Toutes ces belles eſpérances ne raſſurent pas cependant tout- à-fait Virginie; mais ſans té- moigner ſa crainte, elle ſe con tente d'invoquer pour Icilius & pour elle la protection des Dieux, & de les prier de per mettre qu'Appius périſſe, que Rome recouvre la liberté, & qu'elle rempliſſe elle-même ſon devoir. Icilius & Numitor ſe re tirent enſuite; mais le dernier auſſi zélé Compatriote que bon oncle, fait obſerver au premier, en s'en allant, que ce ne ſera rien faire, ſi dans le hardi pro jet qu'il médite, la République ſouffre quelque dommage, ou s'il ne confond pas avec ſa pro-
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pre vengeance celle de ſa Pa trie.

Scene V.

[] Virginie & Publicie reſtées ſeules font un Monologue, dans lequel la ſeconde s'efforce de prouver à Virginie qu'elle n'a rien à appréhender, puiſqu'el le peut ſe flatter que Rome mê- me embraſſera ſa défenſe; mais la premiere ſoutient, qu'elle ne doit pas en être plus tranquille. Tant qu'elle ſçait ſa Patrie dans l'oppreſſion, ſon honneur & ſon Amant en danger, elle ne peut être que dans la douleur & dans la crainte. Elle ne doute pas cependant du pouvoir des Dieux, ni de leur amour pour la juſtice; mais elle n'ignore pas auſſi que par des decrets reſ- pectables, & dont on ne peut pénétrer la ſageſſe, il arrive
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ſouvent que la vertu ſuccombe, & que le vice reſte impuni. C'eſt là ce qui la fait trembler.

Scene VI.

[] Dans le tems que Virginie juſtifie ainſi ſon approbation, des Romaines la viennent cher cher, pour aſſiſter avec elles à la célébration des Fêtes de Pa lès; & après quelques propos obligeans & pleins de modeſtie de part & d'autre, elles ſor tent toutes accompagnées de Publicie.
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ACTE II.

Scene Premiere.

[] APpius paroît ſeul, & ſe plaint de trouver dans Vir ginie qu'il adore un cœur ré- belle à ſa paſſion. Sans cela ſon bonheur ſeroit parfait. Arbi tre de Rome, où tout ſe fait preſque à ſon gré; reſpecté & obéi des neuf autres Decem virs, qui doivent leur nom, leur dignité au crédit qu'il a eu de faire ſupprimer les Elec tions des Comices; maître des Troupes qui n'agiſſent que par ſon ordre, que manque-t'il à ſa grandeur? Elevé au faîte de la gloire, & revêtu de toute l'autorité, pouvoit-il s'attendre à rien trouver qui lui reſiſtât?
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Cependant une femme oſe re jetter ſes offres, ſe rire de ſes menaces, le mépriſer lui- même, & interrompre par-là le cours de ſa fortune. Lorſqu'il ſe flatte de voir Rome proſternée à ſes pieds lui rendre homma ge, le cœur d'une Plébeïenne refuſe de ſe ſoumettre à lui, & c'eſt un homme du Peuple, qui en eſt la cauſe. Quelle humilia tion! Tout ce qu'il entreprend a le bon ou le mauvais ſuccès qu'il ſe propoſe, & il faut que l'amour le traverſe par ſes ri gueurs. Ce n'étoit pas aſſez pour Icilius d'avoir balancé con tre lui les ſuffrages du Sénat, il falloit encore que par une ſe conde rivalité plus heureuſe, il lui enlevât le principal ob jet de ſes deſirs. Eſt-il rien qui puiſſe exciter davantage la fu reur & la rage d'un Amant pré-
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ſomptueux & paſſionné? Par complaiſance pour un Plébeïen, le ſuperbe Appius étouffera-t'il ſa colere, & le feu cruel qui le dévore? Non, s'écrie-t'il. „Cela n'eſt pas poſſible. Ma paſſion eſt trop forte, ma douleur trop violente, pour que je puiſſe voir dans les bras d'un autre la beauté que j'a dore. Mais, juſte Ciel! ſi j'échoue dans les meſures que j'ai priſes, ſi je ne puis inſiſ- ter, ſans faire paſſer mon am bition pour tyrannie, ſi mes grands projets s'évantent, avant que tout ſoit diſpoſé en ma faveur, & ſi un inté- rêt contraire. . . . .“
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Scene II.

[] Ici il eſt interrompu par l'arri vée de Claudius ſon favori, qui le voyant ſi fort ému, lui con- ſeille de ſe modérer, tant pour ménager ſa ſanté, qu'il aſſure devoir être précieuſe à tout le Peuple, que pour ne donner aucun ſoupçon, dans un jour où il va paroître en public, & devant une multitude de per- ſonnes qui auront lesye ux ſur lui. [] Quelque ſage que ſoit ce conſeil, Appius n'en a nul be- ſoin. Parfaitement inſtruit dans l'art de la diſſimulation, il ſçait ſe compoſer, cacher ſes pen- ſées, déguiſer ſes actions, ſes paroles; mais il ignore com ment garantir ſon cœur con-
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tre les charmes de Virginie. C'eſt-là le ſecret qu'il voudroit trouver, & c'eſt ce qu'il de mande à ſon favori. [] Claudius en reconnoit toute la difficulté, & même l'impoſ- ſibilité, ſi l'amour eſt exceſſif. Le ſeul expédient qu'il imagi ne, & qui eſt digne de lui, c'eſt d'aſſouvir la paſſion, quand on ne peut l'étouffer. [] Quoique diſpoſé par ſon pro- pre caractere à prendre ce parti, Appius croit devoir encore ufer de ménagement. Après avoir donné les Loix, il lui paroît que ce ſeroit trop hardi de les violer ſi promptement, ſans un prétexte honnête & ſpécieux; mais Claudius plus ſcélérat que lui, penſe bien différemment. „C'eſt, dit-il, aux ames ordi- naires à s'aſſujettir aux ré- gles de la vertu. Les grands
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hommes, les Héros ſont au deſſus de tout, & ne reſpec- tent rien, quand le crime leur plaît. Appius ne doit mettre de frein à ſes actions, que comme Romain; mais Appius Decemvir, maître abſolu du Peuple, des Patriciens, des Troupes, doit donner ſes caprices pour des Loix.“ La clémence & la modération ceſ- ſent, ſelon lui, d'être des ver tus, quand il s'agit d'affermir une nouvelle domination. [] Son raiſonnement flatte beau coup l'orgueil, l'ambition, la vanité d'Appius, qui juge ce pendant à propos, avant que de lever tout-à-fait le maſque, de prendre avec prudence, & ſans délai, de juſtes meſures, pour parvenir à ſes fins, & pa rer à tout inconvénient. Clau dius remet ce point à la ſageſſe
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du Decemvir. Il ſe contente de lui proteſter une obéiſſance aveugle à ſes ordres, en hom me qui lui eſt dévoué plus qu'au cun autre. Appius n'en a aucun doute. Il a déja eu tant de preu ves de ſa fidélité, de ſon zéle, de ſes talens, qu'il en fait un cas particulier; mais comme il apperçoit les Sénateurs Valerius & Horatius, deux de ſes enne mis les plus obſtinés & les plus grands Partiſans du Peuple, qui viennent à lui, il le congédie & renvoye à un autre tems à concerter avec lui ce qu'il con vient de faire.

Scene III.

[] Les deux Sénateurs, fins, ſouples, diſſimulés, l'abordent; & Valerius lui adreſſant la pa role, commence par l'aſſurer,
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que c'eſt avec confiance & bon ne foi qu'ils ſe hâtent de venir le trouver, ſans égard au lieu où il eſt, ni aux diſputes qu'ils ont eues avec lui dans le Sénat, de crainte que leur diviſion ne ſoit nuiſible à la Patrie, dans une occaſion où le danger eſt preſſant. Lui ſuppoſant un cœur Romain, & un amour ſincere pour Rome, il lui repréſente enſuite, que tout le Peuple inſ- truit de la mort de Siccius, l'at tribue au Decemvir & Général Cornelius, traite cette action de barbarie & de tyrannie, craint de nouveaux outrages pa reils, gémit & ſe plaint; que la Nobleſſe n'eſt ni moins allar mée, ni moins agitée, & qu'il eſt de la derniere conſéquence de les raſſurer, avant qu'un même eſprit de défiance & de fureur ne les réuniſſe, & ne
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rende le reméde impoſſible. [] Horatius le prie de faire at tention à cet avis, de pré- venir les ſuites funeſtes d'un mécontentement ſi général, par les effets de ſa juſtice, & de compter, s'il veut punir le cri me, ſur leurs bras, & en cas qu'il lui faille de plus forts appuis, ſur ceux du Plébeïen, du Che valier & du Sénateur. „Com me tous les vœux, dit-il, ne ſont que pour la tranquillité commune, dès qu'il ſera queſ- tion de la venger, il n'y en a aucun qui n'y coure avec plaiſir; & cependant vous aurez ſeul la gloire du ſou lagement, après lequel nous ſoupirons.“ [] Loin d'avoir égard aux diſ- cours des deux Sénateurs, Ap pius s'étonne comment il a eu la patience de les entendre. Il
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ſoutient que ce qu'ils viennent de lui dire, eſt une noire ac cuſation, & il leur déclare qu'il n'ignore pas que c'eſt moins la mort de Siccius, qui excite leurs cris, que l'envie de ſemer la diviſion entre les Decemvirs dont ils veulent affoiblir la puiſſance. „Mais apprenez, leur dit-il, qu'avant que vo tre faux zéle vous ait conduit au but auquel votre audace & votre perfidie vous font tendre, je ſçaurai réprimer le Peuple par la ſévérité, corri ger la Nobleſſe par des châ- timens exemplaires, & les contenir l'un & l'autre par la crainte, puiſqu'il n'eſt pas poſſible de leur inſpirer de l'amour, & que la douceur ne ſert à rien.“ [] Cependant tout le monde ſçait de quelle maniere Siccius
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a été tué. La violence & la cruauté ne feront qu'irriter da vantage les eſprits. Déja le Peu ple eſt furieux. Les Troupes ſont à la vûe du Mont Velleius, & l'on doit craindre que la mé- moire de Siccius n'excite à don ner un exemple de ce que peut l'amour héréditaire de la liber- té. C'eſt ce que Valerius re préſente encore au Decemvir, & Horatius appuyant ſur la ſa geſſe de ſes remontrances, s'ef force de lui faire ſentir, que les choſes peuvent encore aller plus loin; qu'après le mépris qu'il a fait de l'affliction com mune, il pourroit bien, ſi le Peuple le ſçavoit, & venoit à ſe revolter, être la victime de ſa colere implacable, & qu'alors le danger ſeroit peut- être plus grand pour lui ſeul,
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que pour tous ſes Partiſans; mais rien n'eſt capable d'ébran ler l'orgueilleux Appius. Au contraire perſuadé qu'il con vient de montrer toujours de la fermeté, il menace de faire précipiter du haut du Mont Tarpeïen, quiconque oſera branler; parce que, dit - il, „troubler la ſage conduite du Magiſtrat, ce n'eſt pas un moindre crime, que de vou- loir tyranniſer la liberté de Rome par une infâme op preſſion.“ En achevant ces mots il ſe retire.

Scene IV.

[] La perſuaſion où il eſt, que Valerius & Horatius veulent di viſer ſon pouvoir, & lui faire enſuite ſubir la Loi de leur ca price, eſt un ſujet de ſatisfac-
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tion pour les deux Sénateurs. A ſon averſion pour toute gêne, à ſon caractere violent, ils ſe flattent qu'il ſera capable de ſe porter à de plus grandes ini quités, & que paſſant ſucceſ- ſivement d'une entrepriſe témé- raire à une autre, il contribue ra lui-même à groſſir le nom bre de leurs Partiſans, & à les mettre en état de tirer la Pa trie de l'oppreſſion où elle eſt & de ſervir Icilius & Virginie. Ils concertent enſemble de ſaiſir ſans délai la premiere occaſion qui s'offrira d'éclater ouverte ment. Chacun d'eux a ſes parens & amis répandus dans la Place, & diſpoſés à agir au moindre ſignal. Il n'eſt queſtion que de leur donner un mot du guet, auquel ils puiſſent tous ſe re connoître, s'unir, & ſe ſecon der mutuellement. C'eſt auſ-
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ſi ce qu'ils conviennent de faire. L'appui d'Icilius leur paroît en core néceſſaire, parce qu'il a quantité de Partiſans; c'eſt pourquoi ils ſe diſpoſent à al ler le trouver, lorſqu'ils le voyent accourir avec un em preſſement, qui annonce aſſez ſon intention & la force de ſon amour. Valerius projette ſur le champ de lui raconter en peu de mots ce qui vient de ſe paſ- ſer avec Appius, & de lui en dire ſuffiſamment pour entre tenir ſa confiance.

Scene V.

[] La curioſité eſt ce qui amé- ne Icilius. Il a vû le Décemvir en colere quitter les deux Séna teurs, & il eſt impatient de ſça voir comment il a pris leurs diſ- cours pacifiques, & reçu leurs
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conſeils prudens. Valerius ne le laiſſe pas languir. Il lui dit à l'inſtant; qu'Appius n'écou tant que ſa hauteur, ne diſſi mule en rien ſon courroux, qu'à peine a - t'il daigné entendre leurs ſages propoſitions, & que tout le porte à la colere & à la fureur. „Il ſoutient, ajoute- t'il, que Siccius n'a pas été tué de deſſein prémédité; que l'indignation du Peuple eſt ſuppoſée, & notre zéle une perfidie. Enfin à en ju ger à ſon emportement, il ne connoit d'autre regle que ſon caprice, & la vie & l'hon- neur ſont en grand danger.“ [] Ici Horatius l'interrompt, & fait adroitement tomber la con verſation ſur ce qu'il y a à crain dre pour Virginie, en deman dant qui l'en garantira. A cette queſtion Icilius auſſi intrépide
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que paſſionné, répond avec vi vacité: „Mon épée. J'en ferai uſage, quand je verrai qu'il ne me reſtera plus d'autre reſ- ſource. Dans un beſoin ſi preſſant, mes Partiſans feront ce que j'ordonnerai. Y aura- t-il d'ailleurs parmi le Peuple quelqu'un qui ne m'aide à défendre cette beauté, ſi vous mêmes touchés de compaſſion pour elle, vous embraſſés l'un & l'autre ſes intérêts?“ [] Valerius le lui promet au nom de tous les deux; mais il croit que la diligence eſt néceſ- ſaire. Il eſt important d'arrêter au plutôt la férocité d'un monſ- tre, tel qu'Appius, & de met tre fin au poiſon mortel qu'il exhale. Dans cette perſuaſion, on ne doit point laiſſer échap per la premiere occaſion qui ſe préſentera. Icilius penſe ſur
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ce point comme Valerius, & lui proteſte, que dès qu'ils'agira de tremper d'une main venge reſſe ſon épée dans le ſang du Tyran, & de déchirer le ſein dé- teſtable, qui eſt le dépoſitaire de tant de projets barbares, il le fera, ſans héſiter. [] Tant de réſolution n'eſt ce- pendant pas du goût d'Horatius. Il lui ſemble que le courage veut être employé avec plus de réflexion. Tout ce qu'il de mande à Icilius, c'eſt qu'il pré- vienne ſes gens de ſe joindre aux conjurés, & engage Virgi nie à prêter ſeulement ſon nom; afin que l'on accoure par tout où le beſoin l'exigera. Icilius en donne ſa parole; & comme la conjoncture eſt favorable au projet, à cauſe de la multitude de monde que la Fête de Pa lès raſſemble dans la Place,
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les Sénateurs s'en vont, à deſ- ſein de tout diſpoſer pour l'e xécution.

Scene VI.

[] Quand ils ſont retirés, Icilius dit: „Ah! Patriciens illuſtres, quelle gloire ne vous êtes- vous pas acquiſe ancienne ment par le ſuccès des meſu res que vous aviez priſes pour la ruine d'un Roi Tyran! Que Rome, votre mere, vous doive, comme à vos fameux Ancêtres, la mort ou l'expul- ſion de ce nouveau Tarquin! Que le Peuple, qui ſoupire généreuſement après la liber- té, qu'on lui a ravie, ſorte d'une ſclavage ſi dure! ſoyons- en nous mêmes l'inſtrument, par les juſtes motifs qui nous uniſſent. Et vous, Virginie!
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vous, mon bien, & la ſouverai ne de ce cœur embraſé, qui n'a que vous en vûe dans tout ce qu'il deſire; occupez tellement ce cœur, qu'il ne ſe propoſe rien & n'ambitionne d'autre gloire que de n'avoir plus nulle inquiétude pour vous. Dût-on me reprocher d'être de tous les Romains réellement di gnes d'un ſi grand nom, le premier qui ait donné à l'a mour la préférence que de mande la Patrie; çà, qu'il n'y ait plus rien en moi, que mon dépit n'anime. Que la jalouſe fureur, qui ſouffre impatiemment d'être renfer mée dans mon ame, coure exciter mes Partiſans. Oh! ne permettez pas, grand Jupiter, que le cruel Appius échappe à une conjuration ſi forte.“
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Scene VII.

[] Le ſage Numitor le ſurprend dans cette agitation, & le blâ- me de ne pas ſçavoir mieux ſe modérer. Il l'avertit que ſon vi- ſage & ſes actions le trahiſſent, ce qui peut être d'un préjudice infini à la réuſſite de ſes projets. En conſéquence il l'exhorte à ſe modeler ſur les deux Séna teurs, qui trop prudens & trop politiques pour laiſſer entrevoir leurs intentions, ſe contrefont adroitement devant le Tyran, & cachent à Icilius-même toute l'étendue de leurs vûes, ſe con tentant de lui parler ouverte ment ſur ce qui cauſe ſon cha grin. [] D'un autre côté, Icilius écou te d'abord avec peine des con- ſeils ſi ſenſés, parce que le De-
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cemvir paroiſſant, au mépris qu'il fait des plaintes & des avis, s'endurcir dans ſon aveugle ment, il n'a nulle eſpérance de voir Virginie hors de dan ger. Il ne croit pas même qu'il y ait d'autre reſſource que de prendre tous les armes, au moin dre écart du perfide Appius, pour défendre la liberté, & pour voir à la ſureté commune. Forcé cependant à la fin de reconnoî- tre une ſupériorité de lumiéres dans le prudent Numitor, il conſent d'y déférer. Il ſe per- ſuade que tant que Virgi nie ne court aucun riſque, il ne haſarde rien à ſuivre l'exem ple des deux généreux Séna teurs; qu'au contraire il leur donnera par-là le tems de s'af fermir dans leur réſolution, & d'aſſurer à leurs entrepriſes un ſuccès, dont il tirera lui-même
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avantage pour ſon amour. „Sem blable à Protée, dit-il, je changerai de formes ſuivant l'occaſion. Comme un autre Janus à deux viſages, je pro fiterai des fautes paſſées, pour mieux me conduire à l'a venir.“ [] Numitor charmé de ſes diſ- poſitions, lui déclare qu'il a tout fait ſçavoir à Virginius, que de moment à autre il l'at tend, & qu'il eſt lui-même ré- ſolu de ſeconder les Conjurés, avec ſes Partiſans, qui ne le céderont ni pour le nombre, ni pour la valeur, à ceux d'au cune autre faction. Cela fortifie l'eſpérance d'Icilius, qui ſe ſent capable d'affronter les plus grands dangers; mais malgré tout ce qu'il peut ſe promettre d'une conjuration ſi puiſſante, il a encore le cœur troublé par
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un ſecret preſſentiment, que ce jour-là même il doit lui ar river quelque choſe de funeſte. Cependant tous deux ainſi dé- terminés ſe ſéparent, & met tent fin au ſecond Acte.

ACTE III.

Scene Premiére.

[] APpius & Claudius vien nent enſemble, s'entrete nant de ce que les deux Séna teurs ont dit au Decemvir. Ce lui-ci s'applaudit de n'y avoir eu nul égard, & ſon favori le loue fort de n'avoir point com promis ſon autorité, en défé- rant au conſeil de ſes ennemis. Il n'y a cependant pas lieu de s'en étonner. Le Decemvir ſe
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défie avec raiſon de Valerius & d'Horatius; & indépendam ment de ſa fierté, qui ne lui per met point de connoître de bor nes dans le deſpotiſme qu'il s'arroge, ſon amour pour Vir- ginie lui feroit préférer la mort a la moindre diminution de ſa puiſſance. Tout ce qui ſemble s'oppoſer à la paſſion qui le dé- vore, ne ſert qu'à l'entretenir, & la perte de ſon pouvoir ne fe- roit qu'irriter ſes deſirs, en l'é- loignant de l'objet après lequel il ſoupire le plus. [] Claudius le voyant dans ces diſpoſitions, lui témoigne l'é- tonnement où il eſt de ſa mo dération. En vain Appius cher che à la juſtifier, ſous prétexte que la rigueur & le dédain de Virginie ſont pour lui une eſ- péce d'enchantement qui le re tient, ſon favori s'efforce de
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lui perſuader qu'il ne doit dé- ſeſpérer de rien, tant qu'il n'au ra pas parlé à cette Romaine. „N'eſt-ce pas une femme? ajou te-t'il. Les louanges, les élo ges, la vanité, l'intérêt, la gloire de vous voir à ſes pieds, ne ſont-ils pas capables de ſé- duire le caprice, s'ils ne peuvent gagner le cœur? Tout doit-il être inutile avec ſon ſexe? Déterminez-vous, Seigneur, à lui parler. Ce jour- ci eſt peut-être le plus favora ble que vous puiſſiez avoir.“ [] Le Decemvir convient de de voir mettre en uſage tout ce qui peut adoucir ſes maux, mais il croit qu'il ne lui con vient pas de rien haſarder en public. Sa paſſion ſeroit bien tôt connue de tout le monde, & s'il échouoit dans ſon entre priſe, il deviendroit la riſée &
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le mépris d'un chacun. Plutôt que de s'expoſer à une morti fication ſi grande, il aimeroit mieux tenter d'enlever Virginie de la maiſon de ſon pere ou de ſon époux, & de l'arracher du ſein de ſa félicité. [] Quoique Claudius ne ſoit pas homme à déſapprouver le der nier parti, il perſiſte dans ſon premier avis, & encourage le Decemvir par des raiſonne mens dignes de ſa ſcélérateſſe. „Quand il s'agit, dit-il, d'a voir ce qu'on deſire, on met bas tout ſcrupule, toute ti midité. L'homme puiſſant ne connoit ni crainte, ni conſi- dération. Pour obtenir une fa veur par le crime, la vertu eſt inutile. Ne négligez donc pas, Seigneur, de profiter de la conjoncture des Fêtes. Il eſt naturel que Virginie
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s'y trouve, & ne ſoit ac compagnée que de Publicie. Cherchez-là, & ſi vous la ren contrez, qu'elle apprenne de votre propre bouche tout ce que vous ſentez pour elle. Si elle vous écoute, quand elle ne vous payeroit pas de re tour, elle ne pourra manquer de vous en ſçavoir quelque gré, & ce ſera du moins pour vous un ſoulagement, dont vous avez été privé juſqu'à préſent.“ [] Malgré toute ſa répugnance Appius ſe détermine à ſuivre ce conſeil; & comme il apper- çoit au même inſtant Virginie & Publicie qui s'avancent, il ſe re tire un peu à l'écart, de crainte que ſa vue ne les faſl{??}e retour ner ſur leurs pas, & Claudius va ſe cacher plus loin, pour le laiſſer en pleine liberté.
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Scene II.

[] Virginie eſt inquiéte pour ſon cher Icilius. Craignant que par un excès de ſa violence na turelle, il n'expoſe trop ſa perſonne, elle a regret de ne lui avoir pas fait connoître tou- tes ſes frayeurs, afin de le re tenir. Elle voudroit le trouver pour les lui expoſer ouverte ment, & c'eſt ce qui l'amene. Publicie s'eſt prêtée à ſon im patience; mais elle appréhen de que ſa condeſcendance ne ſoit préjudiciable à ſa jeune Maî- treſſe, par la rencontre d'Ap pius. Sa fidélité s'en trouve bleſ- ſée, & ce ſeroit un reproche des plus ſenſibles qu'elle auroit à ſe faire. Pour prévenir ce mal heur, elle preſſe Virginie de ſe retirer; mais dans le même tems
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elle découvre le Decemvir. Conſternée elle s'écrie ſur le champ: „Juſte ciel! mon ap préhenſion ſe vérifie déja. J'ap perçois Appius.“ [] A ce nom, le cœur de Vir ginie ſe glace, & cette ver tueuſe Romaine met entre elle & le Decemvir ſa ſage Gouver nante, comme pour lui ſervir de barriere. Cela n'empêche pas qu'Appius s'avançant vers elle & lui adreſſant la parole, ne lui diſe tout ce que l'amour le plus tendre & le plus vif eſt capable d'inſpirer. D'un autre côté Pu blicie toujours ferme, toujours exacte à remplir ſon devoir, rappelle au Decemvir la réponſe qu'elle lui a déja faite de la part de ſa jeune Maîtreſſe; & elle ajoute: „Ne vous flattez-pas de trouver aujourd'hui Vir ginie plus favorable à votre
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prétention. Elle n'eſt pas fem me à prêter l'oreille à des diſ- cours qui bleſſent ſa vertu. Allez-donc les tenir ailleurs, où ils ſoient écoutés, ſi vous ne voulez pas eſſuyer par ſon ſilence une nouvelle mortifi cation encore plus grande.“ [] Le Decemvir trop amoureux pour ſe rebuter ſi promptement, la conjure de trouver bon qu'il faſſe connoître à Virginie toute la violence de ſa paſſion, ou du moins que cette beauté adora ble le détrompe par ſa propre bouche; mais la Gouvernante lui déclare que ce ſeroit en vain qu'elle le permettroit, & que Virginie même y conſen tiroit. [] Pour les gagner l'une & l'au tre, Appius leur fait enviſager les avantages qu'elles doivent toutes deux retirer du ſacrifice
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de ſon cœur & de ſon autorité. „Vous ſouciez-vous donc, leur dit-il, ſi peu de la fortune, que vous la rejettiez avec tant de mépris? Et vous, Virginie, voyez-vous à vos pieds d'un œil indifférent, celui qui maître dans Rome, diſpoſe de tout à ſon gré? En êtes-vous ſi peu flattée, qu'il ne vous paroiſſe pas ſeule- ment mériter le moindre té- moignage de reconnoiſſance? Je vous croyois trop prudente, pour rejetter ainſi votre bon heur, & pour mépriſer le cœur d'Appius, qui vous of fre & vous ſacrifie ſa gran deur.“ [] Cependant il ne réuſſit pas mieux. Il eſt indigne de Vir ginie & de Publicie, de ſe laiſſer ſéduire par les appas de l'intérêt & de la fortune. Le
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Decemvir en devient ſi furieux, que ne pouvant plus ſe conte nir, il menace Virginie de lui faire éprouver, & à ſon amant, les effets de ſon courroux, & de la puiſſance qu'elle outrage. „Je t'apprendrai, lui dit-il, à faire plus de cas des biens que tu mépriſes. Je ferai .....“ [] Publicie veut ici l'interrom pre, mais Virginie lui impoſe ſilence, & prend elle - même la parole. Si la ſageſſe & la dé- cence exigeoient d'elle qu'elle parût ſourde à des propos ga lans, il n'en eſt pas de même des menaces. Il y auroit de la baſſeſſe à les ſouffrir tranquille ment, & ſa noble fierté ne le lui permet pas. Eſt-il rien qui puiſſe l'offenſer davantage, que de la ſoupçonner capable de la moindre foibleſſe deshonoran te? Sa famille, quoique d'un
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rang inférieur à celle du De cemvir, ne le lui céde point en mérite. Perſonne n'ignore la gloire qu'elle s'eſt acquiſe, & qu'elle conſerve encore ſans la moindre tache. Appius ſeul pourroit-il n'en avoir pas con noiſſance? Ne ſçait-il pas d'ail leurs que Virginie n'eſt plus maîtreſſe de ſon cœur? Ne ſçait-il pas auſſi, qu'il n'a nul droit d'y prétendre? Pourquoi donc s'y haſarde-t'il? Sur quoi peut-il ſe fonder, pour vou loir faire rompre les liens hon nêtes qui uniſſent Icilius & cet te Romaine? N'eſt-ce pas lui qui par ſon orgueil, a fait pu blier la loi pour défendre les alliances entre les Patriciens & les Plébeïens? Comment peut- il donc avoir le front de vou loir s'y ſouſtraire? S'il connoiſ- ſoit la vertu de Virginie, cela
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ne devoit-il pas ſuffire pour le retenir? Pourroit-il ſe flatter de la corrompre? Oſer le croire, n'étoit-ce pas l'outrager? En douter, & le tenter, n'étoit- ce pas ſe compromettre ſoi même? Que de puiſſantes rai- ſons à alléguer au Decemvir, pour lui faire ſentir toute l'in juſtice & toute l'horreur de ſon entrepriſe téméraire! Virginie n'en omet aucune, & ayant même juré au Decemvir un reſſentiment éternel, elle finit par lui dire: „Modere donc l'audace vile, aveugle & vai ne, avec laquelle tu ne cher ches qu'à m'inſulter. Crains que les Dieux ne me vengent eux-mêmes, ou par la main de quelque mortel.“ En proférant ces dernieres paroles elle ſe re tire avec ſa Gouvernante.
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Scene III.

[] Appius veut la retenir, l'ap pelle, mais c'eſt en vain. Fai- ſant enſuite un retour ſur lui- même, il a honte d'une pareille foibleſſe. Il juge indigne de lui, d'aimer comme le vulgaire, en ſe ſoumettant à des regles. Si ſon amour en reconnoiſſoit, il croiroit que ſon autorité en ſe roit reſtreinte. Il ſe perſuade qu'il y va de ſa gloire, de ſe faire obéir en tout. De-là il prend la réſolution de diſſimu ler ſa fureur, d'affecter un air de dégagement & de tranquil lité, pour parvenir plus ſûre ment à ſes fins; & d'employer cependant la violence, la four berie, la méchanceté, l'arti fice; en un mot tout ce qui pourra contribuer à le faire
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triompher du refus obſtiné de Virginie. „Que cette femme éprouve, dit-il, ce que peut celui qui gouverne Rome, ſans reconnoître de ſupérieur; celui, qui n'a donné la loi, que pour vivre avec plus de liberté; enfin celui, qui ſçau ra par ſa fermeté, forcer la Religion même à ſe confor mer à ſon caprice.“

Scene IV.

[] Ici il eſt interrompu par le retour de Claudius, à qui il fait part du mauvais ſuccès de ſon entrepriſe. Quoiqu'il ſoit réſo lu de ne plus rien ménager, qu'il ait même déja formé un projet, qu'en conſéquence il ait envoyé ordre à Cornelius de ne point laiſſer ſortir du Camp Virginius, & d'en ob-
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ſerver ſoigneuſement les dé marches, & qu'il aſſure ne re douter en aucune maniere les efforts d'Icilius & de Numitor, les ſeuls à portée de s'oppoſer à ſes deſſeins avec leurs Partiſans, il dit à Claudius que le ſtrata gême, qu'il a imaginé, eſt ſi ſingulier, qu'avant que d'en fai re uſage, il veut encore y ré- fléchir. [] Claudius digne favori d'un tel Maître, déſapprouve cette lenteur. Dans la poſition où ſont les choſes, la diligence lui paroît néceſſaire; & perſuadé qu'il n'y a point de tems à per dre, il preſſe Appius de pren dre au plutôt ſon parti. „Dé- cidez-vous, lui dit-il, dans le jour, dans le moment mê- me, s'il eſt poſſible. Donnez de l'occupation à ma fidélité.
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Diſpoſez de moi. Comman dez.“ [] Le Decemvir ne doute point de ſon zéle, & ſe rendant à ſon avis, il ſe met en devoir de l'inſtruire de ſes intentions, lorſqu'il en eſt empêché par l'ar rivée d'Icilius.

Scene V.

[] Celui-ci profite de l'occaſion pour lui faire ſa cour, & lui offrir d'un air obligeant & reſ- pectueux ſes ſervices, mais Ap pius lui tourne le dos, & s'en va avec ſon favori, après avoir répondu avec hauteur: „Quand je ne me ſuffirois pas à moi- même, les Licteurs ſont ſi proche de ma perſonne, dans le tems même que je parois être ſeul, que toute compa-
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gnie m'eſt inutile, parce qu'avec eux, Icilius, je n'ai rien à craindre, & je ſuis aſ- ſuré d'être obéi.“

Scene VI.

[] Il ſemble que la vue & la réponſe fiere de ce Tyran, ral lument la fureur d'Icilius. Au déſeſpoir de voir Rome déchue de ſa grandeur, la Nobleſſe & le Peuple dans l'oppreſſion, la vigueur & le zéle des Romains pour la liberté preſqu'entiére ment évanouis; il ne s'étonne pas moins de voir comment, après l'avoir emporté lui-même ſur tant d'autres par ſa réſiſtan ce à plier ſous le joug honteux, il a la conſtance d'endurer les diſcours outrageans du monſ- tre odieux qui le deshonore. „Eſt-ce donc là, Numitor,
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s'écrie-t'il, en ſe rappellant les conſeils de ce ſage Vieil lard, eſt-ce là le fruit qu'on retire, de renfermer dans l'a me ſa colere? Que gagnai-je ſi le cruel m'offenſe, & ſi je ne me venge pas dans le moment même? Eſt-il mieux d'atten- dre que les caprices du deſtin me refuſent l'occaſion qu'ils m'offrent aujourd'hui? Je ju re par le Pere Tout-puiſſant des Dieux, qui eſt adoré dans notre ancien Latium, que ſi jamais le tems me permet d'éclater, ce déteſtable bar bare, cet ennemi cruel de mon repos éprouvera, pour ſon malheur, qu'il y a encore dans les ruines de la Patrie, un cœur Romain.“
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Scene VII.

[] Icilius laiſſe exhaler ſa rage, lorſque Virginie, qui le cher che dans la vue de l'exciter elle - même, arrive toute en pleurs avec Publicie. A la vue d'Icilius, Publicie conſeille à ſa jeune Maîtreſſe d'arrêter ſes larmes; mais c'eſt inutilement. Virginie a le cœur trop ulcéré, trop pénétré de l'inſulte auda cieuſe du Decemvir. Il faut qu'elle leur laiſſe, malgré elle, un libre cours. Son Amant s'en apperçoit, en paroît inquiet, & lui en demande la cauſe. „Tant qu'Icilius vit, qu'y a-t- il, Madame, lui dit-il, qui puiſſe vous chagriner? Ses ſoins ardens, ſon amour ne doivent - ils pas vous raſſurer contre tout? Parlez donc;{??}
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ne me cachez pas le ſujet de votre peine. Vous en avez ſans doute un nouveau, encore plus ſenſible que celui dont je ſuis déja inſtruit.“ [] Virginie ne ſe fait pas preſ- ſer. Ses larmes ont commencé à déceler ſa douleur, & ſa bou che n'héſite point à faire le reſte. Après avoir donné à entendre à ſon Amant, qu'elle a vû Ap pius, & qu'elle cherche à l'é- viter, pour n'être plus expoſée à ſes diſcours inſolens, elle lui déclare nettement ſa volonté. Ce n'eſt plus cette Amante, qui également allarmée pour la vie de ſon Amant & pour la ſienne propre, ſouhaitoit de modérer le courroux de ſon cher Icilius. C'eſt une femme furieuſe qui ne reſpire que la vengeance. Nul péril n'eſt plus capable de l'effrayer. Son Amant
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quelque cher qu'il lui ſoit, doit tout riſquer. Elle veut qu'avec ſon pere, qu'elle attend in ceſſamment, avec Numitor, avec les deux Sénateurs, il ſe hâte de prendre de juſtes me- ſures, pour détruire le Tyran, & qu'en la vengeant, il ait la gloire de délivrer la Patrie de l'eſclavage honteux dans lequel elle gémit. „Qu'Icilius ſur-tout, ajoute-t'elle, ne ménage plus rien. Qu'avons nous encore à perdre, ſi l'on nous ravit la liberté juſques dans la loi & en amour.“ [] Il n'en faut pas tant pour provoquer Icilius à ſe porter aux dernieres extrémités. Son regret eſt de ne pouvoir raſſem bler à l'inſtant tous les Conju rés, & voler avec eux trem per ſa main dans le ſang du cruel Appius. Depuis qu'il ſçait
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que ſa chere Virginie s'y inté- reſſe elle-même, tous les mo mens lui ſont précieux. Il va s'empreſſer d'en profiter, afin de tout préparer pour la promp te exécution de ſes deſſeins. En attendant, il conſeille à Vir ginie de rejoindre au plutôt les Romaines, qui la cher chent pour la célébration de la Fête de Palès, & il lui promet de ne la point per dre de vue, & de veiller à ſa ſûreté. [] Avec ces aſſurances, Virgi nie ne craint plus rien. Unie de cœur & d'eſprit à Icilius, elle ne redoute plus ni le nom odieux, ni la préſence même du Tyran. Les deux Amans ſe ſont enſuite de tendres adieux, ſe proteſtant un amour réciproque, que la mort mê- me ne pourra pas éteindre;
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Publicie termine cette derniere Scène du troiſiéme Acte, en di- ſant: „Faſſent les Dieux, que vous puiſſiez l'un & l'autre prouver aujourd'hui, qu'ils protegent & récompenſent la vertu, quoiqu'ils ſem blent quelquefois l'abandon ner!“

ACTE IV.

Scene Premiere.

[] LE Projet d'Appius à l'é- gard de Virginie, n'eſt plus un myſtere pour Claudius. Ap pius lui-même vient de s'en inſtruire, & de lui donner des ordres en conſéquence. On en juge par ces paroles, qu'il dit en entrant avec lui ſur le Théâ-
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tre: „C'eſt-là, Claudius, la derniere reſſource que mon deſpotiſme me fournit, pour ſatisfaire l'ardeur extrême de mes deſirs. Toi qui dois être l'ame de l'entrepriſe, diſpoſe- toi à exécuter tout ce que tu as entendu.“ [] Claudius acheve ici de dé- maſquer ſon caractère odieux, & d'en faire connoître le rap port avec celui d'Appius, en diſant: „Quand on eſt aſſez heureux, Seigneur, pour être votre Créature, on n'a rien à répondre. L'obéiſſance par le ſeule. Juſqu'à préſent, ni le crime, ni la difficulté n'ont été capables de m'arrêter. L'habitude & le plaiſir de vous ſervir, diſſipent tout remords.“ [] Il eſt encore encouragé par les promeſſes flatteuſes du De cemvir de lui accorder en ré-
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compenſe tout ce que ſa cupi dité pourra lui faire ambition ner, & de compter à tout évé- nement ſur ſon appui.

Scene II.

[] Cependant après le départ d'Appius, il ſe ſent comme indécis ſur ce qu'il doit faire. Tant qu'il n'a vu que de loin le danger, ſon aveuglement ne lui a pas permis d'en diſtin guer toutes les qualités, ni d'en découvrir toute la grandeur; mais de près, & ſur le point de s'y expoſer, il n'en eſt plus de même. Son aſpect ſemble l'effrayer. Les incertitudes du ſuccès, les ſuites funeſtes que l'entrepriſe peut avoir, lui font faire quelques ſages réflexions; & ſi ces réflexions ne le rebu tent pas, elles le tiennent du
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moins un peu en ſuſpens, & diſſipent preſque ſon audace. Trop foibles cependant pour faire long-tems impreſſion ſur un cœur corrompu, il ne tarde pas à les chaſſer de ſon ima- gination. La fortune a pour lui trop de charmes, pour qu'il ne cherche pas à ſe l'attacher à quelque prix que ce ſoit. Quoi qu'en puiſſe dire la raiſon, les crimes les plus énormes ſont juſtifiés, ſelon lui, quand ils ſervent à rendre heureux. Que lui importe, que l'action qu'il va commettre ſoit ſans exem ple! S'il n'y trouve pas de la gloire, il en tirera de l'avan tage, & ſa vanité en ſera éga lement flattée. Cela lui ſuffit. Dans cette diſpoſition il ſe met à l'écart & ſe cache, parce qu'il apperçoit Virginie avec Publi cie & d'autres Romaines.
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Scene III.

[] Sous prétexte d'une indiſpo- ſition cauſée par l'intempérie de l'air, Virginie prie les Ro maines de trouver bon qu'elle retourne chez elle. Les Ro maines inquiétes pour ſa ſanté veulent l'accompagner, & Pu blicie y conſent, lorſque le perfide Claudius paroiſſant tout à coup, s'élance vers Virginie, & la ſaiſit par la main, en lui diſant impérieuſement: „Tu me ſuivras auparavant, puiſ- qu'il eſt permis de reprendre ſon bien où on le trouve.“ [] Etonnée de cette violence, Virginie s'écrie: „Que veut dire ceci, grands Dieux!“ Mais Claudius lui repond bruſ- quement: „Que tu n'eſt pas née telle que tu le penſes, mais
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la fille d'une eſciave qui m'ap partient, & je veux uſer de mon droit, à préſent que le haſard me le permet.“ [] A ce langage la ſurpriſe de Virginie augmente; & faiſant un effort pour ſe tirer des mains de ſon injuſte raviſſeur, elle invoque l'aſſiſtance des Dieux, qui connoiſſent toute la noir ceur de cette impoſture. Publi cie, attachée, comme elle le doit, à ſa jeune Maîtreſſe, n'eſt pas moins indignée d'un atten tat ſi atroce. Elle s'eſt trouvée preſente à la naiſſance de Vir ginie; mais ſon témoignage ne ſera ici d'aucun poids. La force d'ailleurs lui manque, pour le faire valoir. Que peut-elle donc faire? Crier à la vengeance, & inviter les autres Romaines à en faire autant, parce que leur propre liberté eſt outragée dans
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l'enlévement de Virginie. C'eſt- là toute ſa reſſource. Une de ſes Compagnes éleve auſſitôt la voix, & dit: „Peuple Ro- main, ſi vous êtes ſenſible à l'honneur d'une femme, ac courez promptement à ſon ſe cours.“

Scene IV.

[] Elle va bientôt trouver un défenſeur dans Numitor, qu'un ſentiment ſi généreux amene à l'inſtant. Mais quel eſt l'étonne ment de ce Romain, quand il apperçoit Virginie entre les mains de Claudius! „Que vois-je! s'écrie-t'il. C'eſt Vir ginie qu'on outrage! Com ment oſes-tu, Claudius, te porter à tel excès.“ [] Loin de s'étourdir de cette queſtion, Claudius perſiſte dans
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ce qu'il a déja avancé, & ré- pond avec arrogance: „Parce que la même loi, qui m'au toriſe, Numitor, à défendre mon bien, me donne le droit de l'enlever à l'uſurpateur.“ [] En vain Numitor lui repro che ſon injuſtice; en vain, prenant Virginie de l'autre main pour la lui arracher, il le ſomme de laiſſer cette beau té à qui elle appartient; en vain Virginie même excite ſon oncle par ſes diſcours & ſes pleurs à la délivrer, le fourbe Claudius ne ſe laiſſe point ébranler. Aſſuré d'avoir pour lui le Juge de ce différent, il dit à Numitor: „Il n'eſt pas ſi facile de me la faire céder:“ A Virginie: „Et toi ne te flat tes pas de rien obtenir par tes larmes feintes:“ Enfin à tous deux: „Celui qui doit con-
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noître de notre diſpute, écou tera auſſi mes raiſons.“ [] Cependant Numitor s'obſti ne à vouloir avoir Virginie, & Claudius tenant toujours bon, lui dit encore: „N'uſez point de violence, pour ce qui ne doit être terminé que par un jugement. N'écoutez pas les cris inſenſés d'une femme. Ceſſez vos efforts ou je. . . . .“ Ici ils ſont tous deux quelques mouve mens, l'un pour délivrer Vir ginie, l'autre pour la garder, juſqu'à ce que voyant paroî- tre Appius, ſuivi de ſes Lic teurs, Claudius la lâche.
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Scene V.

[] Appius feint d'ignorer de quoi il eſt queſtion, & affec tant un air de piété, il de mande en arrivant, d'où vient le bruit qu'il entend, & quel eſt le ſacrilége, qui oſe trou bler la célébration d'un jour ſi heureux. „Douteroit-on par haſard, ajoute-t'il, qu'il y eût à Rome un protecteur de la liberté du Peuple & de ſa dévotion? Ça, dites-moi tous, quelle eſt la cauſe d'un ſi grand deſordre, ou mon courroux ſçaura.......“ [] Claudius lui coupe la parole, & ſe compoſant de maniere à détruire tout ſoupçon de con nivence entre eux, il commen ce par le conjurer de modé-
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rer ſa colere. Ne faiſant enſuite aucune difficulté de s'annoncer comme le principal auteur du trouble, il s'offre de lui en ap prendre lui-même le ſujet, & lui fait ce récit. „Cette pau- vre femme, qui s'imagine être la fille de Virginius & de Numitoria, n'a eu pour mere qu'une vile Eſclave, appellée Servilia, que j'ai acquiſe, & qui m'appartient. Sa prétendue mere l'acheta dès ſa naiſſance, & la pro duiſit comme ſa fille, afin de cacher ſa ſtérilité par cette ſuppoſition. Je l'ai rencon trée ici, & perſuadé qu'elle eſt à moi, & que les Ro maines ſeroient un foible obſ- tacle à mon droit inconteſta ble, j'ai voulu la recouvrer. Numitor, qui eſt accouru au bruit, s'y eſt oppoſé ſans rai-
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ſon. Vous êtes arrivé ſur ces entrefaites, & mon reſpect m'a fait déſiſter ſur le champ de mon entrepriſe.“ [] Le Decemvir ſemble ſe ra doucir, & veut ſçavoir de Nu mitor ce qu'il a à répondre. Numitor proteſte que c'eſt la plus noire impoſture, que ja mais homme ait inventée. Tout Rome eſt pour lui, & Publicie en particulier, qui a toujours vu Numitoria alléter à ſon ſein Virginie. „Qu'allegueras - tu, infâme?“ dit - il à Claudius. „Qu'oppoſeras tu contre un té- moignage ſi clair.“ [] Le fourbe Claudius n'en eſt pas embarraſſé. Il récuſe Pu blicie pour ſuſpecte; & ſi Nu mitor ne lui rend Virginie ſur le champ, il offre de produire à l'inſtant des témoins plus dignes de foi, & incapables
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de tout eſprit de parti. [] Mais Appius élude cet éclair ciſſement. L'affaire eſt trop im portante, & l'examen en ſeroit trop long. Le tems ni le lieu ne ſont pas commodes. Il y a dans la Place quantité de perſonnes en mouvement, & il n'eſt pas permis à l'eſprit de ſe diſtraire de ce qui doit faire l'unique objet de ſon attention. Tous les ſoins du Magiſtrat ſont dus à leur zéle tumultueux & reli gieux. Ce ſont-là pour le De cemvir des prétextes ſpécieux de refuſer d'entendre les té- moins. Tout ce qu'il peut faire, c'eſt de renvoyer à l'après midi à éclaircir le fait. L'ardeur du Peuple ſera peut-être un peu rallentie, & le concours de monde moins conſiderable. Par ce délai les deux Parties auront le tems de ſe mettre en état de
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déduire leurs raiſons. Elles pourront alors accourir au Tri bunal du Decemvir, pour y ex poſer & défendre leurs droits, & réclamer la juſtice & l'auto rité ſuprême que tout Rome reſpecte. Il convient d'ailleurs que ce ſoit là, qu'une conteſ- tation de cette nature ſoit dé- cidée. Appius cependant pré- tend devoir, en attendant, s'aſſu rer de Virginie. Il ne peut s'em pêcher de ſe laiſſer prévenir en faveur du Maître, qui revendi que ſon Eſclave. Le droit lui paroît en quelque maniere juſ- tifié par l'action même, & il a par devers lui d'autres motifs ſecrets qui l'obligent de pen- ſer ainſi. Que peut-il donc faire dans cette occurrence? Ordon ner par proviſion, que cette malheureuſe, (ce ſont ſes pro pres termes,) ſoit remiſe en-
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tre les mains de Claudius, ou de quelque perſonne ſûre, au choix de ce Romain. [] Numitor témoigne au De cemvir ſon étonnement de lui voir contre toute juſtice, adju ger à un fourbe, à un impoſteur, ſur un foible dire dénué de toute vraiſemblance, la poſſeſ- ſion de ce qu'il demande, ſans nul égard à la voix de tant de perſonnes de probité qui at teſtent contre lui. Peut-on com- promettre ainſi l'honneur d'un Citoyen diſtingué? Lui ravi ra-t'on ſon bien, ſans l'enten dre? Sera-ce la récompenſe des ſervices ſignalés qu'il rend à la Patrie? Ne lui permettra-t- on pas, puiſqu'il eſt ſi près de Rome, de venir lui-même plaider ſa propre cauſe? Pour ra-t'on refuſer de lui aſſigner un terme pour l'écouter? Le trai-
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tera-t'on à Rome avec tant de mépris, dans le tems même qu'il contribue à faire reſpecter de l'ennemi les Aigles victorieu- ſes? Appius ſe portera-t'il à de pareils excès? Numitor feint de ne pouvoir ſe le perſuader, & conjure en conſéquence le Decemvir de révoquer l'Arrêt qu'il vient de prononcer. [] Appius avoue que Virginius mérite beaucoup par lui-même & par ſes Ancêtres; mais ce n'eſt pas une raiſon pour ar rêter le cours de la juſtice. Plus ce Romain eſt utile à la Patrie, moins il convient de le rappel ler. Seroit-il juſte, lorſqu'il ſert la mere commune, à la quelle on doit tout ſacrifier, de le faire revenir pour une af faire douteuſe, ſurtout quand il y a tant de Juriſconſultes en état de la diſcuter & de l'éclair-
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cir? Si Claudius veut ceſſer ſes pourſuites juſqu'à la fin de la guerre, le Decemvir y conſen tira volontiers. Autrement, il ne peut ſe diſpenſer, malgré toute ſa puiſſance, de lui ren dre juſtice à l'inſtant qu'il la demande. [] Claudius n'a garde de ſe prê- ter à un pareil moyen. Il s'op poſe formellement à ce qu'on attende Virginius. „Les Parti- ſans de cer adverſaire, dit-il, ſeroient peut-être capables alors d'empêcher par la vio lence, le jugement que ſon mauvais droit ne peut ba lancer.“ [] Malgré ce refus, Numitor inſiſte; & ſe rejettant ſur la ſo lemnité du jour, & ſur la noto riété & la ſenſibilité de l'affront, qui ſera fait en préſence de tant de monde, il eſſaye d'ébranler
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Claudius par ces conſidérations; mais Appius intéreſſé à main tenir ce qu'il a fait, répond, qu'il eſt de ſon étroite obliga tion de terminer les différens qui s'élévent parmi le Peuple: que l'occupation la plus ſacrée ne doit point l'en détourner; & qu'à l'égard de l'affront, s'il y en a, on ne peut l'imputer à celui, qui par ignorance n'a pû agir plutôt. [] Voyant que tout ce qu'il peut alléguer ou objecter, eſt inutile, il demande d'être du moins le dépoſitaire & le gardien de Vir ginie, comme ſon plus proche parent, ſous prétexte d'y être autoriſé par les Loix qu'Appius même a fait graver ſur les dou ze Tables. Mais vaine reſſour ce! Appius auteur des Loix, les ſçait interpréter à ſon gré. Elles ne veulent pas, ſelon lui,
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que l'on accorde à un oncle, ce qu'il ſeroit cruel de refuſer à un pere qui le demanderoit à ce titre. Les circonſtances ſont bien différentes. Le Decemvir entend donc que ſes ordres ſoient exécutés ſans délai, par ce que la néceſſité indiſpenſa ble de vaquer aux affaires gé- nérales de l'Etat, ne lui permet tent pas de s'arrêter plus long tems à écouter des diſcours im portuns, qui ne ſervent à rien. [] Son indigne favori en paroît ſatisfait; mais Virginie, qui pendant tout ce long dialogue a gardé un morne ſilence, ne croit plus devoir ſe taire. Elle veut découvrir l'artifice de cet infâme decret, & apprendre à tout l'univers ce qui a fait ourdir cette trame d'iniquité. Pouſſée à bout, elle n'a plus
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rien à ménager. Si les hommes ne l'écoutent pas avec pitié, il faut qu'elle appelle les Divi nités à ſon ſecours, avant qu'Ap pius la trouvant ſans défenſe, ſoit à portée de contenter ſes deſirs infâmes: „Je publierai, dit-elle à ce Decemvir en élevant la voix, afin que per- ſonne n'en ignore, que la paſſion brutale & criminelle eſt l'unique principe........“ Appius lui coupe ici la parole, en lui diſant: „Finis, vile Eſ- clave;“ après quoi il ordon ne à Claudius de réprimer l'au dace de cette femme, & à ſes Licteurs de prêter la main à l'exécution de ſes ordres. [] Le Favori prend à l'inſtant Virginie par la main, & cette Romaine infortunée, dont rien ne peut empêcher les plaintes, fait un effort pour ſe débaraſſer,
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& crie de nouveau: „Citoyens Romains, Icilius......,“ [] Par-là elle ſemble exciter le courroux de Claudius, qui fai- ſant mine de vouloir lui fer mer la bouche, lui ordonne de ſe taire, de crainte qu'il n'uſe de ſon pouvoir pour l'y contraindre. [] Tant de dureté irrite à la fin Numitor, qui dit à Claudius de ne point outrager ainſi l'hon neur de Virginie, & à lui & à ſon Maître de modérer leur emportement, juſqu'à ce qu'ils l'ayent entendu; mais Virgi nie ne lui permet pas de paſſer outre. Trop allarmée de ſon embarras, & perſuadée qu'elle trouvera dans ſon cher Icilius un défenſeur plus vif & plus ferme, elle continue de l'ap peller. „Viens, dit-elle, re clamer ton épouſe. Où eſt-
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tu, que tu n'entends pas mes cris.“

Scene VI.

[] Elle n'eſt pas trompée dans ſon attente. Icilius l'entend, lui répond, paroît à l'inſtant, & l'arrachant avec violence, des mains de Claudius, dit à ce perfide: „Retire-toi bar bare. Il ne te convient point de profaner d'une maniere ſa crilége, une main qu'il ne m'eſt pas permis à moi-même de toucher. Ton attentat eſt bientôt parvenu de bouche en bouche à ma connoiſſance. Le Peuple le publie, comme la derniere horreur de tes méchancetés. La curioſité re tient encore dans la Place les gens que tu y vois épars & errans. Ta prétention leur
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paroît ſi ſinguliere, qu'ils ont peine à la croire. Confus & furieux, ils attendent qu'elle leur ſoit confirmée. Toi ſeul aveuglé dans ton entrepriſe téméraire, tu t'obſtines à ou trager un objet, qui ne de- vroit t'inſpirer que du reſ- pect. C'eſt en vain que pré- ſomptueux tu te flattes de l'obtenir. Comment as-tu pû préſumer que quelqu'un te l'adjuge, tant qu'Icilius ſeroit en vie? [] Choqué de cette queſtion, le Decemvir prend auſſitôt la parole & dit: „Quand Rome reconnoit un juge ſuprême, le bon droit peut-il être arrê- té par la crainte? Pour oſer le tenter, tu t'y prends trop tard, Icilius. Tes menaces ne feront point revoquer, ce que j'ai une fois ordonné.“
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[] Mais cette fiére réponſe ne fera pas non plus reculer l'intrépi de Icilius. Bien différent de Nu mitor, il déclare au Decemvir, qu'il ne ſe bor{??}nera pas à vou loir ſuſpendre ſon injuſte arrêt par des paroles. Il a encore dans ſon bras aſſés de force, pour réprimer la cruelle fureur d'Ap pius & de ſes Partiſans. Tant qu'il reſpirera, il ſçaura garan tir ſon épouſe d'être enlevée par Claudius, pour devenir la proie de la brutalité du Decem vir. Ne devoit-il pas ſuffire au cruel Appius, d'avoir fait ſup primer les Conſuls & les Tri buns, qui étoient un aſyle aſ- ſuré pour la Nobleſſe & pour le Peuple? Ne devroit-il pas être content d'avoir privé les Ro mains du plus fort ſoutien de leur liberté, en ôtant au Peu ple, par ſa mauvaiſe foi, l'ap-
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pel à la grande Aſſemblée? Veut- il encore par une manœuvre déteſtable attenter à l'honneur des chaſtes Romaines, & les faire ſervir à ſes débauches? Que tout ce qu'il regarde com me richeſſes, lui ſerve à étan cher la ſoif qui le dévore. Si ce n'eſt pas aſſez pour lui, qu'il l'éteigne dans le ſang pur & gé- néreux des Romains; mais qu'il reſpecte du moins les ames, & ne s'acharne point à les ren dre victimes de ſa fureur laſcive. Il eſt indigne des cœurs Ro mains de s'abaiſſer juſqu'à ſouſ- frir d'être ainſi deshonorés. Hé- ritiers de la pudeur de leurs Ancêtres, ils conſervent dans cette vertu le ſouvenir de leurs premiers fondateurs. Appius éprouvera, s'il s'y expoſe, qu'il y a encore des gens capables de ſuivre l'exemple de Brutus.
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Il faut qu'il ſçache, que quoi- que la crainte réprimât les mouvemens qui s'excitent par mi le Peuple, il n'en ſeroit pas plus en ſûreté. L'imitateur de Brutus en amour, l'égale ra en réſolution & en coura ge. Quoi! Icilius recevroit de la main du vil négociateur des plaiſirs impurs du Décemvir, l'a- dorable beauté qui lui eſt pro miſe par ſon pere même. Non, non. Qu'Appius ne s'en flatte point. Qu'il ſe détrompe. Que ſa paſſion ne l'aveugle pas. Les Romains qui accompagnent Icilius, & ceux qui d'un re gard fier obſervent tout ce qui ſe paſſe, ne ſouſcriront jamais à ſon jugement inique. Les Sol dats connoiſſent trop auſſi la valeur & le mérite de Virginius, pour manquer à ce grand hom me dans une pareille occaſion.
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Mais quand perſonne ne s'op poſeroit à cette injuſtice, ni ne réclameroit pour l'honneur du beau pere & du gendre, les deux Amans ſeuls ſuffiſent, pour faire échouer les projets criminels du Décemvir. [] Enhardi par la fermeté avec laquelle Icilius tient tous ces propos, un des Romains de ſa ſui te lui proteſte hautement, que dans une entrepriſe ſi juſte, il peut faire fond ſur le ſecours de tous ſes Compatriotes, dès qu'il en aura beſoin. [] Tous ces diſcours ſont traités d'inſolens & d'audacieux par Appius; mais ils ne laiſſent pas que de faire impreſſion ſur lui. Feignant de les regarder moins comme l'effet de l'amour d'Ici lius pour Virginie, que de la maligne envie de ce Romain, d'obliger par une émeute popu-
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laire de rétablir l'autorité du Tribunat, après laquelle il aſ- pire, & prenant de-là prétexte de vouloir ſe montrer plus pru dent que vindicatif, afin d'ac créditer davantage ſa conduite, & d'ôter à Icilius tout moyen d'exciter du trouble, il con- ſent de rendre la liberté à Vir ginie, juſqu'à ce que le procès ſoit terminé à ſon audience. „J'ordonne, dit-il, que cette malheureuſe, dont je ne ſçai point encore le nom, reſtera libre, & j'eſpere que Clau dius y conſentira, par amour pour le repos de la Patrie.“ [] Claudius n'a garde de s'y op poſer. La prétendue juſtice qu'il demande, n'eſt que diffé- rée. Tout ce qu'il requiert, c'eſt qu'Icilius n'obtienne pas Virginie ſans caution. Un Ro main de la ſuite d'Icilius offre
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d'en répondre avec tous ſes ca marades; mais Icilius voulant réſerver leur fermeté pour une occaſion plus importante & plus intéreſſante, s'il s'en préſente quelqu'une, les remercie, & ſe propoſe lui-même avec les parens de Virginie, comme des ſuretés ſuffiſantes qu'Appius ne peut refuſer, par égard pour leur perſonne, & pour le rang qu'ils occupent. [] Forcé de céder au tems, le Décemvir ne fait nulle difficulté de les recevoir, & donner pour raiſon de vouloir juſtifier par-là ſa droiture, & ſon penchant à la clémence plutôt qu'à la rigueur, quoiqu'il ſe préten de en droit, s'il le vouloit, de ne les point accepter, & qu'il. ſe flatte d'en avoir convaincu Numitor.
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Scene VII.

[] Appius & ſon Favori s'étant enſuite retirés, Virginie expri me à ſon Libérateur toute ſa reconnoiſſance. Elle lui doit l'honneur & la liberté, deux tréſors plus précieux pour elle que la vie, & elle voudroit preſque ne l'avoir pas encore choiſi pour ſon époux, afin de lui payer de ſi grands bien faits par le don de ſon cœur. Tout ce qu'elle peut faire, c'eſt de lui vouer pour toujours cette même liberté, qu'elle tient de lui, s'il veut l'accepter, comme un bien qui lui appartient lé- gitimement. [] Cette récompenſe eſt trop flatteuſe, pour qu'Icilius ne l'accepte pas avec ardeur. Ce pendant plus il y trouve d'ap-
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pas, plus il a de regret de n'a voir pas eu avec lui tous ſes Partiſans, pour délivrer Virgi nie de toute inquiétude par la ruine entiere de ſon ennemi; mais il n'en a pû ramaſſer qu'une poignée qu'il a amenéé, & les deux Sénateurs lui ont manqué, faute d'avoir ſçu ſon embarras, ou d'avoir pû ac courir aſſez promptement, à ce qu'il préſume. Ainſi il doit encore ſe féliciter, vû la foi bleſſe de ſes forces, d'avoir aſſez inſpiré de crainte à l'injuſ- te Appius, pour l'empêcher d'uſer de toute la rigueur de ſa violence. [] Virginie fait preſſentir à Ici lius qu'elle penſe bien diffé- remment ſur le compte de Va lerius & d'Horatius; mais elle remet à un autre tems à s'ex pliquer plus ouvertement, par-
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ce que l'occaſion n'eſt pas fa vorable, & que d'ailleurs elle les apperçoit tous deux.

Scene VIII.

[] Valerius & Horatius accou rent avec empreſſement, & proteſtent à Icilius, qu'ils n'ont pas plutôt été inſtruits de ce qui ſe paſſoit, qu'ils ſe ſont empreſſés de venir le joindre, ſans s'être même donné le tems de prévenir leurs gens. [] Icilius leur répond que la di ligence auroit pû être impor tante, ſi l'audacieux Appius ſe fût obſtiné dans ſa noire per fidie; mais qu'il compte ſur leur valeur, en cas que l'après midi les injuſtes prétentions de Claudius, qui doivent être ju gées alors par le Décemvir, prévalent contre le bon droit.
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[] Quoique les deux Sénateurs lui donnent parole de le ſe conder avec tout leur monde, Virginie toujours défiante à leur ſujet, ne paroît pas trop les en croire. De-là vient que par des conſidérations les plus capables de les piquer d'hon neur, elle tâche d'aſſurer les effets de cette promeſſe, & ti re d'eux une nouvelle proteſ- tation de ne la pas aban donner. [] Après des engagemens tant de fois réitérés, Icilius ſe per- ſuade n'avoir plus rien à crain dre, & ſe dépouille de toute méfiance. D'un autre côté, Numitor eſt d'avis qu'on aille voir ſi Virginius, que l'on at tend, eſt arrivé, afin de con certer avec lui ce qu'on doit faire; & tout le monde part en conſéquence, à l'excep-
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tion de Valerius & d'Hora tius.

Scene IX.

[] Ces deux-ci ſe réjouiſſent de voir tous les eſprits diſpoſés à la vengeance, & d'avoir eu l'adreſſe de déguiſer à Icilius le vrai motif qui les fait agir. Ils ſoupçonnent bien à la vé- rité Virginius & Numitor d'être trop clairvoyans pour prendre ainſi le change. Mais que leur importe, ſi chacun eſt intéreſ- ſé à agir, & trouve ſon avan tage particulier dans la conju ration. Ils ſe déterminent donc, avant que de ſe retirer, à con tinuer de fortifier l'eſpérance des deux vieillards, de fomen ter leur colere, & de tout diſpoſer pour avoir un ſuccès complet. „Ce ne ſeroit pas triompher, dit Horatius, ſi Vir-
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ginie reſte en liberté, & Ro me en eſclavage.“

ACTE V.

Scene Premiere.

[] VIrginius arrivé de l'Ar mée ſe rend dans le Fo rum, accompagné d'Icilius, de Numitor, de Virginie, de Pu blicie, & d'une troupe de Ro mains & de Romaines. Là il commence par ſe plaindre de voir ſon honneur en proye à la brutalité d'Appius, & à l'im poſture de Claudius. En lui en- levant Numitoria, les Dieux lui avoient du moins laiſſé Vir ginie, pour lui ſervir de con- ſolation dans ſa vieilleſſe; mais il faut aujourd'hui que cette
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innocente beauté excite la paſ ſion d'un infâme débauché, & devienne par-là un ſujet de ſcandale à la Patrie. Quel cha grin n'eſt-ce pas pour lui? En core, s'il entrevoyoit quelque eſpérance, quelque reſſource; mais tout lui manque. Quelque zéle que les deux Patriciens, Valerius & Horatius, affectent de montrer, il ne croit pas de voir faire grand fond ſur eux. Ne lui a-t'on pas dit, qu'ils ne ſe ſont préſentés, qu'après qu'Icilius avoit déja obtenu la liberté de Virginie, & même qu'ils étoient ſeuls? Pouvoient- ils tenir une conduite plus re- ſervée? Virginius connoit leurs maximes. Quoiqu'ils puiſſent dire & faire, il ſçait que ce n'eſt point ſon intérêt qu'ils ont en vue. Leur politique ra finée leur a fait ſuſpendre juſ-
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qu'à préſent l'exécution de cer tains projets ambitieux qu'ils ont formés. Uniquement occu pés des moyens de les conduire à leur fin, tout ce qu'ils ſe propoſent, c'eſt d'aigrir les eſ- prits, & de profiter de l'occa- ſion qui ſe préſente. Dès que les choſes ſeront au point qu'ils croiront n'avoir plus rien à craindre, ils ſe livreront à tou te la violence de leur rage im périeuſe. Quel ſera le fruit du ſuccès de leurs entrepriſes? Le rétabliſſement des Conſuls, & le changement de nom pour les Magiſtrats; mais dans le fond la ſujétion ſera toujours la même. On ne doit pas plus compter ſur le Peuple, qu'un rien agite, & qu'un rien tran quilliſe. Une fois animé, il s'ex poſera au danger avec impétuo- ſité, tant qu'il s'imaginera qu'on
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lui réſiſte peu, ou qu'on le fuit; mais s'il s'apperçoit qu'on ne le redoute point, il cédera bientôt à ſa crainte na turelle. Il ne faut pas d'ailleurs s'imaginer, qu'Appius compro mette de nouveau ſon autori té tyrannique, ſans avoir bien pris auparavant toutes ſes me- ſures. Pour faire exécuter les injuſtes Decrets de ſa paſſion, il s'étayera ſans doute des Trou pes qui ſont en grand nombre dans le Capitole. Ordinaire- ment il ne met rien au hazard. Il fait tout avec précaution. N'a-t'on pas une preuve de ſon artifice dans l'ordre qu'il adreſ- ſa à Cornelius, d'empêcher Virginius de venir à Rome? Cet ordre arriva au Camp, dans le même tems que Virginius reçut de Numitor l'avis de ce qui ſe paſſoit; & tout étoit ſi bien con-
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certé, que cet Officier n'auroit pû s'échapper, s'il n'avoit pris par des routes détournées. Enfin tout invite à ſe défier de l'acti vité du Décemvir. Virginius ne voit rien, qui n'augmente ſon embarras, ſon inquiétude. Plus il réfléchit, plus il eſt allarmé. Il ne craint pas cependant de manquer de courage pour ré- ſiſter à tout; mais la poſition de Virginie lui déchire le cœur. Soit que le bon droit triomphe ou ait le deſſous, ce ne ſera in failliblement que par la voye des armes, & ſa chere fille courrera toujours riſque de per- dre l'honneur ou la vie. „Ne m'avez - vous donc, grands Dieux, s'écrie-t'il, tiré de tant de dangers dans leſ- quels je me ſuis trouvé, que pour me faire éprouver au jourd'hui de pareilles diſ-
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graces! Eſt-ce pour cela que vous prolongé la durée de ma grande vieilleſſe? Eſt-ce pour cela........“ [] Ici Virginie interrompt ſon pere pour eſſayer à calmer ſa douleur. Elle s'efforce de lui faire eſperer que la fortune touchée de compaſſion pour elle, pourra peut-être, par l'effet même de ſon inconſtan ce, ſe déclarer en ſa faveur; & elle proteſte qu'à tout évé- nement, elle conſentira plutôt de répandre le ſang généreux qui coule dans ſes veines, que de ſouffrir qu'on le deshonore. Cette réſolution héroïque ſa tisfait le vieillard, qui ceſſe, tant que ſa fille y perſiſtera, d'appréhender les outrages du deſtin. [] Numitor veut le raſſurer ſur le compte de Valerius & d'Ho-
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ratius. Quoiqu'il ſe défie lui- même de leur bonne foi, il ſoutient qu'ils ne peuvent ſe diſpenſer de prêter leur ſecours dans l'occaſion preſente. Ils lui paroiſſent trop intéreſſés à ne pas ſouffrir qu'Appius triom phe de la réſiſtance de Virgi nius, & de celle du Peuple, ſur laquelle ils fondent toutes leurs eſpérances. [] Icilius va plus loin. Quand Valerius & Horatius manque roient tous deux, il prétend que ſecondés de la belle jeu neſſe qui l'accompagne, & dont la valeur eſt décidée, Virgi nius, Numitor & lui peuvent ſe moquer de la puiſſance & de l'orgueil du Décemvir. Tou jours prévenu cependant en fa veur des deux Patriciens, il déſapprouve qu'on les décré- dite par un ſoupçon injurieux.
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Ils ſont venus, il n'y a qu'un inſtant, le trouver, & lui re nouveller les aſſurances de leur foi & de leur amitié. Cela ſuffit pour lui perſuader, que l'on peut aveuglément comp ter ſur eux, & ſur leurs Parti- ſans, qui ſont nombreux, fer mes & déterminés. [] A ces diſcours, Virginius pro teſte qu'il n'entend point dé- crier les deux Sénateurs. Son grand âge & ſa longue expé- rience lui ont appris, qu'il n'y a point de honte pour eux, à pré- férer leur propre avantage à l'in térêt accidentel qui l'anime. Il ne doute pas non plus de la va leur & de la réſolution des Parti- ſans d'Icilius; mais il craint que tous ceux qui s'engageront dans l'action, ne montrent pas le même courage, & qu'ils ſer vent moins de défenſeurs, qu'à
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Faire nombre. Icilius voudroit- il le guérir de cette appréhen fion? Ou plutôt, voudroit-il lui prouver que cela n'eſt ni naturel, ni croyable, ni mê- me vraiſemblable? D'ailleurs l'âge, le caractere, & l'amour paternel de Virginius ne lui font rien enviſager d'heureux. Toute ſa reſſource eſt dans ces jeunes Romains, qu'Icilius lui vante tant. C'eſt à eux à em braſſer la défenſe de ce vieil lard malheureux & affligé. C'eſt à eux à protéger Virginie, cet- te triſte beauté, du ſort de qui dépend la liberté des chaſ- tes Romaines. Tout ce que Virginius leur demande, pour ne pas perdre le fruit d'une en trepriſe ſi importante, c'eſt de diriger leurs opérations ſuivant la route qu'il leur tracera lui- même par ſon exemple. Il veut
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auſſi qu'Icilius, préférant la prudence à tout, ſe contien ne, juſqu'à ce qu'il lui voye le poignard à la main. [] Quoique tant de modération ne ſoit nullement du goût d'I cilius, il ſouſcrit à la volonté de Virginius, par conſidéra tion & par reſpect pour ce vieillard. Les Romains ſuivent ſon exemple, & Virginius ayant exigé qu'ils engagent tous leur parole par un ſerment ſolem nel, Icilius & les autres y con- ſentent. Enfin Virginie lui promet auſſi de regler ſes lar mes & ſes cris ſuivant ſes or dres.

Scene II.

[] Dans le même inſtant ſur vient le Décemvir, ſuivi de Claudius, & eſcorté de Licteurs & de Soldats qui ſe placent au-
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tour du Tribunal, ſur lequel il s'aſſied. Feignant d'abord d'être pleinement inſtruit qu'on s'eſt donné divers mouvemens pour faire ſoulever le Peuple, il menace d'uſer de toute ſa puiſſance & de ſa fermeté, pour réprimer & châtier les au dacieux, qui veulent altérer la tranquillité publique, & em pêcher la juſtice, qui dans le Gouvernement eſt la baſe de la liberté. Il reproche enſuite à Virginius de s'être échappé du Camp & rendu à Rome, ſans permiſſion, & ſans égard pour le ſerment militaire. Il ſuppoſe en avoir été informé par Cornelius, & prétend que cette conduite doit avoir pour principe quelque choſe de plus important que l'affaire de Vir ginie. Pour prouver néanmoins qu'il ne s'en inquiéte nullement,
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il ordonne à Claudius de for mer ſur le champ ſa demande, & à Virginius de défendre ſa cauſe. [] Claudius obéit ſans différer; & pour étayer ſa prétention, il avance que Numitoria étoit ſtérile, & il offre de faire en tendre Servilie ſon eſclave, & pluſieurs perſonnes, qui ſont intervenues, à ce qu'il dit, dans la vente & dans la ſuppoſi tion. [] Virginius commence par juſ- tifier ſon retour à Rome. „Sur les avis qu'on m'a donnés dit-il, au Décemvir, de la ſituation de Virginie, & dont je ne reconnois actuellement que trop la vérité, par le danger où ta paſſion l'expoſe, j'ai quitté le Camp, pour la ſauver. A l'égard de la per miſſion de Cornelius, que
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tu prétends indiſpenſable pour m'exempter d'être re gardé comme un déſerteur parjure, j'ai pû m'en paſſer, à cauſe du doute où l'on eſt, ſi l'autorité de ce Magiſtrat eſt bien légitime ou non. Suppoſé donc que ce ſoit uniquement mon honneur qui m'amene, & non ce que tu veux inventer, venons au point, qui fait aujourd'hui la matiere du Procès.“ [] Adreſſant enſuite la parole à Claudius, il combat ſa préten tion juſques dans ſon principe. „Numitoria, pourſuit-il, loin d'être ſtérile, m'a donné une brillante poſtérité, que la mort m'a enlevée, ne me laiſ- ſant que la belle Virginie, comme une ébauche exacte de mes autres enfans. C'eſt ce que pluſieurs de ceux qui
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m'entendent, peuvent atteſ- ter. Mais, quoique tout le monde l'ignorât, eſt-il vrai- ſemblable qu'elle eût vou lu ſuppléer à ſa ſtérilité par la fille d'une Eſclave? Ne ſe feroit-elle pas plutôt adreſſée à une femme libre, pour en avoir un garçon qui n'auroit point démenti l'éclat de ſon honnête origine? Quand cela ſouffriroit encore conteſtation, & ne mettroit pas en évidence le menſonge de ce vil impoſteur, croira- t'on que ce malheureux eût différé ſi long-tems à recla mer un bien qui lui auroit ap partenu? Croira-t'on qu'il eût attendu, juſqu'à ce que la beauté parfaite & ſinguliere de Virginie, qui eſt célébrée par l'envie même, fût deve nue l'objet de ſon inſolence,
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le propre des déſordres du vice? Cette conduite ne prou ve-t'elle pas qu'au défaut du bon droit, la raiſon que ſon mauvais caractere lui fait al léguer, eſt ſuppoſée & fauſſe?“ [] Tout autre qu'Appius ſeroit peut - être embarraſſé, en en tendant de ſi fortes défenſes; mais pour lui, ſçavant dans l'art des détours, il ne manque pas de reſſource. C'eſt lui-mê- me qui veut répondre pour Claudius. Il le doit, dit - il, pour l'acquit de ſa conſcience. Tout le monde ſçait que Clau dius lui eſt attaché, & com me il eſt naturel d'avoir tou jours recours dans le beſoin à ſon protecteur, il prend de-là prétexte d'aſſurer, que Claudius l'a prié & preſſé, il y a plu- ſieurs années, de lui faire ren dre celle que Virginius tient
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pour ſa fille. Il proteſte que ce Romain n'a jamais varié ſur la raiſon qui fonde ſon droit, ni dans la production de pluſieurs des témoins qu'il cite aujour d'hui en ſa faveur. „Les affai res publiques, ajoute-t'il, les changemens ſurvenus dans le Gouvernement, ont été cau- ſe de tant de retard, par les embarras où je me ſuis trou vé; mais à préſent que Clau dius inſiſte dans ſa demande, je ne puis refuſer de lui faire juſtice.“ [] „Quoi, donc! ſe récrie Vir ginius. Eſt - il poſſible, Ap- pius, que contre l'évidence même, ton aveuglement te faſſe juger ainſi? Ne fais-tu pas attention que cet im poſteur nous promet des té- moins & n'en produit pas? Veux - tu de nouveau faire
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crier le Peuple? Veux-tu ex poſer encore ſa tranquillité? Les Filles Romaines méri tent-elles que ſans nul exa men, tu les traite avec tant de dureté & de mépris? Prends garde que cela.......“ [] Appius eſt trop offenſé de ſes diſcours, pour le laiſſer con tinuer. Il ſe leve bruſquement & lui dit, „Ma fureur s'irrite à la vue des délais que tu cherches malignement à ap porter à l'exécution de mon jugement. Tu prétends ſans doute par - là donner le tems aux Partiſans d'Icilius de ſe raſſembler; mais j'ai ici les Légionnaires, qui ſçauront faire obéir à mon Decret. Ça, Licteurs & Soldats, fai tes reſtituer l'Eſclave à ſon Maître.“ [] Ceux - ci ſe mettent ſur le
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champ en mouvement; mais Virginius les arrête, en repré- ſentant que la violence eſt inu- tile contre une femme, qui n'a que des larmes à oppoſer. Il lui paroît d'ailleurs que Clau dius peut attendre ſans crainte, & Appius écouter quelques pro poſitions qu'il a à faire, puiſ- qu'ils ont la force en main. Ce malheureux pere veut encore faire une tentative, pour ſau ver Virginie. Incapable de ſe dépouiller de la tendreſſe pa ternelle ,il eſt prêt à donner tout ſon bien, pourvu qu'on lui laiſſe cette chere fille. Il ne veut garder que les armes, qui ſont l'appanage de tout digne Ci toyen. Ses longs ſervices, ſes exploits éclatans, ſes lauriers, ſes bleſſures, ſon grand âge, ſon corps affaiſſé par le poids & la fatigue des travaux mili-
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taires, ſont les titres qu'il al légue pour faire agréer cette voye d'accommodement. Il con jure le Décemvir d'y avoir égard, & de ne pas permet tre, qu'un moyen ſi ſimple & ſi innocent de concilier les Par ties, devienne inutile. [] Mais Claudius ne veut en tendre à rien. „Nul intérêt, dit-il, ne peut réparer l'ou trage fait à ma bonne-foi.“ [] Appius de ſon côté, pré- tend, qu'une pareille réflexion qui a l'honneur pour baſe, lui ferme la bouche, & lui lie les mains. [] En vain Virginius inſiſte au près de l'un & de l'autre: Clau dius ſoutient que ſon propre honneur le force de rejetter un accommodement ſi avantageux; & le Décemvir, que ſon im partialité l'empêche de l'ordon-
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ner. Tout ce que ce pere dé- ſeſpéré peut obtenir, c'eſt de parler à ſa fille en particulier, ſous prétexte de vouloir tirer d'elle, s'il eſt poſſible, quel ques éclairciſſemens, qui adou ciſſent au moins ſa peine. Ap pius lui impoſe cependant pour condition, que Claudius ne la perdra pas de vûe, & Virginius forcé d'y conſentir, en donne ſa parole; en ſorte que le pere & la fille ſortent enſemble, & Claudius les ſuit.

Scene III.

[] Après leur départ, le Dé- cemvir ordonne à tous les au tres de ſe retirer, diſant que le Procès eſt terminé & qu'il n'y a plus à revenir contre ce qui eſt décidé. Il menace mê- me de les y contraindre par la
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force; mais le fier Icilius, qui a gardé le ſilence juſqu'alors, lui repond: „Tes ordres, Ap pius, ne m'effrayent point. J'en attends d'autres, qui m'empê- chent de m'éloigner d'ici.“ [] „Quoi!“ reprend Appius, „ma colere n'eſt pas capa ble de réprimer ton audace? Et bien, Licteurs, Soldats....“

Scene IV.

[] Il eſt arrêté par l'arrivée de Valerius & d'Horatius, qui viennent à la tête d'une trou pe de Romains. Ces deux Séna teurs ne ménagent plus rien. Ils reprochent ouvertement au Décemvir ſa tyrannie, ſes ex cès. Ils le ſomment de rendre Virginie à ſon pere, de crainte de faire changer en fureur le mécontentement de tant de
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braves gens qui la redemandent, & qui le déteſtent déja ſans ce crime; mais Appius obſtiné dans ſon égarement, leur ré- pond d'un air aſſuré: „Quoi que je voye le tumulte im pétueux, ſur lequel votre audace ſe fonde, les menaces ne détourneront point mon bras, quand c'eſt la juſtice qui le dirige.“

Scene V.

[] Virginius reparoît dans le même inſtant, avec un poi gnard enſanglanté à la main, & prononçant quelques paroles entrecoupées, qui annoncent ſon trouble, ſa douleur, ſon dé- ſeſpoir. A ſa vûe tous les eſprits reſtent en ſuſpens. Chacun fré- mit, lorſqu'enfin ce malheureux vieillard s'écrie: „Ç'en eſt fait,
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barbare, ç'en eſt fait; je n'ai plus rien à craindre pour mon hon neur. Ce poignard vient de trancher les jours de la belle Virginie, qui a ſacrifié avec plaiſir ſes charmes & ſa jeu- neſſe, pour ſauver ſa vertu, & la mettre à l'abri contre tes deſirs criminels. Le mépriſa ble Claudius a terminé auſſi ſa vie par le fer. [] A préſent mes chers amis, (quelle rage m'anime!) Si mes cheveux blancs peuvent eſpérer de vous quelque con- ſolation; ſi la belle & inno cente victime que je viens d'immoler, peut toucher les cœurs les moins compatiſſans: ſi le puiſſant amour de la Patrie reclame ſes droits; ſi l'abus manifeſte de l'autorité réveille vos anciens ſenti mens; ſi la ſervitude vous pa-
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roît honteuſe & deshonoran te, ſecondez-moi contre ce Monſtre. Ceſſez de vous con tenir, brave Icilius. Et vous, généreux Sénateurs, joignez- vous à moi. Quoique vous ayez tant tardé à venir à no tre ſecours, le tems vous per met encore de prendre part à la vengeance commune. [] La raiſon dégradée deman de la mort du Tyran. Le ſang d'une malheureuſe Romaine la demande.“ [] Quel coup cette nouvelle ne porte-t'elle pas à l'amoureux Icilius? Sa haine, ſa fureur, ſa juſte colere contre le Décem vir, ne connoiſſent plus de bor nes. Il met auſſitôt l'épée à la main, & tous les autres en ayant fait autant, il fond avec eux ſur Appius & ſur ſes Gar des. Les deux Sénateurs ſe ran-
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gent de ſon côté, & l'orgueil leux Appius, trop foible pour ſoutenir un choc ſi rude, eſt obligé de fuir avec ſes gens vers le Capitole.

Scene VI.

[] Pendant qu'on le pourſuit, Publicie ſe lamente avec les autres Romaines ſur le triſte ſort de Virginie, & ſur la malheu reuſe ſituation où elles ſont elles-mêmes. Elles ne voyent partout qu'horreur, que dé- ſordre, que confuſion. Flotant entre la crainte & l'eſpérance, elles prient les Dieux de con ferver la vie aux braves Con jurés, & de rendre leurs ar mes victorieuſes.
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Scene VII, & derniere.

[] Cependant elles ne ſont pas long-tems dans cette cruelle in certitude. Icilius revient, te nant à la main ſon épée fuman te de ſang, & leur apprend la mort de l'odieux Appius. [] Cette nouvelle ſoulage un peu la douleur de Publicie; mais ce n'eſt pas aſſez pour cette généreuſe fille, qui a le cœur pénétré de la perte de ſa Maîtreſſe, & qui ne reſpire encore que la vengeance. Il faut pour ſa conſolation qu'elle ſça che au moins, comment le barbare eſt péri. Elle prie Ici lius de l'en inſtruire, afin qu'el- le prenne part à la gloire de cet événement; & Icilius la ſatisfait dans ces termes. [] „A peine, Publicie, l'avons
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nous aſſailli, que ſes Licteurs, ſes Soldats, l'ont abandonné. Ils ont fui, & ils ſe ſont diſ- perſés, ſans coup férir, les uns par haine, les autres par lâcheté. Le Tyran entouré d'épées, remarquant que j'a vois le bras levé pour le frap per ſans pitié, s'eſt plongé la ſienne dans ſon indigne ſein, preſque au même inſ- tant que j'y enfonçai la mien ne. Ainſi malgré la prompti tude avec laquelle il s'eſt donné le coup, je puis dire avoir contribué à ſa mort, quoique je ne l'aye pas bleſſé le premier. Dès qu'on l'a vû baigné dans ſon ſang, mordre la pouſſiere, en pouſ- ſant des heurlemens affreux, & rendre le dernier ſoupir, tous les conjurés, réſolus de ne point laiſſer l'ouvrage im-
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parfait, ſont allés d'un com mun accord chercher & pu nir les autres Tyrans qui par ticipoient à ſes violences. Pour moi, comme je ſuis un Amant affligé & généreux, & qu'il n'eſt pas facile qu'un autre objet me détache du bien précieux que j'ai per du, je me hâte de venir ren dre d'une main officieuſe à ma chere Virginie, les der niers honneurs du bucher; & pour perpétuer ſa mémoi re, j'éléverai à ſes cendres, un tombeau qui la tranſmet tra juſqu'aux ſiécles les plus reculés. Venez, accompagnez- moi, vous toutes ſes amies les plus fidelles. Son mérite & mon amour l'exigent. Vous contribuerez à juſtifier mes larmes, & à les rendre di gnes d'un ſi grand objet.“
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[] Publicie contente de ce qu'elle a entendu, met fin à la Piéce en diſant: „Allons, Ici cilius, allons; mais n'ou blions pas que la privation de ſépulture pour les deux Scé- lérats, & la pompe funébre que vous projettez, ſont deux exemples, que la vertu n'eſt jamais reſtée ſans récompen- ſe, ni le crime ſans châti ment.“
Fin de l'Expoſition de Virginie.
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Fin du ſecond & dernier Volume.
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APPROBATION.

J'Ai lû par ordre de Monſeigneur le Chance lier un Manuſcrit portant pour titre, Diſſer tation ſur les Tragédies Eſpagnoles, traduites de l'Eſpagnol par M. d'Hermilly, & j'ai crû qu'on en pouvoit permettre l'impreſſion. A Paris, ce premier Juin 1753.
DU RESNEL.
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