Text

Annibal
|| [1]

ANNIBAL, TRAGEDIE EN CINQ ACTES

Par MR. DE MARIVAUX.

Abbildung A LA HATE, Chez Benjamin Gibert, MDCCXXXVIII.

|| [2]

ACTEURS.

PRUSIAS
.
LAODICE
,
fille de Prusias
.
ANNIBAL
.
FLAMINIUS
,
Ambassadeur Romain
.
HIERON
,
Confident de Prusias
.
AMILCAR
,
Confident d'Annibal
.
FLAVIUS
,
Confident de Flaminius
.
EGINE
,
Confidente de Laodice
.

La Scene est dans le Palais de Prusias.

|| [3]

ANNIBAL

TRAGEDIE.

ACTE PREMIER.

SCENE PREMIERE.

LAODICE, EGINE.

[]

EGINE


JE ne puis plus long-tems vous taire mes allarmes,
Madame; de vos yeux, j'ai vû couler des larmes.
Quel important sujet a pû donc aujourd'hui
Verser dans votre cœur, la tristesse & l'ennui?

[]

LAODICE


Sçais-tu quel est celui, que Rome nous envoye?

|| [4]
[]

EGINE


Flaminius.

[]

LAODICE


Pourquoi faut-il que je le voye?
Sans lui, j'allois sans trouble épouser Annibal.
O Rome, que ton choix à mon cœur est fatal!
Ecoute, je veux bien t'apprendre, chere Egine,
Des pleurs, que je versois, la secrete origine.
Trois ans se sont passez, depuis qu'en ces Etats,
Le même Ambassadeur vint trouver Prusias.
Je n'avois jamais vû de Romain chez mon pere,
Je pensois que d'un Roi l'auguste caractère
L'elevoit au-dessus du reste des Humains;
Mais je vis qu'il falloit excepter les Romains.
Je vis du moins mon pere, orné du Diadême,
Honorer ce Romain, le respecter lui-même;
Et s'il te faut ici dire la vérité,
Ce Romain n'en parut, ni surpris, ni flaté.
Cependant, ces respects, & cette déférence,
Blesserent en secret l'orgueil de ma naissance.
J'eus peine à voir un Roi, qui me donna le jour,
Dépouillé de ses droits, Courtisan dans sa Cour;
Et d'un front couronné perdant toute l'audace,
Devant Flaminius n'oser prendre sa place.
J'en rougis, & jettai sur ce hardi Romain,
Des regards, qui marquoient un généreux dédain:
Mais, du Destin, sans doute, un injuste caprice,
Veut, devant les Romains, que tout orgueil fléchisse.
|| [5]

Mes dédaigneux regards rencontrerent les siens,
Et les siens, sans effort, confondirent les miens.
Jusques au fond du cœur, je me sentis émûë:
Je ne pouvois ni fuir, ni soutenir sa vûë.
Je perdis, sans regret, un impuissant courroux;
Mon propre abaissement, Egine, me fut doux.
J'oubliai ces respects, qui m'avoient offensée:
Mon pere même alors sortit de ma pensée;
Je m'oubliai moi même; & ne m'occupai plus
Qu'à voir, & n'oser voir, le seul Flaminius.
Egine, ce récit que j'ai honte de faire,
De tous mes mouvemens, t'explique le Mistère.

[]

EGINE


De ce Romain si fier, qui fut votre vainqueur,
Sans doute à votre tour, vous surprîtes le cœur?

[]

LAODICE


J'ignore jusqu'ici si je touchai son ame.
J'examinai pourtant s'il partageoit ma flâme;
J'observai si ses yeux ne m'en apprendroient rien:
Mais je le voulois trop, pour m'en instruire bien.
Je le crus cependant; & si sur l'apparence
Il est permis de prendre un peu de confiance,
Egine, il me sembla que pendant son sejour,
Dans son silence même éclatoit son amour.
Mille indices pressans me le faisoient comprendre:
Quand je te les dirois, tu ne pourrois m'entendre.
Moi-même, que l'amour sçût peut-être tromper,
Je les sens, & ne puis te les développer.
Flaminius partit, Egine, & je veux croire
Qu'il ignora toûjours ma honte, & sa victoire.
|| [6]

Hélas! pour revenir à ma tranquillité,
Que de maux à mon cœur, n'en a-t-il pas coûté!
J'appellai vainement la raison à mon aide;
Elle irrite l'amour, loin d'y porter remède.
Quand sur ma folle ardeur, elle m'ouvroit les yeux,
En rougissant d'aimer, je n'en aimois que mieux.
Je ne me servis plus d'un secours inutile.
J'attendis que le tems vînt me rendre tranquile:
Je le devins, Egine, & j'ai cru l'être, enfin,
Quand j'ai sçû le retour de ce même Romain.
Que ferai je, di-moi, si ce retour funeste,
D'un malheureux amour trouve en moi quelque reste?
Quoi! j'aimerois encore! Ah! puisque je le crains,
Pourrois-je me flatter que mes feux sont éteints?
D'où? naîtroient dans mon cœur de si promptes allarmes?
Et si je n'aime plus, pourquoi verser des larmes?
Cependant, chere Egine, Annibal a moi foi;
Et je suis destinée à vivre sous sa loi.
Sans amour, il est vrai, j'allois être asservie;
Mais j'allois partager la gloire de sa vie.
Mon ame, que flattoit un partage si grand,
Se disoit, qu'un Héros valoit bien un Amant.
Hélas! si dans ce jour mon amour se ranime,
Je deviendrai bien moins épouse que victime.
N'importe, quelque sort qui m'attende aujourd'hui,
J'acheverai l'Hymen, qui doit m'unir à lui.
Et dût mon cœur brûler d'une ardeur éternelle,
Egine, il a ma foi, je lui serai fidelle.

[]

EGINE


Madame, le voici.

|| [7]

SCENE II.

LAODICE, ANNIBAL, EGINE, AMILCAR.

[]

Annibal


PUis-je, sans me flater,
Espérer, qu'un moment vous voudrez m'écouter?
Je ne viens point, trop fier de l'espoir qui m'engage,
De mes tristes soupirs, vous présenter l'hommage.
C'est un secret qu'il faut renfermer dans son cœur,
Quand on n'a plus de grace à vanter son ardeur.
Un soin qui me sied mieux, mais moins cher à mon ame,
M'invite en ce moment à vous parler, Madame.
On attend dans ces lieux un Agent des Romains,
Et le Roi votre pere ignore ses desseins:
Mais je crois les sçavoir. Rome me persécute.
Par moi Rome autrefois se vit près de sa chûte:
Ce qu'elle en ressentit, & de trouble & d'effroi,
Dure encore, & lui tient les yeux ouverts sur moi.
Son pouvoir est peu sûr tant qu'il respire un Homme,
Qui peut apprendre aux Rois à marcher jusqu'à Rome.
|| [8]

A peine ils m'ont reçû, que sa juste frayeur
M'en écarte aussi-tôt par un Ambassadeur.
Je puis porter trop loin le succès de leurs armes.
Voilà ce qui nourrit ses prudentes allarmes:
Et de l'Ambassadeur peut-être tout l'emploi
Est, de n'oublier rien pour m'eloigner du Roi.
Il va même essayer l'impérieux langage,
Dont, à ses Envoyez, Rome préscrit l'usage.
Et ce piége grossier, que tend sa vanité,
Souvent de plus d'un Roi surprit la fermeté.
Quoi qu'il en soit, enfin, trop aimable Princesse,
Vous possedez du Roi l'estime & la tendresse;
Et moi, qui vous connois, je puis avec honneur
En demander ici l'usage en ma faveur.
Se soustraire au bienfait d'une ame vertueuse,
C'est soi-même souvent l'avoir peu généreuse:
Annibal, destiné pour être votre époux,
N'aura point à rougir d'avoir compté sur vous;
Et votre cœur, enfin, est assez grand pour croire,
Qu'il est de son devoir, d'avoir soin de ma gloire.

|| [17]

ACTE SECOND.

SCENE PREMIERE.

FLAMINIUS, FLAVIUS.

[]

FLAVIUS


LE Roi ne paroît point, & j'ai peine à comprendre,
Seigneur, comment ce Prince ose se faire attendre.
Et depuis quand les Rois font ils si peu d'état
Des Ministres chargez des ordres du Sénat?
Malgré la dignité dont Rome vous honore,
Prusias à vos yeux ne s'offre point encore?

[]

FLAMINIUS


N'accuse point le Roi de ce superbe accueil;
Un Roi n'en peut avoir imaginé l'orgueil.
J'y reconnois l'audace & les conseils d'un homme,
Ennemi déclaré des respects dûs à Rome.
Le Roi, de son devoir ne seroit point sorti;
C'est du seul Annibal que ce trait est parti.
Prusias, sur la foi des leçons qu'on lui donne,
Ne croit plus le respect d'usage sur le Trône.
Annibal, de son raug exagerant l'honneur,
|| [18]

Seme avec la fierté la révolte en son cœur.
Quel que soit le succès qu'Annibal en attende,
Les Rois résistent peu quand le Sénat commande.
Déja ce fugitif a dû s'appercevoir,
Combien ses volontez ont sur eux de pouvoir.

[]

FLAVIUS


Seigneur, à ce discours, souffrez que je comprenne,
Que vous ne venez par pour le seul Artamene;
Et que la guerre enfin, que lui fait Prusias,
Est le moindre intérêt qui guide ici vos pas.
En vous suivant, j'en ai soupçonné le mistère;
Mais, Seigneur, jusqu'ici j'ai cru devoir me taire.

[]

FLAMINIUS


Déja mon amitié te l'eût développé,
Sans les soins inquiets dont je suis occupé.
Je t'apprens donc, qu'à Rome Annibal doit me suivre;
Et qu'en mes mains il faut que Prusias le livre.
Voilà quel est ici mon véritable emploi:
Sans d'autres intérêts qui ne touchent que moi.

[]

FLAVIUS


Quoi! vous?

[]

FLAMINIUS


Nous sommes seuls, nous pouvons ne rien feindre.
Annibal n'a que trop montré qu'il est à craindre.
Il fuit, il est vaincu; mais vaincu par des coups,
Que nous devons encor plus au hazard, qu'à nous.
Et s'il n'eût autrefois rallenti son courage,
Rome étoit en danger d'obéïr à Cartharge.
Quoique vaincu, les Rois dont il cherche l'appui,
Pourroient bien essayer de se servir de lui;
Et sur ce qu'il a fait, fondant leur espérance,
|| [19]

Avec moins de frayeur tenter l'indépendance,
Et Rome, à les punir, auroit un embaras,
Qu'il seroit imprudent de ne s'épargner pas.
Nos Aigles, en un mot, trop fréquemment défaites
Par ce même ennemi qui trouve des retraites,
Qui n'a jamais craint Rome, & qui même la voit
Seulement ce qu'elle est, & non ce qu'on la croit:
Son audace, son nom & sa haine implacable,
Et depuis quelque tems, un bruit court parmi nous,
Qu'il va de Laodice être bientôt l'époux.
Ce coup est important: Rome en est allarmée.
Pour le rompre, elle a fait avancer son armée;
Elle exige Annibal; & malgré le mépris,
Que pour les Rois tu sçais que le Sénat a pris,
Son orgueil inquiet en fait un sacrifice,
Et livre à mon espoir la main de Laodice.
Le Roi, flatté par-là, peut en oublier mieux
La valeur d'un dépôt trop suspect en ces lieux.
Pour effacer l'affront d'un pareil Hymenée,
Si contraire à la loi que Rome s'est donnée,
Et je te l'avouerai, d'un Hymen dont mon cœur
N'auroit peut-être pû sentir le déshonneur,
Cette Rome facile accorde à la Princesse
Le titre qui pouvoit excuser ma tendresse,
La fait Romaine enfin. Cependant ne croi pas
Qu'en faveur de mes feux, j'épargne Prusias.
Rome emprunte ma voix, & m'ordonne elle même,
D'user ici pour lui d'une rigueur extrême:
Il le faut en effet.

|| [20]
[]

FLAVIUS


Mais depuis quand, Seigneur,
Brûlez-vous en secret d'une si tendre ardeur.
L'aimable Laodice a-t-elle fait connoître,
Qu'elle même à son tour? . . . . .

[]

FLAMINIUS


Prusias va paroître.
Cessons: mais souviens-toi que l'on doit ignorer
Ce que ma confiance ose te déclarer.

SCENE II.

PRUSIAS, ANNIBAL, FLAMINIUS, FLAVIUS, (Suite du Roi).

[]

FLAMINIUS

(In Lessings Übersetzung steht hier Prusias.)
ROme, qui vous observe, & de qui la clémence
Vous a fait jusqu'ici grace de sa vengeance,
A commandé, Seigneur, que je vinsse vers vous,
Vous dire le danger où vous met son courroux.
Vos armes chaque jour, & sur mer, & sur terre,
Entre Artamene & vous renouvellent la guerre.
Rome la désapprouve; & déja le Sénat
Vous en avoit, Seigneur, averti sans éclat.
Un Romain, de sa part, a dû vous faire entendre,
Quel parti là-dessus vous feriez bien de prendre.
|| [21]

Qu'il souhaitoit enfin, qu'on eût en pareil cas,
Recours à sa justice, & non à des combats.
Cet auguste Sénat, qui peut parler en Maître,
Mais qui donne à regret des preuves qu'il peut l'être;
Crut que vous épargnant des ordres rigoreux,
Vous n'attendriez pas qu'il vous dit, je le veux.
Il le dit aujourd'hui; c'est moi qui vous l'annonce.
Vous allez vous juger en me faisant réponse.
Ainsi, quand le pardon vous est encore offert,
N'oubliez pas qu'un mot vous absout, ou vous perd.
Pour écarter de vous tout dessein téméraire,
Empruntez le secours d'un effroi salutaire:
Voyez en quel état Rome a mis tous ces Rois,
Qui d'un coupable orgueil ont écouté la voix.
Présentez à vos yeux cette foule de Princes,
Dont les uns vagabonds, chassez de leurs Provinces;
Les autres gémissans, abandonnez aux fers,
De son devoir, Seigneur, instruisent l'Univers.
Voilà pour imposer silence à votre audace.
Le spectacle qu'il faut que votre esprit se fasse.
Vous vaincrez Artamene, & vos heureux Destins
Vont mettre, je le veux, son Sceptre dans vos mains.
Mais quand vous le tiendrez ce Sceptre, qui vous tente,
Qu'en ferez-vous, Seigneur; si Rome est mécontente?
Que ferez-vous du vôtre? Et qui vous sauvera
Des traits vengeurs dont Rome alors vous poursuivra?
Restez en paix, regnez, gardez votre Couronne:
|| [22]

Le Sénat vous la laisse, ou plutôt vous la donne;
Obtenez sa faveur; faites ce qui lui plaît:
Je ne vous connois point de plus grand in térêt.
Consultez nos amis: ce qu'ils ont de puissance,
N'est que le prix heureux de leur obéïssance.
Quoi qu'il en soit enfin, que votre ambition
Respecte un Roi qui vit sous sa protection.

|| [48]

ACTE QUATRIE'ME.

SCENE PREMIERE.

[]

LAODICE

(seule.)


QUEL agréable espoir vient me luire en ce jour?
Le Roi, de mon Amant ap prouve donc l'amour?
Auteur de mes sermens, il les romproit lui-même,
Et je pourrois sans crime épouser ce que j'aime?
Sans crime! ah! c'en est un, que d'avoir souhaité,
Que mon pere m'ordonne une infidélité.
Abjure tes souhaits, mon cœur; qu'il te souvienne,
Que c'est faire des vœux pour sa honte & la mienne.
Mais que vois-je? Annibal?

|| [49]

SCENE II.

LAODICE, ANNIBAL.

[]

ANNIBAL


ENfin, voici l'instant,
Où tout semble annoncer qu'un outrage m'attend.
Un outrage, grands Dieux! A ce seul mot, Madame,
Souffrez qu'un juste orgueil s'empare de mon ame.
Dans un pareil danger il doit m'être permis,
Sans craindre d'être vain, d'exposer qui je suis.
J'ai besoin en un mot qu'ici votre mémoire,
D'un malheureux Guerrier se rappelle la gloire;
Et qu'à ce souvenir votre cœur excité,
Redouble encore pour moi sa générosité.
Je ne vous dirai plus de presser votre père
De tenir les sermens qu'il a voulu me faire.
Ces sermans me flattoient du bonheur d'être à vous.
Voilà ce que mon cœur y trouvoit de plus doux.
Je vois que c'en est fait, & que Rome l'emporte:
Mais j'ignore où s'étend le coup qu'elle me porte.
Instruisez Annibal; il n'a que vous ici,
Par qui de ses projets il puisse être éclairci.
Des devoirs, où pour moi votre foi vous oblige,
Un aveu qui me sauve est tout ce que j'exige.
Songez que votre cœur est pour moi dans ces lieux
L'incorruptible ami, que me laissent les Dieux.
|| [50]

On vous offre un époux sans doute; mais j'ignore
Tout ce qu'à Prusias Rome demande encore.
Il craint de me parler; & je vois aujourd'hui
Que la foi qui le lie, est un fardeau pour lui.
Et je vous l'avoûrai, mon courage s'étonne
Des desseins ou l'effroi peut-être l'abandonne.
Sans quelque tendre espoir qui retarda ma main,
Sans Rome que je hais, j'assûrois mon destin.
Parlez, ne craignez point que ma bouche trahisse
La faveur que ma gloire attend de Laodice.
Quel est donc cet époux, que l'on vient vous offrir?
Puis-je vivre? Ou faut-il me hâter de mourir?

[]

LAODICE


Vivez, Seigneur, vivez; j'estime trop moi- même,
Et la gloire, & le cœur de ce Héros qui m'aime.
Pour ne l'instruire pas; si jamais dans ces lieux,
Quelqu'un lui reservoit un sort injurieux.
Oui, puisque c'est à moi que ce Héros se livre,
Et qu'enfin c'est pour lui que j'ai juré de vivre,
Vous devez être sûr qu'un cœur tel que le mien,
Prendra les sentimens qui conviennent au sien;
Et que me conformant à votre grand courage;
Si vous deviez, Seigneur, essuyer un outrage,
Et que la seule mort pût vous en garantir,
Mes larmes couleroient pour vous en avertir.
Mais votre honneur ici n'aura pas besoin d'elles:
Les Dieux m'épargneront des larmes si cruelles.
Mon pere est vertueux, & si le sort jaloux
S'opposoit aux desseins qu'il a formés pour nous,
Si par de fiers Tyrans sa vertu traversée,
A faillir envers vous est aujourd'hui forcée,
Gardez-vous cependant de penser que son cœur
|| [51]

Pût d'une trahision méditer la noirceur.

[]

ANNIBAL


Je vous entens. La main qui me fût accordée,
Pour un nouvel époux, Rome l'a démandée.
Voilà quel est le soin que Rome prend de vous.
Mais, dites-moi, de grace, aimez-vous cet époux?
Vous faites-vous pour moi la moindre violence?
Madame, honorez-moi de cette confidence.
Parlez-moi sans détour; content d'être estimé,
Je me connois trop bien pour vouloir être aimé.

[]

LAODICE


C'est à vous cependant que je dois ma tendresse.

[]

ANNIBAL


Et moi, je la refuse, adorable Princesse;
Et je n'exige point qu'un cœur si vertueux,
S'immole en remplissant un devoir rigoureux,
Que d'un si noble effort le prix soit un supplice.
Non, non, je vous dégage, & je me fais justice;
Et je rends à ce cœur dont l'amour me fut dû,
Le pénible présent que me fait la vertu.
Ce cœur est prévenu, je m'apperçois qu'il aime:
Qu'il suive son penchant, qu'il se donne lui même;
Si je le méritois, & que l'offre du mien
Pût plaire à Laodice, & me valoir le sien,
Je n'aurois consacré mon courage & ma vie,
Qu'à m'acquerir ce bien que je lui sacrifie.
Il n'est plus tems, Madame, & dans ce triste jour,
Je serois un ingrat d'en croire mon amour.
Je verrai Prusias, resolu de lui dire,
Qu'aux desirs du Sénat son effroi peut souscrire:
Et je vais le presser d'éclaircir un soupçon,
Que mon ame inquiéte à pris avec raison.
Peut-être cependant ma crainte est-elle vaine?
|| [52]

Peut-être notre Hymen est toute ce qui le gêne?
Quoiqu'il en soit enfin, je remets en vos mains
Un sort livre peut-être aux fureurs des Romains.
Quand même je fuirois, la retraite est peu sûre,
Fuir, c'est en pareil cas donner jour à l'injure,
C'est enhardir le crime, & pour l'épouvanter,
Le parti le plus sûr, c'est de m'y presenter.
Il ne m'importe plus d'être informé, Madame,
Du reste des secrets que j'ai lû dans votre ame;
Et ce seroit ici fatiguer votre cœur,
Que de lui demander le nom de son vainqueur.
Non; vous m'avez tout dit en gardant le silence,
Et je n'ai pas besoin de cette confidence:
Je sors: si dans ces lieux on n'en veut qu'à mes jours,
Laissez mes ennemis en terminer le cours.
Ce malheur ne vaut pas que vous veniez me faire
Un trop pénible aveu des foiblesses d'un père;
S'il ne faut que mourir, il vaut mieux que mon bras
Céde à mes ennemis le soin de mon trépas;
Et que de leur effroi victime glorieuse,
J'en assûre en mourant, la mémoire honteuse;
Et qu'on sçâche à jamais que Rome & son Sénat
Ont porté cet effroi jusqu'à l'assassinat.
Mais je vous quitte; on vient.

LAODICE


Seigneur, le tems me presse;
Mais quoique vous ayez pénétré ma foiblesse,
Vous m'estimez assez pour ne présumer pas
Qu'on puisse m'obtenir après votre trépas.

|| [53]

SCENE III.

LAODICE, FLAMINIUS.

LAODICE


J'Ai crû trouver en vous une ame bienfaisante;
De mon estime ici remplirez-vous l'attente?

FLAMINIUS


Oui; commandez, Madame. Oserois-je douter
De l'équité des loix, que vous m'allez dicter?

LAODICE


On vous a dit à qui ma main fut destinée.

FLAMINIUS


Ah! de ce triste coup ma tendresse étonnee.

LAODICE


Eh bien! le Roi jaloux de ramener la paix,
Dont trop long-tems la guerre a privé ses Sujets,
En faveur de son peuple a bien voulu se rendre
Aux desirs, que par vous Rome lui fait entendre.
Notre Hymen est rompu.

[]

FLAMINIUS


Ah! je rends grace aux Dieux,
Qui détournent le Roi d'un dessein odieux.
Annibal me suivra sans doute? Mais, Madame,
Le Roi ne fait-il rien en faveur de ma flâme?

[]

LAODICE


Oui, Seigneur; vous serez content à votre tour,
Si vous ne trahissez vous-même votre amour.

[]

FLAMINIUS


Moi, le trahir! ô Ciel!

[]

LAODICE


Ecoutez ce qui reste.
|| [54]

Votre emploi dans ces lieux à ma gloire est funeste.
Ce Héros qu'aujourd'hui vous demandez au Roi,
Songez, Flaminius, songez qu'il eut ma foi;
Que de sa sûreté cette foi fut le gage;
Que vous m'insulteriez en lui faisant outrage.
Les droits qu'il eut sur moi sont transportez à vous;
Mais enfin, ce Guerrier dût être mon époux.
Il porte un caractère à mes yeux respectable,
Dont je lui vois toujours la marque ineffaçable.
Sauvez donc ce Héros; ma main est à ce prix.

[]

FLAMINIUS


Mais, songez-vous, Madame, à l'emploi que j'ai pris?
Pourquoi proposez-vous un crime à ma tendresse?
Est-ce de votre haine une fatale adresse?
Cherchez-vous un refus, & votre cruauté
Veut-elle ici m'en faire une nécessité?
Votre main est pour moi d'un prix inestimable,
Et vous me la donnez, si je deviens coupable.
Ah! vous ne m'offrez rien.

[]

LAODICE


Vous vous trompez, Seigneur;
Et j'en ai crû le don plus cher à votre cœur.
Mais à me refuser, quel motif vous engage?

[]

FLAMINIUS


Mon devoir.

[]

LAODICE


Suivez-vous un devoir si sauvage,
Qui vous inspire ici des sentimens outrez,
Qu'un tyrannique orgueil ose rendre sacrez?
Annibal chargé d'ans, va terminer sa vie;
S'il ne meurt outragé, Rome est-elle trahie?
Quel devoir!

[]

FLAMINIUS


Vous sçavez la grandeur des Romains,
Et jusqu'où sont portez leurs augustes Destins.
|| [55]

De l'Univers entier, & la crainte, & l'hommage
Sont moins de leur valeur le formidable ouvrage,
Qu'un effet glorieux de l'amour du devoir,
Qui sur Flaminius borne votre pouvoir.
Je pourrois tromper Rome; un rapport peu sincère
En surprendroit sans doute un ordre moins sevère;
Mais je lui ravirois, si j'osois la trahir,
L'avantage important de se faire obéïr.
Lui déguiser des Rois, & l'audace, & l'offense,
C'est conjurer sa perte, & sapper sa puissance.
Rome doit sa durée aux châtimens vengeurs
Des erimes révelez par ses Ambassadeurs;
Et par-là nos avis sont la source feconde
De l'effroi que sa foudre entretient dans le monde.
Et lorsqu'elle poursuit sur un Roi révolté
Le mépris imprudent de son autorité,
La valeur seulement achéve la victoire,
Dont un rapport fidèle a ménagé la gloire.
Nos austéres vertus ont mérité des Dieux . . .

LAODICE


Ah! les consultez-vous, Romains ambitieux?
Ces Dieux, Flaminius, auroient cesse de l'être,
S'ils vouloient ce que veut le Sénat votre Maître.
Son orgueil, ses succès sur de malheureux Rois,
Voilà les Dieux, dont Rome emprunte tous ses droits.
Voilà les Dieux cruels, à qui ce cœur austère
Immole son amour, un Héros, & mon père;
Et pour qui l'on répond que l'offre de ma main
N'est pas un bien que puisse accepter un Romain.
Cependant cet Hymen que votre cœur rejette,
Méritez-vous, ingrat, que le mien le regrette?
Vous ne répondez rien?

FLAMINIUS


C'est avec désespoir
|| [56]

Que je vais m'acquitter de mon triste devoir.
Né Romain, je gémis de ce noble avantage,
Qui force à des vertus d'un si cruel usage.
Voyez l'égarement où m'emportent mes feux,
Je gémis d'être né pour être vertueux.
Je n'en suis point confus. Ce que je sacrifie
Excuse mes regrets, ou plutôt les expie.
Et ce seroit peut-être une férocité,
Que d'oser aspirer à plus de fermeté.
Mais enfin, pardonnez à ce cœur qui vous aime,
Des refus dont il est si déchiré lui-même.
Ne rougiriez-vous pas de regner sur un cœur.
Qui vous-aimeroit plus que sa foi son honneur?

LAODICE


Ah! Seigneur, oubliez cet honneur chimerique,
Crime, que d'un beau nom couvre la politique,
Songez qu'un sentiment, & plus juste, & plus doux,
D'un lien éternel va m'attacher à vous.
Ce n'est pas tout encore. Songez que votre amante,
Va trouvez avec vous cette union charmante;
Et que je souhaitois de vous avoir donné
Cet amour dont le mien vous avoit soupçonné.
Vous devez aujourd'hui l'aveu de ma tendresse
Aux périls du Héros pour qui je m'intéresse.
Mais, Seigneur, qu'avec vous mon cœur s'est écarté
Des bornes de l'aveu qu'il avoit projetté?
N'importe; plus je cede à l'amour qui m'inspire,
Et plus sur vous peut-être obtiendrai-je d'empire.
Me trompai-je, Seigneur? Ai-je trop présumé?
Et vous aurois-je envain si tendrement aimé?
Vous soupirez: Grands Dieux! c'est vous qui dans nos ames
|| [57]

Voulûtes allumer de mutuelles flâmes,
Contre mon propre amour envain j'ai combattu.
Justes Dieux! dans mon cœur vous l'avez défendu.
Qu'il soit donc un bienfait, & non pas un supplice.
Oui, Seigneur, qu'avec soin votre ame y refléchisse.
Vous ne prévoyez pas, si vous me refufez <refusez> ,
Jusqu'où vont les tourmens, où vous vous exposez;
Vous ne sentez encor que la perte éternelle,
Du bonheur où l'amour aujourd'hui nous appelle:
Mais l'état douloureux, où vous laissez mon cœur,
Vous n'en connoissez pas le souvenir vengeur.

FLAMINIUS


Quelle épreuve!

LAODICE


Ah! Seigneur, ma tendresse l'emporte!

FLAMINIUS


Dieux! que ne peut-elle être aujourdhui <aujourd'hui> la plus forte?
Mais Rome . . . . . .

LAODICE


Ingrat, cessez d'excuser vos refus;
Mon cœur vous gardre un prix digne de vos vertus.



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